Voici un roman mythique, presque à l'égal du Comte de Monte-Cristo ou des Trois mousquetaires, un grand roman d'aventures, foisonnant, qui nous décrit un Paris mystérieux et inconnu, dévoilé dans ses recoins les plus secrets, un Paris exotique où les apaches de Paris remplacent ceux de l'Amérique.

Errant dans les rues sombres et dangereuses de la Cité, déguisé en ouvrier, le prince Rodolphe de Gérolstein sauve une jeune prostituée, Fleur-de-Marie, dite la Goualeuse, des brutalités d'un ouvrier, le Chourineur. Sans rancune contre son vainqueur, le Chourineur entraîne Rodolphe et Fleur-de-Marie dans un tripot, Au Lapin Blanc. Là, le Chourineur et Fleur-de-Marie content leur triste histoire à Rodolphe. Tous deux, livrés dès l'enfance à l'abandon et à la misère la plus atroce, malgré de bons instincts, sont tombés dans la dégradation: le meurtre pour le Chourineur, dans un moment de violence incontrôlée, la prostitution pour Fleur-de-Marie. Rodolphe se fait leur protecteur et entreprend de les régénérer en les arrachant à l'enfer du vice et de la misère où ils sont plongés…

Eugène Sue

Les Mystères De Paris Tome II

TROISIÈME PARTIE

I L’embuscade

L’église et le presbytère de Bouqueval s’élevaient à mi-côte au milieu d’une châtaigneraie, d’où l’on dominait le village.

Fleur-de-Marie et l’abbé gagnèrent un sentier sinueux qui conduisait à la maison curiale, en traversant le chemin creux dont cette colline était diagonalement coupée.

La Chouette, le Maître d’école et Tortillard, tapis dans une des anfractuosités de ce chemin, virent le prêtre et Fleur-de-Marie descendre dans la ravine et en sortir par une pente escarpée. Les traits de la jeune fille étant cachés sous le capuchon de sa mante, la borgnesse ne reconnut pas son ancienne victime.

– Silence, mon homme! dit la vieille au Maître d’école, la gosseline [1] et le sanglier [2] viennent de passer la traviole [3]; c’est bien elle, d’après le signalement que nous a donné le grand homme en deuil: tenue campagnarde, taille moyenne, jupe rayée de brun, mante de laine à bordure noire. Elle reconduit comme ça tous les jours le sanglier à sa cassine, et elle revient toute seule. Quand elle va repasser tout à l’heure, là, au bout du chemin, il faudra tomber dessus, l’enlever pour la porter dans la voiture.

– Et si elle crie au secours? reprit le Maître d’école, on l’entendra à la ferme, puisque vous dites que l’on en voit les bâtiments d’ici; car vous voyez… vous autres, ajouta-t-il d’une voix sourde.

– Bien sûr que d’ici on voit les bâtiments tout proche, dit Tortillard. Il y a un instant, j’ai grimpé au haut du talus en me traînant sur le ventre. J’ai entendu un charretier qui parlait à ses chevaux dans cette cour là-bas…

– Alors voilà ce qu’il faut faire, reprit le Maître d’école après un moment de silence: Tortillard va se mettre au guet à l’entrée du sentier. Quand il verra la petite venir de loin, il ira au-devant d’elle en criant qu’il est fils d’une pauvre vieille femme qui s’est blessée en tombant dans le chemin creux, et il suppliera la jeune fille de venir à son secours.

– J’y suis, Fourline. La pauvre vieille, ça sera ta Chouette. Bien sorbonné [4]. Mon homme, tu es toujours le roi des têtards [5]! Et après, qu’est-ce que je ferai?

– Tu t’enfonceras bien dans le chemin creux du côté où attend Barbillon avec le fiacre… Je me cacherai tout près. Quand Tortillard t’aura amené la petite au milieu de la ravine, cesse de geindre et saute dessus, une main autour de son colas [6], et l’autre dans sa bavarde pour lui arquepincer le chiffon rouge [7] et l’empêcher de crier…

– Connu, Fourline… comme pour la femme du canal Saint-Martin, quand nous l’avons fait flotter, après lui avoir grinchi la négresse [8] qu’elle portait sous le bras; même jeu, n’est-ce pas?

– Oui, toujours du même… Pendant que tu tiendras ferme la petite, Tortillard accourra me chercher; à nous trois, nous embaluchonnons la jeune fille dans mon manteau, nous la portons à la voiture de Barbillon, et de là plaine Saint-Denis, où l’homme en deuil nous attend.

– C’est ça qui est enflanqué! Tiens, vois-tu, Fourline, tu n’as pas ton pareil. Si j’avais de quoi, je te tirerais un feu d’artifice sur ta boule, et je t’illuminerais en verres de couleur à la saint Charlot, patron du béquillard [9]. Entends-tu ça, toi, moutard, si tu veux devenir passé-singe [10], dévisage mon gros têtard; voilà un homme!… dit orgueilleusement la Chouette à Tortillard.

Puis, s’adressant au Maître d’école:

– À propos, tu ne sais pas: Barbillon a une peur de chien d’avoir une fièvre cérébrale [11].

– Pourquoi ça?

– Il a buté [12], il y a quelque temps, dans une dispute, le mari d’une laitière, qui venait tous les matins de la campagne, dans une petite charrette conduite par un âne, vendre du lait dans la Cité, au coin de la rue de la Vieille-Draperie, proche chez l’ogresse du Lapin-Blanc.

Le fils de Bras-Rouge, ne comprenant pas l’argot, écoutait la Chouette avec une sorte de curiosité désappointée.

– Tu voudrais bien savoir ce que nous disons là, hein! moutard?

– Dame! c’est sûr…

– Si tu es gentil, je t’apprendrai l’argot. Tu as bientôt l’âge où ça peut servir. Seras-tu content, fifi?

– Oh! je crois bien! Et puis j’aimerais mieux rester avec vous qu’avec mon vieux filou de charlatan, à piler ses drogues et à brosser son cheval. Si je savais où il cache sa mort-aux-rats pour les hommes, je lui en mettrais dans sa soupe, pour n’être plus forcé de trimer avec lui. La Chouette se prit à rire et dit à Tortillard en l’attirant à elle:

– Venez tout de suite baiser maman loulou… Es-tu drôlet!… Mais comment sais-tu qu’il a de la mort-aux-rats pour les hommes, ton maître?

– Tiens! Je lui ai entendu dire ça, un jour que j’étais caché dans le cabinet noir de sa chambre où il met ses bouteilles, ses machines d’acier, et où il tripote dans ses petits pots…

– Tu l’as entendu quoi dire?… demanda la Chouette.

– Je l’ai entendu dire à un monsieur, en lui donnant une poudre dans un papier: «Quelqu’un qui prendrait ça en trois fois irait dormir sous terre… sans qu’on sache ni pourquoi ni comment, et sans qu’il reste aucune trace…»

– Et qui était ce monsieur? demanda le Maître d’école.

– Un beau jeune monsieur, qui avait des moustaches noires et une jolie figure comme une dame… Il est revenu une autre fois; mais cette fois-là, quand il est parti, je l’ai suivi par ordre de M. Bradamanti pour savoir où il irait percher. Ce joli monsieur, il est entré rue de Chaillot, dans une belle maison. Mon maître m’avait dit: «N’importe où ce monsieur ira, suis-le et attends-le à la porte; s’il ressort, resuis-le jusqu’à ce qu’il ne ressorte plus de l’endroit où il sera entré, ça prouvera qu’il demeure dans ce dernier lieu; alors, Tortillard, mon garçon, tortille-toi pour savoir son nom… ou sinon, moi, je te tortillerai les oreilles d’une drôle de manière.»

– Eh bien?

– Eh bien! je m’ai tortillé et j’ai su le nom du joli monsieur.

– Et comment as-tu fait? demanda le Maître d’école.

– Tiens… moi pas bête, j’ai entré chez le portier de la maison de la rue de Chaillot, d’où ce monsieur ne ressortait pas; un portier poudré avec un bel habit brun à collet jaune galonné d’argent… Je lui ai dit comme ça: «Mon bon monsieur, je viens pour chercher cent sous que le maître d’ici m’a promis pour avoir retrouvé son chien que je lui ai rendu, une petite bête noire qui s’appelle Trompette; à preuve que ce monsieur, qui est brun, qui a des moustaches noires, une redingote blanchâtre et un pantalon bleu clair, m’a dit qu’il demeurait rue de Chaillot, n° 11, et qu’il se nommait Dupont. «- Le monsieur dont tu parles est mon maître et s’appelle M. le vicomte de Saint-Remy; il n’y a pas d’autre chien ici que toi-même, méchant gamin; ainsi, file, ou je t’étrille pour t’apprendre à vouloir me filouter cent sous», me répond le portier en ajoutant à ça un grand coup de pied. C’est égal, reprit philosophiquement Tortillard, je savais le nom du joli monsieur à moustaches noires, qui venait chez mon maître chercher de la mort-aux-rats pour les hommes; il s’appelle le vicomte de Saint-Remy, my, my, Saint-Remy, ajouta le fils de Bras-Rouge en fredonnant ces derniers mots, selon son habitude.

– Tu veux donc que je te mange, petit momacque? dit la Chouette en embrassant Tortillard; est-il finaud! Tiens, tu mériterais que je serais ta mère, scélérat!

Ces mots firent une singulière impression sur le petit boiteux; sa physionomie méchante, narquoise et rusée devint subitement triste; il parut prendre au sérieux les démonstrations maternelles de la Chouette et répondit:

– Et moi, je vous aime bien aussi, parce que vous m’avez embrassé le premier jour où vous êtes venue me chercher au Cœur-Saignant, chez mon père… Depuis défunte maman, il n’y a que vous qui m’avez caressé, tout le monde me bat ou me chasse comme un chien galeux; tout le monde, jusqu’à la mère Pipelet, la portière.

– Vieille loque! Je lui conseille de faire la dégoûtée, dit la Chouette en prenant un air révolté dont Tortillard fut dupe, repousser un amour d’enfant comme celui-là!…

Et la borgnesse embrassa de nouveau Tortillard avec une affection grotesque.

Le fils de Bras-Rouge, profondément touché de cette nouvelle preuve d’affection, y répondit avec expansion et s’écria, dans sa reconnaissance:

– Vous n’avez qu’à ordonner, vous verrez comme je vous obéirai bien… comme je vous servirai!…

– Vrai? Eh bien! tu ne t’en repentiras pas…

– Oh! je voudrais rester avec vous!

– Si tu es sage, nous verrons ça; tu ne nous quitteras pas nous deux mon homme.

– Oui, dit le Maître d’école, tu me conduiras comme un pauvre aveugle, tu diras que tu es mon fils; nous nous introduirons dans les maisons; et, mille massacres! ajouta le meurtrier avec colère, la Chouette aidant, nous ferons encore de bons coups; je montrerai à ce démon de Rodolphe… qui m’a aveuglé, que je ne suis pas au bout de mon rouleau!… Il m’a ôté la vue, mais il ne m’a pas ôté la pensée du mal; je serai la tête, Tortillard les yeux, et toi la main, la Chouette; tu m’aideras, hein?

– Est-ce que je ne suis pas à toi à corde et à potence, Fourline? Est-ce que quand, en sortant de l’hôpital, j’ai appris que tu m’avais fait demander chez l’ogresse par ce sinve [13] de Saint-Mandé, j’ai pas couru tout de suite à ton village, chez ces colasses de pays, en disant que j’étais ta largue [14]?

Ces mots de la borgnesse rappelèrent un mauvais souvenir au Maître d’école. Changeant brusquement de ton et de langage avec la Chouette, il s’écria d’une voix courroucée:

– Oui, je m’ennuyais, moi, tout seul, avec ces honnêtes gens; au bout d’un mois, je n’y pouvais plus tenir… j’avais peur… Alors j’ai eu l’idée de te faire dire de venir me trouver. Et bien m’en a pris! ajouta-t-il d’un ton de plus en plus irrité, le lendemain de ton arrivée, j’étais dépouillé du reste de l’argent que ce démon de l’allée des Veuves m’avait donné. Oui… on m’a volé ma ceinture pleine d’or pendant mon sommeil… Toi seule tu as pu faire le coup: voilà pourquoi je suis maintenant à ta merci… Tiens, toutes les fois que je pense à ça, je ne sais pourquoi je ne te tue pas sur la place… vieille voleuse!

Et il fit un pas dans la direction de la borgnesse.

– Prenez garde à vous, si vous faites mal à la Chouette! s’écria Tortillard.

– Je vous écraserai tous les deux, toi et elle, méchantes vipères que vous êtes! s’écria le brigand avec rage. Et, en entendant le fils de Bras-Rouge parler auprès de lui, il lui lança au hasard un si furieux coup de poing qu’il l’aurait assommé s’il l’eût atteint.

Tortillard, autant pour se venger que pour venger la Chouette, ramassa une pierre, visa le Maître d’école et l’atteignit au front.

Le coup ne fut pas dangereux, mais la douleur fut vive.

Le brigand se leva furieux, terrible comme un taureau blessé; il fit quelques pas en avant et au hasard; mais il trébucha.

– Casse-cou! cria la Chouette en riant aux larmes.

Malgré les liens sanglants qui l’attachaient à ce monstre, elle voyait, pour plusieurs raisons, et avec une sorte de joie féroce, l’anéantissement de cet homme jadis si redoutable et si vain de sa force athlétique.

La borgnesse justifiait ainsi à sa manière cette effrayante pensée de La Rochefoucauld que «nous trouvons toujours quelque chose de satisfaisant dans le malheur de nos meilleurs amis».

Le hideux enfant aux cheveux jaunes et à la figure de fouine partageait l’hilarité de la borgnesse. À un nouveau faux pas du Maître d’école, il s’écria:

– Ouvre donc l’œil, mon vieux, ouvre donc!… Tu vas de travers, tu festonnes… Est-ce que tu n’y vois pas clair!… Essuie donc mieux les verres de tes lunettes!

Dans l’impossibilité d’atteindre l’enfant, le meurtrier herculéen s’arrêta, frappa du pied avec rage, mit ses deux énormes poings velus sur ses yeux et poussa un rugissement rauque comme un tigre muselé.

– Tu tousses, vieux! dit le fils de Bras-Rouge. Tiens, voilà de la fameuse réglisse; c’est un gendarme qui me l’a donnée, faut pas que ça t’en dégoûte!

Et il ramassa une poignée de sable fin qu’il jeta au visage de l’assassin.

Fouettée à la figure par cette pluie de gravier, le Maître d’école souffrit plus cruellement de cette nouvelle insulte que du coup de pierre; blêmissant sous ses cicatrices livides, il étendit brusquement ses deux bras en croix par un mouvement de désespoir inexprimable, et, levant vers le ciel sa face épouvantable, il s’écria d’une voix profondément suppliante:

– Mon Dieu! mon Dieu! mon Dieu!

De la part d’un homme souillé de tous les crimes, et devant qui naguère tremblaient les plus déterminés scélérats, cet appel involontaire à la commisération divine avait quelque chose de providentiel.

– Ah! ah! ah! Fourline qui fait les grands bras, s’écria la Chouette en ricanant. La langue te tourne, mon homme, c’est le boulanger [15] qu’il faut appeler à ton secours.

– Mais un couteau au moins, que je me tue!… un couteau!!! puisque tout le monde m’abandonne…, cria le misérable en se mordant les poings avec une furie sauvage.

– Un couteau? Tu en as un dans ta poche, Fourline, et qui a le fil. Le petit vieux de la rue du Roule et le marchand de bœufs ont dû en aller dire de bonnes nouvelles aux taupes.

Le Maître d’école, ainsi mis en demeure de s’exécuter, changea de conversation et reprit d’une voix sourde et lâche:

– Le Chourineur était bon, lui… il ne m’a pas volé, il a eu pitié de moi.

– Pourquoi m’as-tu dit que j’avais grinchi ton orient [16]! reprit la Chouette en contenant à peine son envie de rire.

– Toi seule tu es entrée dans ma chambre, dit le brigand; on m’a volé la nuit de ton arrivée, qui veux-tu que je soupçonne? Ces paysans étaient incapables de cela.

– Pourquoi donc qu’ils ne grinchiraient pas comme d’autres, les paysans? Parce qu’ils boivent du lait et qu’ils vont à l’herbe pour leurs lapins?

– Enfin on m’a volé, toujours.

– Est-ce que c’est la faute de ta Chouette? Ah çà, voyons, penses-y donc! Est-ce que, si j’avais effarouché ta nature, je serais restée avec toi après le coup? Es-tu bête! Bien sûr que je te l’aurais rincé ton argent, si je l’avais pu; mais, foi de Chouette, tu m’aurais revue quand l’argent aurait été mangé parce que tu me plais tout de même avec tes yeux blancs, brigand! Voyons, sois donc gentil, ne t’ébrèche pas comme ça tes quenottes en les grinçant.

– On croirait qu’il casse des noix! dit Tortillard.

– Ah! ah! ah! il a raison, le môme. Voyons, calme-toi, mon homme, et laisse-le rire, c’est de son âge! Mais avoue que t’es pas juste: quand le grand homme en deuil, qui a l’air d’un croque-mort, m’a dit: «Il y a mille francs pour vous si vous enlevez une jeune fille qui est dans la ferme de Bouqueval, et si vous l’amenez à un endroit de la plaine Saint-Denis que je vous indiquerai», réponds, Fourline, est-ce que je ne t’ai pas tout de suite proposé d’être du coup, au lieu de choisir quelqu’un qui aurait vu clair? C’est donc comme qui dirait l’aumône que je te fais. Car, excepté pour tenir la petite pendant que nous l’embaluchonnerons avec Tortillard, tu me serviras comme une cinquième roue à un omnibus. Mais, c’est égal, à part que je t’aurais volé si j’avais pu, j’aime à te faire du bien. Je veux que tu doives tout à ta Chouette chérie; c’est mon genre, à moi!! Nous donnerons deux cents balles à Barbillon pour avoir conduit la voiture et être venu ici une fois, avec un domestique du grand monsieur en deuil, reconnaître l’endroit où il fallait nous cacher pour attendre la petite… et il nous restera huit cents balles à nous deux pour nocer. Qu’est-ce que tu dis de ça! Eh bien! es-tu encore fâché contre ta vieille?

– Qui m’assure que tu me donneras quelque chose, une fois le coup fait? dit le brigand avec une sombre défiance.

– Je pourrais ne te rien donner du tout, c’est vrai, car tu es dans ma poêle, mon homme, comme autrefois la Goualeuse. Faut donc te laisser frire à mon idée, en attendant qu’à son tour le boulanger t’enfourne, eh! eh! eh!… Eh bien! Fourline, est-ce que tu boudes toujours ta Chouette? ajouta la borgnesse en frappant sur l’épaule du brigand, qui restait muet et accablé.

– Tu as raison, dit-il avec un soupir de rage concentrée; c’est mon sort. Moi! moi! à la merci d’un enfant et d’une femme qu’autrefois j’aurais tués d’un souffle! Oh! si je n’avais pas si peur de la mort! dit-il en retombant assis sur le talus.

– Es-tu poltron, maintenant! es-tu poltron! dit la Chouette avec mépris. Parle donc tout de suite de ta muette [17], ça sera plus farce. Tiens, si tu n’as pas plus de courage que ça, je prends de l’air et je te lâche.

– Et ne pouvoir me venger de cet homme qui, en me martyrisant ainsi, m’a mis dans l’affreuse position où je me trouve et dont je ne sortirai jamais! s’écria le Maître d’école dans un redoublement de rage. Oh! j’ai bien peur de la mort! oui… j’en ai bien peur; mais on me dirait: «On va te le donner entre tes deux bras, cet homme… entre tes deux bras… puis après on vous jettera dans un abîme»; je dirais: «Qu’on m’y jette… oui»; car je serais bien sûr de ne pas le lâcher avant d’arriver au fond avec lui. Et pendant que nous roulerions tous les deux, je le mordrais au visage, à la gorge, au cœur; je le tuerais avec mes dents, enfin! Je serais jaloux d’un couteau!

– À la bonne heure, Fourline, voilà comme je t’aime. Sois calme… nous le retrouverons, ce gueux de Rodolphe, et le Chourineur aussi. En sortant de l’hôpital, j’ai été rôder allée des Veuves… tout était fermé. Mais j’ai dit au grand monsieur en deuil: «Dans le temps, vous vouliez nous payer pour faire quelque chose à ce monstre de M. Rodolphe; est-ce qu’après l’affaire de la jeune fille que nous attendons, il n’y aurait pas à monter un coup contre lui? – Peut-être…» m’a-t-il répondu. Entends-tu, Fourline? Peut-être… Courage, mon homme! nous en mangerons, du Rodolphe; c’est moi qui te le dis, nous en mangerons!

– Bien vrai, tu ne m’abandonneras pas? dit le brigand à la Chouette d’un ton soumis mais défiant. Maintenant, si tu m’abandonnais, qu’est-ce que je deviendrais?

– Ça, c’est vrai. Dis donc, Fourline, quelle farce si nous deux Tortillard, nous nous esbignions avec la voiture, et que nous te laissions là, au milieu des champs, par cette nuit où le froid va pincer dur! C’est ça qui serait drôle, hein, brigand?

À cette menace, le Maître d’école frémit; il se rapprocha de la Chouette et lui dit en tremblant:

– Non, non, tu ne feras pas ça, la Chouette… ni toi non plus, Tortillard… ça serait trop méchant.

– Ah! ah! ah! trop méchant… est-il simple! Et le petit vieux de la rue du Roule! et le marchand de bœufs! et la femme du canal Saint-Martin! et le monsieur de l’allée des Veuves! Est-ce que tu crois qu’ils t’ont trouvé caressant, avec ton grand couteau? Pourquoi donc qu’à ton tour on ne te ferait pas de farce?

– Eh bien! je l’avouerai, dit sourdement le Maître d’école; voyons, j’ai eu tort de te soupçonner, j’ai eu tort aussi de vouloir battre Tortillard: je t’en demande pardon, entends-tu… et à toi aussi, Tortillard… oui, je vous demande pardon à tous deux.

– Moi, je veux qu’il demande pardon à genoux d’avoir voulu battre la Chouette, dit Tortillard.

– Gueux de momacque! Est-il amusant! dit la Chouette en riant; il me donne pourtant envie de voir quelle frimousse tu feras comme ça, mon homme. Allons, à genoux, comme si tu jaspinais d’amour à ta Chouette; dépêche-toi, ou nous te lâchons; et, je t’en préviens, dans une demi-heure il fera nuit.

– Nuit ou jour qu’est-ce que ça lui fait? dit Tortillard en goguenardant. Ce monsieur garde toujours ses volets fermés, il a peur de gâter son teint.

– Me voici à genoux. Je te demande pardon, la Chouette… et à toi aussi, Tortillard. Eh bien! êtes-vous contents? dit le brigand en s’agenouillant au milieu du chemin. Maintenant, vous ne m’abandonnerez pas, dites?

Ce groupe étrange, encadré dans les talus du ravin, éclairé par les lueurs rougeâtres du crépuscule, était hideux à voir.

Au milieu du chemin, le Maître d’école, suppliant, étendait vers la borgnesse ses mains puissantes; sa rude et épaisse chevelure retombait comme une crinière sur son front livide; ses paupières rouges, démesurément écartées par la frayeur, laissaient alors voir la moitié de sa prunelle immobile, terne, vitreuse, morte… le regard d’un cadavre.

Ses formidables épaules se courbaient humblement. Cet hercule s’agenouillait tremblant aux pieds d’une vieille femme et d’un enfant.

La borgnesse, enveloppée d’un châle de tartan rouge, la tête couverte d’un vieux bonnet de tulle noir qui laissait échapper quelques mèches de cheveux gris, dominait le Maître d’école de toute sa hauteur. Le visage osseux, tanné, ridé, plombé, de cette vieille au nez crochu exprimait une joie insultante et féroce; son œil fauve étincelait comme un charbon ardent; un rictus sinistre retroussait ses lèvres ombragées de longs poils et montrait trois ou quatre grandes dents jaunes et déchaussées.

Tortillard, vêtu de sa blouse à ceinture de cuir, debout sur un pied, s’appuyait au bras de la Chouette pour se maintenir en équilibre.

La figure maladive et rusée de cet enfant, au teint aussi blafard que ses cheveux, exprimait en ce moment une méchanceté railleuse et diabolique.

L’ombre projetée par l’escarpement du ravin redoublait l’horreur de cette scène, que l’obscurité croissante voilait à demi.

– Mais promettez-moi donc, au moins, de ne pas m’abandonner!… répéta le Maître d’école, effrayé du silence de la Chouette et de Tortillard, qui jouissaient de son effroi. Est-ce que vous n’êtes plus là? ajouta le meurtrier en se penchant pour écouter et avançant machinalement les bras.

– Si, si, mon homme nous sommes là; n’aie pas peur. T’abandonner! plutôt baiser la camarde [18]! Une fois pour toutes, il faut que je te rassure et que je te dise pourquoi je ne t’abandonnerai jamais. Écoute-moi bien: j’ai toujours adoré avoir quelqu’un à qui faire sentir mes ongles… bêtes ou gens. Avant la Pégriotte (que le boulanger me la renvoie! car j’ai toujours mon idée… de la débarbouiller avec du vitriol), avant la Pégriotte, j’avais un môme qui s’est refroidi [19] à la peine: c’est pour cela que j’ai été au clou [20] six ans; pendant ce temps-là je faisais la misère à des oiseaux: je les apprivoisais pour les plumer tout vifs… mais je ne faisais pas mes frais, ils ne duraient rien. En sortant de prison, la Goualeuse est tombée sous ma griffe; mais la petite gueuse s’est sauvée pendant qu’il y avait encore de quoi s’amuser sur sa peau. Après, j’ai eu un chien qui a pâti autant qu’elle; j’ai fini par lui couper une patte de derrière et une patte de devant: ça lui faisait une si drôle de dégaine que j’en riais, mais que j’en riais à crever.

«Il faudra que je fasse ça à un chien que je connais et qui m’a mordu», se dit Tortillard.

– Quand je t’ai rencontré, mon homme, continua la Chouette, j’étais en train d’abîmer un chat… Eh bien! à cette heure, c’est toi qui seras mon chat, mon chien, mon oiseau, ma Pégriotte; tu seras… ma bête de souffrance enfin… Comprends-tu, mon homme? Au lieu d’un oiseau ou d’un enfant à tourmenter, comme qui dirait un loup ou un tigre, c’est ça qui est un peu chenu, hein?

– Vieille furie! s’écria le Maître d’école en se relevant de rage.

– Allons! voilà encore que tu boudes ta vieille!… Eh bien! quitte-la, tu es le maître. Je ne te prends pas en traître.

– Oui, la porte est ouverte, file sans yeux, et toujours tout droit! dit Tortillard en éclatant de rire.

– Oh! mourir!… mourir!… cria le Maître d’école en se tordant les bras.

– Tu rabâches, mon homme, tu as déjà dit ça. Toi, mourir! tu blagues, tu es solide comme le Pont-Neuf; laisse donc, tu vivras pour le bonheur de ta Chouette. Je te ferai de la misère de temps en temps, parce que c’est ma jouissance, et qu’il faudra que tu gagnes le pain que je te donnerai; mais si tu es gentil, tu m’aideras dans de bons coups, comme aujourd’hui, et dans d’autres meilleurs où tu pourras servir; tu seras ma bête, enfin! Quand je te dirai: Apporte, tu apporteras; mords, tu mordras. Après ça, dis donc, mon homme, je ne veux pas te prendre de force, au moins; si, au lieu de la vie que je te propose, t’aimes mieux avoir des rentes, rouler carrosse avec une jolie petite femme, être décoré de la croix d’honneur, être nommé grand curieux [21], et y voir clair au lieu d’être aveugle, faut pas te gêner; c’est facile, t’as qu’à le dire, on te servira ça tout chaud… N’est-ce pas Tortillard?

– Tout chaud, tout bouillant, tout de suite! répondit le fils de Bras-Rouge en ricanant. Mais, se penchant, tout à coup vers la terre, il dit à voix basse:

– J’entends marcher dans le sentier, cachons-nous… Ça n’est pas la jeune fille, car on vient par le même côté où elle est venue.

En effet, une paysanne robuste, dans la force de l’âge, suivie d’un gros chien de ferme, et portant sur sa tête un panier couvert, parut au bout de quelques minutes, traversa le ravin et prit le sentier que suivaient le prêtre et la Goualeuse.

Nous rejoindrons ces deux personnages, et nous laisserons les trois complices embusqués dans le chemin creux.

II Le presbytère

Les dernières lueurs du soleil s’éteignaient lentement derrière la masse importante du château d’Écouen et des bois qui l’environnaient; de tous côtés s’étendaient à perte de vue des plaines immenses aux sillons bruns, durcis par la gelée… vaste solitude dont le hameau de Bouqueval semblait l’oasis.

Le ciel, d’une sérénité parfaite, se marbrait au couchant de longues traînées de pourpre, signe certain de vent et de froid; ces tons, d’abord d’un rouge vif, devenaient violets à mesure que le crépuscule envahissait l’atmosphère.

Le croissant de la lune, fin, délié comme la moitié d’un anneau d’argent, commençait à briller doucement dans un milieu d’azur et d’ombre.

Le silence était absolu, l’heure solennelle.

Le curé s’arrêta un moment sur la colline, pour jouir de l’aspect de cette belle soirée.

Après quelques moment de recueillement, étendant sa main tremblante vers les profondeurs de l’horizon à demi voilé par la brume de soir, il dit à Fleur-de-Marie, qui marchait pensive à côté de lui:

– Voyez donc, mon enfant, cette immensité dont on n’aperçoit plus les bornes… on n’entend pas le moindre bruit… il me semble que le silence et l’infini nous donnent presque une idée de l’éternité… Je vous dis cela, Marie, parce que vous êtes sensible aux beautés de la création. Souvent j’ai été touché de l’admiration religieuse qu’elles vous inspiraient, à vous… qui en avez été si longtemps déshéritée. N’êtes-vous pas frappée comme moi du calme imposant qui règne à cette heure?

La Goualeuse ne répondit rien.

Étonné, le curé la regarda; elle pleurait.

– Qu’avez-vous donc, mon enfant?

– Mon père, je suis bien malheureuse!

– Malheureuse? Vous… maintenant malheureuse?

– Je sais que je n’ai pas le droit de me plaindre de mon sort, après tout ce qu’on a fait pour moi… et pourtant…

– Et pourtant?

– Ah! mon père, pardonnez-moi ces chagrins; ils offensent peut-être mes bienfaiteurs…

– Écoutez, Marie, nous vous avons souvent demandé le motif de la tristesse dont vous êtes quelquefois accablée, et qui cause à votre seconde mère de vives inquiétudes… Vous avez évité de nous répondre; nous avons respecté votre secret en nous affligeant de ne pouvoir soulager vos peines.

– Hélas! mon père, je ne puis vous dire ce qui se passe en moi. Ainsi que vous, tout à l’heure, je me suis sentie émue à l’aspect de cette soirée calme et triste… mon cœur s’est brisé… et j’ai pleuré…

– Mais qu’avez-vous, Marie? Vous savez combien l’on vous aime… Voyons, avouez-moi tout. D’ailleurs, je puis vous dire cela; le jour approche où Mme Georges et M. Rodolphe vous présenteront aux fonts du baptême, en prenant devant Dieu l’engagement de vous protéger toujours.

– M. Rodolphe? Lui… qui m’a sauvée! s’écria Fleur-de-Marie en joignant les mains; il daignerait me donner cette nouvelle preuve d’affection! Oh! tenez, je ne vous cacherai rien, mon père, je crains trop d’être ingrate.

– Ingrate! Et comment?

– Pour me faire comprendre, il faut que je vous parle des premiers jours où je suis venue à la ferme.

– Je vous écoute; nous causerons en marchant.

– Vous serez indulgent, n’est-ce pas, mon père? Ce que je vais vous dire est peut-être bien mal.

– Le Seigneur vous a prouvé qu’il était miséricordieux. Prenez courage.

– Lorsque j’ai su, en arrivant ici, que je ne quitterais pas la ferme et Mme Georges, dit Fleur-de-Marie après un moment de recueillement, j’ai cru faire un beau rêve. D’abord j’éprouvais comme un étourdissement de bonheur; à chaque instant, je songeais à M. Rodolphe. Bien souvent, toute seule et malgré moi, je levais les yeux au ciel comme pour l’y chercher et le remercier. Enfin… je m’en accuse, mon père… je pensais plus à lui qu’à Dieu; car il avait fait pour moi ce que Dieu seul aurait pu faire. J’étais heureuse… heureuse comme quelqu’un qui a échappé pour toujours à un grand danger. Vous et Mme Georges, vous étiez si bons pour moi que je me croyais plus à plaindre qu’à blâmer.

Le curé regarda la Goualeuse avec surprise; elle continua:

– Peu à peu, je me suis habituée à cette vie si douce: je n’avais plus peur, en me réveillant, de me retrouver chez l’ogresse; je me sentais, pour ainsi dire, dormir avec sécurité; toute ma joie était d’aider Mme Georges dans ses travaux, de m’appliquer aux leçons que vous me donniez, mon père… et aussi de profiter de vos exhortations. Sauf quelques moments de honte, quand je songeais au passé, je me croyais l’égale de tout le monde, parce que tout le monde était bon pour moi, lorsqu’un jour…

Ici les sanglots interrompirent Fleur-de-Marie.

– Voyons, calmez-vous, pauvre enfant, courage! Et continuez.

La Goualeuse, essuyant ses yeux, reprit:

– Vous vous souvenez, mon père, que, lors des fêtes de la Toussaint, Mme Dubreuil, fermière de M. le duc de Lucenay à Arnouville, est venue ici passer quelque temps avec sa fille.

– Sans doute, et je vous ai vue avec plaisir faire connaissance avec Clara Dubreuil; elle est douée des meilleures qualités.

– C’est un ange, mon père… un ange… Quand je sus qu’elle devait venir pendant quelques jours à la ferme, mon bonheur fut bien grand, je ne songeais qu’au moment où je verrais cette compagne si désirée. Enfin elle arriva. J’étais dans ma chambre; je devais la partager avec elle, je la parais de mon mieux; on m’envoya chercher. J’entrai dans le salon, mon cœur battait; Mme Georges, me montrant cette jolie jeune personne, qui avait l’air aussi doux que modeste et bon, me dit: «Marie, voilà une amie pour vous. Et j’espère que vous et ma fille serez bientôt comme deux sœurs», ajouta Mme Dubreuil. À peine sa mère avait-elle dit ces mots, que Mlle Clara accourut m’embrasser… Alors, mon père, dit Fleur-de-Marie en pleurant, je ne sais ce qui se passa tout à coup en moi… mais quand je sentis le visage pur et frais de Clara s’appuyer sur ma joue flétrie… ma joue est devenue brûlante de honte… de remords… je me suis souvenue de ce que j’étais… Moi!… moi, recevoir les caresses d’une jeune personne si honnête!… Oh! cela me semblait une tromperie… une hypocrisie indigne…

– Mais, mon enfant…

– Ah! mon père, s’écria Fleur-de-Marie en interrompant le curé avec une exaltation douloureuse, lorsque M. Rodolphe m’a emmenée de la Cité, j’avais déjà vaguement la conscience de ma dégradation… Mais croyez-vous que l’éducation, que les conseils, que les exemples que j’ai reçus de Mme Georges et de vous, en éclairant tout à coup mon esprit, ne m’aient pas, hélas! fait comprendre que j’avais été encore plus coupable que malheureuse?… Avant l’arrivée de Mlle Clara, lorsque ces pensées me tourmentaient, je m’étourdissais en tâchant de contenter Mme Georges et vous, mon père… Si je rougissais du passé, c’était à mes propres yeux… Mais la vue de cette jeune personne de mon âge, si charmante, si vertueuse, m’a fait songer à la distance qui existerait à jamais entre elle et moi… Pour la première fois, j’ai senti qu’il est des flétrissures que rien n’efface… Depuis ce jour, cette pensée ne me quitte plus… Malgré moi, je m’y appesantis sans cesse; depuis ce jour, enfin, je n’ai plus un moment de repos.

La Goualeuse essuya ses yeux remplis de larmes.

Après l’avoir regardée pendant quelques instants avec une tendre commisération, le curé reprit:

– Réfléchissez donc, mon enfant, que si Mme Georges voulait vous voir l’amie de Mlle Dubreuil, c’est qu’elle vous savait digne de cette liaison par votre bonne conduite. Les reproches que vous vous faites s’adressent presque à votre seconde mère.

– Je le sais, mon père, j’avais tort, sans doute; mais je ne pouvais surmonter ma honte et ma crainte… Ce n’est pas tout… il me faut du courage pour achever…

– Continuez, Marie; jusqu’ici vos scrupules, ou plutôt vos remords, prouvent en faveur de votre cœur.

– Une fois Clara établie à la ferme, je fus aussi triste que j’avais d’abord cru être heureuse en pensant au plaisir d’avoir une compagne de mon âge; elle, au contraire, était toute joyeuse. On lui avait fait un lit dans ma chambre. Le premier soir, avant de se coucher, elle m’embrassa et me dit qu’elle m’aimait déjà, qu’elle se sentait beaucoup d’attrait pour moi; elle me demanda de l’appeler Clara, comme elle m’appellerait Marie. Ensuite elle pria Dieu, en me disant qu’elle joindrait mon nom à ses prières, si je voulais joindre son nom aux miennes. Je n’osai pas lui refuser cela. Après avoir encore causé quelque temps, elle s’endormit; moi, je ne m’étais pas couchée; je m’approchai d’elle; je regardais en pleurant sa figure d’ange; et puis, en pensant qu’elle dormait dans la même chambre que moi… que moi, qu’on avait trouvée chez l’ogresse avec des voleurs et des assassins… je tremblais comme si j’avais commis une mauvaise action, j’avais de vagues frayeurs… Il me semblait que Dieu me punirait un jour… Je me couchai, j’eus des rêves affreux, je revis les figures sinistres que j’avais presque oubliées, le Chourineur, le Maître d’école, la Chouette, cette femme borgne qui m’avait torturée étant petite. Oh! quelle nuit!… mon Dieu! quelle nuit! quels rêves! dit la Goualeuse en frémissant encore à ce souvenir.

– Pauvre Marie! reprit le curé avec émotion; que ne m’avez-vous fait plus tôt ces tristes confidences! Je vous aurais rassurée… Mais continuez.

– Je m’étais endormie bien tard: Mlle Clara vint m’éveiller en m’embrassant. Pour vaincre ce qu’elle appelait ma froideur et me prouver son amitié, elle voulut me confier un secret; elle devait s’unir, lorsqu’elle aurait dix-huit ans accomplis, au fils d’un fermier de Goussainville, qu’elle aimait tendrement; le mariage était depuis longtemps arrêté entre les deux familles. Ensuite, elle me raconta en peu de mots sa vie passée… vie simple, calme, heureuse: elle n’avait jamais quitté sa mère, elle ne la quitterait jamais; car son fiancé devait partager l’exploitation de la ferme avec M. Dubreuil. «Maintenant, Marie, me dit-elle, vous me connaissez comme si vous étiez ma sœur; racontez-moi donc votre vie…» À ces mots, je crus mourir de honte… je rougis, je balbutiai. J’ignorais ce que Mme Georges avait dit de moi; je craignais de la démentir. Je répondis vaguement qu’orpheline et élevée par des personnes sévères, je n’avais pas été très-heureuse pendant mon enfance, et que mon bonheur datait de mon séjour auprès de Mme Georges. Alors, Clara, bien plus par intérêt que par curiosité, me demanda où j’avais été élevée: était-ce à la ville, ou à la campagne? Comment se nommait mon père? Elle me demanda surtout si je me rappelais d’avoir vu ma mère. Chacune de ces questions m’embarrassait autant qu’elle me peinait; car il me fallait y répondre par des mensonges, et vous m’avez appris, mon père, combien il est mal de mentir… Mais Clara n’imagina pas que je pouvais la tromper. Attribuant l’hésitation de mes réponses au chagrin que me causaient les tristes souvenirs de mon enfance, Clara me crut, me plaignit avec une bonté qui me navra. Ô mon père! vous ne saurez jamais ce que j’ai souffert dans ce premier entretien! Combien il me coûtait de ne pas dire une parole qui ne fût hypocrite et fausse!…

– Infortunée! Que la colère de Dieu s’appesantisse sur ceux qui, en vous jetant dans une abominable voie de perditions, vous forceront peut-être de subir toute votre vie les inexorables conséquences d’une première faute!

– Oh! oui, ceux-là ont été bien méchants, mon père, reprit amèrement Fleur-de-Marie, car ma honte est ineffaçable. Ce n’est pas tout; à mesure que Clara me parlait du bonheur qui l’attendait, de son mariage, de sa douce vie de famille, je ne pouvais m’empêcher de comparer mon sort au sien; car, malgré les bontés dont on me comble, mon sort sera toujours misérable; vous et Mme Georges, en me faisant comprendre la vertu, vous m’avez fait aussi comprendre la profondeur de mon abjection passée; rien ne pourra m’empêcher d’avoir été le rebut de ce qu’il y a de plus vil au monde. Hélas! puisque la connaissance du bien et du mal devait m’être si funeste, que ne me laissait-on à mon malheureux sort!

– Oh! Marie! Marie!…

– N’est-ce pas, mon père… ce que je dis est bien mal? Hélas voilà ce que je n’osais vous avouer… Oui, quelquefois je suis assez ingrate pour méconnaître les bontés dont on me comble, pour me dire: «Si l’on ne m’eût pas arrachée à l’infamie, eh bien! la misère, les coups m’eussent tuée bien vite; au moins je serais morte dans l’ignorance d’une pureté que je regretterai toujours.»

– Hélas! Marie, cela est fatal! Une nature, même généreusement douée par le Créateur, n’eût-elle été plongée qu’un jour dans la fange dont on vous a tirée, en garde un stigmate ineffaçable… Telle est l’immutabilité de la justice divine!

– Vous le voyez bien, mon père, s’écria douloureusement Fleur-de-Marie, je dois désespérer jusqu’à la mort!

– Vous devez désespérer d’effacer de votre vie cette page désolante, dit le prêtre d’une voix triste et grave, mais vous devez espérer en la miséricorde infinie du Tout-Puissant. Ici-bas, pour vous, pauvre enfant, larmes, remords, expiation, mais un jour, là-haut, ajouta-t-il en élevant sa main vers le firmament qui commençait à s’étoiler, là-haut, pardon, félicité éternelle!

– Pitié… pitié, mon Dieu!… je suis si jeune… et ma vie sera peut-être encore si longue!… dit la Goualeuse d’une voix déchirante, en tombant à genoux aux pieds du curé par un mouvement involontaire.

Le prêtre était debout au sommet de la colline, non loin de laquelle s’élevait le presbytère; sa soutane noire, sa figure vénérable, encadrée de longs cheveux blancs et doucement éclairée par les dernières clartés du crépuscule, se dessinaient sur l’horizon, d’une transparence, d’une limpidité profondes: or pâle au couchant, saphir au zénith.

Le prêtre levait au ciel une de ses mains tremblantes, et abandonnait l’autre à Fleur-de-Marie, qui la couvrait de larmes.

Le capuchon de sa mante grise, à ce moment rabattu sur ses épaules, laissait voir le profil enchanteur de la jeune fille, son charmant regard suppliant et baigné de larmes… son cou d’une blancheur éblouissantes, où se voyait l’attache soyeuse de ses jolis cheveux blonds.

Cette scène simple et grande offrait un contraste, une coïncidence bizarre, avec l’ignoble scène qui, presque au même instant, se passait dans les profondeurs du chemin creux entre le Maître d’école et la Chouette.

Caché dans les ténèbres d’un noir ravin, assailli de lâches terreurs, un effroyable meurtrier, portant la peine de ses forfaits, s’était aussi agenouillé… mais devant sa complice, furie railleuse, vengeresse, qui le tourmentait sans merci et le poussait à de nouveaux crimes… sa complice… cause première des malheurs de Fleur-de-Marie.

De Fleur-de-Marie que torturait un remords incessant.

L’exagération de sa douleur n’était-elle pas concevable? Entourée depuis son enfance d’êtres dégradés, méchants, infâmes; quittant sa prison pour l’antre de l’ogresse, autre prison horrible; n’étant jamais sortie des cours de sa geôle ou des rues caverneuses de la Cité, cette malheureuse jeune fille n’avait-elle pas vécu jusqu’alors dans l’ignorance profonde du beau et du bien, aussi étrangère aux sentiments nobles et religieux qu’aux splendeurs magnifiques de la nature?

Et voilà que tout à coup elle abandonne son cloaque infect pour une retraite charmante et rustique, sa vie immonde, pour partager une existence heureuse et paisible avec les êtres les plus vertueux; les plus tendres, les plus compatissants à ses infortunes…

Enfin tout ce qu’il y a d’admirable dans la créature et dans la création se révèle à la fois et en un moment à son âme étonnée. À ce spectacle imposant, son esprit s’agrandit, son intelligence se développe, ses nobles instincts s’éveillent… Et c’est parce que son esprit s’est agrandi, parce que son intelligence s’est développée, parce que ses nobles instincts se sont éveillés… qu’ayant la conscience de la dégradation première, elle ressent pour sa vie passée une douloureuse et incurable horreur, et comprend, hélas! ainsi qu’elle le dit, qu’il est des souillures qui ne s’effacent jamais…

– Ô malheur à moi! disait la Goualeuse désespérée, ma vie tout entière, fût-elle aussi longue, aussi pure que la vôtre, mon père, sera désormais flétrie par la conscience et par le souvenir du passé… Malheur à moi!

– Bonheur pour vous, au contraire, Marie, bonheur pour vous, à qui le Seigneur envoie ces remords pleins d’amertume, mais salutaires! Ils prouvent la religieuse susceptibilité de votre âme! Tant d’autres, moins noblement bien douées que vous, eussent, à votre place, vite oublié le passé pour ne songer qu’à jouir de la félicité présente! Une âme délicate comme la vôtre rencontre des souffrances là où le vulgaire ne ressent aucune douleur! Mais chacune de ces souffrances vous sera comptée là-haut. Croyez-moi, Dieu ne vous a laissé un moment dans la voie mauvaise que pour vous réserver la gloire du repentir et la récompense éternelle due à l’expiation! Ne l’a-t-il pas dit lui-même: «Ceux-là qui font le bien sans combat, et qui viennent à moi le sourire aux lèvres, ceux-là sont mes élus; mais ceux-là qui, blessés dans la lutte, viennent à moi saignants et meurtris, ceux-là sont les élus d’entre mes élus!…» Courage donc, mon enfant!… soutien, appui, conseils, rien ne vous manquera… Je suis bien vieux, mais Mme Georges, mais M. Rodolphe ont encore de longues années à vivre… M. Rodolphe, surtout… qui vous témoigne tant d’intérêt… qui suit vos progrès avec une sollicitude si éclairée… Dites, Marie, dites, pourriez-vous jamais regretter de l’avoir rencontré?

La Goualeuse allait répondre lorsqu’elle fut interrompue par la paysanne dont nous avons parlé, qui, suivant la même route que la jeune fille et l’abbé, venait de les rejoindre. C’était une des servantes de la ferme.

– Pardon, excuse, monsieur le curé, dit-elle au prêtre, mais Mme Georges m’a dit d’apporter ce panier de fruits au presbytère, et qu’en même temps je ramènerais Mlle Marie, car il se fait tard; mais j’ai pris Turc avec moi, dit la fille de ferme en caressant un énorme chien des Pyrénées, qui eût défié un ours au combat. Quoiqu’il n’y ait jamais de mauvaise rencontre dans le pays, c’est toujours plus prudent.

– Vous avez raison, Claudine; nous voici d’ailleurs arrivés au presbytère; vous remercierez Mme Georges pour moi.

Puis, s’adressant tout bas à la Goualeuse, le curé lui dit d’un ton grave:

– Il faut que je me rende demain à la conférence du diocèse; mais je serai de retour sur les cinq heures. Si vous le voulez, mon enfant, je vous attendrai au presbytère. Je vois, à l’état de votre esprit, que vous avez besoin de vous entretenir longuement encore avec moi.

– Je vous remercie, mon père, répondit Fleur-de-Marie; demain je viendrai, puisque vous voulez bien me le permettre.

– Mais nous voici arrivés à la porte du jardin, dit le prêtre; laissez ce panier là, Claudine, ma gouvernante le prendra. Retournez vite à la ferme avec Marie; car la nuit est presque venue et le froid augmente. À demain, Marie, à cinq heures!

– À demain, mon père.

L’abbé rentra dans son jardin.

La Goualeuse et Claudine, suivies de Turc, reprirent le chemin de la métairie.

III La rencontre

La nuit était venue, claire et froide.

Suivant les avis du Maître d’école, la Chouette avait gagné avec ce brigand un endroit du chemin creux plus éloigné du sentier et plus rapproché du carrefour où Barbillon attendait avec le fiacre.

Tortillard, posté en vedette, guettait le retour de Fleur-de-Marie, qu’il devait attirer dans ce guet-apens en la suppliant de venir à son aide pour secourir une pauvre vieille femme.

Le fils de Bras-Rouge avait fait quelques pas en dehors du ravin pour aller à la découverte, lorsque, prêtant l’oreille, il entendit au loin la Goualeuse parler à la paysanne qui l’accompagnait.

La Goualeuse n’étant plus seule, tout était manqué. Tortillard se hâta de redescendre dans le ravin et de courir avertir la Chouette.

– Il y a quelqu’un avec la jeune fille, dit-il d’une voix basse et essoufflée.

– Que le béquilleur lui fauche le colas [22], à cette petite gueuse! s’écria la Chouette en fureur.

– Avec qui est-elle? demanda le Maître d’école.

– Sans doute avec la paysanne qui tout à l’heure a passé dans le sentier, suivie d’un gros chien. J’ai reconnu la voix d’une femme, dit Tortillard; tenez… entendez-vous… entendez-vous le bruit de leurs sabots?…

En effet, dans le silence de la nuit, les semelles de bois résonnaient au loin sur la terre durcie par la gelée.

– Elles sont deux… Je peux me charger de la petite à la mante grise; mais l’autre! Comment faire? Fourline n’y voit pas… et Tortillard est trop faible pour amortir cette camarade que le diable étrangle! Comment faire? répéta la Chouette.

– Je ne suis pas fort; mais si vous voulez, je me jetterai aux jambes de la paysanne qui a un chien, je m’y accrocherai des mains et des dents: je ne lâcherai pas, allez!… Pendant ce temps-là vous entraînerez bien la petite… vous, la Chouette.

– Et si elles crient, si elles regimbent, on les entendra de la ferme, reprit la borgnesse, et on aura le temps de venir à leur secours avant que nous ayons rejoint le fiacre de Barbillon… C’est pas déjà si commode à emporter une femme qui se débat!

– Et elles ont un gros chien avec elles! dit Tortillard.

– Bah! bah! si ce n’était que ça, d’un coup de soulier je lui casserai la gargoine, à leur chien, dit la Chouette.

– Elles approchent, reprit Tortillard en prêtant de nouveau l’oreille au bruit de pas lointains, elles vont descendre dans le ravin.

– Mais parle donc, Fourline, dit la Chouette au Maître d’école; qu’est-ce que tu conseilles, gros têtard?… Est-ce que tu deviens muet?

– Il n’y a rien à faire aujourd’hui, répondit le brigand.

– Et les mille francs du monsieur en deuil, s’écria la Chouette, ils seront donc flambés? Plus souvent!… Ton couteau! ton couteau, Fourline! Je tuerai la camarade pour qu’elle ne nous gêne pas; quant à la petite, nous deux, Tortillard et moi, nous viendrons bien à bout de la bâillonner.

– Mais l’homme en deuil ne s’attend pas à ce que l’on tue quelqu’un…

– Eh bien! nous mettrons ce sang-là en extra sur son mémoire; faudra bien qu’il nous paye, puisqu’il sera notre complice.

– Les voilà!… Elles descendent, dit Tortillard à voix basse.

– Ton couteau, mon homme! s’écria la Chouette aussi à voix basse.

– Oh! la Chouette…, s’écria Tortillard avec effroi en étendant ses mains vers la borgnesse, c’est trop fort… la tuer… Oh! non, non!

– Ton couteau! je te dis…, répéta tout bas la Chouette, sans faire attention aux supplications de Tortillard et en se déchaussant à la hâte. Je vas ôter mes souliers, ajouta-t-elle, pour les surprendre en marchant à pas de loup derrière elles; il fait déjà sombre; mais je reconnaîtrai bien la petite à sa mante, et je refroidirai [23] l’autre.

– Non! dit le brigand, aujourd’hui c’est inutile; il sera toujours temps demain.

– Tu as peur, frileux! dit la Chouette avec un mépris farouche…

– Je n’ai pas peur, répondit le Maître d’école; mais tu peux manquer ton coup et tout perdre.

Le chien qui accompagnait la paysanne, éventant sans doute les gens embusqués dans le chemin creux, s’arrêta court, aboya avec furie et ne répondit pas aux appels réitérés de Fleur-de-Marie.

– Entends-tu leur chien? Les voilà… vite, ton couteau… ou sinon!… s’écria la Chouette d’un air menaçant.

– Viens donc me le prendre… de force! dit le Maître d’école.

– C’est fini! il est trop tard! s’écria la Chouette après avoir écouté un moment avec attention, les voilà passées… Tu me payeras ça! va, potence! ajouta-t-elle furieuse, en montrant le poing à son complice, mille francs de perdus par ta faute!

– Mille, deux mille, peut-être trois mille de gagnés, au contraire, reprit le Maître d’école d’un ton d’autorité. Écoute-moi, la Chouette, ajouta-t-il, et tu verras si j’ai eu tort de te refuser mon couteau… Tu vas retourner auprès de Barbillon… vous vous en irez tous les deux avec sa voiture au rendez-vous où vous attend le monsieur en deuil… vous lui direz qu’il n’y a rien à faire aujourd’hui, mais que demain ce sera enlevé…

– Et toi? murmura la Chouette toujours courroucée.

– Écoute encore: la petite va seule tous les soirs reconduire le prêtre; c’est un hasard si aujourd’hui elle a rencontré quelqu’un; il est probable que demain nous aurons meilleure chance: demain donc tu reviendras à cette heure, au carrefour, avec Barbillon et sa voiture.

– Mais toi? mais toi?

– Tortillard va me conduire à la ferme où demeure cette fille; il dira que nous sommes égarés, que je suis son père, un pauvre ouvrier mécanicien, aveuglé par accident; que nous allions à Louvres, chez un de nos parents qui pouvait nous donner quelques secours, et que nous nous sommes perdus dans les champs en voulant couper au court. Nous demanderons à passer la nuit à la ferme, dans un coin de l’étable. Jamais ça ne se refuse. Ces paysans nous croiront et nous donneront à coucher. Tortillard examinera bien les portes, les fenêtres, les issues de la maison: il y a toujours de l’argent chez ces gens-là à l’approche des fermages. Moi qui ai eu des terres, ajouta-t-il avec amertume, je sais ça. Nous sommes dans la première quinzaine de janvier… c’est le bon moment, c’est le temps où on paye les termes échus… La ferme est située, dites-vous, dans un endroit désert; une fois que nous en connaîtrons les entrées et les sorties, on pourra y revenir avec les amis: c’est une affaire à mitonner…

– Toujours têtard, et quelle sorbonne! dit la Chouette en se radoucissant; continue, Fourline.

– Demain matin, au lieu de quitter la ferme, je me plaindrai d’une douleur qui m’empêchera de marcher. Si on ne me croit pas, je montrerai la plaie que j’ai gardée depuis que j’ai brisé ma manille [24], et dont je souffre toujours. Je dirai que c’est une brûlure que je me suis faite avec une barre de fer rouge dans mon état de mécanicien; on me croira. Ainsi je resterai à la ferme une partie de la journée, pour que Tortillard ait encore le temps de tout bien examiner. Quand le soir arrivera, au moment où la petite sortira, comme d’habitude, avec le prêtre, je dirai que je suis mieux, et que je me trouve en état de partir. Moi et Tortillard nous suivrons la jeune fille de loin, nous reviendrons l’attendre ici en dehors du ravin. Nous connaissant déjà, elle n’aura pas de défiance en nous revoyant; nous l’aborderons… nous deux Tortillard… et une fois qu’elle sera à portée de mon bras, j’en réponds; elle est enflanquée, et les mille francs sont à nous. Ce n’est pas tout… dans deux ou trois jours nous pourrons donner l’affaire de la ferme au Barbillon ou à d’autres, et partager ensuite avec eux s’il y a quelque chose, puisque c’est nous qui auront nourri le poupart [25].

– Tiens, sans mirettes [26], t’as pas ton pareil, dit la Chouette en embrassant le Maître d’école. Mais si par hasard la petite ne reconduit pas le prêtre demain soir?

– Nous recommencerons après-demain, c’est un de ces morceaux qui se mangent froids et lentement; d’ailleurs ça fera des frais qui augmenteront la mémoire du monsieur en deuil; et puis, une fois dans la ferme, je saurai bien juger, d’après ce que j’entendrai dire, si nous avons chance d’enlever la petite par le moyen que nous tentons; sinon nous en chercherons un autre.

– Ça va, mon homme! Il est fameux, ton plan! Dis donc, Fourline, quand tu seras tout à fait infirme, faudra te faire grinche consultant; tu gagneras autant d’argent qu’un rat de prison [27]. Allons, embrasse ta Chouette, et dépêche-toi… ces paysans, ça se couche comme les poules. Je me sauve retrouver Barbillon; demain à quatre heures nous serons à la croix du carrefour avec lui et sa roulante à moins que d’ici là on ne l’arrête pour avoir escarpé le mari de la laitière… de la rue de la Vieille-Draperie. Mais, si ça n’est pas lui, ça sera un autre, puisque le faux fiacre appartient au monsieur en deuil, qui s’en est déjà servi. Un quart d’heure après notre arrivée au carrefour, je serai ici à t’attendre.

– C’est dit… À demain, la Chouette.

– Et moi, qui oubliais de donner de la cire à Tortillard, s’il y a quelque empreinte à prendre à la ferme! Tiens, sauras-tu bien t’en servir, fifi? dit la borgnesse en donnant un morceau de cire à Tortillard.

– Oui, oui, allez; papa m’a montré. J’ai pris pour lui l’empreinte de la serrure d’une petite cassette de fer que mon maître le charlatan garde dans son cabinet noir.

– À la bonne heure, et pour qu’elle ne colle pas, n’oublie pas de mouiller la cire après l’avoir bien échauffée dans ta main.

– Connu, connu! répondit Tortillard. Mais vous voyez, je fais tout ce que vous me dites, et ça… parce que vous m’aimez un petit peu? n’est-ce pas, la Chouette?

– Si je t’aime!… Je t’aime comme si je t’avais eu de feu le grand Napoléon! dit la Chouette en embrassant Tortillard, qui fut immodérément flatté de cette comparaison impériale. À demain, Fourline.

– À demain, reprit le Maître d’école.

La Chouette alla rejoindre le fiacre.

Le Maître d’école et Tortillard sortirent du chemin creux et se dirigèrent du côté de la ferme; la lumière qui brillait à travers les fenêtres leur servait de guide.

Étrange fatalité qui rapprochait ainsi Anselme Duresnel de sa femme, qu’il n’avait pas vue depuis sa condamnation aux travaux forcés.

IV La veillée

Est-il quelque chose de plus réjouissant à voir que la cuisine d’une grande métairie à l’heure du repas du soir, dans l’hiver surtout? Est-il quelque chose qui rappelle davantage le calme et le bien-être de la vie rustique!

On aurait pu trouver une preuve de ce que nous avançons dans l’aspect de la cuisine de la ferme de Bouqueval.

Son immense cheminée, haute de six pieds, large de huit, ressemblait à une grande baie de pierre ouverte sur une fournaise: dans l’âtre noir flamboyait un véritable bûcher de hêtre et de chêne. Ce brasier énorme envoyait autant de clarté que de chaleur dans toutes les parties de la cuisine et rendait inutile la lumière d’une lampe suspendue à la maîtresse poutre qui traversait le plafond.

De grandes marmites et des casseroles de cuivre rouge rangées sur des tablettes étincelaient de propreté; une antique fontaine du même métal brillait comme un miroir ardent non loin d’une huche de noyer, soigneusement cirée, d’où s’exhalait une appétissante odeur de pain tout chaud. Une table longue, massive, recouverte d’une nappe de grosse toile d’une extrême propreté, occupait le milieu de la salle; la place de chaque convive était marquée par une de ces assiettes de faïence, brunes au dehors, blanches au dedans, et par un couvert de fer luisant comme de l’argent.

Au milieu de la table, une grande soupière remplie de potage aux légumes fumait comme un cratère et couvrait de sa vapeur savoureuse un plat formidable de choucroute au jambon et un autre plat non moins formidable de ragoût de mouton aux pommes de terre; enfin un quartier de veau rôti, flanqué de deux salades d’hiver accostées de deux corbeilles de pommes et de deux fromages, complétait l’abondante symétrie de ce repas. Trois ou quatre cruches de cidre pétillant, autant de miches de pain bis, grandes comme des meules de moulin, étaient à la discrétion des laboureurs.

Un vieux chien de berger, griffon noir, presque édenté, doyen émérite de la gent canine de la métairie, devait à son grand âge et à ses anciens services la permission de rester au coin du feu. Usant modestement et discrètement de ce privilège, le museau allongé sur ses deux pattes de devant, il suivait d’un œil attentif les différentes évolutions culinaires qui précédaient le souper.

Ce chien vénérable répondait au nom quelque peu bucolique de Lysandre.

Peut-être l’ordinaire des gens de cette ferme, quoique fort simple, semblera-t-il un peu somptueux; mais Mme Georges (en cela fidèle aux vues de Rodolphe) améliorait autant que possible le sort de ses serviteurs, exclusivement choisis parmi les gens les plus honnêtes et les plus laborieux du pays. On les payait largement, on rendait leur sort très-heureux, très-enviable; aussi, entrer comme métayer à la ferme de Bouqueval était le but de tous les bons laboureurs de la contrée: innocente ambition qui entretenait parmi eux une émulation d’autant plus louable qu’elle tournait au profit des maîtres qu’ils servaient, car on ne pouvait se présenter pour obtenir une des places vacantes à la métairie qu’avec l’appui des plus excellents antécédents.

Rodolphe créait ainsi sur une très-petite échelle une sorte de ferme modèle, non-seulement destinée à l’amélioration des bestiaux et des procédés aratoires, mais surtout à l’amélioration des hommes, et il atteignait ce but en intéressant les hommes à être probes, actifs, intelligents.

Après avoir terminé les apprêts du souper, et posé sur la table un broc de vin vieux destiné à accompagner le dessert, la cuisinière de la ferme alla sonner la cloche.

À ce joyeux appel, laboureurs, valets de ferme, laitières, filles de basse-cour, au nombre de douze ou quinze, entrèrent gaiement dans la cuisine. Les hommes avaient l’air mâle et ouvert; les femmes étaient avenantes et robustes, les jeunes filles alertes et gaies; toutes ces physionomies placides respiraient la bonne humeur, la quiétude et le contentement de soi; ils s’apprêtaient avec une sensibilité naïve à faire honneur à ce repas bien gagné par les rudes labeurs de la journée.

Le haut de la table fut occupé par un vieux laboureur à cheveux blancs, au visage loyal, au regard franc et hardi, à la bouche un peu moqueuse; véritable type du paysan de bon sens, de ces esprits fermes et droits, nets et lucides, rustiques et malins, qui sentent leur vieux Gaulois d’une lieue.

Le père Châtelain (ainsi se nommait ce Nestor), n’ayant pas quitté la ferme depuis son enfance, était alors employé comme maître laboureur. Lorsque Rodolphe acheta la métairie, le vieux serviteur lui fut justement recommandé; il le garda et l’investit, sous les ordres de Mme Georges, d’une sorte de surintendance des travaux de culture. Le père Châtelain exerçait sur ce personnel de la ferme une haute influence due à son âge, à son savoir, à son expérience.

Tous les paysans se placèrent.

Après avoir dit le Benedicite à haute voix, le père Châtelain, suivant un vieil et saint usage, traça une croix sur un des pains avec la pointe de son couteau et en coupa un morceau représentant la part de la Vierge ou la part du pauvre: il versa ensuite un verre de vin sous la même invocation, et plaça le tout sur une assiette qui fut pieusement placée au milieu de la table.

À ce moment les chiens de garde aboyèrent avec force; le vieux Lysandre leur répondit par un grognement sourd, retroussa sa lèvre et laissa voir deux ou trois crocs encore respectables.

– Il y a quelqu’un le long des murs de la cour, dit le père Châtelain.

À peine avait-il dit ces paroles que la cloche de la grande porte tinta.

– Qui peut venir si tard? dit le vieux laboureur, tout le monde est rentré… Va toujours voir, Jean-René.

Jean-René, jeune garçon de ferme, remit avec regret dans son assiette une énorme cuillerée de soupe brûlante sur laquelle il soufflait d’une force à désespérer Éole, et sortit de la cuisine.

– Voilà depuis bien longtemps la première fois que Mme Georges et Mlle Marie ne viennent pas s’asseoir au coin du feu pour assister à notre souper, dit le père Châtelain; j’ai une rude faim, mais je mangerai de moins bon appétit.

– Mme Georges est montée dans la chambre de Mlle Marie, car, en revenant de reconduire M. le curé, mademoiselle s’est trouvée un peu souffrante et s’est couchée, répondit Claudine, la robuste fille qui avait ramené la Goualeuse du presbytère, et ainsi renversé sans le savoir les sinistres desseins de la Chouette.

– Notre bonne Mlle Marie est seulement indisposée… mais elle n’est pas malade, n’est-ce pas? demanda le vieux laboureur avec inquiétude.

– Non, non, Dieu merci! père Châtelain; Mme Georges a dit que ça ne serait rien, reprit Claudine; sans cela elle aurait envoyé chercher à Paris M. David, ce médecin nègre… qui a déjà soigné Mlle Marie lorsqu’elle a été malade. C’est égal, c’est tout de même bien étonnant, un médecin noir! Si c’était pour moi, je n’aurais pas du tout de confiance. Un médecin blanc, à la bonne heure… c’est chrétien.

– Est-ce que M. David n’a pas guéri Mlle Marie qui était languissante dans les premiers temps?

– Si, père Châtelain.

– Eh bien?

– C’est égal, un médecin noir, ça a comme quelque chose d’effrayant.

– Est-ce qu’il n’a pas remis sur pied la vieille Anique, qui, à la suite d’une plaie aux jambes, ne pouvait tant seulement bouger de son lit depuis trois ans?

– Si, si, père Châtelain.

– Eh bien! ma fille?

– Oui, père Châtelain; mais un médecin noir… pensez donc… tout noir, tout noir…

– Écoute, ma fille: de quelle couleur est ta génisse Musette?

– Blanche, père Châtelain, blanche comme un cygne et fameuse laitière; on peut dire cela sans l’exposer à rougir.

– Et ta génisse Rosette?

– Noire comme un corbeau, père Châtelain; fameuse laitière aussi, faut être juste pour tout le monde.

– Et le lait de cette génisse noire, de quelle couleur est-il?

– Mais… blanc, père Châtelain… C’est tout simple, blanc comme neige.

– Aussi blanc et aussi bon que celui de Musette?

– Mais, oui, père Châtelain.

– Quoique Rosette soit noire?

– Quoique Rosette soit noire… Qu’est-ce que ça fait au lait que la vache soit noire, rousse ou blanche?

– Ça ne fait rien?

– Rien de rien, père Châtelain.

– Eh bien! alors, ma fille, pourquoi ne veux-tu pas qu’un médecin noir soit aussi bon qu’un médecin blanc?

– Dame… père Châtelain, c’était par rapport à la peau, dit la jeune fille après un moment de cogitation profonde. Mais au fait, puisque Rosette la noire a d’aussi bon lait que Musette la blanche, la peau n’y fait rien.

Ces réflexions physiognomoniques de Claudine sur la différence des races blanche et noire furent interrompues par le retour de Jean-René, qui soufflait dans ses doigts avec autant de vigueur qu’il avait soufflé sur sa soupe.

– Oh! quel froid! quel froid il fait cette nuit… il gèle à pierre fendre, dit-il en entrant; vaut mieux être dedans que dehors par un temps pareil. Quel froid!

– Gelée commencée par un vent d’est sera rude et longue; tu dois savoir ça, garçon. Mais qui a sonné? demanda le doyen des laboureurs.

– Un pauvre aveugle et un enfant qui le conduit, père Châtelain.

V L’hospitalité

– Et qu’est-ce qu’il veut, cet aveugle? demanda le père Châtelain à Jean-René.

– Ce pauvre homme et son fils se sont égarés en voulant aller à Louvres par la traverse; comme il fait un froid de loup et que la nuit est noire, car le ciel se couvre, l’aveugle et son enfant demandent à passer la nuit à la ferme, dans un coin de l’étable.

– Mme Georges est si bonne qu’elle ne refuse jamais l’hospitalité à un malheureux; elle consentira, bien sûr, à ce qu’on donne à coucher à ces pauvres gens… mais il faut la prévenir. Vas-y, Claudine.

Claudine disparut.

– Et où attend-il ce brave homme? demanda le père Châtelain.

– Dans la petite grange.

– Pourquoi l’as-tu mis dans la grange?

– S’il était resté dans la cour, les chiens l’auraient mangé tout cru, lui et son petit. Oui, père Châtelain, j’avais beau dire: «Tout beau, Médor… ici, Turc… à bas, Sultan!…» J’ai jamais vu des déchaînés pareils. Et pourtant, à la ferme, on ne les dresse pas à mordre sur le pauvre, comme dans bien des endroits…

– Ma foi, mes enfants, la part du pauvre aura été ce soir réservée pour tout de bon… Serrez-vous un peu… Bien! Mettons deux couverts de plus, l’un pour l’aveugle, l’autre pour son fils; car sûrement Mme Georges leur laissera passer la nuit ici.

– C’est tout de même étonnant que les chiens soient furieux comme ça, dit Jean-René; il y avait surtout Turc, que Claudine a emmené en allant ce soir au presbytère… il était comme un possédé… En le flattant pour l’apaiser, j’ai senti les poils de son dos tout hérissés… on aurait dit d’un porc-épic. Qu’est-ce que vous dites de cela, hein! père Châtelain, vous qui savez tout?

– Je dis, mon garçon, moi qui sais tout, que les bêtes en savent encore plus long que moi… Lors de l’ouragan de cet automne, qui avait changé la petite rivière en torrent, quand je m’en revenais à nuit noire, avec mes chevaux de labour, assis sur le vieux cheval rouan, que le diable m’emporte si j’aurais su où passer à gué, car on n’y voyait pas plus que dans un four!… Eh bien! j’ai laissé la bride sur le cou du vieux rouan, et il a trouvé tout seul ce que nous n’aurions trouvé ni les uns ni les autres… Qui est-ce qui lui a appris cela?

– Oui, père Châtelain, qui est-ce qui lui a appris cela, au vieux cheval rouan?

– Celui qui apprend aux hirondelles à faire leur nid sur les toits, et aux bergeronnettes à faire leur nid au milieu des roseaux, mon garçon… Eh bien! Claudine, dit le vieil oracle à la laitière qui rentrait portant sous ses deux bras deux paires de draps bien blancs qui jetaient une suave odeur de sauge et de verveine, eh bien! Mme Georges a ordonné de faire souper et coucher ici ce pauvre aveugle et son fils, n’est-ce pas?

– Voilà des draps pour faire leurs lits dans la petite chambre au bout du corridor, dit Claudine.

– Allons, va les chercher, Jean-René… Toi, ma fille, approche deux chaises du feu, ils se réchaufferont un moment avant de se mettre à table… car le froid est dur cette nuit.

On entendit de nouveau les aboiements furieux des chiens et la voix de Jean-René qui tâchait de les apaiser.

La porte de la cuisine s’ouvrit brusquement: le Maître d’école et Tortillard entrèrent avec précipitation, comme s’ils eussent été poursuivis.

– Prenez donc garde à vos chiens! s’écria le Maître d’école avec frayeur; ils ont manqué nous mordre.

– Ils m’ont arraché un morceau de ma blouse, dit Tortillard encore pâle d’effroi.

– Excusez, mon brave homme, dit Jean-René en fermant la porte; mais je n’ai jamais vu nos chiens si méchants… C’est, bien sûr, le froid qui les agace… Ces bêtes n’ont pas de raison; elles veulent peut-être mordre pour se réchauffer!

– Allons, à l’autre maintenant! dit le laboureur en arrêtant le vieux Lysandre au moment où, grondant d’un air menaçant, il allait s’élancer sur les nouveaux venus. Il a entendu les autres chiens aboyer de furie, il veut faire comme eux. Veux-tu aller te coucher tout de suite, vieux sauvage!… Veux-tu…

À ces mots du père Châtelain, accompagnés d’un coup de pied significatif, Lysandre regagna, toujours grondant, sa place de prédilection au coin du foyer.

Le Maître d’école et Tortillard restaient à la porte de la cuisine, n’osant pas avancer.

Enveloppé d’un manteau bleu à collet de fourrure, son chapeau enfoncé sur le bonnet noir qui lui cachait presque entièrement le front, le brigand tenait la main de Tortillard, qui se pressait contre lui en regardant les paysans avec défiance; l’honnêteté de ces physionomies déroutait et effrayait presque le fils de Bras-Rouge.

Les natures mauvaises ont aussi leurs répulsions et leurs sympathies.

Les traits du Maître d’école étaient si hideux que les habitants de la ferme restèrent un instant frappés, les uns de dégoût, les autres d’effroi. Cette impression n’échappa pas à Tortillard; la frayeur des paysans le rassura, et il fut fier de l’épouvante qu’inspirait son compagnon. Ce premier mouvement passé, le père Châtelain, ne songeant qu’à remplir les devoirs de l’hospitalité, dit au Maître d’école:

– Mon brave homme, avancez près du feu, vous vous réchaufferez d’abord. Vous souperez ensuite avec nous, car vous arrivez au moment où nous allions nous mettre à table. Tenez, asseyez-vous là. Mais à quoi ai-je la tête! ajouta le père Châtelain; ce n’est pas à vous, mais à votre fils que je dois m’adresser, puisque, malheureusement, vous êtes aveugle. Voyons, mon enfant, conduis ton père auprès de la cheminée.

– Oui, mon bon monsieur, répondit Tortillard d’un ton nasillard, patelin et hypocrite; que le bon Dieu vous rende votre bonne charité!… Suis-moi, pauvre papa, suis-moi… prends bien garde. Et l’enfant guida les pas du brigand.

Tous deux arrivèrent près de la cheminée.

D’abord Lysandre gronda sourdement; mais, ayant flairé un instant le Maître d’école, il poussa tout à coup cette sorte d’aboiement lugubre qui fait dire communément que les chiens hurlent à la mort.

«Enfer! se dit le Maître d’école. Est-ce donc le sang qu’ils flairent, ces maudits animaux? J’avais ce pantalon-là pendant la nuit de l’assassinat du marchand de bœufs…»

– Tiens, c’est étonnant, dit tout bas Jean-René, le vieux Lysandre qui hurle à la mort en sentant le bonhomme!

Alors il arriva une chose étrange.

Les cris de Lysandre étaient si perçants, si plaintifs que les autres chiens l’entendirent (la cour de la ferme n’étant séparée de la cuisine que par une fenêtre vitrée), et, selon l’habitude de la race canine, ils répétèrent à l’envi ces gémissements lamentables.

Quoique peu superstitieux, les métayers s’entre-regardèrent presque avec effroi.

En effet, ce qui se passait était singulier.

Un homme qu’ils n’avaient pu envisager sans horreur entrait dans la ferme. Les animaux jusqu’alors paisibles devenaient furieux et jetaient ces clameurs sinistres qui, selon les croyances populaires, prédisent les approches de la mort.

Le brigand lui-même, malgré son endurcissement, malgré son audace infernale, tressaillit un moment en entendant ces hurlements funèbres, mortuaires… qui éclataient à son arrivée, à lui… assassin.

Tortillard, sceptique, effronté comme un enfant de Paris, corrompu pour ainsi dire à la mamelle, resta seul indifférent à l’effet moral de cette scène. Délivré de la crainte d’être mordu, cet avorton railleur se moqua de ce qui atterrait les habitants de la ferme et de ce qui faisait frissonner le Maître d’école.

La première stupeur passée, Jean-René sortit, et l’on entendit bientôt les claquements de son fouet, qui dissipèrent les lugubres pressentiments de Turc, de Sultan et de Médor. Peu à peu les visages contristés des laboureurs se rassérénèrent. Au bout de quelques moments l’épouvantable laideur du Maître d’école leur inspira plus de pitié que d’horreur; ils plaignirent le petit boiteux de son infirmité, lui trouvèrent une mine futée très-intéressante et le louèrent beaucoup des soins empressés qu’il prodiguait à son père.

L’appétit des laboureurs, un moment oublié, se réveilla avec une nouvelle énergie, et l’on n’entendit pendant quelques instants que le bruit des fourchettes.

Tout en s’escrimant de leur mieux sur leurs mets rustiques, métayers et métayères remarquaient avec attendrissement les prévenances de l’enfant pour l’aveugle, auprès duquel on l’avait placé. Tortillard lui préparait ses morceaux, lui coupait son pain, lui versait à boire avec une attention toute filiale.

Ceci était le beau côté de la médaille, voici le revers:

Autant par cruauté que par l’esprit d’imitation naturel à son âge, Tortillard trouvait une jouissance cruelle à tourmenter le Maître d’école, à l’exemple de la Chouette, qu’il était fier de copier ainsi, et qu’il aimait avec une sorte de dévouement. Comment cet enfant pervers sentait-il le besoin d’être aimé? Comment se trouvait-il heureux du semblant d’affection que lui témoignait la borgnesse? Comment pouvait-il, enfin, s’émouvoir au lointain souvenir des caresses de sa mère? C’était encore une de ces fréquentes et nombreuses anomalies qui, de temps à autre, protestent heureusement contre l’unité dans le vice.

Nous l’avons dit, éprouvant, ainsi que la Chouette, un charme extrême à avoir, lui chétif, pour bête de souffrance un tigre muselé… Tortillard, assis à la table des laboureurs, eut la méchanceté de vouloir raffiner son plaisir en forçant le Maître d’école à supporter ses mauvais traitements sans sourciller.

Il compensa donc chacune de ses attentions ostensibles pour son père supposé par un coup de pied souterrain particulièrement adressé à une plaie très-ancienne que le Maître d’école, comme beaucoup de forçats, avait à la jambe droite, à l’endroit où pesait l’anneau de sa chaîne pendant son séjour au bagne.

Il fallut à ce brigand un courage d’autant plus stoïque pour cacher sa souffrance à chaque atteinte de Tortillard que ce petit monstre, afin de mettre sa victime dans une position plus difficile encore, choisissait pour ses attaques tantôt le moment où le Maître d’école buvait, tantôt le moment où il parlait.

Néanmoins l’impassibilité de ce dernier ne se démentit pas; il contint merveilleusement sa colère et sa douleur, pensant (et le fils de Bras-Rouge y comptait bien) qu’il serait très-dangereux pour le succès de ses desseins de laisser deviner ce qui se passait sous la table.

– Tiens, pauvre papa, voilà une noix tout épluchée, dit Tortillard en mettant dans l’assiette du Maître d’école un de ces fruits soigneusement détaché de sa coque.

– Bien, mon enfant, dit le père Châtelain; puis, s’adressant au brigand: Vous êtes sans doute bien à plaindre, brave homme; mais vous avez un si bon fils… que cela doit vous consoler un peu!

– Oui, oui, mon malheur est grand; et sans la tendresse de mon cher enfant… je…

Le Maître d’école ne put retenir un cri aigu. Le fils de Bras-Rouge avait cette fois rencontré le vif de la plaie; la douleur fut intolérable.

– Mon Dieu!… Qu’as-tu donc, pauvre papa? s’écria Tortillard d’une voix larmoyante, et, se levant, il se jeta au cou du Maître d’école.

Dans son premier mouvement de colère et de rage, le brigand voulut étouffer le petit boiteux entre ses bras d’Hercule et le pressa si violemment contre sa poitrine que l’enfant, perdant sa respiration, laissa entendre un sourd gémissement.

Mais, réfléchissant aussitôt qu’il ne pouvait se passer de Tortillard, le Maître d’école se contraignit et le repoussa sur sa chaise.

Dans tout ceci les paysans ne virent qu’un échange de tendresses paternelles et filiales: la pâleur et la suffocation de Tortillard leur parurent causées par l’émotion de ce bon fils.

– Qu’avez-vous donc, mon brave? demanda le père Châtelain. Votre cri de tout à l’heure a fait pâlir votre enfant… Pauvre petit… Tenez, il peut à peine respirer!

– Ce n’est rien, répondit le Maître d’école en reprenant son sang-froid. Je suis de mon état serrurier-mécanicien; il y a quelque temps, en travaillant au marteau une barre de fer rougie, je l’ai laissée tomber sur mes jambes, et je me suis fait une brûlure si profonde qu’elle n’est pas encore cicatrisée… Tout à l’heure je me suis heurté au pied de la table, et je n’ai pu retenir un cri de douleur.

– Pauvre papa! dit Tortillard, remis de son émotion et jetant un regard diabolique sur le Maître d’école, pauvre papa! C’est pourtant vrai, mes bons messieurs, on n’a jamais pu le guérir de sa jambe… Hélas! non, jamais! Oh! je voudrais bien avoir son mal, moi… pour qu’il ne l’ait plus, ce pauvre papa…

Les femmes regardèrent Tortillard avec attendrissement.

– Eh bien! mon brave homme, reprit le père Châtelain, il est malheureux pour vous que vous ne soyez pas venu à la ferme il y a trois semaines, au lieu d’y venir ce soir.

– Pourquoi cela?

– Parce que nous avons eu ici, pendant quelques jours, un docteur de Paris qui a un remède souverain pour les maux de jambe. Une bonne vieille femme du village ne pouvait pas marcher depuis trois ans; le docteur lui a mis de son onguent sur ses blessures. À présent, elle court comme un Basque, et elle se promet, au premier jour, d’aller à pied remercier son sauveur, allée des Veuves, à Paris… Vous voyez que d’ici il y a un bon bout de chemin. Mais qu’est-ce que vous avez donc? Encore cette maudite blessure?

Ces mots, «allée des Veuves», rappelaient de si terribles souvenirs au Maître d’école, qu’il n’avait pu s’empêcher de tressaillir et de contracter ses traits hideux.

– Oui, répondit-il en se remettant, encore un élancement…

– Bon papa, sois tranquille, je te bassinerai bien soigneusement ta jambe ce soir, dit Tortillard.

– Pauvre petit! dit Claudine, aime-t-il son père!

– C’est vraiment dommage, reprit le père Châtelain en s’adressant au Maître d’école, que ce digne médecin ne soit pas ici; mais, j’y pense, il est aussi charitable que savant; en retournant à Paris, faites-vous conduire chez lui par votre petit garçon, il vous guérira, j’en suis sûr; son adresse n’est pas difficile à retenir: allée des Veuves, n° 17. Si vous oubliez le numéro… peu importe, ils ne sont pas beaucoup de médecins dans cet endroit-là, et surtout de médecins nègres… car figurez-vous qu’il est nègre, cet excellent docteur David.

Les traits du Maître d’école étaient tellement couturés de cicatrices que l’on ne put s’apercevoir de sa pâleur.

Il pâlit pourtant… pâlit affreusement en entendant d’abord citer le numéro de la maison de Rodolphe, et ensuite parler de David… le docteur noir…

De ce Noir qui, par ordre de Rodolphe, lui avait infligé un supplice épouvantable, dont à chaque instant il subissait des terribles conséquences.

La journée était funeste au Maître d’école.

Le matin, il avait enduré les tortures de la Chouette et du fils de Bras-Rouge; il arrive à la ferme, les chiens hurlent à la mort à son aspect homicide et veulent le dévorer; enfin le hasard le conduit dans une maison où quelques jours auparavant se trouvait son bourreau.

Séparément, ces circonstances auraient suffi pour exciter tour à tour la rage ou la crainte de ce brigand; mais, se précipitant dans l’espace de quelques heures, elles lui portèrent un coup violent.

Pour la première fois de sa vie, il éprouva une sorte de terreur superstitieuse… il se demanda si le hasard amenait seul des incidents si étranges.

Le père Châtelain, ne s’étant pas aperçu de la pâleur du Maître d’école, reprit:

– Du reste, mon brave homme, lorsque vous partirez, on donnera l’adresse du docteur à votre fils, et ce sera obliger M. David que le mettre à même de rendre service à quelqu’un: il est si bon, si bon! C’est dommage qu’il ait toujours l’air triste… Mais, tenez, buvons un coup à la santé de votre futur sauveur.

– Merci, je n’ai plus soif, dit le Maître d’école d’un air sombre.

– Bois donc, cher bon papa, bois donc, ça te fera du bien… à ton pauvre estomac, ajouta Tortillard en mettant le verre dans les mains de l’aveugle.

– Non, non, je ne veux plus boire, dit celui-ci.

– Ce n’est plus du cidre que je vous ai versé, mais du vieux vin, dit le laboureur. Il y a bien des bourgeois qui n’en boivent pas de pareil. Dame! ce n’est pas une ferme comme une autre que celle-ci. Qu’est-ce que vous dites de notre ordinaire?

– Il est très-bon, répondit machinalement le Maître d’école de plus en plus absorbé dans de sinistres pensées.

– Eh bien! c’est tous les jours comme ça: bon travail et bon repas, bonne conscience et bon lit; en quatre mots, voilà notre vie: nous sommes sept cultivateurs ici, et, sans nous vanter, nous faisons autant de besogne que quatorze, mais on nous paye comme quatorze. Aux simples laboureurs, cent cinquante écus par an; aux laitières et aux filles de ferme, soixante écus! Et à partager entre nous un cinquième des produits de la ferme. Dame! vous comprenez que nous ne laissons pas la terre un brin se reposer, car la pauvre vieille nourricière, tant plus elle produit, tant plus nous avons.

– Votre maître ne doit guère s’enrichir en vous avantageant de la sorte, dit le Maître d’école.

– Notre maître!… Oh! ça n’est pas un maître comme les autres. Il a une manière de s’enrichir qui n’est qu’à lui.

– Que voulez-vous dire? demanda l’aveugle, qui désirait engager la conversation pour échapper aux noires idées qui le poursuivaient; votre maître est donc bien extraordinaire?

– Extraordinaire en tout, mon brave homme; mais, tenez, le hasard vous a amené ici, puisque ce village est éloigné de tout grand chemin. Vous n’y reviendrez sans doute jamais; vous ne le quitterez pas du moins sans savoir ce qu’est notre maître et ce qu’il fait de cette ferme; en deux mots, je vas vous dire ça, à condition que vous le répéterez à tout le monde. Vous verrez, c’est aussi bon à dire qu’à entendre.

– Je vous écoute, reprit le Maître d’école.

VI Une ferme modèle

– Et vous ne serez pas fâché de m’avoir entendu, dit le père Châtelain au Maître d’école. Figurez-vous qu’un jour notre maître s’est dit: «Je suis très-riche, c’est bon; mais, comme ça ne me fait pas dîner deux fois, si je faisais dîner ceux qui ne dînent pas du tout, et dîner mieux de braves gens qui ne mangent pas à leur faim?… Ma foi, ça me va: vite à l’œuvre!» Et notre maître s’est mis à l’œuvre. Il a acheté cette ferme, qui alors n’avait pas un grand faire-valoir, et n’employait guère plus de deux charrues: je sais cela, je suis né ici. Notre maître a augmenté les terres, vous saurez tout à l’heure pourquoi. À la tête de la ferme il a mis une digne femme aussi respectable que malheureuse, c’est toujours comme ça qu’il choisit, et il lui a dit: «Cette maison sera, comme la maison du bon Dieu, ouverte aux bons, fermée aux méchants; on en chassera les mendiants paresseux, mais on y donnera toujours l’aumône du travail à ceux qui ont bon courage: cette aumône-là n’humilie pas qui la reçoit et profite à qui la donne: le riche qui ne la fait pas est un mauvais riche.» C’est notre maître qui dit ça; par ma foi! il a raison, mais il fait mieux que de dire, il agit. Autrefois il y avait un chemin direct d’ici à Écouen qui raccourcissait d’une bonne lieue; mais, dame! il était si effondré, qu’on n’y pouvait plus passer, c’était la mort aux chevaux et aux voitures; quelques corvées et un peu d’argent fournis par un chacun des fermiers du pays auraient remis la route en état; mais, tant plus un chacun avait envie de voir cette route en état, tant plus un chacun renâclait à fournir argent et corvée. Notre maître, voyant ça, dit: «Le chemin sera fait; mais, comme ceux qui pourraient y contribuer n’y contribuent pas, comme c’est environ un chemin de luxe, il profitera un jour à ceux qui ont chevaux et voitures; mais il profitera d’abord à ceux qui n’ont que leurs deux bras, du cœur et pas de travail.» Ainsi, par exemple, un gaillard robuste frappe-t-il à la ferme en disant: «J’ai faim et je manque d’ouvrage. – Mon garçon, voilà une bonne soupe, une pioche, une pelle: on va vous conduire au chemin d’Écouen, faites chaque jour deux toises de cailloutis, et chaque soir vous aurez quarante sous, une toise vingt sous, une demi-toise, dix sous, sinon rien.» Moi, à la brune, en revenant des champs, je vais inspecter le chemin et m’assurer de ce que chacun a fait.

– Et quand on pense qu’il y a eu deux sans-cœur assez gredins pour manger la soupe et voler la pioche et la pelle! dit Jean-René avec indignation, ça dégoûterait de faire le bien.

– Ça, c’est vrai, dirent quelques laboureurs.

– Allons donc, mes enfants! reprit le père Châtelain. Voire… on ne ferait donc ni plantations ni semailles, parce qu’il y a des chenilles, des charançons, et autres mauvaises bestioles rongeuses de feuilles ou grugeuses de grain? Non, non, on écrase les vermines; le bon Dieu, qui n’est pas chiche, fait pousser de nouveaux bourgeons, de nouveaux épis, le dommage est réparé, et l’on ne s’aperçoit tant seulement pas que les bêtes malfaisantes ont passé par là. N’est-ce pas, mon brave homme? dit le vieux laboureur au Maître d’école.

– Sans doute, sans doute, reprit celui-ci, qui semblait depuis quelques moments réfléchir profondément.

– Quant aux femmes et aux enfants, il y a aussi du travail pour eux et pour leurs forces, ajouta le père Châtelain.

– Et malgré ça, dit Claudine la laitière, le chemin n’avance pas vite.

– Dame, ma fille, ça prouve qu’heureusement dans le pays les braves gens ne manquent pas d’ouvrage.

– Mais à un infirme, à moi, par exemple, dit tout à coup le Maître d’école, est-ce qu’on ne m’accorderait pas la charité d’une place dans un coin de la ferme, un morceau de pain et un abri, pour le peu de temps qui me reste à vivre? Oh! si cela se pouvait, mes bonnes gens, je passerais ma vie à remercier votre maître.

Le brigand parlait alors sincèrement. Il ne se repentait pas pour cela de ses crimes; mais l’existence paisible, heureuse, des laboureurs excitait d’autant plus son envie qu’il songeait à l’avenir effrayant que lui réservait la Chouette; avenir qu’il avait été loin de prévoir et qui lui faisait regretter davantage encore d’avoir, en rappelant sa complice auprès de lui, perdu pour jamais la possibilité de vivre auprès des honnêtes gens chez lesquels le Chourineur l’avait placé.

Le père Châtelain regarda le Maître d’école avec étonnement.

– Mais, mon pauvre homme, lui dit-il, je ne vous croyais pas tout à fait sans ressources.

– Hélas! mon Dieu, si… j’ai perdu la vue par un accident de mon métier. Je vais à Louvres chercher des secours chez un parent éloigné; mais vous comprenez, quelquefois les gens sont si égoïstes, si durs…, dit le Maître d’école.

– Oh! il n’y a pas d’égoïsme qui tienne, reprit le père Châtelain; un bon et honnête ouvrier comme vous, malheureux comme vous avec un enfant si gentil, si bon, ça attendrirait des pierres. Mais le maître qui vous employait avant votre accident, comment ne fait-il rien pour vous?

– Il est mort, dit le Maître d’école après un moment d’hésitation; et c’était mon seul protecteur.

– Mais l’hospice des aveugles?

– Je n’ai pas l’âge d’y entrer.

– Pauvre homme! vous êtes bien à plaindre!

– Eh bien! vous croyez que si je ne trouve pas à Louvres les secours que j’espère, votre maître, que je respecte déjà sans le connaître, n’aura pas pitié de moi?

– Malheureusement, voyez-vous, la ferme n’est pas un hospice. Ordinairement, ici, on accorde aux infirmes de passer une nuit ou un jour à la ferme, puis on leur donne un secours, et que le bon Dieu les ait en aide!

– Ainsi je n’ai aucun espoir d’intéresser votre maître à mon triste sort? dit le brigand avec un soupir de regret.

– Je vous dis la règle, mon brave homme; mais notre maître est si compatissant, si généreux, qu’il est capable de tout.

– Vous croyez? s’écria le Maître d’école. Il serait possible qu’il consentit à me laisser vivre ici dans un coin? Je serais heureux de si peu!

– Je vous dis que notre maître est capable de tout. S’il consent à vous garder à la ferme, vous n’auriez pas à vous cacher dans un coin; vous seriez traité comme nous donc!… comme aujourd’hui. On trouverait de quoi occuper votre enfant selon ses forces; bons conseils et bons exemples ne lui manqueraient point; notre vénérable curé l’instruirait avec les autres enfants du village, et il grandirait dans le bien, comme on dit. Mais pour ça, tenez, il faudrait demain matin parler tout franchement à Notre-Dame-de-Bon-Secours.

– Comment? dit le Maître d’école.

– Nous appelons ainsi notre maîtresse. Si elle s’intéresse à vous, votre affaire est sûre. En fait de charité, notre maître ne sait rien refuser à notre dame.

– Oh! alors je lui parlerai, je lui parlerai! s’écria joyeusement le Maître d’école, se voyant déjà délivré de la tyrannie de la Chouette.

Cette espérance trouva peu d’écho chez Tortillard, qui ne se sentait nullement disposé à profiter des offres du vieux laboureur et à grandir dans le bien sous les auspices d’un vénérable curé. Le fils de Bras-Rouge avait des penchants très-peu rustiques et l’esprit très-peu tourné à la bucolique; d’ailleurs, fidèle aux traditions de la Chouette, il aurait vu avec un vif déplaisir le Maître d’école se soustraire à leur commun despotisme: il voulait donc rappeler à la réalité le brigand, qui s’égarait déjà parmi de champêtres et riantes illusions.

– Oh! oui, répéta le Maître d’école, je lui parlerai, à Notre-Dame-de-Bon-Secours… elle aura pitié de moi, et…

Tortillard donna en ce moment et sournoisement un vigoureux coup de pied au Maître d’école et l’atteignit au bon endroit.

La souffrance interrompit et abrégea la phrase du brigand, qui répéta, après un tressaillement douloureux:

– Oui, j’espère que cette bonne dame aura pitié de moi.

– Pauvre bon papa, reprit Tortillard; mais tu comptes pour rien ma bonne tante, Mme la Chouette, qui t’aime si fort. Pauvre tante la Chouette!… Oh! elle ne t’abandonnera pas comme ça, vois-tu! Elle serait plutôt capable de venir te réclamer ici avec notre cousin M. Barbillon.

– Ce brave homme a des parents chez les poissons et les oiseaux, dit tout bas Jean-René d’un air prodigieusement malicieux, en donnant un coup de coude à Claudine, sa voisine.

– Grand sans-cœur, allez! de rire de ces malheureux, répondit tout bas la fille de ferme, en donnant à son tour à Jean-René un coup de coude à lui briser trois côtes.

– Mme la Chouette est une de vos parentes? demanda le laboureur au Maître d’école.

– Oui, c’est une de nos parentes, répondit-il avec un morne et sombre accablement.

Dans le cas où il trouverait à la ferme un refuge inespéré, il craignait que la borgnesse ne vînt par méchanceté le dénoncer; il craignait aussi que les noms étranges de ses prétendus parents, Mme la Chouette et M. Barbillon, cités par Tortillard, n’éveillassent les soupçons; mais à cet endroit ses craintes furent vaines; Jean-René seul y vit le texte d’une plaisanterie faite à voix basse et très-mal accueillie par Claudine.

– C’est une parente que vous allez trouver à Louvres? demanda le père Châtelain.

– Oui, dit le brigand, mais je crois que mon fils se trompe en comptant trop sur elle.

– Oh! mon pauvre papa, je ne me trompe pas… va… Elle est si bonne, ma tante la Chouette!… Tu sais bien, c’est elle qui t’a envoyé l’eau avec laquelle je bassine ta jambe… et la manière de s’en servir… C’est elle qui m’a dit: «Fais pour ton pauvre papa ce que je ferais moi-même, et le bon Dieu te bénira…» Oh! ma tante la Chouette… elle t’aime, mais elle t’aime si fort que…

– C’est bien, c’est bien, dit le Maître d’école en interrompant Tortillard, ça ne m’empêchera pas, en tout cas, de parler demain matin à la bonne dame d’ici… et d’implorer son appui auprès du respectable propriétaire de cette ferme; mais, ajouta-t-il pour changer de conversation et mettre un terme aux imprudents propos de Tortillard, mais, à propos du propriétaire de cette ferme, on m’avait promis de me dire ce qu’il y a de particulier dans l’organisation de la métairie où nous sommes.

– C’est moi qui vous ai promis cela, dit le père Châtelain, et je vais remplir ma promesse. Notre maître, après avoir ainsi imaginé ce qu’il appelle l’aumône du travail, s’est dit: «Il y a des établissements et des prix pour encourager l’amélioration des chevaux, des bestiaux, des charrues et de bien d’autres choses encore… Ma foi!… m’est avis qu’il serait un brin temps de moyenner aussi de quoi améliorer les hommes… Bonnes bêtes, c’est bien; bonnes gens, ça serait mieux, mais plus difficile. Lourde avoine et pré dru, eau vive et air pur, soins constants et sûr abri, chevaux et bestiaux viendront comme à souhait et vous donneront contentement; mais, pour les hommes, voire! c’est autre chose: on ne met pas un homme en grand-vertu comme un bœuf en grand-chair. L’herbage profite au bœuf, parce que l’herbage, savoureux au goût, lui plaît en l’engraissant; eh bien! m’est avis que, pour que les bons conseils profitent bien à l’homme, faudrait faire qu’il trouve son compte à les suivre…»

– Comme le bœuf trouve son compte à manger de bonne herbe, n’est-ce pas, père Châtelain?

– Justement, mon garçon.

– Mais, père Châtelain, dit un autre laboureur, on a parlé dans les temps d’une manière de ferme où des jeunes voleurs, qui avaient eu, malgré ça, une très-bonne conduite tout de même, apprenaient l’agriculture, et étaient soignés, choyés comme de petits princes?

– C’est vrai, mes enfants; il y a du bon là-dedans; c’est humain et charitable de ne jamais désespérer des méchants; mais faudrait faire aussi espérer les bons. Un honnête jeune homme, robuste et laborieux, ayant envie de bien faire et de bien apprendre, se présenterait à cette ferme de jeunes ex-voleurs, qu’on lui dirait: – Mon gars, as-tu un brin volé et vagabondé? – Non. – Eh bien! il n’y a pas de place ici pour toi.

– C’est pourtant vrai ce que vous dites là, père Châtelain, dit Jean-René. On fait pour des coquins ce qu’on ne fait pas pour les honnêtes gens; on améliore les bêtes et non pas les hommes.

– C’est pour donner l’exemple et remédier à ça, mon garçon, que notre maître, comme je l’apprends à ce brave homme, a établi cette ferme… «Je sais bien, a-t-il dit, que là-haut il y a des récompenses pour les honnêtes gens; mais là-haut… dame! c’est bien haut, c’est bien loin; et d’aucuns (il faut les plaindre, mes enfants) n’ont point la vue et l’haleine assez longue pour atteindre là; et puis où trouveraient-ils le temps de regarder là-haut? Pendant le jour, de l’aurore au coucher du soleil, courbés sur la terre, ils la bêchent et la rebêchent pour un maître; la nuit, ils dorment harassés sur leur grabat… Le dimanche, ils s’enivrent au cabaret pour oublier les fatigues d’hier et celles de demain. C’est qu’aussi ces fatigues sont stériles pour eux, pauvres gens! Après un travail forcé, leur pain est-il moins noir, leur couche moins dure, leur enfant moins malingre, leur femme moins épuisée à le nourrir?… le nourrir!… elle qui ne mange pas à sa faim! Non! non! non! Après ça, je sais bien, mes enfants, que noir est leur pain, mais c’est du pain; dur est leur grabat, mais c’est un lit; chétifs sont leurs enfants, mais ils vivent. Les malheureux supporteraient peut-être allègrement leur sort, s’ils croyaient qu’un chacun est comme eux. Mais ils vont à la ville ou au bourg le jour du marché, et là ils voient du pain blanc, d’épais et chauds matelas, des enfants fleuris comme des rosiers de mai, et si rassasiés, si rassasiés, qu’ils jettent du gâteau à des chiens. Dame!… alors, quand ils reviennent à leur hutte de terre, à leur pain noir, à leur grabat, ces pauvres gens se disent, en voyant leur petit enfant souffreteux, maigre, affamé, à qui ils auraient bien voulu apporter un de ces gâteaux que les petits riches jetaient aux chiens: «Puisqu’il faut qu’il y ait des riches et des pauvres, pourquoi ne sommes-nous pas nés riches? C’est injuste… Pourquoi chacun n’a-t-il pas son tour?» Sans doute, mes enfants, ce qu’ils disent là est déraisonnable… et ne sert pas à leur faire paraître leur joug plus léger; et pourtant ce joug dur et pesant, qui quelquefois blesse, écrase, il leur faut le porter sans relâche, et cela sans espoir de se reposer jamais… et de connaître un jour, un seul jour, le bonheur que donne l’aisance… Toute la vie comme ça, dame! ça paraît long… long comme un jour de pluie sans un seul petit rayon de soleil. Alors on va à l’ouvrage avec tristesse et dégoût. Finalement la plupart des gagés se disent: «À quoi bon travailler mieux et davantage! Que l’épi soit lourd ou léger, ça m’est tout un! À quoi bon me crever de beau zèle? Restons strictement honnêtes; le mal est puni, ne faisons pas le mal; le bien est sans récompense, ne faisons pas le bien… Ayons les qualités des bonnes bêtes de somme: patience, force et docilité…» Ces pensers-là sont malsains, mes enfants; de cette insouciance à la fainéantise il n’y a pas loin, et de la fainéantise au vice il y a moins loin encore… Malheureusement, ceux-là qui, ni bons ni méchants, ne font ni bien ni mal, sont le plus grand nombre; c’est donc ceux-là, a dit notre maître, qu’il faut améliorer, ni plus ni moins que s’ils avaient l’honneur d’être des chevaux, des bêtes à cornes ou à laine… Faisons qu’ils aient intérêt à être actifs, sages, laborieux, instruits et dévoués à leurs devoirs… prouvons-leur qu’en devenant meilleurs ils deviendront matériellement plus heureux… tout le monde y gagnera… Pour que les bons conseils leur profitent, donnons-leur ici-bas comme qui dirait un brin l’avant-goût du bonheur qui attend les justes là-haut…»Son plan bien arrêté, notre maître a fait savoir dans les environs qu’il lui fallait six laboureurs et autant de femmes ou filles de ferme, mais il voulait choisir ce monde-là parmi les meilleurs sujets du pays, d’après les renseignements qu’il ferait prendre chez les maires, chez les curés ou ailleurs. On devait être payé comme nous le sommes, c’est-à-dire comme des princes, nourri mieux que des bourgeois, et partager entre tous les travailleurs un cinquième des produits de la récolte; on resterait deux ans à la ferme, pour faire ensuite place à d’autres laboureurs choisis aux mêmes conditions; après cinq ans révolus, on pourrait se représenter s’il y avait des vacances… Aussi, depuis la fondation de la ferme, laboureurs et journaliers se disent dans les environs: «Soyons actifs, honnêtes, laborieux, faisons-nous remarquer par notre bonne conduite, et nous pourrons un jour avoir une des places de la ferme de Bouqueval; là nous vivrons comme en paradis durant deux ans; nous nous perfectionnerons dans notre état; nous emporterons un bon pécule et par là-dessus, en sortant d’ici, c’est à qui voudra nous engager, puisque pour entrer ici il faut un brevet d’excellent sujet.

– Je suis déjà retenu pour entrer à la ferme d’Arnouville, chez M. Dubreuil, dit Jean-René.

– Et moi, je suis engagé pour Gonesse, reprit un autre laboureur.

– Vous le voyez, mon brave homme, à cela tout le monde gagne: les fermiers des environs profitent doublement: il n’y a que douze places d’hommes et de femmes à donner, mais il se forme peut-être cinquante bons sujets dans le canton pour y prétendre; or ceux qui n’auront pas eu les places n’en resteront pas moins bons sujets, n’est-ce pas? Et, comme on dit, les morceaux en seront et en resteront toujours bons, car si on n’a pas la chance une fois, on espère l’avoir une autre; en fin de compte, ça fait nombre de braves gens de plus. Tenez… parlant par respect, pour un cheval ou pour un bétail qui gagne le prix de vitesse, de force ou de beauté, on fait cent élèves capables de disputer ce prix. Eh bien! ceux de ces cent élèves qui ne l’ont pas remporté, ce prix, n’en restent pas moins bons et vaillants… Hein? mon brave homme, quand je vous disais que notre ferme n’était pas une ferme ordinaire, et que notre maître n’était pas un maître ordinaire?

– Oh! non, sans doute… s’écria le Maître d’école, et plus sa bonté, sa générosité me semblent grandes, plus j’espère qu’il prendra en pitié mon triste sort. Un homme qui fait le bien si noblement, avec tant d’intelligence, ne doit pas regarder à un bienfait de plus ou de moins.

– Au contraire, il y regarde, mon brave, dit le père Châtelain; mais pour avoir à se glorifier d’une bonne action nouvelle; ce m’est avis que nous nous reverrons, bien sûr, à la ferme, et que ce n’est pas la dernière fois que vous vous asseyez à cette table!

– N’est-ce pas? Tenez, malgré moi j’espère… Oh! si vous saviez comme je suis heureux et reconnaissant! s’écria le Maître d’école.

– Je n’en doute pas, il est si bon, notre maître!

– Mais que je sache au moins son nom et aussi celui de la Dame-de -Bon-Secours, dit vivement le Maître d’école, que je puisse bénir d’avance ces nobles noms.

– Je comprends votre impatience, dit le laboureur. Ah! dame, vous vous attendez peut-être à des noms à grand fracas? Ah bien oui! ce sont des noms simples et doux comme des saints. Notre-Dame-de-Bon-Secours s’appelle Mme Georges… notre maître s’appelle M. Rodolphe.

– Ma femme!… mon bourreau!… murmura le brigand, foudroyé par cette révélation.

VII La nuit

Rodolphe!!! Mme Georges!!!

Le Maître d’école ne pouvait se croire abusé par une fortuite ressemblance de noms; avant de le condamner à un terrible supplice, Rodolphe lui avait dit porter à Mme Georges un vif intérêt. Enfin, la présence récente du nègre David dans cette ferme prouvait au Maître d’école qu’il ne se trompait pas.

Il reconnut quelque chose de providentiel, de fatal, dans cette dernière rencontre qui renversait les espérances qu’il avait un moment fondées sur la générosité du maître de cette ferme.

Son premier mouvement fut de fuir.

Rodolphe lui inspirait une invincible terreur; peut-être se trouvait-il à cette heure à la ferme… À peine remis de sa stupeur, le brigand se leva de table, prit la main de Tortillard et s’écria d’un air égaré:

– Allons-nous-en… conduis-moi… sortons d’ici!

Les laboureurs se regardèrent avec surprise.

– Vous en aller… maintenant! Vous n’y pensez pas, mon pauvre homme, dit le père Châtelain. Ah çà! quelle mouche vous pique? Est-ce que vous êtes fou?

Tortillard saisit adroitement cet à-propos, poussa un long soupir, et, mettant son index sur son front, il donna ainsi à entendre aux laboureurs que la raison de son prétendu père n’était pas fort saine.

Le vieux laboureur lui répondit par un signe d’intelligence et de compassion.

– Viens, viens, sortons! répéta le Maître d’école en cherchant à entraîner l’enfant.

Tortillard, absolument décidé à ne pas quitter un bon gîte pour courir les champs par cette froidure, dit d’une voix dolente:

– Mon Dieu! pauvre papa, c’est ton accès qui te reprend; calme-toi, ne sors pas par le froid de la nuit… ça te ferait mal… J’aimerais mieux, vois-tu, avoir le chagrin de te désobéir que de te conduire hors d’ici à cette heure. Puis, s’adressant aux laboureurs: N’est-ce pas, mes bons messieurs, que vous m’aiderez à empêcher mon pauvre papa de sortir?

– Oui, oui, sois tranquille, mon enfant, dit le père Châtelain, nous n’ouvrirons pas à ton père… Il sera bien forcé de coucher à la ferme!

– Vous ne me forcerez pas à rester ici! s’écria le Maître d’école; et puis d’ailleurs je gênerais votre maître… M. Rodolphe… Vous m’avez dit que la ferme n’était pas un hospice. Ainsi, encore une fois, laissez-moi sortir…

– Gêner notre maître! Soyez tranquille… Malheureusement, il n’habite pas la ferme, il n’y vient pas aussi souvent que nous le voudrions… Mais serait-il ici que vous ne le gêneriez pas du tout… Cette maison n’est pas un hospice, c’est vrai, mais je vous ai dit que les infirmes aussi à plaindre que vous pouvaient y passer un jour et une nuit.

– Votre maître n’est pas ici ce soir? demanda le Maître d’école d’un ton moins effrayé.

– Non; il doit venir, selon son habitude, dans cinq ou six jours. Ainsi, vous le voyez, vos craintes n’ont pas de sens. Il n’est pas probable que notre bonne dame descende maintenant, sans cela elle vous rassurerait. N’a-t-elle pas ordonné qu’on fasse votre lit ici? Du reste, si vous ne la voyez pas ce soir, vous lui parlerez demain avant votre départ… Vous lui ferez votre petite supplique, afin qu’elle intéresse notre maître à votre sort et qu’il vous garde à la ferme…

– Non, non! dit le brigand avec terreur, j’ai changé d’idée… mon fils a raison: ma parente de Louvres aura pitié de moi… J’irai la trouver.

– Comme vous voudrez, dit complaisamment le père Châtelain, croyant avoir affaire à un homme dont le cerveau était un peu fêlé. Vous partirez demain matin. Quant à continuer votre route ce soir avec ce pauvre petit, n’y comptez pas; nous y mettrons bon ordre.

Quoique Rodolphe ne fût pas à Bouqueval, les terreurs du Maître d’école étaient loin de se calmer. Bien qu’affreusement défiguré, il craignait encore d’être reconnu par sa femme qui d’un moment à l’autre pouvait descendre; et, dans ce cas, il était persuadé qu’elle le dénoncerait et le ferait arrêter, car il avait toujours pensé que Rodolphe, en lui infligeant un châtiment aussi terrible, avait voulu surtout satisfaire à la haine et à la vengeance de Mme Georges.

Mais le brigand ne pouvait quitter la ferme; il se trouvait à la merci de Tortillard. Il se résigna donc; et, pour éviter d’être surpris par sa femme, il dit au laboureur:

– Puisque vous m’assurez que cela ne gênera pas votre maître ni votre dame… j’accepte l’hospitalité que vous m’offrez; mais, comme je suis très-fatigué, je vais, si vous le permettez, aller me coucher; je voudrais repartir demain matin au point du jour.

– Oh! demain matin, à votre aise! On est matinal ici; et, de peur que vous ne vous égariez de nouveau, on vous mettra dans votre route.

– Moi, si vous voulez, j’irai conduire ce pauvre homme au bout du chemin, dit Jean-René, puisque Madame m’a dit de prendre la carriole pour aller chercher demain des sacs d’argent chez le notaire, à Villiers-le-Bel.

– Tu mettras ce pauvre aveugle dans sa route, mais tu iras sur tes jambes, dit le père Châtelain. Madame a changé d’avis tantôt; elle a réfléchi, avec raison, que ce n’était pas la peine d’avoir à la ferme et à l’avance une si grosse somme; il sera temps d’aller lundi prochain à Villiers-le-Bel; jusque-là, l’argent est aussi bien chez le notaire qu’ici.

– Madame sait mieux que moi ce qu’elle a à faire, mais qu’est-ce qu’il y a à craindre ici pour l’argent, père Châtelain?

– Rien, mon garçon, Dieu merci! Mais c’est égal, j’aimerais mieux avoir ici cinq cents sacs de blé que dix sacs d’écus.

– Voyons, reprit le père Châtelain en s’adressant au brigand et à Tortillard, venez, mon brave homme, et toi, suis-moi, mon petit enfant, ajouta-t-il en prenant un flambeau. Puis, précédant les deux hôtes de la ferme, il les conduisit dans une petite chambre du rez-de-chaussée, où ils arrivèrent après avoir traversé un long corridor sur lequel s’ouvraient plusieurs portes.

Le laboureur posa la lumière sur une table et dit au Maître d’école:

– Voici votre gîte; que le bon Dieu vous donne une nuit franche, mon brave homme! Quant à toi, mon enfant, tu dormiras bien, c’est de ton âge.

Le brigand alla s’asseoir, sombre et pensif, sur le bord du lit auprès duquel il fut conduit par Tortillard.

Le petit boiteux fit un signe d’intelligence au laboureur au moment où celui-ci sortit de la chambre, et le rejoignit dans le corridor.

– Que veux-tu, mon enfant? lui demanda le père Châtelain.

– Mon Dieu! mon bon monsieur, je suis bien à plaindre! Quelquefois mon pauvre papa a des attaques pendant la nuit, c’est comme des convulsions: je ne puis le secourir à moi tout seul: si j’étais obligé d’appeler du secours, est-ce qu’on m’entendrait d’ici?

– Pauvre petit! dit le laboureur avec intérêt, sois tranquille… Tu vois bien cette porte-là, à côté de l’escalier?

– Oui, mon bon monsieur, je la vois.

– Eh bien! un de nos valets de ferme couche toujours là, tu n’aurais qu’à aller l’éveiller, la clef est à sa porte; il viendrait t’aider à secourir ton père.

– Hélas! monsieur, ce garçon de ferme et moi nous ne viendrions peut-être pas à bout de mon pauvre papa si ses convulsions le prenaient… Est-ce que vous ne pourriez pas venir aussi, vous qui avez l’air si bon… si bon?

– Moi, mon enfant, je couche, ainsi que les autres laboureurs, dans un corps de logis tout au fond de la cour. Mais rassure-toi, Jean-René est vigoureux, il abattrait un taureau par les cornes. D’ailleurs, s’il fallait quelqu’un pour vous aider, il irait avertir notre vieille cuisinière: elle couche au premier à côté de notre dame et de notre demoiselle… et au besoin la bonne femme sert de garde-malade, tant elle est soigneuse.

– Oh! merci, merci! mon digne monsieur, je vas prier le bon Dieu pour vous, car vous êtes bien charitable d’avoir comme cela pitié de mon pauvre papa.

– Bien, mon enfant… Allons, bonsoir; il faut espérer que tu n’auras besoin du secours de personne pour contenir ton père. Rentre, il t’attend peut-être.

– J’y cours. Bonne nuit, monsieur.

– Dieu te garde, mon enfant!…

Et le vieux laboureur s’éloigna.

À peine eut-il le dos tourné que le petit boiteux lui fit ce geste suprêmement moqueur et insultant, familier aux gamins de Paris: geste qui consiste à se frapper la nuque du plat de la main gauche, et à plusieurs reprises, en lançant chaque fois en avant la main droite tout ouverte.

Avec une astuce diabolique, ce dangereux enfant venait de surprendre une partie des renseignements qu’il voulait avoir pour servir les sinistres projets de la Chouette et du Maître d’école. Il savait déjà que le corps du logis où il allait coucher n’était habité que par Mme Georges, Fleur-de-Marie, une vieille cuisinière et un garçon de ferme.

Tortillard, en rentrant dans la chambre qu’il occupait avec le Maître d’école, se garda bien de s’approcher de lui. Ce dernier l’entendit et lui dit à voix basse:

– D’où viens-tu encore, gredin?

– Vous êtes bien curieux, sans yeux…

– Oh! tu vas me payer tout ce que tu m’as fait souffrir et endurer ce soir, enfant de malheur! s’écria le Maître d’école: et il se leva furieux, cherchant Tortillard à tâtons, en s’appuyant aux murailles pour se guider. Je t’étoufferai, va, méchante vipère!…

– Pauvre papa… nous sommes donc bien gai, que nous jouons à colin-maillard avec notre petit enfant chéri? dit Tortillard en ricanant et en échappant le plus facilement du monde aux poursuites du Maître d’école.

Celui-ci, d’abord emporté par un mouvement de colère irréfléchi, fut bientôt obligé, comme toujours, de renoncer à atteindre le fils de Bras-Rouge.

Forcé de subir sa persécution effrontée jusqu’au moment où il pourrait se venger sans péril, le brigand, dévorant son courroux impuissant, se jeta sur son lit en blasphémant.

– Pauvre papa… est-ce que tu as une rage de dents… que tu jures comme ça? Et M. le curé, qu’est-ce qu’il dirait s’il t’entendait?… il te mettrait en pénitence…

– Bien! bien! reprit le brigand d’une voix sourde et contrainte après un long silence, raille-moi, abuse de mon malheur… lâche que tu es… C’est beau, va! C’est généreux!

– Oh! c’te balle! généreux! Que ça de toupet! s’écria Tortillard en éclatant de rire. Excusez!… avec ça que vous mettiez des mitaines pour ficher des volées à tout le monde à tort et à travers, quand vous n’étiez pas borgne de chaque œil!

– Mais je ne t’ai jamais fait de mal… à toi… pourquoi me tourmentes-tu ainsi?

– Parce que vous avez dit des sottises à la Chouette d’abord… Et quand je pense que Monsieur voulait se donner le genre de rester ici en faisant le câlin avec les paysans… monsieur voulait peut-être se mettre au lait d’ânesse?

– Gredin que tu es! Si j’avais eu la possibilité de rester à cette ferme, que le tonnerre écrase maintenant! tu m’en aurais presque empêché avec tes insolences.

– Vous! rester ici! En voilà une farce! Et qu’est-ce qui aurait été la bête de souffrance de Mme la Chouette? Moi peut-être? Merci, je sors d’en prendre.

– Méchant avorton!

– Avorton! tiens, raison de plus; je dis comme ma tante la Chouette, il n’y a rien de plus amusant que de vous faire rager à mort, vous qui me tueriez d’un coup de poing… c’est bien plus délicat que si vous étiez faible… Vous étiez joliment drôle, allez, ce soir, à table… Dieu de Dieu! quelle comédie je me donnais à moi tout seul… un vrai pourtour de la Gaîté! À chaque coup de pied que je vous allongeais en sourdine, la colère vous portait le sang à la tête et vos yeux blancs devenaient rouges au bord; il ne leur manquait qu’un peu de bleu au milieu; avec ça ils auraient été tricolores… deux vrais cocardes de sergent de ville, quoi!

– Allons, voyons, tu aimes à rire, tu es gai… bah!… c’est de ton âge; je ne me fâche pas, dit le Maître d’école d’un ton affectueux et dégagé, espérant apitoyer Tortillard; mais, au lieu de rester là à me blaguer, tu ferais mieux de te souvenir de ce que t’a dit la Chouette, que tu aimes tant; tu devrais tout examiner, prendre des empreintes. As-tu entendu? Ils ont parlé d’une grosse somme d’argent qu’ils auront ici lundi… Nous y reviendrions avec les amis et nous ferions un bon coup. Bah! j’étais bien bête de vouloir rester ici… j’en aurais eu assez au bout de huit jours, de ces bonasses de paysans… n’est-ce pas, mon garçon? dit le brigand pour flatter Tortillard.

– Vous m’auriez fait de la peine, parole d’honneur! dit le fils de Bras-Rouge en ricanant.

– Oui, oui, il y a un bon coup à faire ici… Et quand même il n’y aurait rien à voler, je reviendrai dans cette maison avec la Chouette pour me venger, dit le brigand d’une voix altérée par la fureur et par la haine; car c’est, bien sûr, ma femme qui a excité contre moi cet infernal Rodolphe; et en m’aveuglant ne m’a-t-il pas mis à la merci de tout le monde… de la Chouette, d’un gamin comme toi?… Eh bien! puisque je ne peux pas me venger sur lui… je me vengerai sur ma femme!… Oui, elle payera pour tous… quand je devrais mettre le feu à cette maison et m’ensevelir moi-même sous ses décombres… Oh! je voudrais… je voudrais…!

– Vous voudriez bien la tenir, votre femme, hein, vieux? Et dire qu’elle est à dix pas de vous… c’est ça qu’est vexant! Si je voulais, je vous conduirais à la porte de sa chambre… moi… car je sais où elle est, sa chambre… je le sais, je le sais, je le sais, ajouta Tortillard en chantonnant, selon son habitude.

– Tu sais où est sa chambre! s’écria le Maître d’école avec une joie féroce, tu le sais?…

– Je vous vois venir, dit Tortillard; je vas vous faire faire le beau sur vos pattes de derrière, comme un chien à qui on montre un os… Attention, vieux Azor!

– Tu sais où est la chambre de ma femme? répéta le brigand en se tournant du côté où il entendait la voix de Tortillard.

– Oui, je le sais; et ce qu’il y a de fameux, c’est qu’un seul garçon de ferme couche dans le corps de logis où nous sommes; je sais où est sa porte, la clef est après: crac! un tour, et il est enfermé… Allons, debout, vieux Azor!

– Qui t’a dit cela? s’écria le brigand en se levant involontairement.

– Bien, Azor… À côté de la chambre de votre femme couche une vieille cuisinière… un autre tour de clef, et nous sommes maîtres de la maison, maîtres de votre femme et de la jeune fille à la mante grise que nous venions enlever… Maintenant, la patte, vieux Azor, faites le beau pour ce maître! Tout de suite.

– Tu mens, tu mens!… Comment saurais-tu cela?

– Moi boiteux, mais moi pas bête… Tout à l’heure j’ai inventé de dire à ce vieux bibard de laboureur que la nuit vous aviez quelquefois des convulsions, et je lui ai demandé où je pourrais trouver du secours si vous aviez votre attaque… Alors il m’a répondu que, si ça vous prenait, je pourrais éveiller le valet et la cuisinière, et il m’a enseigné où ils couchaient… l’un en bas, l’autre en haut… au premier, à côté de votre femme, votre femme, votre femme!…

Et Tortillard de répéter son chant monotone.

Après un long silence, le Maître d’école lui dit d’une voix calme, avec une sincère et effrayante résolution:

– Écoute… J’ai assez de la vie… Tout à l’heure… eh bien! oui… je l’avoue… j’ai eu une espérance qui me fait maintenant paraître mon sort plus affreux encore… La prison, le bagne, la guillotine, ne sont rien auprès de ce que j’endure depuis ce matin… et cela, j’aurai à l’endurer toujours… Conduis-moi à la chambre de ma femme; j’ai là mon couteau… je la tuerai… On me tuera après, ça m’est égal… La haine m’étouffe… Je serai vengé… ça me soulagera… Ce que j’endure, c’est trop, c’est trop! pour moi devant qui tout tremblait. Tiens, vois-tu… si tu savais ce que je souffre… tu aurais pitié de moi… Depuis un instant il me semble que mon crâne va éclater… mes veines battent à se rompre… mon cerveau s’embarrasse…

– Un rhume de cerveau, vieux?… connu… Éternuez… ça le purge…, dit Tortillard en éclatant encore de rire. Voulez-vous une prise?

Et, frappant brusquement sur le dos de sa main gauche fermée, comme il eût frappé sur le couvercle d’une tabatière, il chantonna:

J’ai du bon tabac dans ma tabatière;

J’ai du bon tabac, tu n’en auras pas.

– Oh! mon Dieu! mon Dieu! ils veulent me rendre fou! s’écria le brigand, devenu véritablement presque insensé par une sorte d’éréthisme de vengeance sanguinaire, ardente, implacable, qui cherchait en vain à s’assouvir.

L’exubérance des forces de ce monstre ne pouvait être égalée que par leur impuissance.

Qu’on se figure un loup affamé, furieux, hydrophobe, harcelé pendant tout un jour par un enfant à travers les barreaux de sa case, et sentant à deux pas de lui une victime qui satisferait à la fois et sa faim et sa rage.

Au dernier sarcasme de Tortillard, le brigand perdit presque la tête.

À défaut de victime, il voulut, dans sa frénésie, répandre son propre sang… le sang l’étouffait.

Un moment il fut décidé à se tuer, il aurait eu à la main un pistolet armé, qu’il n’eût pas hésité. Il fouilla dans sa poche, en tira un long couteau-poignard, l’ouvrit, le leva pour s’en frapper… Mais, si rapides que fussent ses mouvements, la réflexion, la peur, l’instinct vital les devancèrent.

Le courage manqua au meurtrier, son bras armé retomba sur ses genoux.

Tortillard avait suivi ses mouvements d’un œil attentif; lorsqu’il vit le dénoûment inoffensif de cette velléité tragique, il s’écria en ricanant:

– Garçon, un duel!… plumez les canards…

Le Maître d’école, craignant de perdre la raison dans un dernier et inutile éclat de fureur, ne voulut pas, si cela se peut dire, entendre cette nouvelle insulte de Tortillard, qui raillait si insolemment la lâcheté de cet assassin reculant devant le suicide. Désespérant d’échapper à ce qu’il appelait, par une sorte de fatalité vengeresse, la cruauté de cet enfant maudit, le brigand voulut tenter un dernier effort en s’adressant à la cupidité du fils de Bras-Rouge.

– Oh! lui dit-il d’une voix presque suppliante, conduis-moi à la porte de ma femme; tu prendras tout ce que tu voudras dans sa chambre, et puis tu te sauveras; tu me laisseras seul… tu crieras au meurtre, si tu veux! On m’arrêtera, on me tuera sur la place… tant mieux!… je mourrai vengé, puisque je n’ai pas le courage d’en finir… Oh! conduis-moi… conduis-moi; il y a, bien sûr, chez elle, de l’or, des bijoux: je te dis que tu prendras tout… pour toi tout seul… entends-tu?… pour toi tout seul… je ne te demande que de me conduire à la porte, près d’elle.

– Oui… j’entends bien; vous voulez que je vous mène à sa porte… et puis à son lit… et puis que je vous dise où frapper, et puis que je vous guide le bras, n’est-ce pas? Vous voulez enfin me faire servir de manche à votre couteau!… vieux monstre! reprit Tortillard avec une expression de mépris, de colère et d’horreur qui, pour la première fois de la journée, rendit sérieuse sa figure de fouine, jusqu’alors railleuse et effrontée. On me tuerait plutôt… entendez-vous… que de me forcer à vous conduire chez votre femme.

– Tu refuses?

Le fils de Bras-Rouge ne répondit rien.

Il s’approcha pieds nus, et sans être entendu, du Maître d’école, qui, assis sur son lit, tenait toujours son grand couteau à la main; puis, avec une adresse et une prestesse merveilleuses, Tortillard lui enleva cette arme et fut d’un bond à l’autre bout de la chambre.

– Mon couteau! mon couteau! s’écria le brigand en étendant les bras.

– Non, car vous seriez capable de demander demain matin à parler à votre femme et de vous jeter sur elle pour la tuer… puisque vous avez assez de la vie, comme vous dites, et que vous êtes assez poltron pour ne pas oser vous tuer vous-même…

– Il défend ma femme contre moi maintenant! s’écria le bandit, dont la pensée commençait à s’obscurcir. C’est donc le démon que ce petit monstre! Où suis-je? Pourquoi la défend-il?

– Pour te faire bisquer…, dit Tortillard; et sa physionomie reprit son masque d’impudente raillerie.

– Ah! c’est comme ça! murmura le Maître d’école dans un complet égarement, eh bien! je vais mettre le feu à la maison!… nous brûlerons tous!… tous!… j’aime mieux cette fournaise-là que l’autre… La chandelle?… la chandelle?…

– Ah! ah! ah! s’écria Tortillard en éclatant de rire de nouveau; si on ne t’avait pas soufflé ta chandelle… à toi… et pour toujours… tu verrais que la nôtre est éteinte depuis une heure…

Et Tortillard de dire en chantonnant:

Ma chandelle est morte,

Je n’ai plus de feu…

Le Maître d’école poussa un sourd gémissement, étendit les bras et tomba de toute sa hauteur sur le carreau, la face contre terre, frappé d’un coup de sang, et il resta sans mouvement.

– Connu, vieux! dit Tortillard; c’est une frime pour me faire venir auprès de toi et pour me ficher une ratapiole… Quand tu auras assez fait la planche sur le carreau, tu te relèveras.

Et le fils de Bras-Rouge, décidé à ne pas s’endormir, de crainte d’être surpris à tâtons par le Maître d’école, resta assis sur sa chaise, les yeux attentivement fixés sur le brigand, persuadé que celui-ci lui tendait un piège, et ne le croyant nullement en danger.

Pour s’occuper agréablement, Tortillard tira mystérieusement de sa poche une petite bourse de soie rouge et compta lentement et avec des regards de convoitise et de jubilation dix-sept pièces d’or qu’elle contenait.

Voici la source des richesses mal acquises de Tortillard:

On se souvient que Mme d’Harville allait être surprise par son mari lors du fatal rendez-vous qu’elle avait accordé au commandant. Rodolphe, en donnant une bourse à la jeune femme, lui avait dit de monter au cinquième étage chez les Morel, sous le prétexte de leur apporter des secours. Mme d’Harville gravissait rapidement l’escalier, tenant la bourse à la main, lorsque Tortillard, descendant de chez le charlatan, guigna la bourse de l’œil, fit semblant de tomber en passant auprès de la marquise, la heurta et, dans le choc, lui enleva subtilement la bourse. Mme d’Harville, éperdue, entendant les pas de son mari, s’était hâtée d’arriver au cinquième, sans pouvoir se plaindre du vol audacieux du petit boiteux.

Après avoir compté et recompté son or, Tortillard, n’entendant plus aucun bruit dans la ferme, alla pieds nus, l’oreille au guet, abritant sa lumière dans sa main, prendre des empreintes de quatre portes qui ouvraient sur le corridor, prêt à dire, si on le surprenait hors de sa chambre, qu’il allait chercher du secours pour son père.

En rentrant, Tortillard trouva le Maître d’école toujours étendu par terre… Un moment inquiet, il prêta l’oreille, il entendit le brigand respirer librement: il crut qu’il prolongeait indéfiniment sa ruse.

– Toujours du même, donc, vieux! lui dit-il.

Un hasard avait sauvé le Maître d’école d’une congestion cérébrale sans doute mortelle. Sa chute avait occasionné un salutaire et abondant saignement de nez.

Il tomba ensuite dans une sorte de torpeur fiévreuse, moitié sommeil, moitié délire; et il fit alors ce rêve étrange, ce rêve épouvantable!…

VIII Le rêve

Tel est le rêve du Maître d’école.

Il revoit Rodolphe dans la maison de l’allée des Veuves.

Rien n’est changé dans le salon où le brigand a subi son horrible supplice.

Rodolphe est assis derrière la table où se trouvent les papiers du Maître d’école et le petit saint-esprit de lapis qu’il a donné à la Chouette.

La figure de Rodolphe est grave, triste.

À sa droite, le nègre David, impassible, silencieux, se tient debout; à sa gauche est le Chourineur; il regarde cette scène d’un air épouvanté.

Le Maître d’école n’est plus aveugle, mais il voit à travers un sang limpide qui remplit la cavité de ses orbites.

Tous les objets lui paraissent colorés d’une teinte rouge.

Ainsi que les oiseaux de proie planent immobiles dans les airs au-dessus de la victime qu’ils fascinent avant de la dévorer, une chouette monstrueuse, ayant pour tête le hideux visage de la borgnesse, plane au-dessus du Maître d’école… Elle attache incessamment sur lui un œil rond, flamboyant, verdâtre.

Ce regard continu pèse sur sa poitrine d’un poids immense.

De même qu’en s’habituant à l’obscurité on finit par y distinguer des objets d’abord imperceptibles, le Maître d’école s’aperçoit qu’un immense lac de sang le sépare de la table où siège Rodolphe.

Ce juge inflexible prend peu à peu, ainsi que le Chourineur et le nègre, des proportions colossales… Ces trois fantômes atteignent en grandissant les frises du plafond, qui s’élève à mesure.

Le lac de sang est calme, uni comme un miroir rouge.

Le Maître d’école voit s’y refléter sa hideuse image.

Mais bientôt cette image s’efface sous le bouillonnement des flots qui s’enflent.

De leur surface agitée s’élève comme l’exhalaison fétide d’un marécage, d’un brouillard livide de cette couleur violâtre particulière aux lèvres des trépassés.

Mais à mesure que ce brouillard monte, monte… les figures de Rodolphe, du Chourineur et du nègre continuent de grandir, de grandir d’une manière incommensurable, et dominent toujours cette vapeur sinistre.

Au milieu de cette vapeur, le Maître d’école voit apparaître des spectres pâles, des scènes meurtrières dont il est l’acteur…

Dans ce fantastique mirage, il voit d’abord un petit vieillard à crâne chauve: il porte une redingote brune et un garde-vue de soie verte; il est occupé, dans une chambre délabrée, à compter et à ranger des piles de pièces d’or, à la lueur d’une lampe.

Au travers de la fenêtre, éclairée par une lune blafarde, qui blanchit la cime de quelques grands arbres agités par le vent, le Maître d’école se voit lui-même en dehors… collant à la vitre son horrible visage.

Il suit les moindres mouvements du petit vieillard avec des yeux flamboyant… puis il brise un carreau, ouvre la croisée, saute d’un bond sur sa victime et lui enfonce un long couteau entre les deux épaules.

L’action est si rapide, le coup si prompt, si sûr, que le cadavre du vieillard reste assis sur la chaise…

Le meurtrier veut retirer son couteau de ce corps mort.

Il ne le peut pas…

Il redouble d’efforts…

Ils sont vains.

Il veut alors abandonner son couteau…

Impossible.

La main de l’assassin tient au manche du poignard, comme la lame du poignard tient au cadavre de l’assassiné.

Le meurtrier entend alors résonner des éperons et retentir des sabres sur les dalles d’une pièce voisine.

Pour s’échapper à tout prix, il veut emporter avec lui le corps chétif du vieillard, dont il ne peut détacher ni son couteau ni sa main…

Il ne peut y parvenir.

Ce frêle petit cadavre pèse comme une masse de plomb.

Malgré ses épaules d’Hercule, malgré ses efforts désespérés, le Maître d’école ne peut même pas soulever ce poids énorme.

Le bruit de pas retentissants et de sabres traînants se rapproche de plus en plus…

La clef tourne dans la serrure. La porte s’ouvre…

La vision disparaît…

Et alors la chouette bat des ailes, en criant:

– C’est le vieux richard de la rue du Roule… Ton début d’assassin… d’assassin… d’assassin!…

Un moment obscurcie, la vapeur qui couvre le lac de sang redevient transparente et laisse apercevoir un autre spectre…

Le jour commence à poindre, le brouillard est épais et sombre… Un homme, vêtu comme le sont les marchands de bestiaux, est étendu mort sur la berge d’un grand chemin. La terre foulée, le gazon arraché, prouvent que la victime a fait une résistance désespérée…

Cet homme a cinq blessures saignantes à la poitrine… Il est mort, et pourtant il siffle ses chiens, il appelle à son secours, en criant: – À moi! À moi!…

Mais il siffle, mais il appelle par ses cinq larges plaies dont les bords béants s’agitent comme des lèvres qui parlent…

Ces cinq appels, ces cinq sifflements simultanés, sortant de ce cadavre par la bouche de ses blessures, sont effrayants à entendre…

À ce moment, la chouette agite ses ailes et parodie les gémissements funèbres de la victime en poussant cinq éclats de rire, mais d’un rire strident, farouche comme le rire des fous, et elle s’écrie:

– Le marchand de bœufs de Poissy… Assassin!… Assassin!… Assassin!…

Des échos souterrains prolongés répètent d’abord très-haut les rires sinistres de la chouette, puis ils semblent aller se perdre dans les entrailles de la terre.

À ce bruit, deux grands chiens noirs comme l’ébène, aux yeux étincelants comme des tisons et toujours attachés sur le Maître d’école, commencent à aboyer et à tourner… à tourner… à tourner autour de lui avec une rapidité vertigineuse.

Ils le touchent presque, et leurs abois sont si lointains qu’ils paraissent apportés par le vent du matin.

Peu à peu les spectres pâlissent, s’effacent comme des ombres et disparaissent dans la vapeur livide qui monte toujours.

Une nouvelle exhalaison couvre la surface du lac de sang et s’y superpose.

C’est une sorte de brume verdâtre, transparente; on dirait la coupe verticale d’un canal rempli d’eau.

D’abord on voit le lit du canal recouvert d’une vase épaisse composée d’innombrables reptiles ordinairement imperceptibles à l’œil, mais qui, grossis comme si on les voyait au microscope, prennent des aspects monstrueux, des proportions énormes relativement à leur grosseur réelle.

Ce n’est plus de la bourbe, c’est une masse compacte vivante, grouillante, un enchevêtrement inextricable qui fourmille et pullule, si pressé, si serré, qu’une sourde et imperceptible ondulation soulève à peine le niveau de cette vase ou plutôt de ce banc d’animaux impurs.

Au-dessus coule lentement, lentement, une eau fangeuse, épaisse, morte, qui charrie dans son cours pesant des immondices incessamment vomis par les égouts d’une grande ville, des débris de toutes sortes, des cadavres d’animaux…

Tout à coup, le Maître d’école entend le bruit d’un corps qui tombe lourdement à l’eau.

Dans son brusque reflux, cette eau lui jaillit au visage…

À travers une foule de bulles d’air qui remontent à la surface du canal, il y voit s’y engouffrer rapidement une femme qui se débat… qui se débat…

Et il se voit, lui et la Chouette, se sauver précipitamment des bords du canal Saint-Martin, en emportant une caisse enveloppée de toile noire.

Néanmoins, il assiste à toutes les phases de l’agonie de la victime que lui et la Chouette viennent de jeter dans le canal.

Après cette première immersion, il voit la femme remonter à fleur d’eau et agiter précipitamment ses bras comme quelqu’un qui, ne sachant pas nager, essaye en vain de se sauver.

Puis il entend un grand cri.

Ce cri extrême, désespéré, se termine par le bruit sourd, saccadé d’une ingurgitation involontaire… et la femme redescend une seconde fois au-dessous de l’eau.

La chouette, qui plane toujours immobile, parodie le râle convulsif de la noyée, comme elle a parodié les gémissements du marchand de bestiaux.

Au milieu d’éclats de rire funèbres, la chouette répète:

– Glou… glou… glou…

Les échos souterrains redisent ces cris.

Submergée une seconde fois, la femme suffoque et fait, malgré elle, un violent mouvement d’aspiration; mais, au lieu d’air, c’est encore de l’eau qu’elle aspire…

Alors sa tête se renverse en arrière, son visage s’injecte et bleuit, son cou devient livide et gonflé, ses bras se roidissent et, dans une dernière convulsion, la noyée agonisante agite ses pieds, qui reposaient sur la vase.

Elle est alors entourée d’un nuage de bourbe noirâtre qui remonte avec elle à la surface de l’eau.

À peine la noyée exhale-t-elle son dernier souffle qu’elle est déjà couverte d’une myriade de reptiles microscopiques, vorace et horrible vermine de la bourbe…

Le cadavre reste un moment à flot, oscille encore quelque peu, puis s’abîme lentement, horizontalement, les pieds plus bas que la tête, et commence à suivre entre deux eaux le courant du canal.

Quelquefois le cadavre tourne sur lui-même, et son visage se trouve en face du Maître d’école; alors le spectre le regarde fixement de ses deux gros yeux glauques, vitreux, opaques… ses lèvres violettes s’agitent…

Le Maître d’école est loin de la noyée, et pourtant elle lui murmure à l’oreille: «Glou… glou… glou…» en accompagnant ces mots bizarres du bruit singulier que fait un flacon submergé en se remplissant d’eau.

La chouette répète: «Glou… glou… glou…» en agitant ses ailes, et s’écrie:

– La femme du canal Saint-Martin!… Assassin!… Assassin!… Assassin!…

Les échos souterrains lui répondent… mais, au lieu de se perdre peu à peu dans les entrailles de la terre, ils deviennent de plus en plus retentissants et semblent se rapprocher.

Le Maître d’école croit entendre ces éclats de rire retentir d’un pôle à l’autre.

La vision de la noyée disparaît.

Le lac de sang, au delà duquel le Maître d’école voit toujours Rodolphe, devient d’un noir bronzé; puis il rougit et se change bientôt en une fournaise liquide telle que du métal en fusion; puis ce lac de feu s’élève, monte… monte… vers le ciel ainsi qu’une trombe immense.

Bientôt, c’est un horizon incandescent comme du fer chauffé à blanc.

Cet horizon immense, infini, éblouit et brûle à la fois les regards du Maître d’école; cloué à sa place, il ne peut en détourner la vue.

Alors, sur ce fond de lave ardente, dont la réverbération le dévore, il voit lentement passer et repasser un à un les spectres noirs et gigantesques de ses victimes.

– La lanterne magique du remords… du remords!… du remords! s’écrie la chouette en battant des ailes et en riant aux éclats.

Malgré les douleurs intolérables que lui cause cette contemplation incessante, le Maître d’école a toujours les yeux attachés sur les spectres qui se meuvent dans la nappe enflammée.

Il éprouve alors quelque chose d’épouvantable.

Passant par tous les degrés d’une torture sans nom, à force de regarder ce foyer torréfiant, il sent ses prunelles, qui ont remplacé le sang dont ses orbites étaient remplies, devenir chaudes, brûlantes, se fondre à cette fournaise, fumer, bouillonner, et enfin se calciner dans leurs cavités comme dans deux creusets de fer rouge.

Par une effroyable faculté, après avoir vu autant que senti les transformations successives de ses prunelles en cendres, il retombe dans les ténèbres de sa première cécité.

Mais voilà que tout à coup ses douleurs intolérables s’apaisent par enchantement.

Un souffle aromatique d’une fraîcheur délicieuse a passé sur ses orbites brûlantes encore.

Ce souffle est un suave mélange des senteurs printanières qu’exhalent les fleurs champêtres baignées d’une humide rosée.

Le Maître d’école entend autour de lui un bruissement léger comme celui de la brise qui se joue dans le feuillage, comme celui d’une source d’eau vive qui ruisselle et murmure sur son lit de cailloux et de mousse.

Des milliers d’oiseaux gazouillent de temps à autre les plus mélodieuses fantaisies; s’ils se taisent, des voix enfantines d’une angélique pureté chantent des paroles étranges, inconnues, des paroles pour ainsi dire ailées, que le Maître d’école entend monter aux cieux avec un léger frémissement.

Un sentiment de bien-être moral, d’une mollesse, d’une langueur indéfinissables, s’empare peu à peu de lui.

Épanouissement de cœur, ravissement d’esprit, rayonnement d’âme dont aucune impression physique, si enivrante qu’elle soit, ne saurait donner une idée!

Le Maître d’école se sent doucement planer dans une sphère lumineuse, éthérée; il lui semble qu’il s’élève à une distance incommensurable de l’humanité.

Après avoir goûté quelques moments cette félicité sans nom, il se retrouve dans le ténébreux abîme de ses pensées habituelles.

Il rêve toujours, mais il n’est plus que le brigand musclé qui blasphème et se damne dans des accès de fureur impuissante.

Une voix retentit, sonore, solennelle.

C’est la voix de Rodolphe!

Le Maître d’école frémit d’épouvante; il a vaguement la conscience de rêver, mais l’effroi que lui inspire Rodolphe est si formidable qu’il fait, mais en vain, tous ses efforts pour échapper à cette nouvelle vision.

La voix parle… il écoute.

L’accent de Rodolphe n’est pas courroucé; il est rempli de tristesse, de compassion.

– Pauvre misérable, dit-il au Maître d’école, l’heure du repentir n’a pas encore sonné pour vous. Dieu seul sait quand elle sonnera. La punition de vos crimes est incomplète encore. Vous avez souffert, vous n’avez pas expié; la destinée poursuit son œuvre de haute justice. Vos complices sont devenus vos tourmenteurs; une femme, un enfant vous domptent, vous torturent…

«En vous infligeant un châtiment terrible comme vos crimes, je vous l’avais dit… je vous l’avais dit! rappelez-vous mes paroles:

«Tu as criminellement abusé de ta force… je paralyserai ta force… Les plus vigoureux, les plus féroces tremblaient devant toi… tu trembleras devant les plus faibles!

«Vous avez quitté l’obscure retraite où vous pouviez vivre pour le repentir et pour l’expiation…

«Vous avez eu peur du silence et de la solitude…

«Tout à l’heure vous avez un moment envié la vie paisible des laboureurs de cette ferme: mais il était trop tard… trop tard!

«Presque sans défense, vous vous rejetez au milieu d’une tourbe de scélérats et d’assassins, et vous avez craint de demeurer plus longtemps auprès d’honnêtes gens chez lesquels on vous avait placé…

«Vous avez voulu vous étourdir par de nouveaux forfaits… Vous avez jeté un farouche défi à celui qui avait voulu vous mettre hors d’état de nuire à vos semblables, et ce criminel défi a été vain. Malgré votre audace, malgré votre scélératesse, malgré votre force, vous êtes enchaîné. La soif du crime vous dévore… vous ne pouvez la satisfaire… Tout à l’heure, dans un épouvantable et sanguinaire éréthisme, vous avez voulu tuer votre femme; elle est là, sous le même toit que vous; elle dort sans défense; vous avez un couteau, sa chambre est à deux pas; aucun obstacle ne vous empêche d’arriver jusqu’à elle, rien ne peut la soustraire à votre rage… rien que votre impuissance!

«Le rêve de tout à l’heure, celui que maintenant vous rêvez, vous pourraient être d’un grand enseignement. Ils pourraient vous sauver… Les images mystérieuses de ce songe ont un sens profond…

«Le lac de sang où vous sont apparues vos victimes… c’est le sang que vous avez versé. La lave ardente qui l’a remplacé… c’est le remords dévorant qui aurait dû vous consumer afin qu’un jour Dieu, prenant en pitié vos longues tortures, vous appelât à lui… et vous fît goûter les douceurs ineffables du pardon. Mais il n’en sera point ainsi. Non! non! ces avertissements seront inutiles; loin de vous repentir, vous regretterez chaque jour, avec d’horribles blasphèmes, le temps où vous commettiez vos crimes… Hélas! de cette lutte continuelle entre vos ardeurs sanguinaires et l’impossibilité de les satisfaire, entre vos habitudes d’oppression féroce et la nécessité de vous soumettre à des êtres aussi faibles que cruels, il résultera pour vous un sort si affreux, si horrible Oh! pauvre misérable!»

Et la voix de Rodolphe s’altéra.

Et il se tut un moment, comme si l’émotion et l’effroi l’eussent empêché de continuer.

Le Maître d’école sentit ses cheveux se hérisser sur son front.

Quel était donc ce sort qui apitoyait même son bourreau?

– Le sort qui vous attend est si épouvantable, reprit Rodolphe, que Dieu, dans sa vengeance inexorable et toute-puissante, voudrait vous faire expier à vous seul les crimes de tous les hommes qu’il n’imaginerait pas un supplice plus effroyable. Malheur, malheur à vous! La fatalité veut que vous sachiez l’effroyable châtiment qui vous attend, et elle veut que vous ne fassiez rien pour vous y soustraire. Que l’avenir vous soit connu!

Il sembla au Maître d’école que la vue lui était rendue.

Il ouvrit les yeux… il vit…

Mais ce qu’il vit le frappa d’une telle épouvante qu’il jeta un cri perçant et s’éveilla en sursaut de ce rêve horrible.

IX La lettre

Neuf heures du matin sonnaient à l’horloge de la ferme de Bouqueval, lorsque Mme Georges entra doucement dans la chambre de Fleur-de-Marie.

Le sommeil de la jeune fille était si léger qu’elle s’éveilla presque à l’instant. Un brillant soleil d’hiver, dardant ses rayons à travers les persiennes et les rideaux de toile perse doublée de guingan rose, répandait une teinte vermeille dans la chambre de la Goualeuse et donnait à son pâle et doux visage les couleurs qui lui manquaient.

– Eh bien! mon enfant, dit Mme Georges en s’asseyant sur le lit de la jeune fille et en la baisant au front, comment vous trouvez-vous?

– Mieux, madame… je vous remercie.

– Vous n’avez pas été réveillée ce matin de très-bonne heure?

– Non, madame.

– Tant mieux. Ce malheureux aveugle et son fils, auxquels on a donné hier à coucher, ont voulu quitter la ferme au point du jour; je craignais que le bruit qu’on a fait en ouvrant les portes ne vous eût éveillée.

– Pauvres gens! Pourquoi sont-ils partis si tôt?

– Je ne sais; hier soir, en vous laissant un peu calmée, je suis descendue à la cuisine pour les voir; mais tous deux s’étaient trouvés si fatigués qu’ils avaient demandé la permission de se retirer. Le père Châtelain m’a dit que l’aveugle paraissait ne pas avoir la tête très-saine; et tous nos gens ont été frappés des soins touchants que l’enfant de ce malheureux lui donnait. Mais dites-moi, Marie, vous avez eu un peu de fièvre; je ne veux pas que vous vous exposiez au froid aujourd’hui: vous ne sortirez pas du salon.

– Madame, pardonnez-moi; il faut que je me rende ce soir, à cinq heures, au presbytère; M. le curé m’attend.

– Cela serait imprudent; vous avez, j’en suis sûre, passé une mauvaise nuit. Vos yeux sont fatigués, vous avez mal dormi.

– Il est vrai… j’ai encore eu des rêves effrayants. J’ai revu en songe la femme qui m’a tourmentée quand j’étais enfant; je me suis réveillée en sursaut tout épouvantée. C’est une faiblesse ridicule dont j’ai honte.

– Et moi cette faiblesse m’afflige, puisqu’elle vous fait souffrir, pauvre petite! dit Mme Georges avec un tendre intérêt, en voyant les yeux de la Goualeuse se remplir de larmes.

Celle-ci, se jetant au cou de sa mère adoptive, cacha son visage dans son sein.

– Mon Dieu! qu’avez-vous, Marie? Vous m’effrayez!

– Vous êtes si bonne pour moi, madame, que je me reproche de ne pas vous avoir confié ce que j’ai confié à M. le curé; demain il vous dira tout lui-même: il me coûterait trop de vous répéter cette confession.

– Allons, allons, enfant, soyez raisonnable; je suis sûre qu’il y a plus à louer qu’à blâmer dans ce grand secret que vous avez dit à notre bon abbé. Ne pleurez pas ainsi, vous me faites mal.

– Pardon, madame; mais je ne sais pourquoi, depuis deux jours, par instants mon cœur se brise… Malgré moi les larmes me viennent aux yeux… J’ai de noirs pressentiments… Il me semble qu’il va m’arriver quelque malheur.

– Marie… Marie… je vous gronderai si vous vous affectez ainsi de terreurs imaginaires. N’est-ce donc pas assez des chagrins réels qui nous accablent?

– Vous avez raison, madame; j’ai tort, je tâcherai de surmonter cette faiblesse… Si vous saviez, mon Dieu! combien je me reproche de ne pas être toujours gaie, souriante, heureuse… comme je devrais l’être! Hélas! ma tristesse doit vous paraître de l’ingratitude!

Mme Georges allait rassurer la Goualeuse, lorsque Claudine entra, après avoir frappé à la porte.

– Que voulez-vous, Claudine?

– Madame, c’est Pierre qui arrive d’Arnouville dans le cabriolet de Mme Dubreuil; il apporte cette lettre pour vous, il dit que c’est très-pressé.

Mme Georges lut tout haut ce qui suit:

«Ma chère madame Georges, vous me rendriez bien service, et vous pourriez me tirer d’un grand embarras, en venant tout de suite à la ferme: Pierre vous emmènerait et vous reconduirait cette après-dînée. Je ne sais vraiment où donner de la tête. M. Dubreuil est à Pontoise pour la vente de ses laines; j’ai donc recours à vous et à Marie. Clara embrasse sa bonne petite sœur et l’attend avec impatience. Tâchez de venir à onze heures pour déjeuner.

Votre bien sincère amie.

Femme DUBREUIL.»

– De quoi peut-il être question? dit Mme Georges à Fleur-de-Marie. Heureusement le ton de la lettre de Mme Dubreuil prouve qu’il ne s’agit pas de quelque chose de grave…

– Vous accompagnerai-je, madame? demanda la Goualeuse.

– Cela n’est peut-être pas prudent, car il fait très-froid. Mais, après tout, reprit Mme Georges, cela vous distraira; en vous enveloppant bien, cette petite course ne vous sera que favorable…

– Mais, madame, dit la Goualeuse en réfléchissant, M. le curé m’attend ce soir, à cinq heures, au presbytère.

– Vous avez raison; nous serons de retour avant cinq heures, je vous le promets.

– Oh! merci, madame; je serai si contente de revoir Mlle Clara…

– Encore! dit Mme Georges d’un ton de doux reproche, Mlle Clara!… Est-ce qu’elle dit Mlle Marie en parlant de vous?

– Non, madame…, répondit la Goualeuse en baissant les yeux. C’est que moi… je…

– Vous! vous êtes une cruelle enfant qui ne songez qu’à vous tourmenter; vous oubliez déjà les promesses que vous m’avez faites tout à l’heure encore. Habillez-vous vite et bien chaudement. Nous pourrons arriver avant onze heures à Arnouville.

Puis, sortant avec Claudine, Mme Georges lui dit:

– Que Pierre attende un moment, nous serons prêtes dans quelques minutes.

X Reconnaissance

Une demi-heure après cette conversation, Mme Georges et Fleur-de-Marie montaient dans un de ces grands cabriolets dont se servent les riches fermiers des environs de Paris. Bientôt cette voiture, attelée d’un vigoureux cheval de trait conduit par Pierre, roula rapidement sur le chemin gazonné qui, de Bouqueval, conduit à Arnouville.

Les vastes bâtiments et les nombreuses dépendances de la ferme exploitée par M. Dubreuil témoignaient de l’importance de cette magnifique propriété que Mlle Césarine de Noirmont avait apportée en mariage à M. le duc de Lucenay.

Le bruit retentissant du fouet de Pierre avertit Mme Dubreuil de l’arrivée de Fleur-de-Marie et de Mme Georges. Celles-ci, en descendant de voiture, furent joyeusement accueillies par la fermière et par sa fille.

Mme Dubreuil avait cinquante ans environ; sa physionomie était douce et affable; les traits de sa fille, jolie brune aux yeux bleus, aux joues fraîches et vermeilles, respiraient la candeur et la bonté.

À son grand étonnement, lorsque Clara vint lui sauter au cou, la Goualeuse vit son amie vêtue comme elle en paysanne, au lieu d’être habillée en demoiselle.

– Comment, vous aussi, Clara, vous voici déguisée en campagnarde? dit Mme Georges en embrassant la jeune fille.

– Est-ce qu’il ne faut pas qu’elle imite en tout sa sœur Marie? dit Mme Dubreuil. Elle n’a pas eu de cesse qu’elle n’ait eu aussi son casaquin de drap, sa jupe de futaine, tout comme votre Marie… Mais il s’agit bien des caprices de ces petites filles, ma pauvre Mme Georges! dit Mme Dubreuil en soupirant; venez, que je vous conte tous mes embarras.

En arrivant dans le salon avec sa mère et Mme Georges, Clara s’assit auprès de Fleur-de-Marie, lui donna la meilleure place au coin du feu, l’entoura de mille soins, prit ses mains dans les siennes pour s’assurer si elles n’étaient plus froides, l’embrassa encore et l’appela sa méchante petite sœur, en lui faisant tout bas de doux reproches sur le long intervalle qu’elle mettait entre ses visites.

Si l’on se souvient de l’entretien de la pauvre Goualeuse et du curé, on comprendra qu’elle devait recevoir ces caresses tendres et ingénues avec un mélange d’humilité, de bonheur et de crainte.

– Et que vous arrive-t-il, donc, ma chère madame Dubreuil? dit Mme Georges, et à quoi pourrais-je vous être utile?

– Mon Dieu! à bien des choses. Je vais vous expliquer cela. Vous ne savez pas, je crois, que cette ferme appartient en propre à Mme la duchesse de Lucenay. C’est à elle que nous avons directement affaire… sans passer par les mains de l’intendant de M. le duc.

– En effet, j’ignorais cette circonstance.

– Vous allez savoir pourquoi je vous en instruis… C’est donc à Mme la duchesse ou à Mme Simon, sa première femme de chambre, que nous payons les fermages. Mme la duchesse est si bonne, si bonne, quoiqu’un peu vive, que c’est un vrai plaisir d’avoir des rapports avec elle; Dubreuil et moi nous nous mettrions dans le feu pour l’obliger… Dame! c’est tout simple: je l’ai vue petite fille, quand elle venait ici avec son père, feu M. le prince de Noirmont… Encore dernièrement elle nous a demandé six mois de fermage d’avance… Quarante mille francs, ça ne se trouve pas sous le pas d’un cheval, comme on dit… mais nous avions cette somme en réserve, la dot de notre Clara, et du jour au lendemain Mme la duchesse a eu son argent en beaux louis d’or. Ces grandes dames, ça a tant besoin de luxe! Pourtant il n’y a guère que depuis un an que Mme la duchesse est exacte à toucher ses fermages aux échéances; autrefois elle paraissait n’avoir jamais besoin d’argent… Mais maintenant c’est bien différent!

– Jusqu’à présent, ma chère madame Dubreuil, je ne vois pas encore à quoi je puis vous être bonne.

– M’y voici, m’y voici; je vous disais cela pour vous faire comprendre que Mme la duchesse a toute confiance en nous… Sans compter qu’à l’âge de douze ou treize ans elle a été, avec son père pour compère, marraine de Clara… qu’elle a toujours comblée… Hier soir donc, je reçois par un exprès cette lettre de Mme la duchesse:

«Il faut absolument, ma chère madame Dubreuil, que le petit pavillon du verger soit en état d’être occupé après-demain soir: faites-y transporter tous les meubles nécessaires, tapis, rideaux, etc. Enfin, que rien n’y manque, et qu’il soit surtout aussi confortable que possible…»

– Confortable! vous entendez, madame Georges: et c’est souligné encore! dit Mme Dubreuil, en regardant son amie d’un air à la fois méditatif et embarrassé; puis elle continua:

«Faites faire du feu jour et nuit dans le pavillon pour en chasser l’humidité, car il y a longtemps qu’on ne l’a habité. Vous traiterez la personne qui viendra s’y établir comme vous me traiteriez moi-même; une lettre que cette personne vous remettra vous instruira de ce que j’attends de votre zèle toujours si obligeant. J’y compte cette fois encore, sans crainte d’en abuser; je sais combien vous êtes bonne et dévouée. Adieu, ma chère madame Dubreuil. Embrassez ma jolie filleule, et croyez à mes sentiments bien affectionnés.

NOIRMONT DE LUCENAY.»

«P. S. La personne dont il s’agit arrivera après-demain dans la soirée. Surtout n’oubliez pas, je vous prie, de rendre le pavillon aussi confortable que possible.»

– Vous voyez; encore ce diable de mot souligné! dit Mme Dubreuil en remettant dans sa poche la lettre de la duchesse de Lucenay.

– Eh bien! rien de plus simple, reprit Mme Georges.

– Comment, rien de plus simple!… Vous n’avez donc pas entendu? Mme la duchesse veut surtout que le pavillon soit aussi confortable que possible; c’est pour ça que je vous ai priée de venir. Nous deux Clara, nous nous sommes tuées à chercher ce que voulait dire confortable, et nous n’avons pu y parvenir… Clara a pourtant été en pension à Villiers-le-Bel, et a remporté je ne sais combien de prix d’histoire et de géographie… eh bien! c’est égal, elle n’est pas plus avancée que moi au sujet de ce mot baroque; il faut que ce soit un mot de la cour ou du grand monde… Mais c’est égal, vous concevez combien c’est embarrassant: Mme la duchesse veut surtout que le pavillon soit confortable, elle souligne le mot, elle le répète deux fois, et nous ne savons pas ce que cela veut dire!

– Dieu merci! je puis expliquer ce grand mystère, dit Mme Georges en souriant: confortable, dans cette occasion, veut dire un appartement commode, bien arrangé, bien clos, bien chaud; une habitation, enfin, où rien ne manque de ce qui est nécessaire et même superflu…

– Ah! mon Dieu! je comprends; mais alors je suis encore plus embarrassée!

– Comment cela?

– Mme la duchesse parle de tapis, de meubles et de beaucoup d’et cætera, mais nous n’avons pas de tapis ici, nos meubles sont des plus communs; et puis enfin je ne sais pas si la personne que nous devons attendre est un monsieur ou une dame, et il faut que tout soit prêt demain soir… Comment faire? comment faire? Ici il n’y a aucune ressource. En vérité, madame Georges, c’est à en perdre la tête.

– Mais, maman, dit Clara, si tu prenais les meubles qui sont dans ma chambre, en attendant qu’elle soit remeublée j’irais passer trois ou quatre jours à Bouqueval avec Marie.

– Ta chambre! ta chambre! mon enfant, est-ce que c’est assez beau! dit Mme Dubreuil en haussant les épaules, est-ce que c’est assez… assez confortable? comme dit Mme la duchesse… Mon Dieu! mon Dieu! où va-t-on chercher des mots pareils!

– Ce pavillon est donc ordinairement inhabité? demanda Mme Georges.

– Sans doute; c’est cette petite maison blanche qui est toute seule au bout du verger. M. le prince l’a fait bâtir pour Mme la duchesse quand elle était demoiselle; lorsqu’elle venait à la ferme avec son père, c’est là qu’ils se reposaient. Il y a trois jolies chambres, et au bout du jardin une laiterie suisse, où Mme la duchesse, étant enfant, s’amusait à jouer à la laitière; depuis son mariage, nous ne l’avons vue à la ferme que deux fois, et chaque fois elle a passé quelques heures dans le petit pavillon. La première fois, il y a de cela six ans, elle est venue à cheval avec…

Puis, comme si la présence de Fleur-de-Marie et de Clara l’empêchait d’en dire davantage, Mme Dubreuil reprit:

– Mais je cause, je cause, et tout cela ne me sort pas d’embarras… Venez donc à mon secours, ma pauvre madame Georges, venez donc à mon secours!

– Voyons, dites-moi comment à cette heure est meublé ce pavillon?

– Il l’est à peine; dans la pièce principale, une natte de paille sur le carreau, un canapé de jonc, des fauteuils pareils, une table, quelques chaises, voilà tout. De là à être confortable il y a loin, comme vous le voyez.

– Eh bien! moi, à votre place, voici ce que je ferais: il est onze heures, j’enverrais à Paris un homme intelligent.

– Notre prend-garde-à-tout [28], il n’y en a pas de plus actif.

– À merveille… en deux heures au plus tard il est à Paris; il va chez un tapissier de la Chaussée-d ’Antin, peu importe lequel; il lui remet la liste que je vais vous faire, après avoir vu ce qui manque dans le pavillon, et il lui dira que, coûte que coûte…

– Oh! bien sûr… pourvu que Mme la duchesse soit contente, je ne regarderai à rien…

– Il lui dira donc que, coûte que coûte, il faut que ce qui est noté sur cette liste soit ici ce soir ou dans la nuit, ainsi que trois ou quatre garçons tapissiers pour tout mettre en place.

– Ils pourront venir par la voiture de Gonesse, elle part à huit heures du soir de Paris.

– Et comme il ne s’agit que de transporter des meubles, de clouer des tapis et de poser des rideaux, tout peut être facilement prêt demain soir.

– Ah! ma bonne madame Georges, de quel embarras vous me sauvez!… Je n’aurais jamais pensé à cela… Vous êtes ma providence… Vous allez avoir la bonté de me faire la liste de ce qu’il faut pour que le pavillon soit…

– Confortable?… oui, sans doute.

– Ah! mon Dieu… une autre difficulté!… Encore une fois, nous ne savons pas si c’est un monsieur ou une dame que nous attendons. Dans sa lettre, Mme la duchesse dit: «Une personne»; c’est bien embrouillé!…

– Agissez comme si vous attendiez une femme, ma chère madame Dubreuil; si c’est un homme, il ne s’en trouvera que mieux.

– Vous avez raison… toujours raison…

Une servante de ferme vint annoncer que le déjeuner était servi.

– Nous déjeunerons tout à l’heure, dit Mme Georges; mais, pendant que je vais écrire la liste de ce qui est nécessaire, faites prendre la mesure des trois pièces en hauteur et en étendue, afin qu’on puisse d’avance disposer les rideaux et les tapis.

– Bien, bien… je vais aller dire tout cela à mon prend-garde-à-tout.

– Madame, reprit la servante de ferme, il y a aussi là cette laitière de Stains: son ménage est dans une petite charrette traînée par un âne! Dame… il n’est pas lourd, son ménage!

– Pauvre femme!… dit Mme Dubreuil avec intérêt.

– Quelle est donc cette femme? demanda Mme Georges.

– Une paysanne de Stains, qui avait quatre vaches et qui faisait un petit commerce en allant vendre tous les matins son lait à Paris. Son mari était maréchal-ferrant; un jour, ayant besoin d’acheter du fer, il accompagne sa femme, convenant avec elle de venir la reprendre au coin de la rue où d’habitude elle vendait son lait. Malheureusement la laitière s’était établie dans un vilain quartier, à ce qu’il paraît; quand son mari revient, il la trouve aux prises avec des mauvais sujets ivres qui avaient eu la méchanceté de renverser son lait dans le ruisseau. Le forgeron tâche de leur faire entendre raison, ils le maltraitent; il se défend, et dans la rixe il reçoit un coup de couteau qui l’étend roide mort.

– Ah! quelle horreur!… s’écria Mme Georges. Et a-t-on arrêté l’assassin?

– Malheureusement non; dans le tumulte il s’est échappé; la pauvre veuve assure qu’elle le reconnaîtrait bien, car elle l’a vu plusieurs fois avec d’autres de ses camarades, habitués de ce quartier; mais jusqu’ici toutes les recherches ont été inutiles pour le découvrir. Bref, depuis la mort de son mari, la laitière a été obligée, pour payer diverses dettes, de vendre ses vaches et quelques morceaux de terre qu’elle avait; le fermier du château de Stains m’a recommandé cette brave femme comme une excellente créature, aussi honnête que malheureuse, car elle a trois enfants dont le plus âgé n’a que douze ans; j’avais justement une place vacante, je la lui ai donnée, et elle vient s’établir à la ferme.

– Cette bonté de votre part ne m’étonne pas, ma chère madame Dubreuil.

– Dis-moi, Clara, reprit la fermière, veux-tu aller installer cette brave femme dans son logement, pendant que je vais prévenir le prend-garde-à-tout de se préparer à partir pour Paris?

– Oui, maman; Marie va venir avec moi.

– Sans doute; est-ce que vous pouvez vous passer l’une de l’autre? dit la fermière.

– Et moi, reprit Mme Georges en s’asseyant devant une table, je vais commencer ma liste pour ne pas perdre de temps, car il faut que nous soyons de retour à Bouqueval à quatre heures.

– À quatre heures!… vous êtes donc bien pressée? dit Mme Dubreuil.

– Oui, il faut que Marie soit au presbytère à cinq heures.

– Oh! s’il s’agit du bon abbé Laporte… c’est sacré, dit Mme Dubreuil. Je vais donner les ordres en conséquence… Ces deux enfants ont bien… bien des choses à se dire… Il faut leur donner le temps de se parler.

– Nous partirons donc à trois heures, ma chère madame Dubreuil.

– C’est entendu… Mais que je vous remercie donc encore!… quelle bonne idée j’ai eue de vous prier de venir à mon aide! dit Mme Dubreuil. Allons, Clara; allons, Marie!…

Pendant que Mme Georges écrivait, Mme Dubreuil sortit d’un côté, les deux jeunes filles d’un autre, avec la servante qui avait annoncé l’arrivée de la laitière de Stains.

– Où est-elle, cette pauvre femme? demanda Clara.

– Elle est avec ses enfants, sa petite charrette et son âne, dans la cour des granges, mademoiselle.

– Tu vas la voir, Marie, la pauvre femme, dit Clara en prenant le bras de la Goualeuse; comme elle est pâle et comme elle a l’air triste avec son grand deuil de veuve! La dernière fois qu’elle est venue voir maman, elle m’a navrée; elle pleurait à chaudes larmes en parlant de son mari, et puis tout à coup ses larmes s’arrêtaient, et elle entrait dans des accès de fureur contre l’assassin. Alors… elle me faisait peur, tant elle avait l’air méchant; mais au fait, son ressentiment est bien naturel!… l’infortunée!… Comme il y a des gens malheureux!… n’est-ce pas, Marie?

– Oh! oui, oui… sans doute…, répondit la Goualeuse en soupirant d’un air distrait. Il y a des gens bien malheureux, vous avez raison, mademoiselle…

– Allons! s’écria Clara en frappant du pied avec une impatience chagrine, voilà encore que tu me dis vous… et que tu m’appelles mademoiselle; mais tu es donc fâchée contre moi, Marie?

– Moi, grand Dieu!

– Eh bien! alors, pourquoi me dis-tu vous?… Tu le sais, ma mère et Mme Georges t’ont déjà réprimandée pour cela. Je t’en préviens, je te ferai encore gronder: tant pis pour toi…

– Clara, pardon, j’étais distraite…

– Distraite… quand tu me revois après plus de huit grands jours de séparation? dit tristement Clara. Distraite… cela serait déjà bien mal; mais non, non, ce n’est pas cela: tiens, vois-tu, Marie… je finirai par croire que tu es fière.

Fleur-de-Marie devint pâle comme une morte et ne répondit pas…

À sa vue, une femme portant le deuil de veuve avait poussé un cri de colère et d’horreur.

Cette femme était la laitière qui, chaque matin, vendait du lait à la Goualeuse lorsque celle-ci demeurait chez l’ogresse du tapis-franc.

XI La laitière

La scène que nous allons raconter se passait dans une des cours de la ferme, en présence des laboureurs et des femmes de service qui rentraient de leurs travaux pour prendre leur repas de midi.

Sous un hangar, on voyait une petite charrette attelée d’un âne, et contenant le rustique et pauvre mobilier de la veuve; un petit garçon de douze ans, aidé de deux enfants moins âgés, commençait à décharger cette voiture.

La laitière, complètement vêtue de noir, était une femme de quarante ans environ, à la figure rude, virile et résolue; ses paupières étaient rougies par des larmes récentes. En apercevant Fleur-de-Marie, elle jeta d’abord un cri d’effroi; mais bientôt la douleur, l’indignation, la colère, contractèrent ses traits; elle se précipita sur la Goualeuse, la prit brutalement par le bras et s’écria en la montrant aux gens de la ferme:

– Voilà une malheureuse qui connaît l’assassin de mon pauvre mari… Je l’ai vue vingt fois parler à ce brigand! Quand je vendais du lait au coin de la rue de la Vieille-Draperie, elle venait m’en acheter pour un sou tous les matins; elle doit savoir quel est le scélérat qui a fait le coup, comme toutes ses pareilles, elle est de la clique de ces bandits… Oh! tu ne m’échapperas pas, coquine que tu es!… s’écria la laitière exaspérée par d’injustes soupçons; et elle saisit l’autre bras de Fleur-de-Marie, qui, tremblante, éperdue, voulait fuir.

Clara, stupéfaite de cette brusque agression, n’avait pu jusqu’alors dire un mot; mais, à ce redoublement de violence, elle s’écria en s’adressant à la veuve:

– Mais vous êtes folle!… le chagrin vous égare!… vous vous trompez!…

– Je me trompe!… reprit la paysanne avec une ironie amère, je me trompe! Oh! que non!… je ne me trompe pas… Tenez, regardez comme la voilà déjà pâle… la misérable!… comme ses dents claquent!… La justice te forcera de parler; tu vas venir avec moi chez M. le maire… entends-tu?… Oh! il ne s’agit pas de résister… j’ai une bonne poigne… je t’y porterai plutôt…

– Insolente que vous êtes! s’écria Clara exaspérée, sortez d’ici… Oser ainsi manquer à mon amie, à ma sœur!

– Votre sœur… mademoiselle, allons donc! C’est vous, vous qui êtes folle! répondit grossièrement la veuve. Votre sœur!… une fille des rues, que, durant six mois, j’ai vue traîner dans la Cité!

À ces mots, les laboureurs firent entendre de longs murmures contre Fleur-de-Marie; ils prenaient naturellement parti pour la laitière, qui était de leur classe, et dont le malheur les intéressait.

Les trois enfants, entendant leur mère élever la voix, accoururent auprès d’elle et l’entourèrent en pleurant, sans savoir de quoi il s’agissait. L’aspect de ces pauvres petits, aussi vêtus de deuil, redoubla la sympathie qu’inspirait la veuve et augmenta l’indignation des paysans contre Fleur-de-Marie.

Clara, effrayée de ces démonstrations presque menaçantes, dit aux gens de la ferme d’une voix émue:

– Faites sortir cette femme d’ici; je vous répète que le chagrin l’égare. Marie, Marie, pardon! Mon Dieu, cette folle ne sait pas ce qu’elle dit…

La Goualeuse, pâle, la tête baissée pour échapper à tous les regards, restait muette, anéantie, inerte, et ne faisait pas un mouvement pour échapper aux rudes étreintes de la robuste laitière.

Clara, attribuant cet abattement à l’effroi qu’une pareille scène devait inspirer à son amie, dit de nouveau aux laboureurs:

– Vous ne m’entendez donc pas? Je vous ordonne de chasser cette femme… Puisqu’elle persiste dans ses injures, pour la punir de son insolence, elle n’aura pas ici la place que ma mère lui avait promise; de sa vie elle ne remettra les pieds à la ferme.

Aucun laboureur ne bougea pour obéir aux ordres de Clara; l’un d’eux osa même dire:

– Dame… mademoiselle, si c’est une fille des rues et qu’elle connaisse l’assassin du mari de cette pauvre femme… faut qu’elle vienne s’expliquer chez le maire…

– Je vous répète que vous n’entrerez jamais à la ferme, dit Clara à la laitière, à moins qu’à l’instant vous ne demandiez pardon à mademoiselle Marie de vos grossièretés.

– Vous me chassez, mademoiselle!… à la bonne heure, répondit la veuve avec amertume. Allons, mes pauvres orphelins, ajouta-t-elle en embrassant ses enfants, rechargez la charrette, nous irons gagner notre pain ailleurs, le bon Dieu aura pitié de nous; mais au moins, en nous en allant, nous emmènerons chez M. le maire cette malheureuse, qui va être bien forcée de dénoncer l’assassin de mon pauvre mari… puisqu’elle connaît toute la bande!… Parce que vous êtes riche, mademoiselle, reprit-elle en regardant insolemment Clara, parce que vous avez des amies dans ces créatures-là… faut pas pour cela… être si dure aux pauvres gens!

– C’est vrai, dit un laboureur, la laitière a raison…

– Pauvre femme!

– Elle est dans son droit…

– On a assassiné son mari… faut-il pas qu’elle soit contente?

– On ne peut pas l’empêcher de faire son possible pour découvrir les brigands qui ont fait le coup.

– C’est une injustice de la renvoyer.

– Est-ce que c’est sa faute, à elle, si l’amie de Mlle Clara se trouve être… une fille des rues?

– On ne met pas à la porte une honnête femme… une mère de famille… à cause d’une malheureuse pareille!

Et les murmures devenaient menaçants, lorsque Clara s’écria:

– Dieu soit loué… voici ma mère…

En effet, Mme Dubreuil, revenant du pavillon du verger, traversait la cour.

– Eh bien! Clara, eh bien! Marie, dit la fermière en approchant du groupe, venez-vous déjeuner? Allons, mes enfants, il est déjà tard!

– Maman, s’écria Clara, défendez ma sœur des insultes de cette femme, et elle montra la veuve; de grâce, renvoyez-la d’ici. Si vous saviez toutes les insolences qu’elle a l’audace de dire à Marie…

– Comment? Elle oserait?…

– Oui, maman… Voyez, pauvre petite sœur, comme elle est tremblante… elle peut à peine se soutenir… Ah! c’est une honte qu’une telle scène se passe chez nous… Marie, pardonne-nous, je t’en supplie!

– Mais qu’est-ce que cela signifie? demanda Mme Dubreuil en regardant autour d’elle d’un air inquiet, après avoir remarqué l’accablement de la Goualeuse.

– Madame sera juste, elle… bien sûr…, murmurèrent les laboureurs.

– Voilà Mme Dubreuil; c’est toi qui vas être mise à la porte, dit la veuve à Fleur-de-Marie.

– Il est donc vrai! s’écria Mme Dubreuil à la laitière, qui tenait toujours Fleur-de-Marie par le bras, vous osez parler de la sorte à l’amie de ma fille! Est-ce ainsi que vous reconnaissez mes bontés? Voulez-vous laisser cette jeune personne tranquille!

– Je vous respecte, madame, et j’ai de la reconnaissance pour vos bontés, dit la veuve en abandonnant le bras de Fleur-de-Marie; mais avant de m’accuser et de me chasser de chez vous avec mes enfants, interrogez donc cette malheureuse. Elle n’aura peut-être pas le front de nier que je la connais et qu’elle me connaît aussi.

– Mon Dieu, Marie, entendez-vous ce que dit cette femme? demanda Mme Dubreuil au comble de la surprise.

– T’appelles-tu, oui ou non, la Goualeuse? dit la laitière à Marie.

– Oui, dit la malheureuse à voix basse d’un air atterré et sans regarder Mme Dubreuil; oui, on m’appelait ainsi…

– Ah! voyez-vous! s’écrièrent les laboureurs courroucés, elle l’avoue! elle l’avoue!…

– Elle l’avoue… mais quoi? Qu’avoue-t-elle? s’écria Mme Dubreuil, à demi effrayée de l’aveu de Fleur-de-Marie.

– Laissez-la répondre, madame, reprit la veuve, elle va encore avouer qu’elle était dans une maison infâme de la rue aux Fèves, dans la Cité, où je lui vendais pour un sou de lait tous les matins; elle va encore avouer qu’elle a souvent parlé de moi à l’assassin de mon pauvre mari. Oh! elle le connaît bien, j’en suis sûre… un jeune homme pâle qui fumait toujours et qui portait une casquette, une blouse et de grands cheveux; elle doit savoir son nom… est-ce vrai? Répondras-tu, malheureuse! s’écria la laitière.

– J’ai pu parler à l’assassin de votre mari, car il y a malheureusement plus d’un meurtrier dans la Cité, dit Fleur-de-Marie d’une voix défaillante, mais je ne sais pas de qui vous voulez me parler.

– Comment… que dit-elle? s’écria Mme Dubreuil avec effroi. Elle a parlé à des assassins…

– Les créatures comme elle ne connaissent que ça…, répondit la veuve.

D’abord stupéfaite d’une si étrange révélation, confirmée par les dernières paroles de Fleur-de-Marie, Mme Dubreuil, comprenant tout alors, se recula avec dégoût et horreur, attira violemment et brusquement à elle sa fille Clara, qui s’était approchée de la Goualeuse pour la soutenir, et s’écria:

– Ah! quelle abomination! Clara, prenez garde! N’approchez pas de cette malheureuse. Mais comment Mme Georges a-t-elle pu la recevoir chez elle? Comment a-t-elle osé me la présenter, et souffrir que ma fille… Mon Dieu! mon Dieu! mais c’est horrible, cela! C’est à peine si je peux croire ce que je vois! Mais non, non, Mme Georges est incapable d’une telle indignité! Elle aura été trompée comme nous. Sans cela… Oh! ce serait infâme de sa part!

Clara, désolée, effrayée de cette scène cruelle, croyait rêver. Dans sa candide ignorance, elle ne comprenait pas les terribles récriminations dont on accablait son amie; son cœur se brisa, ses yeux se remplirent de larmes en voyant la stupeur de la Goualeuse, muette, atterrée comme une criminelle devant les juges.

– Viens, viens, ma fille, dit Mme Dubreuil à Clara; puis se retournant vers Fleur-de-Marie: Et vous, indigne créature, le bon Dieu vous punira de votre infâme hypocrisie. Oser souffrir que ma fille… un ange de vertu, vous appelle son amie, sa sœur… son amie!… sa sœur!… vous… le rebut de ce qu’il y a de plus vil au monde! Quelle effronterie! Oser vous mêler aux honnêtes gens, quand vous méritez sans doute d’aller rejoindre vos semblables en prison!

– Oui, oui, s’écrièrent les laboureurs; il faut qu’elle aille en prison; elle connaît l’assassin.

– Elle est peut-être sa complice, seulement!

– Vois-tu qu’il y a une justice au ciel! dit la veuve en montrant le poing à la Goualeuse.

– Quant à vous, ma brave femme, dit Mme Dubreuil à la laitière, loin de vous renvoyer, je reconnaîtrai le service que vous me rendez en dévoilant cette malheureuse.

– À la bonne heure! Notre maîtresse est juste, elle…, murmurèrent les laboureurs.

– Viens, Clara, reprit la fermière, Mme Georges va nous expliquer sa conduite, ou sinon je ne la revois de ma vie; car si elle n’a pas été trompée, elle se conduit envers nous d’une manière affreuse.

– Mais, ma mère, voyez donc cette pauvre Marie…

– Qu’elle crève de honte si elle veut, tant mieux! Méprise-la… Je ne veux pas que tu restes un moment auprès d’elle. C’est une de ces créatures auxquelles une jeune fille comme toi ne parle pas sans se déshonorer.

– Mon Dieu! mon Dieu! maman, dit Clara en résistant à sa mère qui voulait l’emmener, je ne sais pas ce que cela signifie… Marie peut bien être coupable, puisque vous le dites; mais, voyez, elle est défaillante; ayez pitié d’elle au moins.

– Oh! mademoiselle Clara, vous êtes bonne, vous me pardonnez. C’est bien malgré moi, croyez-moi, que je vous ai trompée. Je me le suis bien souvent reproché, dit Fleur-de-Marie en jetant sur sa protectrice un regard de reconnaissance ineffable.

– Mais, ma mère, vous êtes donc sans pitié? s’écria Clara d’une voix déchirante.

– De la pitié pour elle? Allons donc! Sans Mme Georges qui va nous en débarrasser, je ferais mettre cette misérable à la porte de la ferme comme une pestiférée, répondit durement Mme Dubreuil. Et elle entraîna sa fille, qui, se retournant une dernière fois vers la Goualeuse, s’écria:

– Marie, ma sœur! je ne sais pas de quoi l’on t’accuse, mais je suis sûre que tu n’es pas coupable, et je t’aime toujours.

– Tais-toi, tais-toi! dit Mme Dubreuil en mettant sa main sur la bouche de sa fille, tais-toi; heureusement que tout le monde est témoin qu’après cette odieuse révélation tu n’es pas restée un moment seule avec cette fille perdue. N’est-ce pas, mes amis?

– Oui, oui, madame, dit le laboureur, nous sommes témoins que Mlle Clara n’est pas restée un moment avec cette fille, qui est bien sûr une voleuse, puisqu’elle connaît des assassins.

Mme Dubreuil entraîna Clara.

La Goualeuse resta seule au milieu du groupe menaçant qui s’était formé autour d’elle.

Malgré les reproches dont l’accablait Mme Dubreuil, la présence de la fermière et de Clara avait quelque peu rassuré Fleur-de-Marie sur les suites de cette scène; mais, après le départ des deux femmes, se trouvant à la merci des paysans, les forces lui manquèrent; elle fut obligée de s’appuyer sur le parapet du profond abreuvoir des chevaux de la ferme.

Rien de plus touchant que la pose de cette infortunée.

Rien de plus menaçant que les paroles, que l’attitude des paysans qui l’entouraient.

Assise presque debout sur cette margelle de pierre, la tête baissée, cachée entre ses deux mains, son cou et son sein voilés par les bouts carrés du mouchoir d’indienne rouge qui entourait son petit bonnet rond, la Goualeuse, immobile, offrait l’expression la plus saisissante de la douleur et de la résignation.

À quelques pas d’elle, la veuve de l’assassiné, triomphante et encore exaspérée contre Fleur-de-Marie par les imprécations de Mme Dubreuil, montrait la jeune fille à ses enfants et aux laboureurs avec des gestes de haine et de mépris.

Les gens de la ferme, groupés en cercle, ne dissimulaient pas les sentiments hostiles qui les animaient; leurs rudes et grossières physionomies exprimaient à la fois l’indignation, le courroux, et une sorte de raillerie brutale et insultante; les femmes se montraient les plus furieuses, les plus révoltées. La beauté touchante de la Goualeuse n’était pas une des moindres causes de leur acharnement contre elle.

Hommes et femmes ne pouvaient pardonner à Fleur-de-Marie d’avoir été jusqu’alors traitée d’égal à égal par leurs maîtres.

Et puis encore quelques laboureurs d’Arnouville n’ayant pu justifier d’assez bons antécédents pour obtenir à la ferme de Bouqueval une de ces places si enviées dans le pays, il existait chez ceux-là, contre Mme Georges, un sourd mécontentement dont sa protégée devait se ressentir.

Les premiers mouvements des natures incultes sont toujours extrêmes…

Excellents ou détestables.

Mais ils deviennent horriblement dangereux lorsqu’une multitude croit ses brutalités autorisées par les torts réels ou apparents de ceux que poursuit sa haine ou sa colère.

Quoique la plupart des laboureurs de cette ferme n’eussent peut-être pas tous les droits possibles à afficher une susceptibilité farouche à l’endroit de la Goualeuse, ils semblaient contagieusement souillés par sa seule présence; leur pudeur se révoltait en songeant à quelle classe avait appartenu cette infortunée, qui de plus avouait qu’elle parlait souvent à des assassins. En fallait-il davantage pour exalter la colère de ces campagnards, encore excités par l’exemple de Mme Dubreuil?

– Il faut la conduire chez le maire, s’écria l’un.

– Oui, oui; et si elle ne veut pas marcher, on la poussera.

– Et ça ose s’habiller comme nous autres honnêtes filles de campagne, ajouta une des plus laides maritornes de la ferme.

– Avec son air de sainte-nitouche, reprit une autre, on lui aurait donné le bon Dieu sans confession.

– Est-ce qu’elle n’avait pas le front d’aller à la messe?

– L’effrontée!… Pourquoi ne pas communier tout de suite?

– Et il lui fallait frayer avec les maîtres encore!

– Comme si nous étions de trop petites gens pour elle!

– Heureusement chacun a son tour.

– Oh! il faudra bien que tu parles et que tu dénonces l’assassin! s’écria la veuve. Vous êtes tous de la même bande… Je ne suis pas même bien sûre de ne pas t’avoir vue ce jour-là avec eux. Allons, allons, il ne s’agit pas de pleurnicher, maintenant que tu es reconnue. Montre-nous ta face, elle est belle à voir!

Et la veuve abaissa brutalement les deux mains de la jeune fille, qui cachait son visage baigné de larmes.

La Goualeuse, d’abord écrasée de honte, commençait à trembler d’effroi en se trouvant seule à la merci de ces forcenés; elle joignit les mains, tourna vers la laitière ses yeux suppliants et craintifs et dit de sa voix douce:

– Mon Dieu, madame, il y a deux mois que je suis retirée à la ferme de Bouqueval… je n’ai donc pu être témoin du malheur dont vous parlez, et…

La timide voix de Fleur-de-Marie fut couverte par ces cris furieux:

– Menons-la chez M. le maire… elle s’expliquera.

– Allons! en marche, la belle!

Et le groupe menaçant se rapprochant de plus en plus de la Goualeuse, celle-ci, croisant ses mains par un mouvement machinal, regardait de côté et d’autre avec épouvante et semblait implorer du secours.

– Oh! reprit la laitière, tu as beau chercher autour de toi, Mlle Clara n’est plus là pour te défendre; tu ne nous échapperas pas.

– Hélas! madame, dit-elle toute tremblante, je ne veux pas vous échapper; je ne demande pas mieux que de répondre à ce qu’on me demandera… puisque cela peut vous être utile… Mais quel mal ai-je fait à toutes les personnes qui m’entourent et me menacent?…

– Tu nous a fait que tu as eu le front d’aller avec nos maîtres, quand nous, qui valons mille fois mieux que toi, nous n’y allons pas… Voilà ce que tu nous as fait.

– Et puis, pourquoi as-tu voulu que l’on chasse d’ici cette pauvre veuve et ses enfants? dit un autre.

– Ce n’est pas moi, c’est Mlle Clara qui voulait…

– Laisse-nous donc tranquilles, reprit le laboureur en l’interrompant, tu n’as pas seulement demandé grâce pour elle: tu étais contente de lui voir ôter son pain!

– Non, non, elle n’a pas demandé grâce!

– Est-elle mauvaise!

– Une pauvre veuve… mère de trois enfants!

– Si je n’ai pas demandé sa grâce, dit Fleur-de-Marie, c’est que je n’avais pas la force de dire un mot…

– Tu avais bien la force de parler à des assassins!

Ainsi qu’il arrive toujours dans les émotions populaires, ces paysans, plus bêtes que méchants, s’irritaient, s’excitaient, se grisaient au bruit de leurs propres paroles, et s’animaient en raison des injures et des menaces qu’ils prodiguaient à leur victime.

Ainsi le populaire arrive quelquefois, à son insu, par une exaltation progressive, à l’accomplissement des actes les plus injustes et les plus féroces.

Le cercle menaçant des métayers se rapprochait de plus en plus de Fleur-de-Marie; tous gesticulaient en parlant; la veuve du forgeron ne se possédait plus.

Seulement séparée du profond abreuvoir par le parapet où elle s’appuyait, la Goualeuse eut peur d’être renversée dans l’eau et s’écria, en étendant vers eux des mains suppliantes:

– Mais, mon Dieu! que voulez-vous de moi? Par pitié, ne me faites pas de mal!…

Et comme la laitière, gesticulant toujours, s’approchait de plus en plus et lui mettait ses deux poings presque sur le visage, Fleur-de-Marie s’écria, en se renversant en arrière avec effroi:

– Je vous en supplie, madame, n’approchez pas autant; vous allez me faire tomber à l’eau.

Ces paroles de Fleur-de-Marie éveillèrent chez ces gens grossiers une idée cruelle. Ne pensant qu’à faire une de ces plaisanteries de paysans, qui souvent vous laissent à moitié mort sur place, un des plus enragés s’écria:

– Un plongeon!… donnons-lui un plongeon!

– Oui… oui… À l’eau!… à l’eau!… répéta-t-on avec des éclats de rire et des applaudissements frénétiques.

– C’est ça, un bon plongeon!… Elle n’en mourra pas!

– Ça lui apprendra à venir se mêler aux honnêtes gens!

– Oui, oui… À l’eau! à l’eau!

– Justement on a cassé la glace ce matin.

– La fille des rues se souviendra des braves gens de la ferme d’Arnouville!

En entendant ces cris inhumains, ces railleries barbares, en voyant l’exaspération de toutes ces figures stupidement irritées qui s’avançaient pour l’enlever, Fleur-de-Marie se crut morte.

À son premier effroi succéda bientôt une sorte de contentement amer: elle entrevoyait l’avenir sous de si noires couleurs qu’elle remercia mentalement le ciel d’abréger ses peines; elle ne prononça plus un mot de plainte, se laissa glisser à genoux, croisa religieusement ses deux mains sur sa poitrine, ferma les yeux et attendit en priant.

Les laboureurs, surpris de l’attitude et de la résignation muette de la Goualeuse, hésitèrent un moment à accomplir leurs projets sauvages; mais, gourmandés sur leur faiblesse par la partie féminine de l’assemblée, ils recommencèrent de vociférer pour se donner le courage d’accomplir leurs méchants desseins.

Deux des plus furieux allaient saisir Fleur-de-Marie, lorsqu’une voix émue, vibrante, leur cria:

– Arrêtez!

Au même instant, Mme Georges, qui s’était frayé un passage au milieu de cette foule, arriva auprès de la Goualeuse, toujours agenouillée, la prit dans ses bras, la releva en s’écriant:

– Debout, mon enfant!… debout, ma fille chérie! On ne s’agenouille que devant Dieu.

L’expression, l’attitude de Mme Georges furent si courageusement impérieuses que la foule recula et resta muette.

L’indignation colorait vivement les traits de Mme Georges, ordinairement pâles. Elle jeta sur les laboureurs un regard ferme et leur dit d’une voix haute et menaçante:

– Malheureux!… n’avez-vous pas honte de vous porter à de telles violences contre cette malheureuse enfant!…

– C’est une…

– C’est ma fille! s’écria Mme Georges en interrompant un des laboureurs. M. l’abbé Laporte, que tout le monde bénit et vénère, l’aime et la protège, et ceux qu’il estime doivent être respectés par tout le monde.

Ces simples paroles imposèrent aux laboureurs.

Le curé de Bouqueval était, dans le pays, regardé comme un saint; plusieurs paysans n’ignoraient pas l’intérêt qu’il portait à la Goualeuse. Pourtant quelques sourds murmures se firent encore entendre; Mme Georges en comprit le sens et s’écria:

– Cette malheureuse fille fût-elle la dernière des créatures, fût-elle abandonnée de tous, votre conduite envers elle n’en serait pas moins odieuse. De quoi voulez-vous la punir? Et de quel droit d’ailleurs? Quelle est votre autorité? La force? N’est-il pas lâche, honteux à des hommes de prendre pour victime une jeune fille sans défense! Viens, Marie, viens, mon enfant bien-aimée, retournons chez nous; là, du moins, tu es connue et appréciée…

Mme Georges prit le bras de Fleur-de-Marie; les laboureurs, confus et reconnaissant la brutalité de leur conduite, s’écartèrent respectueusement.

La veuve seule s’avança et dit résolument à Mme Georges:

– Cette fille ne sortira pas d’ici qu’elle n’ait fait sa déposition chez le maire au sujet de l’assassinat de mon pauvre mari.

– Ma chère amie, dit Mme Georges en se contraignant, ma fille n’a aucune déposition à faire ici; plus tard, si la justice trouve bon d’invoquer son témoignage, on la fera appeler, et je l’accompagnerai… Jusque-là personne n’a le droit de l’interroger.

– Mais, madame… je vous dis…

Mme Georges interrompit la laitière et lui répondit sévèrement:

– Le malheur dont vous êtes victime peut à peine excuser votre conduite; un jour vous regretterez les violences que vous avez si imprudemment excitées. Mlle Marie demeure avec moi à la ferme de Bouqueval, instruisez-en le juge qui a reçu votre première déclaration, nous attendrons ses ordres.

La veuve ne put rien répondre à ces sages paroles; elle s’assit sur le parapet de l’abreuvoir et se mit à pleurer amèrement en embrassant ses enfants.

Quelques minutes après cette scène, Pierre amena le cabriolet; Mme Georges et Fleur-de-Marie y montèrent pour retourner à Bouqueval.

En passant devant la maison de la fermière d’Arnouville, la Goualeuse aperçut Clara: elle pleurait, à demi cachée derrière une persienne entr’ouverte, et fit à Fleur-de-Marie un signe d’adieu avec son mouchoir.

XII Consolations

– Ah! madame! quelle honte pour moi! quel chagrin pour vous! dit Fleur-de-Marie à sa mère adoptive, lorsqu’elle se retrouva seule avec elle dans le petit salon de la ferme de Bouqueval. Vous êtes sans doute pour toujours fâchée avec Mme Dubreuil, et cela à cause de moi. Oh! mes pressentiments!… Dieu m’a punie d’avoir ainsi trompé cette dame et sa fille… je suis un sujet de discorde entre vous et votre amie…

– Mon amie… est une excellente femme, ma chère enfant, mais une pauvre tête faible… Du reste, comme elle a très-bon cœur, demain elle regrettera, j’en suis sûre, son fol emportement d’aujourd’hui…

– Hélas! madame, ne croyez pas que je veuille la justifier en vous accusant, mon Dieu!… Mais votre bonté pour moi vous a peut-être aveuglée… Mettez-vous à la place de Mme Dubreuil… Apprendre que la compagne de sa fille chérie… était… ce que j’étais… dites? Peut-on blâmer son indignation maternelle?

Mme Georges ne trouva malheureusement rien à répondre à cette question de Fleur-de-Marie, qui reprit avec exaltation:

– Cette scène flétrissante que j’ai subie aux yeux de tous, demain tout le pays le saura! Ce n’est pas pour moi que je crains; mais qui sait maintenant si la réputation de Clara… ne sera pas à tout jamais entachée… parce qu’elle m’a appelée son amie, sa sœur! J’aurais dû suivre mon premier mouvement… résister au penchant qui m’attirait vers Mlle Dubreuil… et, au risque de lui inspirer de l’aversion, me soustraire à l’amitié qu’elle m’offrait… Mais j’ai oublié la distance qui me séparait d’elle… Aussi, vous le voyez, j’en suis punie, oh! cruellement punie… car j’aurai peut-être causé un tort irréparable à cette jeune personne, si vertueuse et si bonne…

– Mon enfant, dit Mme Georges après quelques moments de réflexion, vous avez tort de vous faire de si douloureux reproches: votre passé est coupable… oui, très-coupable… Mais n’est-ce rien que d’avoir, par votre repentir, mérité la protection de notre vénérable curé? N’est-ce pas sous ses auspices, sous les miens, que vous avez été présentée à Mme Dubreuil? Vos seules qualités ne lui ont-elles pas inspiré l’attachement qu’elle vous avait librement voué?… N’est-ce pas elle qui vous a demandé d’appeler Clara votre sœur? Et puis enfin, ainsi que je lui ai dit tout à l’heure, car je ne voulais ni ne devais rien lui cacher, pouvais-je, certaine que j’étais de votre repentir, ébruiter le passé, et rendre ainsi votre réhabilitation plus pénible… impossible, peut-être, en vous désespérant, en vous livrant au mépris de gens qui, aussi malheureux, aussi abandonnés que vous l’avez été, n’auraient peut-être pas, comme vous, conservé le secret instinct de l’honneur et de la vertu? La révélation de cette femme est fâcheuse, funeste; mais devais-je, en la prévenant, sacrifier votre repos futur à une éventualité presque improbable?

– Ah! madame, ce qui prouve que ma position est à jamais fausse et misérable, c’est que, par affection pour moi, vous avez eu raison de cacher le passé, et que la mère de Clara a aussi raison de me mépriser au nom de ce passé; de me mépriser… comme tout le monde me méprisera désormais, car la scène de la ferme d’Arnouville va se répandre, tout va se savoir… Oh! je mourrai de honte… je ne pourrai plus supporter les regards de personne!

– Pas même les miens! Pauvre enfant! dit Mme Georges en fondant en larmes et en ouvrant ses bras à Fleur-de-Marie, tu ne trouveras pourtant jamais dans mon cœur que la tendresse, que le dévouement d’une mère… Courage donc, Marie! Ayez la conscience de votre repentir. Vous êtes ici entourée d’amis, eh bien! cette maison sera le monde pour vous… Nous irons au-devant de la révélation que vous craignez: notre bon abbé assemblera les gens de la ferme, qui vous aiment déjà tant; il leur dira la vérité sur le passé… Croyez-moi, mon enfant, sa parole a une telle autorité que cette révélation vous rendra plus intéressante encore.

– Je vous crois, madame, et je me résignerai; hier, dans notre entretien, M. le curé m’avait annoncé les douloureuses expiations: elles commencent, je ne dois pas m’étonner. Il m’a dit encore que mes souffrances me seraient un jour comptées… Je l’espère… Soutenue dans ces épreuves par vous et par lui, je ne me plaindrai pas.

– Vous allez d’ailleurs le voir dans quelques moments, jamais ses conseils ne vous auront été plus salutaires… Voici déjà quatre heures et demie; disposez-vous à aller au presbytère, mon enfant… Je vais écrire à M. Rodolphe pour lui apprendre ce qui est arrivé à la ferme d’Arnouville… Un exprès lui portera ma lettre… puis j’irai vous rejoindre chez notre bon abbé… car il est urgent que nous causions tous trois.

Peu d’instants après, la Goualeuse sortait de la ferme afin de se rendre au presbytère par le chemin creux où la veille le Maître d’école et Tortillard étaient convenus de se retrouver.

XIII Réflexion

Ainsi qu’on a pu le voir par ses entretiens avec Mme Georges et avec le curé de Bouqueval, Fleur-de-Marie avait si noblement profité des conseils de ses bienfaiteurs, s’était tellement assimilé leurs principes, qu’elle se désespérait de plus en plus en songeant à son abjection passée.

Malheureusement encore, son esprit s’était développé à mesure que ses excellents instincts grandissaient au milieu de l’atmosphère d’honneur et de pureté où elle vivait.

D’une intelligence moins élevée, d’une sensibilité moins exquise, d’une imagination moins vive, Fleur-de-Marie se serait facilement consolée.

Elle s’était repentie, un vénérable prêtre l’avait pardonnée, elle aurait oublié les horreurs de la Cité au milieu des douceurs de la vie rustique qu’elle partageait avec Mme Georges; elle se fût enfin livrée sans crainte à l’amitié que lui témoignait Mlle Dubreuil, et cela, non par insouciance des fautes qu’elle avait commises, mais par confiance aveugle dans la parole de ceux dont elle reconnaissait l’excellence.

Ils lui disaient: «Maintenant votre bonne conduite vous rend l’égale des honnêtes gens»; elle n’aurait vu aucune différence entre elle et les honnêtes gens.

La scène douloureuse de la ferme d’Arnouville l’eût péniblement affectée, mais elle n’aurait pas, pour ainsi dire, prévu, devancé cette scène, en versant des larmes amères, en éprouvant de vagues remords à la vue de Clara dormant, innocente et pure, dans la même chambre que l’ancienne pensionnaire de l’ogresse.

Pauvre fille!… ne s’était-elle pas bien souvent adressé elle-même, dans le silence de ses longues insomnies, des récriminations bien plus poignantes que celles dont les habitants de la ferme l’avaient accablée?

Ce qui tuait lentement Fleur-de-Marie, c’était l’analyse, c’était l’examen incessant de ce qu’elle se reprochait; c’était surtout la comparaison constante de l’avenir que l’inexorable passé lui imposait, et de l’avenir qu’elle eût rêvé sans cela.

L’esprit d’analyse, d’examen et de comparaison est presque toujours inhérent à la supériorité de l’intelligence. Chez les âmes altières et orgueilleuses, cet esprit amène le doute et la révolte contre les autres.

Chez les âmes timides et délicates, cet esprit amène le doute et la révolte contre soi.

On condamne les premiers, ils s’absolvent.

On absout les seconds, ils se condamnent.

Le curé de Bouqueval, malgré sa sainteté, Mme Georges, malgré ses vertus, ou plutôt tous deux à cause de leurs vertus et de leur sainteté, ne pouvaient imaginer ce que souffrait la Goualeuse depuis que son âme, dégagée de ses souillures, pouvait contempler toute la profondeur de l’abîme où on l’avait plongée.

Ils ne savaient pas que les affreux souvenirs de la Goualeuse avaient presque la puissance, la force de la réalité; ils ne savaient pas que cette jeune fille, d’une sensibilité exquise, d’une imagination rêveuse et poétique, d’une finesse d’impression douloureuse à force de susceptibilité; ils ne savaient pas que cette jeune fille ne passait pas un jour sans se rappeler, mais aussi sans ressentir, avec une souffrance mêlée de dégoût et d’épouvante, les honteuses misères de son existence d’autrefois.

Qu’on se figure une enfant de seize ans, candide et pure, ayant la conscience de sa candeur et de sa pureté, jetée par quelque pouvoir infernal dans l’infâme taverne de l’ogresse et invinciblement soumise au pouvoir de cette mégère!… Telle était pour Fleur-de-Marie la réaction du passé sur le présent.

Ferons-nous ainsi comprendre l’espèce de ressentiment rétrospectif, ou plutôt le contrecoup moral dont la Goualeuse souffrait si cruellement qu’elle regrettait, plus souvent qu’elle n’avait osé l’avouer à l’abbé, de n’être pas morte étouffée dans la fange?

Pour peu qu’on réfléchisse et qu’on ait d’expérience de la vie, on ne prendra pas ce que nous allons dire pour un paradoxe:

Ce qui rendait Fleur-de-Marie digne d’intérêt et de pitié, c’est que non-seulement elle n’avait jamais aimé, mais que ses sens étaient toujours restés endormis et glacés. Si bien souvent, chez des femmes peut-être moins délicatement douées que Fleur-de-Marie, de chastes répulsions succèdent longtemps au mariage, s’étonnera-t-on que cette infortunée, enivrée par l’ogresse, et jetée à seize ans au milieu de la horde de bêtes sauvages ou féroces qui infestaient la Cité, n’ait éprouvé qu’horreur et effroi, et soit sortie moralement pure de ce cloaque?…

Les naïves confidences de Clara Dubreuil au sujet de son candide amour pour le jeune fermier qu’elle devait épouser avaient navré Fleur-de-Marie; elle aussi sentait qu’elle aurait aimé vaillamment, qu’elle aurait éprouvé l’amour dans tout ce qu’il avait de dévoué, de noble, de pur et de grand; et pourtant il ne lui était plus permis d’inspirer ou d’éprouver ce sentiment; car si elle aimait… elle choisirait en raison de l’élévation de son âme… et plus ce choix serait digne d’elle, plus elle devrait s’en croire indigne.

XIV Le chemin creux

Le soleil se couchait à l’horizon; la plaine était déserte, silencieuse.

Fleur-de-Marie approchait de l’entrée du chemin creux qu’il lui fallait traverser pour se rendre au presbytère, lorsqu’elle vit sortir de la ravine un petit garçon boiteux, vêtu d’une blouse grise et d’une casquette bleue; il semblait éploré, et, du plus loin qu’il aperçut la Goualeuse, il accourut près d’elle.

– Oh! ma bonne dame, ayez pitié de moi, s’il vous plaît! s’écria-t-il en joignant les mains d’un air suppliant.

– Que voulez-vous? Qu’avez-vous, mon enfant? lui demanda la Goualeuse avec intérêt.

– Hélas! ma bonne dame, ma pauvre grand’mère, qui est bien vieille, bien vieille, est tombée là-bas, en descendant le ravin; elle s’est fait beaucoup de mal… j’ai peur qu’elle se soit cassé la jambe… Je suis trop faible pour l’aider à se relever… Mon Dieu, comment faire, si vous ne venez pas à mon secours? Pauvre grand’mère! elle va mourir peut-être!

La Goualeuse, touchée de la douleur du petit boiteux, s’écria:

– Je ne suis pas très-forte non plus, mon enfant, mais je pourrai peut-être vous aider à secourir votre grand’mère… Allons vite près d’elle… Je demeure à cette ferme là-bas… si la pauvre vieille ne peut s’y transporter avec nous, je l’enverrai chercher.

– Oh! ma bonne dame, le bon Dieu vous bénira, bien sûr… C’est par ici… à deux pas, dans le chemin creux, comme je vous le disais; c’est en descendant la berge qu’elle a tombé.

– Vous n’êtes donc pas du pays? demanda la Goualeuse en suivant Tortillard, que l’on a sans doute déjà reconnu.

– Non, ma bonne dame, nous venons d’Écouen.

– Et où alliez-vous?

– Chez un bon curé qui demeure sur la colline là-bas…, dit le fils de Bras-Rouge, pour augmenter la confiance de Fleur-de-Marie.

– Chez M. l’abbé Laporte, peut-être?

– Oui, ma bonne dame, chez M. l’abbé Laporte, ma pauvre grand’mère le connaît beaucoup, beaucoup…

– J’allais justement chez lui; quelle rencontre! dit Fleur-de-Marie en s’enfonçant de plus en plus dans le chemin creux.

– Grand’maman! me voilà, me voilà!… Prends patience, je t’amène du secours! cria Tortillard pour prévenir le Maître d’école et la Chouette de se tenir prêts à saisir leur victime.

– Votre grand’mère n’est donc pas tombée loin d’ici? demanda la Goualeuse.

– Non, ma bonne dame, derrière ce gros arbre là-bas, où le chemin tourne, à vingt pas d’ici.

Tout à coup Tortillard s’arrêta.

Le bruit du galop d’un cheval retentit dans le silence de la plaine.

– Tout est encore perdu, se dit Tortillard.

Le chemin faisait un coude très-prononcé à quelques toises de l’endroit où le fils de Bras-Rouge se trouvait avec la Goualeuse.

Un cavalier parut à ce détour; lorsqu’il fut auprès de la jeune fille, il s’arrêta.

On entendit alors le trot d’un autre cheval, et quelques moments après survint un domestique vêtu d’une redingote brune à boutons d’argent, d’une culotte de peau blanche et de bottes à revers. Une étroite ceinture de cuir fauve serrait derrière sa taille le mackintosh de son maître.

Le maître, vêtu simplement d’une épaisse redingote bronze et d’un pantalon gris clair, montait avec une grâce parfaite un cheval bai, de pur sang, d’une beauté singulière; malgré la longue course qu’il venait de faire, le lustre éclatant de sa robe à reflets dorés ne se ternissait pas même d’une légère moiteur.

Le cheval du groom, qui resta immobile à quelques pas de son maître, était aussi plein de race et de distinction.

Dans ce cavalier, d’une figure brune et charmante, Tortillard reconnut M. le vicomte de Saint-Remy, que l’on supposait être l’amant de Mme la duchesse de Lucenay.

– Ma jolie fille, dit le vicomte à la Goualeuse, dont la beauté le frappa, auriez-vous l’obligeance de m’indiquer la route du village d’Arnouville?

Marie, baissant les yeux devant le regard profond et hardi de ce jeune homme, répondit:

– En sortant du chemin creux, monsieur, vous prendrez le premier sentier à main droite: ce sentier vous conduira à une avenue de cerisiers qui mène directement à Arnouville.

– Mille grâces, ma belle enfant… Vous me renseignez mieux qu’une vieille femme que j’ai trouvée à deux pas d’ici, étendue au pied d’un arbre; je n’ai pu en tirer d’elle autre chose que des gémissements.

– Ma pauvre grand’mère!… murmura Tortillard d’une voix dolente.

– Maintenant, encore un mot, reprit M. de Saint-Remy en s’adressant à la Goualeuse, pouvez-vous me dire si je trouverai facilement, à Arnouville, la ferme de M. Dubreuil?

La Goualeuse ne put s’empêcher de tressaillir à ces mots qui lui rappelaient la pénible scène de la matinée; elle répondit:

– Les bâtiments de la ferme bordent l’avenue que vous allez suivre pour vous rendre à Arnouville, monsieur.

– Encore une fois, merci, ma belle enfant! dit M. de Saint-Remy. Et il partit au galop, suivi de son groom.

Les traits charmants du vicomte s’étaient quelque peu déridés pendant qu’il parlait à Fleur-de-Marie; dès qu’il fut seul, ils redevinrent sombres et contractés par une inquiétude profonde.

Fleur-de-Marie, se souvenant de la personne inconnue pour qui l’on préparait à la hâte un pavillon de la ferme d’Arnouville par les ordres de Mme de Lucenay, ne douta pas qu’il ne s’agît de ce jeune et beau cavalier.

Le galop des chevaux ébranla quelque temps encore la terre durcie par la gelée; il s’amoindrit, cessa…

Tout redevint silencieux.

Tortillard respira.

Voulant rassurer et avertir ses complices, dont l’un, le Maître d’école, s’était dérobé à la vue des cavaliers, le fils de Bras-Rouge s’écria:

– Grand’mère!… me voilà… avec une bonne dame qui vient à ton secours!…

– Vite, vite, mon enfant! Ce monsieur à cheval nous a fait perdre quelques minutes, dit la Goualeuse en hâtant le pas, afin d’atteindre le tournant du chemin creux.

À peine y arriva-t-elle que la Chouette, qui s’y tenait embusquée, dit à voix basse:

– À moi, Fourline!

Puis, sautant sur la Goualeuse, la borgnesse la saisit au cou d’une main, et de l’autre lui comprima les lèvres, pendant que Tortillard, se jetant aux pieds de la jeune fille, se cramponnait à ses jambes pour l’empêcher de faire un pas.

Ceci s’était passé si rapidement que la Chouette n’avait pas eu le temps d’examiner les traits de la Goualeuse; mais dans le peu d’instants qu’il fallut au Maître d’école pour sortir du trou où il s’était tapi et pour venir à tâtons avec son manteau, la vieille reconnut son ancienne victime.

– La Pégriotte!… s’écria-t-elle d’abord stupéfaite; puis elle ajouta avec une joie féroce: C’est encore toi?… Ah! c’est le boulanger qui t’envoie… C’est ton sort de retomber toujours sous ma griffe!… J’ai mon vitriol dans le fiacre… cette fois, ta jolie frimousse y passera… car tu m’enrhumes avec ta figure de vierge… À toi, mon homme! prends garde qu’elle ne te morde, et tiens-la bien pendant que nous allons l’embaluchonner…

De ses deux mains puissantes, le Maître d’école saisit la Goualeuse; et, avant qu’elle eût pu pousser un cri, la Chouette lui jeta le manteau sur la tête et l’enveloppa étroitement.

En un instant, Fleur-de-Marie, liée, bâillonnée, fut mise dans l’impossibilité de faire un mouvement ou d’appeler à son secours.

– Maintenant, à toi le paquet, Fourline…, dit la Chouette. Eh! eh! eh!… c’est seulement pas si lourd que la négresse de la femme noyée du canal Saint-Martin… n’est-ce pas, mon homme? Et comme le brigand tressaillait à ces mots qui lui rappelaient son épouvantable rêve de la nuit, la borgnesse reprit: – Ah çà! qu’est-ce que tu as donc, Fourline?… On dirait que tu grelottes?… Depuis ce matin, par instants, les dents te claquent comme si tu avais la fièvre, et alors tu regardes en l’air comme si tu cherchais quelque chose.

– Gros feignant!… il regarde les mouches voler, dit Tortillard.

– Allons, vite, filons, mon homme! Emballe-moi la Pégriotte… À la bonne heure! ajouta la Chouette en voyant le brigand prendre Fleur-de-Marie entre ses bras comme on prend un enfant endormi. Vite, au fiacre, vite!…

– Mais qui est-ce qui va me conduire, moi?… demanda le Maître d’école d’une voix sourde, en étreignant son souple et léger fardeau dans ses bras d’Hercule.

– Vieux têtard! il pense à tout, dit la Chouette.

Et, écartant son châle, elle dénoua un foulard rouge qui couvrait son cou décharné, tordit à moitié ce mouchoir dans sa longueur et dit au Maître d’école:

– Ouvre la gargoine, prends le bout de ce foulard dans tes quenottes, serre bien… Tortillard prendra l’autre bout à la main, tu n’auras qu’à le suivre… À bon aveugle bon chien. Ici, moutard!

Le petit boiteux fit une gambade, murmura à voix basse un jappement imitatif et grotesque, prit dans sa main l’autre bout du mouchoir et conduisit ainsi le Maître d’école, pendant que la Chouette hâtait le pas pour prévenir Barbillon.

Nous avons renoncé à peindre la terreur de Fleur-de-Marie, lorsqu’elle s’était vue au pouvoir de la Chouette et du Maître d’école. Elle se sentit défaillir et ne put opposer la moindre résistance.

Quelques minutes après, la Goualeuse était transportée dans le fiacre conduit par Barbillon; quoiqu’il fît nuit, les stores de cette voiture étaient soigneusement fermés, et les trois complices se dirigèrent, avec leur victime presque expirante, vers la plaine Saint-Denis, où Tom les attendait.

XV Clémence d’Harville

Le lecteur nous excusera d’abandonner une de nos héroïnes dans une situation si critique, situation dont nous dirons plus tard le dénoûment.

Les exigences de ce récit multiple, malheureusement trop varié dans son unité, nous forcent de passer incessamment d’un personnage à un autre, afin de faire, autant qu’il est en nous, marcher et progresser l’intérêt général de l’œuvre (si toutefois il y a de l’intérêt dans cette œuvre, aussi difficile que consciencieuse et impartiale).

Nous avons encore à suivre quelques-uns des acteurs de ce récit dans ces mansardes où frissonne de froid et de faim une misère timide, résignée, probe et laborieuse…

Dans ces prisons d’hommes et de femmes, prisons souvent coquettes et fleuries, souvent noires et funèbres, mais toujours vastes écoles de perdition, atmosphère nauséabonde et viciée, où l’innocence s’étiole et se flétrit… sombres pandémoniums où un prévenu peut entrer pur, mais d’où il sort presque toujours corrompu…

Dans ces hôpitaux où le pauvre, traité parfois avec une touchante humanité, regrette aussi parfois le grabat solitaire qu’il trempait de la sueur glacée de la fièvre…

Dans ces mystérieux asiles où la fille séduite et délaissée met au jour, en l’arrosant de larmes amères, l’enfant qu’elle ne doit plus revoir…

Dans ces lieux terribles où la folie, touchante, grotesque, stupide, hideuse ou féroce, se montre sous des aspects toujours effrayants… depuis l’insensé paisible qui rit tristement de ce rire qui fait pleurer… jusqu’au frénétique qui rugit comme une bête féroce en s’accrochant aux grilles de son cabanon.

Nous avons enfin à explorer…

Mais à quoi bon cette trop longue énumération? Ne devons-nous pas craindre d’effrayer le lecteur? Il a déjà bien voulu nous faire la grâce de nous suivre en des lieux assez étranges, il hésiterait peut-être à nous accompagner dans de nouvelles pérégrinations.

Cela dit, passons.

On se souvient que, la veille du jour où s’accomplissaient les événements que nous venons de raconter (l’enlèvement de la Goualeuse par la Chouette), Rodolphe avait sauvé Mme d’Harville d’un danger imminent, danger suscité par la jalousie de Sarah, qui avait prévenu M. d’Harville du rendez-vous si imprudemment accordé par la marquise à M. Charles Robert.

Rodolphe, profondément ému de cette scène, était rentré chez lui en sortant de la maison de la rue du Temple, remettant au lendemain la visite qu’il comptait faire à Mlle Rigolette et à la famille de malheureux artisans dont nous avons parlé; car il les croyait à l’abri du besoin, grâce à l’argent qu’il avait remis pour eux à la marquise, afin de rendre sa prétendue visite de charité plus vraisemblable aux yeux de M. d’Harville. Malheureusement Rodolphe ignorait que Tortillard s’était emparé de cette bourse, et l’on sait comment le petit boiteux avait commis ce vol audacieux.

Vers les quatre heures, le prince reçut la lettre suivante…

Une femme âgée l’avait apportée et s’en était allée sans attendre la réponse.

«Monseigneur,

Je vous dois plus que la vie; je voudrais vous exprimer aujourd’hui même ma profonde reconnaissance. Demain peut-être la honte me rendrait muette… Si vous pouviez me faire l’honneur de venir chez moi ce soir, vous finirez cette journée comme vous l’avez commencée, monseigneur, par une généreuse action.

D’ORBIGNY-D’HARVILLE.»

«P. S. Ne prenez pas la peine de me répondre, monseigneur, je serai chez moi toute la soirée.»

Rodolphe, heureux d’avoir rendu à Mme d’Harville un service éminent, regrettait pourtant l’espèce d’intimité forcée que cette circonstance établissait tout à coup entre lui et la marquise.

Incapable de trahir l’amitié de M. d’Harville, mais profondément touché de la grâce spirituelle et de l’attrayante beauté de Clémence, Rodolphe, s’apercevant de son goût trop vif pour elle, avait presque renoncé à la voir après un mois d’assiduités.

Aussi se rappelait-il avec émotion l’entretien qu’il avait surpris à l’ambassade de *** entre Tom et Sarah… Celle-ci, pour motiver sa haine et sa jalousie, avait affirmé, non sans raison, que Mme d’Harville ressentait toujours, presque à son insu, une sérieuse affection pour Rodolphe. Sarah était trop sagace, trop fine, trop initiée à la connaissance du cœur humain pour n’avoir pas compris que Clémence, se croyant négligée, dédaignée peut-être par un homme qui avait fait sur elle une impression profonde; que Clémence, dans son dépit, cédant aux obsessions d’une amie perfide, avait pu s’intéresser, presque par surprise, aux malheurs imaginaires de M. Charles Robert, sans pour cela oublier complètement Rodolphe.

D’autres femmes, fidèles au souvenir de l’homme qu’elles avaient d’abord distingué, seraient restées indifférentes aux regards du commandant. Clémence d’Harville fut donc doublement coupable, quoiqu’elle n’eût cédé qu’à la séduction du malheur, et qu’un vif sentiment du devoir, joint peut-être au souvenir du prince, souvenir salutaire qui veillait au fond de son cœur, l’eût préservée d’une faute irréparable.

Rodolphe, en songeant à son entrevue avec Mme d’Harville, était en proie à mille contradictions. Bien résolu de résister au penchant qui l’entraînait vers elle, tantôt il s’estimait heureux de pouvoir la désaimer, en lui reprochant un choix aussi fâcheux que celui de M. Charles Robert; tantôt, au contraire, il regrettait amèrement de voir tomber le prestige dont il l’avait jusqu’alors entourée.

Clémence d’Harville attendait aussi cette entrevue avec anxiété; les deux sentiments qui prédominaient en elle étaient une douloureuse confusion lorsqu’elle pensait à Rodolphe… une aversion profonde lorsqu’elle pensait à M. Charles Robert.

Beaucoup de raisons motivaient cette aversion, cette haine.

Une femme risquera son repos, son honneur pour un homme; mais elle ne lui pardonnera jamais de l’avoir mise dans une position humiliante ou ridicule.

Or, Mme d’Harville, en butte aux sarcasmes et aux insultants regards de Mme Pipelet, avait failli mourir de honte.

Ce n’était pas tout.

Recevant de Rodolphe l’avis du danger qu’elle courait, Clémence avait monté précipitamment au cinquième; la direction de l’escalier était telle qu’en le gravissant elle aperçut M. Charles Robert vêtu de son éblouissante robe de chambre, au moment où reconnaissant le pas léger de la femme qu’il attendait, il entrebâillait sa porte d’un air souriant, confiant et conquérant… L’insolente fatuité du costume significatif du commandant apprit à la marquise combien elle s’était grossièrement trompée sur cet homme. Entraînée par la bonté de son cœur, par la générosité de son caractère à une démarche qui pouvait la perdre, elle lui avait accordé ce rendez-vous, non par amour, mais seulement par commisération, afin de le consoler du rôle ridicule que le mauvais goût de M. le duc de Lucenay lui avait fait jouer devant elle à l’ambassade de ***.

Qu’on juge de la déconvenue, du dégoût de Mme d’Harville, à l’aspect de M. Charles Robert… vêtu en triomphateur!…

Neuf heures venaient de sonner à la pendule du petit salon où Mme d’Harville se tenait habituellement.

Les modistes et les cabaretiers ont tellement abusé du style Louis XV et du style Renaissance que la marquise, femme de beaucoup de goût, avait prohibé de son appartement cette espèce de luxe devenu si vulgaire, le reléguant dans la partie de l’hôtel d’Harville destinée aux grandes réceptions.

Rien de plus élégant et de plus distingué que l’ameublement du salon où la marquise attendait Rodolphe.

La tenture et les rideaux, sans pentes ni draperies, étaient d’une étoffe de l’Inde couleur paille; sur ce fond brillant se dessinaient, brodées en soie mate de même nuance, des arabesques du goût le plus charmant et le plus capricieux. De doubles rideaux de point d’Alençon cachaient entièrement les vitres.

Les portes, en bois de rose, étaient rehaussées de moulures d’argent doré très-délicatement ciselées qui encadraient dans chaque panneau un médaillon ovale en porcelaine de Sèvres de près d’un pied de diamètre, représentant des oiseaux et des fleurs d’un fini, d’un éclat admirables. Les bordures des glaces et les baguettes de la tenture étaient aussi de bois de rose relevé des mêmes ornements d’argent doré.

La frise de la cheminée, de marbre blanc, et ses deux cariatides d’une beauté antique et d’une grâce exquise étaient dues au ciseau magistral de Marochetti, cet artiste éminent ayant consenti à sculpter ce délicieux chef-d’œuvre, se souvenant sans doute que Benvenuto ne dédaignait pas de modeler des aiguières et des armures.

Deux candélabres et deux flambeaux de vermeil, précieusement travaillés par Gouthière, accompagnaient la pendule, bloc carré de lapis-lazuli, élevé sur un socle de jaspe oriental et surmonté d’une large et magnifique coupe d’or émaillée, enrichie de perles et de rubis, et appartenant au plus beau temps de la Renaissance florentine.

Plusieurs excellents tableaux de l’école vénitienne, de moyenne grandeur, complétaient un ensemble d’une haute magnificence.

Grâce à une innovation charmante, ce joli salon était doucement éclairé par une lampe dont le globe de cristal dépoli disparaissait à demi au milieu d’une touffe de fleurs naturelles contenues dans une profonde et immense coupe de japon bleue, pourpre et or, suspendue au plafond, comme un lustre, par trois grosses chaînes de vermeil, auxquelles s’enroulaient les tiges vertes de plusieurs plantes grimpantes; quelques-uns de leurs rameaux flexibles et chargés de fleurs, débordant la coupe, retombaient gracieusement, comme une frange de fraîche verdure, sur la porcelaine émaillée d’or, de pourpre et d’azur.

Nous insistons sur ces détails, sans doute puérils, pour donner une idée du bon goût naturel de Mme d’Harville (symptôme presque toujours sûr d’un bon esprit), et parce que certaines misères ignorées, certains mystérieux malheurs semblent encore plus poignants lorsqu’ils contrastent avec les apparences de ce qui fait aux yeux de tous la vie heureuse et enviée.

Plongée dans un grand fauteuil totalement recouvert d’étoffe couleur paille, comme les autres sièges, Clémence d’Harville, coiffée en cheveux, portait une robe de velours noir montante, sur laquelle se découpait le merveilleux travail de son large col et de ses manchettes plates en point d’Angleterre, qui empêchaient le noir du velours de trancher trop crûment sur l’éblouissante blancheur de ses mains et de son cou.

À mesure qu’approchait le moment de son entrevue avec Rodolphe, l’émotion de la marquise redoublait. Pourtant sa confusion fit place à des pensées plus résolues: après de longues réflexions, elle prit le parti de confier à Rodolphe un grand… un cruel secret, espérant que son extrême franchise lui concilierait peut-être une estime dont elle se montrait si jalouse.

Ravivé par la reconnaissance, son premier penchant pour Rodolphe se réveillait avec une nouvelle force. Un de ces pressentiments qui trompent rarement les cœurs aimants lui disait que le hasard seul n’avait pas amené le prince si à point pour la sauver et qu’en cessant depuis quelques mois de la voir il avait cédé à un sentiment tout autre que celui de l’aversion. Un vague instinct élevait aussi dans l’esprit de Clémence des doutes sur la sincérité de l’affection de Sarah.

Au bout de quelques minutes, un valet de chambre, après avoir discrètement frappé, entra et dit à Clémence:

– Madame la marquise veut-elle recevoir Mme Asthon et mademoiselle?

– Mais sans doute, comme toujours…, répondit Mme d’Harville. Et sa fille entra lentement dans le salon.

C’était une enfant de quatre ans, qui eût été d’une charmante figure sans sa pâleur maladive et sa maigreur extrême. Mme Asthon, sa gouvernante, la tenait par la main; Claire (c’était le nom de l’enfant), malgré sa faiblesse, se hâta d’accourir vers sa mère en lui tendant les bras. Deux nœuds de rubans cerise rattachaient au-dessus de chaque tempe ses cheveux bruns, nattés et roulés de chaque côté de son front; sa santé était si frêle qu’elle portait une petite douillette de soie brune ouatée au lieu d’une de ces jolies robes de mousseline blanche, garnies de rubans pareils à la coiffure, et bien décolletées, afin qu’on puisse voir ces bras roses, ces épaules fraîches et satinées, si charmants chez les enfants bien portants.

Les grands yeux noirs de cette enfant semblaient énormes, tant ses joues étaient creuses. Malgré cette apparence débile, un sourire plein de gentillesse et de grâce épanouit les traits de Claire lorsqu’elle fut placée sur les genoux de sa mère, qui l’embrassait avec une sorte de tendresse triste et passionnée.

– Comment a-t-elle été depuis tantôt, madame Asthon? demanda Mme d’Harville à la gouvernante.

– Assez bien, madame la marquise, quoiqu’un moment j’aie craint…

– Encore! s’écria Clémence en serrant sa fille contre son cœur avec un mouvement d’effroi involontaire.

– Heureusement, madame, je m’étais trompée, dit la gouvernante; l’accès n’a pas eu lieu, Mlle Claire s’est calmée; elle n’a éprouvé qu’un moment de faiblesse… Elle a peu dormi cette après-dînée; mais elle n’a pas voulu se coucher sans venir embrasser Mme la marquise.

– Pauvre petit ange aimé! dit Mme d’Harville en couvrant sa fille de baisers.

Celle-ci lui rendait ses caresses avec une joie enfantine, lorsque le valet de chambre ouvrit les deux battants de la porte du salon et annonça:

– Son Altesse Sérénissime monseigneur le grand-duc de Gerolstein!

Claire, montée sur les genoux de sa mère, lui avait jeté ses deux bras autour du cou et l’embrassait étroitement. À l’aspect de Rodolphe, Clémence rougit, posa doucement sa fille sur le tapis, fit signe à Mme Asthon d’emmener l’enfant et se leva.

– Vous me permettrez, madame, dit Rodolphe en souriant après avoir salué respectueusement la marquise, de renouveler connaissance avec mon ancienne petite amie, qui, je le crains bien, m’aura oublié.

Et se courbant un peu, il tendit la main à Claire.

Celle-ci attacha d’abord curieusement sur lui ses deux grands yeux noirs; puis, le reconnaissant, elle fit un gentil signe de tête et lui envoya un baiser du bout de ses doigts amaigris.

– Vous reconnaissez monseigneur, mon enfant? demanda Clémence à Claire.

Celle-ci baissa la tête affirmativement et envoya un nouveau baiser à Rodolphe.

– Sa santé paraît s’être améliorée depuis que je ne l’ai vue, dit-il avec intérêt en s’adressant à Clémence.

– Monseigneur, elle va un peu mieux, quoique toujours souffrante.

La marquise et le prince, aussi embarrassés l’un que l’autre en songeant à leur prochain entretien, étaient presque satisfaits de le voir reculé de quelques minutes par la présence de Claire; mais la gouvernante ayant discrètement emmené l’enfant, Rodolphe et Clémence se trouvèrent seuls.

XVI Les aveux

Le fauteuil de Mme d’Harville était placé à droite de la cheminée, où Rodolphe, resté debout, s’accoudait légèrement.

Jamais Clémence n’avait été plus frappée du noble et gracieux ensemble des traits du prince; jamais sa voix ne lui avait semblé plus douce et plus vibrante.

Sentant combien il était pénible pour la marquise de commencer cette conversation, Rodolphe lui dit:

– Vous avez été, madame, victime d’une trahison indigne: une lâche délation de la comtesse Sarah Mac-Gregor a failli vous perdre.

– Il serait vrai, monseigneur? s’écria Clémence. Mes pressentiments ne me trompaient donc pas… Et comment Votre Altesse a-t-elle pu savoir?…

– Hier, par hasard, au bal de la comtesse ***, j’ai découvert le secret de cette infamie. J’étais assis dans un endroit écarté du jardin d’hiver. Ignorant qu’un massif de verdure me séparait d’eux et me permettait de les entendre, la comtesse Sarah et son frère vinrent s’entretenir près de moi de leurs projets et du piège qu’ils vous tendaient. Voulant vous prévenir du péril dont vous étiez menacée, je me rendis à la hâte au bal de Mme de Nerval, croyant vous y trouver: vous n’y aviez pas paru. Vous écrire ici ce matin, c’était exposer ma lettre à tomber entre les mains du marquis, dont les soupçons devaient être éveillés. J’ai préféré aller vous attendre rue du Temple, pour déjouer la trahison de la comtesse Sarah. Vous me pardonnez, n’est-ce pas, de vous entretenir si longtemps d’un sujet qui doit vous être désagréable? Sans la lettre que vous avez eu la bonté de m’écrire… de ma vie je ne vous eusse parlé de tout ceci…

Après un moment de silence, Mme d’Harville dit à Rodolphe:

– Je n’ai qu’une manière, monseigneur, de vous prouver ma reconnaissance… c’est de vous faire un aveu que je n’ai fait à personne. Cet aveu ne me justifiera pas à vos yeux, mais il vous fera peut-être trouver ma conduite moins coupable.

– Franchement, madame, dit Rodolphe en souriant, ma position envers vous est très-embarrassante…

Clémence, étonnée de ce ton presque léger, regarda Rodolphe avec surprise.

– Comment, monseigneur?

– Grâce à une circonstance que vous devinerez sans doute, je suis obligé de faire… un peu le grand-parent, à propos d’une aventure qui, dès que vous aviez échappé au piège odieux de la comtesse Sarah, ne méritait pas d’être prise si gravement… Mais, ajouta Rodolphe avec une nuance de gravité douce et affectueuse, votre mari est pour moi presque un frère; mon père avait voué à son père la plus affectueuse gratitude. C’est donc très-sérieusement que je vous félicite d’avoir rendu à votre mari le repos et la sécurité.

– Et c’est aussi parce que vous honorez M. d’Harville de votre amitié, monseigneur, que je tiens à vous apprendre la vérité tout entière… et sur un choix qui doit vous sembler aussi malheureux qu’il l’est réellement… et sur ma conduite, qui offense celui que Votre Altesse appelle presque son frère.

– Je serai toujours, madame, heureux et fier de la moindre preuve de votre confiance. Cependant, permettez-moi de vous dire, à propos du choix dont vous parlez, que je sais que vous avez cédé autant à un sentiment de pitié sincère qu’à l’obsession de la comtesse Sarah Mac-Gregor, qui avait ses raisons pour vouloir vous perdre… Je sais encore que vous avez hésité longtemps avant de vous résoudre à la démarche que vous regrettez tant à cette heure.

Clémence regarda le prince avec surprise.

– Cela vous étonne! Je vous dirai mon secret un autre jour, afin de ne pas passer à vos yeux pour sorcier, reprit Rodolphe en souriant. Mais votre mari est-il complètement rassuré?

– Oui, monseigneur, dit Clémence en baissant les yeux avec confusion; et, je vous l’avoue, il m’est pénible de l’entendre me demander pardon de m’avoir soupçonnée, et s’extasier sur mon modeste silence à propos de mes bonnes œuvres.

– Il est heureux de son illusion, ne vous la reprochez pas, maintenez-le toujours, au contraire, dans sa douce erreur… S’il ne m’était interdit de parler légèrement de cette aventure, et s’il ne s’agissait pas de vous, madame… je dirais que jamais une femme n’est plus charmante pour son mari que lorsqu’elle a quelque tort à dissimuler. On n’a pas idée de toutes les séduisantes câlineries qu’une mauvaise conscience inspire, on n’imagine pas toutes les fleurs ravissantes que fait souvent éclore une perfidie… Quand j’étais jeune, ajouta Rodolphe, en souriant, j’éprouvais toujours, malgré moi, une vague défiance lors de certains redoublements de tendresse; et comme de mon côté je ne me sentais jamais plus à mon avantage que lorsque j’avais quelque chose à me faire pardonner, dès qu’on se montrait pour moi aussi perfidement aimable que je voulais le paraître, j’étais bien sûr que ce charmant accord… cachait une infidélité mutuelle.

Mme d’Harville s’étonnait de plus en plus d’entendre Rodolphe parler en raillant d’une aventure qui aurait pu avoir pour elle des suites si terribles; mais devinant bientôt que le prince, par cette affectation de légèreté, tâchait d’amoindrir l’importance du service qu’il lui avait rendu, elle lui dit, profondément touchée de cette délicatesse:

– Je comprends votre générosité, monseigneur… Permis à vous maintenant de plaisanter et d’oublier le péril auquel vous m’avez arrachée… Mais ce que j’ai à vous dire, moi, est si grave, si triste, cela a tant de rapport avec les événements de ce matin, vos conseils peuvent m’être si utiles, que je vous supplie de vous rappeler que vous m’avez sauvé l’honneur et la vie… oui, monseigneur, la vie… Mon mari était armé; il me l’a avoué dans l’excès de son repentir; il voulait me tuer!…

– Grand Dieu! s’écria Rodolphe avec une vive émotion.

– C’était son droit, reprit amèrement Mme d’Harville.

– Je vous en conjure, madame, répondit Rodolphe très-sérieusement cette fois, croyez-moi, je suis incapable de rester indifférent à ce qui vous intéresse; si tout à l’heure j’ai plaisanté, c’est que je ne voulais pas appesantir tristement votre pensée sur cette matinée, qui a dû vous causer une si terrible émotion. Maintenant, madame, je vous écoute religieusement, puisque vous me faites la grâce de me dire que mes conseils peuvent vous être bons à quelque chose.

– Oh! bien utiles, monseigneur! Mais, avant de vous les demander, permettez-moi de vous dire quelques mots d’un passé que vous ignorez… des années qui ont précédé mon mariage avec M. d’Harville.

Rodolphe s’inclina, Clémence continua:

– À seize ans je perdis ma mère, dit-elle sans pouvoir retenir une larme. Je ne vous dirai pas combien je l’adorai; figurez-vous, monseigneur, l’idéal de la bonté sur la terre; sa tendresse pour moi était extrême, elle y trouvait une consolation profonde à d’amers chagrins… Aimant peu le monde, d’une santé délicate, naturellement très-sédentaire, son plus grand plaisir avait été de se charger seule de mon instruction: car ses connaissances solides, variées, lui permettaient de remplir mieux que personne la tâche qu’elle s’était imposée.

«Jugez, monseigneur, de son étonnement, du mien, lorsque à seize ans, au moment où mon éducation était presque terminée, mon père, prétextant la faiblesse de la santé de ma mère, nous annonça qu’une jeune veuve fort distinguée, que de grands malheurs rendaient très-intéressante, se chargerait d’achever ce que ma mère avait commencé… Ma mère se refusa d’abord au désir de mon père. Moi-même je le suppliai de ne pas mettre entre elle et moi une étrangère; il fut inexorable, malgré nos larmes. Mme Roland, veuve d’un colonel mort dans l’Inde, disait-elle, vint habiter avec nous et fut chargée de remplir auprès de moi les fonctions d’institutrice.

– Comment! c’est cette Mme Roland que monsieur votre père a épousée presque aussitôt après votre mariage?

– Oui, monseigneur.

– Elle était donc très-belle?

– Médiocrement jolie, monseigneur.

– Très-spirituelle, alors?

– De la dissimulation, de la ruse, rien de plus. Elle avait vingt-cinq ans environ, des cheveux blonds très-pâles, des cils presque blancs, de grands yeux ronds d’un bleu clair; sa physionomie était humble et doucereuse; son caractère, perfide jusqu’à la cruauté, était en apparence prévenant jusqu’à la bassesse.

– Et son instruction?

– Complètement nulle, monseigneur; et je ne puis comprendre comment mon père, jusqu’alors si esclave des convenances, n’avait pas songé que l’incapacité de cette femme trahirait scandaleusement le véritable motif de sa présence chez lui. Ma mère lui fit observer que Mme Roland était d’une ignorance profonde; il lui répondit, avec un accent qui n’admettait pas de réplique, que, savante ou non, cette jeune et intéressante veuve garderait chez lui la position qu’il lui avait faite. Je l’ai su plus tard: dès ce moment ma pauvre mère comprit tout et s’affecta profondément, déplorant moins, je pense, l’infidélité de mon père que les désordres intérieurs que cette liaison devait amener et dont le bruit pouvait parvenir jusqu’à moi.

– Mais, en effet, même au point de vue de sa folle passion, monsieur votre père faisait, ce me semble, un mauvais calcul, en introduisant cette femme chez lui.

– Votre étonnement redoublerait encore, monseigneur, si vous saviez que mon père est l’homme du caractère le plus formaliste et le plus entier que je connaisse; il fallait, pour l’amener à un pareil oubli de toute convenance, l’influence excessive de Mme Roland, influence d’autant plus certaine qu’elle la dissimulait sous les dehors d’une violente passion pour lui.

– Mais quel âge avait donc alors monsieur votre père?

– Soixante ans environ.

– Et il croyait à l’amour de cette jeune femme?

– Mon père a été un des hommes les plus à la mode de son temps; Mme Roland, obéissant à son instinct ou à d’habiles conseils…

– Des conseils! Et qui pouvait la conseiller?

– Je vous le dirai tout à l’heure, monseigneur. Devinant qu’un homme à bonnes fortunes, lorsqu’il atteint la vieillesse, aime d’autant plus à être flatté sur ses agréments extérieurs que ces louanges lui rappellent le plus beau temps de sa vie, cette femme, le croiriez-vous, monseigneur? flatta mon père sur la grâce et sur le charme de ses traits, sur l’élégance inimitable de sa taille et de sa tournure; et il avait soixante ans… Tout le monde apprécie sa haute intelligence, et il a donné aveuglément dans ce piège grossier. Telle a été, telle est encore, je n’en doute pas, la cause de l’influence de cette femme sur lui. Tenez, monseigneur, malgré mes tristes préoccupations, je ne puis m’empêcher de sourire en me rappelant avoir, avant mon mariage, souvent entendu dire et soutenir par Mme Roland que ce qu’elle appelait la «maturité réelle» était le plus bel âge de la vie. Cette «maturité réelle» ne commençait guère, il est vrai, que vers cinquante-cinq ou soixante ans.

– L’âge de monsieur votre père?

– Oui, monseigneur. Alors seulement, disait Mme Roland, l’esprit et l’expérience avaient acquis leur dernier développement; alors seulement un homme éminemment placé dans le monde jouissait de toute la considération à laquelle il pouvait prétendre; alors seulement aussi l’ensemble de ses traits, la bonne grâce de ses manières atteignaient leur perfection, la physionomie offrant à cette époque de la vie un rare et divin mélange de gracieuse sérénité et de douce gravité. Enfin, une légère teinte de mélancolie, causée par les déceptions qu’amène toujours l’expérience, complétait le charme irrésistible de la «maturité réelle»; charme seulement appréciable, se hâtait d’ajouter Mme Roland, pour les femmes d’esprit et de cœur qui ont le bon goût de hausser les épaules aux éclats de la jeunesse effarée de ces petits étourdis de quarante ans, dont le caractère n’offre aucune sûreté et dont les traits d’une insignifiante juvénilité ne sont pas encore poétisés par cette majestueuse expression qui décèle la science profonde de la vie.

Rodolphe ne put s’empêcher de sourire de la verve ironique avec laquelle Mme d’Harville traçait le portrait de sa belle-mère.

– Il est une chose que je ne pardonne jamais aux gens ridicules, dit-il à la marquise.

– Quoi donc, monseigneur?

– C’est d’être méchants… cela empêche de rire d’eux tout à son aise.

– C’est peut-être un calcul de leur part, dit Clémence.

– Je le croirais assez, et c’est dommage; car, par exemple, si je pouvais oublier que cette Mme Roland vous a nécessairement fait beaucoup de mal, je m’amuserais fort de cette invention de «maturité réelle» opposée à la folle jeunesse de ces étourneaux de quarante ans, qui, selon cette femme, semblent à peine «sortir de page», comme auraient dit nos grands-parents.

– Du moins, mon père est, je crois, heureux des illusions dont, à cette heure, ma belle-mère l’entoure.

– Et sans doute, dès à présent, punie de sa fausseté, elle subit les conséquences de son semblant d’amour passionné; monsieur votre père l’a prise au mot, il l’entoure de solitude et d’amour. Or, permettez-moi de vous le dire, la vie de votre belle-mère doit être aussi insupportable que celle de son mari doit être heureuse: figurez-vous l’orgueilleuse joie d’un homme de soixante ans, habitué au succès, qui se croit encore assez passionnément aimé d’une jeune femme pour lui inspirer le désir de s’enfermer avec lui dans un complet isolement.

– Aussi, monseigneur, puisque mon père se trouve heureux, je n’aurais peut-être pas à me plaindre de Mme Roland; mais son odieuse conduite envers ma mère… mais la part malheureusement trop active qu’elle a prise à mon mariage causent mon aversion pour elle, dit Mme d’Harville après un moment d’hésitation.

Rodolphe la regarda avec surprise.

– M. d’Harville est votre ami, monseigneur, reprit Clémence d’une voix ferme. Je sais la gravité des paroles que je viens de prononcer… Tout à l’heure vous me direz si elles sont justes. Mais je reviens à Mme Roland, établie auprès de moi comme institutrice, malgré son incapacité reconnue. Ma mère eut à ce sujet une explication pénible avec mon père, et lui signifia que, voulant au moins protester contre l’intolérable position de cette femme, elle ne paraîtrait plus désormais à table si Mme Roland ne quittait pas à l’instant la maison. Ma mère était la douceur, la bonté même; mais elle devenait d’une indomptable fermeté lorsqu’il s’agissait de sa dignité personnelle. Mon père fut inflexible, elle tint sa promesse; de ce moment, nous vécûmes complètement retirées dans son appartement. Mon père me témoigna dès lors autant de froideur qu’à ma mère, pendant que Mme Roland faisait presque publiquement les honneurs de notre maison, toujours en qualité de mon institutrice.

– À quelles extrémités une folle passion ne porte-t-elle pas les esprits les plus éminents! Et puis on nous enorgueillit bien plus en nous louant des qualités ou des avantages que nous ne possédons pas ou que nous ne possédons plus, qu’en nous louant de ceux que nous avons. Prouver à un homme de soixante ans qu’il n’en a que trente, c’est l’a b c de la flatterie… et plus une flatterie est grossière, plus elle a de succès… Hélas nous autres princes, nous savons cela.

– On fait à ce sujet tant d’expériences sur vous; monseigneur…

– Sous ce rapport, monsieur votre père a été traité en roi… Mais votre mère devait horriblement souffrir.

– Plus encore pour moi que pour elle, monseigneur, car elle songeait à l’avenir… Sa santé, déjà très-délicate, s’affaiblit encore; elle tomba gravement malade; la fatalité voulut que le médecin de la maison, M. Sorbier, mourût; ma mère avait toute confiance en lui, elle le regretta vivement. Mme Roland avait pour médecin et pour ami un docteur italien d’un grand mérite, disait-elle; mon père, circonvenu, le consulta quelquefois, s’en trouva bien, et le proposa à ma mère, qui le prit, hélas! et ce fut lui qui la soigna pendant sa dernière maladie… (À ces mots, les yeux de Mme d’Harville se remplirent de larmes.) J’ai honte de vous avouer cette faiblesse, monseigneur, ajouta-t-elle, mais, par cela seulement que ce médecin avait été donné à mon père par Mme Roland, il m’inspirait (alors sans aucune raison) un éloignement involontaire; je vis avec une sorte de crainte ma mère lui accorder sa confiance; pourtant, sous le rapport de la science, le docteur Polidori…

– Que dites-vous, madame? s’écria Rodolphe.

– Qu’avez-vous, monseigneur? dit Clémence stupéfaite de l’expression des traits de Rodolphe.

«Mais non, se dit le prince en se parlant à lui-même, je me trompe sans doute… il y a cinq ou six ans de cela, tandis que l’on m’a dit que Polidori n’était à Paris que depuis deux ans environ, caché sous un faux nom… c’est bien lui que j’ai vu hier… ce charlatan Bradamanti… Pourtant… deux médecins de ce nom [29]… quelle singulière rencontre!…»

– Madame, quelques mots sur ce docteur Polidori, dit Rodolphe à Mme d’Harville, qui le regardait avec une surprise croissante; quel âge avait cet Italien?

– Mais cinquante ans environ.

– Et sa figure… sa physionomie?

– Sinistre… Je n’oublierai jamais ses yeux d’un vert clair… son nez recourbé comme le bec d’un aigle.

– C’est lui!… c’est bien lui!… s’écria Rodolphe. Et croyez-vous, madame, que le docteur Polidori habite encore Paris? demanda Rodolphe à Mme d’Harville.

– Je ne sais, monseigneur. Environ un an après le mariage de mon père, il a quitté Paris; une femme de mes amies, dont cet Italien était aussi le médecin à cette époque, Mme de Lucenay…

– La duchesse de Lucenay! s’écria Rodolphe.

– Oui, monseigneur… Pourquoi cet étonnement?

– Permettez-moi de vous en taire la cause… Mais, à cette époque, que vous disait Mme de Lucenay sur cet homme?

– Qu’il lui écrivait souvent, depuis son départ de Paris, des lettres fort spirituelles sur les pays qu’il visitait; car il voyageait beaucoup… Maintenant… je me rappelle qu’il y a un mois environ, demandant à Mme de Lucenay si elle recevait toujours des nouvelles de M. Polidori, elle me répondit d’un air embarrassé que depuis longtemps on n’en entendait plus parler, qu’on ignorait ce qu’il était devenu, que quelques personnes même le croyaient mort.

– C’est singulier, dit Rodolphe, se souvenant de la visite de Mme de Lucenay au charlatan Bradamanti.

– Vous connaissez donc cet homme, monseigneur?

– Oui, malheureusement pour moi… Mais, de grâce, continuez votre récit; plus tard je vous dirai ce que c’est que ce Polidori…

– Comment? Ce médecin…

– Dites plutôt cet homme souillé des crimes les plus odieux.

– Des crimes!… s’écria Mme d’Harville avec effroi; il a commis des crimes, cet homme… l’ami de Mme Roland et le médecin de ma mère! Ma mère est morte entre ses mains après quelques jours de maladie!… Ah! monseigneur, vous m’épouvantez!… vous m’en dites trop ou pas assez!…

– Sans accuser cet homme d’un crime de plus, sans accuser votre belle-mère d’une effroyable complicité, je dis que vous devez peut-être remercier Dieu de ce que votre père, après son mariage avec Mme Roland, n’ait pas eu besoin des soins de Polidori…

– Ô mon Dieu! s’écria Mme d’Harville avec une expression déchirante, mes pressentiments ne me trompaient donc pas!

– Vos pressentiments!

– Oui… tout à l’heure, je vous parlais de l’éloignement que m’inspirait ce médecin, parce qu’il avait été introduit chez nous par Mme Roland; je ne vous ai pas tout dit, monseigneur…

– Comment?

– Je craignais d’accuser un innocent, de trop écouter l’amertume de mes regrets. Mais je vais tout vous dire, monseigneur. La maladie de ma mère durait depuis cinq jours; je l’avais toujours veillée. Un soir j’allai respirer l’air du jardin sur la terrasse de notre maison. Au bout d’un quart d’heure, je rentrai par un long corridor obscur. À la faible clarté d’une lumière qui s’échappait de la porte de l’appartement de Mme Roland, je vis sortir M. Polidori. Cette femme l’accompagnait. J’étais dans l’ombre; ils ne m’apercevaient pas. Mme Roland lui dit à voix très-basse quelques paroles que je ne pus entendre. Le médecin répondit d’un ton plus haut ces seuls mots: «Après-demain.» Et comme Mme Roland lui parlait encore à voix basse, il reprit avec un accent singulier: «Après-demain, vous dis-je, après-demain…»

– Que signifiaient ces paroles?

– Ce que cela signifiait, monseigneur? Le mercredi soir, M. Polidori disait: Après-demain… Le vendredi… ma mère était morte!…

– Oh! c’est affreux!…

– Lorsque je pus réfléchir et me souvenir, ce mot «après-demain», qui semblait avoir prédit l’époque de la mort de ma mère, me revint à la pensée; je crus que M. Polidori, instruit par la science du peu de temps que ma mère avait encore à vivre, s’était hâté d’en aller instruire Mme Roland… Mme Roland, qui avait tant de raisons de se réjouir de cette mort. Cela seul m’avait fait prendre cet homme et cet femme en horreur… Mais jamais je n’aurais osé supposer… Oh! non, non, encore à cette heure, je ne puis croire à un pareil crime!

– Polidori est le seul médecin qui ait donné ses soins à votre malheureuse mère?

– La veille du jour où je l’ai perdue, cet homme avait amené en consultation un de ses confrères. Selon ce que m’apprit ensuite mon père, ce médecin avait trouvé ma mère dans un état très-dangereux… Après ce funeste événement, on me conduisit chez une de nos parentes. Elle avait tendrement aimé ma mère. Oubliant la réserve que mon âge lui commandait, cette parente m’apprit sans ménagement combien j’avais de raisons de haïr Mme Roland. Elle m’éclaira sur les ambitieuses espérances que cette femme devait dès lors concevoir.

«Cette révélation m’accabla; je compris enfin tout ce que ma mère avait dû souffrir. Lorsque je revis mon père, mon cœur se brisa: il venait me chercher pour m’emmener en Normandie; nous devions y passer les premiers temps de notre deuil. Pendant la route, il pleura beaucoup et me dit qu’il n’avait que moi pour l’aider à supporter ce coup affreux. Je lui répondis avec expansion qu’il ne me restait non plus que lui depuis la perte de la plus adorée des mères. Après quelques mots sur l’embarras où il se trouverait s’il était forcé de me laisser seule pendant les absences que ses affaires le forçaient de faire de temps à autre, il m’apprit sans transition, et comme la chose la plus naturelle du monde, que, par bonheur pour lui et pour moi, Mme Roland consentait à prendre la direction de sa maison et à me servir de guide et d’amie.

«L’étonnement, la douleur, l’indignation me rendirent muette; je pleurai en silence. Mon père me demanda la cause de mes larmes; je m’écriai, avec trop d’amertume sans doute, que jamais je n’habiterais la même maison que Mme Roland; car je méprisais cette femme autant que je la haïssais à cause des chagrins qu’elle avait causés à ma mère. Il resta calme, combattit ce qu’il appelait mon enfantillage et me dit froidement que sa résolution était inébranlable, et que je m’y soumettrais.

«Je le suppliai de me permettre de me retirer au Sacré-Cœur, où j’avais quelques amies: j’y resterais jusqu’au moment où il jugerait à propos de me marier. Il me fit observer que le temps était passé où l’on se mariait à la grille d’un couvent; que mon empressement à le quitter lui serait très-sensible, s’il ne voyait dans mes paroles une exaltation excusable, mais peu sensée, qui se calmerait nécessairement; puis il m’embrassa au front en m’appelant mauvaise tête.

«Hélas! en effet, il fallait me soumettre. Jugez, monseigneur, de ma douleur! Vivre de la vie de chaque jour avec une femme à qui je reprochais presque la mort de ma mère… Je prévoyais les scènes les plus cruelles entre mon père et moi, aucune considération ne pouvant m’empêcher de témoigner mon aversion pour Mme Roland. Il me semblait qu’ainsi je vengerais ma mère, tandis que la moindre parole d’affection dite à cette femme m’eût paru une lâcheté sacrilège.

– Mon Dieu, que cette existence dut vous être pénible… que j’étais loin de penser que vous eussiez déjà tant souffert lorsque j’avais le plaisir de vous voir davantage! Jamais un mot de vous ne m’avait fait soupçonner…

– C’est qu’alors, monseigneur, je n’avais pas à m’excuser à vos yeux d’une faiblesse impardonnable… Si je vous parle si longuement de cette époque de ma vie, c’est pour vous faire comprendre dans quelle position j’étais lorsque je me suis mariée… et pourquoi, malgré un avertissement qui aurait dû m’éclairer, j’ai épousé M. d’Harville.

«En arrivant aux Aubiers (c’est le nom de la terre de mon père), la première personne qui vint à notre rencontre fut Mme Roland. Elle avait été s’établir dans cette terre le jour de la mort de ma mère. Malgré son air humble et doucereux, elle laissait déjà percer une joie triomphante mal dissimulée. Je n’oublierai jamais le regard à la fois ironique et méchant qu’elle me jeta lors de mon arrivée; elle semblait me dire: «Je suis ici chez moi, c’est vous qui êtes l’étrangère.» Un nouveau chagrin m’était réservé: soit manque de tact impardonnable, soit impudence éhontée, cette femme occupait l’appartement de ma mère. Dans mon indignation, je me plaignis à mon père d’une pareille inconvenance; il me répondit sévèrement que cela devait d’autant moins m’étonner qu’il fallait m’habituer à considérer et à respecter Mme Roland comme une seconde mère. Je lui dis que ce serait profaner ce nom sacré, et à son grand courroux je ne manquai aucune occasion de témoigner mon aversion à Mme Roland; plusieurs fois il s’emporta et me réprimanda durement devant cette femme. Il me reprochait mon ingratitude, ma froideur envers l’ange de consolation que la Providence nous avait envoyé. «Je vous en prie, mon père, parlez pour vous», lui dis-je un jour. Il me traita cruellement. Mme Roland, de sa voix mielleuse, intercéda pour moi avec une profonde hypocrisie. «Soyez indulgent pour Clémence, disait-elle: les regrets que lui inspire l’excellente personne que nous pleurons tous sont si naturels, si louables, qu’il faut avoir égard à sa douleur, et la plaindre même dans ses emportements. – Eh bien! me disait mon père en me montrant Mme Roland avec admiration, vous l’entendez! Est-elle assez bonne, assez généreuse? C’est en vous jetant dans ses bras que vous devriez lui répondre. – Cela est inutile, mon père; madame me hait… et je la hais. – Ah! Clémence! vous me faites bien du mal, mais je vous pardonne, ajouta Mme Roland en levant les yeux au ciel. – Mon amie! ma noble amie! s’écria mon père d’une voix émue, calmez-vous, je vous en conjure: par égard pour moi, ayez pitié d’une folle assez à plaindre pour vous méconnaître ainsi! Puis, me lançant des regards irrités: – Tremblez, s’écria-t-il, si vous osez encore outrager l’âme la plus belle qu’il y ait au monde; faites-lui à l’instant vos excuses. – Ma mère me voit et m’entend… elle ne me pardonnerait pas cette lâcheté», dis-je à mon père; et je sortis, le laissant occupé de consoler Mme Roland et d’essuyer ses larmes menteuses… Pardon, monseigneur, de m’appesantir sur ces puérilités, mais elles peuvent seules vous donner une idée de la vie que je menais alors.

– Je crois assister à ces scènes intérieures si tristement et si humainement vraies… Dans combien de familles elles ont dû se renouveler, et combien de fois elles se renouvelleront encore!… Rien de plus vulgaire, et partant rien de plus habile que la conduite de Mme Roland; cette simplicité de moyens dans la perfidie la met à la portée de tant d’intelligences médiocres… Et encore ce n’est pas cette femme qui était habile, c’est votre père qui était aveugle; mais en quelle qualité présentait-il Mme Roland au voisinage?

– Comme mon institutrice et son amie… et on l’acceptait ainsi.

– Je n’ai pas besoin de vous demander s’il vivait dans le même isolement?

– À l’exception de quelques rares visites, forcées par des relations de voisinage et d’affaires, nous ne voyions personne; mon père, complètement dominé par sa passion et cédant sans doute aux instances de Mme Roland, quitta au bout de trois mois à peine le deuil de ma mère, sous prétexte que le deuil… se portait dans le cœur… Sa froideur pour moi augmenta de plus en plus, son indifférence allait à ce point qu’il me laissait une liberté incroyable pour une jeune personne de mon âge. Je le voyais à l’heure du déjeuner: il rentrait ensuite chez lui avec Mme Roland, qui lui servait de secrétaire pour sa correspondance d’affaires; puis il sortait avec elle en voiture ou à pied et ne rentrait qu’une heure avant le dîner… Mme Roland faisait une fraîche et charmante toilette; mon père s’habillait avec une recherche étrange à son âge; quelquefois, après dîner, il recevait les gens qu’il ne pouvait s’empêcher de voir; il faisait ensuite, jusqu’à dix heures, une partie de trictrac avec Mme Roland, puis il lui offrait le bras pour la conduire à la chambre de ma mère, lui baisait respectueusement la main et se retirait. Quant à moi, je pouvais disposer de ma journée, monter à cheval suivie d’un domestique, ou faire à ma guise de longues promenades dans les bois qui environnaient le château; quelquefois, accablée de tristesse, je ne parus pas au déjeuner, mon père ne s’en inquiéta même pas…

– Quel singulier oubli!… quel abandon!…

– Ayant plusieurs fois de suite rencontré un de nos voisins dans les bois où je montais ordinairement à cheval, je renonçai à ces promenades et je ne sortis plus du parc.

– Mais quelle était la conduite de cette femme envers vous lorsque vous étiez seule avec elle?

– Ainsi que moi, elle évitait autant que possible ces rencontres. Une seule fois, faisant allusion à quelques paroles dures que je lui avais adressées la veille, elle me dit froidement: «Prenez garde, vous voulez lutter avec moi… vous serez brisée. – Comme ma mère? lui dis-je; il est fâcheux, madame, que M. Polidori ne soit pas là pour vous affirmer que ce sera… après-demain.» Ces mots firent sur Mme Roland une impression profonde qu’elle surmonta bientôt. Maintenant que je sais, grâce à vous, monseigneur, ce que c’est que le docteur Polidori, et de quoi il est capable, l’espèce d’effroi que témoigna Mme Roland en m’entendant lui rappeler ces mystérieuses paroles confirmerait peut-être d’horribles soupçons… Mais non… non, je ne veux pas croire cela… Je serais trop épouvantée en songeant que mon père est à cette heure presque à la merci de cette femme.

– Et que vous répondit-elle lorsque vous lui avez rappelé ces mots de Polidori?

– Elle rougit d’abord; puis, surmontant son émotion, elle me demanda froidement ce que je voulais dire. «Quand vous serez seule, madame, interrogez-vous à ce sujet, vous vous répondrez.» À peu de temps de là eut lieu une scène qui décida pour ainsi dire de mon sort. Parmi un grand nombre de tableaux de famille ornant un salon où nous nous rassemblions le soir, se trouvait le portrait de ma mère. Un jour je m’aperçus de sa disparition. Deux de nos voisins avaient dîné avec nous: l’un d’eux, M. Dorval, notaire du pays, avait toujours témoigné à ma mère la plus profonde vénération. En arrivant dans le salon: «Où est donc le portrait de ma mère? dis-je à mon père. – La vue de ce tableau me causait trop de regrets, me répondit mon père d’un air embarrassé, en me montrant d’un coup d’œil les étrangers témoins de cet entretien. – Et où est ce portrait maintenant, mon père?» Se tournant vers Mme Roland et l’interrogeant du regard avec un mouvement d’impatience: «- Où a-t-on mis le portrait? lui demanda-t-il. – Au garde-meuble, répondit-elle en me jetant cette fois un coup d’œil de défi, croyant que la présence de nos voisins m’empêcherait de lui répondre. – Je conçois, madame, lui dis-je froidement, que le regard de ma mère devait vous peser beaucoup; mais ce n’était pas une raison pour reléguer au grenier le portrait d’une femme qui, lorsque vous étiez misérable, vous a charitablement permis de vivre dans sa maison.»

– Très-bien! s’écria Rodolphe. Ce dédain glacial était écrasant.

«- Mademoiselle! s’écria mon père. – Vous avouerez pourtant, lui dis-je en l’interrompant, qu’une personne qui insulte lâchement à la mémoire d’une femme qui lui a fait l’aumône ne mérite que dédain et aversion.»

«Mon père resta un moment stupéfait: Mme Roland devint pourpre de honte et de colère; les voisins très-embarrassés baissèrent les yeux et gardèrent le silence. «- Mademoiselle, reprit mon père, vous oubliez que madame était l’amie de votre mère; vous oubliez que madame a veillé et veille encore sur votre éducation avec une sollicitude maternelle… vous oubliez enfin que je professe pour elle la plus respectueuse estime… Et puisque vous vous permettez une si inconvenante sortie devant ces messieurs, je vous dirai, moi, que les ingrats et les lâches sont ceux qui, oubliant les soins les plus tendres, osent reprocher une noble infortune à une personne qui mérite l’intérêt et le respect. – Je ne me permettrai pas de discuter cette question avec vous, mon père, dis-je d’une voix soumise. – Peut-être, mademoiselle, serai-je plus heureuse, moi! s’écria Mme Roland, emportée cette fois par la colère au delà des bornes de sa prudence habituelle. Peut-être me ferez-vous la grâce, non de discuter, reprit-elle, mais d’avouer que, loin de devoir la moindre reconnaissance à votre mère, je n’ai à me souvenir que de l’éloignement qu’elle m’a toujours témoigné; car c’est bien contre sa volonté que j’ai… – Ah! madame, lui dis-je, en l’interrompant, par respect pour mon père, par pudeur pour vous-même, dispensez-vous de ces honteuses révélations, vous me feriez regretter de vous avoir exposée à de si humiliants aveux. – Comment! mademoiselle!… s’écria-t-elle presque insensée de colère, vous osez dire… – Je dis, madame, repris-je en l’interrompant encore, je dis que ma mère, en daignant vous permettre de vivre chez elle au lieu de vous en faire chasser selon son droit, a dû vous prouver, par son mépris, que sa tolérance à votre égard lui était imposée.»

– De mieux en mieux, s’écria Rodolphe, c’était une exécution complète. Et cette femme?…

– Mme Roland, par un moyen fort vulgaire, mais fort commode, termina cet entretien; elle s’écria: «Mon Dieu! mon Dieu!» et se trouva mal. Grâce à cet incident, les deux témoins de cette scène sortirent sous le prétexte d’aller chercher des secours; je les imitai, pendant que mon père prodiguait à Mme Roland les soins les plus empressés.

– Quel dut être le courroux de votre père lorsque ensuite vous l’avez revu…

– Il vint chez moi le lendemain matin, et me dit: «Afin qu’à l’avenir des scènes pareilles à celle d’hier ne se renouvellent plus, je vous déclare que, dès que le temps rigoureux de mon deuil et du vôtre sera expiré, j’épouserai Mme Roland. Vous aurez donc désormais à la traiter avec le respect et les égards que mérite… ma femme… Pour des raisons particulières, il est nécessaire que vous vous mariiez avant moi; la fortune de votre mère s’élève à plus d’un million; c’est votre dot. Dès ce jour je m’occuperai activement de vous assurer une union convenable en donnant suite à quelques propositions qui m’ont été faites à votre sujet. La persistance avec laquelle vous attaquez, malgré mes prières, une personne qui m’est si chère me donne la mesure de votre attachement pour moi. Mme Roland dédaigne ces attaques; mais je ne souffrirai pas que de telles inconvenances se renouvellent devant des étrangers dans ma propre maison. Désormais, vous n’entrerez ou ne resterez dans le salon que lorsque Mme Roland ou moi, nous y serons seuls.»

«Après ce dernier entretien, je vécus encore plus isolée. Je ne voyais mon père qu’aux heures de repas, qui se passaient dans un morne silence. Ma vie était si triste que j’attendais avec impatience le moment où mon père me proposerait un mariage quelconque pour accepter. Mme Roland, ayant renoncé à mal parler de ma mère, se vengeait en me faisant souffrir un supplice de tous les instants: elle affectait, pour m’exaspérer, de se servir de mille choses qui avaient appartenu à ma mère: son fauteuil, son métier à tapisserie, les livres de sa bibliothèque particulière, jusqu’à un écran à tablette que j’avais brodé pour elle et au milieu duquel se voyait son chiffre. Cette femme profanait tout…

– Oh! je conçois l’horreur que ces profanations devaient vous causer.

– Et puis l’isolement rend les chagrins plus douloureux encore…

– Et vous n’aviez personne… personne à qui vous confier?

– Personne… Pourtant je reçus une preuve d’intérêt qui me toucha, et qui aurait dû m’éclairer sur l’avenir: un des deux témoins de cette scène où j’avais si durement traité Mme Roland était M. Dorval, vieux et honnête notaire, à qui ma mère avait rendu quelques services en s’intéressant à une de ses pièces. D’après la défense de mon père, je ne descendais jamais au salon lorsque des étrangers s’y trouvaient… je n’avais donc pas revu M. Dorval, lorsque, à ma grande surprise, il vint un jour, d’un air mystérieux, me trouver dans une allée du parc, lieu habituel de ma promenade. «Mademoiselle, me dit-il, je crains d’être surpris par M. le comte; lisez cette lettre, brûlez-la ensuite, il s’agit d’une chose très-importante pour vous.» Et il disparut.

«Dans cette lettre, il me disait qu’il s’agissait de me marier à M. le marquis d’Harville; ce parti semblait convenable de tout point; on me répondait des bonnes qualités de M. d’Harville: il était jeune, fort riche, d’un esprit distingué, d’une figure agréable; et pourtant les familles des deux jeunes personnes que M. d’Harville avait dû épouser successivement avaient brusquement rompu le mariage projeté. Le notaire ne pouvait me dire la raison de cette rupture, mais il croyait de son devoir de m’en prévenir, sans toutefois prétendre que la cause de ces ruptures fût préjudiciable à M. d’Harville. Les deux jeunes personnes dont il s’agissait étaient filles, l’une de M. de Beauregard, pair de France; l’autre, de lord Boltrop. M. Dorval me faisait cette confidence, parce que mon père, très-impatient de conclure mon mariage, ne paraissait pas attacher assez d’importance aux circonstances qu’on me signalait.

– En effet, dit Rodolphe, après quelques moments de réflexion, je me souviens maintenant que votre mari, à une année d’intervalle, me fit successivement part de deux mariages projetés qui, près de se conclure, avaient été brusquement rompus, m’écrivait-il, pour quelques discussions d’intérêt.

Mme d’Harville sourit avec amertume et répondit:

– Vous saurez la vérité tout à l’heure, monseigneur… Après avoir lu la lettre du vieux notaire, je ressentis autant de curiosité que d’inquiétude. Qui était M. d’Harville? Mon père ne m’en avait jamais parlé. J’interrogeais en vain mes souvenirs; je ne me rappelais pas ce nom. Bientôt Mme Roland, à mon grand étonnement, partit pour Paris. Son voyage devait durer huit jours au plus; pourtant mon père ressentit un profond chagrin de cette séparation passagère; son caractère s’aigrit; il redoubla de froideur envers moi. Il lui échappa même de me répondre un jour que je lui demandais comment il se portait: «- Je suis souffrant, et c’est de votre faute. – De ma faute, mon père? – Certes. Vous savez combien je suis habitué à Mme Roland, et cette admirable femme que vous avez outragée fait dans votre seul intérêt ce voyage, qui la retient loin de moi.»

«Cette marque d’intérêt de Mme Roland m’effraya; j’eus vaguement l’instinct qu’il s’agissait de mon mariage. Je vous laisse à penser, monseigneur, la joie de mon père au retour de ma future belle-mère. Le lendemain, il me fit prier de passer chez lui; il était seul avec elle. – J’ai, me dit-il, depuis longtemps songé à votre établissement. Votre deuil finit dans un mois. Demain arrivera ici M. le marquis d’Harville, jeune homme extrêmement distingué, fort riche, et en tout capable d’assurer votre bonheur. Il vous a vue dans le monde; il désire vivement cette union; toutes les affaires d’intérêt sont réglées. Il dépendra donc absolument de vous d’être mariée avant six semaines. Si, au contraire, par un caprice, que je ne veux pas prévoir, vous refusiez ce parti presque inespéré, je me marierais toujours, selon mon intention, dès que le temps de mon deuil serait expiré. Dans ce dernier cas, je dois vous le déclarer… votre présence chez moi ne me serait agréable que si vous me promettiez de témoigner à ma femme la tendresse et le respect qu’elle mérite. – Je vous comprends, mon père. Si je n’épouse pas M. d’Harville, vous vous marierez; et alors, pour vous et pour… madame, il n’y a plus aucun inconvénient à ce que je me retire au Sacré-Cœur. – Aucun», me répondit-il froidement.

– Ah! ce n’est plus de la faiblesse, c’est de la cruauté!… s’écria Rodolphe.

– Savez-vous, monseigneur, ce qui m’a toujours empêchée de garder contre mon père le moindre ressentiment? C’est qu’une sorte de prévision m’avertissait qu’un jour il payerait, hélas! bien cher son aveugle passion pour Mme Roland… Et, Dieu merci, ce jour est encore à venir.

– Et ne lui dites-vous rien de ce que vous avait appris le vieux notaire sur les deux mariages si brusquement rompus par les familles auxquelles M. d’Harville devait s’allier?

– Si, monseigneur… Ce jour-là même je priai mon père de m’accorder un moment d’entretien particulier. «Je n’ai pas de secret pour Mme Roland, vous pouvez parler devant elle», me répondit-il. Je gardai le silence. Il reprit sévèrement: «Encore une fois, je n’ai pas de secret pour Mme Roland… Expliquez-vous donc clairement. – Si vous le permettez, mon père, j’attendrai que vous soyez seul.» Mme Roland se leva brusquement et sortit. «Vous voilà satisfaite… me dit-il. Eh bien! parlez. – Je n’éprouve aucun éloignement pour l’union que vous me proposez, mon père; seulement j’ai appris que M. d’Harville ayant été deux fois sur le point d’épouser… – Bien, bien, reprit-il en m’interrompant; je sais ce que c’est. Ces ruptures ont eu lieu en suite de discussions d’intérêt dans lesquelles d’ailleurs la délicatesse de M. d’Harville a été complètement à couvert. Si vous n’avez pas d’autre objection que celle-là, vous pouvez vous regarder comme mariée… et heureusement mariée, car je ne veux que votre bonheur.»

– Sans doute Mme Roland fut ravie de cette union?

– Ravie? Oui, monseigneur, dit amèrement Clémence. Oh! bien ravie!… car cette union était son œuvre. Elle en avait donné la première idée à mon père… Elle savait la véritable cause de la rupture des deux premiers mariages de M. d’Harville… voilà pourquoi elle tenait tant à me le faire épouser.

– Mais dans quel but?

– Elle voulait se venger de moi en me vouant ainsi à un sort affreux.

– Mais votre père…

– Trompé par Mme Roland, il crut qu’en effet des discussions d’intérêt avaient seules fait manquer les projets de M. d’Harville.

– Quelle horrible trame!… Mais cette raison mystérieuse?

– Tout à l’heure je vous la dirai, monseigneur. M. d’Harville arriva aux Aubiers; ses manières, son esprit, sa figure me plurent: il avait l’air bon; son caractère était doux, un peu triste. Je remarquai en lui un contraste qui m’étonnait et qui m’agréait à la fois: son esprit était cultivé, sa fortune très-enviable, sa naissance illustre; et pourtant quelquefois sa physionomie, ordinairement énergique et résolue, exprimait une sorte de timidité presque craintive, d’abattement et de défiance de soi, qui me touchait beaucoup. J’aimais aussi à le voir témoigner une bonté charmante à un vieux valet de chambre qui l’avait élevé, et duquel seul il voulait recevoir des soins. Quelque temps après son arrivée, M. d’Harville resta deux jours renfermé chez lui; mon père désira le voir… Le vieux domestique s’y opposa, prétextant que son maître avait une migraine si violente qu’il ne pouvait recevoir absolument personne. Lorsque M. d’Harville reparut, je le trouvai très-pâle, très-changé… Plus tard il éprouvait toujours une sorte d’impatience presque chagrine lorsqu’on lui parlait de cette indisposition passagère… À mesure que je connaissais M. d’Harville, je découvrais en lui des qualités qui m’étaient sympathiques. Il avait tant de raisons d’être heureux que je lui savais gré de sa modestie dans le bonheur… L’époque de notre mariage convenue, il alla toujours au-devant de mes moindres volontés dans nos projets d’avenir. Si quelquefois je lui demandais la cause de sa mélancolie, il me parlait de sa mère, de son père, qui eussent été fiers et ravis de le voir marié selon son cœur et son goût. J’aurais eu mauvaise grâce à ne pas admettre des raisons si flatteuses pour moi… M. d’Harville devina les rapports dans lesquels j’avais d’abord vécu avec Mme Roland et avec mon père, quoique celui-ci, heureux de mon mariage, qui hâtait le sien, fût redevenu pour moi d’une grande tendresse. Dans plusieurs entretiens, M. d’Harville me fit sentir avec beaucoup de tact et de réserve qu’il m’aimait peut-être encore davantage en raison de mes chagrins passés… Je crus devoir, à ce sujet, le prévenir que mon père songeait à se remarier; et comme je lui parlais du changement que cette union apporterait dans ma fortune, il ne me laissa pas achever et fit preuve du plus noble désintéressement; les familles auxquelles il avait été sur le point de s’allier devaient être bien sordides, pensai-je alors, pour avoir eu de graves difficultés d’intérêt avec lui.

– Le voilà bien tel que je l’ai toujours connu, dit Rodolphe, rempli de cœur, de dévouement, de délicatesse… Mais ne lui avez-vous jamais parlé de ces deux mariages rompus?

– Je vous l’avoue, monseigneur, le voyant si loyal, si bon, plusieurs fois cette question me vint aux lèvres… mais bientôt, de crainte même de blesser cette loyauté, cette bonté, je n’osai aborder un tel sujet. Plus le jour fixé pour notre mariage approchait, plus M. d’Harville se disait heureux… Cependant deux ou trois fois je le vis accablé d’une morne tristesse… Un jour, entre autres, il attacha sur moi ses yeux, où roulait une larme: il semblait oppressé, on eût dit qu’il voulait et qu’il n’osait me confier un secret important… Le souvenir de la rupture de ces deux mariages me revint à la pensée… Je l’avoue, j’eus peur… Un secret pressentiment m’avertit qu’il s’agissait peut-être du malheur de ma vie entière… mais j’étais si torturée chez mon père que je surmontai mes craintes…

– Et M. d’Harville ne vous confia rien?

– Rien… Quand je lui demandais la cause de sa mélancolie, il me répondait: «Pardonnez-moi, mais j’ai le bonheur triste…» Ces mots, prononcés d’une voix touchante, me rassurèrent un peu… Et puis, comment oser… à ce moment même, où ses yeux étaient baignés de larmes, lui témoigner une défiance outrageante à propos du passé?

«Les témoins de M. d’Harville, M. de Lucenay et M. de Saint-Remy, arrivèrent aux Aubiers quelques jours avant mon mariage; mes plus proches parents y furent seuls invités. Nous devions, aussitôt après la messe, partir pour Paris… Je n’éprouvais pas d’amour pour M. d’Harville, mais je ressentais pour lui de l’intérêt: son caractère m’inspirait de l’estime. Sans les événements qui suivirent cette fatale union, un sentiment plus tendre m’aurait sans doute attachée à lui. Nous fûmes mariés.

À ces mots, Mme d’Harville pâlit légèrement, sa résolution parut l’abandonner. Puis elle reprit:

– Aussitôt après mon mariage, mon père me serra tendrement dans ses bras. Mme Roland aussi m’embrassa, je ne pouvais devant tout le monde me dérober à cette nouvelle hypocrisie; de sa main sèche et blanche elle me serra la main à me faire mal et me dit à l’oreille d’une voix doucereusement perfide ces paroles que je n’oublierai jamais: «Songez quelquefois à moi au milieu de votre bonheur, car c’est moi qui fais votre mariage.» Hélas! j’étais loin de comprendre alors le véritable sens de ses paroles. Notre mariage avait eu lieu à onze heures; aussitôt après nous montâmes en voiture… suivis d’une femme à moi et du vieux valet de chambre de M. d’Harville; nous voyagions si rapidement que nous devions être à Paris avant dix heures du soir.

«J’aurais été étonnée du silence et de la mélancolie de M. d’Harville, si je n’avais su qu’il avait, comme il disait, le bonheur triste. J’étais moi-même péniblement émue, je revenais à Paris pour la première fois depuis la mort de ma mère; et puis, quoique je n’eusse guère de raison de regretter la maison paternelle, j’y étais chez moi… et je la quittais pour une maison où tout me serait nouveau, inconnu; où j’allais arriver seule avec mon mari, que je connaissais à peine depuis six semaines, et qui la veille encore ne m’eût pas dit un mot qui ne fût empreint d’une formalité respectueuse. Peut-être ne tient-on pas assez compte de la crainte que nous cause ce brusque changement de ton et de manières auquel les hommes bien élevés sont même sujets dès que nous leur appartenons… On ne songe pas que la jeune femme ne peut en quelques heures oublier sa timidité, ses scrupules de jeune fille.

– Rien ne m’a toujours paru plus barbare et plus sauvage que cette coutume d’emporter brutalement une jeune femme comme une proie, tandis que le mariage ne devrait être que la consécration du droit d’employer toutes les ressources de l’amour, toutes les séductions de la tendresse passionnée pour se faire aimer.

– Vous comprenez alors, monseigneur, le brisement de cœur et la vague frayeur avec lesquels je revenais à Paris, dans cette ville où ma mère était morte il y avait un an à peine. Nous arrivons à l’hôtel d’Harville.

L’émotion de la jeune femme redoubla, ses joues se couvrirent d’une rougeur brûlante, et elle ajouta d’une voix déchirante:

– Il faut pourtant que vous sachiez tout… sans cela… je vous paraîtrais trop méprisable… Eh bien!… reprit-elle avec une résolution désespérée, on me conduisit dans l’appartement qui m’était destiné… on m’y laissa seule… M. d’Harville vint m’y rejoindre… Malgré ses protestations de tendresse, je me mourais d’effroi… les sanglots me suffoquaient… j’étais à lui… il fallut me résigner… Mais bientôt mon mari, poussant un cri terrible, me saisit le bras à me le briser… je veux en vain me délivrer de cette étreinte de fer… implorer sa pitié… il ne m’entend plus… son visage est contracté par d’effrayantes convulsions… ses yeux roulent dans leurs orbites avec une rapidité qui me fascine… sa bouche contournée est remplie d’une écume sanglante… sa main m’étreint toujours… Je fais un effort désespéré… ses doigts roidis abandonnent enfin mon bras… et je m’évanouis au moment où M. d’Harville se débat dans le paroxysme de cette horrible attaque… Voilà ma nuit de noces, monseigneur… Voilà la vengeance de Mme Roland!…

– Malheureuse femme! dit Rodolphe avec accablement, je comprends… épileptique! Ah! c’est affreux!…

– Et ce n’est pas tout…, ajouta Clémence d’une voix déchirante. Oh! que cette nuit fatale… soit à jamais maudite!… Ma fille… ce pauvre petit ange a hérité de cette épouvantable maladie!…

– Votre fille… aussi? Comment! sa pâleur… sa faiblesse?

– C’est cela… mon Dieu! C’est cela, et les médecins pensent que le mal est incurable!… parce qu’il est héréditaire…

Mme d’Harville cacha sa tête dans ses mains; accablée par cette douloureuse révélation, elle n’avait plus le courage de dire une parole.

Rodolphe aussi resta muet.

Sa pensée reculait effrayée devant les terribles mystères de cette première nuit de noces… Il se figurait cette jeune fille, déjà si attristée par son retour dans la ville où sa mère était morte, arrivant dans cette maison inconnue, seule avec un homme pour qui elle ressentait de l’intérêt, de l’estime, mais pas d’amour, mais rien de ce qui trouble délicieusement, rien de ce qui enivre, rien de ce qui fait qu’une femme oublie son chaste effroi dans le ravissement d’une passion légitime et partagée.

Non, non; tremblante d’une crainte pudique, Clémence arrivait là… triste, froide, le cœur brisé, le front pourpre de honte, les yeux remplis de larmes… Elle se résigne… et puis, au lieu d’entendre des paroles remplies de reconnaissance, d’amour et de tendresse, qui la consolent du bonheur qu’elle a donné… elle voit rouler à ses pieds un homme égaré, qui se tord, écume, rugit, dans les affreuses convulsions d’une des plus effrayantes infirmités dont l’homme soit incurablement frappé!

Et ce n’est pas tout… Sa fille… pauvre petit ange innocent, est aussi flétrie en naissant…

Ces douloureux et tristes aveux faisaient naître chez Rodolphe des réflexions amères.

«Telle est la loi de ce pays, se disait-il: une jeune fille belle et pure, loyale et confiante, victime d’une funeste dissimulation, unit sa destinée à celle d’un homme atteint d’une épouvantable maladie, héritage fatal qu’il doit transmettre à ses enfants; la malheureuse femme découvre cet horrible mystère: que peut-elle? Rien…

«Rien que souffrir et pleurer, rien que tâcher de surmonter son dégoût et son effroi… rien que passer ses jours dans des angoisses, dans des terreurs infinies… rien que chercher peut-être des consolations coupables en dehors de l’existence désolée qu’on lui a faite.

«Encore une fois, disait Rodolphe, ces lois étranges forcent quelquefois à des rapprochements honteux, écrasants pour l’humanité…

«Dans ces lois, les animaux semblent toujours supérieurs à l’homme par les soins qu’on leur donne, par les améliorations dont on les poursuit, par la protection dont on les entoure, par les garanties dont on les couvre…

«Ainsi achetez un animal quelconque: qu’une infirmité prévue par la loi se déclare chez lui après l’emplette… la vente est nulle… C’est qu’aussi, voyez donc, quelle indignité, quel crime de lèse-société! condamner un homme à conserver un animal qui parfois tousse, corne ou boite! Mais c’est un scandale, mais c’est un crime, mais c’est une monstruosité sans pareille! Jugez donc, être forcé de garder, mais de garder toujours, toute leur vie durant, un mulet qui tousse, un cheval qui corne, un âne qui boite! Quelles effroyables conséquences cela ne peut-il pas entraîner pour le salut de l’humanité tout entière!… Aussi il n’y a pas là de marché qui tienne, de parole qui fasse, de contrat qui engage… La loi toute-puissante vient délier tout ce qui était lié.

«Mais qu’il s’agisse d’une créature faite à l’image de Dieu, mais qu’il s’agisse d’une jeune fille qui, dans son innocente foi à la loyauté d’un homme, s’est unie à lui, et qui se réveille la compagne d’un épileptique, d’un malheureux que frappe une maladie terrible, dont les conséquences morales et physiques sont effroyables; une maladie qui peut jeter le désordre et l’aversion dans la famille, perpétuer un mal horrible; vicier des générations…

«Oh! cette loi si inexorable à l’endroit des animaux boitants, cornants ou toussants; cette loi, si admirablement prévoyante, qui ne veut pas qu’un cheval taré soit apte à la reproduction… cette loi se gardera bien de délivrer la victime d’une pareille union…

«Ces liens sont sacrés… indissolubles; c’est offenser les hommes et Dieu que de les briser.

«En vérité, disait Rodolphe, l’homme est quelquefois d’une humilité bien honteuse et d’un égoïsme d’orgueil bien exécrable… Il se ravale au-dessous de la bête en la couvrant de garanties qu’il se refuse; et il impose, consacre, perpétue ses plus redoutables infirmités en les mettant sous la sauvegarde de l’immutabilité des lois divines et humaines.»

XVII La charité

Rodolphe blâmait beaucoup M. d’Harville, mais il se promit de l’excuser aux yeux de Clémence, quoique bien convaincu, d’après les tristes révélations de celle-ci, que le marquis s’était à jamais aliéné son cœur.

De pensée en pensée, Rodolphe se dit:

«Par devoir, je me suis éloigné d’une femme que j’aimais… et qui déjà peut-être ressentait pour moi un secret penchant. Soit désœuvrement de cœur, soit commisération, elle a failli perdre l’honneur, la vie, pour un sot qu’elle croyait malheureux. Si, au lieu de m’éloigner d’elle, je l’avais entourée de soins, d’amour et de respects, ma réserve eût été telle que sa réputation n’aurait pas reçu la plus légère atteinte, les soupçons de son mari n’eussent jamais été éveillés; tandis qu’à cette heure elle est presque à la merci de la fatuité de M. Charles Robert, et il sera, je le crains, d’autant plus indiscret qu’il a moins de raisons de l’être.

«Et puis encore, qui sait maintenant si, malgré les périls qu’elle a courus, le cœur de Mme d’Harville restera toujours inoccupé? Tout retour vers son mari est désormais impossible… Jeune, belle, entourée, d’un caractère sympathique à tout ce qui souffre… pour elle, que de dangers! que d’écueils! Pour M. d’Harville, que d’angoisses, que de chagrins! À la fois jaloux et amoureux de sa femme, qui ne peut vaincre l’éloignement, la frayeur qu’il lui inspire depuis la première et funeste nuit de son mariage… quel sort est le sien!»

Clémence, le front appuyé sur sa main, les yeux humides, la joue brûlante de confusion, évitait le regard de Rodolphe, tant cette révélation lui avait coûté.

– Ah! maintenant, reprit Rodolphe après un long silence, je comprends la cause de la tristesse de M. d’Harville, tristesse que je ne pouvais pénétrer… je comprends ses regrets…

– Ses regrets! s’écria Clémence, dites donc ses remords, monseigneur… s’il en éprouve… car jamais crime pareil n’a été plus froidement médité…

– Un crime… madame?

– Et qu’est-ce donc, monseigneur, que d’enchaîner à soi, par des liens indissolubles, une jeune fille qui se fie à votre honneur, lorsqu’on se sait fatalement frappé d’une maladie qui inspire l’épouvante et l’horreur? Qu’est-ce donc que de vouer sûrement un malheureux enfant aux mêmes misères?… Qui forçait M. d’Harville à faire deux victimes? Une passion aveugle et insensée?… Non, il trouvait à son gré ma naissance, ma fortune et ma personne… il a voulu faire un mariage convenable, parce que la vie de garçon l’ennuyait sans doute.

– Madame… de la pitié au moins…

– De la pitié!… Savez-vous qui la mérite, ma pitié? c’est ma fille… Pauvre victime de cette odieuse union, que de nuits, que de jours j’ai passés près d’elle! que de larmes amères m’ont arrachées ses douleurs!…

– Mais son père… souffrait des mêmes douleurs imméritées!

– Mais c’est son père qui l’a condamnée à une enfance maladive, à une jeunesse flétrie, et, si elle vit, à une vie d’isolement et de chagrins: car elle ne se mariera pas. Oh! non, je l’aime trop pour l’exposer un jour à pleurer sur son enfant fatalement frappé, comme je pleure sur elle… J’ai trop souffert de cette trahison pour me rendre coupable ou complice d’une trahison pareille!

– Oh! vous aviez raison… la vengeance de votre belle-mère est horrible… Patience… Peut-être, à votre tour, serez-vous vengée…, dit Rodolphe après un moment de réflexion.

– Que voulez-vous dire, monseigneur? lui demanda Clémence étonnée de l’inflexion de sa voix.

– J’ai presque toujours eu… le bonheur de voir punir, oh! cruellement punir les méchants que je connaissais, ajouta-t-il avec un accent qui fit tressaillir Clémence. Mais, le lendemain de cette malheureuse nuit, que vous dit votre mari?

– Il m’avoua, avec une étrange naïveté, que les familles auxquelles il devait s’allier avaient découvert le secret de sa maladie et rompu les unions projetées… Ainsi, après avoir été repoussé deux fois… il a encore… oh! cela est infâme!… Et voilà pourtant ce qu’on appelle dans le monde un gentilhomme de cœur et d’honneur!

– Vous toujours si bonne, vous êtes cruelle!…

– Je suis cruelle, parce que j’ai été indignement trompée. M. d’Harville me savait bonne; que ne s’adressait-il loyalement à ma bonté, en me disant toute la vérité!

– Vous l’eussiez refusé…

– Ce mot le condamne, monseigneur; sa conduite était une trahison indigne s’il avait cette crainte.

– Mais il vous aimait!

– S’il m’aimait, devait-il me sacrifier à son égoïsme?… Mon Dieu! j’étais si tourmentée, j’avais tant de hâte de quitter la maison de mon père, que, s’il eût été franc, peut-être m’aurait-il touchée, émue par le tableau de l’espèce de réprobation dont il était frappé, de l’isolement auquel le vouait un sort affreux et fatal… Oui, le voyant à la fois si loyal, si malheureux, peut-être n’aurais-je pas eu le courage de le refuser; et, si j’avais pris ainsi l’engagement sacré de subir les conséquences de mon dévouement, j’aurais vaillamment tenu ma promesse. Mais vouloir forcer mon intérêt et ma pitié en me mettant d’abord dans sa dépendance; mais exiger cet intérêt, cette pitié, au nom de mes devoirs de femme, lui qui a trahi ses devoirs d’honnête homme, c’est à la fois une folie et une lâcheté!… Maintenant, monseigneur, jugez de ma vie! jugez de mes cruelles déceptions! J’avais foi dans la loyauté de M. d’Harville, et il m’a indignement trompée… Sa mélancolie douce et timide m’avait intéressée; et cette mélancolie, qu’il disait causée par de pieux souvenirs, n’était que la conscience de son incurable infirmité…

– Mais enfin, vous fût-il étranger, ennemi, la vue de ses souffrances doit vous apitoyer: votre cœur est noble et généreux!

– Mais, puis-je les calmer, ces souffrances? Si encore ma voix était entendue, si un regard reconnaissant répondait à mon regard attendri!… Mais non… Oh! vous ne savez pas, monseigneur, ce qu’il y a d’affreux dans ces crises où l’homme se débat dans une furie sauvage, ne voit rien, n’entend rien, ne sent rien, et ne sort de cette frénésie que pour tomber dans une sorte d’accablement farouche. Quand ma fille succombe à une de ces attaques, je ne puis que me désoler; mon cœur se déchire, je baise en pleurant ces pauvres petits bras roidis par les convulsions qui la tuent… Mais c’est ma fille… c’est ma fille!… et quand je la vois souffrir ainsi, je maudis mille fois plus encore son père. Si les douleurs de mon enfant se calment, mon irritation contre mon mari se calme aussi; alors… oui, alors je le plains, parce que je suis bonne; à mon aversion succède un sentiment de pitié douloureuse… Mais enfin, me suis-je mariée à dix-sept ans pour n’éprouver jamais que ces alternatives de haine et de commisération pénible, pour pleurer sur un malheureux enfant que je ne conserverai peut-être pas? Et à propos de ma fille, monseigneur, permettez-moi d’aller au-devant d’un reproche que je mérite sans doute, et que peut-être vous n’osez pas me faire. Elle est si intéressante qu’elle aurait dû suffire à occuper mon cœur, car je l’aime passionnément; mais cette affection navrante est mêlée de tant d’amertumes présentes, de tant de craintes pour l’avenir, que ma tendresse pour ma fille se résout toujours par des larmes. Auprès d’elle, mon cœur est continuellement brisé, torturé, désespéré; car je suis impuissante à conjurer ses maux, que l’on dit incurables. Eh bien! pour sortir de cette atmosphère accablante et sinistre, j’avais rêvé un attachement dans la douceur duquel je me serais réfugiée, reposée… Hélas! je me suis abusée, indignement abusée, je l’avoue, et je retombe dans l’existence douloureuse que mon mari m’a faite. Dites, monseigneur, était-ce cette vie que j’avais le droit d’attendre? Suis-je donc seule coupable des torts que M. d’Harville voulait ce matin me faire payer de ma vie? Ces torts sont grands, je le sais, d’autant plus grands que j’ai à rougir de mon choix. Heureusement pour moi, monseigneur, ce que vous avez surpris de l’entretien de la comtesse Sarah et de son frère au sujet de M. Charles Robert m’épargnera la honte de ce nouvel aveu… Mais j’espère au moins que maintenant je vous semble mériter autant de pitié que de blâme, et que vous voudrez bien me conseiller dans la cruelle position où je me trouve.

– Je ne puis vous exprimer, madame, combien votre récit m’a ému; depuis la mort de votre mère jusqu’à la naissance de votre fille, que de chagrins dévorés, que de tristesses cachées!… Vous si brillante, si admirée, si enviée!…

– Oh! croyez-moi, monseigneur, lorsqu’on souffre de certains malheurs, il est affreux de s’entendre dire: «Est-elle heureuse!…»

– N’est-ce pas, rien n’est plus puéril? Eh bien vous n’êtes pas seule à souffrir de ce cruel contraste entre ce qui est et ce qui paraît.

– Comment, monseigneur?

– Aux yeux de tous, votre mari doit sembler encore plus heureux que vous, puisqu’il vous possède… Et pourtant, n’est-il pas aussi bien à plaindre? Est-il au monde une vie plus atroce que la sienne? Ses torts envers vous sont grands… Mais il en est affreusement puni! Il vous aime comme vous méritez d’être aimée… et il sait que vous ne pouvez avoir pour lui qu’un insurmontable éloignement… Dans sa fille souffrante, maladive, il voit un reproche incessant. Ce n’est pas tout, la jalousie vient encore le torturer…

– Et que puis-je à cela, monseigneur? ne pas lui donner le droit d’être jaloux? soit. Mais parce que mon cœur n’appartiendra à personne, lui appartiendra-t-il davantage? Il sait que non. Depuis l’affreuse scène que je vous ai racontée, nous vivons séparés; mais, aux yeux du monde, j’ai pour lui les égards que les convenances commandent… et je n’ai dit à personne, si ce n’est à vous, monseigneur, un mot de ce fatal secret.

– Et je vous assure, madame, que si le service que je vous ai rendu méritait une récompense, je me croirais mille fois payé par votre confiance. Mais, puisque vous voulez bien me demander mes conseils et que vous me permettez de vous parler franchement…

– Oh! je vous en supplie, monseigneur…

– Laissez-moi vous dire que, faute de bien employer une de vos plus précieuses qualités, vous perdez de grandes jouissances qui non-seulement satisferaient aux grands besoins de votre cœur, mais vous distrairaient de vos chagrins domestiques, et répondraient encore à ce besoin d’émotions vives, poignantes, et j’oserais presque ajouter (pardonnez-moi ma mauvaise opinion des femmes) à ce goût naturel pour le mystère et pour l’intrigue qui a tant d’empire sur elles.

– Que voulez-vous dire, monseigneur?

– Je veux dire que si vous vouliez vous amuser à faire le bien, rien ne vous plairait, rien ne vous intéresserait davantage.

Mme d’Harville regarda Rodolphe avec étonnement.

– Et vous comprenez, reprit-il, que je ne vous parle pas d’envoyer avec insouciance, presque avec dédain, une riche aumône à des malheureux que vous ne connaissez pas, et qui souvent ne méritent pas vos bienfaits. Mais si vous vous amusiez comme moi à jouer de temps à autre à la Providence , vous avoueriez que certaines bonnes œuvres ont quelquefois tout le piquant d’un roman.

– Je n’avais pas songé, monseigneur, à cette manière d’envisager la charité sous le point de vue amusant, dit Clémence en souriant à son tour.

– C’est une découverte que j’ai due à mon horreur de tout ce qui est ennuyeux; horreur qui m’a été surtout inspirée par mes conférences politiques avec mes ministres. Mais pour en revenir à notre bienfaisance amusante, je n’ai pas, hélas! la vertu de ces gens désintéressés qui confient à d’autres le soin de placer leurs aumônes. S’il s’agissait simplement d’envoyer un de mes chambellans porter quelques centaines de louis à chaque arrondissement de Paris, j’avoue à ma honte que je ne prendrais pas grand goût à la chose; tandis que faire le bien comme je l’entends, c’est ce qu’il y a au monde de plus amusant. Je tiens à ce mot, parce que pour moi il dit… tout ce qui plaît, tout ce qui charme, tout ce qui attache… Et vraiment, madame, si vous vouliez devenir ma complice dans quelques ténébreuses intrigues de ce genre, vous verriez, je vous le répète, qu’à part même la noblesse de l’action, rien n’est souvent plus curieux, plus attachant, plus attrayant… quelquefois même plus divertissant que ces aventures charitables… Et puis, que de mystères pour cacher son bienfait!… que de précautions à prendre pour n’être pas connu!… que d’émotions diverses et puissantes, à la vue de pauvres et bonnes gens qui pleurent de joie en vous voyant!… Mon Dieu! cela vaut autant quelquefois que la figure maussade d’un amant jaloux, infidèle, car ils ne sont guère que cela tour à tour… Tenez! les émotions dont je vous parle sont à peu près celles que vous avez ressenties ce matin en allant rue du Temple… Vêtue bien simplement pour n’être pas remarquée, vous sortiriez aussi de chez vous le cœur palpitant, vous monteriez aussi tout inquiète dans un modeste fiacre dont vous baisseriez les stores pour ne pas être vue, et puis, jetant aussi les yeux de côté et d’autre de peur d’être surprise, vous entreriez furtivement dans quelque maison de misérable apparence… tout comme ce matin, vous dis-je… La seule différence, c’est que vous vous disiez: «Si l’on me découvre, je suis perdue»; et que vous vous diriez: «Si l’on me découvre, je serai bénie!» Mais comme vous avez la modestie de vos adorables qualités, vous emploierez les ruses les plus perfides, les plus diaboliques pour n’être pas bénie.

– Ah! monseigneur, s’écria Mme d’Harville avec attendrissement, vous m’avez sauvée! Je ne puis vous exprimer les nouvelles idées, les consolantes espérances que vos paroles éveillent en moi. Vous dites bien vrai, occuper son cœur et son esprit à se faire adorer de ceux qui souffrent, c’est presque aimer… Que dis-je… c’est mieux qu’aimer… Quand je compare l’existence que j’entrevois à celle qu’une honteuse erreur m’aurait faite, les reproches que je m’adresse sont plus amers encore…

– J’en serais désolé, reprit Rodolphe en souriant, car tout mon désir serait de vous aider à oublier le passé et de vous prouver seulement que le choix des distractions de cœur est nombreux… Les moyens du bien et du mal sont souvent à peu près les mêmes… la fin seule diffère… En un mot, si le bien est aussi attrayant, aussi amusant que le mal, pourquoi préférer celui-ci? Tenez, je vais faire une comparaison bien vulgaire. Pourquoi beaucoup de femmes prennent-elles pour amants des hommes qui ne valent pas leurs maris? Parce que le plus grand charme de l’amour est l’attrait affriandant du fruit défendu… Avouez que, si on retranchait de cet amour les craintes, les angoisses, les difficultés, les dangers, il ne resterait rien, ou peu de chose, c’est-à-dire l’amant dans sa simplicité première; en un mot, ce serait toujours plus ou moins l’aventure de cet homme à qui l’on disait: «Pourquoi n’épousez-vous pas cette veuve, votre maîtresse? – Hélas! j’y ai bien pensé, répondait-il, mais c’est qu’alors je ne saurais plus où aller passer mes soirées.»

– C’est un peu trop vrai, monseigneur, dit Mme d’Harville en souriant.

– Eh bien! si je trouve le moyen de vous faire ressentir ces craintes, ces angoisses, ces inquiétudes qui vous affriandent, si j’utilise votre goût naturel pour le mystère et pour les aventures, votre penchant à la dissimulation et à la ruse (toujours mon exécrable opinion des femmes, vous voyez, qui perce malgré moi!), ajouta gaiement Rodolphe, ne changerai-je pas en qualités généreuses des instincts impérieux, inexorables, excellents si on les emploie bien, funestes si on les emploie mal?… Voyons, dites, voulez-vous que nous ourdissions à nous deux toutes sortes de machinations bienfaisantes, de roueries charitables dont seront victimes, comme toujours, de très-bonnes gens? Nous aurions nos rendez-vous, notre correspondance, nos secrets… et surtout nous nous cacherions bien du marquis; car votre visite de ce matin chez les Morel l’aura mis en éveil. Enfin, si vous le vouliez, nous serions… en intrigue réglée.

– J’accepte avec joie, avec reconnaissance cette association ténébreuse, monseigneur, dit gaiement Clémence. Et, pour commencer notre roman, je retournerai dès demain chez ces infortunés, auxquels ce matin je n’ai pu malheureusement apporter que quelques paroles de consolation; car, profitant de mon trouble et de mon effroi, un petit garçon boiteux m’a volé la bourse que vous m’aviez remise. Ah! monseigneur, ajouta Clémence, et sa physionomie perdit l’expression de douce gaieté qui l’avait un moment animée, si vous saviez quelle misère!… quel horrible tableau! Non, non… je ne croyais pas qu’il pût exister de telles infortunes!… Et je me plains!… et j’accuse ma destinée!

Rodolphe, ne voulant pas laisser voir à Mme d’Harville combien il était touché de ce retour sur elle-même, qui prouvait la beauté de son âme, reprit gaiement:

– Si vous le permettez, j’excepterai les Morel de notre communauté; vous me laisserez me charger de ces pauvres gens, et vous me promettrez surtout de ne pas retourner dans cette triste maison… car j’y demeure…

– Vous, monseigneur?… Quelle plaisanterie!…

– Rien de plus sérieux… un logement modeste, il est vrai… deux cents francs par an: de plus, six francs pour mon ménage libéralement accordés chaque mois à la portière, Mme Pipelet, cette horrible vieille que vous savez. Ajoutez à cela que j’ai pour voisine la plus jolie grisette du quartier du Temple, Mlle Rigolette; et vous conviendrez que, pour un commis marchand qui gagne dix-huit cents francs (je passe pour un commis), c’est assez sortable.

– Votre présence… si inespérée dans cette fatale maison, me prouve que vous parlez sérieusement, monseigneur… quelque généreuse action vous attire là sans doute. Mais pour quelle bonne œuvre me réservez-vous donc? quel sera le rôle que vous me destinez?

– Celui d’un ange de consolation, et, passez-moi ce vilain mot, d’un démon de finesse et de ruse… car il y a certaines blessures délicates et douloureuses que la main d’une femme peut seule soigner et guérir; il est aussi des infortunes si fières, si ombrageuses, si cachées, qu’il faut une rare pénétration pour les découvrir et un charme irrésistible pour attirer leur confiance.

– Et quand pourrai-je déployer cette pénétration, cette habileté que vous me supposez? demanda impatiemment Mme d’Harville.

– Bientôt, je l’espère, vous aurez à faire une conquête digne de vous; mais il faudra employer vos ressources les plus machiavéliques.

– Et quel jour, monseigneur, me confierez-vous ce grand secret?

– Voyez… nous voilà déjà au rendez-vous… Pouvez-vous me faire la grâce de me recevoir dans quatre jours?

– Si tard!… dit naïvement Clémence.

– Et le mystère? Et les convenances? Jugez donc! si l’on nous croyait complices, on se défierait de nous; mais j’aurai peut-être à vous écrire. Quelle est cette femme âgée qui m’a apporté ce soir votre lettre?

– Une ancienne femme de chambre de ma mère: la sûreté, la discrétion même.

– C’est donc à elle que j’adresserai mes lettres, elle vous les remettra. Si vous avez la bonté de me répondre, écrivez: «À M. Rodolphe, rue Plumet». Votre femme de chambre mettra vos lettres à la poste.

– Je les mettrai moi-même, monseigneur, en faisant comme d’habitude ma promenade à pied…

– Vous sortez souvent seule et à pied?

– Quand il fait beau, presque chaque jour.

– À merveille! C’est une habitude que toutes les femmes devraient prendre dès les premiers mois de leur mariage… Dans de bonnes… ou de mauvaises prévisions l’usage existe… C’est un précédent, comme disent les procureurs; et plus tard ces promenades habituelles ne donnent jamais lieu à des interprétations dangereuses… Si j’avais été femme (et, entre nous, j’aurais été, je le crains, à la fois très-charitable et très-légère), le lendemain de mon mariage, j’aurais pris le plus innocemment du monde les allures les plus mystérieuses… Je me serais ingénument enveloppée des apparences les plus compromettantes… toujours pour établir ce précédent que j’ai dit, afin de pouvoir un jour rendre visite à mes pauvres… ou à mon amant.

– Mais voilà qui est une affreuse perfidie, monseigneur! dit en souriant Mme d’Harville.

– Heureusement pour vous, madame, vous n’avez jamais été à même de comprendre la sagesse et l’humilité de ces prévoyances-là…

Mme d’Harville ne sourit plus; elle baissa les yeux, rougit et dit tristement:

– Vous n’êtes pas généreux, monseigneur!…

D’abord Rodolphe regarda la marquise avec étonnement, puis reprit:

– Je vous comprends, madame… Mais, une fois pour toutes, posons bien nettement votre position à l’égard de M. Charles Robert. Un jour, une femme de vos amies vous montre un de ces mendiants piteux qui roulent des yeux languissants et jouent de la clarinette d’un ton désespéré pour apitoyer les passants. «C’est un bon pauvre, vous dit votre amie, il a au moins sept enfants et une femme aveugle, sourde, muette, etc., etc. – Ah! le malheureux!» dites-vous en lui faisant charitablement l’aumône; et chaque fois que vous rencontrez le mendiant, du plus loin qu’il vous aperçoit ses yeux implorent, sa clarinette rend des sons lamentables, et votre aumône tombe dans son bissac. Un jour, de plus en plus apitoyée sur ce bon pauvre par votre amie, qui méchamment abusait de votre cœur, vous vous résignez à aller charitablement visiter votre infortuné au milieu de ses misères… Vous arrivez: hélas! plus de clarinette mélancolique, plus de regard piteux et implorant, mais un drôle alerte, jovial et dispos, qui entonne une chanson de cabaret… Aussitôt le mépris succède à la pitié… car vous avez pris un mauvais pauvre pour un bon pauvre, rien de plus, rien de moins. Est-ce vrai?…

Mme d’Harville ne put s’empêcher de sourire de ce singulier apologue et répondit à Rodolphe:

– Si acceptable que soit cette justification, monseigneur, elle me semble trop facile.

– Ce n’est pourtant, après tout, qu’une noble et généreuse imprudence que vous avez commise… Il vous reste trop de moyens de la réparer pour la regretter… Mais ne verrai-je pas ce soir M. d’Harville?

– Non, monseigneur… la scène de ce matin l’a si fort affecté qu’il est… souffrant, dit la marquise à voix basse.

– Ah! je comprends…, répondit tristement Rodolphe. Allons, du courage! Il manquait un but à votre envie, une distraction à vos chagrins, comme vous disiez… Laissez-moi croire que vous trouverez cette distraction dans l’avenir dont je vous ai parlé… Alors votre âme sera si remplie de douces consolations que votre ressentiment contre votre mari n’y trouvera peut-être plus de place. Vous éprouverez pour lui quelque chose de l’intérêt que vous portez à votre pauvre enfant… Et quant à ce petit ange, maintenant que je sais la cause de son état maladif, j’oserai presque vous dire d’espérer un peu…

– Il serait possible… monseigneur? Et comment? s’écria Clémence en joignant les mains avec reconnaissance.

– J’ai pour médecin ordinaire un homme très-inconnu et fort savant: il est resté longtemps en Amérique; je me souviens qu’il m’a parlé de deux ou trois cures presque merveilleuses faites par lui sur des esclaves atteints de cette effrayante maladie.

– Ah! monseigneur, il serait possible…

– Gardez-vous bien de trop espérer: la déception serait trop cruelle… Seulement ne désespérons pas tout à fait.

Clémence d’Harville jetait sur les nobles traits de Rodolphe un regard de reconnaissance ineffable. C’était presque un roi… qui la consolait avec tant d’intelligence, de grâce et de bonté.

Elle se demanda comment elle avait pu s’intéresser à M. Charles Robert.

Cette idée lui fut horrible.

– Que ne vous dois-je pas, monseigneur! dit-elle d’une voix émue. Vous me rassurez, vous me faites malgré moi espérer pour ma fille, entrevoir un nouvel avenir qui serait à la fois une consolation, un plaisir et un mérite… N’avais-je pas raison de vous écrire que, si vous vouliez bien venir ici ce soir, vous finiriez la journée comme vous l’avez commencée… par une bonne action?…

– Et ajoutez au moins, madame, une de ces bonnes actions comme je les aime dans mon égoïsme, pleines d’attrait, de plaisir et de charme, dit Rodolphe en se levant, car onze heures et demie venaient de sonner à la pendule du salon.

– Adieu, monseigneur, n’oubliez pas de me donner bientôt des nouvelles de ces pauvres gens de la rue du Temple.

– Je les verrai demain matin… car j’ignorais malheureusement que ce petit boiteux vous eût volé cette bourse, et ces malheureux sont peut-être dans une extrémité terrible. Dans quatre jours, daignez ne pas l’oublier, je viendrai vous mettre au courant du rôle que vous voulez bien accepter. Seulement je dois vous prévenir qu’un déguisement vous sera peut-être indispensable.

– Un déguisement! Oh! quel bonheur! Et lequel, monseigneur?

– Je ne puis vous le dire encore… Je vous laisserai le choix.

En revenant chez lui, le prince s’applaudissait assez de l’effet général de son entretien avec Mme d’Harville. Ces propositions étant données:

Occuper généreusement l’esprit et le cœur de cette jeune femme, qu’un éloignement insurmontable séparait de son mari; éveiller en elle assez de curiosité romanesque, assez d’intérêt mystérieux en dehors de l’amour, pour satisfaire aux besoins de son imagination, de son âme, et la sauvegarder ainsi d’un nouvel amour.

Ou bien encore:

Inspirer à Clémence d’Harville une passion si profonde, si incurable, et à la fois si pure et si noble, que cette jeune femme, désormais incapable d’éprouver un amour moins élevé, ne compromît plus jamais le repos de M. d’Harville, que Rodolphe aimait comme un frère.

XVIII Misère

On n’a peut-être pas oublié qu’une famille malheureuse dont le chef, ouvrier lapidaire, se nommait Morel, occupait la mansarde de la maison de la rue du Temple.

Nous conduirons le lecteur dans ce triste logis.

Il est cinq heures du matin.

Au-dehors le silence est profond, la nuit noire, glaciale; il neige.

Une chandelle, soutenue par deux brins de bois sur une petite planche carrée, perce à peine de sa lueur jaune et blafarde les ténèbres de la mansarde; réduit étroit, bas, aux deux tiers lambrissé par la pente rapide du toit qui forme avec le plancher un angle très-aigu. Partout on voit le dessous des tuiles verdâtres.

Les cloisons recrépies de plâtre noirci par le temps, et crevassées de nombreuses lézardes, laissent apercevoir les lattes vermoulues qui forment ces minces parois; dans l’une d’elles, une porte disjointe s’ouvre sur l’escalier.

Le sol, d’une couleur sans nom, infect, gluant, est semé çà et là de brins de paille pourrie, de haillons sordides, et de ces gros os que le pauvre achète aux plus infimes revendeurs de viande corrompue pour ronger les cartilages qui y adhèrent encore [30]

Une si effroyable incurie annonce toujours ou l’inconduite, ou une misère honnête, mais si écrasante, si désespérée, que l’homme anéanti, dégradé, ne sent plus ni la volonté, ni la force, ni le besoin de sortir de sa fange: il y croupit comme une bête dans sa tanière.

Durant le jour, ce taudis est éclairé par une lucarne étroite, oblongue, pratiquée dans la partie déclive de la toiture, et garnie d’un châssis vitré qui s’ouvre et se ferme au moyen d’une crémaillère.

À l’heure dont nous parlons, une couche épaisse de neige recouvrait cette lucarne.

La chandelle, posée à peu près au centre de la mansarde, sur l’établi du lapidaire, projette en cet endroit une sorte de zone de pâle lumière qui, se dégradant peu à peu, se perd dans l’ombre où reste enseveli le galetas, ombre au milieu de laquelle se dessinent vaguement quelques formes blanchâtres.

Sur l’établi, lourde table carrée en chêne brut grossièrement équarri, tachée de graisse et de suif, fourmillent, étincellent, scintillent une poignée de diamants et de rubis d’une grosseur et d’un éclat admirables.

Morel était lapidaire en fin, et non pas lapidaire en faux, comme il le disait, et comme on le pensait dans la maison de la rue du Temple… Grâce à cet innocent mensonge, les pierreries qu’on lui confiait semblaient de si peu de valeur qu’il pouvait les garder chez lui sans crainte d’être volé.

Tant de richesses, mises à la merci de tant de misère, nous dispensent de parler de la probité de Morel…

Assis sur un escabeau sans dossier, vaincu par la fatigue, par le froid, par le sommeil, après une longue nuit d’hiver passée à travailler, le lapidaire a laissé tomber sur son établi sa tête appesantie, ses bras engourdis; son front s’appuie à une large meule, placée horizontalement sur la table, et ordinairement mise en mouvement par une petite roue à main; une scie de fin acier, quelques autres outils sont épars à côté; l’artisan, dont on ne voit que le crâne chauve, entouré de cheveux gris, est vêtu d’une vieille veste de tricot brun qu’il porte à nu sur la peau, et d’un mauvais pantalon de toile; ses chaussons de lisière en lambeaux cachent à peine ses pieds bleuis posés sur le carreau.

Il fait dans cette mansarde un froid si glacial, si pénétrant, que l’artisan, malgré l’espèce de somnolence où le plonge l’épuisement de ses forces, frissonne parfois de tout son corps.

La longueur et la carbonisation de la mèche de la chandelle annoncent que Morel sommeille depuis quelque temps; on n’entend que sa respiration oppressée; car les six autres habitants de cette mansarde ne dorment pas…

Oui, dans cette étroite mansarde vivent sept personnes…

Cinq enfants, dont le plus jeune a quatre ans, le plus âgé douze ans à peine.

Et puis leur mère infirme.

Et puis une octogénaire idiote, la mère de leur mère.

La froidure est bien âpre, puisque la chaleur naturelle de sept personnes entassées dans un si petit espace n’attiédit pas cette atmosphère glacée; c’est qu’aussi ces sept corps grêles, chétifs, grelottants, épuisés, depuis le petit enfant jusqu’à l’aïeule, dégagent peu de calorique, comme dirait un savant.

Excepté le père de famille, un moment assoupi, parce que ses forces sont à bout, personne ne dort; non, parce que le froid, la faim, la maladie tiennent les yeux ouverts, bien ouverts.

On ne sait pas combien est rare et précieux pour le pauvre le sommeil profond, salutaire, dans lequel il répare ses forces et oublie ses maux. Il s’éveille si allègre, si dispos, si vaillant au plus rude labeur, après une de ces nuits bienfaisantes, que les moins religieux, dans le sens catholique du mot, éprouvent un vague sentiment de gratitude, sinon envers Dieu, du moins envers… le sommeil, et qui bénit l’effet bénit la cause.

À l’aspect de l’effrayante misère de cet artisan, comparée à la valeur des pierreries qu’on lui confie, on est frappé d’un de ces contrastes qui tout à la fois désolent et élèvent l’âme.

Incessamment cet homme a sous les yeux le déchirant spectacle des douleurs des siens; tout les accable, depuis la faim jusqu’à la folie, et il respecte ces pierreries, dont une seule arracherait sa femme, ses enfants, aux privations qui les tuent lentement.

Sans doute il fait son devoir, simplement son devoir d’honnête homme; mais, parce que ce devoir est simple, son accomplissement est-il moins grand, moins beau? Ces conditions dans lesquelles s’exerce le devoir ne peuvent-elles pas d’ailleurs en rendre la pratique plus méritoire encore?

Et puis cet artisan, restant si malheureux et si probe auprès de ce trésor, ne représente-t-il pas l’immense et formidable majorité des hommes qui, voués à jamais aux privations, mais paisibles, laborieux, résignés, voient chaque jour sans haine et sans envie amère resplendir à leurs yeux la magnificence des riches!

N’est-il pas enfin noble, consolant, de songer que ce n’est pas la force, que ce n’est pas la terreur, mais le bon sens moral qui seul contient ce redoutable océan populaire dont le débordement pourrait engloutir la société tout entière, se jouant de ses lois de sa puissance, comme la mer en furie se joue des digues et des remparts!

Ne sympathise-t-on pas alors de toutes les forces de son âme et de son esprit avec ces généreuses intelligences qui demandent un peu de place au soleil pour tant d’infortune, tant de courage, tant de résignation!

Revenons à ce spécimen, hélas! trop réel, d’épouvantable misère que nous essaierons de peindre dans son effrayante nudité.

Le lapidaire ne possède plus qu’un mince matelas et un morceau de couverture dévolus à la grand’mère idiote, qui, dans son stupide et farouche égoïsme, ne voulait partager son grabat avec personne.

Au commencement de l’hiver, elle était devenue furieuse et avait presque étouffé le plus jeune des enfants qu’on avait voulu placer à côté d’elle, une petite fille de quatre ans, depuis quelque temps phtisique, et qui souffrait trop du froid dans la paillasse où elle couchait avec ses frères et sœurs.

Tout à l’heure nous expliquerons ce mode de couchage, fréquemment usité chez les pauvres. Auprès d’eux, les animaux sont traités en sybarites: on change leur litière.

Tel est le tableau complet que présente la mansarde de l’artisan, lorsque l’œil perce la pénombre où viennent mourir les faibles lueurs de la chandelle.

Le long du mur d’appui, moins humide que les autres cloisons, est placé sur le carreau le matelas où repose la vieille idiote.

Comme elle ne peut rien supporter sur sa tête, ses cheveux blancs, coupés très-ras, dessinent la forme de son crâne, au front aplati; ses épais sourcils gris ombragent ses orbites profondes où luit un regard d’un éclat sauvage, ses joues caves, livides, plissées de mille rides, se collent à ses pommettes et aux angles saillants de sa mâchoire; couchée sur le côté, repliée sur elle-même, son menton touchant presque ses genoux, elle tremble sous une couverture de laine grise, trop petite pour l’envelopper entièrement, et qui laisse apercevoir ses jambes décharnées et le bas d’un vieux jupon en lambeaux dont elle est vêtue. Ce grabat exhale une odeur fétide.

À peu de distance du chevet de la grand’mère s’étend aussi, parallèlement au mur, la paillasse qui sert de lit aux cinq enfants.

Et voici comment:

On a fait une incision à chaque bout de la toile dans le sens de sa longueur, puis on a glissé les enfants dans une paille humide et nauséabonde; la toile d’enveloppe leur sert ainsi de drap et de couverture.

Deux petites filles, dont l’une est gravement malade, grelottent d’un côté, trois petits garçons de l’autre.

Ceux-ci et celles-là couchés tout vêtus, si quelques misérables haillons peuvent s’appeler vêtements.

D’épaisses chevelures blondes, ternes, emmêlées, hérissées, que leur mère laisse croître parce que cela les garantit toujours un peu du froid, couvrent à demi leurs figures pâles, étiolées, souffrantes. L’un des garçons, de ses doigts roidis, tire à soi jusqu’à son menton l’enveloppe de sa paillasse pour se mieux couvrir; l’autre, de crainte d’exposer ses mains au froid, tient la toile entre ses dents qui se choquent; le troisième se serre contre ses deux frères.

La seconde des deux filles, minée par la phtisie, appuie languissamment sa pauvre petite figure, déjà d’une lividité bleuâtre et morbide, sur la poitrine glacée de sa sœur, âgée de cinq ans, qui tâche en vain de la réchauffer entre ses bras et la veille avec une sollicitude inquiète.

Sur une autre paillasse, placée au fond du taudis et en retour de celle des enfants, la femme de l’artisan est étendue gisante, épuisée par une fièvre lente et par une infirmité douloureuse qui ne lui permet pas de se lever depuis plusieurs mois.

Madeleine Morel a trente-six ans. Un vieux mouchoir de cotonnade bleue, serré autour de son front déprimé, fait ressortir davantage encore la pâleur bilieuse de son visage osseux. Un cercle brun cerne ses yeux caves, éteints; des gerçures saignantes fendent ses lèvres blafardes.

Sa physionomie chagrine, abattue, ses traits insignifiants, décèlent un de ces caractères doux, mais sans ressort, sans énergie, qui ne luttent pas contre la mauvaise fortune, mais qui se courbent, s’affaissent et se lamentent.

Faible, inerte, bornée, elle était restée honnête parce que son mari était honnête; livrée à elle-même, le malheur aurait pu la dépraver et la pousser au mal. Elle aimait ses enfants, son mari; mais elle n’avait ni le courage ni la force de retenir ses plaintes amères sur leur commune infortune. Souvent le lapidaire, dont le labeur opiniâtre soutenait seul cette famille, était forcé d’interrompre son travail pour venir consoler, apaiser la pauvre valétudinaire.

Par-dessus un méchant drap de grosse toile bise trouée qui recouvrait sa femme, Morel, pour la réchauffer, avait étendu quelques hardes si vieilles, si rapetassées, que le prêteur sur gages n’avait pas voulu les prendre.

Un fourneau, un poêlon et une marmite de terre égueulée, deux ou trois tasses fêlées éparses çà et là sur le carreau, un baquet, une planche à savonner et une grande cruche de grès placée sous l’angle du toit, près de la porte disjointe, que le vent ébranle à chaque instant, voilà ce que possède cette famille.

Ce tableau désolant est éclairé par la chandelle, dont la flamme, agitée par la bise qui siffle à travers les interstices des tuiles, jette tantôt sur ces misères ses lueurs pâles et vacillantes, tantôt fait scintiller de mille feux, pétiller de mille étincelles prismatiques l’éblouissant fouillis de diamants et de rubis exposés sur l’établi où sommeille le lapidaire.

Par un mouvement d’attention machinal, les yeux de ces infortunés, tous silencieux, tous éveillés, depuis l’aïeule jusqu’au plus petit enfant, s’attachaient instinctivement sur le lapidaire, leur seul espoir, leur seule ressource.

Dans leur naïf égoïsme, ils s’inquiétaient de le voir inactif et affaissé sous le poids du travail.

La mère songeait à ses enfants.

Les enfants songeaient à eux.

L’idiote paraissait ne songer à rien.

Pourtant tout à coup elle se dressa sur son séant, croisa sur sa poitrine de squelette ses longs bras secs et jaunes comme du buis, regarda la lumière en clignotant, puis se leva lentement, entraînant après elle, comme un suaire, son lambeau de couverture.

Elle était de très-grande taille, sa tête rasée paraissait démesurément petite, un mouvement spasmodique agitait sa lèvre inférieure, épaisse et pendante: ce masque hideux offrait le type d’un hébétement farouche.

L’idiote s’avança sournoisement près de l’établi, comme un enfant qui va commettre un méfait.

Quand elle fut à la portée de la chandelle, elle approcha de la flamme ses deux mains tremblantes; leur maigreur était telle que la lumière qu’elles abritaient leur donnait une sorte de transparence livide.

Madeleine Morel suivait de son grabat les moindres mouvements de la vieille; celle-ci, en continuant de se réchauffer à la flamme de la chandelle, baissait la tête et considérait avec une curiosité imbécile le chatoiement des rubis et des diamants qui scintillaient sur la table.

Absorbée par cette contemplation, l’idiote ne maintint pas ses mains à une distance suffisante de la flamme, elle se brûla et poussa un cri rauque.

À ce bruit, Morel se réveilla en sursaut et releva vivement la tête.

Il avait quarante ans, une physionomie ouverte, intelligente et douce, mais flétrie, mais creusée par la misère; une barbe grise de plusieurs semaines couvrait le bas de son visage couturé par la petite vérole; des rides précoces sillonnaient son front déjà chauve; ses paupières enflammées étaient rougies par l’abus des veilles.

Un de ces phénomènes fréquents chez les ouvriers d’une constitution débile, et voués à un travail sédentaire qui les contraint à demeurer tout le jour dans une position presque invariable, avait déformé sa taille chétive. Continuellement forcé de se tenir courbé sur son établi et de se pencher du côté droit, afin de mettre sa meule en mouvement, le lapidaire, pour ainsi dire, pétrifié, ossifié dans cette position qu’il gardait douze à quinze heures par jour, s’était voûté et déjeté tout d’un côté.

Puis son bras droit, incessamment exercé par le pénible maniement de la meule, avait acquis un développement musculaire considérable, tandis que le bras et la main gauches, toujours inertes et appuyés sur l’établi pour présenter les facettes des diamants à l’action de la meule, étaient réduits à un état de maigreur et de marasme effrayant; les jambes grêles, presque annihilées par le manque complet d’exercice, pouvaient à peine soutenir ce corps épuisé, dont toute la substance, toute la vitalité, toute la force semblaient s’être concentrées dans la seule partie que le travail exerce continuellement.

Et, comme disait Morel avec une poignante résignation:

– C’est moins pour moi que je tiens à manger que pour renforcer le bras qui tourne la meule.

Réveillé en sursaut, le lapidaire se trouva face à face avec l’idiote.

– Qu’avez-vous? Que voulez-vous, la mère? lui dit Morel; puis il ajouta d’une voix plus basse, craignant d’éveiller sa famille qu’il croyait endormie: Allez vous coucher, la mère. Ne faites pas de bruit, Madeleine et les enfants dorment.

– Je ne dors pas, je tâche de réchauffer Adèle, dit l’aînée des petites filles.

– J’ai trop faim pour dormir, reprit un des garçons; ça n’était pas mon tour d’aller souper hier comme mes frères chez Mlle Rigolette.

– Pauvres enfants! dit Morel avec accablement, je croyais que vous dormiez, au moins.

– J’avais peur de t’éveiller, Morel, dit la femme; sans cela, je t’aurais demandé de l’eau; j’ai bien soif, je suis dans mon accès de fièvre.

– Tout de suite, répondit l’ouvrier; seulement il faut que je fasse d’abord recoucher ta mère. Voyons, laissez donc mes pierres tranquilles, dit-il à la vieille qui voulait s’emparer d’un gros rubis dont le scintillement fixait son attention. Allez donc vous coucher, la mère! répéta-t-il.

– Ça, ça, répondit l’idiote en montrant la pierre précieuse qu’elle convoitait.

– Nous allons nous fâcher, dit Morel en grossissant sa voix, pour effrayer sa belle-mère dont il repoussa doucement la main.

– Mon Dieu! mon Dieu! Morel, que j’ai donc soif, murmura Madeleine. Viens donc me donner à boire!

– Mais comment veux-tu que je fasse, aussi? Je ne puis pas laisser ta mère toucher à mes pierres, pour qu’elle me perde encore un diamant, comme il y a un an; et Dieu sait… Dieu sait ce qu’il nous coûte, ce diamant, et ce qu’il nous coûtera peut-être encore.

Et le lapidaire porta sa main à son front d’un air sombre; puis il ajouta, en s’adressant à un de ses enfants:

– Félix, va donner à boire à ta mère, puisque tu ne dors pas.

– Non, non, j’attendrai, il va prendre froid, reprit Madeleine.

– Je n’aurai pas plus froid dehors que dans la paillasse, dit l’enfant en se levant.

– À çà, voyons, allez-vous finir! s’écria Morel d’une voix menaçante pour chasser l’idiote, qui ne voulait pas s’éloigner de l’établi et s’obstinait à s’emparer d’une des pierres.

– Maman, l’eau de la cruche est gelée, cria Félix.

– Casse la glace alors, dit Madeleine.

– Elle est trop épaisse, je ne peux pas.

– Morel, casse donc la glace de la cruche, dit Madeleine d’une voix dolente et impatiente; puisque je n’ai pas autre chose à boire que de l’eau, que j’en puisse boire au moins. Tu me laisses mourir de soif.

– Oh! mon Dieu! mon Dieu! quelle patience! Mais comment veux-tu que je fasse? J’ai ta mère sur les bras, s’écria le malheureux lapidaire.

Il ne pouvait parvenir à se débarrasser de l’idiote, qui, commençant à s’irriter de la résistance qu’elle rencontrait, faisait entendre une sorte de grondement courroucé.

– Appelle-la donc, dit Morel à sa femme; elle t’écoute quelquefois, toi.

– Ma mère, allez vous coucher; si vous êtes sage, je vous donnerai du café que vous aimez bien.

– Ça, ça, reprit l’idiote en cherchant cette fois à s’emparer violemment du rubis qu’elle convoitait.

Morel la repoussa avec ménagement, mais en vain.

– Mon Dieu! tu sais bien que tu n’en finiras pas avec elle, si tu ne lui fais pas peur avec le fouet, s’écria Madeleine; il n’y a que ce moyen-là de la faire rester tranquille.

– Il le faut bien; mais, quoiqu’elle soit folle, menacer une vieille femme de coups de fouet, ça me répugne toujours, dit Morel.

Puis, s’adressant à la vieille qui tâchait de le mordre, et qu’il contenait d’une main, il s’écria de sa voix la plus terrible:

– Gare au fouet! si vous n’allez pas vous coucher tout de suite!

Ces menaces furent encore vaines.

Il prit le fouet sous son établi, le fit claquer violemment et en menaça l’idiote, lui disant:

– Couchez-vous tout de suite, couchez-vous!

Au bruit retentissant du fouet, la vieille s’éloigna d’abord brusquement de l’établi, puis s’arrêta, gronda entre ses dents et jeta des regards irrités sur son gendre.

– Au lit! Au lit! répéta celui-ci en s’avançant et en faisant de nouveau claquer son fouet.

Alors l’idiote regagna lentement sa couche à reculons, en montrant le poing au lapidaire.

Celui-ci, désirant terminer cette scène cruelle pour aller donner à boire à sa femme, s’avança très-près de l’idiote, fit une dernière fois brusquement résonner son fouet, sans la toucher néanmoins, et répéta d’une voix menaçante:

– Au lit, tout de suite!

La vieille, dans son effroi, se mit à pousser des hurlements affreux, se jeta sur sa couche et s’y blottit comme un chien dans son chenil, sans cesser de hurler.

Les enfants épouvantés, croyant que leur père avait frappé la vieille, lui crièrent en pleurant:

– Ne bats pas grand’mère, ne la bats pas!

Il est impossible de rendre l’effet sinistre de cette scène nocturne, accompagnée des cris suppliants des enfants, des hurlements furieux de l’idiote et des plaintes douloureuses de la femme du lapidaire.

XIX La dette

Morel le lapidaire avait souvent assisté à des scènes aussi tristes que celles que nous venons de raconter; pourtant il s’écria, dans un accès de désespoir, en jetant son fouet sur son établi:

– Oh! Quelle vie! quelle vie!

– Est-ce ma faute, à moi, si ma mère est idiote? dit Madeleine en pleurant.

– Est-ce la mienne? dit Morel. Qu’est-ce que je demande? de me tuer de travail pour vous tous. Jour et nuit je suis à l’ouvrage; je ne me plains pas, tant que j’en aurai la force, j’irai; mais je ne peux pas non plus faire mon état et être en même temps gardien de fou, de malade et d’enfants! Non, le ciel n’est pas juste à la fin! Non, il n’est pas juste! C’est trop de misère pour un seul homme! dit le lapidaire avec un accent déchirant.

Et, accablé, il retomba sur son escabeau, la tête cachée dans ses mains.

– Puisqu’on n’a pas voulu prendre ma mère à l’hospice, parce qu’elle n’était pas assez folle, qu’est-ce que tu veux que j’y fasse, moi, là? dit Madeleine de sa voix traînante, dolente et plaintive. Quand tu te tourmenteras de ce que tu ne peux pas empêcher, à quoi ça t’avancera-t-il?

– À rien, dit l’artisan; et il essuya ses yeux qu’une larme avait mouillés; à rien… tu as raison. Mais quand tout vous accable, on n’est quelquefois pas maître de soi.

– Oh! mon Dieu, mon Dieu! que j’ai soif! Je frissonne, et la fièvre me brûle, dit Madeleine.

– Attends, je vais te donner à boire.

Morel alla prendre la cruche sous le toit. Après avoir difficilement brisé la glace qui recouvrait l’eau, il remplit une tasse de ce liquide gelé et s’approcha du grabat de sa femme, qui étendait vers lui ses mains impatientes.

Mais, après un moment de réflexion, il lui dit:

– Non, ça serait trop froid; dans un accès de fièvre, ça te ferait du mal.

– Ça me fera du mal? Tant mieux, donne vite alors, reprit Madeleine avec amertume; ça sera plus tôt fini, ça te débarrassera de moi, tu n’auras plus qu’à être gardien de fou et d’enfants. La malade sera de moins.

– Pourquoi me parler comme cela, Madeleine? je ne le mérite pas, dit tristement Morel. Tiens, ne me fais pas de chagrin, c’est tout juste s’il me reste assez de raison et de force pour travailler; je n’ai pas la tête bien solide, elle n’y résisterait pas; et alors qu’est-ce que vous deviendriez tous? C’est pour vous que je parle; s’il ne s’agissait que de moi, je ne m’embarrasserais guère de demain. Dieu merci! la rivière coule pour tout le monde.

– Pauvre Morel! dit Madeleine attendrie; c’est vrai, j’ai eu tort de te dire d’un air fâché que je voudrais te débarrasser de moi. Ne m’en veux pas, mon intention était bonne; oui, car enfin je vous suis inutile à toi et à nos enfants. Depuis seize mois que je suis alitée… Oh! mon Dieu! que j’ai soif! Je t’en prie, donne-moi à boire.

– Tout à l’heure; je tâche de réchauffer la tasse entre mes mains.

– Es-tu bon! Et moi qui te dis des choses dures, encore!

– Pauvre femme, tu souffres! Ça aigrit le caractère. Dis-moi tout ce que tu voudras, mais ne me dis pas que tu voudrais me débarrasser de toi.

– Mais à quoi te suis-je bonne?

– À quoi nous sont bons nos enfants?

– À te surcharger de travail.

– Sans doute! aussi, grâce à vous autres, je trouve la force d’être à l’ouvrage quelquefois vingt heures par jour, à ce point que j’en suis devenu difforme et estropié. Est-ce que tu crois que sans cela je ferais pour l’amour de moi tout seul le métier que je fais? Oh! non, la vie n’est pas assez belle, j’en finirais avec elle.

– C’est comme moi, reprit Madeleine; sans les enfants, il y a longtemps que je t’aurais dit: «Morel, tu en as assez, moi aussi; le temps d’allumer un réchaud de charbon, on se moque de la misère…» Mais ces enfants… ces enfants…

– Tu vois donc bien qu’ils sont bons à quelque chose, dit Morel avec une admirable naïveté. Allons, tiens, bois, mais par petites gorgées, car c’est encore bien froid.

– Oh! merci, Morel, dit Madeleine en buvant avec avidité.

– Assez, assez…

– C’était trop froid; mon frisson redouble, dit Madeleine en lui rendant la tasse.

– Mon Dieu, mon Dieu! je te l’avais bien dit, tu souffres…

– Je n’ai plus la force de trembler. Il me semble que je suis saisie de tous les côtés dans un gros glaçon, voilà tout…

Morel ôta sa veste, la mit sur les pieds de sa femme, et resta le torse nu. Le malheureux n’avait pas de chemise.

– Mais tu vas geler, Morel!

– Tout à l’heure, si j’ai trop froid, je reprendrai ma veste un moment.

– Pauvre homme!… ah! tu as bien raison, le ciel n’est pas juste. Qu’est-ce que nous avons fait pour être si malheureux, tandis que d’autres…?

– Chacun a ses peines, les grands comme les petits.

– Oui, mais les grands ont des peines qui ne leur creusent pas l’estomac et qui ne les font pas grelotter. Tiens, quand je pense qu’avec le prix d’un de ces diamants que tu polis nous aurions de quoi vivre dans l’aisance, nous et nos enfants, ça révolte. Et à quoi ça leur sert-il, ces diamants?

– S’il n’y avait qu’à dire: à quoi ça sert-il aux autres? on irait loin. C’est comme si tu disais: à quoi ça sert-il à ce monsieur, que Mme Pipelet appelle le commandant, d’avoir loué et meublé le premier étage de cette maison, où il ne vient jamais? À quoi ça lui sert-il d’avoir là de bons matelas, de bonnes couvertures, puisqu’il loge ailleurs?

– C’est bien vrai. Il y aurait là de quoi nipper pour longtemps plus d’un pauvre ménage comme le nôtre… sans compter que tous les jours Mme Pipelet fait du feu pour empêcher ses meubles d’être abîmés par l’humidité. Tant de bonne chaleur perdue, tandis que nous et nos enfants nous gelons! Mais tu me diras à ça: nous ne sommes pas des meubles. Oh! ces riches, c’est si dur!

– Pas plus durs que d’autres, Madeleine. Mais ils ne savent pas, vois-tu, ce que c’est que la misère. Ça naît heureux, ça vit heureux, ça meurt heureux: à propos de quoi veux-tu que ça pense à nous? Et puis, je te dis… ils ne savent pas… Comment se feraient-ils une idée des privations des autres? Ont-ils grand-faim, grande est leur joie, ils n’en dînent que mieux. Fait-il grand froid, tant mieux, ils appellent ça une belle gelée: c’est tout simple; s’ils sortent à pied, ils rentrent ensuite au coin d’un bon foyer, et la froidure leur fait trouver le feu meilleur; ils ne peuvent donc pas nous plaindre beaucoup, puisqu’à eux la faim et le froid leur tournent à plaisir. Ils ne savent pas, vois-tu, ils ne savent pas!… À leur place nous ferions comme eux.

– Les pauvres gens sont donc meilleurs qu’eux tous, puisqu’ils s’entraident! Cette bonne petite Mlle Rigolette, qui nous a si souvent veillés, moi ou les enfants, pendant nos maladies, a emmené hier Jérôme et Pierre pour partager son souper. Et son souper, ça n’est guère; une tasse de lait et du pain. À son âge on a bon appétit; bien sûr elle se sera privée.

– Pauvre fille! Oui, elle est bien bonne. Et pourquoi? parce qu’elle connaît la peine. Et, comme je dis toujours: si les riches savaient! Si les riches savaient!

– Et cette petite dame qui est venue avant-hier, d’un air effaré, nous demander si nous avions besoin de quelque chose, maintenant elle sait, celle-là, ce que c’est que des malheureux… eh bien! elle n’est pas revenue.

– Elle reviendra peut-être; car, malgré sa figure effrayée, elle avait l’air bien doux et bien comme il faut.

– Oh! avec toi, dès qu’on est riche, on a toujours raison. On dirait que les riches sont faits d’une autre pâte que nous.

– Je ne dis pas cela, reprit doucement Morel; je dis au contraire qu’ils ont leurs défauts; nous avons, nous, les nôtres.

«Le malheur est qu’ils ne savent pas… Le malheur est qu’il y a, par exemple, beaucoup d’agents pour découvrir les gueux qui ont commis des crimes, et qu’il n’y a pas d’agents pour découvrir les honnêtes ouvriers accablés de famille qui sont dans la dernière des misères et qui, faute d’un peu de secours donné à point, se laissent quelquefois tenter. C’est bon de punir le mal, ça serait peut-être meilleur de l’empêcher. Vous êtes resté probe jusqu’à cinquante ans; mais l’extrême misère, la faim vous poussent au mal, et voilà un coquin de plus; tandis que si on avait su… Mais à quoi bon penser à cela?… Le monde est comme il est. Je suis pauvre et désespéré, je parle ainsi; je serais riche, je parlerais de fêtes et de plaisirs.

«Eh bien! pauvre femme, comment vas-tu?

– Toujours la même chose… Je ne sens plus mes jambes. Mais toi, tu trembles; reprends donc ta veste, et souffle cette chandelle qui brûle pour rien; voilà le jour.

En effet, une lueur blafarde, glissant péniblement à travers la neige dont était obstrué le carreau de la lucarne, commençait à jeter une triste clarté dans l’intérieur de ce réduit et rendait son aspect plus affreux encore. L’ombre de la nuit voilait au moins une partie de ces misères.

– Je vais attendre qu’il fasse assez clair pour me remettre à travailler, dit le lapidaire en s’asseyant sur le bord de la paillasse de sa femme et en appuyant son front dans ses deux mains.

Après quelques moments de silence, Madeleine lui dit:

– Quand Mme Mathieu doit-elle revenir chercher les pierres auxquelles tu travailles?

– Ce matin. Je n’ai plus qu’une facette d’un diamant faux à polir.

– Un diamant faux!… toi qui ne tailles que des pierres fines, malgré ce qu’on croit dans la maison!

– Comment! tu ne sais pas!… Mais c’est juste, quand l’autre jour Mme Mathieu est venue, tu dormais. Elle m’a donné dix diamants faux, dix cailloux du Rhin à tailler, juste de la même grosseur et de la même manière que le même nombre de pierres fines qu’elle m’apportait, celles qui sont là avec des rubis. Je n’ai jamais vu des diamants d’une plus belle eau; ces dix pierres-là valent certainement plus de soixante mille francs.

– Et pourquoi te les fait-elle imiter en faux?

– Une grande dame à qui ils appartiennent, une duchesse, je crois, a chargé M. Baudoin le joaillier de vendre sa parure et de lui faire faire à la place une parure en pierres fausses. Mme Mathieu, la courtière en pierreries de M. Baudoin, m’a appris cela en m’apportant les pierres vraies, afin que je donne aux fausses la même coupe et la même forme; Mme Mathieu a chargé de la même besogne quatre autres lapidaires, car il y a quarante ou cinquante pierres à tailler. Je ne pouvais pas tout faire, cela devait être prêt ce matin; il faut à M. Baudoin le temps de remonter des pierres fausses. Mme Mathieu dit que souvent des dames font ainsi en cachette remplacer leurs diamants par des cailloux du Rhin.

– Tu vois bien, les fausses pierres font le même effet que les vraies, et les grandes dames, qui mettent seulement ça pour se parer, n’auraient jamais l’idée de sacrifier un diamant au soulagement de malheureux comme nous!

– Pauvre femme! Sois donc raisonnable, le chagrin te rend injuste. Qui est-ce qui sait que nous, les Morel, sommes malheureux?

– Oh! quel homme, quel homme! On te couperait en morceaux, toi, que tu dirais merci.

Morel haussa les épaules avec compassion.

– Combien te devra ce matin Mme Mathieu? reprit Madeleine.

– Rien, puisque je suis en avance avec elle de cent vingt francs.

– Rien! Mais nous avons fini hier nos derniers vingt sous.

– Oui, dit Morel d’un air abattu.

– Et comment allons-nous faire?

– Je ne sais pas.

– Et le boulanger ne veut plus nous fournir à crédit…

– Non, puisque hier j’ai emprunté le quart d’un pain à Mme Pipelet.

– La mère Burette ne nous prêterait rien?

– Nous prêter!… Maintenant qu’elle a tous nos effets en gage, sur quoi nous prêterait-elle?… sur nos enfants? dit Morel avec un sourire amer.

– Mais ma mère, les enfants et toi, vous n’avez mangé hier qu’une livre et demie de pain à vous tous! Vous ne pouvez pas mourir de faim non plus. Aussi c’est ta faute; tu n’a pas voulu te faire inscrire cette année au bureau de charité.

– On n’inscrit que les pauvres qui ont des meubles, et nous n’en avons plus; on nous regarde comme en garni. C’est comme pour être admis aux salles d’asile, il faut que les enfants aient au moins une blouse, et les nôtres n’ont que des haillons; et puis, pour le bureau de charité, il aurait fallu, pour me faire inscrire, aller, retourner peut-être vingt fois au bureau, puisque nous n’avons pas de protections. Ça me ferait perdre plus de temps que ça ne vaudrait.

– Mais comment faire alors?

– Peut-être cette petite dame qui est venue hier ne nous oubliera pas.

– Oui, comptes-y. Mais Mme Mathieu te prêtera bien cent sous; tu travailles pour elle depuis dix ans, elle ne peut pas laisser dans une pareille peine un honnête ouvrier chargé de famille.

– Je ne crois pas qu’elle puisse nous prêter quelque chose. Elle a fait tout ce qu’elle a pu en m’avançant petit à petit cent vingt francs; c’est une grosse somme pour elle. Parce qu’elle est courtière de diamants et qu’elle en a quelquefois pour cinquante mille francs dans son cabas, elle n’en est pas plus riche. Quand elle gagne cent francs par mois, elle est bien contente, car elle a des charges, deux nièces à élever. Cent sous pour elle, vois-tu, c’est comme cent sous pour nous, et il y a des moments où on ne les a pas, tu le sais bien. Étant déjà de beaucoup en avance avec moi, elle ne peut s’ôter le pain de la bouche à elle et aux siens.

– Voilà ce que c’est que de travailler pour des courtiers au lieu de travailler pour les forts joailliers; ils sont moins regardants quelquefois. Mais tu te laisses toujours manger la laine sur le dos, c’est ta faute.

– C’est ma faute! s’écria ce malheureux, exaspéré par cet absurde reproche; est-ce ta mère ou non qui est cause de toutes nos misères? S’il n’avait pas fallu payer le diamant qu’elle a perdu, ta mère, nous serions en avance, nous aurions le prix de mes journées, nous aurions les onze cents francs que nous avons retirés de la caisse d’épargne pour les joindre aux treize cents francs que nous a prêtés ce M. Jacques Ferrand, que Dieu maudisse!

– Tu t’obstines encore à ne lui rien demander, à celui-là. Après ça, il est si avare que ça ne servirait peut-être à rien; mais enfin on essaie toujours.

– À lui! À lui! M’adresser à lui! s’écria Morel; j’aimerais mieux me laisser brûler à petit feu. Tiens, ne me parle pas de cet homme-là, tu me rendrais fou.

En disant ces mots, la physionomie du lapidaire, ordinairement douce et résignée, prit une expression de sombre énergie, son pâle visage se colora légèrement; il se leva brusquement du grabat où il était assis et marcha dans la mansarde avec agitation. Malgré son apparence grêle, difforme, l’attitude et les traits de cet homme respiraient alors une généreuse indignation.

– Je ne suis pas méchant, s’écria-t-il; de ma vie, je n’ai fait de mal à personne, mais, vois-tu, ce notaire [31]!… Oh! je lui souhaite autant de mal qu’il m’en a fait. Puis, mettant ses deux mains sur son front, il murmura d’une voix douloureuse: Mon Dieu! pourquoi donc faut-il qu’un mauvais sort que je n’ai pas mérité me livre, moi et les miens, pieds et poings liés, à cet hypocrite! Aura-t-il donc le droit d’user de sa richesse pour perdre, corrompre et désoler ceux qu’il veut perdre, corrompre et désoler?

– C’est ça, c’est ça, dit Madeleine, déchaîne-toi contre lui; tu seras bien avancé quand il t’aura fait mettre en prison, comme il peut le faire d’un jour à l’autre pour cette lettre de change de treize cents francs, pour laquelle il a obtenu jugement contre toi. Il te tient comme un oiseau au bout d’un fil. Je le déteste autant que toi, ce notaire; mais, puisque nous sommes dans sa dépendance, il faut bien…

– Laisser déshonorer notre fille, n’est-ce pas? s’écria le lapidaire d’une voix foudroyante.

– Mon Dieu! tais-toi donc, ces enfants sont éveillés… ils t’entendent.

– Bah! bah! tant mieux! reprit Morel avec une effrayante ironie, ça sera d’un bon exemple pour nos deux petites filles; ça les préparera; il n’a qu’un jour à en avoir aussi la fantaisie, le notaire! Ne sommes-nous pas dans sa dépendance? comme tu dis toujours. Voyons, répète donc encore qu’il peut me faire mettre en prison; voyons, parle franchement… il faut lui abandonner notre fille, n’est-ce pas?

Puis ce malheureux termina son imprécation en éclatant en sanglots; car cette honnête et bonne nature ne pouvait longtemps soutenir ce ton de douloureux sarcasme.

– Ô mes enfants! s’écria-t-il en fondant en larmes; mes pauvres enfants! ma Louise, ma bonne et belle Louise!… trop belle, trop belle!… c’est aussi de là que viennent tous nos malheurs. Si elle n’avait pas été si belle, cet homme ne m’aurait pas proposé de me prêter cet argent. Je suis laborieux et honnête, le joaillier m’aurait donné du temps, je n’aurais pas d’obligation à ce vieux monstre, et il n’abuserait pas du service qu’il nous a rendu pour tâcher de déshonorer ma fille, je ne l’aurais pas laissée un jour chez lui. Mais il le faut, il le faut; il me tient dans sa dépendance. Oh! la misère, la misère, que d’outrages elle fait dévorer!

– Mais, comment faire aussi? Il a dit à Louise: «Si tu t’en vas de chez moi, je fais mettre ton père en prison.»

– Oui, il la tutoie comme la dernière des créatures.

– Si ce n’était que cela, on se ferait une raison; mais si elle quitte le notaire il te fera prendre, et alors, pendant que tu seras en prison, que veux-tu que je devienne toute seule, moi, avec nos enfants et ma mère? Quand Louise gagnerait vingt francs par mois dans une autre place, est-ce que nous pourrions vivre six personnes là-dessus?

– Oui, c’est pour vivre que nous laissons peut-être déshonorer Louise.

– Tu exagères toujours; le notaire la poursuit, c’est vrai… elle nous l’a dit, mais elle est honnête, tu le sais bien.

– Oh! oui, elle est honnête, et active, et bonne!… Quand, nous voyant dans la gêne à cause de ta maladie, elle a voulu entrer en place pour ne pas nous être à charge, je ne t’ai pas dit, va, ce que ça m’a coûté!… Elle, servante… maltraitée, humiliée!… elle si fière naturellement qu’en riant… te souviens-tu? nous riions alors, nous l’appelions la Princesse, parce qu’elle disait toujours qu’à force de propreté elle rendrait notre pauvre réduit comme un petit palais… Chère enfant, ç’aurait été mon luxe de la garder près de nous, quand j’aurais dû passer les nuits au travail… C’est qu’aussi, quand je voyais sa bonne figure rose et ses jolis yeux bruns devant moi, là, près de mon établi, et que je l’écoutais chanter, ma tâche ne me paraissait pas lourde! Pauvre Louise, si laborieuse et avec ça si gaie… Jusqu’à ta mère dont elle faisait ce qu’elle voulait!… Mais, dame! aussi quand elle vous parlait, quand elle vous regardait, il n’y avait pas moyen de ne pas dire comme elle… Et toi, comme elle te soignait! comme elle t’amusait! Et ses frères et ses sœurs, s’en occupait-elle assez!… Elle trouvait le temps de tout faire. Aussi, avec Louise, tout notre bonheur… tout s’en est allé.

– Tiens, Morel, ne me rappelle pas ça… tu me fends le cœur, dit Madeleine en pleurant à chaudes larmes.

– Et quand je pense que peut-être ce vieux monstre… Tiens, vois-tu… à cette pensée la tête me tourne… Il me prend des envies d’aller le tuer et de me tuer après…

– Et nous! qu’est-ce que nous deviendrions? Et puis, encore une fois, tu t’exagères. Le notaire aura peut-être dit cela à Louise comme… en plaisantant… D’ailleurs il va à la messe tous les dimanches; il fréquente beaucoup de prêtres… Il y a beaucoup de gens qui disent qu’il est plus sûr de placer de l’argent chez lui qu’à la caisse d’épargne.

– Qu’est-ce que cela prouve? Qu’il est riche et hypocrite… je connais bien Louise… elle est honnête… Oui, mais elle nous aime comme on n’aime pas; son cœur saigne de notre misère. Elle sait que sans moi vous mourriez tout à fait de faim; et si le notaire l’a menacée de me faire mettre en prison… la malheureuse a été peut-être capable… Oh! ma tête!… c’est à en devenir fou!

– Mon Dieu! si cela était arrivé, le notaire lui aurait donné de l’argent, des cadeaux, et, bien sûr, elle n’aurait rien gardé pour elle; elle nous en aurait fait profiter.

– Tais-toi… je ne comprends pas seulement que tu aies des idées pareilles… Louise accepter… Louise…

– Mais pas pour elle… pour nous…

– Tais-toi… encore une fois, tais-toi!… tu me fais frémir… Sans moi… je ne sais pas ce que tu serais devenue… et mes enfants aussi avec des raisons pareilles.

– Quel mal est-ce que je dis?

– Aucun…

– Eh bien! pourquoi crains-tu que?…

Le lapidaire interrompit impatiemment sa femme:

– Je crains, parce que je remarque que depuis trois mois… chaque fois que Louise vient ici et qu’elle m’embrasse… elle rougit.

– Du plaisir de te voir.

– Ou de honte… elle est de plus en plus triste…

– Parce qu’elle nous voit de plus en plus malheureux. Et puis, quand je lui parle du notaire, elle dit que maintenant il ne la menace plus de la prison pour toi.

– Oui, mais à quel prix ne la menace-t-il plus? elle ne le dit pas, et elle rougit en m’embrassant… Oh! mon Dieu! ça serait déjà pourtant bien mal à un maître de dire à une pauvre fille honnête, dont le pain dépend de lui: «Cède, ou je te chasse: et si l’on vient s’informer de toi, je répondrai que tu es un mauvais sujet, pour t’empêcher de te placer ailleurs…» Mais lui dire: «Cède, ou je fais mettre ton père en prison!» lui dire cela lorsqu’on sait que toute une famille vit du travail de ce père, oh! c’est mille fois plus criminel encore!

– Et quand on pense qu’avec un des diamants qui sont là sur ton établi tu pourrais avoir de quoi rembourser le notaire, faire sortir notre fille de chez lui et la garder chez nous…, dit lentement Madeleine.

– Quand tu me répéteras cent fois la même chose, à quoi bon?… Certainement que, si j’étais riche, je ne serais pas pauvre, reprit Morel avec une douloureuse impatience.

La probité était tellement naturelle et pour ainsi dire tellement organique chez cet homme, qu’il ne lui venait pas à l’esprit que sa femme abattue, aigrie par le malheur, pût concevoir quelque arrière-pensée mauvaise et voulût tenter son irréprochable honnêteté.

Il reprit amèrement:

– Il faut se résigner. Heureux ceux qui peuvent avoir leurs enfants auprès d’eux et les défendre des pièges; mais une fille du peuple, qui la garantit? personne… Est-elle en âge de gagner quelque chose, elle part le matin pour son atelier, rentre le soir; pendant ce temps-là la mère travaille de son côté, le père du sien. Le temps, c’est notre fortune, et le pain est si cher qu’il ne nous reste pas le loisir de veiller sur nos enfants; et puis on crie à l’inconduite des filles pauvres… comme si leurs parents avaient le moyen de les garder chez eux, ou le temps de les surveiller quand elles sont dehors… Les privations ne nous sont rien auprès du chagrin de quitter notre femme, notre enfant, notre père… C’est surtout à nous, pauvres gens, que la vie de famille serait salutaire et consolante… Et, dès que nos enfants sont en âge de raison, nous sommes forcés de nous en séparer!

À ce moment on frappa bruyamment à la porte de la mansarde.

XX Le jugement

Étonné, le lapidaire se leva et alla ouvrir… Deux hommes entrèrent dans la mansarde.

L’un, maigre, grand, la figure ignoble et bourgeonnée, encadrée d’épais favoris noirs grisonnants, tenait à la main une grosse canne plombée, portait un chapeau déformé et une longue redingote verte crottée, étroitement boutonnée. Son col de velours noir râpé laissait voir un cou long, rouge, pelé comme celui d’un vautour… Cet homme s’appelait Malicorne.

L’autre plus petit, et de mine aussi basse, rouge, gros et trapu, était vêtu avec une sorte de somptuosité grotesque. Des boutons de brillants attachaient les plis de sa chemise d’une propreté douteuse, et une longue chaîne d’or serpentait sur un gilet écossais d’étoffe passée, que laissait voir un paletot de panne d’un gris jaunâtre… Cet homme s’appelait Bourdin.

– Oh! que ça pue la misère et la mort ici! dit Malicorne en s’arrêtant au seuil.

– Le fait est que ça ne sent pas le musc! Quelles pratiques! reprit Bourdin en faisant un geste de dégoût et de mépris; puis il s’avança vers l’artisan qui le regardait avec autant de surprise que d’indignation.

À travers la porte laissée entrebâillée, on vit apparaître la figure méchante, attentive et rusée de Tortillard, qui, ayant suivi ces inconnus à leur insu, regardait, épiait, écoutait.

– Que voulez-vous? dit brusquement le lapidaire, révolté de la grossièreté des deux hommes.

– Jérôme Morel? lui répondit Bourdin.

– C’est moi…

– Ouvrier lapidaire?

– C’est moi.

– Bien sûr?

– Encore une fois, c’est moi… Vous m’impatientez… que voulez-vous?… expliquez-vous ou sortez!

– Que ça d’honnêteté?… merci!… dis donc, Malicorne, reprit l’homme en se retournant vers son camarade, il n’y a pas gras… ici… c’est pas comme chez le vicomte de Saint-Remy?

– Oui… mais quand il y a gras, on trouve visage de bois… comme nous l’avons trouvé rue de Chaillot. Le moineau avait filé la veille… et roide encore, tandis que des vermines pareilles ça reste collé à son chenil.

– Je crois bien; ça ne demande qu’à être serré [32] pour avoir la pâtée.

– Faut encore que le loup [33] soit bon enfant; ça lui coûtera plus que ça ne vaut… mais ça le regarde.

– Tenez, dit Morel avec indignation, si vous n’étiez pas ivres comme vous en avez l’air, on se mettrait en colère… Sortez de chez moi à l’instant!

– Ah! ah! il est fameux, le déjeté! s’écria Bourdin en faisant une allusion insultante à la déviation de la taille du lapidaire. Dis donc, Malicorne, il a le toupet d’appeler ça un chez soi… un bouge où je ne voudrais pas mettre mon chien…

– Mon Dieu! mon Dieu! s’écria Madeleine, si effrayée qu’elle n’avait pas jusqu’alors pu dire une parole, appelle donc au secours… c’est peut-être des malfaiteurs… Prends garde à tes diamants…

En effet, voyant ces deux inconnus de mauvaise mine s’approcher de plus en plus de l’établi où étaient encore exposées les pierreries, Morel craignit quelque mauvais dessein, courut à sa table et, de ses deux mains, couvrit les pierres précieuses.

Tortillard, toujours aux écoutes et aux aguets, retint les paroles de Madeleine, remarqua le mouvement de l’artisan et se dit:

– Tiens… tiens… tiens… on le disait lapidaire en faux; si les pierres étaient fausses, il n’aurait pas peur d’être volé… Bon à savoir: alors la mère Mathieu, qui vient souvent ici, est donc aussi courtière en vrai… C’est donc de vrais diamants qu’elle a dans son cabas… Bon à savoir; je dirai ça à la Chouette, à la Chouette, dit le fils de Bras-Rouge en chantonnant.

– Si vous ne sortez pas de chez moi, je crie à la garde, dit Morel.

Les enfants, effrayés de cette scène, commencèrent à pleurer, et la vieille idiote se dressa sur son séant…

– S’il y a quelqu’un qui ait le droit de crier à la garde… c’est nous… entendez-vous, monsieur le déjeté? dit Bourdin.

– Vu que la garde doit nous prêter main-forte pour vous conduire si vous regimbez, ajouta Malicorne. Nous n’avons pas de juge de paix avec nous, c’est vrai; mais si vous tenez à jouir de sa société, on va vous en servir un sortant de son lit, tout chaud, tout bouillant… Bourdin va aller le chercher.

– En prison… moi? s’écria Morel frappé de stupeur.

– Oui… à Clichy…

– À Clichy? répéta l’artisan d’un air hagard.

– A-t-il la boule dure, celui-là! dit Malicorne.

– À la prison pour dettes… aimez-vous mieux ça? reprit Bourdin.

– Vous… vous… seriez… comment… le notaire… Ah! mon Dieu!…

Et l’ouvrier, pâle comme la mort, retomba sur son escabeau, sans pouvoir ajouter une parole.

– Nous sommes gardes du commerce pour vous pincer, si nous en étions capables… Y êtes-vous, pays?

– Morel… le billet du maître de Louise!… Nous sommes perdus! s’écria Madeleine d’une voix déchirante.

– Voilà le jugement, dit Malicorne en tirant de son portefeuille un acte timbré.

Après avoir psalmodié, comme d’habitude, une partie de cette requête d’une voix presque inintelligible, il articula nettement les derniers mots, malheureusement trop significatifs pour l’artisan:

– «Jugeant en dernier ressort, le tribunal condamne le sieur Jérôme Morel à payer au sieur Pierre Petit-Jean, négociant [34], par toutes voies de droit, et même par corps, la somme de treize cents francs avec l’intérêt à dater du jour du protêt, et le condamne en outre aux dépens.

«Fait et jugé à Paris, le 13 septembre 1838.»

– Et Louise, alors? Et Louise? s’écria Morel presque égaré sans paraître entendre ce grimoire, où est-elle? Elle est donc sortie de chez le notaire, puisqu’il me fait emprisonner?… Louise… mon Dieu! qu’est-elle devenue?

– Qui ça, Louise? dit Bourdin.

– Laisse-le donc, reprit brutalement Malicorne, est-ce que tu ne vois pas qu’il bat la breloque? Allons, et il s’approcha de Morel, allons, par file à gauche… en avant, marche, décanillons; j’ai besoin de prendre l’air, ça empoisonne ici.

– Morel, n’y va pas. Défends-toi! s’écria Madeleine avec égarement. Tue-les, ces gueux-là. Oh! es-tu poltron!… Tu te laisseras emmener? Tu nous abandonneras?

– Faites comme chez vous, madame, dit Bourdin d’un air sardonique. Mais si votre homme lève la main sur moi, je l’étourdis.

Seulement préoccupé de Louise, Morel n’entendait rien de ce qu’on disait autour de lui. Tout à coup une expression de joie amère éclaira son visage, il s’écria:

– Louise a quitté la maison du notaire… j’irai en prison de bon cœur… Mais, jetant un regard autour de lui, il s’écria: Et ma femme et sa mère… et mes autres enfants… qui les nourrira? On ne voudra pas me confier des pierres pour travailler en prison… on croira que c’est mon inconduite qui m’y envoie… Mais c’est donc la mort des miens, notre mort à tous, qu’il veut, le notaire?

– Une fois! deux fois! finirons-nous? dit Bourdin, ça nous embête, à la fin… Habillez-vous, et filons.

– Mes bons messieurs, pardon de ce que je vous ai dit tout à l’heure! s’écria Madeleine toujours couchée. Vous n’aurez pas le cœur d’emmener Morel… Qu’est-ce que vous voulez que je devienne avec mes cinq enfants et ma mère qui est folle? Tenez, la voyez-vous?… là, accroupie sur son matelas? elle est folle, mes bons messieurs!… elle est folle…

– La vieille tondue?

– Tiens! c’est vrai, elle est tondue, dit Malicorne; moi, je croyais qu’elle avait un serre-tête blanc…

– Mes enfants, jetez-vous aux genoux de ces bons messieurs, s’écria Madeleine, voulant, par un dernier effort, attendrir les recors; priez-les de ne pas emmener votre pauvre père… notre seul gagne-pain…

Malgré les ordres de leur mère, les enfants pleuraient effrayés, n’osant pas sortir de leur grabat.

À ce bruit inaccoutumé, à l’aspect des deux recors qu’elle ne connaissait pas, l’idiote commença à jeter des hurlements sourds en se rencognant contre la muraille.

Morel semblait étranger à ce qui se passait autour de lui; ce coup était si affreux, si inattendu, les conséquences de cette arrestation lui paraissaient si épouvantables, qu’il ne pouvait y croire… Déjà affaibli par des privations de toutes sortes, les forces lui manquaient; il restait pâle, hagard, assis sur son escabeau, affaissé sur lui-même, les bras pendants, la tête baissée sur sa poitrine…

– Ah çà! mille tonnerres!… ça finira-t-il? s’écria Malicorne. Est-ce que vous croyez qu’on est à la noce ici? Marchons, ou je vous empoigne.

Le recors mit sa main sur l’épaule de l’artisan et le secoua rudement.

Ces menaces, ce geste inspirèrent une grande frayeur aux enfants; les trois petits garçons sortirent de leur paillasse à moitié nus, et vinrent, éplorés, se jeter aux pieds des gardes du commerce, joignant les mains et criant d’une voix déchirante:

– Grâce! Ne tuez pas notre père!…

À la vue de ces malheureux enfants frissonnant de froid et d’épouvante, Bourdin, malgré sa dureté naturelle et son habitude de pareilles scènes, se sentit presque ému. Son camarade, impitoyable, dégagea brutalement sa jambe des étreintes des enfants qui s’y cramponnaient suppliants.

– Eh! hue donc, les moutards!… Quel chien de métier, si on avait toujours affaire à des mendiants pareils!…

Un épisode horrible rendit cette scène plus affreuse encore. L’aînée des petites filles, restée couchée dans la paillasse avec sa sœur malade, s’écria tout à coup:

– Maman, maman, je ne sais pas ce qu’elle a… Adèle… Elle est toute froide! Elle me regarde toujours… et elle ne respire plus…

La pauvre enfant phtisique venait d’expirer doucement sans une plainte, son regard toujours attaché sur celui de sa sœur qu’elle aimait tendrement…

Il est impossible de rendre le cri que jeta la femme du lapidaire à cette affreuse révélation, car elle comprit tout.

Ce fut un de ces cris pantelants, convulsifs, arrachés du plus profond des entrailles d’une mère.

– Ma sœur a l’air d’être morte! Mon Dieu! mon Dieu! j’en ai peur! s’écria l’enfant en se précipitant hors de la paillasse et courant épouvantée se jeter dans les bras de sa mère.

Celle-ci, oubliant que ses jambes presque paralysées ne pouvaient la soutenir, fit un violent effort pour se lever et courir auprès de sa fille morte; mais les forces lui manquèrent, elle tomba sur le carreau en poussant un dernier cri de désespoir.

Ce cri trouva un écho dans le cœur de Morel; il sortit de sa stupeur, d’un bond fut à la paillasse, y saisit sa fille âgée de quatre ans…

Il la trouva morte.

Le froid, le besoin avaient hâté sa fin… quoique sa maladie, fruit de la misère, fût mortelle.

Ses pauvres petits membres étaient déjà roidis et glacés…

Fin de la troisième partie

QUATRIÈME PARTIE

I Louise

Morel, ses cheveux gris hérissés par le désespoir et par l’effroi, restait immobile, tenant sa fille morte entre ses bras. Il la contemplait d’un œil fixe, sec et rouge.

– Morel, Morel… donne-moi Adèle! s’écriait la malheureuse mère en étendant les bras vers son mari. Ce n’est pas vrai… non, elle n’est pas morte… tu vas voir, je vais la réchauffer…

La curiosité de l’idiote fut excitée par l’empressement des deux recors à s’approcher du lapidaire, qui ne voulait pas se séparer du corps de son enfant. La vieille cessa de hurler, se leva de sa couche, s’approcha lentement, passa sa tête hideuse et stupide par-dessus l’épaule de Morel… et pendant quelques moments l’aïeule contempla le cadavre de sa petite-fille…

Ses traits gardèrent leur expression habituelle d’hébétement farouche; au bout d’une minute, l’idiote fit entendre une sorte de bâillement caverneux, rauque comme celui d’une bête affamée; puis, retournant à son grabat, elle s’y jeta en criant:

– A faim! A faim!

– Vous voyez, messieurs, vous voyez, une pauvre petite fille de quatre ans, Adèle… Elle s’appelle Adèle. Je l’ai embrassée hier au soir encore; et ce matin… Voilà! vous me direz que c’est toujours celle-là de moins à nourrir, et que j’ai du bonheur, n’est-ce pas? dit l’artisan d’un air hagard.

Sa raison commençait à s’ébranler sous tant de coups réitérés.

– Morel, je veux ma fille; je la veux! s’écria Madeleine.

– C’est vrai, chacun à son tour, répondit le lapidaire. Et il alla poser l’enfant dans les bras de sa femme.

Puis il se cacha la figure entre ses mains en poussant un long gémissement.

Madeleine, non moins égarée que son mari, enfouit dans la paille de son grabat le corps de sa fille, le couvant des yeux avec une sorte de jalousie sauvage, pendant que les autres enfants, agenouillés, éclataient en sanglots.

Les recors, un moment émus par la mort de l’enfant, retombèrent bientôt dans leur habitude de dureté brutale.

– Ah çà, voyons, camarade, dit Malicorne au lapidaire, votre fille est morte, c’est un malheur; nous sommes tous mortels; nous n’y pouvons rien, ni vous non plus… Il faut nous suivre; nous avons encore un particulier à pincer, car le gibier donne aujourd’hui.

Morel n’entendait pas cet homme.

Complètement égaré dans de funèbres pensées, l’artisan se disait d’une voix sourde et saccadée:

– Il va pourtant falloir ensevelir ma petite fille… la veiller… ici… jusqu’à ce qu’on vienne l’emporter… L’ensevelir! mais avec quoi? Nous n’avons rien… Et le cercueil… qui est-ce qui nous fera crédit? Oh! un cercueil tout petit… pour un enfant de quatre ans… ça ne doit pas être cher… et puis pas de corbillard… on prend ça sous son bras… Ah! ah! ah! ajouta-t-il avec un éclat de rire effrayant, comme j’ai du bonheur!… Elle aurait pu mourir à dix-huit ans à l’âge de Louise, et on ne m’aurait pas fait crédit d’un grand cercueil…

– Ah çà, mais minute! ce gaillard-là est capable d’en perdre la boule, dit Bourdin à Malicorne; regarde donc ses yeux… il fait peur… Allons, bon!… et la vieille idiote qui hurle de faim!… quelle famille!…

– Faut pourtant en finir… Quoique l’arrestation de ce mendiant-là ne soit tarifée qu’à soixante-seize francs soixante-quinze centimes, nous enflerons, comme de juste, les frais à deux cent quarante ou deux cent cinquante francs. C’est le loup [35] qui paie…

– Dis donc qui avance; car c’est ce moineau-là qui payera les violons… puisque c’est lui qui va la danser.

– Quand celui-là aura de quoi payer à son créancier deux mille cinq cents francs pour capital, intérêts, frais et tout… il fera chaud…

– Ça ne sera pas comme ici, car on gèle…, dit le recors en soufflant dans ses doigts. Finissons-en, emballons-le, il pleurnichera en chemin… Est-ce que c’est notre faute, à nous, si sa petite est crevée?…

– Quand on est aussi gueux que ça on ne fait pas d’enfants.

– Ça lui apprendra! ajouta Malicorne; puis, frappant sur l’épaule de Morel: Allons, allons, camarade, nous n’avons pas le temps d’attendre; puisque vous ne pouvez pas payer, en prison!

– En prison, M. Morel! s’écria une voix jeune et pure. Et une jeune fille brune, fraîche, rose et coiffée en cheveux, entra vivement dans la mansarde.

– Ah! Mlle Rigolette, dit un des enfants en pleurant, vous êtes si bonne! Sauvez papa, on veut l’emmener en prison, et notre petite sœur est morte…

– Adèle est morte! s’écria la jeune fille, dont les grands yeux noirs et brillants se voilèrent de larmes. Votre père en prison! Ça ne se peut pas…

Et, immobile, elle regardait tour à tour le lapidaire, sa femme et les recors.

Bourdin s’approcha de Rigolette.

– Voyons, ma belle enfant, vous qui avez votre sang-froid, faites entendre raison à ce brave homme; sa petite fille est morte, à la bonne heure! Mais il faut qu’il nous suive à Clichy… à la prison pour dettes: nous sommes gardes du commerce…

– C’est donc vrai? s’écria la jeune fille.

– Très-vrai! La mère a la petite dans son lit, on ne peut pas la lui ôter; ça l’occupe… Le père devrait profiter de ça pour filer.

– Mon Dieu! mon Dieu, quel malheur! s’écria Rigolette, quel malheur! Comment faire?

– Payer ou aller en prison, il n’y a pas de milieu; avez-vous deux ou trois billets de mille à leur prêter? demanda Malicorne d’un air goguenard; si vous les avez, passez à votre caisse, et aboulez les noyaux, nous ne demandons pas mieux.

– Ah! c’est affreux! dit Rigolette avec indignation. Oser plaisanter devant un pareil malheur!

– Eh bien! sans plaisanterie, reprit l’autre recors, puisque vous voulez être bonne à quelque chose, tâchez que la femme ne nous voie pas emmener le mari. Vous leur éviterez à tous les deux un mauvais quart d’heure.

Quoique brutal, le conseil était bon; Rigolette le suivit et s’approcha de Madeleine. Celle-ci, égarée par le désespoir, n’eut pas l’air de voir la jeune fille, qui s’agenouilla auprès du grabat avec les autres enfants.

Morel n’était revenu de son égarement passager que pour retomber sous le coup des réflexions les plus accablantes; plus calme, il put contempler l’horreur de sa position. Décidé à cette extrémité, le notaire devait être impitoyable, les recors faisaient leur métier.

L’artisan se résigna.

– Ah çà! marchons-nous à la fin? lui dit Bourdin.

– Je ne peux pas laisser ces diamants ici; ma femme est à moitié folle, dit Morel en montrant les diamants épars sur son établi. La courtière pour qui je travaille doit venir les chercher ce matin ou dans la journée; il y en a pour une somme considérable.

– Bon, dit Tortillard, qui était toujours resté auprès de la porte entrebâillée, bon, bon, la Chouette saura ça.

– Accordez-moi seulement jusqu’à demain, reprit Morel, afin que je puisse remettre ces diamants à la courtière.

– Impossible! Finissons tout de suite!

– Mais je ne veux pas, en laissant ces diamants ici, les exposer à être perdus.

– Emportez-les avec vous, notre fiacre est en bas, vous le payerez avec les frais. Nous irons chez votre courtière: si elle n’y est pas, vous déposerez ces pierreries au greffe de Clichy; ils seront aussi en sûreté là qu’à la banque… Voyons, dépêchons-nous; nous filerons sans que votre femme et vos enfants vous aperçoivent.

– Accordez-moi jusqu’à demain, que je puisse faire enterrer mon enfant! demanda Morel d’une voix suppliante et altérée par les larmes qu’il contraignait.

– Non!… voilà plus d’une heure que nous perdons ici…

– Cet enterrement vous attristerait encore, ajouta Malicorne.

– Ah! oui… cela m’attristerait, dit Morel avec amertume. Vous craignez tant d’attrister les gens!… Alors un dernier mot.

– Voyons, sacrebleu! dépêchez-vous!… dit Malicorne avec une impatience brutale.

– Depuis quand avez-vous l’ordre de m’arrêter?

– Le jugement a été rendu il y a quatre mois, mais c’est hier que notre huissier a reçu l’ordre du notaire de le mettre à exécution…

– Hier seulement?… pourquoi si tard?…

– Est-ce que je le sais, moi?… Allons, votre paquet!

– Hier!… et Louise n’a pas paru ici: où est-elle? Qu’est-elle devenue? dit le lapidaire en tirant de l’établi une boîte de carton remplie de coton, dans laquelle il rangea les pierres. Mais ne pensons pas à cela… En prison j’aurai le temps d’y songer.

– Voyons, faites vite votre paquet et habillez-vous.

– Je n’ai pas de paquet à faire, je n’ai que ces diamants à emporter pour les consigner au greffe.

– Habillez-vous alors!…

– Je n’ai pas d’autres vêtements que ceux-là.

– Vous allez sortir avec ces guenilles! dit Bourdin.

– Je vous ferai honte, sans doute? dit le lapidaire avec amertume.

– Non, puisque nous allons dans votre fiacre, répondit Malicorne.

– Papa, maman t’appelle, dit un des enfants.

– Écoutez, murmura rapidement Morel en s’adressant à un des recors, ne soyez pas inhumain… accordez-moi une dernière grâce… Je n’ai pas le courage de dire adieu à ma femme, à mes enfants… mon cœur se briserait… S’ils vous voient m’emmener, ils accourront auprès de moi… Je voudrais éviter cela. Je vous en supplie, dites-moi tout haut que vous reviendrez dans trois ou quatre jours, et feignez de vous en aller… vous m’attendrez à l’étage au-dessous… je sortirai cinq minutes après… ça m’épargnera les adieux, je n’y résisterais pas, je vous assure… je deviendrais fou… j’ai manqué le devenir tout à l’heure.

– Connu!… vous voulez me faire voir le tour!… dit Malicorne, vous voulez filer, vieux farceur.

– Oh! mon Dieu!… mon Dieu! s’écria Morel avec une douloureuse indignation.

– Je ne crois pas qu’il blague, dit tout bas Bourdin à son compagnon; faisons ce qu’il demande, sans ça nous ne sortirons jamais d’ici; je vais d’ailleurs rester là en dehors de la porte… Il n’y a pas d’autre sortie à la mansarde, il ne peut pas nous échapper.

– À la bonne heure, mais que le tonnerre l’emporte!… quelle chenille! quelle chenille!… Puis, s’adressant à voix basse à Morel: C’est convenu, nous vous attendons au quatrième… faites votre frime, et dépêchons.

– Je vous remercie, dit Morel.

– Eh bien! à la bonne heure, reprit Bourdin à voix haute, en regardant l’artisan d’un air d’intelligence, puisque c’est comme ça et que vous nous promettez de payer, nous vous laissons; nous reviendrons dans cinq ou six jours… Mais alors soyez exact!

– Oui, messieurs, j’espère alors pouvoir payer, répondit Morel.

Les recors sortirent.

Tortillard, de peur d’être surpris, avait disparu dans l’escalier au moment où les gardes du commerce sortaient de la mansarde.

– Madame Morel, entendez-vous? dit Rigolette en s’adressant à la femme du lapidaire pour l’arracher à sa lugubre contemplation, on laisse votre mari tranquille; ces deux hommes sont sortis.

– Maman, entends-tu? on n’emmène pas mon père, reprit l’aîné des garçons.

– Morel! écoute, écoute… Prends un des gros diamants, on ne le saura pas, et nous sommes sauvés, murmura Madeleine tout à fait en délire. Notre petite Adèle n’aura plus froid, elle ne sera plus morte…

Profitant d’un instant où aucun des siens ne le regardait, le lapidaire sortit avec précaution.

Le garde du commerce l’attendait en dehors, sur une espèce de petit palier aussi plafonné par le toit.

Sur ce palier s’ouvrait la porte d’un grenier qui prolongeait en partie la mansarde des Morel et dans lequel M. Pipelet serrait ses provisions de cuir. En outre (nous l’avons dit), le digne portier appelait ce réduit sa «loge de mélodrame», parce qu’au moyen d’un trou pratiqué à la cloison, entre deux lattes, il allait quelquefois assister aux tristes scènes qui se passaient chez les Morel.

Le recors remarqua la porte du grenier: un instant il pensa que peut-être son prisonnier avait compté sur cette issue pour fuir ou pour se cacher.

– Allons! en route, mauvaise troupe! dit-il en mettant le pied sur la première marche de l’escalier, et il fit signe au lapidaire de le suivre.

– Une minute encore, par grâce! dit Morel.

Il se mit à genoux sur le carreau; à travers une des fentes de la porte, il jeta un dernier regard sur sa famille, joignit les mains et dit tout bas d’une voix déchirante en pleurant à chaudes larmes:

– Adieu, mes pauvres enfants… adieu! ma pauvre femme… adieu!

– Ah çà! finirez-vous vos antiennes? dit brutalement Bourdin. Malicorne a bien raison, quelle chenille! quelle chenille!

Morel se releva; il allait suivre le recors, lorsque ces mots retentirent dans l’escalier:

– Mon père! Mon père!

– Louise! s’écria le lapidaire en levant les mains au ciel. Je pourrai donc l’embrasser avant de partir!

– Merci, mon Dieu! j’arrive à temps!… dit la voix en se rapprochant de plus en plus.

Et on entendit la jeune fille monter précipitamment l’escalier.

– Soyez tranquille, ma petite, dit une troisième voix aigre, poussive, essoufflée, partant d’une région plus inférieure, je m’embusquerai, s’il le faut, dans l’allée, nous deux mon balai et mon vieux chéri, et ils ne sortiront pas d’ici que vous ne leur ayez parlé, les gueusards.

On a sans doute reconnu Mme Pipelet, qui, moins ingambe que Louise, la suivait lentement.

Quelques minutes après, la fille du lapidaire était dans les bras de son père.

– C’est toi, Louise! ma bonne Louise! disait Morel en pleurant. Mais comme tu es pâle! Mon Dieu! qu’as-tu?

– Rien, rien…, répondit Louise en balbutiant. J’ai couru si vite!… Voici l’argent…

– Comment!…

– Tu es libre!

– Tu savais donc?…

– Oui, oui… Prenez, monsieur, voici l’argent, dit la jeune fille en donnant un rouleau d’or à Malicorne.

– Mais cet argent, Louise, cet argent?…

– Tu sauras tout… sois tranquille… Viens rassurer ma mère!

– Non, tout à l’heure! s’écria Morel en se plaçant devant la porte; il pensait à la mort de sa petite fille, que Louise ignorait encore. Attends, il faut que je te parle… Mais cet argent…

– Minute! dit Malicorne en finissant de compter les pièces d’or, qu’il empocha. Soixante-quatre, soixante-cinq; ça fait treize cents francs. Est-ce que vous n’avez que ça, la petite mère?

– Mais tu ne dois que treize cents francs? dit Louise stupéfaite, en s’adressant à son père.

– Oui, dit Morel.

– Minute, reprit le recors; le billet est de treize cents francs, bon; voilà le billet payé: mais les frais?… sans l’arrestation, il y en a déjà pour onze cent quarante francs.

– Oh! mon Dieu! mon Dieu! s’écria Louise, je croyais que ce n’était que treize cents francs. Mais, monsieur, plus tard on vous payera le reste… voilà un assez fort à-compte… n’est-ce pas, mon père?

– Plus tard… à la bonne heure!… apportez l’argent au greffe, et on lâchera votre père. Allons, marchons!…

– Vous l’emmenez?

– Et roide… C’est un à-compte… qu’il paie le reste, il sera libre… Passe, Bourdin, et en route!

– Grâce!… grâce! s’écria Louise.

– Ah! quelle scie! voilà les geigneries qui recommencent, c’est à vous faire suer en plein hiver, ma parole d’honneur! dit brutalement le recors. Puis, s’avançant vers Morel: – Si vous ne marchez pas tout de suite, je vous empoigne au collet et je vous fais descendre bon train: c’est embêtant, à la fin.

– Oh! mon pauvre père… moi qui le croyais sauvé au moins! dit Louise avec accablement.

– Non… non… Dieu n’est pas juste! s’écria le lapidaire d’une voix désespérée, en frappant du pied avec rage.

– Si, Dieu est juste… il a toujours pitié des honnêtes gens qui souffrent, dit une voix douce et vibrante.

Au même instant, Rodolphe parut à la porte du petit réduit, d’où il avait invisiblement assisté à plusieurs des scènes que nous venons de raconter.

Il était pâle et profondément ému.

À cette apparition subite, les recors reculèrent; Morel et sa fille regardèrent cet inconnu avec stupeur.

Tirant de la poche de son gilet un petit paquet de billets de banque pliés, Rodolphe en prit trois, et, les présentant à Malicorne, lui dit:

– Voici deux mille cinq cents francs; rendez à cette jeune fille l’or qu’elle vous a donné.

De plus en plus étonné, le recors prit les billets en hésitant, les examina en tous sens, les tourna, les retourna, finalement les empocha. Puis, sa grossièreté reprenant le dessus à mesure que son étonnement mêlé de frayeur se dissipait, il toisa Rodolphe et lui dit:

– Ils sont bons, vos billets; mais comment avez-vous entre les mains une somme pareille? Est-elle bien à vous, au moins? ajouta-t-il.

Rodolphe était très-modestement vêtu et couvert de poussière, grâce à son séjour dans le grenier de M. Pipelet.

– Je t’ai dit de rendre cet or à cette jeune fille, répondit Rodolphe d’une voix brève et dure.

– Je t’ai dit!!… et pourquoi donc que tu me tutoies?… s’écria le recors en s’avançant vers Rodolphe d’un air menaçant.

– Cet or!… cet or!… dit le prince en saisissant et en serrant si violemment le poignet de Malicorne que celui-ci plia sous cette étreinte de fer et s’écria:

– Oh! mais vous me faites mal… lâchez-moi!…

– Rends donc cet or!… Tu es payé, va-t’en… sans dire d’insolence, ou je te jette en bas de l’escalier.

– Eh bien! le voilà, cet or, dit Malicorne en remettant le rouleau à la jeune fille, mais ne me tutoyez pas et ne me maltraitez pas, parce que vous êtes plus fort que moi…

– C’est vrai… qui êtes-vous pour vous donner ces airs-là? dit Bourdin en s’abritant derrière son confrère, qui êtes-vous?

– Qui ça est, malappris?… c’est mon locataire… le roi des locataires, mal embouchés que vous êtes! s’écria Mme Pipelet, qui apparut, enfin tout essoufflée, et toujours coiffée de sa perruque blonde à la Titus. La portière tenait à la main un poêlon de terre rempli de soupe fumante qu’elle apportait charitablement aux Morel.

– Qu’est-ce qu’elle veut, cette vieille fouine? dit Bourdin.

– Si vous attaquez mon physique, je me jette sur vous et je vous mords, s’écria Mme Pipelet; et par là-dessus, mon locataire, mon roi des locataires vous fichera du haut en bas des escaliers, comme il le dit… et je vous balaierai comme un tas d’ordures que vous êtes.

– Cette vieille est capable d’ameuter la maison contre nous. Nous sommes payés, nous avons fait nos frais, filons! dit Bourdin à Malicorne.

– Voici vos pièces, dit celui-ci en jetant un dossier aux pieds de Morel.

– Ramasse!… on te paie pour être honnête, dit Rodolphe, et, arrêtant le recors d’une main vigoureuse, de l’autre il lui montra les papiers.

Sentant, à cette nouvelle et redoutable étreinte, qu’il ne pourrait lutter contre un pareil adversaire, le garde du commerce se baissa en murmurant, ramassa le dossier et le remit à Morel, qui le prit machinalement.

Il croyait rêver.

– Vous, quoique vous ayez une poigne de fort de la halle, ne tombez jamais sous notre coupe! dit Malicorne.

Et, après avoir montré le poing à Rodolphe, d’un saut il enjamba dix marches suivi de son complice, qui regardait derrière lui avec un certain effroi.

Mme Pipelet se mit en mesure de venger Rodolphe des menaces du recors; regardant son poêlon d’un air inspiré, elle s’écria héroïquement:

– Les dettes de Morel sont payées… ils vont avoir de quoi manger; ils n’ont plus besoin de ma pâtée: gare là-dessous!!

Et se penchant sur la rampe, la vieille vida le contenu de son poêlon sur le dos des deux recors, qui arrivaient en ce moment au premier étage.

– Et alllllez… donc! ajouta la portière, les voilà trempés comme une soupe… comme deux soupes… Eh! eh! eh! c’est le cas de le dire…

– Mille millions de tonnerres! s’écria Malicorne, inondé de la préparation ordinaire de Mme Pipelet, voulez-vous faire attention là-haut… vieille gaupe!

– Alfred! riposta Mme Pipelet en criant à tue-tête, d’une voix aigre à percer le tympan d’un sourd, Alfred! tape dessus, vieux chéri! Ils ont voulu faire les Bédouins avec ta Stasie (Anastasie). Ces deux indécents… ils m’ont saccagée… Tape dessus à grands coups de balai… Dis à l’écaillère et au rogomiste de t’aider… À vous! à vous! à vous! au chat! au chat! au voleur!… Kiss! kiss! kiss!… Brrrrr… Hou… hou… Tape dessus!… vieux chéri!!! Boum! boum!!!

Et, pour clore formidablement ces onomatopées, qu’elle avait accompagnées de trépignements furieux, Mme Pipelet, emportée par l’ivresse de la victoire, lança du haut en bas de l’escalier son poêlon de faïence, qui, se brisant avec un bruit épouvantable au moment où les recors, étourdis de ces cris affreux, descendaient quatre à quatre les dernières marches, augmenta prodigieusement leur effroi.

– Et alllllez donc! s’écria Anastasie en riant aux éclats et en se croisant les bras dans une attitude triomphante.

Pendant que Mme Pipelet poursuivait les recors de ses injures et de ses huées, Morel s’était jeté aux pieds de Rodolphe.

– Ah! monsieur, vous nous sauvez la vie!… À qui devons-nous ce secours inespéré?…

– À Dieu; vous le voyez, il a toujours pitié des honnêtes gens.

II Rigolette

Louise, la fille du lapidaire, était remarquablement belle, d’une beauté grave. Svelte et grande, elle tenait de la Junon antique par la régularité de ses traits sévères, et de la Diane chasseresse par l’élégance de sa taille élevée. Malgré le hâle de son teint, malgré la rougeur rugueuse de ses mains, d’un très-beau galbe, mais durcies par les travaux domestiques, malgré ses humbles vêtements, cette jeune fille avait un extérieur plein de noblesse, que l’artisan, dans son admiration paternelle, appelait un air de princesse.

Nous n’essaierons pas de peindre la reconnaissance et la stupeur joyeuse de cette famille, si brusquement arrachée à un sort épouvantable. Un moment même, dans cet enivrement subit, la mort de la petite fille fut oubliée.

Rodolphe seul remarqua l’extrême pâleur de Louise et la sombre préoccupation dont elle semblait toujours accablée, malgré la délivrance de son père.

Voulant rassurer complètement les Morel sur leur avenir et expliquer une libéralité qui pouvait compromettre son incognito, Rodolphe dit au lapidaire, qu’il emmena sur le palier, pendant que Rigolette préparait Louise à apprendre la mort de sa petite sœur:

– Avant-hier matin, une jeune dame est venue chez vous!

– Oui, monsieur, et elle a paru bien peinée de l’état où elle nous voyait.

– Après Dieu, c’est elle que vous devez remercier, non pas moi…

– Il serait vrai, monsieur!… cette jeune dame…

– Est votre bienfaitrice. J’ai souvent porté des étoffes chez elle; en venant louer ici une chambre au quatrième, j’ai appris par la portière votre cruelle position… Comptant sur la charité de cette dame, j’ai couru chez elle… et avant-hier elle était ici, afin de juger par elle-même de l’étendue de votre malheur; elle en a été douloureusement émue; mais comme ce malheur pouvait être le fruit de l’inconduite, elle m’a chargé de prendre moi-même, et le plus tôt possible, des renseignements sur vous, désirant proportionner ses bienfaits à votre probité.

– Bonne et excellente dame! j’avais bien raison de dire…

– De dire à Madeleine: Si les riches savaient! n’est-ce pas?

– Comment, monsieur, connaissez-vous le nom de ma femme?… qui vous a appris que…

– Depuis ce matin six heures, dit Rodolphe en interrompant Morel, je suis caché dans le petit grenier qui avoisine votre mansarde.

– Vous!… monsieur?

– Et j’ai tout entendu, tout, honnête et excellent homme!!!

– Mon Dieu!… mais comment étiez-vous là?

– En bien ou en mal, je ne pouvais être mieux renseigné que par vous-même; j’ai voulu tout voir, tout entendre à votre insu. Le portier m’avait parlé de ce petit réduit en me proposant de me le céder pour en faire un bûcher. Ce matin, je lui ai demandé à le visiter; j’y suis resté une heure, et j’ai pu me convaincre qu’il n’y avait pas un caractère plus probe, plus noble, plus courageusement résigné que le vôtre.

– Mon Dieu, monsieur, il n’y a pas grand mérite: je suis né comme ça, et je ne pourrais pas faire autrement.

– Je le sais; aussi je ne vous loue pas, je vous apprécie… J’allais sortir de ce réduit pour vous délivrer des recors, lorsque j’ai entendu la voix de votre fille. J’ai voulu lui laisser le plaisir de vous sauver… Malheureusement, la rapacité des gardes du commerce a enlevé cette douce satisfaction à la pauvre Louise; alors j’ai paru. J’avais reçu hier quelques sommes qui m’étaient dues, j’ai été à même de faire une avance à votre bienfaitrice en payant pour vous cette malheureuse dette. Mais votre infortune a été si grande, si honnête, si digne, que l’intérêt qu’on vous porte et que vous méritez ne s’arrêtera pas là. Je puis, au nom de votre ange sauveur, vous répondre d’un avenir paisible, heureux, pour vous et pour les vôtres…

– Il serait possible!… Mais, au moins, son nom, monsieur?… son nom, à cet ange du ciel, à cet ange sauveur, comme vous l’appelez?

– Oui, c’est un ange… Et vous aviez encore raison de dire que grands et petits avaient leurs peines.

– Cette dame serait malheureuse?

– Qui n’a pas ses chagrins?… Mais je ne vois aucune raison de vous taire son nom… Cette dame s’appelle…

Songeant que Mme Pipelet n’ignorait pas que Mme d’Harville était venue dans la maison pour demander le commandant, Rodolphe, craignant l’indiscret bavardage de la portière, reprit après un moment de silence:

– Je vous dirai le nom de cette dame… à une condition…

– Oh! parlez, monsieur!…

– C’est que vous ne le répéterez à personne… vous entendez? à personne…

– Oh! je vous le jure… Mais ne pourrais-je pas au moins la remercier, cette providence des malheureux?

– Je le demanderai à Mme d’Harville, je ne doute pas qu’elle n’y consente.

– Cette dame se nomme?

– Mme la marquise d’Harville.

– Oh! je n’oublierai jamais ce nom-là. Ce sera ma sainte… mon adoration. Quand je pense que, grâce à elle, ma femme, mes enfants sont sauvés… Sauvés! pas tous… pas tous… ma pauvre petite Adèle, nous ne la reverrons plus!… Hélas! mon Dieu, il faut se dire qu’un jour ou l’autre nous l’aurions perdue, qu’elle était condamnée…

Et le lapidaire essuya ses larmes.

– Quant aux derniers devoirs à rendre à cette pauvre petite si vous m’en croyez… voilà ce qu’il faut faire… Je n’occupe pas encore ma chambre; elle est grande, saine, aérée; il y a déjà un lit, on y transportera ce qui sera nécessaire pour que vous et votre famille vous puissiez vous établir là, en attendant que Mme d’Harville ait trouvé à vous caser convenablement. Le corps de votre enfant restera dans la mansarde, où il sera cette nuit, comme il convient, gardé et veillé par un prêtre. Je vais prier M. Pipelet de s’occuper de ces tristes détails.

– Mais, monsieur, vous priver de votre chambre!… ça n’est pas la peine. Maintenant que nous voilà tranquilles, que je n’ai plus peur d’aller en prison… notre pauvre logis me semblera un palais, surtout si ma Louise nous reste… pour tout soigner comme par le passé…

– Votre Louise ne vous quittera plus. Vous disiez que ce serait votre luxe de l’avoir toujours auprès de vous… ce sera mieux… ce sera votre récompense.

– Mon Dieu, monsieur, est-ce possible? Ça me paraît un rêve… Je n’ai jamais été dévot… mais un tel coup du sort… un secours si providentiel… ça vous ferait croire!…

– Croyez toujours… qu’est-ce que vous risquez?…

– C’est vrai, répondit naïvement Morel; qu’est-ce qu’on risque?

– Si la douleur d’un père pouvait reconnaître des compensations, je vous dirais qu’une de vos filles vous est retirée, mais que l’autre vous est rendue.

– C’est juste, monsieur. Nous aurons notre Louise, maintenant.

– Vous acceptez ma chambre, n’est-ce pas? Sinon comment faire pour cette triste veillée mortuaire?… Songez donc à votre femme, dont la tête est déjà si faible… lui laisser pendant vingt-quatre heures un si douloureux spectacle sous les yeux!

– Vous songez à tout! à tout!… Combien vous êtes bon, monsieur!

– C’est votre ange bienfaiteur qu’il faut remercier, sa bonté m’inspire. Je vous dis ce qu’il vous dirait, il m’approuvera, j’en suis sûr… Ainsi vous acceptez, c’est convenu. Maintenant, dites-moi, ce Jacques Ferrand?…

Un sombre nuage passa sur le front de Morel.

– Ce Jacques Ferrand, reprit Rodolphe, est bien Jacques Ferrand, notaire, qui demeure rue du Sentier?

– Oui, monsieur. Est-ce que vous le connaissez?

Puis, assailli de nouveau par ses craintes au sujet de Louise, Morel s’écria:

– Puisque vous le connaissez, monsieur, dites… dites… ai-je le droit d’en vouloir à cet homme?… et qui sait… si ma fille… ma Louise…

Il ne put achever et cacha sa figure dans ses mains. Rodolphe comprit ses craintes.

– La démarche même du notaire, lui dit-il, doit vous rassurer: il vous faisait sans doute arrêter pour se venger des dédains de votre fille; du reste, j’ai tout lieu de croire que c’est un malhonnête homme. S’il en est ainsi, dit Rodolphe, après un moment de silence, comptons sur la Providence pour le punir.

– Il est bien riche et bien hypocrite, monsieur!

– Vous étiez bien pauvre et bien désespéré!… la Providence vous a-t-elle failli?

– Oh! non, monsieur… grand Dieu!… ne croyez pas que je dise cela par ingratitude…

– Un ange sauveur est venu à vous… un vengeur inexorable atteindra peut-être le notaire… s’il est coupable.

À ce moment, Rigolette sortit de la mansarde en essuyant ses yeux.

Rodolphe dit à la jeune fille:

– N’est-ce pas, ma voisine, que M. Morel fera bien d’occuper ma chambre avec sa famille, en attendant que son bienfaiteur, dont je ne suis que l’agent, lui ait trouvé un logement convenable?

Rigolette regarda Rodolphe d’un air étonné.

– Comment, monsieur, vous seriez assez généreux…?

– Oui, mais à une condition… qui dépend de vous, ma voisine…

– Oh! tout ce qui dépendra de moi…

– J’avais quelques comptes très-pressés à régler pour mon patron… on doit les venir chercher tantôt… mes papiers sont en bas. Si, en qualité de voisine, vous vouliez me permettre de m’occuper de ce travail chez vous… sur un coin de votre table… pendant que vous travaillerez? Je ne vous dérangerais pas, et la famille Morel pourrait tout de suite, avec l’aide de M. et Mme Pipelet, s’établir chez moi.

– Oh! si ce n’est que cela, monsieur, très-volontiers; entre voisins on doit s’entraider. Vous donnez l’exemple par ce que vous faites pour ce bon M. Morel. À votre service, monsieur.

– Appelez-moi mon voisin, sans cela ça me gênera, et je n’oserai pas accepter, dit Rodolphe en souriant.

– Qu’à cela ne tienne! Je puis bien vous appeler mon voisin, puisque vous l’êtes.

– Papa, maman te demande… viens! viens! dit un des petits garçons en sortant de la mansarde.

– Allez, mon cher monsieur Morel; quand tout sera prêt en bas, on vous en fera prévenir.

Le lapidaire rentra précipitamment chez lui.

– Maintenant, ma voisine, dit Rodolphe à Rigolette, il faut encore que vous me rendiez un service.

– De tout mon cœur, si c’est possible, mon voisin.

– Vous êtes, j’en suis sûr, une excellente petite ménagère; il s’agirait d’acheter à l’instant ce qui est nécessaire pour que la famille Morel soit convenablement vêtue, couchée et établie dans ma chambre, où il n’y a encore que mon mobilier de garçon (et il n’est pas lourd) qu’on a apporté hier. Comment allons-nous faire pour nous procurer tout de suite ce que je désire pour les Morel?

Rigolette réfléchit un moment et répondit:

– Avant deux heures vous aurez ça, de bons vêtements tout faits, bien chauds, bien propres, du bon linge bien blanc pour toute la famille, deux petits lits pour les enfants, un pour la grand’mère, tout ce qu’il faut enfin… mais, par exemple, cela coûtera beaucoup, beaucoup d’argent.

– Et combien?

– Oh! au moins… au moins cinq ou six cents francs…

– Pour le tout?

– Hélas! oui… vous voyez, c’est bien de l’argent! dit Rigolette en ouvrant de grands yeux et en secouant la tête.

– Et nous aurions ça?…

– Avant deux heures!

– Mais vous êtes donc une fée, ma voisine?

– Mon Dieu, non; c’est bien simple… Le Temple est à deux pas d’ici, et vous y trouverez tout ce dont vous aurez besoin.

– Le Temple?

– Oui, le Temple.

– Qu’est-ce que cela?

– Vous ne connaissez pas le Temple, mon voisin?

– Non, ma voisine.

– C’est pourtant là où les gens comme vous et moi se meublent et se nippent, quand ils sont économes. C’est bien moins cher qu’ailleurs et c’est aussi bon…

– Vraiment?

– Je le crois bien; tenez, je suppose… combien avez-vous payé votre redingote?

– Je ne vous dirai pas précisément.

– Comment, mon voisin, vous ne savez pas ce que vous coûte votre redingote?

– Je vous avouerai en confidence, ma voisine, dit Rodolphe en souriant, que je la dois… Alors, vous comprenez… je ne peux pas savoir…

– Ah! mon voisin, mon voisin, vous me faites l’effet de ne pas avoir beaucoup d’ordre.

– Hélas! non, ma voisine.

– Il faudra vous corriger de cela, si vous voulez que nous soyons amis, et je vois déjà que nous le serons, vous avez l’air si bon! Vous verrez que vous ne serez pas fâché de m’avoir pour voisine. Vous m’aiderez… je raccommoderai… on est voisin, c’est pour ça. J’aurai bien soin de votre linge, vous me donnerez un coup de main pour cirer ma chambre. Je suis matinale, je vous réveillerai afin que vous ne soyez pas en retard à votre magasin. Je frapperai à votre cloison jusqu’à ce que vous m’ayez dit: «Bonjour, voisine!»

– C’est convenu, vous m’éveillerez; vous aurez soin de mon linge, et je cirerai votre chambre.

– Et vous aurez de l’ordre?

– Certainement.

– Et quand vous aurez quelques effets à acheter, vous irez au Temple; car, tenez, un exemple: votre redingote vous coûte quatre-vingts francs, je suppose; eh bien! vous l’auriez eue au Temple pour trente francs.

– Mais c’est merveilleux! Ainsi, vous croyez qu’avec cinq ou six cents francs ces pauvres Morel…?

– Seraient nippés, de tout, et très-bien, et pour longtemps.

– Ma voisine, une idée!…

– Voyons l’idée!

– Vous vous connaissez en objets de ménage?

– Mais oui, un peu, dit Rigolette avec une nuance de fatuité.

– Prenez mon bras, et allons au Temple acheter de quoi nipper les Morel; ça va-t-il?

– Oh! quel bonheur! Pauvres gens! Mais de l’argent?

– J’en ai.

– Cinq cents francs?

– Le bienfaiteur de Morel m’a donné carte blanche, il n’épargnera rien pour que ces braves gens soient bien. S’il y a même un endroit où l’on trouve de meilleures fournitures qu’au Temple…

– On ne trouve nulle part rien de mieux, et puis il y a de tout et tout fait: de petites robes pour les enfants, des robes pour leur mère.

– Allons au Temple alors, ma voisine.

– Ah! mon Dieu, mais…

– Quoi donc?

– Rien… c’est que, voyez-vous… mon temps… c’est tout mon avoir; je me suis déjà même un peu arriérée… en venant par-ci par-là veiller la pauvre femme Morel; et vous concevez, une heure d’un côté, une heure de l’autre, ça fait petit à petit une journée; une journée, c’est trente sous; et quand on ne gagne rien un jour, il faut vivre tout de même… mais, bah!… c’est égal… je prendrai cela sur ma nuit… et puis, tiens! les parties de plaisir sont rares, et je me fais une joie de celle-là… il me semblera que je suis riche… riche, riche, et que c’est avec mon argent que j’achète toutes ces bonnes choses pour ces pauvres Morel… Eh bien! voyons, le temps de mettre mon châle, un bonnet, et je suis à vous, mon voisin.

– Si vous n’avez que ça à mettre, ma voisine… voulez-vous que pendant ce temps-là j’apporte mes papiers chez vous?

– Bien volontiers, ça fait que vous verrez ma chambre, dit Rigolette avec orgueil, car mon ménage est déjà fait, ce qui vous prouve que je suis matinale, et que si vous êtes dormeur et paresseux… tant pis pour vous, je vous serai un mauvais voisinage.

Et, légère comme un oiseau, Rigolette descendit l’escalier, suivie de Rodolphe, qui alla chez lui se débarrasser de la poussière du grenier de M. Pipelet.

Nous dirons plus tard pourquoi Rodolphe n’était pas encore prévenu de l’enlèvement de Fleur-de-Marie, qui avait eu lieu la veille à la ferme de Bouqueval, et pourquoi il n’était pas venu visiter les Morel le lendemain de son entretien avec Mme d’Harville.

Nous rappellerons de plus au lecteur que, Mlle Rigolette sachant seule la nouvelle adresse de François Germain, fils de Mme Georges, Rodolphe avait un grand intérêt à pénétrer cet important secret.

La promenade au Temple qu’il venait de proposer à la grisette devait la mettre en confiance avec lui et le distraire des tristes pensées qu’avait éveillées en lui la mort de la petite fille de l’artisan.

L’enfant que Rodolphe regrettait amèrement avait dû mourir à peu près à cet âge…

C’était, en effet, à cet âge que Fleur-de-Marie avait été livrée à la Chouette, par la femme de charge du notaire Jacques Ferrand.

Nous dirons plus tard dans quel but et dans quelles circonstances.

Rodolphe, armé, par manière de contenance, d’un formidable rouleau de papiers, entra dans la chambre de Rigolette.

Rigolette était à peu près du même âge que la Goualeuse, son ancienne amie de prison.

Il y avait entre ces deux jeunes filles la différence qu’il y a entre le rire et les larmes;

Entre l’insouciance joyeuse et la rêverie mélancolique;

Entre l’imprévoyance la plus audacieuse et une sombre, une incessante préoccupation de l’avenir;

Entre une nature délicate, exquise, élevée, poétique, douloureusement sensible, incurablement blessée par le remords, et une nature gaie, vive, heureuse, mobile, prosaïque, irréfléchie, quoique bonne et complaisante.

Car, loin d’être égoïste, Rigolette n’avait de chagrins que ceux des autres; elle sympathisait de toutes ses forces, se dévouait corps et âme à ce qui souffrait, mais n’y songeait plus, le dos tourné, comme on dit vulgairement.

Souvent elle s’interrompait de rire aux éclats pour pleurer sincèrement, et elle s’interrompait de pleurer pour rire encore.

En véritable enfant de Paris, Rigolette préférait l’étourdissement au calme, le mouvement au repos, l’âpre et retentissante harmonie de l’orchestre des bals de la Chartreuse ou du Colisée au doux murmure du vent, des eaux et du feuillage;

Le tumulte assourdissant des carrefours de Paris à la solitude des champs;…

L’éblouissement des feux d’artifice, le flamboiement du bouquet, le fracas des bombes, à la sérénité d’une belle nuit pleine d’étoiles, d’ombre et de silence.

Hélas! oui, la bonne fille préférait franchement la boue noire des rues de la capitale au verdoiement des prés fleuris; ses pavés fangeux ou brûlants à la mousse fraîche ou veloutée des sentiers des bois parfumés de violettes; la poussière suffocante des barrières ou des boulevards au balancement des épis d’or, émaillés de l’écarlate des pavots sauvages et de l’azur des bluets…

Rigolette ne quittait sa chambre que le dimanche et le matin de chaque jour, pour faire sa provision de mouron, de pain, de lait et de millet pour elle et ses deux oiseaux, comme disait Mme Pipelet; mais elle vivait à Paris pour Paris. Elle eût été au désespoir d’habiter ailleurs que dans la capitale.

Autre anomalie: malgré ce goût des plaisirs parisiens, malgré la liberté ou plutôt l’abandon où elle se trouvait, étant seule au monde… malgré l’économie fabuleuse qu’il lui fallait mettre dans ses moindres dépenses pour vivre avec environ trente sous par jour, malgré la plus piquante, la plus espiègle, la plus adorable petite figure du monde, jamais Rigolette ne choisissait ses amoureux (nous ne dirons pas ses amants; l’avenir prouvera si l’on doit considérer les propos de Mme Pipelet, au sujet des voisins de la grisette, comme des calomnies ou des indiscrétions); Rigolette, disons-nous, ne choisissait ses amoureux que dans sa classe, c’est-à-dire ne choisissait que ses voisins, et cette égalité devant le loyer était loin d’être chimérique.

Un opulent et célèbre artiste, un moderne Raphaël dont Cabrion était le Jules Romain, avait vu un portrait de Rigolette, qui, dans cette étude d’après nature, n’était aucunement flattée. Frappé des traits charmants de la jeune fille, le maître soutint à son élève qu’il avait poétisé, idéalisé son modèle. Cabrion, fier de sa jolie voisine, proposa à son maître de la lui faire voir comme objet d’art, un dimanche, au bal de l’Ermitage. Le Raphaël, charmé de cette ravissante figure, fit tous ses efforts pour supplanter son Jules Romain. Les offres les plus séduisantes, les plus splendides, furent faites à la grisette: elle les refusa héroïquement, tandis que le dimanche, sans façon et sans scrupule, elle acceptait d’un voisin un modeste dîner au Méridien (cabaret renommé du boulevard du Temple) et une place de galerie à la Gaîté ou à l’Ambigu.

De telles intimités étaient fort compromettantes et pouvaient faire singulièrement soupçonner la vertu de Rigolette.

Sans nous expliquer encore à ce sujet, nous ferons remarquer qu’il est dans certaines délicatesses relatives des secrets et des abîmes impénétrables.

Quelques mots de la figure de la grisette, et nous introduirons Rodolphe dans la chambre de sa voisine.

Rigolette avait dix-huit ans à peine, une taille moyenne, petite même, mais si gracieusement tournée, si finement cambrée, si voluptueusement arrondie… mais qui répondait si bien à sa démarche à la fois leste et furtive, qu’elle paraissait accomplie: un pouce de plus lui eût fait beaucoup perdre de son gracieux ensemble; le mouvement de ses petits pieds, toujours irréprochablement chaussés de bottines de casimir à noir à semelle un peu épaisse, rappelait l’allure alerte, coquette et discrète de la caille ou de la bergeronnette. Elle ne semblait pas marcher, elle effleurait le pavé; elle glissait rapidement à sa surface.

Cette démarche particulière aux grisettes, à la fois agile, agaçante et légèrement effarouchée, doit être sans doute attribuée à trois causes:

À leur désir d’être trouvées jolies;

À leur crainte d’une admiration traduite… par une pantomime trop expressive;

À la préoccupation qu’elles ont toujours de perdre le moins de temps possible dans leurs pérégrinations.

Rodolphe n’avait encore vu Rigolette qu’au sombre jour de la mansarde des Morel ou sur un palier non moins obscur; il fut donc ébloui de l’éclatante fraîcheur de la jeune fille lorsqu’il entra doucement dans une chambre éclairée par deux larges croisées. Il resta un moment immobile, frappé du gracieux tableau qu’il avait sous les yeux.

Debout devant une glace placée au-dessus de sa cheminée, Rigolette finissait de nouer sous son menton les brides de ruban d’un petit bonnet de tulle brodé, orné d’une légère garniture piquée de faveur cerise; ce bonnet, très-étroit de passe, posé très-en arrière, laissait bien à découvert deux larges et épais bandeaux de cheveux lisses, brillants comme du jais, tombant très-bas sur le front; ses sourcils fins, déliés, semblaient tracés à l’encre et s’arrondissaient au-dessus de deux grands yeux noirs éveillés et malins; ses joues fermes et pleines se veloutaient du plus frais incarnat, frais à la vue, frais au toucher comme une pêche vermeille imprégnée de froide rosée du matin.

Son petit nez relevé, espiègle, effronté, eût fait la fortune d’une Lisette ou d’une Marion; sa bouche un peu grande, aux lèvres bien roses, bien humides, aux petites dents blanches, serrées, perlées, était rieuse et moqueuse; de trois charmantes fossettes qui donnaient une grâce mutine à sa physionomie, deux se creusaient aux joues, l’autre au menton, non loin d’un grain de beauté, petite mouche d’ébène meurtrièrement posée au coin de la bouche.

Entre un col garni, largement rabattu, et le fond du petit bonnet, froncé par un ruban cerise, on voyait la naissance d’une forêt de beaux cheveux si parfaitement tordus et relevés que leur racine se dessinait aussi nette, aussi noire que si elle eût été peinte sur l’ivoire de ce charmant cou.

Une robe de mérinos raisin de Corinthe, à dos plat et à manches justes, faites avec amour par Rigolette, révélait une taille tellement mince et svelte que la jeune fille ne portait jamais de corset!… par économie. Une souplesse, une désinvolture inaccoutumées dans les moindres mouvements des épaules et du corsage, qui rappelaient la moelleuse ondulation des allures de la chatte, trahissaient cette particularité.

Qu’on se figure une robe étroitement collée aux formes rondes et polies du marbre, et l’on conviendra que Rigolette pouvait parfaitement se passer de l’accessoire de toilette dont nous avons parlé. La ceinture d’un petit tablier de levantine gros vert entourait sa taille, qui eût tenu entre les dix doigts.

Confiante dans la solitude où elle croyait être, car Rodolphe restait toujours à la porte, immobile et inaperçu, Rigolette, après avoir lustré ses bandeaux du plat de sa main mignonne, blanche et parfaitement soignée, mit son petit pied sur une chaise et se courba pour resserrer le lacet de sa bottine. Cette opération intime ne put s’accomplir sans exposer aux yeux indiscrets de Rodolphe un bas de coton blanc comme la neige et la moitié d’une jambe d’un galbe pur et irréprochable.

D’après le récit détaillé que nous avons fait de sa toilette, on devine que la grisette avait choisi son plus joli bonnet et son plus joli tablier pour faire honneur à son voisin dans leur visite au Temple.

Elle trouvait le prétendu commis marchand fort à son gré: sa figure à la fois bienveillante, fière et hardie, lui plaisait beaucoup; puis il se montrait si compatissant envers les Morel, en leur cédant généreusement sa chambre, que, grâce à cette preuve de bonté, et peut-être aussi grâce à l’agrément de ses traits, Rodolphe avait, sans s’en douter, fait un pas de géant dans la confiance de la couturière.

Celle-ci, d’après ses idées pratiques sur l’intimité forcée et les obligations réciproques qu’impose le voisinage, s’estimait très-franchement heureuse de ce qu’un voisin tel que Rodolphe venait succéder au commis voyageur, à Cabrion et à François Germain; car elle commençait à trouver que l’autre chambre restait bien longtemps vacante, et elle craignait surtout de ne pas la voir occupée d’une manière convenable.

Rodolphe profitait de son invisibilité pour jeter un coup d’œil curieux dans ce logis, qu’il trouvait encore au-dessus des louanges que Mme Pipelet avait accordées à l’excessive propreté du modeste ménage de Rigolette.

Rien de plus gai, de mieux ordonné que cette pauvre chambrette.

Un papier gris à bouquets verts couvrait les murs; le carreau mis en couleur, d’un beau rouge, luisait comme un miroir. Un poêle de faïence blanche était placé dans la cheminée, où l’on avait symétriquement rangé une petite provision de bois coupé si court, si menu, que sans hyperbole on pouvait comparer chaque morceau à une énorme allumette.

Sur la cheminée de pierre figurant du marbre gris, on voyait pour ornements deux pots à fleurs ordinaires, peints d’un beau vert émeraude, et dès le printemps toujours remplis de fleurs communes, mais odorantes; un petit cartel de buis renfermant une montre d’argent tenait lieu de pendule; d’un côté brillait un bougeoir de cuivre étincelant comme de l’or, garni d’un bout de bougie; de l’autre côté brillait, non moins resplendissante, une de ces lampes formées d’un cylindre et d’un réflecteur de cuivre monté sur une tige d’acier et sur un pied de plomb. Une assez grande glace carrée, encadrée d’une bordure de bois noir, surmontait la cheminée.

Des rideaux en toile perse, grise et verte, bordés d’un galon de laine, coupés, ouvrés, garnis par Rigolette, et aussi posés par elle sur leurs légères tringles de fer noircies, drapaient les croisées et le lit, recouvert d’une courtepointe pareille; deux cabinets à vitrage, peints en blanc, placés de chaque côté de l’alcôve, renfermaient sans doute les ustensiles de ménage, le fourneau portatif, la fontaine, les balais, etc., etc., car aucun de ces objets ne déparait l’aspect coquet de cette chambre.

Une commode d’un beau bois de noyer bien veiné, bien lustré, quatre chaises du même bois, une grande table à repasser et à travailler, recouverte d’une de ces couvertures de laine verte que l’on voit dans quelques chaumières de paysans, un fauteuil de paille avec son tabouret pareil, siège habituel de la couturière, tel était ce modeste mobilier.

Enfin, dans l’embrasure d’une des croisées, on voyait la cage de deux serins, fidèles commensaux de Rigolette.

Par une de ces idées industrieuses qui ne viennent qu’aux pauvres, cette cage était posée au milieu d’une grande caisse de bois d’un pied de profondeur; placée sur une table, cette caisse, que Rigolette appelait le jardin de ses oiseaux, était remplie de terre recouverte de mousse pendant l’hiver, au printemps on y semait du gazon et de petites fleurs.

Rodolphe considérait ce réduit avec intérêt et curiosité, il comprenait parfaitement l’air de joyeuse humeur de cette jeune fille.

Il se figurait cette solitude égayée par le gazouillement des oiseaux et par le chant de Rigolette; l’été elle travaillait sans doute auprès de sa fenêtre ouverte, à demi voilée par un verdoyant rideau de pois de senteur roses, de capucines orange, de volubilis bleus et blancs; l’hiver elle veillait au coin de son petit poêle, à la clarté douce de sa lampe.

Puis chaque dimanche elle se distrayait de cette vie laborieuse par une franche et bonne journée de plaisirs partagés avec un voisin jeune, gai, insouciant, amoureux comme elle… (Rodolphe n’avait alors aucune raison de croire à la vertu de la grisette.)

Le lundi elle reprenait ses travaux en songeant aux plaisirs passés et aux plaisirs à venir. Rodolphe sentit alors la poésie de ces refrains vulgaires sur Lisette et sa chambrette, sur ces folles amours qui nichent gaiement dans quelques mansardes; car cette poésie qui embellit tout, qui d’un taudis de pauvres gens fait un joyeux nid d’amoureux, c’est la riante, fraîche et verte jeunesse… et personne mieux que Rigolette ne pouvait représenter cette adorable divinité.

Rodolphe en était là de ses réflexions, lorsque, regardant machinalement la porte, il y aperçut un énorme verrou…

Un verrou qui n’eût pas déparé la porte d’une prison.

Ce verrou le fit réfléchir…

Il pouvait avoir deux significations, deux usages bien distincts:

Fermer la porte aux amoureux…

Fermer la porte sur les amoureux…

L’un de ces usages ruinait radicalement les assertions de Mme Pipelet.

L’autre les confirmait.

Rodolphe en était là de ses interprétations, lorsque Rigolette, tournant la tête, l’aperçut, et, sans changer d’attitude, lui dit:

– Tiens, voisin, vous étiez donc là?

III Voisin et voisine

Le brodequin lacé, la jolie jambe disparut sous les amples plis de la robe raisin de Corinthe, et Rigolette reprit:

– Ah! vous étiez là, monsieur le sournois?…

– J’étais là… admirant en silence.

– Et qu’admiriez-vous, mon voisin?

– Cette gentille petite chambre… car vous êtes logée comme une reine, ma voisine…

– Dame! voyez-vous, c’est mon luxe; je ne sors jamais, c’est bien le moins que je me plaise chez moi…

– Mais je n’en reviens pas, quels jolis rideaux!… et cette commode aussi belle que l’acajou… Vous avez dû dépenser furieusement d’argent ici?

– Ne m’en parlez pas!… J’avais à moi quatre cent vingt-cinq francs en sortant de prison… presque tout y a passé…

– En sortant de prison! Vous?…

– Oui… c’est toute une histoire! Vous pensez bien; n’est-ce pas, que je n’étais pas en prison pour avoir fait mal!

– Sans doute… mais comment?

– Après le choléra, je me suis trouvée toute seule au monde. J’avais alors, je crois, dix ans…

– Mais, jusque-là, qui avait pris soin de vous?

– Oh! de bien braves gens!… mais ils sont morts du choléra… (Ici, les grands yeux noirs de Rigolette devinrent humides.) On a vendu le peu qu’ils possédaient pour payer quelques petites dettes, et je suis restée sans personne qui voulût me recueillir; ne sachant comment faire, je suis allée à un corps de garde qui était en face de notre maison, et j’ai dit au factionnaire: «Monsieur le soldat, mes parents sont morts, je ne sais où aller; qu’est-ce qu’il faut que je fasse?» Là-dessus l’officier est venu; il m’a fait conduire chez le commissaire, qui m’a fait mettre en prison comme vagabonde, et j’en suis sortie à seize ans.

– Mais vos parents?

– Je ne sais pas qui était mon père, j’avais six ans quand j’ai perdu ma mère, qui m’avait retirée des Enfants-Trouvés, où elle avait été forcée de me mettre d’abord. Les braves gens dont je vous ai parlé demeuraient dans notre maison; ils n’avaient pas d’enfants: me voyant orpheline ils m’ont prise avec eux.

– Et quel était leur état, leur position?

– Papa Crétu, je l’appelais comme ça, était peintre en bâtiment et sa femme bordeuse…

– Étaient-ce au moins des ouvriers aisés?

– Comme dans tous les ménages: quand je dis ménages, ils n’étaient pas mariés, mais ils s’appelaient mari et femme. Il y avait des hauts et des bas; aujourd’hui dans l’abondance, si le travail donnait; demain dans la gêne, s’il ne donnait pas; mais ça n’empêchait pas l’homme et la femme d’être contents de tout et toujours gais (à ce souvenir la physionomie de Rigolette redevint sereine). Il n’y avait pas dans le quartier un ménage pareil; toujours en train, toujours chantant; avec ça bons comme il n’est pas possible: ce qui était à eux était aux autres. Maman Crétu était une grosse réjouie de trente ans, propre comme un sou, vive comme une anguille, joyeuse comme un pinson. Son mari était un autre Roger-Bontemps; il avait un grand nez, une grande bouche, toujours un bonnet de papier sur la tête, et une figure si drôle, mais si drôle, qu’on ne pouvait le regarder sans rire. Une fois revenu à la maison, après l’ouvrage, il ne faisait que chanter, grimacer, gambader comme un enfant, il me faisait danser, sauter sur ses genoux; il jouait avec moi comme s’il avait été de mon âge; et sa femme me gâtait que c’était une bénédiction! Tous deux ne me demandaient qu’une chose, d’être de bonne humeur; et ce n’était pas ça, Dieu merci! qui me manquait. Aussi ils m’ont baptisée Rigolette et le nom m’en est resté. Quant à la gaieté, ils me donnaient l’exemple; jamais je ne les ai vus tristes. S’ils se faisaient des reproches, c’était la femme qui disait à son mari: «Tiens, Crétu, c’est bête, mais tu me fais trop rire!» Ou bien c’était lui qui disait à sa femme: «Tiens, tais-toi, Ramonette (je ne sais pas pourquoi il l’appelait Ramonette), tais-toi, tu me fais mal, tu es trop drôle!…» Et moi je riais de les voir rire… Voilà comme j’ai été élevée, et comme ils m’ont formé le caractère… J’espère que j’ai profité!

– À merveille, ma voisine! Ainsi entre eux jamais de disputes?

– Jamais, au grand jamais!… Le dimanche, le lundi, quelquefois le mardi, ils faisaient, comme ils disaient, la noce, et ils m’emmenaient toujours avec eux. Papa Crétu était très-bon ouvrier, quand il voulait travailler, il gagnait ce qu’il lui plaisait; sa femme aussi. Dès qu’ils avaient de quoi faire le dimanche et le lundi, et vivre au courant tant bien que mal, ils étaient contents. Après ça, fallait-il chômer, ils étaient contents tout de même… Je me rappelle que, quand nous n’avions que du pain et de l’eau, papa Crétu prenait dans sa bibliothèque…

– Il avait une bibliothèque?

– Il appelait ainsi un petit casier où il mettait tous les recueils de chansons nouvelles… Il les achetait et il les savait toutes. Quand il n’y avait donc que du pain à la maison, il prenait dans sa bibliothèque un vieux livre de cuisine, et il nous disait: «Voyons, qu’est-ce que nous allons manger aujourd’hui? Ceci? Cela?…» et il nous lisait le titre d’une foule de bonnes choses. Chacun choisissait son plat; papa Crétu prenait une casserole vide, et, avec des mines et des plaisanteries les plus drôles du monde, il avait l’air de mettre dans la casserole tout ce qu’il fallait pour composer un bon ragoût; et puis il faisait semblant de verser ça dans un plat vide aussi, qu’il posait sur la table, toujours avec des grimaces à nous tenir les côtes; il reprenait ensuite son livre, et pendant qu’il nous lisait, par exemple, le récit d’une bonne fricassée de poulet que nous avions choisie, et qui nous faisait venir l’eau à la bouche… nous mangions notre pain… avec sa lecture, en riant comme des fous.

– Et ce joyeux ménage avait des dettes?

– Jamais! Tant qu’il y avait de l’argent, on noçait; quand il n’y en avait pas, on dînait en détrempe, comme disait papa Crétu à cause de son état.

– Et à l’avenir, il n’y songeait pas?

– Ah bien, oui! L’avenir, pour nous, c’était le dimanche et le lundi. L’été, nous les passions aux barrières; l’hiver, dans le faubourg.

– Puisque ces bonnes gens se convenaient si bien, puisqu’ils faisaient si fréquemment la noce, pourquoi ne se mariaient-ils pas?

– Un de leurs amis leur a demandé ça une fois devant moi.

– Eh bien?

– Ils ont répondu: «Si nous avons un jour des enfants, à la bonne heure! mais, pour nous deux, nous nous trouvons bien comme ça… À quoi bon nous forcer à faire ce que nous faisons de bon cœur? Ça serait des frais et nous n’avons pas d’argent de trop.» Mais, voyez un peu, reprit Rigolette, comme je bavarde. C’est qu’aussi, une fois que je suis sur le compte de ces braves gens, qui ont été si bons pour moi, je ne peux pas m’empêcher d’en parler longuement. Tenez, mon voisin, soyez assez gentil pour prendre mon châle sur le lit et pour me l’attacher là, sous le col de ma chemisette, avec cette grosse épingle, et nous allons descendre, car il nous faut le temps de choisir au Temple ce que vous voulez acheter pour ces pauvres Morel.

Rodolphe s’empressa d’obéir aux ordres de Rigolette; il prit sur le lit un grand châle tartan de couleur brune, à larges raies ponceau, et le posa soigneusement sur les charmantes épaules de Rigolette.

– Maintenant, mon voisin, relevez un peu mon col, pincez bien la robe et le châle ensemble, enfoncez l’épingle, et surtout prenez garde de me piquer.

Pour exécuter ces nouveaux commandements, il fallut que Rodolphe touchât presque ce cou d’ivoire, où se dessinait, si noire et si nette, l’attache des beaux cheveux d’ébène de Rigolette.

Le jour était bas, Rodolphe s’approcha… très-près… trop près sans doute, car la grisette jeta un petit cri effarouché.

Nous ne saurions dire la cause de ce petit cri.

Était-ce la pointe de l’épingle? Était-ce la bouche de Rodolphe qui avait effleuré ce cou blanc, frais et poli? Toujours est-il que Rigolette se retourna vivement et s’écria d’un air moitié riant, moitié triste, qui fit presque regretter à Rodolphe l’innocente liberté qu’il avait prise:

– Mon voisin, je ne vous prierai plus jamais d’attacher mon châle.

– Pardon, ma voisine… je suis si maladroit!

– Au contraire, monsieur, et c’est ce dont je me plains… Voyons, votre bras; mais soyez sage, ou nous nous fâcherons!

– Vrai, ma voisine, ce n’est pas faute… Votre joli cou était si blanc, que j’ai eu comme un éblouissement… Malgré moi ma tête s’est baissée… et…

– Bien, bien! À l’avenir j’aurai soin de ne plus vous donner de ces éblouissements-là, dit Rigolette en le menaçant du doigt; puis elle ferma sa porte. Tenez, mon voisin, prenez ma clef; elle est si grosse, qu’elle crèverait ma poche… C’est un vrai pistolet.

Et de rire.

Rodolphe se chargea (c’est le mot) d’une énorme clef qui aurait pu glorieusement figurer sur un de ces plats allégoriques que les vaincus viennent humblement offrir aux vainqueurs d’une ville.

Quoique Rodolphe se crût assez changé par les années pour ne pas être reconnu par Polidori, avant de passer devant la porte du charlatan, il releva le collet de son paletot.

– Mon voisin, n’oubliez pas de prévenir M. Pipelet que l’on va apporter des effets qu’il faudra monter dans votre chambre, dit Rigolette.

– Vous avez raison ma voisine; nous allons entrer un moment dans la loge du portier.

M. Pipelet, son éternel chapeau tromblon sur la tête, était, comme toujours, vêtu de son habit vert et gravement assis devant une table couverte de morceaux de cuir et de débris de chaussures de toutes sortes; il s’occupait alors de ressemeler une botte, avec le sérieux de la conscience qu’il mettait à toutes choses. Anastasie était absente de la loge.

– Eh bien! monsieur Pipelet, lui dit Rigolette, j’espère que voilà du nouveau! Grâce à mon voisin les pauvres Morel sont hors de peine… Quand on pense qu’on allait conduire le pauvre ouvrier en prison! Oh! ces gardes du commerce sont de vrais sans-cœur!

– Et des sans-mœurs, mademoiselle, ajouta M. Pipelet d’un ton courroucé en gesticulant, avec une botte en réparation dans laquelle il avait introduit sa main et son bras gauches. Non, je ne crains pas de le répéter à la face du ciel et des hommes, ce sont de grands sans-mœurs. Ils ont profité des ténèbres de l’escalier pour oser porter leurs gestes indécents jusque sur la taille de mon épouse! En entendant les cris de sa pudeur offensée, malgré moi j’ai cédé à la vivacité de mon caractère. Je ne le cache pas, mon premier mouvement a été de rester immobile et de devenir pourpre de honte, en songeant aux odieux attentats dont Anastasie venait d’être victime… comme me le prouvait l’égarement de sa raison, puisque, dans son délire, elle avait jeté son poêlon de faïence du haut en bas de l’escalier. À cet instant, ces affreux débauchés ont passé devant ma loge…

– Vous les avez poursuivis, j’espère, monsieur Pipelet? dit Rigolette, qui avait assez de peine à conserver son sérieux.

– J’y songeais, répondit M. Pipelet avec un profond soupir, lorsque j’ai réfléchi qu’il me faudrait affronter leurs regards, peut-être même leurs propos licencieux, cela m’a révolté, m’a mis hors de moi. Je ne suis pas plus méchant qu’un autre, mais quand ces éhontés ont passé devant la loge, mon sang n’a fait qu’un tour, et je n’ai pu m’empêcher de mettre brusquement ma main devant mes yeux, pour me dérober la vue de ces luxurieux malfaiteurs!!! Mais cela ne m’étonna pas, il devait m’arriver quelque chose de malheureux aujourd’hui, j’avais rêvé de ce monstre de Cabrion!

Rigolette sourit, et le bruit des soupirs de M. Pipelet se confondit avec les coups de marteau qu’il appliquait sur la semelle de sa vieille botte.

D’après les réflexions d’Alfred, il résultait qu’Anastasie s’était outrageusement vantée, imitant à sa manière le coquet manège de ces femmes qui, pour raviver le feu de leurs maris ou de leurs amants, se disent incessamment et dangereusement courtisées.

– Mon voisin, dit tout bas Rigolette à Rodolphe, laissez croire à ce pauvre M. Pipelet qu’on a agacé sa femme: intérieurement ça le flatte.

Ne voulant pas, en effet, détruire l’illusion dont se berçait M. Pipelet, Rodolphe lui dit:

– Vous avez sagement pris le parti des sages, mon cher monsieur Pipelet, celui du mépris. D’ailleurs, la vertu de Mme Pipelet est au-dessus de toute atteinte.

– Sa vertu, monsieur… sa vertu! Et Alfred recommença de gesticuler avec sa botte au bras, j’en porterais ma tête sur l’échafaud! La gloire du grand Napoléon… et la vertu d’Anastasie… j’en peux répondre comme de mon propre honneur, monsieur!

– Et vous avez raison, monsieur Pipelet. Mais oubliez ces misérables recors; veuillez, je vous prie, me rendre un service.

– L’homme est né pour s’entraider, répliqua M. Pipelet d’un ton sentencieux et mélancolique; à plus forte raison, lorsqu’il est question d’un aussi bon locataire que monsieur.

– Il s’agirait de faire monter chez moi différents objets qu’on apportera tout à l’heure. Ils sont destinés aux Morel.

– Soyez tranquille, monsieur, je surveillerai cela.

– Puis, reprit tristement Rodolphe, il faudrait demander un prêtre pour veiller la petite fille qu’ils ont perdue cette nuit, aller déclarer son décès et, en même temps, commander un service et un convoi décents. Voici de l’argent… Ne ménagez rien: le bienfaiteur de Morel, dont je ne suis que l’agent, veut que tout soit fait pour le mieux.

– Fiez-vous-en à moi, monsieur, Anastasie est allée acheter notre dîner; dès qu’elle rentrera, je lui ferai garder la loge et je m’occuperai de vos commissions.

À ce moment, un homme si complètement embossé dans son manteau, comme disent les Espagnols, qu’on apercevait à peine ses yeux, s’informa, sans trop s’approcher de la loge, et restant le plus possible dans l’ombre, si Mme Burette, marchande d’objets d’occasion, était chez elle.

– Venez-vous de Saint-Denis? lui demanda M. Pipelet d’un air d’intelligence.

– Oui, en une heure un quart.

– C’est bien cela, alors montez.

L’homme au manteau disparut rapidement dans l’escalier.

– Qu’est-ce que cela signifie? dit Rodolphe à M. Pipelet.

– Il se manigance quelque chose chez la mère Burette… c’est des allées, des venues continuelles. Elle m’a dit ce matin: «Vous demanderez à toutes les personnes qui viendront pour moi: «Venez-vous de Saint-Denis?» Celles qui répondront: «Oui, en une heure un quart», vous les laisserez monter… mais pas d’autres.»

– C’est un véritable mot d’ordre! dit Rodolphe assez intrigué.

– Justement, monsieur. Aussi me suis-je dit à part moi: il se manigance quelque chose chez la mère Burette. Sans compter que Tortillard, un mauvais garnement, un petit boiteux, qui est employé chez M. César Bradamanti, est rentré cette nuit à deux heures, avec une vieille femme borgne qu’on appelle la Chouette. Celle-ci est restée jusqu’à quatre heures du matin chez la mère Burette, pendant qu’un fiacre l’attendait à la porte. D’où venait cette femme borgne? Que venait faire cette femme borgne à une heure aussi indue? Telles sont les questions que je me suis posées sans pouvoir y répondre, ajouta gravement M. Pipelet.

– Et cette femme que vous appelez la Chouette est repartie à quatre heures du matin en fiacre? demanda Rodolphe.

– Oui, monsieur; et elle va sans doute revenir: car la mère Burette m’a dit que la consigne ne regardait pas la borgnesse.

Rodolphe pensa, non sans raison, que la Chouette machinait quelque nouveau méfait; mais, hélas! il était loin de songer à quel point cette nouvelle trame l’intéressait.

– C’est donc bien convenu, mon cher monsieur Pipelet; n’oubliez pas tout ce que je vous ai recommandé pour les Morel, et priez aussi votre femme de leur faire apporter un bon repas de chez le meilleur traiteur du voisinage.

– Soyez tranquille, dit M. Pipelet; aussitôt que mon épouse sera de retour, j’irai à la mairie, à l’église et chez le traiteur… À l’église pour le mort… chez le traiteur pour les vivants…, ajouta philosophiquement et poétiquement M. Pipelet. C’est comme fait, monsieur… c’est comme fait.

À la porte de l’allée, Rodolphe et Rigolette se trouvèrent face à face avec Anastasie, qui revenait du marché, rapportant un lourd panier de provisions.

– À la bonne heure! s’écria la portière en regardant le voisin et la voisine d’un air narquois et significatif; vous voilà déjà bras dessus bras dessous… Ça va!… Chaud!… Chaud!… Tiens… faut bien que jeunesse se passe!… à jolie fille beau garçon… vive l’amour! Et alllllez donc!

Et la vieille disparut dans les profondeurs de l’allée en criant:

– Alfred! ne geins pas, vieux chéri… voilà ta Stasie qui t’apporte du nanan, gros friand!

Rodolphe, offrant son bras à Rigolette, sortit avec elle de la maison de la rue du Temple.

IV Le budget de Rigolette

À la neige de la nuit avait succédé un vent très-froid; le pavé de la rue, ordinairement fangeux, était presque sec. Rigolette et Rodolphe se dirigèrent vers l’immense et singulier bazar que l’on nomme le Temple. La jeune fille s’appuyait sans façon au bras de son cavalier, aussi peu gênée avec lui que s’ils eussent été liés par une longue intimité.

– Est-elle drôle, cette Mme Pipelet, avec ses remarques! dit la grisette à Rodolphe.

– Ma foi, ma voisine, je trouve qu’elle a raison.

– En quoi, mon voisin?

– Elle a dit: «Il faut que jeunesse se passe… vive l’amour! Et allez donc!»

– Eh bien?

– C’est justement ma manière de voir…

– Comment?

– Je voudrais passer ma jeunesse avec vous… pouvoir crier: «Vive l’amour!» et aller où vous voudriez me conduire.

– Je le crois bien… vous n’êtes pas difficile!

– Où serait le mal?… nous sommes voisins.

– Si nous n’étions pas voisins, je ne sortirais pas avec vous comme ça…

– Vous me dites donc d’espérer?

– D’espérer quoi?

– Que vous m’aimerez.

– Je vous aime déjà.

– Vraiment?

– C’est tout simple, vous êtes bon, vous êtes gai. Quoique pauvre vous-même, vous faites ce que vous pouvez pour ces pauvres Morel, en intéressant des gens riches à leur malheur; vous avez une figure qui me revient beaucoup, une jolie tournure, ce qui est toujours agréable et flatteur pour moi, qui vous donne le bras et qui vous le donnerai souvent. Voilà, je crois, assez de raisons pour que je vous aime.

Puis, s’interrompant pour rire aux éclats, Rigolette s’écria:

– Regardez donc… regardez donc cette grosse femme avec ses vieux souliers fourrés; on dirait qu’elle est traînée par deux chats sans queue.

Et de rire encore.

– Je préfère vous regarder, ma voisine; je suis si heureux de penser que vous m’aimez déjà.

– Je vous le dis parce que ça est… Vous ne me plairiez pas, je vous le dirais tout de même… Je n’ai pas à me reprocher d’avoir jamais trompé personne, ni été coquette. Quand on me plaît, je le dis tout de suite…

Puis, s’interrompant encore pour s’arrêter devant une boutique, la grisette s’écria:

– Oh! voyez donc la jolie pendule et les deux beaux vases! J’avais pourtant déjà trois livres dix sous d’économie dans ma tirelire pour en acheter de pareils! En cinq ou six ans j’aurais pu y atteindre.

– Des économies, ma voisine! Et vous gagnez?…

– Au moins trente sous par jour, quelquefois quarante; mais je ne compte jamais que sur trente, c’est plus prudent, et je règle mes dépenses là-dessus, dit Rigolette d’un air aussi important que s’il se fût agi de l’équilibre financier d’un budget formidable.

– Mais avec trente sous par jour, comment pouvez-vous vivre?

– Le compte n’est pas long… Voulez-vous que je vous le fasse, mon voisin? Vous m’avez l’air d’un dépensier, ça vous servira d’exemple.

– Voyons, ma voisine.

– Mes trente sous par jour me font quarante-cinq francs par mois, n’est-ce pas?

– Oui.

– Là-dessus j’ai douze francs de loyer et vingt-trois francs de nourriture.

– Vingt-trois francs de nourriture!…

– Mon Dieu, oui, tout autant! Avouez que pour une mauviette comme moi… c’est énorme… par exemple, je ne me refuse rien.

– Voyez-vous la petite gourmande…

– Ah! mais aussi là-dedans je compte la nourriture de mes oiseaux…

– Il est certain que si vous vivez trois là-dessus, c’est moins exorbitant. Mais voyons le détail par jour… toujours pour mon instruction.

– Écoutez bien; une livre de pain, c’est quatre sous; deux sous de lait, ça fait six; quatre sous de légumes l’hiver, ou de fruits et de salade dans l’été; j’adore la salade, parce que c’est, comme les légumes, propre à arranger, ça ne salit pas les mains; voilà donc déjà dix sous; trois sous de beurre ou d’huile et de vinaigre pour assaisonnement, treize! Une voie [36] de belle eau claire, oh! ça c’est mon luxe, ça me fait mes quinze sous, s’il vous plaît… Ajoutez-y par semaine deux ou trois sous de chènevis et de mouron pour régaler mes oiseaux, qui mangent ordinairement un peu de mie de pain et de lait, c’est vingt-deux à vingt-trois francs par mois, ni plus ni moins.

– Et vous ne mangez jamais de viande?

– Ah! bien oui… de la viande!… elle coûte des dix et douze sous la livre; est-ce qu’on y peut songer? Et puis ça sent la cuisine, le pot-au-feu; au lieu que du lait, des légumes, des fruits, c’est tout de suite prêt. Tenez, un plat que j’adore, qui n’est pas embarrassant, et que je fais dans la perfection…

– Voyons le plat…

– Je mets de belles pommes de terre jaunes dans le four de mon poêle; quand elles sont cuites, je les écrase avec un peu de beurre et de lait… une pincée de sel… c’est un manger des dieux… Si vous êtes gentil, je vous en ferai goûter…

– Arrangé par vos jolies mains, ça doit être excellent. Mais, voyons, comptons, ma voisine… Nous avons déjà vingt-trois francs de nourriture, douze francs de loyer, c’est trente-cinq francs par mois…

– Pour aller à quarante-cinq ou cinquante francs que je gagne, il me reste dix ou quinze francs pour mon bois ou mon huile pendant l’hiver, pour mon entretien et mon blanchissage… c’est-à-dire pour mon savon; car, excepté mes draps, je me blanchis moi-même… c’est encore mon luxe… une blanchisseuse de fin me coûterait les yeux de la tête… tandis que je repasse très-bien, et je me tire d’affaire… Pendant les cinq mois d’hiver, je brûle une voie [37] et demie de bois… et je dépense pour quatre ou cinq sous d’huile par jour pour ma lampe… ça me fait environ quatre-vingts francs par an pour mon chauffage et mon éclairage.

– De sorte que c’est au plus s’il vous reste cent francs pour votre entretien.

– Oui, et c’est là-dessus que j’avais économisé mes trois francs dix sous.

– Mais vos robes, vos chaussures, ce joli bonnet?

– Mes bonnets, je n’en mets que quand je sors, et ça ne me ruine pas, car je les monte moi-même; chez moi je me contente de mes cheveux… Quant à mes robes, à mes bottines… est-ce que le Temple n’est pas là?

– Ah! oui… ce bienheureux Temple… Eh bien! vous trouvez là…

– Des robes excellentes et très-jolies. Figurez-vous que les grandes dames ont l’habitude de donner leurs vieilles robes à leurs femmes de chambre. Quand je dis vieilles… c’est-à-dire qu’elles les ont portées un mois ou deux en voiture… et les femmes de chambre vont les vendre au Temple… pour presque rien… Ainsi, tenez, j’ai là une robe de très-beau mérinos raisin de Corinthe que j’ai eue pour quinze francs; elle en avait peut-être coûté soixante, elle avait été à peine portée, je l’ai arrangée à ma taille… et j’espère qu’elle me fait honneur.

– C’est vous qui lui faites honneur, ma voisine… Mais, avec la ressource du Temple, je commence à comprendre que vous puissiez suffire à votre entretien avec cent francs par an.

– N’est-ce pas? On a là des robes d’été charmantes pour cinq ou six francs, des brodequins comme ceux que je porte, presque neufs, pour deux ou trois francs. Tenez, ne dirait-on pas qu’ils ont été faits pour moi? dit Rigolette, qui s’arrêta et montra le bout de son joli pied, véritablement très-bien chaussé.

– Le pied est charmant, c’est vrai; mais vous devez difficilement lui trouver des chaussures… Après ça vous me direz sans doute qu’on vend au Temple des souliers d’enfants…

– Vous êtes un flatteur, mon voisin; mais avouez qu’une petite fille toute seule, et bien rangée, peut vivre avec trente sous par jour! Il faut dire aussi que les quatre cent cinquante francs que j’ai emportés de la prison m’ont joliment aidée pour m’établir… Une fois qu’on m’a vue dans mes meubles, ça a inspiré de la confiance, et on m’a donné de l’ouvrage chez moi; mais il a fallu attendre longtemps avant d’en trouver; heureusement j’avais gardé de quoi vivre trois mois sans compter sur mon travail.

– Avec votre petit air étourdi, savez-vous que vous avez beaucoup d’ordre et de raison, ma voisine?

– Dame! quand on est toute seule au monde et qu’on ne veut avoir d’obligation à personne, faut bien s’arranger et faire son nid, comme on dit.

– Et votre nid est charmant.

– N’est-ce pas? Car enfin je ne me refuse rien; j’ai même un loyer au-dessus de mon état; j’ai des oiseaux; l’été, toujours au moins deux pots de fleurs sur ma cheminée, sans compter les caisses de ma fenêtre et celle de ma cage; et, pourtant, comme je vous le disais, j’avais déjà trois francs dix sous dans ma tirelire, afin de pouvoir un jour parvenir à une garniture de cheminée.

– Et que sont devenues ces économies?

– Mon Dieu, dans les derniers temps, j’ai vu ces pauvres Morel si malheureux, si malheureux, que j’ai dit: il n’y a pas de bon sens d’avoir trois bêtes de pièces de vingt sous à paresser dans une tirelire, quand d’honnêtes gens meurent de faim à côté de vous!… Alors j’ai prêté mes trois francs aux Morel. Quand je dis prêté… c’était pour ne pas les humilier, car je les leur aurais donnés de bon cœur.

– Vous entendez bien, ma voisine, que, puisque les voilà à leur aise, ils vous les rembourseront.

– C’est vrai, ça ne sera pas de refus… ça sera toujours un commencement pour acheter une garniture de cheminée… C’est mon rêve!

– Et puis, enfin, il faut toujours songer un peu à l’avenir.

– À l’avenir?

– Si vous tombiez malade, par exemple…

– Moi… malade?

Et Rigolette de rire aux éclats.

De rire si fort qu’un gros homme qui marchait devant elle, portant un chien sous son bras, se retourna tout interloqué, croyant qu’il s’agissait de lui.

Rigolette, sans discontinuer de rire, lui fit une demi-révérence accompagnée d’une petite mine si espiègle que Rodolphe ne put s’empêcher de partager l’hilarité de sa compagne.

Le gros homme continua son chemin en grommelant.

– Êtes-vous folle!… allez, ma voisine! dit Rodolphe en reprenant son sérieux.

– C’est votre faute aussi…

– Ma faute?

– Oui, vous me dites des bêtises…

– Parce que je vous dis que vous pourriez tomber malade?

– Malade, moi?

Et de rire encore.

– Pourquoi pas?

– Est-ce que j’ai l’air de ça?

– Jamais je n’ai vu figure plus rose et plus fraîche.

– Eh bien! alors… pourquoi voulez-vous que je tombe malade?

– Comment?

– À dix-huit ans, avec la vie que je mène… est-ce que c’est possible? Je me lève à cinq heures, hiver comme été; je me couche à dix ou onze; je mange à ma faim, qui n’est pas grande, c’est vrai; je ne souffre pas du froid, je travaille toute la journée, je chante comme une alouette, je dors comme une marmotte, j’ai le cœur libre, joyeux, content; je suis sûre de ne jamais manquer d’ouvrage, à propos de quoi voulez-vous que je sois malade?… ce serait par trop drôle aussi…

Et de rire encore.

Rodolphe, frappé de cette aveugle et bienheureuse confiance dans l’avenir, se reprocha d’avoir risqué de l’ébranler… Il songeait avec une sorte d’effroi qu’une maladie d’un mois pouvait ruiner cette riante et paisible existence.

Cette foi profonde de Rigolette dans son courage et dans ses dix-huit ans… ses seuls biens… semblait à Rodolphe respectable et sainte…

De la part de la jeune fille…, ce n’était plus de l’insouciance, de l’imprévoyance; c’était une créance instinctive à la commisération et à la justice divines, qui ne pouvaient abandonner une créature laborieuse et bonne, une pauvre fille dont le seul tort était de compter sur la jeunesse et sur la santé qu’elle tenait de Dieu…

Au printemps, quand d’une aile agile les oiseaux du ciel, joyeux et chantants, effleurent les luzernes roses, ou fendent l’air tiède et azuré, s’inquiètent-ils du sombre hiver?

– Ainsi, dit Rodolphe à la grisette, vous n’ambitionnez rien?

– Rien…

– Absolument rien?…

– Non… C’est-à-dire, entendons-nous, ma garniture de cheminée… et je l’aurai… je ne sais pas quand… mais j’ai mis dans ma tête de l’avoir, et ce sera; je prendrai plutôt sur mes nuits…

– Et sauf cette garniture?…

– Je n’ambitionne rien… seulement depuis aujourd’hui.

– Pourquoi cela?

– Parce qu’avant-hier encore j’ambitionnais un voisin qui me plût… afin de faire avec lui, comme j’ai toujours fait, bon ménage… afin de lui rendre de petits services pour qu’il m’en rende à son tour.

– C’est déjà convenu, ma voisine; vous soignerez mon linge, et je cirerai votre chambre… sans compter que vous m’éveillerez de bonne heure, en frappant à ma cloison.

– Et vous croyez que ce sera tout?

– Qu’y a-t-il encore?

– Ah bien! vous n’êtes pas au bout. Est-ce qu’il ne faudra pas que le dimanche vous me meniez promener aux barrières ou sur les boulevards? Je n’ai que ce jour-là de récréation…

– C’est ça, l’été nous irons à la campagne.

– Non, je déteste la campagne; je n’aime que Paris. Pourtant, dans le temps, par complaisance, j’ai fait quelques parties à Saint-Germain avec une de mes camarades de prison, qu’on appelait la Goualeuse, parce qu’elle chantait toujours; une bien bonne petite fille!

– Et qu’est-elle devenue?

– Je ne sais pas; elle dépensait son argent de prison sans avoir l’air de s’amuser beaucoup; elle était toujours triste, mais douce et charitable… Quand nous sortions ensemble, je n’avais pas encore d’ouvrage; quand j’en ai eu, je n’ai pas bougé de chez moi; je lui ai donné mon adresse, elle n’est pas venue me voir; sans doute elle est occupée de son côté… C’est pour vous dire, mon voisin, que j’aimais Paris plus que tout. Aussi, quand vous le pourrez, le dimanche, vous me mènerez dîner chez le traiteur, quelquefois au spectacle… sinon, si vous n’avez pas d’argent, vous me mènerez voir les boutiques dans les beaux passages, ça m’amuse presque autant. Mais soyez tranquille, dans nos petites parties fines, je vous ferai honneur… Vous verrez comme je serai gentille avec ma jolie robe de levantine gros bleu, que je ne mets que le dimanche! Elle me va comme un amour; j’ai avec ça un petit bonnet garni de dentelles, avec des nœuds orange, qui ne font pas trop mal sur mes cheveux noirs, des bottines de satin turc que j’ai fait faire pour moi… un charmant châle de bourre de soie façon cachemire. Allez, allez, mon voisin, on se retournera plus d’une fois pour nous voir passer. Les hommes diront: «Mais c’est qu’elle est gentille, cette petite, parole d’honneur!» Et les femmes diront de leur côté: «Mais c’est qu’il a une très-jolie tournure, ce grand jeune homme mince… son air est très-distingué… et ses petites moustaches brimes lui vont très-bien…» Et je serai de l’avis de ces dames, car j’adore les moustaches… Malheureusement M. Germain n’en portait pas à cause de son bureau. M. Cabrion en avait, mais elles étaient rouges comme sa grande barbe, et je n’aime pas les grandes barbes; et puis il faisait par trop le gamin dans les rues, et tourmentait trop ce pauvre M. Pipelet. Par exemple, M. Giraudeau (mon voisin d’avant M. Cabrion) avait une très-bonne tenue, mais il était louche. Dans les commencements, ça me gênait beaucoup, parce qu’il avait toujours l’air de regarder quelqu’un à côté de moi, et, sans y penser, je me retournais pour voir qui.

Et de rire.

Rodolphe écoutait ce babil avec curiosité; il se demandait pour la troisième ou quatrième fois ce qu’il devait penser de la vertu de Rigolette.

Tantôt la liberté même des paroles de la grisette et le souvenir du gros verrou lui faisaient presque croire qu’elle aimait ses voisins en frères, en camarades, et que Mme Pipelet l’avait calomniée; tantôt il souriait de ses velléités de crédulité, en songeant qu’il était peu probable qu’une fille aussi jeune, aussi abandonnée, eût échappé aux séductions de MM. Giraudeau, Cabrion et Germain. Pourtant, la franchise, l’originale familiarité de Rigolette éveillaient en lui de nouveaux doutes.

– Vous me charmez, ma voisine, en disposant ainsi de mes dimanches, reprit gaiement Rodolphe; soyez tranquille, nous ferons de fameuses parties.

– Un instant, monsieur le dépensier, c’est moi qui tiendrai la bourse, je vous en préviens. L’été, nous pourrons dîner très-bien… mais très-bien!… pour trois francs, à la Chartreuse ou à l’Ermitage Montmartre, une demi-douzaine de contredanses ou de valses par là-dessus, et quelques courses sur les chevaux de bois… j’adore monter à cheval… ça vous fera vos cent sous, pas un liard de plus… Valsez-vous?

– Très-bien.

– À la bonne heure! M. Cabrion me marchait toujours sur les pieds, et puis, par farce, il jetait des pois fulminants par terre, ça fait qu’on n’a plus voulu de nous à la Chartreuse.

Et de rire.

– Soyez tranquille, je vous réponds de ma réserve à l’égard des pois fulminants; mais l’hiver, que ferons-nous?

– L’hiver, comme on a moins faim, nous dînerons parfaitement pour quarante sous, et il nous restera trois francs pour le spectacle, car je ne veux pas que vous dépassiez vos cent sous: c’est déjà bien assez cher; mais tout seul vous dépenseriez au moins ça à l’estaminet, au billard, avec de mauvais sujets qui sentent la pipe comme des horreurs. Est-ce qu’il ne vaut pas mieux passer gaiement la journée avec une petite amie bien bonne enfant, bien rieuse, qui trouvera encore le temps de vous économiser quelques dépenses en vous ourlant vos cravates, en soignant votre ménage?

– Mais c’est un gain tout clair, ma voisine. Seulement, si mes amis me rencontrent avec ma gentille petite amie sous le bras?

– Eh bien! ils diront: «Il n’est pas malheureux, ce diable de Rodolphe!»

– Vous savez mon nom?

– Quand j’ai appris que la chambre voisine était déjà louée, j’ai demandé à qui.

– Et mes amis diront: «Il est très-heureux, ce Rodolphe!…» Et ils m’envieront.

– Tant mieux!

– Ils me croiront heureux.

– Tant mieux!… tant mieux!…

– Et si je ne le suis pas autant que je le paraîtrai?

– Qu’est-ce que ça vous fait, pourvu qu’on le croie?… Aux hommes, il ne leur en faut pas davantage.

– Mais votre réputation?

Rigolette partit d’un éclat de rire.

– La réputation d’une grisette! Est-ce qu’on croit à ces météores-là? reprit-elle. Si j’avais père ou mère, frère ou sœur, je tiendrais pour eux au qu’en-dira-t-on… Je suis toute seule, ça me regarde…

– Mais, moi, je serai très-malheureux.

– De quoi?

– De passer pour être heureux, tandis qu’au contraire je vous aimerai… à peu près comme vous dîniez chez le papa Crétu… en mangeant votre pain sec à la lecture d’un livre de cuisine.

– Bah! bah! vous vous y ferez: je serai pour vous si douce, si reconnaissante, si peu gênante, que vous vous direz: «Après tout, autant faire mon dimanche avec elle qu’avec un camarade…» Si vous êtes libre le soir dans la semaine, et que ça ne vous ennuie pas, vous viendrez passer la soirée avec moi, vous profiterez de mon feu et de ma lampe; vous louerez des romans, vous me ferez la lecture. Autant ça que d’aller perdre votre argent au billard; sinon, si vous êtes occupé tard chez votre patron, ou que vous aimiez mieux aller au café, vous me direz bonsoir en rentrant, si je veille encore. Si je suis couchée, le lendemain matin je vous dirai bonjour à travers votre cloison pour vous éveiller… Tenez, M. Germain, mon dernier voisin, passait toutes ses soirées comme ça avec moi; il ne s’en plaignait pas!… Il m’a lu tout Walter Scott… C’est ça qui était amusant! Quelquefois, le dimanche, quand il faisait mauvais, au lieu d’aller au spectacle et de sortir, il allait acheter quelque chose; nous faisions une vraie dînette dans ma chambre, et puis après nous lisions… Ça m’amusait presque autant que le théâtre. C’est pour vous dire que je ne suis pas difficile à vivre, et que je fais tout ce qu’on veut. Et puis, vous qui parliez d’être malade, si jamais vous l’étiez… c’est moi qui suis une vraie petite sœur grise!… demandez aux Morel…, Tenez, vous ne savez pas votre bonheur, monsieur Rodolphe… C’est un vrai quine à la loterie de m’avoir pour voisine.

– C’est vrai, j’ai toujours eu du bonheur; mais, à propos de M. Germain, où est-il donc maintenant?

– À Paris, je pense.

– Vous ne le voyez plus?

– Depuis qu’il a quitté la maison, il n’est plus revenu chez moi.

– Mais où demeure-t-il? Que fait-il?

– Pourquoi ces questions-là, mon voisin?

– Parce que je suis jaloux de lui, dit Rodolphe en souriant, et que je voudrais…

– Jaloux!!! Et Rigolette de rire. Il n’y a pas de quoi, allez… Pauvre garçon!…

– Sérieusement, ma voisine, j’aurais le plus grand intérêt à savoir où rencontrer M. Germain! Vous connaissez sa demeure, et, sans me vanter, vous devez me croire incapable d’abuser du secret que je vous demande… Je vous le jure dans son intérêt…

– Sérieusement, mon voisin, je crois que vous pouvez vouloir beaucoup de bien à M. Germain; mais il m’a fait promettre de ne dire son adresse à personne… et puisque je ne vous la dis pas à vous, c’est que ça m’est impossible… Cela ne doit pas vous fâcher contre moi… Si vous m’aviez confié un secret, vous seriez content, n’est-ce pas, de me voir agir comme je le fais?

– Mais…

– Tenez, mon voisin, une fois pour toutes, ne me parlez plus de cela… J’ai fait une promesse, je la tiendrai, et, quoi que vous me puissiez dire, je vous répondrai toujours la même chose…

Malgré son étourderie, sa légèreté, la jeune fille accentua ces derniers mots si fermement que Rodolphe comprit, à son grand regret, qu’il n’obtiendrait peut-être pas d’elle ce qu’il désirait savoir. Il lui répugnait d’employer la ruse pour surprendre la confiance de Rigolette; il attendit et reprit gaiement:

– N’en parlons plus, ma voisine. Diable! vous gardez si bien les secrets des autres que je ne m’étonne plus que vous gardiez les vôtres.

– Des secrets, moi! Je voudrais bien en avoir, ça doit être très-amusant.

– Comment! Vous n’avez pas un petit secret de cœur?

– Un secret de cœur?

– Enfin… vous n’avez jamais aimé? dit Rodolphe en regardant bien fixement Rigolette pour tâcher de deviner la vérité.

– Comment! jamais aimé?… Et M. Giraudeau? Et M. Cabrion? Et M. Germain? Et vous donc?…

– Vous ne les avez pas aimés plus que moi?… autrement que moi?

– Ma foi! non; moins peut-être, car il a fallu m’habituer aux yeux louches de M. Giraudeau, à la barbe rousse et aux farces de M. Cabrion, et à la tristesse de M. Germain, car il était bien triste, ce pauvre jeune homme. Vous, au contraire, vous m’avez plu tout de suite…

– Voyons, ma voisine, ne vous fâchez pas; je vais vous parler… en vrai camarade…

– Allez… allez… j’ai le caractère bien fait… Et puis vous êtes si bon que vous n’auriez pas le cœur, j’en suis sûre, de me dire quelque chose qui me fasse de la peine…

– Sans doute… Mais voyons, franchement, vous n’avez jamais eu d’amant?

– Des amants!… Ah! bien oui! Est-ce que j’ai le temps?

– Qu’est-ce que le temps fait à cela?

– Ce que ça fait? Mais tout… D’abord je serais jalouse comme un tigre, je me ferais sans cesse des peines de cœur; eh bien! est-ce que je gagne assez d’argent pour pouvoir perdre deux ou trois heures par jour à pleurer, à me désoler? Et si on me trompait… que de larmes, que de chagrins!… Ah bien! par exemple… c’est pour le coup que ça m’arriérerait joliment!

– Mais tous les amants ne sont pas infidèles, ne font pas pleurer leur maîtresse.

– Ça serait encore pis… s’il était par trop gentil. Est-ce que je pourrais vivre un moment sans lui?… et comme il faudrait probablement qu’il soit toute la journée à son bureau, à son atelier ou à sa boutique, je serais comme une pauvre âme en peine pendant son absence; je me forgerais mille chimères… je me figurerais que d’autres l’aiment… qu’il est auprès d’elles… Et s’il m’abandonnait!… jugez donc!… est-ce que je sais enfin… tout ce qui pourrait m’arriver? Tant il y a que certainement mon travail s’en ressentirait… et alors, qu’est-ce que je deviendrais? C’est tout juste si, tranquille comme je suis, je puis me tenir au courant en travaillant douze à quinze heures par jour… Voyez donc si je perdais trois ou quatre journées par semaine à me tourmenter… comment rattraper ce temps-là?… Impossible!… Il faudrait donc me mettre aux ordres de quelqu’un?… Oh! ça, non!… j’aime trop ma liberté…

– Votre liberté?

– Oui, je pourrais entrer comme première ouvrière chez la maîtresse couturière pour qui je travaille… j’aurais quatre cents francs, logée, nourrie…

– Et vous n’acceptez pas?

– Non, sans doute… je serais à gages chez les autres; au lieu que, si pauvre que soit mon chez-moi, au moins je suis chez moi; je ne dois rien à personne… J’ai du courage, du cœur, de la santé, de la gaieté… un bon voisin comme vous: qu’est-ce qu’il me faut de plus?

– Et vous n’avez jamais songé à vous marier?

– Me marier!… je ne peux me marier qu’à un pauvre comme moi. Voyez les malheureux Morel… voilà où ça mène… tandis que quand on n’a à répondre que pour soi… on s’en tire toujours…

– Ainsi vous ne faites jamais de châteaux en Espagne, de rêves?

– Si… je rêve de ma garniture de cheminée… excepté ça… qu’est-ce que vous voulez que je désire?

– Mais si un parent vous avait laissé une petite fortune… douze cents francs de rentes, je suppose… à vous qui vivez avec cinq cents francs?

– Dame! ça serait peut-être un bien, peut-être un mal.

– Un mal?

– Je suis heureuse comme je suis: je connais la vie que je mène, je ne sais pas celle que je mènerais si j’étais riche. Tenez, mon voisin, quand, après une bonne journée de travail, je me couche le soir, que ma lumière est éteinte, et qu’à la lueur du petit peu de braise qui reste dans mon poêle je vois ma chambre bien proprette, mes rideaux, ma commode, mes chaises, mes oiseaux, ma montre, ma table chargée d’étoffes qu’on m’a confiées, et que je me dis: «Enfin tout ça est à moi, je ne le dois qu’à moi…» vrai, mon voisin… ces idées-là me bercent bien câlinement, allez!… et quelquefois je m’endors orgueilleuse et toujours contente. Eh bien!… je devrais mon chez-moi à l’argent d’un vieux parent… que ça ne me ferait pas autant de plaisir, j’en suis sûre… Mais tenez, nous voici au Temple, avouez que c’est un superbe coup d’œil!

V Le Temple

Quoique Rodolphe ne partageât pas la profonde admiration de Rigolette à la vue du Temple, il fut néanmoins frappé de l’aspect singulier de cet énorme bazar, qui a ses quartiers et ses passages.

Vers le milieu de la rue du Temple, non loin d’une fontaine qui se trouve à l’angle d’une grande place, on aperçoit un immense parallélogramme construit en charpente et surmonté d’un comble recouvert d’ardoises.

C’est le Temple.

Borné à gauche par la rue du Petit-Thouars, à droite par la rue Percée, il aboutit à un vaste bâtiment circulaire, colossale rotonde entourée d’une galerie à arcades.

Une longue voie, coupant le parallélogramme dans son milieu et dans sa longueur, le partage en deux parties égale; celles-ci sont à leur tour divisées, subdivisées à l’infini par une multitude de petites ruelles latérales et transversales qui se croisent en tous sens et sont abritées de la pluie par le toit de l’édifice.

Dans ce bazar, toute marchandise neuve est généralement prohibée; mais la plus infime rognure d’étoffe quelconque, mais le plus mince débris de fer, de cuivre, de fonte ou d’acier y trouve son vendeur et son acheteur.

Il y a là des négociants en bribes de drap de toutes couleurs, de toutes nuances, de toutes qualités, de tout âge, destinées à assortir les pièces que l’on met aux habits troués ou déchirés.

Il est des magasins où l’on découvre des montagnes de savates éculées, percées, tordues, fendues, choses sans nom, sans forme, sans couleur, parmi lesquelles apparaissent çà et là quelques semelles fossiles, épaisses d’un pouce, constellées de clous comme des portes de prison, dures comme le sabot d’un cheval; véritables squelettes de chaussures, dont toutes les adhérences ont été dévorées par le temps; tout cela est moisi, racorni, troué, corrodé, et tout cela s’achète: il y a des négociants qui vivent de ce commerce.

Il existe des détaillants de ganses, franges, crêtes, cordons, effilés de soie, de coton ou de fil, provenant de la démolition de rideaux complètement hors de service.

D’autres industriels s’adonnent au commerce des chapeaux de femme: ces chapeaux n’arrivent jamais à leur boutique que dans les sacs des revendeuses, après les pérégrinations les plus étranges, les transformations les plus violentes, les décolorations les plus incroyables. Afin que les marchandises ne tiennent pas trop de place dans un magasin ordinairement grand comme une énorme boîte, on plie bien proprement ces chapeaux en deux, après quoi on les aplatit et on les empile excessivement serrés; sauf la saumure, c’est absolument le même procédé que pour la conservation des harengs; aussi ne peut-on se figurer combien, grâce à ce mode d’arrimage, il tient de ces choses dans un espace de quatre pieds carrés.

L’acheteur se présente-t-il, on soustrait ces chiffons à la haute pression qu’ils subissent, la marchande donne, d’un air dégagé, un petit coup de poing dans le fond de la forme pour la relever, défripe la passe sur son genou, et vous avez sous les yeux un objet bizarre, fantastique, qui rappelle confusément à votre souvenir ces coiffures fabuleuses, particulièrement dévolues aux ouvreuses de loges, aux tantes de figurantes ou aux duègnes des théâtres de province.

Plus loin, à l’enseigne du Goût du jour, sous les arcades de la rotonde élevée au bout de la large voie qui sépare le Temple en deux parties, sont appendus comme des ex-voto des myriades de vêtements de couleurs, de formes et de tournures encore plus exorbitantes, encore plus énormes que celles des vieux chapeaux de femme.

Ainsi on trouve des fracs gris de lin crânement rehaussés de trois rangées de boutons de cuivre à la hussarde, et chaudement ornés d’un petit collet fourré en poil de renard.

Des redingotes primitivement vert bouteille, que le temps a rendues vert pistache, bordées d’un cordonnet noir et rajeunies par une doublure écossaise bleue et jaune du plus riant effet.

Des habits dits autrefois à queue de morue, couleur d’amadou, à riche collet de panne, ornés de boutons jadis argentés, mais alors d’un rouge cuivreux.

On y remarque encore des polonaises marron, à collet de peau de chat, côtelées de brandebourgs et d’agréments de coton noir éraillés; non loin d’icelles, des robes de chambre artistement faites avec de vieux carricks dont on a ôté les triples collets et qu’on a intérieurement garnis de morceaux de cotonnade imprimée; les mieux portées sont bleu ou vert sordide, ornées de pièces nuancées, brodées de fil passé, et doublées d’étoffe rouge à rosaces orange, parements et collets pareils; une cordelière, faite d’un vieux cordon de sonnette en laine tordue, sert de ceinture à ces élégants déshabillés, dans lesquels Robert Macaire se fût prélassé avec un orgueilleux bonheur.

Nous ne parlerons que pour mémoire d’une foule de costumes de Frontin plus ou moins équivoques, plus ou moins barbares, au milieu desquels on retrouve pourtant çà et là quelques authentiques livrées royales ou princières que les révolutions de toutes sortes ont traînées du palais aux sombres arceaux de la rotonde du Temple.

Ces exhibitions de vieilles chaussures, de vieux chapeaux et de vieux habits ridicules sont le côté grotesque de ce bazar; c’est le quartier des guenilles prétentieusement parées et déguisées; mais on doit avouer, ou plutôt on doit proclamer que ce vaste établissement est d’une haute utilité pour les classes pauvres ou peu aisées. Là elles achètent, à un rabais excessif, d’excellentes choses presque neuves, dont la dépréciation est pour ainsi dire imaginaire.

Un des côtés du Temple, destiné aux objets de couchage, était rempli de monceaux de couvertures, de draps, de matelas, d’oreillers. Plus loin, c’étaient des tapis, des rideaux, des ustensiles de ménage de toutes sortes; ailleurs, des vêtements, des chaussures, des coiffures pour toutes les conditions, pour tous les âges. Ces objets, généralement d’une extrême propreté, n’offraient à la vue rien de répugnant.

On ne saurait croire, avant d’avoir visité ce bazar, comme il faut peu de temps et peu d’argent pour remplir une charrette de tout ce qui est nécessaire au complet établissement de deux ou trois familles qui manquent de tout.

Rodolphe fut frappé de la manière à la fois empressée, prévenante et joyeuse avec laquelle les marchands, debout en dehors de leurs boutiques, sollicitaient la pratique des passants; ces façons, empreintes d’une sorte de familiarité respectueuse, semblaient appartenir à un autre âge.

Rodolphe donnait le bras à Rigolette. À peine parut-il dans le grand passage, où se tenaient les marchands d’objets de literie, qu’il fut poursuivi des offres les plus séduisantes.

– Monsieur, entrez donc voir mes matelas, c’est comme neuf; je vais vous en découdre un coin, vous verrez la fourniture; on dirait de la laine d’agneau, tant c’est doux et blanc!

– Ma jolie petite dame, j’ai des draps de belle toile, meilleurs que neufs, car leur première rudesse est passée; c’est souple comme un gant, fort comme une trame d’acier.

– Mes gentils mariés, achetez-moi donc de ces couvertures; voyez, c’est moelleux, chaud et léger; on dirait de l’édredon, c’est remis à neuf, ça n’a pas servi vingt fois; voyons, ma petite dame, décidez votre mari, donnez-moi votre pratique, je vous monterai votre ménage pas cher… vous serez contents, vous reviendrez voir la mère Bouvard, vous trouverez de tout chez moi… Hier, j’ai eu une occasion superbe… vous allez voir ça… allons, entrez donc!… la vue n’en coûte rien.

– Ma foi, ma voisine, dit Rodolphe à Rigolette, cette bonne grosse femme aura la préférence… Elle nous prend pour de jeunes mariés, ça me flatte… je me décide pour sa boutique.

– Va pour la grosse femme! dit Rigolette, sa figure me revient aussi!

La grisette et son compagnon entrèrent chez la mère Bouvard.

Par une magnanimité peut-être sans exemple ailleurs qu’au Temple, les rivales de la mère Bouvard ne se révoltèrent pas de la préférence qu’on lui accordait; une de ses voisines poussa même la générosité jusqu’à dire:

– Autant que ça soit la mère Bouvard qu’une autre qui ait cette aubaine; elle a de la famille, et c’est la doyenne et l’honneur du Temple.

Il était d’ailleurs impossible d’avoir une figure plus avenante, plus ouverte et plus réjouie que la doyenne du Temple.

– Tenez, ma jolie petite dame, dit-elle à Rigolette, qui examinait plusieurs objets d’un œil très-connaisseur: deux garnitures de lit complètes, c’est comme tout neuf. Si par hasard vous voulez un vieux petit secrétaire pas cher, en voilà un (la mère Bouvard l’indiqua du geste), je l’ai eu du même lot. Quoique je n’achète pas ordinairement de meubles, je n’ai pu refuser de le prendre; les personnes de qui je tiens tout ça avaient l’air si malheureuses! Pauvre dame!… c’était surtout la vente de cette antiquaille qui semblait lui saigner le cœur… Il paraît que c’était un meuble de famille…

À ces mots, et pendant que la marchande débattait avec Rigolette les prix de différentes fournitures, Rodolphe considéra plus attentivement le meuble que la mère Bouvard lui avait montré.

C’était un de ces anciens secrétaires en bois de rose, d’une forme presque triangulaire, fermé par un panneau antérieur qui, rabattu et soutenu par deux longues charnières de cuivre, sert de table à écrire. Au milieu de ce panneau, orné de marqueterie de bois de couleurs variées, Rodolphe remarqua un chiffre incrusté en ébène, composé d’un M et d’un R entrelacés, et surmonté d’une couronne de comte. Il supposa que le dernier possesseur de ce meuble appartenait à une classe élevée de la société. Sa curiosité redoubla: il regarda le secrétaire avec une nouvelle attention: il visitait machinalement les tiroirs les uns après les autres, lorsque, éprouvant quelque difficulté à ouvrir le dernier, et cherchant la cause de cet obstacle, il découvrit et attira à lui avec précaution une feuille de papier à moitié engagée entre le casier et le fond du meuble.

Pendant que Rigolette terminait ses achats avec la mère Bouvard, Rodolphe examinait curieusement sa découverte.

Aux nombreuses ratures qui couvraient ce papier, on reconnaissait le brouillon d’une lettre inachevée.

Rodolphe lut ce qui suit avec assez de peine:

«Monsieur,

«Soyez persuadé que le malheur le plus effroyable peut seul me contraindre à la démarche que je tente auprès de vous. Ce n’est pas une fierté mal placée qui cause mes scrupules, c’est le manque absolu de titres au service que j’ose vous demander. La vue de ma fille, réduite comme moi au plus affreux dénuement, me fait surmonter mon embarras. Quelques mots seulement sur la cause des désastres qui m’accablent.

«Après la mort de mon mari, il me restait pour fortune trois cent mille francs placés par mon frère chez M. Jacques Ferrand, notaire. Je recevais à Angers, où j’étais retirée avec ma fille, les intérêts de cette somme par l’entremise de mon frère. Vous savez, Monsieur, l’épouvantable événement qui a mis fin à ses jours; ruiné, à ce qu’il paraît, par de secrètes et malheureuses spéculations, il s’est tué il y a huit mois. Lors de ce funeste événement, je reçus de lui quelques lignes désespérées. Lorsque je les lirais; me disait-il, il n’existerait plus. Il terminait cette lettre en me prévenant qu’il ne possédait aucun titre relativement à la somme placée en mon nom chez M. Jacques Ferrand; ce dernier ne donnant jamais de reçu, car il était l’honneur, la piété même, il me suffirait de me présenter chez lui pour que cette affaire fût convenablement réglée.

«Dès qu’il me fut possible de songer à autre chose qu’à la mort affreuse de mon frère, je vins à Paris, où je ne connaissais personne que vous, Monsieur, et encore indirectement par les relations que vous aviez eues avec mon mari. Je vous l’ai dit, la somme déposée chez M. Jacques Ferrand formait toute ma fortune; et mon frère m’envoyait tous les six mois l’intérêt échu de cet argent: plus d’une année était révolue depuis le dernier paiement, je me présentai donc chez M. Jacques Ferrand pour lui demander un revenu dont j’avais le plus grand besoin.

«À peine m’étais-je nommée que, sans respect pour ma douleur, il accusa mon frère de lui avoir emprunté deux mille francs que sa mort lui faisait perdre, ajoutant que, non-seulement son suicide était un crime devant Dieu et devant les hommes, mais encore que c’était un acte de spoliation dont lui, M. Jacques Ferrand, se trouvait victime.

«Cet odieux langage m’indigna: l’éclatante probité de mon frère était bien connue; il avait, il est vrai, à l’insu de moi et de ses amis, perdu sa fortune dans des spéculations hasardées; mais il était mort avec une réputation intacte, regretté de tous, et ne laissant aucune dette, sauf celle du notaire.

«Je répondis à M. Ferrand que je l’autorisais à prendre à l’instant, sur les trois cent mille francs dont il était dépositaire, les deux mille francs que lui devait mon frère. À ces mots, il me regarda d’un air stupéfait et me demanda de quels trois cent mille francs je voulais parler.

«- De ceux que mon frère a placés chez vous depuis dix-huit mois, monsieur, et dont jusqu’à présent vous m’avez fait parvenir les intérêts par son entremise, lui dis-je, ne comprenant pas sa question.

«Le notaire haussa les épaules, sourit de pitié comme si mes paroles n’eussent pas été sérieuses et me répondit que, loin de placer de l’argent chez lui, mon frère lui avait emprunté deux mille francs.

«Il m’est impossible de vous exprimer mon épouvante à cette réponse.

«- Mais alors qu’est devenue cette somme? m’écriai-je. Ma fille et moi nous n’avons pas d’autre ressource; si elle nous est enlevée, il ne nous reste que la misère la plus profonde. Que deviendrons-nous?

«- Je n’en sais rien, répondit froidement le notaire. Il est probable que votre frère, au lieu de placer cette somme chez moi comme il vous l’a dit, l’aura mangée dans les spéculations malheureuses auxquelles il s’adonnait à l’insu de tout le monde.

«- C’est faux, c’est infâme, monsieur! m’écriai-je. Mon frère était la loyauté même. Loin de me dépouiller, moi et ma fille, il se fût sacrifié pour nous. Il n’avait jamais voulu se marier, pour laisser ce qu’il possédait à mon enfant.

«- Oseriez-vous donc prétendre, madame, que je suis capable de nier un dépôt qui m’aurait été confié? me demanda le notaire avec une indignation qui me parut si honorable et si sincère que je lui répondis:

«- Non, sans doute, monsieur; votre réputation de probité est connue; mais je ne puis pourtant accuser mon frère d’un aussi cruel abus de confiance.

«- Sur quels titres vous fondez-vous pour me faire cette réclamation? me demanda M. Ferrand.

«- Sur aucun, monsieur. Il y a dix-huit mois, mon frère, qui voulait bien se charger de mes affaires, m’a écrit: «J’ai un excellent placement à six pour cent; envoie-moi ta procuration pour vendre tes rentes: je déposerai trois cent mille francs, que je compléterai, chez M. Jacques Ferrand, notaire.» J’ai envoyé ma procuration à mon frère; peu de jours après, il m’a annoncé que le placement était fait chez vous, que vous ne donniez jamais de reçu; et au bout de six mois il m’a envoyé les intérêts échus.

«- Et au moins avez-vous quelques lettres de lui à ce sujet, madame?

«- Non, monsieur. Elles traitaient seulement d’affaires, je ne les conservai pas.

– Je ne puis malheureusement rien à cela, madame, me répondit le notaire. Si ma probité n’était pas au-dessus de tout soupçon, de toute atteinte, je vous dirais: «Les tribunaux vous sont ouverts; attaquez-moi: les juges auront à choisir entre la parole d’un homme honorable, qui depuis trente ans jouit de l’estime des gens de bien, et la déclaration posthume d’un homme qui, après s’être sourdement ruiné dans les entreprises les plus folles, n’a trouvé de refuge que dans le suicide…» Je vous dirais enfin: «Attaquez-moi, madame, si vous l’osez, et la mémoire de votre frère sera déshonorée.» Mais je crois que vous aurez le bon sens de vous résigner à un malheur fort grand, sans doute, mais auquel je suis étranger.

«- Mais enfin, monsieur, je suis mère! Si ma fortune m’est enlevée, moi et ma fille nous n’avons d’autre ressource qu’un modeste mobilier. Cela vendu, c’est la misère, monsieur, l’affreuse misère!

«- Vous avez été dupe, c’est un malheur; je n’y puis rien, me répondit le notaire. Encore une fois, madame, votre frère vous a trompée. Si vous hésitez entre sa parole et la mienne, attaquez-moi: les tribunaux prononceront.

«Je sortis de chez le notaire la mort dans le cœur. Que me restait-il à faire dans cette extrémité? Sans titre pour prouver la validité de ma créance, convaincue de la sévère probité de mon frère, confondue par l’assurance de M. Ferrand, n’ayant personne à qui m’adresser pour demander des conseils (vous étiez alors en voyage), sachant qu’il faut de l’argent pour avoir les avis des gens de loi, et voulant précisément conserver le peu qui me restait, je n’osai entreprendre un tel procès. Ce fut alors…

Ce brouillon de lettre s’arrêtait là; car d’indéchiffrables ratures couvraient quelques lignes qui suivaient encore; enfin au bas, et dans un coin de la page, Rodolphe lut cette espèce de mémento: «Écrire à Mme la duchesse de Lucenay».

Rodolphe resta pensif après la lecture de ce fragment de lettre. Quoique la nouvelle infamie dont on semblait accuser Jacques Ferrand ne fût pas prouvée, cet homme s’était montré si impitoyable envers le malheureux Morel, si infâme envers Louise, sa fille, qu’un déni de dépôt, protégé par une impunité certaine, pouvait à peine étonner de la part d’un pareil misérable.

Cette mère, qui réclamait cette fortune si étrangement disparue, était sans doute habituée à l’aisance. Ruinées par un coup subit, ne connaissant personne à Paris, disait le projet de lettre, quelle devait être l’existence de ces deux femmes dénuées de tout peut-être, seules au milieu de cette ville immense!

Rodolphe avait, on le sait, promis quelques intrigues à Mme d’Harville, en lui assignant, même au hasard, et pour occuper son esprit, un rôle à jouer dans une bonne œuvre à venir, certain d’ailleurs de trouver, avant son prochain rendez-vous avec la marquise, quelque malheur à soulager.

Il pensa que peut-être le hasard le mettait sur la voie d’une noble infortune, qui pourrait, selon son projet, intéresser le cœur et l’imagination de Mme d’Harville.

Le projet de lettre qu’il tenait entre ses mains, et dont la copie n’avait sans doute pas été envoyée à la personne dont on implorait l’assistance, annonçait un caractère fier et résigné que l’offre d’une aumône révolterait sans doute. Alors que de précautions, que de détours, que de ruses délicates pour cacher la source d’un généreux secours ou pour le faire accepter!

Et puis que d’adresse pour s’introduire chez cette femme afin de juger si elle méritait véritablement l’intérêt qu’elle semblait devoir inspirer! Rodolphe entrevoyait là une foule d’émotions neuves, curieuses, touchantes, qui devaient singulièrement amuser Mme d’Harville, ainsi qu’il le lui avait promis.

– Eh bien! mon mari, dit gaiement Rigolette à Rodolphe, qu’est-ce que c’est donc que ce chiffon de papier que vous lisez là?

– Ma petite femme, répondit Rodolphe, vous êtes très-curieuse! Je vous dirai cela tantôt. Avez-vous terminé vos achats?

– Certainement, et vos protégés seront établis comme des rois. Il ne s’agit plus que de payer; Mme Bouvard est bien arrangeante, faut être juste.

– Ma petite femme, une idée: pendant que je vais payer, si vous alliez choisir des vêtements pour Mme Morel et pour ses enfants? Je vous avoue mon ignorance au sujet de ces emplettes. Vous diriez d’apporter cela ici: on ne ferait qu’un voyage et nos pauvres gens auraient tout à la fois.

– Vous avez toujours raison, mon mari Attendez-moi, ça ne sera pas long. Je connais deux marchandes dont je suis la pratique habituelle; je trouverai chez elles tout ce qu’il me faudra.

Et Rigolette sortit.

Mais elle se retourna pour dire:

– Madame Bouvard, je vous confie mon mari; n’allez pas lui faire les yeux doux au moins.

Et de rire, et de disparaître prestement.

VI Découverte

– Faut avouer, monsieur, dit la mère Bouvard à Rodolphe, après le départ de Rigolette, faut avouer que vous avez là une fameuse petite ménagère. Peste!… elle s’entend joliment à acheter; et puis elle est gentille! Rose et blanche, avec de grands beaux yeux noirs et les cheveux pareils… c’est rare!…

– N’est-ce pas qu’elle est charmante, et que je suis un heureux mari, madame Bouvard?

– Aussi heureux mari qu’elle est heureuse femme… j’en suis bien sûre.

– Vous ne vous trompez guère: mais, dites-moi, combien vous dois-je?

– Votre petite ménagère n’a pas voulu démordre de trois cent trente francs pour le tout. Comme il n’y a qu’un Dieu, je ne gagne que quinze francs, car je n’ai pas payé ces objets aussi bon marché que j’aurais pu… je n’ai pas eu le cœur de les marchander… les gens qui vendaient avaient l’air par trop malheureux!

– Vraiment! Ne sont-ce pas les mêmes personnes à qui vous avez aussi acheté ce petit secrétaire?

– Oui, monsieur… tenez, ça fend le cœur, rien que d’y songer! Figurez-vous qu’avant-hier il arrive ici une dame jeune et belle encore, mais si pâle, si maigre, qu’elle faisait peine à voir… et puis nous connaissons ça, nous autres. Quoiqu’elle fût, comme on dit, tirée à quatre épingles, son vieux châle de laine noir râpé, sa robe d’alépine aussi noire et tout éraillée, son chapeau de paille au mois de janvier (cette dame était en deuil) annonçaient ce que nous appelons une misère bourgeoise, car je suis sûre que c’est une dame très-comme il faut; enfin, elle me demande en rougissant si je veux acheter la fourniture de deux lits complets et un vieux petit secrétaire, je lui réponds que puisque je vends, faut bien que j’achète; que si ça me convient, c’est une affaire faite, mais que je voudrais voir les objets. Elle me prie alors de venir chez elle, pas loin d’ici, de l’autre côté du boulevard, dans une maison sur le quai du canal Saint-Martin. Je laisse ma boutique à ma nièce, je suis la dame, nous arrivons dans une maison à petites gens, comme on dit, tout au fond de la cour; nous montons au quatrième, la dame frappe, une jeune fille de quatorze ans vient ouvrir: elle était aussi en deuil, et aussi pâle et bien maigre; mais malgré ça, belle comme le jour… si belle que je restai en extase.

– Et cette belle jeune fille?

– Était la fille de la dame en deuil… Malgré le froid, une pauvre robe de cotonnade noire à pois blancs et un petit châle de deuil tout usé, voilà ce qu’elle avait sur elle.

– Et leur logis était misérable?

– Figurez-vous, monsieur, deux pièces bien propres, mais nues, mais glaciales que ça en donnait la petite mort; d’abord une cheminée où on ne voyait pas une miette de cendre; il n’y avait pas eu de feu là depuis bien longtemps. Pour tout mobilier, deux lits, deux chaises, une commode, une vieille malle et le petit secrétaire; sur la malle un paquet dans un foulard… Ce petit paquet, c’était tout ce qui restait à la mère et à la fille, une fois leur mobilier vendu. Le propriétaire s’arrangeait des deux bois de lits, des chaises, de la malle, de la table pour ce qu’on lui devait, nous dit le portier, qui était monté avec nous. Alors cette dame me pria bien honnêtement d’estimer, les matelas, les draps, les rideaux, les couvertures. Foi d’honnête femme, monsieur, quoique mon état soit d’acheter bon marché et de vendre cher, quand j’ai vu cette pauvre demoiselle les yeux tout pleins de larmes, et sa mère qui, malgré son sang-froid, avait l’air de pleurer en dedans, j’ai estimé à quinze francs près ce que ça valait, et ça bien au juste, je vous le jure. J’ai même consenti, pour les obliger, à prendre ce petit secrétaire, quoique ce ne soit pas ma partie…

– Je vous l’achète, madame Bouvard…

– Ma foi! tant mieux, monsieur, il me serait resté longtemps sur les bras… Je ne m’en étais chargée que pour lui rendre service, à cette pauvre dame. Je lui dis donc le prix que j’offrais de ces effets… Je m’attendais qu’elle allait marchander, demander plus… Ah! bien oui… C’est encore à ça que j’ai vu que ce n’était pas une dame du commun; misère bourgeoise, allez, monsieur, bien sûr! Je lui dis donc: «C’est tant.» Elle me répond: «C’est bien. Retournons chez vous, vous me payerez, car je ne dois plus revenir dans cette maison.» Alors elle dit à sa fille, qui pleurait assise sur la malle: «- Claire, prends le paquet…» (je me suis bien souvenue du nom, elle l’a appelée Claire). La jeune demoiselle se lève; mais en passant à côté du petit secrétaire, voilà qu’elle se jette à genoux devant et qu’elle se met à sangloter. «- Mon enfant, du courage! On nous regarde», lui dit sa mère à demi-voix, ce qui ne m’a pas empêchée de l’entendre. Vous concevez, monsieur, c’est des gens pauvres, mais fiers malgré ça. Quand la dame m’a donné la clef du petit secrétaire, j’ai vu aussi une larme dans ses yeux rougis; le cœur avait l’air de lui saigner en se séparant de ce vieux meuble, mais elle tâchait de garder son sang-froid et sa dignité devant des étrangers. Enfin elle a averti le portier que je viendrais enlever tout ce que le propriétaire ne gardait pas, et nous sommes revenues ici. La jeune demoiselle donnait le bras à sa mère et portait le petit paquet renfermant tout ce qu’elles possédaient. Je leur ai compté leur argent, trois cent quinze francs, et je ne les ai plus revues.

– Mais leur nom?

– Je ne le sais pas; la dame m’avait vendu ses effets en présence du portier: je n’avais pas besoin de m’informer de son nom… ce qu’elle vendait était bien à elle.

– Mais leur nouvelle adresse?

– Je n’en sais rien non plus.

– Sans doute on la connaît dans son ancien logement?

– Non, monsieur. Quand j’y ai retourné pour chercher mes effets, le portier m’a dit en me parlant de la mère et de la fille: «C’étaient des personnes bien tranquilles, bien respectables et bien malheureuses! Pourvu qu’il ne leur arrive pas malheur! Elles ont l’air comme ça calmes; mais au fond, je suis sûr qu’elles sont désespérées. – Et où vont-elles aller loger à cette heure? que je lui demande. – Ma foi! je n’en sais rien, qu’il me répond; elles sont parties sans me le dire… bien sûr qu’elles ne reviendront plus.»

Les espérances que Rodolphe avait un moment conçues s’évanouirent. Comment découvrir ces deux malheureuses femmes, ayant pour tout indice le nom de la jeune fille, Claire, et ce fragment de brouillon de lettre dont nous avons parlé, au bas duquel se trouvaient ces mots: «Écrire à Mme de Lucenay?» La seule et bien faible chance de retrouver les traces de ces infortunées reposait donc sur Mme de Lucenay, qui se trouvait heureusement de la société de Mme d’Harville.

– Tenez, madame, payez-vous, dit Rodolphe à la marchande, en lui présentant un billet de cinq cents francs.

– Je vas vous rendre, monsieur…

– Où trouverons-nous une charrette pour transporter ces effets?

– Si ça n’est pas trop loin, une grande charrette à bras suffira… il y a celle du père Jérôme, ici près: c’est mon commissionnaire habituel… Quelle est votre adresse, monsieur?

– Rue du Temple, n° 17.

– Rue du Temple, n° 17?… oh! bien, bien, je ne connais que ça!

– Vous êtes allée dans cette maison?

– Plusieurs fois… d’abord, j’ai acheté les hardes à une prêteuse sur gages qui demeure là… c’est vrai qu’elle ne fait pas un beau métier… mais ça ne me regarde pas… elle vend, j’achète, nous sommes quittes… Une autre fois, il n’y a pas six semaines, j’y suis retournée pour le mobilier d’un jeune homme qui demeurait au quatrième et qui déménageait.

– M. François Germain, peut-être? s’écria Rodolphe.

– Juste! Vous le connaissez?

– Beaucoup; malheureusement il n’a pas laissé rue du Temple sa nouvelle adresse, et je ne sais plus où le trouver.

– Si ce n’est que ça, je peux vous tirer d’embarras.

– Vous savez où il demeure?

– Pas précisément, mais je sais où vous pourrez bien sûr le rencontrer.

– Et où cela?

– Chez le notaire où il travaille.

– Un notaire?

– Oui, qui demeure rue du Sentier.

– M. Jacques Ferrand! s’écria Rodolphe.

– Lui-même, un bien saint homme; il y a un crucifix et du bois bénit dans son étude; ça sent la sacristie comme si on y était.

– Mais comment avez-vous su que M. Germain travaillait chez ce notaire?

– Voilà… Ce jeune homme est venu me proposer d’acheter en bloc son petit mobilier. Cette fois-là encore, quoique ce ne soit pas ma partie, j’ai fait affaire du tout, et j’ai ensuite détaillé ici; puisque ça l’arrangeait, ce jeune homme, je ne voulais pas le désobliger. Je lui achète donc son mobilier de garçon… bon…; je le lui paie… bon… Il avait sans doute été content de moi, car au bout de quinze jours il revient pour m’acheter une garniture de lit. Une petite charrette et un commissionnaire l’accompagnaient: on emballe le tout, bon…; mais voilà qu’au moment de payer il s’aperçoit qu’il a oublié sa bourse. Il avait l’air d’un si honnête jeune homme que je lui dis: «Emportez tout de même les effets, je passerai chez vous pour le paiement. – Très-bien, me dit-il, mais je ne suis jamais chez moi: venez demain, rue du Sentier, chez M. Jacques Ferrand, notaire, où je suis employé, je vous payerai.» J’y suis allée le lendemain, il m’a payée; seulement ce que je trouve de drôle, c’est qu’il ait vendu son mobilier pour en acheter un autre quinze jours après.

Rodolphe crut deviner et devina la raison de cette singularité: Germain voulait faire perdre ses traces aux misérables qui le poursuivaient. Craignant sans doute que son déménagement ne les mît sur la voie de sa nouvelle demeure, il avait préféré, pour éviter ce danger, vendre ses meubles et en racheter ensuite.

Rodolphe tressaillit de joie en songeant au bonheur de Mme Georges, qui allait enfin revoir ce fils si longtemps, si vainement cherché.

Rigolette rentra bientôt, l’œil joyeux, la bouche souriante.

– Eh bien! quand je vous le disais! s’écria-t-elle, je ne me suis point trompée… nous aurons dépensé en tout six cent quarante francs, et les Morel seront établis comme des princes… Tenez, tenez… voyez les marchands qui arrivent… sont-ils chargés! Rien ne manquera au ménage de la famille, il y a tout ce qu’il faut, jusqu’à un gril, deux belles casseroles étamées à neuf, et une cafetière… Je me suis dit: «Puisqu’on veut faire les choses en grand, faisons les choses en grand!…» et avec tout ça, c’est au plus si j’aurais perdu trois heures… mais payez vite, mon voisin, et allons-nous-en… Voilà bientôt midi; il va falloir que mon aiguille aille un fameux train pour rattraper cette matinée-là.

Rodolphe paya et quitta le Temple avec Rigolette.

VII Apparition

Au moment où la grisette et son compagnon entraient dans l’allée de leur maison, ils furent presque renversés par Mme Pipelet, qui courait, troublée, éperdue, effarée…

– Ah! mon Dieu! dit Rigolette, qu’est-ce que vous avez donc, madame Pipelet? Où courez-vous comme cela?

– C’est vous! Mademoiselle Rigolette… s’écria Anastasie; c’est le bon Dieu qui vous envoie… aidez-moi à sauver la vie d’Alfred…

– Que dites-vous?

– Ce pauvre vieux chéri est évanoui, ayez pitié de nous!… courez-moi chercher pour deux sous d’absinthe chez le rogomiste, de la plus forte… c’est son remède quand il est indisposé… du pylore… ça le remettra peut-être; soyez charitable, ne me refusez pas, je pourrai retourner auprès d’Alfred. Je suis tout ahurie.

Rigolette abandonna le bras de Rodolphe et courut chez le rogomiste.

– Mais qu’est-il arrivé, madame Pipelet? demanda Rodolphe en suivant la portière, qui retournait à la loge.

– Est-ce que je sais, mon digne monsieur! J’étais sortie pour aller à la mairie, à l’église et chez le traiteur, pour éviter ces trottes-là à Alfred… Je rentre… qu’est-ce que je vois… ce vieux chéri les quatre fers en l’air! Tenez, monsieur Rodolphe, dit Anastasie en ouvrant la porte de sa tanière, voyez si ça ne fend pas le cœur!

Lamentable spectacle!… Toujours coiffé de son chapeau tromblon, plus coiffé même que d’habitude, car le castor douteux, enfoncé violemment sans doute (à en juger par une cassure transversale), cachait ses yeux, M. Pipelet était assis par terre et adossé au pied de son lit.

L’évanouissement avait cessé; Alfred commençait à faire quelques légers mouvements de mains, comme s’il eût voulu repousser quelqu’un ou quelque chose; puis il essaya de se débarrasser de sa visière improvisée.

– Il gigote!… c’est bon signe!… il revient!… s’écria la portière. Et, se baissant, elle lui cria aux oreilles: – Qu’est-ce que tu as, mon Alfred?… C’est ta Stasie qui est là… Comment vas-tu?… On va t’apporter de l’absinthe, ça te remettra. Puis, prenant une voix de fausset des plus caressantes, elle ajouta: – On l’a donc écharpé, assassiné, ce pauvre vieux chéri à sa maman, hein?

Alfred poussa un profond soupir et laissa échapper comme un gémissement ce mot fatidique:

– CABRION!!!

Et ses mains frémissantes semblèrent vouloir de nouveau repousser une vision effrayante.

– Cabrion! encore ce gueux de peintre! s’écria Mme Pipelet. Alfred en a tant rêvé toute la nuit qu’il m’a abîmée de coups de pied. Ce monstre-là est son cauchemar! Non-seulement il a empoisonné ses jours, mais il empoisonne ses nuits; il le poursuit jusque dans son sommeil; oui, monsieur, comme si Alfred serait un malfaiteur, et que ce Cabrion, que Dieu confonde! serait son remords acharné.

Rodolphe sourit discrètement, prévoyant quelque nouveau tour de l’ancien voisin de Rigolette.

– Alfred… réponds-moi, ne fais pas le muet, tu me fais peur, dit Mme Pipelet; voyons, remets-toi… Aussi, pourquoi vas-tu penser à ce gredin-là!… tu sais bien que quand tu y songes, ça te fait le même effet que les choux… ça te porte au pylore et ça t’étouffe.

– Cabrion! répéta M. Pipelet en relevant avec effort son chapeau démesurément enfoncé sur ses yeux, qu’il roula autour de lui d’un air égaré.

Rigolette entra, portant une petite bouteille d’absinthe.

– Merci, mam’zelle; êtes-vous complaisante! dit la vieille; puis elle ajouta: Tiens, vieux chéri, siffle-moi ça, ça va te remettre.

Et Anastasie, approchant vivement la fiole des lèvres de M. Pipelet, entreprit de lui faire avaler l’absinthe.

Alfred eut beau se débattre courageusement, sa femme, profitant de la faiblesse de sa victime, lui maintint la tête d’une main ferme et, de l’autre, lui introduisit le goulot de la petite bouteille entre les dents, et le força de boire l’absinthe; après quoi elle s’écria triomphalement:

– Et alllllez donc! Te voilà sur tes pattes, vieux chéri!

En effet, Alfred, après s’être essuyé la bouche du revers de la main, ouvrit ses yeux, se leva debout et demanda d’un ton encore effarouché:

– L’avez-vous vu?

– Qui?

– Est-il parti?

– Mais qui, Alfred?

– Cabrion!

– Il a osé! s’écria la portière.

M. Pipelet, aussi muet que la statue du commandeur, baissa, comme le spectre, deux fois la tête d’un air affirmatif.

– M. Cabrion est venu ici? demanda Rigolette en retenant une violente envie de rire.

– Ce monstre-là est-il déchaîné après Alfred! s’écria Mme Pipelet. Oh! si j’avais été là avec mon balai… Il l’aurait mangé jusqu’au manche. Mais parle donc, Alfred, raconte-nous donc ton malheur!

M. Pipelet fit signe de la main qu’il allait parler.

On écouta l’homme au chapeau tromblon dans un religieux silence.

Il s’exprima en ces termes d’une voix profondément émue:

– Mon épouse venait de me quitter pour m’éviter la peine d’aller, selon le commandement de monsieur (il s’inclina devant Rodolphe), à la mairie, à l’église et chez le traiteur…

– Ce vieux chéri avait eu le cauchemar toute la nuit; j’ai préféré lui éviter ça, dit Anastasie.

– Ce cauchemar m’était envoyé comme un avertissement d’en haut, reprit religieusement le portier. J’avais rêvé Cabrion… je devais souffrir de Cabrion; la journée avait commencé par un attentat sur la taille de mon épouse…

– Alfred… Alfred… tais-toi donc! Ça me gêne devant le monde…, dit Mme Pipelet en minaudant, roucoulant et baissant les yeux d’un air pudique.

– Je croyais avoir payé ma dette de malheur à cette journée de malheur après le départ de ces luxurieux malfaiteurs, reprit M. Pipelet, lorsque… Dieu! mon Dieu!

– Voyons, Alfred, du courage!

– J’en aurai, répondit héroïquement M. Pipelet; il m’en faut… J’en aurai… J’étais donc là, assis tranquillement devant ma table, réfléchissant à un changement que je voulais opérer dans l’empeigne de cette botte, confiée à mon industrie… lorsque j’entends un bruit… un frôlement au carreau de ma loge… Fut-ce un pressentiment… un avis d’en haut? Mon cœur se serra; je levai la tête… et, à travers la vitre, je vis… je vis…

– Cabrion! s’écria Anastasie en joignant les mains.

– Cabrion! répondit sourdement M. Pipelet. Sa figure hideuse était là, collée à la fenêtre, me regardant avec ses yeux de chat… qu’est-ce que je dis?… de tigre!… juste comme dans un rêve… Je voulus parler, ma langue était collée à mon palais; je voulus me lever, j’étais collé à mon siège… ma botte me tomba des mains, et, comme dans tous les événements critiques et importants de ma vie… je restai complètement immobile… Alors la clef tourna dans la serrure, la porte s’ouvrit, Cabrion entra!

– Il entra!… Quel front! reprit Mme Pipelet, aussi atterrée que son mari de cette audace.

– Il entra lentement, reprit Alfred, s’arrêta un moment à la porte, comme pour me fasciner de son regard atroce… puis il s’avança vers moi, s’arrêtant à chaque pas, me transperçant de l’œil, sans dire un mot, droit, muet, menaçant comme un fantôme!…

– C’est-à-dire que j’en ai le dos qui m’en hérisse, dit Anastasie.

– Je restais de plus en plus immobile et assis sur ma chaise… Cabrion s’avançait toujours lentement… me tenant sous son regard comme le serpent l’oiseau… car il me faisait horreur, et malgré moi je le fixais. Il arrive tout près de moi… Je ne puis davantage supporter son aspect révoltant… c’était trop fort… je n’y tiens plus… je ferme les yeux… Alors, je le sens qui ose porter ses mains sur mon chapeau; il le prend par le haut, l’ôte lentement de dessus ma tête… et me met le chef à nu! Je commençais à être saisi d’un vertige… ma respiration était suspendue… les oreilles me bourdonnaient… j’étais de plus en plus collé à mon siège, je fermais les yeux de plus en plus fort. Alors, Cabrion se baisse, me prend ma tête chauve; que j’ai le droit de dire, ou plutôt que j’avais le droit de dire vénérable avant son attentat… il me prend donc la tête entre ses mains froides comme des mains de mort… et sur mon front glacé de sueur il dépose… un baiser effronté! impudique!!!

Anastasie leva les bras au ciel.

– Mon ennemi le plus acharné venir me baiser au front!… me forcer à subir ses dégoûtantes caresses, après m’avoir odieusement persécuté pour posséder de mes cheveux!… une pareille monstruosité me donna beaucoup à penser et me paralysa… Cabrion profita de ma stupeur pour me remettre mon chapeau sur la tête, puis, d’un coup de poing, il me l’enfonça jusque sur les yeux, comme vous l’avez vu. Ce dernier outrage me bouleversa, la mesure fut comblée, tout tourna autour de moi, et je m’évanouis au moment où je le voyais, par-dessous les bords de mon chapeau, sortir de la loge aussi tranquillement, aussi lentement qu’il y était entré.

Puis, comme si ce récit eût épuisé ses forces, M. Pipelet retomba sur sa chaise en levant ses mains au ciel en manière de muette imprécation.

Rigolette sortit brusquement, son courage était à bout, son envie de rire l’étouffait; elle ne put se contraindre plus longtemps. Rodolphe avait lui-même difficilement gardé son sérieux.

Tout à coup, cette rumeur confuse qui annonce l’arrivée d’un rassemblement populaire retentit dans la rue; on entendit un grand tumulte en dehors de la porte de l’allée, et bientôt des crosses de fusil résonnèrent sur la dalle de la porte.

VIII L’arrestation

– Mon Dieu! monsieur Rodolphe, s’écria Rigolette en accourant pâle et tremblante, il y a là un commissaire de police et la garde!

– La justice divine veille sur moi! dit M. Pipelet dans un élan de religieuse reconnaissance; on vient arrêter Cabrion… Malheureusement il est trop tard!

Un commissaire de police, reconnaissable à l’écharpe que l’on apercevait sous son habit noir, entra dans la loge; sa physionomie était grave, digne et sévère.

– Monsieur le commissaire, il est trop tard, le malfaiteur s’est évadé! dit tristement M. Pipelet; mais je puis vous donner son signalement… Sourire atroce, regards effrontés… manières…

– De qui parlez-vous? demanda le magistrat.

– De Cabrion! monsieur le commissaire… Mais, en se hâtant, il serait peut-être encore temps de l’atteindre, répondit M. Pipelet.

– Je ne sais pas ce que c’est que Cabrion, dit impatiemment le magistrat; le nommé Jérôme Morel, ouvrier lapidaire, demeure dans cette maison?

– Oui, mon commissaire, dit Mme Pipelet, se mettant au port d’arme.

– Conduisez-moi à son logement.

– Morel le lapidaire! reprit la portière au comble de la surprise; mais c’est la brebis du bon Dieu! Il est incapable de…

– Jérôme Morel demeure-t-il ici, oui ou non?

– Il y demeure, mon commissaire… avec sa famille, dans une mansarde.

– Conduisez-moi donc à cette mansarde.

Puis s’adressant à un homme qui l’accompagnait, le magistrat lui dit:

– Que les deux gardes municipaux attendent en bas et ne quittent pas l’allée. Envoyez Justin chercher un fiacre.

L’homme s’éloigna pour exécuter ces ordres.

– Maintenant, reprit le magistrat en s’adressant à M. Pipelet, conduisez-moi chez Morel.

– Si ça vous est égal, mon commissaire, je remplacerai Alfred; il est indisposé des suites de Cabrion… qui, comme les choux, lui reste sur le pylore.

– Vous ou votre mari, peu importe, allons!

Et, précédé de Mme Pipelet, il commença de monter l’escalier; mais bientôt il s’arrêta, se voyant suivi par Rodolphe et par Rigolette.

– Qui êtes-vous? Que voulez-vous? leur demanda-t-il.

– C’est les deux locataires du quatrième, dit Mme Pipelet.

– Pardon! monsieur, j’ignorais que vous fussiez de la maison, dit-il à Rodolphe.

Celui-ci, augurant bien des manières polies du magistrat, lui dit:

– Vous allez trouver une famille désespérée, monsieur; je ne sais quel nouveau coup menace ce malheureux artisan, mais il a été cruellement éprouvé cette nuit… Une de ses filles, déjà épuisée par la maladie, est morte… sous ses yeux… morte de froid et de misère…

– Serait-il possible?

– C’est la vérité, mon commissaire, dit Mme Pipelet. Sans monsieur, qui vous parle, et qui est le roi des locataires, puisqu’il a sauvé par ses bienfaits le pauvre Morel de la prison, toute la famille du lapidaire serait morte de faim.

Le commissaire regardait Rodolphe avec autant d’intérêt que de surprise.

– Rien de plus simple, monsieur, reprit celui-ci; une personne très-charitable, sachant que Morel, dont je vous garantis l’honneur et la probité, était dans une position aussi déplorable que peu méritée, m’a chargé de payer une lettre de change pour laquelle les recors allaient traîner en prison ce pauvre ouvrier, seul soutien d’une famille nombreuse.

À son tour, frappé de la noble physionomie de Rodolphe et de la dignité de ses manières, le magistrat lui répondit:

– Je ne doute pas de la probité de Morel; je regrette seulement d’avoir à remplir une pénible mission devant vous, monsieur, qui vous intéressez si vivement à cette famille.

– Que voulez-vous dire, monsieur?

– D’après les services que vous avez rendus aux Morel, d’après votre langage, je vois, monsieur, que vous êtes un galant homme. N’ayant d’ailleurs aucune raison de cacher l’objet du mandat que j’ai à exercer, je vous avouerai qu’il s’agit de l’arrestation de Louise Morel, la fille du lapidaire.

Le souvenir du rouleau d’or offert aux gardes du commerce par la jeune fille revint à la pensée de Rodolphe.

– De quoi est-elle donc accusée, mon Dieu?

– Elle est sous le coup d’une prévention d’infanticide.

– Elle! Elle!… Oh! son pauvre père!

– D’après ce que vous m’apprenez, monsieur, je conçois que, dans les tristes circonstances où se trouve cet artisan, ce nouveau coup lui sera terrible… Malheureusement je dois obéir aux ordres que j’ai reçus.

– Mais il s’agit seulement d’une simple prévention? s’écria Rodolphe. Les preuves manquent, sans doute?

– Je ne puis m’expliquer davantage à ce sujet… La justice a été mise sur la voie de ce crime, ou plutôt de cette présomption, par la déclaration d’un homme respectable à tous égards… le maître de Louise Morel.

– Jacques Ferrand le notaire? dit Rodolphe indigné.

– Oui, monsieur… Mais pourquoi cette vivacité?

– M. Jacques Ferrand est un misérable, monsieur!

– Je vois avec peine que vous ne connaissez pas celui dont vous parlez, monsieur; M. Jacques Ferrand est l’homme le plus honorable du monde; il est d’une probité reconnue de tous.

– Je vous répète, monsieur, que ce notaire est un misérable… Il a voulu faire emprisonner Morel parce que sa fille a repoussé ses propositions infâmes. Si Louise n’est accusée que sur la dénonciation d’un pareil homme… avouez, monsieur, que cette présomption mérite peu de créance.

– Il ne m’appartient pas, monsieur, et il ne me convient pas de discuter la valeur des déclarations de M. Ferrand, dit froidement le magistrat; la justice est saisie de cette affaire, les tribunaux décideront; quant à moi, j’ai l’ordre de m’assurer de la personne de Louise Morel, et j’exécute mon mandat.

– Vous avez raison, monsieur, je regrette qu’un mouvement d’indignation peut-être légitime m’ait fait oublier que ce n’était en effet ni le lieu ni le moment d’élever une discussion pareille. Un mot seulement: le corps de l’enfant que Morel a perdu est resté dans sa mansarde, j’ai offert ma chambre à cette famille pour lui épargner le triste spectacle de ce cadavre; c’est donc chez moi que vous trouverez le lapidaire et probablement sa fille. Je vous en conjure, monsieur, au nom de l’humanité, n’arrêtez pas brusquement Louise au milieu de ces infortunés, à peine arrachés à un sort épouvantable. Morel a éprouvé tant de secousses cette nuit que sa raison n’y résisterait pas; sa femme est aussi dangereusement malade, un tel coup la tuerait.

– J’ai toujours, monsieur, exécuté mes ordres avec tous les ménagements possibles, j’agirai de même dans cette circonstance.

– Si vous me permettiez, monsieur, de vous demander une grâce? Voici ce que je vous proposerais: la jeune fille qui nous suit avec la portière occupe une chambre voisine de la mienne, je ne doute pas qu’elle ne la mette à votre disposition; vous pourriez d’abord y mander Louise, puis, s’il le faut, Morel, pour que sa fille lui fasse ses adieux… Au moins vous éviterez à une pauvre mère malade et infirme une scène déchirante.

– Si cela peut s’arranger ainsi, monsieur… volontiers.

La conversation que nous venons de rapporter avait eu lieu à demi-voix, pendant que Rigolette et Mme Pipelet se tenaient discrètement à plusieurs marches de distance du commissaire et de Rodolphe; celui-ci descendit auprès de la grisette, que la présence du commissaire rendait toute tremblante, et lui dit:

– Ma pauvre voisine, j’attends de vous un nouveau service; il faudrait me laisser libre de disposer de votre chambre pendant une heure.

– Tant que vous voudrez, monsieur Rodolphe… Vous avez ma clef. Mais, mon Dieu, qu’est-ce qu’il y a donc?

– Je vous l’apprendrai tantôt; ce n’est pas tout, il faudrait être assez bonne pour retourner au Temple dire qu’on n’apporte que dans une heure ce que nous avons acheté.

– Bien volontiers, monsieur Rodolphe; mais est-ce qu’il arrive encore malheur aux Morel?

– Hélas! oui, il leur arrive quelque chose de bien triste, vous ne le saurez que trop tôt.

– Allons, mon voisin, je cours au Temple… Mon Dieu! moi qui, grâce à vous, croyais ces braves gens hors de peine… dit la grisette; et elle descendit rapidement l’escalier.

Rodolphe avait voulu surtout épargner à Rigolette le triste tableau de l’arrestation de Louise.

– Mon commissaire, dit Mme Pipelet, puisque mon roi des locataires vous conduit, je peux aller retrouver Alfred? Il m’inquiète; c’est à peine si tout à l’heure il était remis de son indisposition de Cabrion.

– Allez… allez, dit le magistrat; et il resta seul avec Rodolphe. Tous deux arrivèrent sur le palier du quatrième, en face de la chambre où étaient alors provisoirement établis le lapidaire et sa famille.

Tout à coup la porte s’ouvrit.

Louise, pâle, éplorée, sortit brusquement.

– Adieu! Adieu! mon père, s’écria-t-elle, je reviendrai, il faut que je parte.

– Louise, mon enfant, écoute-moi donc, reprit Morel en suivant sa fille et en tâchant de la retenir.

À la vue de Rodolphe, du magistrat, Louise et le lapidaire restèrent immobiles.

– Ah! monsieur, vous notre sauveur, dit l’artisan en reconnaissant Rodolphe, aidez-moi donc à empêcher Louise de partir. Je ne sais ce qu’elle a, elle me fait peur; elle veut s’en aller. N’est-ce pas, monsieur, qu’il ne faut plus qu’elle retourne chez son maître? N’est-ce pas que vous m’avez dit: «Louise ne vous quittera plus, ce sera votre récompense.» Oh! à cette bienheureuse promesse, je l’avoue, un moment j’ai oublié la mort de ma pauvre petite Adèle; mais aussi je veux n’être plus séparé de toi, Louise, jamais! jamais!

Le cœur de Rodolphe se brisa, il n’eut pas la force de répondre une parole.

Le commissaire dit sévèrement à Louise:

– Vous vous appelez Louise Morel?

– Oui, monsieur, répondit la jeune fille interdite.

Rodolphe avait ouvert la chambre de Rigolette.

– Vous êtes Jérôme Morel, son père? ajouta le magistrat en s’adressant au lapidaire.

– Oui… monsieur… mais…

– Entrez là avec votre fille.

Et le magistrat montra la chambre de Rigolette, où se trouvait déjà Rodolphe.

Rassurés par la présence de ce dernier, le lapidaire et Louise, étonnés, troublés, obéirent au commissaire; celui-ci ferma la porte et dit à Morel avec émotion:

– Je sais combien vous êtes honnête et malheureux; c’est donc à regret que je vous apprends qu’au nom de la loi… je viens arrêter votre fille.

– Tout est découvert… je suis perdue!… s’écria Louise épouvantée, en se jetant dans les bras de son père.

– Qu’est-ce que tu dis?… Qu’est-ce que tu dis?… reprit Morel stupéfait. Tu es folle… pourquoi perdue?… T’arrêter!… Pourquoi t’arrêter?… Qui viendrait t’arrêter?…

– Moi… au nom de la loi! et le commissaire montra son écharpe.

– Oh! malheureuse!… Malheureuse!… s’écria Louise en tombant agenouillée.

– Comment! Au nom de la loi? dit l’artisan, dont la raison, fortement ébranlée par ce nouveau coup, commençait à s’affaiblir; pourquoi arrêter ma fille au nom de la loi?… Je réponds de Louise, moi; c’est ma fille, ma digne fille… pas vrai, Louise? Comment? t’arrêter, quand notre bon ange te rend à nous pour nous consoler de la mort de ma petite Adèle? Allons donc! Ça ne se peut pas!… Et puis, monsieur le commissaire, parlant par respect, on n’arrête que les misérables, entendez-vous?… Et Louise, ma fille, n’est pas une misérable. Bien sûr, vois-tu, mon enfant, ce monsieur se trompe… Je m’appelle Morel; il y a plus d’un Morel… tu t’appelles Louise; il y a plus d’une Louise… c’est ça; voyez-vous, monsieur le commissaire, il y a erreur, certainement il y a erreur!

– Il n’y a malheureusement pas erreur!… Louise Morel, faites vos adieux à votre père.

– Vous m’enlevez ma fille, vous!… s’écria l’ouvrier furieux de douleur, en s’avançant vers le magistrat d’un air menaçant.

Rodolphe saisit le lapidaire par le bras et lui dit:

– Calmez-vous, espérez; votre fille vous sera rendue… son innocence sera prouvée; elle n’est sans doute pas coupable.

– Coupable de quoi?… Elle ne peut être coupable de rien… Je mettrai ma main au feu que… Puis, se souvenant de l’or que Louise avait apporté pour payer la lettre de change, Morel s’écria: Mais cet argent!… cet argent de ce matin, Louise?

Et il jeta sur sa fille un regard terrible.

Louise comprit.

– Moi, voler! s’écria-t-elle, et les joues colorées d’une généreuse indignation, son accent, son geste rassurèrent son père.

– Je le savais bien! s’écria-t-il. Vous voyez, monsieur le commissaire… Elle le nie… et de sa vie, elle n’a menti, je vous le jure… Demandez à tous ceux qui la connaissent, ils vous l’affirmeront comme moi. Elle, mentir! Ah! bien oui… elle est trop fière pour ça; d’ailleurs, la lettre de change a été payée par notre bienfaiteur… Cet or, elle ne veut pas le garder; elle allait le rendre à la personne qui le lui a prêté en lui défendant de la nommer… n’est-ce pas, Louise?

– On n’accuse pas votre fille d’avoir volé, dit le magistrat.

– Mais, mon Dieu! de quoi l’accuse-t-on alors? Moi, son père, je vous jure que, de quoi qu’on puisse l’accuser, elle est innocente; et de ma vie non plus je n’ai menti.

– À quoi bon connaître cette accusation? lui dit Rodolphe, ému de ses douleurs; l’innocence de Louise sera prouvée; la personne qui s’intéresse vivement à vous protégera votre fille… Allons, du courage… cette fois encore la Providence ne vous faillira pas. Embrassez votre fille, vous la reverrez bientôt…

– Monsieur le commissaire, s’écria Morel sans écouter Rodolphe, on n’enlève pas une fille à son père sans lui dire au moins de quoi on l’accuse! Je veux tout savoir… Louise, parleras-tu?

– Votre fille est accusée d’infanticide, dit le magistrat.

– Je… je… ne comprends pas… je vous…

Et Morel, atterré, balbutia quelques mots sans suite.

– Votre fille est accusée d’avoir tué son enfant, reprit le commissaire profondément ému de cette scène, mais il n’est pas encore prouvé qu’elle ait commis ce crime.

– Oh! non, cela n’est pas, monsieur, cela n’est pas! s’écria Louise avec force en se relevant. Je vous jure qu’il était mort! Il ne respirait plus… il était glacé… j’ai perdu la tête… voilà mon crime… Mais tuer mon enfant, oh! jamais!…

– Ton enfant, misérable! s’écria Morel en levant ses deux mains sur Louise, comme s’il eût voulu l’anéantir sous ce geste et sous cette imprécation terrible.

– Grâce, mon père! Grâce!… s’écria-t-elle.

Après un moment de silence effrayant, Morel reprit avec un calme plus effrayant encore:

– Monsieur le commissaire, emmenez cette créature… ce n’est pas là ma fille…

Le lapidaire voulut sortir; Louise se jeta à ses genoux, qu’elle embrassa de ses deux bras, et la tête renversée en arrière, éperdue et suppliante, elle s’écria:

– Mon père! écoutez-moi seulement… écoutez-moi!

– Monsieur le commissaire, emmenez-la donc, je vous l’abandonne, disait le lapidaire en faisant tous ses efforts pour se dégager des étreintes de Louise.

– Écoutez-la, lui dit Rodolphe en l’arrêtant, ne soyez pas maintenant impitoyable.

– Elle!!! mon Dieu! mon Dieu!… Elle!!! répétait Morel en portant ses deux mains à son front, elle déshonorée!… Oh! l’infâme!… l’infâme!

– Et si elle s’est déshonorée pour vous sauver?… lui dit tout bas Rodolphe.

Ces mots firent sur Morel une impression foudroyante; il regarda sa fille éplorée, toujours agenouillée à ses pieds; puis, l’interrogeant d’un coup d’œil impossible à peindre, il s’écria d’une voix sourde, les dents serrées par la rage:

– Le notaire?

Une réponse vint sur les lèvres de Louise… Elle allait parler, mais, la réflexion l’arrêtant sans doute, elle baissa la tête en silence et resta muette.

– Mais non, il voulait me faire emprisonner ce matin! reprit Morel en éclatant, ce n’est donc pas lui?… Oh! tant mieux!… tant mieux!… Elle n’a pas même d’excuse à sa faute, je ne serai pour rien dans son déshonneur… Je pourrai sans remords la maudire!…

– Non! non!… ne me maudissez pas, mon père!… À vous, je dirai tout… à vous seul; et vous verrez… vous verrez si je ne mérite pas votre pardon…

– Écoutez-la, par pitié! lui dit Rodolphe.

– Que m’apprendra-t-elle? Son infamie?… Elle va être publique; j’attendrai…

– Monsieur!… s’écria Louise en s’adressant au magistrat, par pitié! laissez-moi dire quelques mots à mon père… avant de le quitter pour jamais, peut-être… Et devant vous aussi, notre sauveur, je parlerai… mais seulement devant vous et devant mon père…

– J’y consens, dit le magistrat.

– Serez-vous donc insensible? Refuserez-vous cette dernière consolation à votre enfant? demanda Rodolphe à Morel. Si vous croyez me devoir quelque reconnaissance pour les bontés que j’ai attirées sur vous, rendez-vous à la prière de votre fille.

Après un moment de farouche et morne silence, Morel répondit: «Allons!…»

– Mais… où irons-nous?… demanda Rodolphe, votre famille est à côté…

– Où nous irons? s’écria le lapidaire avec une ironie amère; où nous irons? là-haut… dans la mansarde… à côté du corps de ma fille… le lieu est bien choisi pour cette confession… n’est-ce pas? Allons… nous verrons si Louise osera mentir en face du cadavre de sa sœur. Allons!

Et Morel sortit précipitamment, d’un air égaré, sans regarder Louise.

– Monsieur, dit tout bas le commissaire à Rodolphe, de grâce, dans l’intérêt de ce pauvre père, ne prolongez pas cet entretien. Vous disiez vrai, sa raison n’y résisterait pas; tout à l’heure son regard était presque celui d’un fou…

– Hélas! monsieur, je crains comme vous un terrible et nouveau malheur; je vais abréger autant que possible ces adieux déchirants.

Et Rodolphe rejoignit le lapidaire et sa fille.

Si étrange, si lugubre que fût la détermination de Morel, elle était d’ailleurs, pour ainsi dire, commandée par les localités; le magistrat consentait à attendre l’issue de cet entretien dans la chambre de Rigolette, la famille Morel occupait le logement de Rodolphe, il ne restait que la mansarde.

Ce fut dans ce funèbre réduit que se rendirent Louise, son père et Rodolphe.

IX Confession

Sombre et cruel spectacle!

Au milieu de la mansarde, telle que nous l’avons dépeinte, reposait, sur la couche de l’idiote, le corps de la petite fille morte le matin; un lambeau de drap la recouvrait.

La rare et vive clarté filtrée par l’étroite lucarne jetait sur les figures des trois acteurs de cette scène des lumières et des ombres durement tranchées.

Rodolphe, debout et adossé au mur, était péniblement ému.

Morel, assis sur le bord de son établi, la tête baissée, les mains pendantes, le regard fixe, farouche, ne quittait pas des yeux le matelas où étaient déposés les restes de la petite Adèle.

À cette vue, le courroux, l’indignation du lapidaire s’affaiblirent et se changèrent en une tristesse d’une amertume inexprimable; son énergie l’abandonnait, il s’affaissait sous ce nouveau coup.

Louise, d’une pâleur mortelle, se sentait défaillir; la révélation qu’elle devait faire l’épouvantait. Pourtant elle se hasarda à prendre en tremblant la main de son père, cette pauvre main amaigrie, déformée par l’excès du travail.

Il ne la retira pas; alors sa fille, éclatant en sanglots, la couvrit de baisers et la sentit bientôt se presser légèrement contre ses lèvres. La colère de Morel avait cessé; ses larmes, longtemps contenues, coulèrent enfin.

– Mon père! si vous saviez? s’écria Louise, si vous saviez comme je suis à plaindre!

– Oh! tiens, vois-tu, ce sera le chagrin de toute ma vie, Louise, de toute ma vie, répondit le lapidaire en pleurant. Toi, mon Dieu!… toi en prison… sur le banc des criminels… toi, si fière… quand tu avais le droit d’être fière… Non! reprit-il dans un nouvel accès de douleur désespérée, non! je préférerais te voir sous le drap de mort à côté de ta pauvre petite sœur…

– Et moi aussi, je voudrais y être! répondit Louise.

– Tais-toi, malheureuse enfant, tu me fais mal… J’ai eu tort de te dire cela; j’ai été trop loin… Allons, parle; mais, au nom de Dieu, ne mens pas… Si affreuse que soit la vérité, dis-la-moi… que je l’apprenne de toi… elle me paraîtra moins cruelle… Parle, hélas! les moments nous sont comptés; en bas… on t’attend. Oh! les tristes… tristes adieux, juste ciel!

– Mon père, je vous dirai tout…, reprit Louise, s’armant de résolution; mais promettez-moi, et que notre sauveur me promette aussi de ne répéter ceci à personne… à personne… S’il savait que j’ai parlé, voyez-vous… Oh! ajouta-t-elle en frissonnant de terreur, vous seriez perdus… perdus comme moi… car vous ne savez pas la puissance et la férocité de cet homme!

– De quel homme?

– De mon maître…

– Le notaire?

– Oui…, dit Louise à voix basse et en regardant autour d’elle, comme si elle eût craint d’être entendue.

– Rassurez-vous, reprit Rodolphe; cet homme est cruel et puissant, peu importe, nous le combattrons! Du reste, si je révélais ce que vous allez nous dire, ce serait seulement dans votre intérêt ou dans celui de votre père.

– Et moi aussi, Louise, si je parlais, ce serait pour tâcher de te sauver. Mais qu’a-t-il encore fait, ce méchant homme?

– Ce n’est pas tout, dit Louise, après un moment de réflexion, dans ce récit il sera question de quelqu’un qui m’a rendu un grand service… qui a été pour mon père et pour notre famille plein de bonté; cette personne était employée chez M. Ferrand lorsque j’y suis entrée, elle m’a fait jurer de ne pas la nommer.

Rodolphe, pensant qu’il s’agissait peut-être de Germain, dit à Louise:

– Si vous voulez parler de François Germain… soyez tranquille, son secret sera bien gardé par votre père et par moi.

Louise regarda Rodolphe avec surprise.

– Vous le connaissez? dit-elle.

– Comment! ce bon, cet excellent jeune homme qui a demeuré ici pendant trois mois était employé chez le notaire quand tu y es entrée? dit Morel. La première fois que tu l’as vu ici, tu as eu l’air de ne pas le connaître?…

– Cela était convenu entre nous, mon père; il avait de graves raisons pour cacher qu’il travaillait chez M. Ferrand. C’est moi qui lui avais indiqué la chambre du quatrième qui était à louer ici, sachant qu’il serait pour vous un bon voisin…

– Mais, reprit Rodolphe, qui a donc placé votre fille chez le notaire?

– Lors de la maladie de ma femme, j’avais dit à Mme Burette, la prêteuse sur gages, qui loge ici, que Louise voulait entrer en maison pour nous aider. Mme Burette connaissait la femme de charge du notaire; elle m’a donné pour elle une lettre où elle lui recommandait Louise comme un excellent sujet. Maudite… maudite soit cette lettre!… elle est la cause de tous nos malheurs… Enfin, monsieur, voilà comment ma fille est entrée chez le notaire.

– Quoique je sois instruit de quelques-uns des faits qui ont causé la haine de M. Ferrand contre votre père, dit Rodolphe à Louise, je vous prie, racontez-moi en peu de mots ce qui s’est passé entre vous et le notaire depuis votre entrée à son service… cela pourra servir à vous défendre.

– Pendant les premiers temps de mon séjour chez M. Ferrand, reprit Louise, je n’ai pas eu à me plaindre de lui. J’avais beaucoup de travail, la femme de charge me rudoyait souvent, la maison était triste, mais j’endurais avec patience; le service est le service; ailleurs j’aurais eu d’autres désagréments. M. Ferrand avait une figure sévère, il allait à la messe, il recevait souvent des prêtres; je ne me défiais pas de lui. Dans les commencements, il me regardait à peine; il me parlait très-durement, surtout en présence des étrangers.

«Excepté le portier, qui logeait sur la rue, dans le corps de logis où est l’étude, j’étais seule de domestique avec Mme Séraphin, la femme de charge. Le pavillon que nous occupions était une grande masure isolée, entre la cour et le jardin. Ma chambre était tout en haut. Bien souvent j’avais peur, restant le soir toujours seule, ou dans la cuisine, qui est souterraine, ou dans ma chambre. La nuit, il me semblait quelquefois entendre des bruits sourds et extraordinaires à l’étage au-dessous de moi, que personne n’habitait, et où seulement M. Germain venait souvent travailler dans le jour; deux des fenêtres de cet étage étaient murées, et une des portes, très-épaisse, était renforcée de lames de fer. La femme de charge m’a dit depuis que dans cet endroit se trouvait la caisse de M. Ferrand.

«Un jour j’avais veillé très-tard pour finir des raccommodages pressés; j’allais pour me coucher, lorsque j’entendis marcher doucement dans le petit corridor au bout duquel était ma chambre; on s’arrêta à ma porte; d’abord je supposai que c’était la femme de charge; mais, comme on n’entrait pas, cela me fit peur; je n’osais bouger, j’écoutais, on ne remuait pas, j’étais pourtant sûre qu’il y avait quelqu’un derrière ma porte: je demandai par deux fois qui était là… on ne me répondit rien. De plus en plus effrayée, je poussai ma commode contre la porte, qui n’avait ni verrou, ni serrure. J’écoutai toujours, rien ne bougea; au bout d’une demi-heure, qui me parut bien longue, je me jetai sur mon lit; la nuit se passa tranquillement. Le lendemain, je demandai à la femme de charge la permission de faire mettre un verrou à ma chambre, qui n’avait pas de serrure, lui racontant ma peur de la nuit; elle me répondit que j’avais rêvé, qu’il fallait d’ailleurs m’adresser à M. Ferrand pour ce verrou. À ma demande, il haussa les épaules, me dit que j’étais folle; je n’osai plus en parler.

«À quelque temps de là, arriva le malheur du diamant. Mon père, désespéré, ne savait comment faire. Je contai son chagrin à Mme Séraphin, elle me répondit: «Monsieur est si charitable qu’il fera peut-être quelque chose pour votre père.» Le soir même, je servais à table, M. Ferrand me dit brusquement: «Ton père a besoin de treize cents francs; va ce soir lui dire de passer demain à mon étude, il aura son argent. C’est un honnête homme, il mérite qu’on s’intéresse à lui.» À cette marque de bonté, je fondis en larmes: je ne savais comment remercier mon maître; il me dit avec sa brusquerie ordinaire: «C’est bon, c’est bon; ce que je fais est tout simple…» Le soir, après mon ouvrage, je vins annoncer cette bonne nouvelle à mon père, et le lendemain…

– J’avais les treize cents francs contre une lettre de change à trois mois de date, acceptée en blanc par moi, dit Morel; je fis comme Louise, je pleurai de reconnaissance; j’appelai cet homme mon bienfaiteur… mon sauveur. Oh! il a fallu qu’il fût bien méchant pour détruire la reconnaissance et la vénération que je lui avais vouées…

– Cette précaution de vous faire souscrire une lettre de change en blanc, à une échéance tellement rapprochée que vous ne pouviez la payer, n’éveilla pas vos soupçons? lui demanda Rodolphe.

– Non, monsieur; j’ai cru que le notaire prenait ses sûretés, voilà tout; d’ailleurs, il me dit que je n’avais pas besoin de songer à rembourser cette somme avant deux ans; tous les trois mois je lui renouvellerais seulement la lettre de change pour plus de régularité; cependant, à la première échéance, on l’a présentée ici, elle n’a pas été payée, il a obtenu jugement contre moi, sous le nom d’un tiers; mais il m’a fait dire que ça ne devait pas m’inquiéter… que c’était une erreur de son huissier.

– Il voulait ainsi vous tenir en sa puissance, dit Rodolphe.

– Hélas! oui, monsieur; car ce fut à dater de ce jugement qu’il commença de… Mais continue, Louise… continue… Je ne sais plus où j’en suis… la tête me tourne… j’ai comme des absences… j’en deviendrai fou!… C’est par trop aussi… c’est par trop!…

Rodolphe calma le lapidaire… Louise reprit:

– Je redoublais de zèle, afin de reconnaître, comme je le pouvais, les bontés de M. Ferrand pour nous. La femme de charge me prit dès lors en grande aversion; elle trouvait du plaisir à me tourmenter, à me mettre dans mon tort en ne me répétant pas les ordres que M. Ferrand lui donnait pour moi; je souffrais de ces désagréments, j’aurais préféré une autre place; mais l’obligation que mon père avait à mon maître m’empêchait de m’en aller. Depuis trois mois M. Ferrand avait prêté cet argent; il continuait de me brusquer devant Mme Séraphin; cependant il me regardait quelquefois à la dérobée d’une manière qui m’embarrassait, et il souriait en me voyant rougir.

– Vous comprenez, monsieur? Il était alors en train d’obtenir contre moi une contrainte par corps.

– Un jour, reprit Louise, la femme de charge sort après le dîner, contre son habitude; les clercs quittent l’étude; ils logeaient dehors. M. Ferrand envoie le portier en commission, je reste à la maison seule avec mon maître; je travaillais dans l’antichambre, il me sonne. J’entre dans sa chambre à coucher, il était debout devant la cheminée; je m’approche de lui, il se retourne brusquement, me prend dans ses bras… Sa figure était rouge comme du sang, ses yeux brillaient. J’eus une peur affreuse, la frayeur m’empêcha d’abord de faire un mouvement; mais, quoiqu’il soit très-fort, je me débattis si vivement que je lui échappai; je me sauvai dans l’antichambre, dont je poussai la porte, la tenant de toutes mes forces; la clef était de son côté.

– Vous l’entendez, monsieur, vous l’entendez, dit Morel à Rodolphe, voilà la conduite de ce digne bienfaiteur.

– Au bout de quelques moments la porte céda sous ses efforts, reprit Louise, heureusement la lampe était à ma portée, j’eus le temps de l’éteindre. L’antichambre était éloignée de la pièce où il se tenait; il se trouva tout à coup dans l’obscurité, il m’appela, je ne répondis pas; il me dit alors d’une voix tremblante de colère: «Si tu essaies de m’échapper, ton père ira en prison pour les treize cents francs qu’il me doit et qu’il ne peut payer.» Je le suppliai d’avoir pitié de moi, je lui promis de faire tout au monde pour le bien servir, pour reconnaître ses bontés, mais je lui déclarai que rien ne me forcerait à m’avilir.

– C’est pourtant bien là le langage de Louise, dit Morel, de ma Louise quand elle avait le droit d’être fière. Mais comment?… Enfin, continue, continue…

– Je me trouvais toujours dans l’obscurité; j’entends, au bout d’un moment, fermer la porte de sortie de l’antichambre, que mon maître avait trouvée, à tâtons. Il me tenait ainsi en son pouvoir; il court chez lui et revient bientôt avec une lumière. Je n’ose vous dire, mon père, la lutte nouvelle qu’il me fallut soutenir, ses menaces, ses poursuites de chambre en chambre: heureusement le désespoir, la peur, la colère me donnèrent des forces: ma résistance le rendait furieux, il ne se possédait plus. Il me maltraita, me frappa; j’avais la figure en sang…

– Mon Dieu! Mon Dieu! s’écria le lapidaire en levant les mains au ciel, ce sont là des crimes pourtant… et il n’y a pas de punition pour un tel monstre… il n’y en a pas…

– Peut-être, dit Rodolphe, qui semblait réfléchir profondément; puis, s’adressant à Louise: Courage! Dites tout.

– Cette lutte durait depuis longtemps; mes forces m’abandonnaient, lorsque le portier, qui était rentré, sonna deux coups: c’était une lettre qu’on annonçait. Craignant, si je n’allais pas la chercher, que le portier ne l’apportât lui-même, M. Ferrand me dit: «- Va-t’en!… Dis un mot, et ton père est perdu; si tu cherches à sortir de chez moi, il est encore perdu; si on vient aux renseignements sur toi, je t’empêcherai de te placer, en laissant entendre, sans l’affirmer, que tu m’as volé. Je dirai de plus que tu es une détestable servante…» Le lendemain de cette scène, malgré les menaces de mon maître, j’accourus ici tout dire à mon père. Il voulait me faire à l’instant quitter cette maison… mais la prison était là… Le peu que je gagnais devenait indispensable à notre famille depuis la maladie de ma mère… Et les mauvais renseignements que M. Ferrand me menaçait de donner sur moi m’auraient empêchée de me placer ailleurs pendant bien longtemps peut-être.

– Oui, dit Morel avec une sombre amertume, nous avons eu la lâcheté, l’égoïsme de laisser notre enfant retourner là… Oh! je vous le disais bien, la misère… la misère… que d’infamies elle fait commettre!…

– Hélas! mon père, n’avez-vous pas essayé de toutes manières de vous procurer ces treize cents francs? Cela étant impossible, il a bien fallu nous résigner.

– Va, va, continue… Les tiens ont été tes bourreaux; nous sommes plus coupables que toi du malheur qui t’arrive, dit le lapidaire en cachant sa figure dans ses mains.

– Lorsque je revis mon maître, reprit Louise, il fut pour moi, comme il avait été avant la scène dont je vous ai parlé, brusque et dur; il ne me dit pas un mot du passé; la femme de charge continua de me tourmenter; elle me donnait à peine ce qui m’était nécessaire pour me nourrir, enfermait le pain sous clef; quelquefois, par méchanceté, elle souillait devant moi les restes du repas qu’on me laissait, car presque toujours elle mangeait avec M. Ferrand. La nuit, je dormais à peine, je craignais à chaque instant de voir le notaire entrer dans ma chambre, qui ne fermait pas; il m’avait fait ôter la commode que je mettais devant ma porte pour me garder; il ne me restait qu’une chaise, une petite table et ma malle. Je tâchais de me barricader avec cela comme je pouvais, et je me couchais tout habillée. Pendant quelque temps il me laissa tranquille; il ne me regardait même pas. Je commençais à me rassurer un peu, pensant qu’il ne songeait plus à moi. Un dimanche, il m’avait permis de sortir; je vins annoncer cette bonne nouvelle à mon père et à ma mère: nous étions tous bien heureux!… C’est jusqu’à ce moment que vous avez tout su, mon père… Ce qui me reste à vous dire – et la voix de Louise trembla – est affreux… je vous l’ai toujours caché.

– Oh! j’en étais bien sûr… bien sûr… que tu me cachais un secret, s’écria Morel avec une sorte d’égarement et une singulière volubilité d’expression qui étonna Rodolphe. Ta pâleur, tes traits… auraient dû m’éclairer. Cent fois je l’ai dit à ta mère… mais bah! bah! bah! elle me rassurait… La voilà bien! La voilà bien! Pour échapper au mauvais sort, laisser notre fille chez ce monstre!… Et notre fille, où va-t-elle? sur le banc des criminels… La voilà bien! Ah! mais aussi… enfin… qui sait?… Au fait… parce qu’on est pauvre… oui… mais les autres?… Bah… bah… les autres… Puis, s’arrêtant comme pour rassembler ses pensées qui lui échappaient, Morel se frappa le front et s’écria: Tiens! je ne sais plus ce que je dis… la tête me fait un mal horrible… il me semble que je suis gris…

Et il cacha sa tête dans ses deux mains.

Rodolphe ne voulut pas laisser voir à Louise combien il était effrayé de l’incohérence du langage du lapidaire; il reprit gravement:

– Vous n’êtes pas juste, Morel; ce n’est pas pour elle seule, mais pour sa mère, pour ses enfants, pour vous-même, que votre pauvre femme redoutait les funestes conséquences de la sortie de Louise de chez le notaire… N’accusez personne… Que toutes les malédictions, que toutes les haines retombent sur un seul homme… sur ce monstre d’hypocrisie, qui plaçait une fille entre le déshonneur et la ruine… la mort peut-être de son père et de sa famille; sur ce maître qui abusait d’une manière infâme de son pouvoir de maître… Mais patience, je vous l’ai dit, la Providence réserve souvent au crime des vengeances surprenantes et épouvantables.

Les paroles de Rodolphe étaient, pour ainsi dire, empreintes d’un tel caractère de certitude et de conviction en parlant de cette vengeance providentielle, que Louise regarda son sauveur avec surprise, presque avec crainte.

– Continuez, mon enfant, reprit Rodolphe en s’adressant à Louise, ne nous cachez rien… cela est plus important que vous ne le pensez.

– Je commençais donc à me rassurer un peu, dit Louise, lorsqu’un soir M. Ferrand et la femme de charge sortirent chacun de leur côté. Ils ne dînèrent pas à la maison, je restai seule; comme d’habitude, on me laissa ma ration d’eau, de pain et de vin, après avoir fermé à clef les buffets. Mon ouvrage terminé, je dînai, et puis, ayant peur toute seule dans les appartements, je remontai dans ma chambre, après avoir allumé la lampe de M. Ferrand. Quand il sortait le soir, on ne l’attendait jamais. Je me mis à travailler, et, contre mon ordinaire, peu à peu le sommeil me gagna… Ah! mon père! s’écria Louise en s’interrompant avec crainte, vous allez ne pas me croire… vous allez m’accuser de mensonge… et pourtant, tenez, sur le corps de ma pauvre petite sœur, je vous jure que je vous dis bien la vérité…

– Expliquez-vous, dit Rodolphe.

– Hélas! monsieur, depuis sept mois je cherche en vain à m’expliquer à moi-même cette nuit affreuse… sans pouvoir y parvenir; j’ai manqué perdre la raison en tâchant d’éclaircir ce mystère.

– Mon Dieu! Mon Dieu! Que va-t-elle dire? s’écria le lapidaire, sortant de l’espèce de stupeur indifférente qui l’accablait par intermittence depuis le commencement de ce récit.

– Je m’étais, contre mon habitude, endormie sur ma chaise…, reprit Louise. Voilà la dernière chose dont je me souviens… Avant, avant… oh! mon père, pardon… Je vous jure que je ne suis pas coupable pourtant…

– Je te crois! Je te crois! Mais parle.

– Je ne sais depuis combien de temps je dormais lorsque je m’éveillai, toujours dans ma chambre, mais couchée et déshonorée par M. Ferrand, qui était auprès de moi.

– Tu mens, tu mens! s’écria le lapidaire furieux. Avoue-moi que tu as cédé à la violence, à la peur de me voir traîner en prison, mais ne mens pas ainsi!

– Mon père, je vous jure…

– Tu mens, tu mens!… Pourquoi le notaire aurait-il voulu me faire emprisonner, puisque tu lui avais cédé?

– Cédé, oh! non, mon père! Mon sommeil fut si profond que j’étais comme morte… Cela vous semble extraordinaire, impossible… Mon Dieu, je le sais bien, car à cette heure je ne peux encore le comprendre.

– Et moi je comprends tout, reprit Rodolphe en interrompant Louise, ce crime manquait à cet homme. N’accusez pas votre fille de mensonge, Morel… Dites-moi, Louise, en dînant, avant de monter dans votre chambre, n’avez-vous pas remarqué quelque goût étrange à ce que vous avez bu? Tâchez de bien vous rappeler cette circonstance.

Après un moment de réflexion, Louise répondit:

– Je me souviens, en effet, que le mélange d’eau et de vin que Mme Séraphin me laissa, selon son habitude, avait un goût un peu amer; je n’y ai pas alors fait attention parce que quelquefois la femme de charge s’amusait à mettre du sel ou du poivre dans ce que je buvais.

– Et ce jour-là cette boisson vous a semblé amère?

– Oui, monsieur, mais pas assez pour m’empêcher de la boire; j’ai cru que le vin était tourné.

Morel, l’œil fixe, un peu hagard, écoutait les questions de Rodolphe et les réponses de Louise sans paraître comprendre leur portée.

– Avant de vous endormir sur votre chaise, n’avez-vous pas senti votre tête pesante, vos jambes alourdies?

– Oui, monsieur; les tempes me battaient, j’avais un léger frisson, j’étais mal à mon aise.

– Oh! le misérable! le misérable! s’écria Rodolphe. Savez-vous, Morel, ce que cet homme a fait boire à votre fille?

L’artisan regarda Rodolphe sans lui répondre.

– La femme de charge, sa complice, avait mêlé dans le breuvage de Louise un soporifique, de l’opium, sans doute; les forces, la pensée de votre fille, ont été paralysées pendant quelques heures; en sortant de ce sommeil léthargique, elle était déshonorée!…

– Ah! maintenant, s’écria Louise, mon malheur s’explique. Vous le voyez, mon père, je suis moins coupable que je ne le paraissais. Mon père, mon père, réponds-moi donc!

Le regard du lapidaire était d’une effrayante fixité.

Une si horrible perversité ne pouvait entrer dans l’esprit de cet homme naïf et honnête. Il comprenait à peine cette affreuse révélation.

Et puis, faut-il le dire, depuis quelques moments sa raison lui échappait; par instants ses idées s’obscurcissaient; alors il tombait dans ce néant de la pensée qui est à l’intelligence ce que la nuit est à la vue… formidable symptôme de l’aliénation mentale.

Pourtant Morel reprit d’une voix sourde, brève et précipitée:

– Oh! oui, c’est bien mal, bien mal, très-mal.

Et il retomba dans son apathie.

Rodolphe le regarda avec anxiété, il crut que l’énergie de l’indignation commençait à s’épuiser chez ce malheureux, de même qu’à la suite de violents chagrins souvent les larmes manquent.

Voulant terminer le plus tôt possible ce triste entretien, Rodolphe dit à Louise:

– Courage, mon enfant, achevez de nous dévoiler ce tissu d’horreurs.

– Hélas! monsieur, ce que vous avez entendu n’est rien encore. En voyant M. Ferrand auprès de moi, je jetai un cri de frayeur. Je voulus fuir, il me retint de force; je me sentais encore si faible, si appesantie, sans doute, à cause de ce breuvage dont vous m’avez parlé, que je ne pus m’échapper de ses mains. «Pourquoi te sauver maintenant? me dit M. Ferrand d’un air étonné qui me confondit. Quel est ton caprice? Ne suis-je pas là de ton consentement? – Ah! monsieur, c’est indigne, m’écriai-je; vous avez abusé de mon sommeil, pour me perdre! Mon père le saura.» Mon maître éclata de rire: «J’ai abusé, de ton sommeil, moi! mais tu plaisantes? À qui feras-tu croire ce mensonge? Il est quatre heures du matin. Je suis ici depuis dix heures; tu aurais dormi bien longtemps et bien opiniâtrement. Avoue donc plutôt que je n’ai fait que profiter de ta bonne volonté. Allons, ne sois pas ainsi capricieuse, ou nous nous fâcherons. Ton père est en mon pouvoir; tu n’as plus de raisons maintenant pour me repousser; sois soumise et nous serons bons amis: sinon, prends garde. – Je dirai tout à mon père! m’écriai-je; il saura me venger. Il y a une justice.» M. Ferrand me regarda avec surprise: «Mais tu es donc décidément folle? Et que diras-tu à ton père? Qu’il t’a convenu de me recevoir ici? Libre à toi… tu verras comme il t’accueillera. – Mon Dieu! mais cela n’est pas vrai. Vous savez bien que vous êtes ici malgré moi. – Malgré toi? Tu aurais l’effronterie de soutenir ce mensonge, de parler de violences! Veux-tu une preuve de ta fausseté? J’avais ordonné à Germain, mon caissier, de revenir hier soir, à dix heures, terminer un travail pressé; il a travaillé jusqu’à une heure du matin dans une chambre au-dessous de celle-ci. N’aurait-il pas entendu tes cris, le bruit d’une lutte pareille à celle que j’ai soutenue en bas contre toi, méchante, quand tu n’étais pas aussi raisonnable qu’aujourd’hui? Eh bien! interroge demain Germain, il affirmera ce qui est: que cette nuit tout a été parfaitement tranquille dans la maison.»

– Oh! toutes les précautions étaient prises pour assurer son impunité, dit Rodolphe.

– Oui, monsieur, car j’étais atterrée. À tout ce que me disait M. Ferrand, je ne trouvais rien à répondre. Ignorant quel breuvage il m’avait fait prendre, je ne m’expliquais pas à moi-même la persistance de mon sommeil. Les apparences étaient contre moi. Si je me plaignais, tout le monde m’accuserait; cela devait être, puisque pour moi-même cette nuit affreuse était un mystère impénétrable.

X Le crime

Rodolphe restait confondu de l’effroyable hypocrisie de M. Ferrand.

– Ainsi, dit-il à Louise, vous n’avez pas osé vous plaindre à votre père de l’odieux attentat du notaire?

– Non, monsieur; il m’aurait crue sans doute la complice de M. Ferrand; et puis je craignais que dans sa colère mon père n’oubliât que sa liberté, que l’existence de notre famille dépendaient toujours de mon maître.

– Et probablement, reprit Rodolphe, pour éviter à Louise une partie de ces pénibles aveux, cédant à la contrainte, à la frayeur de perdre votre père par un refus, vous avez continué d’être la victime de ce misérable?

Louise baissa les yeux en rougissant.

– Et ensuite sa conduite fut-elle moins brutale envers vous?

– Non, monsieur; pour éloigner les soupçons, lorsque par hasard il avait le curé de Bonne-Nouvelle et son vicaire à dîner, mon maître m’adressait devant eux de durs reproches; il priait M. le curé de m’admonester; il lui disait que tôt ou tard je me perdrais, que j’avais des manières trop libres avec les clercs de l’étude, que j’étais fainéante, qu’il me gardait par charité pour mon père, un honnête père de famille qu’il avait obligé. Sauf le service rendu à mon père, tout cela était faux. Jamais je ne voyais les clercs de l’étude; ils travaillaient dans un corps de logis séparé du nôtre.

– Et quand vous vous trouviez seule avec M. Ferrand, comment expliquait-il sa conduite à votre égard devant le curé?

– Il m’assurait qu’il plaisantait. Mais le curé prenait ces accusations au sérieux; il me disait sévèrement qu’il faudrait être doublement vicieuse pour se perdre dans une sainte maison où j’avais continuellement sous les yeux de religieux exemples. À cela je ne savais que répondre, je baissais la tête en rougissant; mon silence, ma confusion, tournaient encore contre moi; la vie m’était si à charge que bien des fois j’ai été sur le point de me détruire; mais je pensais à mon père, à ma mère, à mes frères et sœurs que je soutenais un peu, je me résignais; au milieu de mon avilissement, je trouvais une consolation: au moins mon père était sauvé de la prison. Un nouveau malheur m’accabla, je devins mère… je me vis perdue tout à fait. Je ne sais pourquoi je pressentis que M. Ferrand, en apprenant un événement qui aurait pourtant dû le rendre moins cruel pour moi, redoublerait de mauvais traitements à mon égard; j’étais pourtant loin encore de supposer ce qui allait arriver.

Morel, revenu de son aberration momentanée, regarda autour de lui avec étonnement, passa sa main sur son front, rassembla ses souvenirs et dit à sa fille:

– Il me semble que j’ai eu un moment d’absence; la fatigue, le chagrin… Que disais-tu?

– Lorsque M. Ferrand apprit que j’étais mère…

Le lapidaire fit un geste de désespoir; Rodolphe le calma d’un regard.

– Allons, j’écouterai jusqu’au bout, dit Morel. Va, va.

Louise reprit:

– Je demandai à M. Ferrand par quels moyens je cacherais ma honte et les suites d’une faute dont il était l’auteur. Hélas! c’est à peine si vous me croirez, mon père…

– Eh bien?…

– M’interrompant avec indignation et une feinte surprise, il eut l’air de ne pas me comprendre; il me demanda si j’étais folle. Effrayée, je m’écriai: «Mais, mon Dieu! que voulez-vous donc que je devienne maintenant? Si vous n’avez pas pitié de moi, ayez au moins pitié de votre enfant. – Quelle horreur! s’écria M. Ferrand en levant les mains au ciel. Comment, misérable! tu as l’audace de m’accuser d’être assez bassement corrompu pour descendre jusqu’à une fille de ton espèce!… Tu es assez effrontée pour m’attribuer les suites de tes débordements, moi qui t’ai cent fois répété devant les témoins les plus respectables que tu te perdais, vile débauchée! Sors de chez moi à l’instant; je te chasse.»

Rodolphe et Morel restaient frappés d’épouvante; une hypocrisie si infernale les foudroyait.

– Oh! je l’avoue, dit Rodolphe, cela passe les prévisions les plus horribles.

Morel ne dit rien; ses yeux s’agrandirent d’une manière effrayante, un spasme convulsif contracta ses traits; il descendit de l’établi où il était assis, ouvrit brusquement un tiroir, y prit une forte lime très-longue, très-acérée, emmanchée dans une poignée de bois et s’élança vers la porte.

Rodolphe devina sa pensée, le saisit par le bras et l’arrêta.

– Morel, où allez-vous? Vous vous perdez, malheureux!

– Prenez garde! s’écria l’artisan furieux en se débattant, je ferais deux malheurs au lieu d’un.

Et l’insensé menaça Rodolphe.

– Mon père, c’est notre sauveur! s’écria Louise.

– Il se moque bien de nous! bah! bah! Il veut sauver le notaire! répondit Morel complètement égaré en luttant contre Rodolphe.

Au bout d’une seconde, celui-ci le désarma avec ménagement, ouvrit la porte et jeta la lime sur l’escalier.

Louise courut au lapidaire, le serra dans ses bras et lui dit:

– Mon père, c’est notre bienfaiteur! Tu as levé la main sur lui, reviens donc à toi!

Ces mots rappelèrent Morel à lui-même, il cacha sa figure dans ses mains, et, muet, il tomba aux genoux de Rodolphe.

– Relevez-vous, pauvre père, reprit Rodolphe avec bonté. Patience… patience… je comprends votre fureur, je partage votre haine; mais au nom de votre vengeance, ne la compromettez pas…

– Mon Dieu! Mon Dieu! s’écria le lapidaire en se relevant. Mais que peut la justice… la loi… contre cela? Pauvres gens que nous sommes! Quand nous irons accuser cet homme riche, puissant, respecté, on nous rira au nez, ah! ah! ah! Et il se prit à rire d’un rire convulsif. Et on aura raison… Où seront nos preuves? oui, nos preuves? On ne nous croira pas. Aussi, je vous dis, moi, s’écria-t-il dans un redoublement de folle fureur, je vous dis que je n’ai confiance que dans l’impartialité du couteau…

– Silence, Morel, la douleur vous égare, lui dit tristement Rodolphe… Laissez parler votre fille… les moments sont précieux, le magistrat l’attend, il faut que je sache tout… vous dis-je… tout… Continuez, mon enfant.

Morel retomba sur son escabeau avec accablement.

– Il est inutile, monsieur, reprit Louise, de vous dire mes larmes, mes prières; j’étais anéantie. Ceci s’était passé à dix heures du matin dans le cabinet de M. Ferrand, le curé devait venir déjeuner avec lui ce jour-là; il entra au moment où mon maître m’accablait de reproches et d’outrages… il parut vivement contrarié à la vue du prêtre.

– Et que dit-il alors?…

– Il eut bientôt pris son parti; il s’écria, en me montrant: «Eh bien! monsieur l’abbé, je le disais bien, que cette malheureuse se perdrait… Elle est perdue… à tout jamais perdue; elle vient de m’avouer sa faute et sa honte… en me priant de la sauver. Et penser que j’ai, par pitié, reçu dans ma maison une telle misérable! – Comment! me dit M. l’abbé avec indignation, malgré les conseils salutaires que votre maître vous a donnés maintes fois devant moi… vous vous êtes avilie à ce point! Oh! cela est impardonnable… Mon ami, après les bontés que vous avez eues pour cette malheureuse et pour sa famille, de la pitié serait faiblesse… Soyez inexorable», dit l’abbé, dupe comme tout le monde de l’hypocrisie de M. Ferrand.

– Et vous n’avez pas à cet instant démasqué l’infâme? dit Rodolphe.

– Mon Dieu! monsieur, j’étais terrifiée, ma tête se perdait, je n’osais, je ne pouvais prononcer une parole; pourtant je voulus parler, me défendre: «Mais, monsieur… m’écriai-je… – Pas un mot de plus, indigne créature, me dit M. Ferrand en m’interrompant. Tu as entendu M. l’abbé. De la pitié serait de la faiblesse… Dans une heure tu auras quitté ma maison!» Puis, sans me laisser le temps de répondre, il emmena l’abbé dans une autre pièce.

«Après le départ de M. Ferrand, reprit Louise, je fus un moment comme en délire; je me voyais chassée de chez lui, ne pouvant me replacer ailleurs, à cause de l’état où je me trouvais et des mauvais renseignements que mon maître donnerait sur moi; je ne doutais pas non plus que dans sa colère il ne fît emprisonner mon père; je ne savais que devenir; j’allai me réfugier dans ma chambre.

«Au bout de deux heures, M. Ferrand y parut: «Ton paquet est-il fait? me dit-il. – Grâce! lui dis-je en tombant à ses pieds, ne me renvoyez pas de chez vous dans l’état où je suis. Que vais-je devenir? Je ne puis me placer nulle part! – Tant mieux, Dieu te punira de ton libertinage et de tes mensonges. – Vous osez dire que je mens? m’écriai-je indignée, vous osez dire que ce n’est pas vous qui m’avez perdue? – Sors à l’instant de chez moi, infâme, puisque tu persistes dans tes calomnies, s’écria-t-il d’une voix terrible. Et pour te punir, demain je ferai emprisonner ton père. – Eh bien! non, non, lui dis-je épouvantée, je ne vous accuserai plus, monsieur… je vous le promets, mais ne me chassez pas… Ayez pitié de mon père; le peu que je gagne ici soutient ma famille… Gardez-moi chez vous… je ne dirai rien… je tâcherai qu’on ne s’aperçoive de rien, et quand je ne pourrai plus cacher ma triste position, eh bien! alors seulement vous me renverrez.»

«Après de nouvelles supplications de ma part, M. Ferrand consentit à me garder chez lui; je regardai cela comme un grand service, tant mon sort était affreux. Pourtant, pendant les cinq mois qui suivirent cette scène cruelle, je fus bien malheureuse, bien maltraitée; quelquefois, seulement, M. Germain, que je voyais rarement, m’interrogeait avec bonté au sujet de mes chagrins; mais la honte m’empêchait de lui rien avouer.

– N’est-ce pas à peu près à cette époque qu’il vint habiter ici?

– Oui, monsieur, il cherchait une chambre du côté de la rue du Temple ou de l’Arsenal; il y en avait une à louer ici, je lui ai enseigné celle que vous occupez maintenant, monsieur; elle lui a convenu. Lorsqu’il l’a quittée, il y a près de deux mois, il m’a priée de ne pas dire ici sa nouvelle adresse, que l’on savait chez M. Ferrand.

L’obligation où était Germain d’échapper aux poursuites dont il était l’objet expliquait ces précautions aux yeux de Rodolphe…

– Et vous n’avez jamais songé à faire vos confidences à Germain? demanda-t-il à Louise.

– Non, monsieur; il était aussi dupe de l’hypocrisie de M. Ferrand; il le disait dur, exigeant; mais il le croyait le plus honnête homme de la terre.

– Germain, lorsqu’il logeait ici, n’entendait-il pas votre père accuser quelquefois le notaire d’avoir voulu vous séduire?

– Mon père ne parlait jamais de ses craintes devant les étrangers; et d’ailleurs, à cette époque, je trompais ses inquiétudes: je le rassurais en lui disant que M. Ferrand ne songeait plus à moi… Hélas! mon pauvre père maintenant, vous me pardonnerez ces mensonges. Je ne les faisais que pour vous tranquilliser; vous le voyez bien, n’est-ce pas?

Morel ne répondit rien: le front appuyé à ses deux bras croisés sur son établi, il sanglotait.

Rodolphe fit signe à Louise de ne pas adresser de nouveau la parole à son père. Elle continua:

– Je passai ces cinq mois dans des larmes, dans des angoisses continuelles. À force de précautions, j’étais parvenue à cacher mon état à tous les yeux; mais je ne pouvais espérer de le dissimuler ainsi pendant les deux derniers mois qui me séparaient du terme fatal… L’avenir était pour moi de plus en plus effrayant; M. Ferrand m’avait déclaré qu’il ne voulait plus me garder chez lui… J’allais être ainsi privée du peu de ressources qui aidaient notre famille à vivre. Maudite, chassée par mon père, car, d’après les mensonges que je lui avais faits jusqu’alors pour le rassurer, il me croirait complice et non victime de M. Ferrand… que devenir? Où me réfugier, où me placer… dans la position où j’étais? J’eus alors une idée bien criminelle. Heureusement j’ai reculé devant son exécution; je vous fais cet aveu, monsieur, parce que je ne veux rien cacher, même de ce qui peut m’accuser, et aussi pour vous montrer à quelles extrémités m’a réduite la cruauté de M. Ferrand. Si j’avais cédé à une funeste pensée, n’aurait-il pas été le complice de mon crime?

Après un moment de silence, Louise reprit avec effort, et d’une voix tremblante:

– J’avais entendu dire par la portière qu’un charlatan demeurait dans la maison… et…

Elle ne put achever.

Rodolphe se rappela qu’à sa première entrevue avec Mme Pipelet il avait reçu du facteur, en l’absence de la portière, une lettre écrite sur gros papier d’une écriture contrefaite, et sur laquelle il avait remarqué les traces de quelques larmes…

– Et vous lui avez écrit, malheureuse enfant… il y a de cela trois jours!… Sur cette lettre vous aviez pleuré, votre écriture était déguisée.

Louise regardait Rodolphe avec effroi…

– Comment savez-vous, monsieur?…

– Rassurez-vous. J’étais seul dans la loge de Mme Pipelet quand on a apporté cette lettre, et, par hasard, je l’ai remarquée…

– Eh bien! oui, monsieur. Dans cette lettre sans signature j’écrivais à M. Bradamanti que, n’osant pas aller chez lui, je le priais de se trouver le soir près du Château-d’Eau… J’avais la tête perdue. Je voulais lui demander ses affreux conseils… Je sortis de chez mon maître dans l’intention de les suivre; mais au bout d’un instant la raison me revint, je compris quel crime j’allais commettre… Je regagnai la maison et je manquai ce rendez-vous. Ce soir-là se passa une scène dont les suites ont causé le dernier malheur qui m’accable.

«M. Ferrand me croyait sortie pour deux heures, tandis qu’au bout de très-peu de temps j’étais de retour. En passant devant la petite porte du jardin, à mon grand étonnement je la vis entr’ouverte; j’entrai par là et je rapportai la clef dans le cabinet de M. Ferrand, où on la déposait ordinairement. Cette pièce précédait sa chambre à coucher, le lieu le plus retiré de la maison; c’était là qu’il donnait ses audiences secrètes, traitant ses affaires courantes dans le bureau de son étude. Vous allez savoir, monsieur, pourquoi je vous donne ces détails: connaissant très-bien les êtres du logis, après avoir traversé la salle à manger, qui était éclairée, j’entrai sans lumière dans le salon, puis dans le cabinet qui précédait sa chambre à coucher. La porte de cette dernière pièce s’ouvrit au moment où je posais la clef sur une table. À peine mon maître m’eut-il aperçue à la clarté de la lampe qui brûlait dans sa chambre qu’il referma brusquement la porte sur une personne que je ne pus voir; puis, malgré l’obscurité, il se précipita sur moi, me saisit au cou comme s’il eût voulu m’étrangler et me dit à voix basse… d’un ton à la fois furieux et effrayé: «Tu espionnais, tu écoutais à la porte! qu’as-tu entendu?… Réponds! Réponds! ou je t’étouffe.» Mais, changeant d’idée, sans me donner le temps de dire un mot, il me fit reculer dans la salle à manger: l’office était ouverte, il m’y jeta brutalement et la referma.

– Et vous n’aviez rien entendu de sa conversation?

– Rien, monsieur; si je l’avais su dans sa chambre avec quelqu’un, je me serais bien gardée d’entrer dans le cabinet; il le défendait même à Mme Séraphin.

– Et lorsque vous êtes sortie de l’office, que vous a-t-il dit?

– C’est la femme de charge qui est venue me délivrer, et je n’ai pas revu M. Ferrand ce soir-là. Le saisissement, l’effroi que j’avais eus me rendirent très-souffrante. Le lendemain, au moment où je descendais, je rencontrai M. Ferrand; je frissonnai en songeant à ses menaces de la veille… Quelle fut ma surprise! Il me dit presque avec calme: «Tu sais pourtant que je défends d’entrer dans mon cabinet quand j’ai quelqu’un dans ma chambre; mais pour le peu de temps que tu as à rester ici, il est inutile que je te gronde davantage.» Et il se rendit à son étude.

«Cette modération m’étonna après ses violences de la veille. Je continuai mon service, selon mon habitude, et j’allai mettre en ordre sa chambre à coucher… J’avais beaucoup souffert toute la nuit: je me trouvais faible, abattue. En rangeant quelques habits dans mon cabinet très-obscur situé près de l’alcôve, je fus tout à coup prise d’un étourdissement douloureux; je sentis que je perdais connaissance… En tombant, je voulus machinalement me retenir en saisissant un manteau suspendu à la cloison, et dans ma chute j’entraînai ce vêtement, dont je fus presque entièrement couverte.

«Quand je revins à moi, la porte vitrée de ce cabinet d’alcôve était fermée… j’entendis la voix de M. Ferrand… Il parlait très-haut… Me souvenant de la scène de la veille, je me crus morte si je faisais un mouvement; je supposais que, cachée sous le manteau qui était tombé sur moi, mon maître, en fermant la porte de ce vestiaire obscur, ne m’avait pas aperçue. S’il me découvrait, comment lui faire croire à ce hasard presque inexplicable? Je retins donc ma respiration, et malgré moi j’entendis la fin de cet entretien sans doute commencé depuis quelque temps.

XI L’entretien

– Et quelle était la personne qui, enfermée dans la chambre du notaire, causait avec lui? demanda Rodolphe à Louise.

– Je l’ignore, monsieur; je ne connaissais pas cette voix.

– Et que disaient-ils?

– La conversation durait depuis quelque temps sans doute, car voici seulement ce que j’entendis: «Rien de plus simple, disait cette voix inconnue; un drôle nommé Bras-Rouge, contrebandier déterminé, m’a mis, pour l’affaire dont je vous parlais tout à l’heure, en rapport avec une famille de pirates d’eau douce [38] établie à la pointe d’une petite île près d’Asnières: ce sont les plus grands bandits de la terre; le père et le grand-père ont été guillotinés, deux des fils sont aux galères à perpétuité; mais il reste à la mère trois garçons et deux filles, tous aussi scélérats les uns que les autres. On dit que, la nuit, pour voler sur les deux rives de la Seine, ils font quelquefois des descentes en bateau jusqu’à Bercy. Ce sont des gens à tuer le premier venu pour un écu; mais nous n’avons pas besoin d’eux, il suffit qu’ils donnent l’hospitalité à votre dame de province. Les Martial (c’est le nom de mes pirates) passeront à ses yeux pour une honnête famille de pêcheurs; j’irai de votre part faire deux ou trois visites à votre jeune dame; je lui ordonnerai certaines potions… et au bout de huit jours elle fera connaissance avec le cimetière d’Asnières. Dans les villages, les décès passent comme une lettre à la poste, tandis qu’à Paris on y regarde de trop près. Mais quand enverrez-vous votre provinciale à l’île d’Asnières, afin que j’aie le temps de prévenir les Martial du rôle qu’ils ont à jouer? – Elle arrivera demain ici, après-demain elle sera chez eux, reprit M. Ferrand, et je la préviendrai que le docteur Vincent ira lui donner des soins de ma part. – Va pour le nom de Vincent, dit la voix; j’aime autant celui-là qu’un autre…»

– Quel est ce nouveau mystère de crime et d’infamie? dit Rodolphe de plus en plus surpris.

– Nouveau! Non, monsieur; vous allez voir qu’il se rattachait à un autre crime que vous connaissez, reprit Louise, et elle continua: J’entendis le mouvement des chaises, l’entretien était terminé. «Je ne vous demande pas le secret, dit M. Ferrand; vous me tenez comme je vous tiens. – Ce qui fait que nous pouvons nous servir et jamais nous nuire, répondit la voix. Voyez mon zèle! j’ai reçu votre lettre hier à dix heures du soir, ce matin je suis chez vous. Au revoir, complice, n’oubliez pas l’île d’Asnières, le pêcheur Martial et le docteur Vincent. Grâce à ces trois mots magiques, votre provinciale n’en a pas pour huit jours. – Attendez, dit M. Ferrand, que j’aille tirer le verrou de précaution que j’avais mis dans mon cabinet et que je voie s’il n’y a personne dans l’antichambre pour que vous puissiez sortir par la ruelle du jardin comme vous y êtes entré…» M. Ferrand sortit un moment, puis il revint, et je l’entendis enfin s’éloigner avec la personne dont j’avais entendu la voix… Vous devez comprendre ma terreur, monsieur, pendant cet entretien, et mon désespoir d’avoir malgré moi surpris un tel secret. Deux heures après cette conversation, Mme Séraphin vint me chercher dans ma chambre où j’étais montée, toute tremblante et plus malade que je ne l’avais été jusqu’alors. «Monsieur vous demande, me dit-elle; vous avez plus de bonheur que vous n’en méritez; allons, descendez. Vous êtes bien pâle, ce qu’il va vous apprendre vous donnera des couleurs.»

«Je suivis Mme Séraphin; M. Ferrand était dans son cabinet. En le voyant, je frissonnai malgré moi; pourtant il avait l’air moins méchant que d’habitude; il me regarda longtemps fixement, comme s’il eût voulu lire au fond de ma pensée. Je baissai les yeux. «Vous paraissez très-souffrante? me dit-il. – Oui, monsieur, lui répondis-je, très-étonnée de ce qu’il ne me tutoyait pas comme d’habitude. – C’est tout simple, ajouta-t-il, c’est la suite de votre état et des efforts que vous avez faits pour le dissimuler; mais malgré vos mensonges, votre mauvaise conduite et votre indiscrétion d’hier, reprit-il d’un ton plus doux, j’ai pitié de vous; dans quelques jours il vous serait impossible de cacher votre grossesse. Quoique je vous aie traitée comme vous le méritez devant le curé de la paroisse, un tel événement aux yeux du public serait la honte d’une maison comme la mienne; de plus, votre famille serait au désespoir… Je consens, dans cette circonstance, à venir à votre secours. – Ah! monsieur, m’écriai-je, ces mots de bonté de votre part me font tout oublier. – Oublier quoi? me demanda-t-il durement. – Rien, rien… pardon monsieur, repris-je, de crainte de l’irriter et le croyant dans de meilleures dispositions, à mon égard. – Écoutez-moi donc reprit-il; vous irez voir votre père aujourd’hui; vous lui annoncerez que je vous envoie deux ou trois mois à la campagne pour garder une maison que je viens d’acheter; pendant votre absence je lui ferai parvenir vos gages. Demain vous quitterez Paris; je vous donnerai une lettre de recommandation pour Mme Martial, mère d’une honnête famille de pêcheurs qui demeure près d’Asnières. Vous aurez soin de dire que vous venez de province sans vous expliquer davantage. Vous saurez plus tard le but de cette recommandation, toute dans votre intérêt. La mère Martial vous traitera comme son enfant; un médecin de mes amis, le docteur Vincent, ira vous donner les soins que nécessite votre position… Vous voyez combien je suis bon pour vous!»

– Quelle horrible trame! s’écria Rodolphe. Je comprends tout maintenant. Croyant que la veille vous aviez surpris un secret terrible pour lui, il voulait se défaire de vous. Il avait probablement un intérêt à tromper son complice en vous désignant à lui comme une femme de province. Quelle dut être votre frayeur à cette proposition!

– Cela me porta un coup violent; j’en fus bouleversée. Je ne pouvais répondre; je regardais M. Ferrand avec effroi, ma tête s’égarait. J’allais peut-être risquer ma vie en lui disant que le matin j’avais entendu ses projets lorsque heureusement je me rappelai les nouveaux dangers auxquels cet aveu m’exposerait. «- Vous ne me comprenez donc pas? me demanda-t-il avec impatience. – Si… monsieur… Mais, lui dis-je en tremblant, je préférerais ne pas aller à la campagne. – Pourquoi cela? Vous serez parfaitement traitée là où je vous envoie. – Non! Non! je n’irai pas; j’aime mieux rester à Paris, ne pas m’éloigner de ma famille; j’aime mieux tout lui avouer, mourir de honte s’il le faut. – Tu me refuses? dit M. Ferrand, contenant encore sa colère et me regardant avec attention. Pourquoi as-tu si brusquement changé d’avis? Tu acceptais tout à l’heure…» Je vis que, s’il me devinait, j’étais perdue; je lui répondis que je ne croyais pas qu’il fût question de quitter Paris, ma famille. «- Mais tu la déshonores, ta famille, misérable! s’écria-t-il; et, ne se possédant plus, il me saisit par le bras et me poussa si violemment qu’il me fit tomber. Je te donne jusqu’à après-demain! s’écria-t-il, demain tu sortiras d’ici pour aller chez les Martial ou pour aller apprendre à ton père que je t’ai chassée, et qu’il ira le jour même en prison.»

«Je restai seule, étendue par terre; je n’avais pas la force de me relever. Mme Séraphin était accourue en entendant son maître élever la voix; avec son aide, et faiblissant à chaque pas, je pus regagner ma chambre. En rentrant je me jetai sur mon, lit; j’y restai jusqu’à la nuit; tant de secousses m’avaient porté un coup terrible! Aux douleurs atroces qui me surprirent vers une heure du matin, je sentis que j’allais mettre au monde ce malheureux enfant bien avant terme.

– Pourquoi n’avez-vous pas appelé à votre secours?

– Oh! je n’ai pas osé. M. Ferrand voulait se défaire de moi; il aurait, bien sûr, envoyé chercher le docteur Vincent, qui m’aurait tuée chez mon maître, au lieu de me tuer chez les Martial… ou bien M. Ferrand m’aurait étouffée pour dire ensuite que j’étais morte en couches. Hélas! monsieur, ces terreurs étaient peut-être folles… mais dans ce moment elles m’ont assaillie, c’est ce qui a causé mon malheur; sans cela j’aurais bravé la honte, et je ne serais pas accusée d’avoir tué mon enfant. Au lieu d’appeler du secours, et de peur qu’on n’entendît mes souffrances horribles… seule au milieu de l’obscurité, je donnai le jour à cette malheureuse créature dont la mort fut sans doute causée par cette délivrance prématurée… car je ne l’ai pas tuée, mon Dieu… je ne l’ai pas tuée… oh! non! au milieu de cette nuit j’ai eu un moment de joie amère, c’est quand j’ai pressé mon enfant dans mes bras…

Et la voix de Louise s’éteignit dans les sanglots.

Morel avait écouté le récit de sa fille avec une apathie, une indifférence morne qui effrayèrent Rodolphe.

Pourtant, la voyant fondre en larmes, le lapidaire, qui, toujours accoudé sur son établi, tenait ses deux mains collées à ses tempes, regarda Louise fixement et dit:

– Elle pleure… elle pleure… pourquoi donc qu’elle pleure? Puis il reprit après un moment d’hésitation: Ah! oui… je sais, je sais… le notaire… Continue, ma pauvre Louise… tu es ma fille… je t’aime toujours… tout à l’heure… je ne te reconnaissais plus… mes larmes étaient comme obscures. Oh! mon Dieu! mon Dieu, ma tête… elle me fait bien du mal.

– Vous voyez que je ne suis pas coupable, n’est-ce pas, mon père?

– Oui… oui…

– C’est un grand malheur… mais j’avais si peur du notaire!

– Le notaire!… Oh! je te crois… il est si méchant, si méchant!…

– Vous me pardonnez maintenant?

– Oui…

– Bien vrai?

– Oui… bien vrai… Oh! je t’aime toujours… va… quoique… je ne puisse… pas dire… vois-tu… parce que… Oh! ma tête… ma tête…

Louise regarda Rodolphe avec frayeur.

– Il souffre, laissez-le un peu se calmer. Continuez.

Louise reprit, après avoir deux ou trois fois regardé Morel avec inquiétude:

– Je serrais mon enfant contre moi… j’étais étonnée de ne pas l’entendre respirer; mais je me disais: «La respiration d’un si petit enfant… ça s’entend à peine…» et puis aussi il me semblait bien froid… Je ne pouvais me procurer de lumière, on ne m’en laissait jamais… J’attendis qu’il fît clair, tâchant de le réchauffer comme je le pouvais; mais il me semblait de plus en plus glacé. Je me disais encore: «Il gèle si fort, que c’est le froid qui l’engourdit ainsi.»

«Au point du jour, j’approchai mon enfant de ma fenêtre… je le regardai… il était roide… glacé… Je collai ma bouche à sa bouche pour sentir son souffle… je mis ma main sur son cœur… il ne battait pas… il était mort!…

Et Louise fondit en larmes.

– Oh! dans ce moment, reprit-elle, il se passa en moi quelque chose d’impossible à rendre. Je ne me souviens plus du reste que confusément, comme d’un rêve; c’était à la fois du désespoir, de la terreur, de la rage, et par-dessus tout, j’étais saisie d’une autre épouvante: je ne redoutais plus que M. Ferrand m’étouffât; mais je craignais que si l’on trouvait mon enfant mort à côté de moi on ne m’accusât de l’avoir tué: alors je n’eus plus qu’une seule pensée, celle de cacher son corps à tous les yeux; comme cela, mon déshonneur ne serait pas connu, je n’aurais plus à redouter la colère de mon père, j’échapperais à la vengeance de M. Ferrand, puisque je pourrais, étant ainsi délivrée, quitter sa maison, me placer ailleurs et continuer de gagner de quoi soutenir ma famille…

«Hélas! monsieur, telles sont les raisons qui m’ont engagée à ne rien avouer, à soustraire le corps de mon enfant à tous les yeux. J’ai eu tort, sans doute; mais dans la position où j’étais accablée de tous côtés, brisée par la souffrance, presque en délire, je n’ai pas réfléchi à quoi je m’exposais si j’étais découverte.

– Quelles tortures!… Quelles tortures!… dit Rodolphe avec accablement.

– Le jour grandissait, reprit Louise, je n’avais plus que quelques moments avant qu’on fût éveillé dans la maison… Je n’hésitai plus; j’enveloppai mon enfant du mieux que je pus; je descendis bien doucement; j’allai au fond du jardin afin de faire un trou dans la terre pour l’ensevelir, mais il avait gelé toute la nuit, la terre était trop dure. Alors je cachai le corps au fond d’une espèce de caveau où l’on n’entrait jamais pendant l’hiver; je le recouvris d’une caisse à fleurs vide, et je rentrai dans ma chambre sans que personne m’eût vue sortir.

«De tout ce que je vous dis, monsieur, il ne me reste qu’une idée confuse. Faible comme j’étais, je suis encore à m’expliquer comment j’ai eu le courage et la force de faire tout cela. À neuf heures, Mme Séraphin vint savoir pourquoi je n’étais pas encore levée; je lui dis que j’étais si malade que je la suppliais de me laisser couchée pendant la journée; le lendemain je quitterais la maison, puisque M. Ferrand me renvoyait. Au bout d’une heure, il vint lui-même. «Vous êtes plus souffrante: voilà les suites de votre entêtement, me dit-il; si vous aviez profité de mes bontés, aujourd’hui vous auriez été établie chez de braves gens qui auraient de vous tous les soins possibles; du reste, je ne serai pas assez inhumain pour vous laisser sans secours dans l’état où vous êtes; ce soir le docteur Vincent viendra vous voir.»

«À cette menace je frissonnai de peur. Je répondis à M. Ferrand que la veille j’avais eu tort de refuser ses offres, que je les acceptais; mais qu’étant encore trop souffrante pour partir, je me rendrais seulement le surlendemain chez les Martial, et qu’il était inutile de demander le docteur Vincent. Je ne voulais que gagner du temps; j’étais bien décidée à quitter la maison et aller le surlendemain chez mon père; j’espérais qu’ainsi il ignorerait tout. Rassuré par ma promesse, M. Ferrand fut presque affectueux pour moi, et me recommanda, pour la première fois de sa vie, aux soins de Mme Séraphin.

«Je passai la journée dans des transes mortelles, tremblant à chaque minute que le hasard ne fît découvrir le corps de mon enfant. Je ne désirais qu’une chose, c’était que le froid cessât, afin que, la terre n’étant plus aussi dure, il me fût possible de la creuser… Il tomba de la neige… cela me donna de l’espoir… je restai tout le jour couchée.

«La nuit venue, j’attendis que tout le monde fût endormi; j’eus la force de me lever, d’aller au bûcher chercher une hachette à fendre du bois, pour faire un trou dans la terre couverte de neige… Après des peines infinies, j’y réussis… Alors je pris le corps, je pleurai encore bien sur lui, et je l’ensevelis comme je pus dans la petite caisse à fleurs. Je ne savais pas la prière des morts, je dis un Pater et un Ave, priant le bon Dieu de le recevoir dans son paradis… Je crus que le courage me manquerait lorsqu’il fallut couvrir de terre l’espèce de bière que je lui avais faite… Une mère… enterrer son enfant! Enfin, j’y parvins… Oh! que cela m’a coûté, mon Dieu! Je remis de la neige par-dessus la terre, pour qu’on ne s’aperçût de rien… La lune m’avait éclairée. Quand tout fut fini, je ne pouvais me résoudre à m’en aller… Pauvre petit, dans la terre glacée… sous la neige… Quoiqu’il fût mort… il me semblait qu’il devait ressentir le froid… Enfin, je revins dans ma chambre… je me couchai avec une fièvre violente. Au matin, M. Ferrand envoya savoir comment je me trouvais; je répondis que je me sentais un peu mieux et que je serais, bien sûr, en état de partir le lendemain pour la campagne. Je restai encore cette journée couchée, afin de reprendre un peu de force. Sur le soir, je me levai, je descendis à la cuisine pour me chauffer; j’y restai tard, toute seule. J’allai au jardin dire une dernière prière.

«Au moment où je remontais dans ma chambre, je rencontrai M. Germain sur le palier du cabinet où il travaillait quelquefois; il était très-pâle… il me dit bien vite, en me mettant un rouleau dans la main: «On doit arrêter votre père demain de grand matin pour une lettre de change de treize cents francs; il est hors d’état de la payer… voilà l’argent… dès qu’il fera jour, courez chez lui… D’aujourd’hui seulement je connais M. Ferrand… c’est un méchant homme… je le démasquerai… Surtout ne dites pas que vous tenez cet argent de moi…» Et M. Germain ne me laissa pas le temps de le remercier; il descendit en courant.

XII La folie

– Ce matin, reprit Louise, avant que personne fût levé chez M. Ferrand, je suis venue ici avec l’argent que m’avait donné M. Germain pour sauver mon père; mais la somme ne suffisait pas, et sans votre générosité je n’aurais pu le délivrer des mains des recors… Probablement, après mon départ de chez M. Ferrand, on sera monté dans ma chambre, et on aura trouvé des traces qui auront mis sur la voie de cette funeste découverte… Un dernier service, monsieur, dit Louise en tirant le rouleau d’or de sa poche: Voudrez-vous faire remettre cet argent à M. Germain?… Je lui avais promis de ne dire à personne qu’il était employé chez M. Ferrand; mais puisque vous le saviez, je n’ai pas été indiscrète… Maintenant, monsieur, je vous le répète… devant Dieu qui m’entend, je n’ai pas dit un mot qui ne fût vrai… Je n’ai pas cherché à affaiblir mes torts, et…

Mais s’interrompant brusquement, Louise effrayée s’écria:

– Monsieur! regardez mon père… regardez… qu’est-ce qu’il a donc?

Morel avait écouté la dernière partie de ce récit avec une sombre indifférence que Rodolphe s’était expliquée, l’attribuant à l’accablement de ce malheureux. Après des secousses si violentes, si rapprochées, ses larmes avaient dû se tarir, sa sensibilité s’émousser; il ne devait même plus lui rester la force de s’indigner, pensait Rodolphe.

Rodolphe se trompait.

Ainsi que la flamme tour à tour mourante et renaissante d’un flambeau qui s’éteint, la raison de Morel, déjà fortement ébranlée, vacilla quelque temps, jeta çà et là quelques dernières lueurs d’intelligence, puis tout à coup… s’obscurcit.

Absolument étranger à ce qui se disait, à ce qui se passait autour de lui, depuis quelques instants le lapidaire était devenu fou.

Quoique sa meule fût placée de l’autre côté de son établi, et qu’il n’eût entre les mains ni pierreries ni outils, l’artisan, attentif, occupé, simulait les opérations de son travail habituel à l’aide d’instruments imaginaires.

Il accompagnait cette pantomime d’une sorte de frôlement de sa langue contre son palais, afin d’imiter le bruit de la meule dans ses mouvements de rotation.

– Mais, monsieur, reprit Louise avec une frayeur croissante, regardez donc mon père!

Puis, s’approchant de l’artisan, elle lui dit:

– Mon père!… mon père!…

Morel regarda sa fille de ce regard troublé, vague, distrait, indécis, particulier aux aliénés…

Sans discontinuer sa manœuvre insensée, il répondit tout bas d’une voix douce et triste:

– Je dois treize cents francs au notaire… le prix du sang de Louise… Il faut travailler, travailler, travailler! Oh! je payerai, je payerai, je payerai…

– Mon Dieu, monsieur, mais ce n’est pas possible… cela ne peut pas durer!… Il n’est pas tout à fait fou, n’est-ce pas? s’écria Louise d’une voix déchirante. Il va revenir à lui… ce n’est qu’un moment d’absence.

– Morel!… Mon ami! lui dit Rodolphe, nous sommes là… Votre fille est auprès de vous, elle est innocente…

– Treize cents francs! dit le lapidaire sans regarder Rodolphe; et il continua son simulacre de travail.

– Mon père…, dit Louise en se jetant à ses genoux et serrant malgré lui ses mains dans les siennes, c’est moi, Louise!

– Treize cents francs!… répéta-t-il en se dégageant avec effort des étreintes de sa fille.

– Treize cents francs… ou sinon, ajouta-t-il à voix basse et comme en confidence, ou sinon… Louise est guillotinée…

Et il se remit à feindre de tourner sa meule.

Louise poussa un cri terrible.

– Il est fou! s’écria-t-elle, il est fou!… et c’est moi… C’est moi qui en suis cause… Oh! mon Dieu! Mon Dieu! ce n’est pas ma faute pourtant… je ne voulais pas mal faire… c’est ce monstre!…

– Allons, pauvre enfant, du courage! dit Rodolphe, espérons… cette folie ne sera que momentanée. Votre père… a trop souffert; tant de chagrins précipités étaient au-dessus de la force d’un homme… Sa raison faiblit un moment… elle reprendra le dessus.

– Mais ma mère… ma grand’mère… mes sœurs… mes frères… que vont-ils devenir? s’écria Louise, les voilà privés de mon père et de moi… ils vont donc mourir de faim, de misère et de désespoir!

– Ne suis-je pas là?… Soyez tranquille, ils ne manqueront de rien… Courage! vous dis-je; votre révélation provoquera la punition d’un grand criminel. Vous m’avez convaincu de votre innocence, elle sera reconnue, proclamée, je n’en doute pas.

– Ah! monsieur, vous le voyez… le déshonneur, la folie, la mort… Voilà les maux qu’il cause, cet homme! Et on ne peut rien contre lui! rien!… Ah! cette pensée complète tous mes maux!…

– Loin de là, que la pensée contraire vous aide à les supporter.

– Que voulez-vous dire, monsieur?

– Emportez avec vous la certitude que votre père, que vous et les vôtres vous serez vengés.

– Vengés?…

– Oui!… Et je vous jure, moi, répondit Rodolphe avec solennité, je vous jure que, ses crimes prouvés, cet homme expiera cruellement le déshonneur, la folie, la mort qu’il a causés. Si les lois sont impuissantes à l’atteindre, et si sa ruse et son adresse égalent ses forfaits, à sa ruse on opposera la ruse, à son adresse l’adresse, à ses forfaits des forfaits; mais qui seront aux siens ce que le supplice juste et vengeur, infligé au coupable par une main inexorable, est au meurtre lâche et caché.

– Ah! monsieur, que Dieu vous entende! Ce n’est plus moi que je voudrais venger, c’est mon père insensé… c’est mon enfant mort en naissant…

Puis tentant un dernier effort pour tirer Morel de sa folie, Louise s’écria encore:

– Mon père, adieu! On m’emmène en prison… Je ne te verrai plus! C’est ta Louise qui te dit adieu. Mon père! Mon père! Mon père!…

À ces appels déchirants rien ne répondit.

Rien ne retentit dans cette pauvre âme anéantie… rien.

Les cordes paternelles, toujours les dernières brisées, ne vibrèrent pas…

La porte de la mansarde s’ouvrit.

Le commissaire entra.

– Mes moments sont comptés, monsieur, dit-il à Rodolphe. Je vous déclare à regret qu’il m’est impossible de laisser cet entretien se prolonger plus longtemps.

– Cet entretien est terminé, monsieur, répondit amèrement Rodolphe en montrant le lapidaire. Louise n’a plus rien à dire à son père… il n’a plus rien à entendre de sa fille… il est fou!

– Grand Dieu! voilà ce que je redoutais… Ah! c’est affreux! s’écria le magistrat.

Et s’approchant vivement de l’ouvrier, au bout d’une minute d’examen, il fut convaincu de cette douloureuse réalité.

– Ah! monsieur, dit-il tristement à Rodolphe, je faisais déjà des vœux sincères pour que l’innocence de cette jeune fille fût reconnue! Mais, après un tel malheur, je ne me bornerai pas à des vœux… non, non; je dirai cette famille si probe, si désolée; je dirai l’affreux et dernier coup qui l’accable, et, n’en doutez pas, les juges auront un motif de plus de trouver une innocente dans l’accusée.

– Bien, bien, monsieur, dit Rodolphe; en agissant ainsi, ce ne sont pas des fonctions que vous remplissez… c’est un sacerdoce que vous exercez.

– Croyez-moi, monsieur, notre mission est presque toujours si pénible que c’est avec bonheur, avec reconnaissance, que nous nous intéressons à ce qui est honnête et bon.

– Un mot encore, monsieur. Les révélations de Louise Morel m’ont évidemment prouvé son innocence. Pouvez-vous m’apprendre comment son prétendu crime a été découvert ou plutôt dénoncé?

– Ce matin, dit le magistrat, une femme de charge au service de M. Ferrand, notaire, est venue me déclarer qu’après le départ précipité de Louise Morel, qu’elle savait grosse de sept mois, elle était montée dans la chambre de cette jeune fille, et qu’elle y avait trouvé des traces d’un accouchement clandestin. Après quelques investigations, des pas marqués sur la neige avaient conduit à la découverte du corps d’un enfant nouveau-né enterré dans le jardin.

«Après la déclaration de cette femme, je me suis transporté rue du Sentier; j’ai trouvé M. Jacques Ferrand indigné de ce qu’un tel scandale se fût passé chez lui. M. le curé de l’église Bonne-Nouvelle, qu’il avait envoyé chercher, m’a aussi déclaré que la fille Morel avait avoué sa faute devant lui, un jour qu’elle implorait à ce propos l’indulgence et la pitié de son maître; que de plus il avait souvent entendu M. Ferrand donner à Louise Morel les avertissements les plus sévères, lui prédisant que tôt ou tard elle se perdrait; prédiction qui venait de se réaliser si malheureusement, ajouta l’abbé. L’indignation de M. Ferrand, reprit le magistrat, me parut si légitime, que je la partageai. Il me dit que sans doute Louise Morel était réfugiée chez son père. Je me rendis ici à l’instant; le crime était flagrant, j’avais le droit de procéder à une arrestation immédiate.

Rodolphe se contraignit en entendant parler de l’indignation de M. Ferrand. Il dit au magistrat:

– Je vous remercie mille fois, monsieur, de votre obligeance et de l’appui que vous voudrez bien prêter à Louise; je vais faire conduire ce malheureux dans une maison de fous, ainsi que la mère de sa femme.

Puis s’adressant à Louise, qui, toujours agenouillée près de son père, tâchait en vain de le rappeler à la raison:

– Résignez-vous, mon enfant, à partir sans embrasser votre mère… épargnez-lui des adieux déchirants… Soyez rassurée sur son sort, rien ne manquera désormais à votre famille; on trouvera une femme qui soignera votre mère et s’occupera de vos frères et sœurs sous la surveillance de votre bonne voisine Mlle Rigolette. Quant à votre père, rien ne sera épargné pour que sa guérison soit aussi rapide que complète… Courage, croyez-moi, les honnêtes gens sont souvent rudement éprouvés par le malheur, mais ils sortent toujours de ces luttes plus purs, plus forts, plus vénérés.

Deux heures après l’arrestation de Louise, le lapidaire et la vieille idiote furent, d’après les ordres de Rodolphe, conduits par David à Charenton; ils devaient y être traités en chambre et recevoir des soins particuliers.

Morel quitta la maison de la rue du Temple sans résistance; indifférent, il alla où on le mena; sa folie était douce, inoffensive et triste.

La grand’mère avait faim: on lui montra de la viande et du pain, elle suivit le pain et la viande.

Les pierreries du lapidaire, confiées à sa femme, furent, le même jour, remises à Mme Mathieu, la courtière, qui vint les chercher.

Malheureusement, cette femme fut épiée et suivie par Tortillard, qui connaissait la valeur des pierres prétendues fausses, par l’entretien qu’il avait surpris lors de l’arrestation de Morel par les recors… Le fils de Bras-Rouge s’assura que la courtière demeurait boulevard Saint-Denis, n° 11.

Rigolette apprit à Madeleine Morel avec beaucoup de ménagement l’accès de folie du lapidaire et l’emprisonnement de Louise. D’abord Madeleine pleura beaucoup, se désola, poussa des cris désespérés; puis, cette première effervescence de douleur passée, la pauvre créature, faible et mobile, se consola peu à peu en se voyant, elle et ses enfants, entourés du bien-être qu’ils devaient à la générosité de leur bienfaiteur.

Quant à Rodolphe, ses pensées étaient amères en songeant aux révélations de Louise.

«Rien de plus fréquent, se disait-il, que cette corruption plus ou moins violemment imposée par le maître à la servante: ici, par la terreur ou par la surprise; là, par l’impérieuse nature des relations que crée la servitude.

«Cette dépravation par ordre, descendant du riche au pauvre, et méprisant, pour s’assouvir, l’inviolabilité tutélaire du foyer domestique, cette dépravation, toujours déplorable quand elle est acceptée volontairement, devient hideuse, horrible, lorsqu’elle est forcée.

«C’est un asservissement impur et brutal, un ignoble et barbare esclavage de la créature, qui, dans son effroi, répond aux désirs du maître par des larmes, à ses baisers par le frisson du dégoût et de la peur.

«Et puis, pensait encore Rodolphe, pour la femme quelles conséquences! presque toujours l’avilissement, la misère, la prostitution, le vol, quelquefois l’infanticide!

«Et c’est encore à ce sujet que les lois sont étranges!

«Tout complice d’un crime porte la peine de ce crime.

«Tout receleur est assimilé au voleur.

«Cela est juste.

«Mais qu’un homme, par désœuvrement, séduise une jeune fille innocente et pure, la rende mère, l’abandonne, ne lui laisse que honte, infortune, désespoir, et la pousse ainsi à l’infanticide, crime qu’elle doit payer de sa tête…

«Cet homme sera-t-il regardé comme son complice?

«Allons donc!

«Qu’est-ce que cela! Rien, moins que rien… une amourette, un caprice d’un jour pour un minois chiffonné… Le tour est fait… À une autre!

«Bien plus, pour peu que cet homme soit d’un caractère original et narquois (au demeurant le meilleur fils du monde), il peut aller voir sa victime à la barre des assises.

«S’il est d’aventure cité comme témoin, il peut s’amuser à dire à ces gens très-curieux de faire guillotiner la jeune fille le plus tôt possible, pour la plus grande gloire de la morale publique:

«- J’ai quelque chose d’important à révéler à la justice.

«- Parlez.

«- Messieurs les jurés.

«Cette malheureuse était vertueuse et pure, c’est vrai…

«Je l’ai séduite, c’est encore vrai…

«Je lui ai fait un enfant, c’est toujours vrai…

«Après quoi, comme elle était blonde, je l’ai complètement abandonnée pour une autre qui était brune, c’est de plus en plus vrai.

«Mais en cela j’ai usé d’un droit imprescriptible, d’un droit sacré que la société me reconnaît et m’accorde…

«- Le fait est que ce garçon est complètement dans son droit, se diront tout bas les jurés les uns aux autres. Il n’y a pas de loi qui défende de faire un enfant à une jeune fille blonde et de l’abandonner ensuite pour une jeune fille brune. C’est tout bonnement un gaillard…

«- Maintenant, messieurs les jurés, cette malheureuse prétend avoir tué son enfant… je dirai même notre enfant…

«Parce que je l’ai abandonnée…

«Parce que, se trouvant seule et dans la plus profonde misère, elle s’est épouvantée, elle a perdu la tête. Et pourquoi? Parce qu’ayant, disait-elle, à soigner, à nourrir son enfant, il lui devenait impossible d’aller de longtemps travailler dans son atelier, et de gagner ainsi sa vie et celle du résultat de notre amour.

«Mais je trouve ces raisons-là pitoyables, permettez-moi de vous le dire, messieurs les jurés.

«Est-ce que mademoiselle ne pouvait pas aller accoucher à la Bourbe… s’il y avait de la place?

«Est-ce que mademoiselle ne pouvait pas, au moment critique, se rendre à temps chez le commissaire de son quartier, lui faire sa déclaration de… honte, afin d’être autorisée à déposer son enfant aux Enfants-Trouvés?

«Est-ce qu’enfin mademoiselle, pendant que je faisais la poule à l’estaminet, en attendant mon autre maîtresse, ne pouvait pas trouver moyen de se tirer d’affaire par un procédé moins sauvage?

«Car je l’avouerai, messieurs les jurés, je trouve trop commode et trop cavalière cette façon de se débarrasser du fruit de plusieurs moments d’erreur et de plaisir, et d’échapper ainsi aux soucis de l’avenir.

«Que diable! ce n’est pas tout, pour une jeune fille, que de perdre l’honneur, de braver le mépris, l’infamie, et de porter un enfant illégitime neuf mois dans son sein… il lui faut encore l’élever, cet enfant! Le soigner, le nourrir, lui donner un état, en faire enfin un honnête homme comme son père, ou une honnête fille qui ne se débauche pas comme sa mère… Car enfin la maternité a des devoirs sacrés, que diable! Et les misérables qui les foulent aux pieds, ces devoirs sacrés, sont des mères dénaturées, qui méritent un châtiment exemplaire et terrible…

«En foi de quoi, messieurs les jurés, livrez-moi lestement cette scélérate au bourreau, et vous ferez acte de citoyens vertueux, indépendants, fermes et éclairés… Dixi!

«- Ce monsieur envisage la question sous un point de vue très-moral, dira d’un air paterne quelque bonnetier enrichi ou quelque vieil usurier déguisé en chef du jury; il a fait, pardieu! ce que nous aurions tous fait à sa place, car elle est fort gentille, cette petite blondinette, quoiqu’un peu pâlotte… Ce gaillard-là, comme dit Joconde, «a courtisé la brune et la blonde»; il n’y a pas de loi qui le défende. Quant à cette malheureuse, après tout, c’est sa faute! Pourquoi ne s’est-elle pas défendue? Elle n’aurait pas eu à commettre un crime… un… crime monstrueux qui fait… qui fait… rougir la société… jusque dans ses fondements.»

«Et ce bonnetier enrichi ou cet usurier aura raison, parfaitement raison.

«En vertu de quoi ce monsieur peut-il être incriminé? De quelle complicité directe ou indirecte, morale ou matérielle, peut-on l’accuser?

«Cet heureux coquin a séduit une jolie fille, ensuite il l’a plantée là, il l’avoue; où est la loi qui défend ceci et cela?

«La société, en cas pareil, ne dit-elle pas comme ce père de je ne sais plus quel conte grivois:

«- Prenez garde à vos poules, mon coq est lâché… je m’en lave les mains!»

«Mais qu’un pauvre misérable, autant par besoin que par stupidité, contrainte, ou ignorance des lois qu’il ne sait pas lire, achète sciemment une guenille provenant d’un vol… il ira vingt ans aux galères comme receleur, si le voleur va vingt ans aux galères.

«Ceci est un raisonnement logique, puissant.

«Sans receleurs, il n’y aurait pas de voleurs.

«Sans voleurs pas de receleurs.

«Non… pas plus de pitié… moins de pitié, même… pour celui qui excite au mal que pour celui qui fait le mal!

«Que la plus légère complicité soit donc punie d’un châtiment terrible!…

«Bien… il y a là une pensée sévère et féconde, haute et morale.

«On va s’incliner devant la société qui a dicté cette loi… mais on se souvient que cette société, si inexorable envers les moindres complicités de crimes contre les choses, est ainsi faite qu’un homme simple et naïf qui essaierait de prouver qu’il y a au moins solidarité morale, complicité matérielle entre le séducteur inconstant et la fille séduite et abandonnée passerait pour un visionnaire.

«Et si cet homme simple se hasardait d’avancer que, sans père… il n’y aurait peut-être pas d’enfant, la société crierait à l’atrocité, à la folie.

«Et elle aurait raison, toujours raison… car, après tout, ce monsieur, qui pourrait dire de si belles choses au jury, pour peu qu’il fût amateur d’émotions tragiques, pourrait aussi aller tranquillement voir couper le cou de sa maîtresse, exécutée pour crime d’infanticide, crime dont il est le complice, disons mieux… l’auteur, par son horrible abandon.

«Cette charmante protection, accordée à la partie masculine de la société pour certaines friponnes espiègleries relevant du petit dieu d’amour, ne montre-t-elle pas que le Français sacrifie encore aux Grâces, et qu’il est toujours le peuple le plus galant de l’univers?»

XIII Jacques Ferrand

Au temps où se passaient les événements que nous racontons, à l’une des extrémités de la rue du Sentier, s’étendait un long mur crevassé, chaperonné d’une couche de plâtre hérissée de morceaux de bouteilles; ce mur, bornant de ce côté le jardin de Jacques Ferrand le notaire, aboutissait à un corps de logis, bâti sur la rue et élevé seulement d’un étage surmonté de greniers.

Deux larges écussons de cuivre doré, insignes du notariat, flanquaient la porte cochère vermoulue, dont on ne distinguait plus la couleur primitive sous la boue qui la couvrait.

Cette porte conduisait à un passage couvert; à droite se trouvait la loge d’un vieux portier à moitié sourd, qui était au corps des tailleurs ce que M. Pipelet était au corps des bottiers; à gauche, une écurie servant de cellier, de buanderie, de bûcher et d’établissement à une naissante colonie de lapins, parqués dans la mangeoire par le portier, qui se distrayait des chagrins d’un récent veuvage en élevant de ces animaux domestiques.

À côté de la loge s’ouvrait la baie d’un escalier tortueux, étroit, obscur, conduisant à l’étude, ainsi que l’annonçait aux clients une main peinte en noir, dont l’index se dirigeait vers ces mots aussi peints en noir sur le mur: L’étude est au premier.

D’un côté d’une grande cour pavée, envahie par l’herbe, on voyait des remises inoccupées; de l’autre côté, une grille de fer rouillé, qui fermait le jardin; au fond, le pavillon, seulement habité par le notaire.

Un perron de huit ou dix marches de pierres disjointes, branlantes, moussues, verdâtres, usées par le temps, conduisait à ce pavillon carré, composé d’une cuisine et autres dépendances souterraines, d’un rez-de-chaussée, d’un premier et d’un comble où avait habité Louise.

Ce pavillon paraissait aussi dans un grand état de délabrement; de profondes lézardes sillonnaient les murs; les fenêtres et les persiennes, autrefois peintes en gris, étaient, avec les années, devenues presque noires; les six croisées du premier étage, donnant sur la cour, n’avaient pas de rideaux; une espèce de rouille grasse et opaque couvrait les vitres; au rez-de-chaussée on voyait, à travers les carreaux, plus transparents, des rideaux de cotonnade jaune passée à rosaces rouges.

Du côté du jardin, le pavillon n’avait que quatre fenêtres; deux étaient murées.

Ce jardin, encombré de broussailles parasites, semblait abandonné; on n’y voyait pas une plate-bande, pas un arbuste; un bouquet d’ormes, cinq ou six gros arbres verts, quelques acacias et sureaux, un gazon clair et jaune, rongé par la mousse et par le soleil d’été; des allées de terre crayeuse, embarrassées de ronces; au fond, une serre à demi souterraine; pour horizon, les grands murs nus et gris des maisons mitoyennes, percés çà et là de jours de souffrance, grillés comme des fenêtres de prison; tel était le triste ensemble du jardin et de l’habitation du notaire.

À cette apparence, ou plutôt à cette réalité, M. Ferrand attachait une grande importance.

Aux yeux du vulgaire, l’insouciance du bien-être passe presque toujours pour du désintéressement; la malpropreté, pour de l’austérité.

Comparant le gros luxe financier de quelques notaires, ou les toilettes fabuleuses de mesdames leurs notairesses, à la sombre maison de M. Ferrand, si dédaigneux de l’élégance, de la recherche et de la somptuosité, les clients éprouvaient une sorte de respect ou plutôt de confiance aveugle pour cet homme, qui, d’après sa nombreuse clientèle et la fortune qu’on lui supposait, aurait pu dire, comme maint confrère: «Mon équipage (cela se dit ainsi), mon raout (sic), ma campagne (sic), mon jour à l’Opéra (sic)», etc., et qui, loin de là, vivait avec une sévère économie; aussi, dépôts, placements, fidéicommis, toutes ces affaires enfin qui reposent sur l’intégrité la plus reconnue, sur la bonne foi la plus retentissante, affluaient-elles chez M. Ferrand.

En vivant de peu, ainsi qu’il vivait, le notaire cédait à son goût… Il détestait le monde, le faste, les plaisirs chèrement achetés; en eût-il été autrement, il aurait sans hésitation sacrifié ses penchants les plus vifs à l’apparence qu’il lui importait de se donner.

Quelques mots sur le caractère de cet homme.

C’était un de ces fils de la grande famille des avares.

On montre presque toujours l’avare sous un jour ridicule ou grotesque; les plus méchants ne vont pas au delà de l’égoïsme ou de la dureté.

La plupart augmentent leur fortune en thésaurisant; quelques-uns, en bien petit nombre, s’aventurent à prêter au denier trente; à peine les plus déterminés osent-ils sonder du regard le gouffre de l’agiotage… mais il est presque inouï qu’un avare, pour acquérir de nouveaux biens, aille jusqu’au crime, jusqu’au meurtre.

Cela se conçoit.

L’avarice est surtout une passion négative, passive.

L’avare, dans ses combinaisons incessantes, songe bien plus à s’enrichir en ne dépensant pas, en rétrécissant de plus en plus autour de lui les limites du strict nécessaire, qu’il ne songe à s’enrichir aux dépens d’autrui: il est, avant tout, le martyr de la conservation.

Faible, timide, rusé, défiant, surtout prudent et circonspect, jamais offensif, indifférent aux maux du prochain, du moins l’avare ne causera pas ces maux; il est, avant tout et surtout, l’homme de la certitude, du positif, ou plutôt il n’est l’avare que parce qu’il ne croit qu’au fait, qu’à l’or qu’il tient en caisse.

Les spéculations, les prêts les plus sûrs le tentent peu; car, si improbable qu’elle soit, ils offrent toujours une chance de perte, et il aime mieux encore sacrifier l’intérêt de son argent que d’exposer le capital.

Un homme aussi timoré, aussi contempteur des éventualités, aura donc rarement la sauvage énergie du scélérat qui risque le bagne ou sa tête pour s’approprier une fortune.

Risquer est un mot rayé du vocabulaire de l’avare.

C’est donc en ce sens que Jacques Ferrand était, disons-nous, une assez curieuse exception, une variété peut-être nouvelle de l’espèce avare.

Car Jacques Ferrand risquait, et beaucoup.

Il comptait sur sa finesse, elle était extrême; sur son hypocrisie, elle était profonde; sur son esprit, il était souple et fécond; sur son audace, elle était infernale, pour assurer l’impunité de ses crimes, et ils étaient déjà nombreux.

Jacques Ferrand était une double exception.

Ordinairement aussi, ces gens aventureux, énergiques, qui ne reculent devant aucun forfait pour se procurer de l’or, sont harcelés par des passions fougueuses: le jeu, le luxe, la table, la grande débauche.

Jacques, Ferrand ne connaissait aucun de ces besoins violents, désordonnés; fourbe et patient comme un faussaire, cruel et déterminé comme un meurtrier, il était sobre et régulier comme Harpagon.

Une seule passion, ou plutôt un seul appétit, mais honteux, mais ignoble, mais presque féroce dans son animalité, l’exaltait souvent jusqu’à la frénésie.

C’était la luxure.

La luxure de la bête, la luxure du loup ou du tigre.

Lorsque ce ferment acre et impur fouettait le sang de cet homme robuste, des chaleurs dévorantes lui montaient à la face, l’effervescence charnelle obstruait son intelligence; alors, oubliant quelquefois sa prudence rusée, il devenait, nous l’avons dit, tigre ou loup, témoin ses premières violences envers Louise.

Le soporifique, l’audacieuse hypocrisie avec laquelle il avait nié son crime étaient, si cela peut se dire, beaucoup plus dans sa manière que la force ouverte.

Désir grossier, ardeur brutale, dédain farouche, voilà les différentes phases de l’amour chez cet homme.

C’est dire, ainsi que l’a prouvé sa conduite avec Louise, que la prévenance, la bonté, la générosité lui étaient absolument inconnues. Le prêt de treize cents francs fait à Morel à gros intérêts était à la fois pour Ferrand un piège, un moyen d’oppression et une bonne affaire. Sûr de la probité du lapidaire, il savait être remboursé tôt ou tard; cependant, il fallut que la beauté de Louise eût produit sur lui une impression bien profonde pour qu’il se dessaisît d’une somme si avantageusement placée.

Sauf cette faiblesse, Jacques Ferrand n’aimait que l’or.

Il aimait l’or pour l’or.

Non pour les jouissances qu’il procurait, il était stoïque.

Non pour les jouissances qu’il pouvait procurer, il n’était pas assez poëte pour jouir spéculativement comme certains avares. Quant à ce qui lui appartenait, il aimait la possession pour la possession. Quant à ce qui appartenait aux autres, s’il s’agissait d’un riche dépôt, par exemple, loyalement remis à sa seule probité, il éprouvait à rendre ce dépôt le même déchirement, le même désespoir qu’éprouvait l’orfèvre Cardillac à se séparer d’une parure dont son goût exquis avait fait un chef-d’œuvre d’art.

C’est que, pour le notaire, c’était aussi un chef-d’œuvre d’art que son éclatante réputation de probité… C’est qu’un dépôt était aussi pour lui un joyau dont il ne pouvait se dessaisir qu’avec des regrets furieux.

Que de soins, que d’astuce, que de ruses, que d’habileté, que d’art en un mot, n’avait-il pas employés pour attirer cette somme dans son coffre, pour parfaire cette étincelante renommée d’intégrité où les plus précieuses marques de confiance venaient pour ainsi dire s’enchâsser, ainsi que les perles et les diamants dans l’or des diadèmes de Cardillac!

Plus le célèbre orfèvre se perfectionnait, dit-on, plus il attachait de prix à ses parures, regardant toujours la dernière comme son chef-d’œuvre, et se désolant de l’abandonner.

Plus Jacques Ferrand se perfectionnait dans le crime, plus il tenait aux marques de confiance sonnantes et trébuchantes qu’on lui accordait… regardant toujours aussi sa dernière fourberie comme son chef-d’œuvre.

On verra, par la suite de cette histoire, à l’aide de quels moyens, vraiment prodigieux de composition et de machination, il parvint à s’approprier impunément plusieurs sommes très-considérables.

Sa vie souterraine, mystérieuse, lui donnait les émotions incessantes, terribles, que le jeu donne au joueur.

Contre la fortune de tous, Jacques Ferrand mettait pour enjeu son hypocrisie, sa ruse, son audace, sa tête… et il jouait sur le velours, comme on dit; car, hormis l’atteinte de la justice humaine, qu’il caractérisait vulgairement et énergiquement d’une «cheminée qui pouvait lui tomber sur la tête», perdre, pour lui, c’était ne pas gagner; et encore était-il si criminellement doué que, dans son ironie amère, il voyait un gain continu dans l’estime sans bornes, dans la confiance illimitée qu’il inspirait, non-seulement à la foule de ses riches clients, mais encore à la petite bourgeoisie et aux ouvriers de son quartier.

Un grand nombre d’entre eux plaçaient de l’argent chez lui, disant: «Il n’est pas charitable, c’est vrai; il est dévot, c’est un malheur; mais il est plus sûr que le gouvernement et que les caisses d’épargne.»

Malgré sa rare habileté, cet homme avait commis deux de ces erreurs auxquelles les plus rusés criminels n’échappent presque jamais.

Forcé par les circonstances, il est vrai, il s’était adjoint deux complices; cette faute immense, ainsi qu’il disait, avait été réparée en partie; nul des deux complices ne pouvait le perdre sans se perdre lui-même, et tous deux n’auraient retiré de cette extrémité d’autre profit que celui de dénoncer à la vindicte publique eux-mêmes et le notaire.

Il était donc, de ce côté, assez tranquille.

Du reste, n’étant pas au bout de ses crimes, les inconvénients de la complicité étaient balancés par l’aide criminelle qu’il en tirait parfois encore.

Quelques mots maintenant du physique de M. Ferrand, et nous introduirons le lecteur dans l’étude du notaire, où nous retrouverons les principaux personnages de ce récit.

M. Ferrand avait cinquante ans, et il n’en paraissait pas quarante; il était de stature moyenne, voûté, large d’épaules, vigoureux, carré, trapu, roux, velu comme un ours.

Ses cheveux s’aplatissaient sur ses tempes, son front était chauve, ses sourcils à peine indiqués; son teint bilieux disparaissait presque sous une innombrable quantité de taches de rousseur; mais, lorsqu’une vive émotion l’agitait, ce masque fauve et terreux s’injectait de sang et devenait d’un rouge livide.

Sa figure était plate comme une tête de mort, ainsi que le dit le vulgaire; son nez, camus et punais; ses lèvres, si minces, si imperceptibles, que sa bouche semblait incisée dans sa face; lorsqu’il souriait d’un air méchant et sinistre, on voyait le bout de ses dents, presque toutes noires et gâtées. Toujours rasé jusqu’aux tempes, ce visage blafard avait une expression à la fois austère et béate, impassible et rigide, froide et réfléchie; ses petits yeux noirs, vifs, perçants, mobiles, disparaissaient sous de larges lunettes vertes.

Jacques Ferrand avait une vue excellente; mais, abrité par ses lunettes, il pouvait – avantage immense! – observer sans être observé; il savait combien un coup d’œil est souvent et involontairement significatif. Malgré son imperturbable audace, il avait rencontré deux ou trois fois dans sa vie certains regards puissants, magnétiques, devant lesquels il avait été forcé de baisser la vue; or, dans quelques circonstances souveraines, il est funeste de baisser les yeux devant l’homme qui vous interroge, vous accuse ou vous juge.

Les larges lunettes de M. Ferrand étaient donc une sorte de retranchement couvert d’où il examinait attentivement les moindres manœuvres de l’ennemi… car tout le monde était l’ennemi du notaire, parce que tout le monde était plus ou moins sa dupe, et que les accusateurs ne sont que les dupes éclairées ou révoltées.

Il affectait dans son habillement une négligence qui allait jusqu’à la malpropreté, ou plutôt il était naturellement sordide; son visage rasé tous les deux jours, son crâne sale et rugueux, ses ongles plats cerclés de noir, son odeur de bouc, ses vieilles redingotes râpées, ses chapeaux graisseux, ses cravates en corde, ses bas de laine noirs, ses gros souliers, recommandaient encore singulièrement sa vertu auprès de ses clients, en donnant à cet homme un air de détachement du monde, un parfum de philosophie pratique qui les charmait.

À quels goûts, à quelle passion, à quelle faiblesse, le notaire avait-il, disait-on, sacrifié la confiance qu’on lui témoignait?… Il gagnait peut-être soixante mille francs par an, et sa maison se composait d’une servante et d’une vieille femme de charge; son seul plaisir était d’aller chaque dimanche à la messe et à vêpres; il ne connaissait pas d’opéra comparable au chant grave de l’orgue, pas de société mondaine qui valût une soirée paisiblement passée au coin de son feu avec le curé de sa paroisse après un dîner frugal; il mettait enfin sa joie dans la probité, son orgueil dans l’honneur, sa félicité dans la religion.

Tel était le jugement que les contemporains de M. Jacques Ferrand portaient sur ce rare et grand homme de bien.

XIV L’étude

L’étude de M. Ferrand ressemblait à toutes les études; ses clercs à tous les clercs. On y arrivait par une antichambre meublée de quatre vieilles chaises. Dans l’étude proprement dite, entourée de casiers garnis des cartons renfermant les dossiers des clients de M. Ferrand, cinq jeunes gens, courbés sur des pupitres de bois noir, riaient, causaient, ou griffonnaient incessamment.

Une salle d’attente, encore remplie de cartons, et dans laquelle se tenait d’habitude M. le premier clerc; puis une autre pièce vide, qui, pour plus de secret, séparait le cabinet du notaire de cette salle d’attente, tel était l’ensemble de ce laboratoire d’actes de toutes sortes.

Deux heures venaient de sonner à une antique pendule à coucou placée entre les deux fenêtres de l’étude; une certaine agitation régnait parmi les clercs, quelques fragments de leur conversation feront connaître la cause de cet émoi.

– Certainement, si quelqu’un m’avait soutenu que François Germain était un voleur, dit l’un des jeunes gens, j’aurais répondu: «Vous en avez menti!»

– Moi aussi!…

– Moi aussi!…

– Moi, ça m’a fait un tel effet de le voir arrêter et emmener par la garde que je n’ai pas pu déjeuner… J’en ai été récompensé, car ça m’a épargné de manger la ratatouille quotidienne de la mère Séraphin.

– Dix-sept mille francs, c’est une somme!

– Une fameuse somme!

– Dire que, depuis quinze mois que Germain est caissier, il n’avait pas manqué un centime à la caisse du patron!…

– Moi, je trouve que le patron a eu tort de faire arrêter Germain, puisque ce pauvre garçon jurait ses grands dieux qu’il n’avait pris que mille trois cents francs en or.

– D’autant plus qu’il les rapportait ce matin pour les remettre dans la caisse, ces mille trois cents francs, au moment où le patron venait d’envoyer chercher la garde…

– Voilà le désagrément des gens d’une probité féroce comme le patron, ils sont impitoyables.

– C’est égal, on doit y regarder à deux fois avant de perdre un pauvre jeune homme qui s’est bien conduit jusque-là.

– M. Ferrand dit à cela que c’est pour l’exemple.

– L’exemple de quoi? Ça ne sert à rien à ceux qui sont honnêtes, et ceux qui ne le sont pas savent bien qu’ils sont exposés à être découverts s’ils volent.

– La maison est tout de même une bonne pratique pour le commissaire.

– Comment?

– Dame! ce matin cette pauvre Louise… tantôt Germain…

– Moi, l’affaire de Germain ne me paraît pas claire…

– Puisqu’il a avoué!

– Il a avoué qu’il avait pris mille trois cents francs, oui; mais il soutient comme un enragé qu’il n’a pas pris les autres quinze mille francs en billets de banque et les autres sept cents francs qui manquent à la caisse.

– Au fait, puisqu’il avoue une chose, pourquoi n’avouerait-il pas l’autre?

– C’est vrai; on est aussi puni pour quinze cents francs que pour quinze mille francs.

– Oui, mais on garde les quinze mille francs, et en sortant de prison, ça fait un petit établissement, dirait un coquin.

– Pas si bête!

– On aura beau dire et beau faire, il y a quelque chose là-dessous.

– Et Germain qui défendait toujours le patron quand nous l’appelions jésuite!

– C’est pourtant vrai. «Pourquoi le patron n’aurait-il pas le droit d’aller à la messe? nous disait-il, vous avez bien le droit de n’y pas aller.»

– Tiens, voilà Chalamel qui rentre de course; c’est lui qui va être étonné!

– De quoi, de quoi, mes braves? Est-ce qu’il y a quelque chose de nouveau sur cette pauvre Louise?

– Tu le saurais, flâneur, si tu n’étais pas resté si longtemps en course.

– Tiens, vous croyez peut-être qu’il n’y a qu’un pas de clerc d’ici à la rue de Chaillot.

– Oh! mauvais!… mauvais!…

– Eh bien! ce fameux vicomte de Saint-Remy?

– Il n’est pas encore venu?

– Non.

– Tiens, sa voiture était attelée, et il m’a fait dire par son valet de chambre qu’il allait venir tout de suite; mais il n’a pas l’air content, a dit le domestique… Ah! messieurs, voilà un joli petit hôtel!… Un crâne luxe… On dirait d’une de ces petites maisons des seigneurs d’autrefois… dont on parle dans Faublas. Oh! Faublas… voilà mon héros, mon modèle! dit Chalamel en déposant son parapluie et en désarticulant ses socques.

– Je crois bien alors qu’il a des dettes et des contraintes par corps, ce vicomte.

– Une recommandation de trente-quatre mille francs que l’huissier a envoyée ici, puisque c’est à l’étude qu’on doit venir payer; le créancier aime mieux ça, je ne sais pas pourquoi.

– Il faut bien qu’il puisse payer maintenant, ce beau vicomte, puisqu’il est revenu hier soir de la campagne, où il était caché depuis trois jours pour échapper aux gardes du commerce.

– Mais comment n’a-t-on pas déjà saisi chez lui?

– Lui, pas bête! La maison n’est pas à lui, son mobilier est au nom de son valet de chambre, qui est censé lui louer en garni, de même que ses chevaux et ses voitures sont au nom de son cocher, qui dit, lui, qu’il donne à loyer au vicomte des équipages magnifiques à tant par mois. Oh! c’est un malin, allez, M. de Saint-Remy. Mais qu’est-ce que vous disiez? qu’il est arrivé encore du nouveau ici?

– Figure-toi qu’il y a deux heures le patron entre ici comme un furieux: «Germain n’est pas là? nous crie-t-il. – Non, monsieur. – Eh bien! le misérable m’a volé hier soir dix-sept mille francs», reprit le patron.

– Germain… voler… allons donc!

– Tu vas voir.

«Comment donc, monsieur, vous êtes sûr? Mais ce n’est pas possible, que nous nous écrions. – Je vous dis, messieurs, que j’avais mis hier dans le tiroir du bureau où il travaille quinze billets de mille, plus deux mille francs en or dans une petite boîte: tout a disparu.» À ce moment, voilà le père Marriton, le portier, qui arrive en disant: «Monsieur, la garde va venir.»

– Et Germain?

– Attends donc… Le patron dit au portier: «Dès que M. Germain viendra, envoyez-le ici, à l’étude, sans lui rien dire… Je veux le confondre devant vous, messieurs», reprend le patron. Au bout d’un quart d’heure, le pauvre Germain arrive comme si de rien n’était; la mère Séraphin venait d’apporter notre ratatouille: il salue le patron, nous dit bonjour très-tranquillement. «Germain, vous ne déjeunez pas? dit M. Ferrand. – Non, monsieur; merci, je n’ai pas faim. – Vous venez bien tard? – Oui, monsieur… j’ai été obligé d’aller à Belleville ce matin. Sans doute pour cacher l’argent que vous m’avez volé?» s’écria M. Ferrand d’une voix terrible.

– Et Germain…?

– Voilà le pauvre garçon qui devient pâle comme un mort, et qui répond tout de suite en balbutiant: «Monsieur, je vous en supplie, ne me perdez pas…»

– Il avait volé?

– Mais attendez donc, Chalamel. «- Ne me perdez pas! dit-il au patron. – Vous avouez donc, misérable? – Oui, monsieur… mais voici l’argent qui manque. Je croyais pouvoir le remettre ce matin avant que vous fussiez levé: malheureusement, une personne qui avait à moi une petite somme, et que je croyais trouver hier soir chez elle, était à Belleville depuis deux jours; il m’a fallu y aller ce matin. C’est ce qui a causé mon retard. Grâce, monsieur, ne me perdez pas! En prenant cet argent, je savais bien que je pourrais le remettre ce matin. Voici les treize cents francs en or. – Comment, les treize cents francs! s’écria M. Ferrand. Il s’agit bien de treize cents francs! Vous m’avez volé, dans le bureau de la chambre du premier, quinze billets de mille francs dans un porte-feuille vert et deux mille francs en or. – Moi! jamais! s’écria ce pauvre Germain d’un air renversé. Je vous avais pris treize cents francs en or… mais pas un sou de plus. Je n’ai pas vu de portefeuille dans le tiroir; il n’y avait que deux mille francs en or dans une boîte. – Oh! l’infâme menteur!… s’écria le patron. Vous avez volé treize cents francs, vous pouvez bien en avoir volé davantage; la justice prononcera… Oh! je serai impitoyable pour un si affreux abus de confiance. Ce sera un exemple…» – Enfin, mon pauvre Chalamel, la garde arrive sur ce coup de temps-là, avec le secrétaire du commissaire, pour dresser procès-verbal; on empoigne Germain, et voilà!

– C’est-il bien possible? Germain, la crème des honnêtes gens!

– Ça nous a paru aussi bien singulier.

– Après ça, il faut avouer une chose: Germain était maniaque, il ne voulait jamais dire où il demeurait.

– Ça, c’est vrai.

– Il avait toujours l’air mystérieux.

– Ce n’est pas une raison pour qu’il ait volé dix-sept mille francs.

– Sans doute.

– C’est une remarque que je fais.

– Ah bien!… voilà une nouvelle!… c’est comme si on me donnait un coup de poing sur la tête… Germain… Germain… qui avait l’air si honnête… à qui on aurait donné le bon Dieu sans confession!

– On dirait qu’il avait comme un pressentiment de son malheur…

– Pourquoi?

– Depuis quelque temps il avait comme quelque chose qui le rongeait.

– C’était peut-être à propos de Louise.

– De Louise?

– Après ça, je ne fais que répéter ce que disait ce matin la mère Séraphin.

– Quoi donc? Quoi donc?

– Qu’il était l’amant de Louise… et le père de l’enfant…

– Voyez-vous le sournois!

– Tiens, tiens, tiens!

– Ah! bah!

– Ça n’est pas vrai!

– Comment sais-tu ça, Chalamel?

– Il n’y a pas quinze jours que Germain m’a dit, en confidence, qu’il était amoureux fou, mais fou, fou, d’une petite ouvrière, bien honnête, qu’il avait connue dans une maison où il avait logé; il avait les larmes aux yeux en me parlant d’elle.

– Ohé, Chalamel! ohé, Chalamel! Est-il rococo!

– Il dit que Faublas est son héros, et il est assez bon enfant, assez cruche, assez actionnaire pour ne pas comprendre qu’on peut être amoureux de l’une et être l’amant de l’autre.

– Je vous dis, moi, que Germain parlait sérieusement.

À ce moment, le maître clerc entra dans l’étude.

– Eh bien! dit-il, Chalamel, avez-vous fait toutes les courses?

– Oui, monsieur Dubois, j’ai été chez M. de Saint-Remy, il va venir tout à l’heure pour payer.

– Et chez Mme la comtesse Mac-Gregor?

– Aussi… voilà la réponse.

– Et chez la comtesse d’Orbigny?

– Elle remercie bien le patron; elle est arrivée hier matin de Normandie, elle ne s’attendait pas à avoir sitôt sa réponse: voilà la lettre. J’ai aussi passé chez l’intendant de M. le marquis d’Harville, comme il l’avait demandé, pour les frais du contrat que j’ai été faire signer l’autre jour à l’hôtel.

– Vous lui aviez bien dit que ce n’était pas si pressé?

– Oui, mais l’intendant a voulu payer tout de même. Voilà l’argent. Ah! j’oubliais cette carte qui était ici en bas chez le portier, avec un mot au crayon écrit dessus (pas sur le portier); ce monsieur a demandé le patron, il a laissé cela.

– WALTER MURPH, lut le maître clerc, et plus bas, au crayon: «reviendra à trois heures pour affaires importantes». Je ne connais pas ce nom.

– Ah! j’oubliais encore, reprit Chalamel, M. Badinot a dit que c’était bon, que M. Ferrand fasse comme il l’entendrait, que ça serait toujours bien.

– Il n’a pas donné de réponse par écrit?

– Non, monsieur, il a dit qu’il n’avait pas le temps.

– Très-bien.

– M. Charles Robert viendra aussi dans la journée parler au patron; il paraît qu’il s’est battu hier en duel avec le duc de Lucenay.

– Est-il blessé?

– Je ne crois pas, on me l’aurait dit chez lui.

– Tiens! une voiture qui s’arrête…

– Oh! les beaux chevaux! Sont-ils fougueux!

– Et ce gros cocher anglais, avec sa perruque blanche et sa livrée brune à galons d’argent, et ses épaulettes comme un colonel!

– C’est un ambassadeur, bien sûr.

– Et le chasseur en a-t-il aussi, de cet argent sur le corps!

– Et de grandes moustaches!

– Tiens, dit Chalamel, c’est la voiture du vicomte de Saint-Remy.

– Que ça de genre? Merci!

Bientôt après, M. de Saint-Remy entrait dans l’étude.

XV M. de Saint-Remy

Nous avons dépeint la charmante figure, l’élégance exquise, la tournure ravissante de M. de Saint-Remy, arrivé la veille de la ferme d’Arnouville (propriété de Mme la duchesse de Lucenay), où il avait trouvé un refuge contre les poursuites des gardes du commerce Malicorne et Bourdin.

M. de Saint-Remy entra brusquement dans l’étude, son chapeau sur la tête, l’air haut et fier, fermant à demi les yeux, et demandant d’un air souverainement impertinent, sans regarder personne:

– Le notaire, où est-il?

– M. Ferrand travaille dans son cabinet, dit le maître clerc, si vous voulez attendre un instant, monsieur, il pourra vous recevoir.

– Comment, attendre?

– Mais, monsieur…

– Il n’y a pas de mais, monsieur; allez lui dire que M. de Saint-Remy est là… Je trouve encore singulier que ce notaire me fasse faire antichambre… Ça empeste le poêle ici!

– Veuillez passer dans la pièce à côté, monsieur, dit le premier clerc, j’irai tout de suite prévenir M. Ferrand.

M. de Saint-Remy haussa les épaules et suivit le maître clerc. Au bout d’un quart d’heure qui lui sembla fort long et qui changea son dépit en colère, M. de Saint-Remy fut introduit dans le cabinet du notaire.

Rien de plus curieux que le contraste de ces deux hommes, tous deux profondément physionomistes et généralement habitués à juger presque du premier coup d’œil à qui ils avaient affaire.

M. de Saint-Remy voyait Jacques Ferrand pour la première fois. Il fut frappé du caractère de cette figure blafarde, rigide, impassible, au regard caché par d’énormes lunettes vertes, au crâne disparaissant à demi sous un vieux bonnet de soie noire.

Le notaire était assis devant son bureau, sur un fauteuil de cuir, à côté d’une cheminée dégradée, remplie de cendre, où fumaient deux tisons noircis. Des rideaux de percaline verte, presque en lambeaux, ajustés à de petites tringles de fer sur les croisées, cachaient les vitres inférieures et jetaient dans ce cabinet, déjà sombre, un reflet livide et sinistre. Des casiers de bois noir remplis de cartons étiquetés, quelques chaises de merisier recouvertes de velours d’Utrecht jaune, une pendule d’acajou, un carrelage jaunâtre, humide et glacial, un plafond sillonné de crevasses et orné de guirlandes de toiles d’araignée, tel était le sanctus sanctorum de M. Jacques Ferrand.

Le vicomte n’avait pas fait deux pas dans ce cabinet, n’avait pas dit une parole, que le notaire, qui le connaissait de réputation, le haïssait déjà. D’abord il voyait en lui, pour ainsi dire, un rival en fourberies; et puis, par cela même que M. Ferrand était d’une mine basse et ignoble, il détestait chez les autres l’élégance, la grâce et la jeunesse, surtout lorsqu’un air suprêmement insolent accompagnait ces avantages.

Le notaire affectait ordinairement une sorte de brusquerie rude, presque grossière, envers ses clients, qui n’en ressentaient que plus d’estime pour lui en raison de ces manières de paysan du Danube. Il se promit de redoubler de brutalité envers M. de Saint-Remy.

Celui-ci, ne connaissant aussi Jacques Ferrand que de réputation, s’attendait à trouver en lui une sorte de tabellion, bonhomme ou ridicule, le vicomte se représentant toujours sous des dehors presque niais les hommes de probité proverbiale, dont Jacques Ferrand était, disait-on, le type achevé.

Loin de là, la physionomie, l’attitude du tabellion, imposaient au vicomte un ressentiment indéfinissable, moitié crainte, moitié haine, quoiqu’il n’eût aucune raison sérieuse de le craindre ou de le haïr. Aussi, en conséquence de son caractère résolu, M. de Saint-Remy exagéra-t-il encore son insolence et sa fatuité habituelles. Le notaire gardait son bonnet sur sa tête, le vicomte garda son chapeau et s’écria, dès la porte, d’une voix haute et mordante:

– Il est pardieu! fort étrange, monsieur, que vous me donniez la peine de venir ici, au lieu d’envoyer chercher chez moi l’argent des traites que j’ai souscrites à ce Badinot, et pour lesquelles ce drôle-là m’a poursuivi… Vous me dites, il est vrai, qu’en outre vous avez une communication très-importante à me faire… soit… mais alors vous ne devriez pas m’exposer à attendre un quart d’heure dans votre antichambre; cela n’est pas poli, monsieur.

M. Ferrand, impassible, termina un calcul qu’il faisait, essuya méthodiquement sa plume sur l’éponge imbibée d’eau qui entourait son encrier de faïence ébréchée, et leva vers le vicomte sa face glaciale, terreuse et camuse, chargée d’une paire de lunettes.

On eût dit une tête de mort dont les orbites auraient été remplacées par de larges prunelles fixes, glauques et vertes.

Après l’avoir considéré un moment en silence, le notaire dit au vicomte, d’une voix brusque et brève:

– Où est l’argent?

Ce sang-froid exaspéra M. de Saint-Remy.

Lui… lui, l’idole des femmes, l’envie des hommes, le parangon de la meilleure compagnie de Paris, le duelliste redouté, ne pas produire plus d’effet sur un misérable notaire! Cela était odieux; quoiqu’il fût en tête-à-tête avec Jacques Ferrand, son orgueil intime se révoltait.

– Où sont les traites? reprit-il aussi brièvement.

Du bout d’un de ses doigts durs comme du fer et couverts de poils roux, le notaire, sans répondre, frappa sur un large portefeuille de cuir posé près de lui.

Décidé à être aussi laconique, mais frémissant de colère, le vicomte prit dans la poche de sa redingote un petit agenda de cuir de Russie fermé par des agrafes d’or, en tira quarante billets de mille francs et les montra au notaire.

– Combien? demanda celui-ci.

– Quarante mille francs.

– Donnez…

– Tenez, et finissons vite, monsieur; faites votre métier, payez-vous, remettez-moi les traites, dit le vicomte en jetant impatiemment le paquet de billets de banque sur la table.

Le notaire les prit, se leva, les examina près de la fenêtre, les tournant un à un, avec une attention si scrupuleuse et pour ainsi dire si insultante pour M. de Saint-Remy, que ce dernier en blêmit de rage.

Le notaire, comme s’il eût deviné les pensées qui agitaient le vicomte, hocha la tête, se tourna à demi vers lui, et lui dit avec un accent indéfinissable:

– Ça s’est vu…

Un moment interdit, M. de Saint-Remy reprit sèchement:

– Quoi?

– Des billets de banque faux, répondit le notaire en continuant de soumettre ceux qu’il tenait à un examen attentif.

– À propos de quoi me faites-vous cette remarque, monsieur?

Jacques Ferrand s’arrêta un moment, regarda fixement le vicomte à travers ses lunettes; puis, haussant imperceptiblement les épaules, il se remit à inventorier les billets sans prononcer une parole.

– Mort-Dieu, monsieur le notaire, sachez que, lorsque j’interroge, on me répond! s’écria M. de Saint-Remy irrité par le calme de Jacques Ferrand.

– Ceux-là sont bons…, dit le notaire en retournant vers son bureau où il prit une petite liasse de papiers timbrés auxquels étaient annexées deux lettres de change; il mit ensuite un des billets de mille francs et trois rouleaux de cent francs sur le dossier de la créance, puis il dit à M. de Saint-Remy, en lui indiquant du bout du doigt l’argent et les titres: «Voici ce qui vous revient des quarante mille francs; mon client m’a chargé de percevoir la note des frais.»

Le vicomte s’était contenu à grand-peine pendant que Jacques Ferrand établissait ses comptes. Au lieu de lui répondre et de prendre l’argent, il s’écria d’une voix tremblante de colère:

– Je vous demande, monsieur, pourquoi vous m’avez dit, à propos des billets de banque que je viens de vous remettre, qu’on en avait vu de faux?

– Pourquoi?

– Oui.

– Parce que… je vous ai mandé ici pour une affaire de faux…

Et le notaire braqua ses lunettes vertes sur le vicomte.

– En quoi cette affaire de faux me concerne-t-elle?

Après un moment de silence, M. Ferrand dit au vicomte, d’un air triste et sévère:

– Vous rendez-vous compte, monsieur, des fonctions que remplit un notaire?

– Le compte et les fonctions sont parfaitement simples, monsieur; j’avais tout à l’heure quarante mille francs, il m’en reste treize cents…

– Vous êtes très-plaisant, monsieur… Je vous dirai, moi, qu’un notaire est aux affaires temporelles ce qu’un confesseur est aux affaires spirituelles… Par état, il connaît souvent d’ignobles secrets.

– Après, monsieur?

– Il se trouve souvent forcé d’être en relation avec des fripons…

– Ensuite, monsieur?

– Il doit, autant qu’il le peut, empêcher un nom honorable d’être traîné dans la boue.

– Qu’ai-je de commun avec tout cela?

– Votre père vous avait laissé un nom respecté que vous déshonorez, monsieur!…

– Qu’osez-vous dire?

– Sans l’intérêt qu’inspire ce nom à tous les honnêtes gens, au lieu d’être cité ici, devant moi, vous le seriez à cette heure devant le juge d’instruction.

– Je ne vous comprends pas.

– Il y a deux mois, vous avez escompté, par l’intermédiaire d’un agent d’affaires, une traite de cinquante-huit mille francs, souscrite par la maison Meulaert et compagnie de Hambourg, au profit d’un William Smith, et payable dans trois mois chez M. Grimaldi, banquier à Paris.

– Eh bien?

– Cette traite est fausse.

– Cela n’est pas vrai…

– Cette traite est fausse!… La maison Meulaert n’a jamais contracté d’engagement avec William Smith; elle ne le connaît pas.

– Serait-il vrai! s’écria M. de Saint-Remy avec autant de surprise que d’indignation; mais alors j’ai été horriblement trompé, monsieur… car j’ai reçu cette valeur comme argent comptant.

– De qui?

– De M. William Smith lui-même; la maison Meulaert est si connue… je connaissais moi-même tellement la probité de M. William Smith que j’ai accepté cette traite en payement d’une somme qu’il me devait…

– William Smith n’a jamais existé… c’est un personnage imaginaire…

– Monsieur, vous m’insultez!

– Sa signature est fausse et supposée comme le reste.

– Je vous dis, monsieur, que M. William Smith existe; mais j’ai sans doute été dupe d’un horrible abus de confiance.

– Pauvre jeune homme!…

– Expliquez-vous.

– En quatre mots, le dépositaire actuel de la traite est convaincu que vous avez commis le faux…

– Monsieur!…

– Il prétend en avoir la preuve; avant-hier, il est venu me prier de vous mander chez moi et de vous proposer de vous rendre cette fausse traite… moyennant transaction… Jusque-là tout était loyal; voici qui ne l’est plus, et je ne vous en parle qu’à titre de renseignements: il demande cent mille francs… écus… aujourd’hui même; ou sinon, demain, à midi, le faux est déposé au parquet du procureur du roi.

– C’est une indignité!

– Et de plus une absurdité… Vous êtes ruiné, vous étiez poursuivi pour une somme que vous venez de me payer, grâce à je ne sais quelle ressource… voilà ce que j’ai déclaré à ce tiers porteur… Il m’a répondu à cela… que certaine grande dame très-riche ne vous laisserait pas dans l’embarras…

– Assez, monsieur!… assez!…

– Autre indignité, autre absurdité! d’accord.

– Enfin, monsieur, que veut-on?

– Indignement exploiter une action indigne. J’ai consenti à vous faire savoir cette proposition tout en la flétrissant comme un honnête homme doit la flétrir. Maintenant cela vous regarde. Si vous êtes coupable, choisissez entre la cour d’assises ou la rançon qu’on vous impose… Ma démarche est tout officieuse, et je ne me mêlerai pas davantage d’une affaire aussi sale. Le tiers porteur s’appelle M. Petit-Jean, négociant en huiles; il demeure sur le bord de la Seine, quai de Billy, 10. Arrangez-vous avec lui. Vous êtes dignes de vous entendre… si vous êtes faussaire, comme il l’affirme.

M. de Saint-Remy était entré chez Jacques Ferrand le verbe insolent, la tête haute. Quoiqu’il eût commis dans sa vie quelques actions honteuses, il restait encore en lui une certaine fierté de race, un courage naturel qui ne s’était jamais démenti. Au commencement de cet entretien, regardant le notaire comme un adversaire indigne de lui, il s’était contenté de le persifler.

Lorsque Jacques Ferrand eut parlé de faux… le vicomte se sentit écrasé. À son tour il se trouvait dominé par le notaire.

Sans l’empire absolu qu’il avait sur lui-même, il n’aurait pu cacher l’impression terrible que lui causa cette révélation inattendue; car elle pouvait avoir pour lui des suites incalculables, que le notaire ne soupçonnait même pas.

Après un moment de silence et de réflexion il se résigna, lui si orgueilleux, si irritable, si vain de sa bravoure, à implorer cet homme grossier qui lui avait si rudement parlé l’austère langage de la probité.

– Monsieur, vous me donnez une preuve d’intérêt dont je vous remercie; je regrette la vivacité de mes premières paroles…, dit M. de Saint-Remy d’un ton cordial.

– Je ne m’intéresse pas du tout à vous, reprit brutalement le notaire. Votre père étant l’honneur même, je n’aurais pas voulu voir son nom à la cour d’assises: voilà tout.

– Je vous répète, monsieur, que je suis incapable de l’infamie dont on m’accuse.

– Vous direz cela à M. Petit-Jean.

– Mais je l’avoue, l’absence de M. Smith, qui a indignement abusé de ma bonne foi…

– Infâme Smith!

– L’absence de M. Smith me met dans un cruel embarras; je suis innocent; qu’on m’accuse, je le prouverai; mais une telle accusation flétrit toujours un galant homme.

– Après?

– Soyez assez généreux pour employer la somme que je viens de vous remettre à désintéresser en partie la personne qui a cette traite entre les mains.

– Cet argent appartient à mon client, il est sacré!

– Mais dans deux ou trois jours je le rembourserai.

– Vous ne le pourrez pas.

– J’ai des ressources.

– Aucunes… d’avouables du moins. Votre mobilier, vos chevaux ne vous appartiennent plus, dites-vous… ce qui m’a l’air d’une fraude indigne.

– Vous êtes bien dur, monsieur. Mais, en admettant cela, ne ferai-je pas argent de tout dans une extrémité aussi désespérée? Seulement, comme il m’est impossible de me procurer d’ici à demain midi cent mille francs, je vous en conjure, employez l’argent que je viens de vous remettre à retirer cette malheureuse traite; ou bien… vous qui êtes si riche… faites-moi cette avance, ne me laissez pas dans une position pareille…

– Moi, répondre de cent mille francs pour vous! Ah çà! vous êtes donc fou?

– Monsieur, je vous en supplie… au nom de mon père… dont vous m’avez parlé… soyez assez bon pour…

– Je suis bon pour ceux qui le méritent, dit rudement le notaire; honnête homme, je hais les escrocs, et je ne serais pas fâché de voir un de ces beaux fils sans foi ni loi, impies et débauchés, une bonne fois attaché au pilori pour servir d’exemple aux autres… Mais j’entends vos chevaux qui s’impatientent, monsieur le vicomte, dit le notaire en souriant du bout de ses dents noires.

À ce moment on frappa à la porte du cabinet.

– Qu’est-ce? dit Jacques Ferrand.

– Madame la comtesse d’Orbigny, dit le maître clerc.

– Priez-la d’attendre un moment.

– C’est la belle-mère de la marquise d’Harville! s’écria M. de Saint-Remy.

– Oui, monsieur; elle a rendez-vous avec moi; ainsi, serviteur.

– Pas un mot de ceci, monsieur! s’écria M. de Saint-Remy d’un ton menaçant.

– Je vous ai dit, monsieur, qu’un notaire était aussi discret qu’un confesseur.

Jacques Ferrand sonna; le clerc parut.

– Faites entrer Mme d’Orbigny. Puis, s’adressant au vicomte: «Prenez ces treize cent francs, monsieur, ce sera toujours un à-compte pour M. Petit-Jean.»

Mme d’Orbigny (autrefois Mme Roland) entra au moment où M. de Saint-Remy sortait, les traits contractés par la rage de s’être inutilement humilié devant le notaire.

– Eh! bonjour, monsieur de Saint-Remy, lui dit Mme d’Orbigny; combien il y a de temps que je ne vous ai vu…

– En effet, madame, depuis le mariage de d’Harville, dont j’étais témoin, je n’ai pas eu l’honneur de vous rencontrer, dit M. de Saint-Remy en s’inclinant et en donnant tout à coup à ses traits une expression affable et souriante. Depuis lors, vous êtes toujours restée en Normandie?

– Mon Dieu! oui; M. d’Orbigny ne peut vivre maintenant qu’à la campagne… et ce qu’il aime, je l’aime… Aussi, vous voyez en moi une vraie provinciale: je ne suis pas venue à Paris depuis le mariage de ma chère belle-fille avec cet excellent M. d’Harville… Le voyez-vous souvent?

– D’Harville est devenu très-sauvage et très-morose. On le rencontre assez peu dans le monde, dit M. de Saint-Remy avec une nuance d’impatience, car cet entretien lui était insupportable, et par son inopportunité, et parce que le notaire semblait s’en amuser beaucoup. Mais la belle-mère de Mme d’Harville, enchantée de cette rencontre avec un élégant, n’était pas femme à lâcher sitôt sa proie.

– Et ma chère belle-fille, reprit-elle, n’est pas, je l’espère, aussi sauvage que son mari?

– Mme d’Harville est fort à la mode et toujours fort entourée, ainsi qu’il convient à une jolie femme; mais je crains, madame, d’abuser de vos moments… et…

– Mais pas du tout, je vous assure. C’est une bonne fortune pour moi de rencontrer l’élégant des élégants, le roi de la mode; en dix minutes, je vais être au fait de Paris comme si je ne l’avais jamais quitté… Et votre cher M. de Lucenay, qui était avec vous le témoin du mariage de M. d’Harville?

– Plus original que jamais: il part pour l’Orient, et il en revient juste à temps pour recevoir hier matin un coup d’épée, fort innocent du reste.

– Ce pauvre duc! Et sa femme, toujours belle et ravissante?

– Vous savez, madame, que j’ai l’honneur d’être un de ses meilleurs amis, mon témoignage à ce sujet serait suspect… Veuillez, madame, à votre retour aux Aubiers, me faire la grâce de ne pas m’oublier auprès de M. d’Orbigny.

– Il sera très-sensible, je vous assure, à votre aimable souvenir; car il s’informe souvent de vous, de vos succès… Il dit toujours que vous lui rappelez le duc de Lauzun.

– Cette comparaison seule est tout un éloge; mais, malheureusement pour moi, elle est beaucoup plus bienveillante que vraie. Adieu, madame; car je n’ose espérer que vous puissiez me faire l’honneur de me recevoir avant votre départ.

– Je serais désolée que vous prissiez la peine de venir chez moi!… Je suis tout à fait campée pour quelques jours en hôtel garni, mais si, cet été ou cet automne, vous passez sur notre route en allant à quelqu’un de ces châteaux à la mode où les merveilleuses se disputent le plaisir de vous recevoir… accordez-nous quelques jours, seulement par curiosité de contraste, et pour vous reposer chez de pauvres campagnards de l’étourdissement de la vie de château si élégante et si folle… car c’est toujours fête où vous allez!…

– Madame…

– Je n’ai pas besoin de vous dire combien M. d’Orbigny et moi nous serons heureux de vous recevoir… Mais, adieu, monsieur; je crains que le bourru bienfaisant (elle montra le notaire) ne s’impatiente de nos bavardages.

– Bien au contraire, madame, bien au contraire, dit Ferrand avec un accent qui redoubla la rage contenue de M. de Saint-Remy.

– Avouez que M. Ferrand est un homme terrible, reprit Mme d’Orbigny en faisant l’évaporée. Mais prenez garde; puisqu’il est heureusement pour vous chargé de vos affaires, il vous grondera furieusement, c’est un homme impitoyable. Mais que dis-je?… au contraire… un merveilleux comme vous… avoir M. Ferrand pour notaire… mais c’est un brevet d’amendement; car on sait bien qu’il ne laisse jamais faire de folies à ses clients, sinon il leur rend leurs comptes… Oh! il ne veut pas être le notaire de tout le monde… Puis, s’adressant à Jacques Ferrand: – Savez-vous, monsieur le puritain, que c’est une superbe conversion que vous avez faite là… rendre sage l’élégant par excellence, le roi de la mode?

– C’est justement une conversion, madame, M. le vicomte sort de mon cabinet tout autre qu’il n’y était entré.

– Quand je vous dis que vous faites des miracles!… ce n’est pas étonnant, vous êtes un saint.

– Ah! madame… vous me flattez, dit Jacques Ferrand avec componction.

M. de Saint-Remy salua profondément Mme d’Orbigny; puis, au moment de quitter le notaire, voulant tenter une dernière fois de l’apitoyer, il lui dit d’un ton dégagé, qui laissait pourtant deviner une anxiété profonde:

– Décidément, mon cher monsieur Ferrand, vous ne voulez pas m’accorder ce que je vous demande?

– Quelque folie, sans doute?… Soyez inexorable, mon cher puritain, s’écria Mme d’Orbigny en riant.

– Vous entendez, monsieur, je ne puis contrarier une aussi belle dame…

– Mon cher monsieur Ferrand, parlons sérieusement… des choses sérieuses… et vous savez que celle-là… l’est beaucoup… Décidément vous me refusez? demanda le vicomte avec une angoisse à peine dissimulée.

Le notaire fut assez cruel pour paraître hésiter, M. de Saint-Remy eut un moment d’espoir.

– Comment, homme de fer, vous cédez? dit en riant la belle-mère de Mme d’Harville, vous subissez aussi le charme de l’irrésistible?…

– Ma foi, madame, j’étais sur le point de céder, comme vous dites; mais vous me faites rougir de ma faiblesse, reprit M. Ferrand. Puis, s’adressant au vicomte, il lui dit, avec une expression dont celui-ci comprit toute la signification: Là, sérieusement (et il appuya sur ce mot), c’est impossible… Je ne souffrirai pas que, par caprice, vous fassiez une étourderie pareille… Monsieur le vicomte, je me regarde comme le tuteur de mes clients; je n’ai pas d’autre famille, et je me regarderais comme complice des folies que je le leur laisserais faire.

– Oh! le puritain! Voyez-vous le puritain! dit Mme d’Orbigny.

– Du reste, voyez M. Petit-Jean; il pensera, j’en suis sûr, absolument comme moi; et, comme moi, il vous dira… non!

M. de Saint-Remy sortit désespéré.

Après un moment de réflexion, il dit: – Il le faut. Puis, à son chasseur, qui tenait ouverte la portière de sa voiture:

– À l’hôtel de Lucenay.

Pendant que M. de Saint-Remy se rend chez la duchesse, nous ferons assister nos lecteurs à l’entretien de M. Ferrand et de la belle-mère de Mme d’Harville.

XVI Le testament

Le lecteur a peut-être oublié le portrait de la belle-mère de Mme d’Harville, tracé par celle-ci.

Répétons que Mme d’Orbigny est une petite femme blonde, mince, ayant les cils presque blancs, les yeux ronds et d’un bleu pâle; sa parole est mielleuse, son regard hypocrite, ses manières insinuantes et insidieuses. En étudiant sa physionomie fausse et perfide, on y découvre quelque chose de sournoisement cruel.

– Quel charmant jeune homme que M. de Saint-Remy! dit Mme d’Orbigny à Jacques Ferrand lorsque le vicomte fut sorti.

– Charmant. Mais, madame, causons d’affaires… Vous m’avez écrit de Normandie que vous vouliez me consulter sur de graves intérêts…

– N’avez-vous pas toujours été mon conseil depuis que ce bon docteur Polidori m’a adressée à vous?… À propos, avez-vous de ses nouvelles? demanda Mme d’Orbigny d’un air parfaitement détaché.

– Depuis son départ de Paris il ne m’a pas écrit une seule fois, répondit non moins indifféremment le notaire.

Avertissons le lecteur que ces deux personnages se mentaient effrontément l’un à l’autre. Le notaire avait vu récemment Polidori (un de ses deux complices) et lui avait proposé d’aller à Asnières, chez les Martial, pirates d’eau douce dont nous parlerons plus tard, d’aller, disons-nous, empoisonner Louise Morel, sous le nom du Dr Vincent.

La belle-mère de Mme d’Harville se rendait à Paris afin d’avoir aussi une conférence secrète avec ce scélérat, depuis assez longtemps caché, nous l’avons dit, sous le nom de César Bradamanti.

– Mais il ne s’agit pas du bon docteur, reprit la belle-mère de Mme d’Harville; vous me voyez très-inquiète: mon mari est indisposé; sa santé s’affaiblit de plus en plus. Sans me donner de craintes graves… son état me tourmente… ou plutôt le tourmente, dit Mme d’Orbigny en essuyant ses yeux légèrement humectés.

– De quoi s’agit-il?

– Il parle incessamment de dernières dispositions à prendre… de testament…

Ici Mme d’Orbigny cacha son visage dans son mouchoir pendant quelques minutes.

– Cela est triste, sans doute, reprit le notaire, mais cette précaution n’a en elle-même rien de fâcheux… Quelles seraient d’ailleurs les intentions de M. d’Orbigny, madame?

– Mon Dieu, que sais-je?… Vous sentez bien que, lorsqu’il met la conversation sur ce sujet, je ne l’y laisse pas longtemps.

– Mais, enfin, à ce propos, ne vous a-t-il rien dit de positif?

– Je crois, reprit Mme d’Orbigny d’un air parfaitement désintéressé, je crois qu’il veut non-seulement me donner tout ce que la loi lui permet de me donner… mais… Oh! tenez, je vous en prie, ne parlons pas de cela…

– De quoi parlerons-nous?

– Hélas! vous avez raison, homme impitoyable! Il faut, malgré moi, revenir au triste sujet qui m’amène auprès de vous. Eh bien! M. d’Orbigny pousse la bonté jusqu’à vouloir… dénaturer une partie de sa fortune et me faire don… d’une somme considérable.

– Mais sa fille, sa fille? s’écria sévèrement M. Ferrand. Je dois vous déclarer que depuis un an M. d’Harville m’a chargé de ses affaires. Je lui ai dernièrement encore fait acheter une terre magnifique. Vous connaissez ma rudesse en affaires, peu m’importe que M. d’Harville soit un client; ce que je plaide, c’est la cause de la justice; si votre mari veut prendre envers sa fille, Mme d’Harville, une détermination qui ne semble pas convenable… je vous le dirai brutalement, il ne faudra pas compter sur mon concours. Nette et droite, telle a toujours été ma ligne de conduite.

– Et la mienne donc! Ainsi je répète sans cesse à mon mari ce que vous me dites là: «Votre fille a de grands torts envers vous, soit; mais ce n’est pas une raison pour la déshériter.»

– Très-bien, à la bonne heure. Et que répondit-il?

– Il répond: «Je laisserai à ma fille vingt-cinq mille francs de rentes. Elle a eu plus d’un million de sa mère; son mari a personnellement une fortune énorme; ne puis-je pas vous abandonner le reste, à vous, ma tendre amie, le seul soutien, la seule consolation de mes vieux jours, mon ange gardien?»

«Je vous répète ces paroles trop flatteuses, dit Mme d’Orbigny avec un soupir de modestie, pour vous montrer combien M. d’Orbigny est bon pour moi; mais, malgré cela, j’ai toujours refusé ses offres; ce que voyant, il s’est décidé à me prier de venir vous trouver.

– Mais je ne connais pas M. d’Orbigny.

– Mais lui, comme tout le monde, connaît votre loyauté.

– Mais comment vous a-t-il adressée à moi?

– Pour couper court à mes refus, à mes scrupules, il m’a dit: «Je ne vous propose pas de consulter mon notaire, vous le croiriez trop à ma dévotion; mais je m’en rapporterai absolument à la décision d’un homme dont le rigorisme de probité est proverbial, M. Jacques Ferrand. S’il trouve votre délicatesse compromise par votre acquiescement à mes offres, nous n’en parlerons plus; sinon vous vous résignerez. – J’y consens, dis-je à M. d’Orbigny, et voilà comment vous êtes devenu notre arbitre. – S’il m’approuve, ajouta mon mari, je lui enverrai un plein pouvoir pour réaliser, en mon nom, mes valeurs de rentes et de portefeuille; il gardera cette somme en dépôt, et après moi, ma tendre amie, vous aurez au moins une existence digne de vous.»

Jamais peut-être M. Ferrand ne sentit plus qu’en ce moment l’utilité de ses lunettes. Sans elles, Mme d’Orbigny eût sans doute été frappée du regard étincelant du notaire, dont les yeux semblèrent s’illuminer à ce mot de dépôt.

Il répondit néanmoins d’un ton bourru:

– C’est impatientant… voilà la dix ou douzième fois qu’on me choisit ainsi pour arbitre… toujours sous le prétexte de ma probité… on n’a que ce mot à la bouche… Ma probité!… ma probité!… bel avantage… ça ne me vaut que des ennuis… que des tracas…

– Mon bon monsieur Ferrand… voyons… ne me rudoyez pas. Vous écrirez donc à M. d’Orbigny, il attend votre lettre afin de vous adresser ses pleins pouvoirs… pour réaliser cette somme…

– Combien à peu près?…

– Il m’a parlé, je crois, de quatre à cinq cent mille francs.

– La somme est moins considérable que je ne le croyais; après tout, vous vous êtes dévouée à M. d’Orbigny… Sa fille est riche… vous n’avez rien… je puis approuver cela; il me semble que loyalement vous devez accepter…

– Vrai… vous croyez? dit Mme d’Orbigny, dupe comme tout le monde de la probité proverbiale du notaire, et qui n’avait pas été détrompée à cet égard par Polidori.

– Vous pouvez accepter, répéta-t-il.

– J’accepterai donc, dit Mme d’Orbigny avec un soupir.

Le premier clerc frappa à la porte.

– Qu’est-ce? demanda M. Ferrand.

– Mme la comtesse Mac-Gregor.

– Faites attendre un moment…

– Je vous laisse donc, mon cher monsieur Ferrand, dit Mme d’Orbigny, vous écrirez à mon mari… puisqu’il le désire, et il vous enverra ses pleins pouvoirs demain…

– J’écrirai…

– Adieu, mon digne et bon conseil.

– Ah! vous ne savez pas, vous autres gens du monde, combien il est désagréable de se charger de pareils dépôts… la responsabilité qui pèse sur nous. Je vous dis qu’il n’y a rien de plus détestable que cette belle réputation de probité, qui ne vous attire que des corvées!

– Et l’admiration des gens de bien!

– Dieu merci! je place ailleurs qu’ici-bas la récompense que j’ambitionne! dit M. Ferrand d’un ton béat.

À Mme d’Orbigny succéda Sarah Mac-Gregor.

XVII La comtesse Mac-Gregor

Sarah entra dans le cabinet du notaire avec son sang-froid et son assurance habituels. Jacques Ferrand ne la connaissait pas, il ignorait le but de sa visite; il s’observa plus encore que de coutume, dans l’espoir de faire une nouvelle dupe… Il regarda très-attentivement la comtesse et, malgré l’impassibilité de cette femme au front de marbre, il remarqua un léger tressaillement des sourcils, qui lui parut trahir un embarras contraint.

Le notaire se leva de son fauteuil, avança une chaise, la montra du geste à Sarah et lui dit:

– Vous m’avez demandé, madame, un rendez-vous pour aujourd’hui; j’ai été très-occupé hier, je n’ai pu vous répondre que ce matin; je vous en fais mille excuses.

– Je désirais vous voir, monsieur… pour une affaire de la plus haute importance… Votre réputation de probité, de bonté, d’obligeance, m’a fait espérer le succès de la démarche que je tente auprès de vous…

Le notaire s’inclina légèrement sur sa chaise.

– Je sais, monsieur, que votre discrétion est à toute épreuve…

– C’est mon devoir, madame.

– Vous êtes, monsieur, un homme rigide et incorruptible.

– Oui, madame.

– Pourtant, si l’on vous disait: «Monsieur, il dépend de vous de rendre la vie… plus que la vie… la raison, à une malheureuse mère», auriez-vous le courage de refuser?

– Précisez des faits, madame, je répondrai.

– Il y a quatorze ans environ, à la fin du mois de décembre 1824, un homme, jeune encore, vêtu de deuil… est venu vous proposer de prendre en viager la somme de cent cinquante mille francs, que l’on voulait placer à fonds perdus sur la tête d’une enfant de trois ans dont les parents désiraient rester inconnus.

– Ensuite, madame? dit le notaire, s’épargnant ainsi de répondre affirmativement.

– Vous avez consenti à vous charger de ce placement, et de faire assurer à cette enfant une rente viagère de huit mille francs; la moitié de ce revenu devait être capitalisée à son profit jusqu’à sa majorité; l’autre moitié devait être payée par vous à la personne qui prenait soin de cette petite fille?

– Ensuite, madame?

– Au bout de deux ans, dit Sarah sans pouvoir vaincre une légère émotion, le 28 novembre 1827, cette enfant est morte.

– Avant de continuer cet entretien, madame, je vous demanderai quel intérêt vous portez à cette affaire.

– La mère de cette petite fille est… ma sœur, monsieur [39]. J’ai là, pour preuve de ce que j’avance, l’acte de décès de cette pauvre petite, les lettres de la personne qui a pris soin d’elle, l’obligation d’un de vos clients, chez lequel vous aviez placé les cinquante mille écus.

– Voyons ces papiers, madame.

Assez étonnée de ne pas être crue sur parole, Sarah tira d’un portefeuille plusieurs papiers, que le notaire examina soigneusement.

– Eh bien! madame, que désirez-vous? L’acte de décès est parfaitement en règle, et les cinquante mille écus ont été acquis à M. Petit-Jean, mon client, par la mort de l’enfant; c’est une des chances des placements viagers, je l’ai fait observer à la personne qui m’a chargé de cette affaire. Quant aux revenus, ils ont été exactement payés par moi jusqu’à la mort de l’enfant.

– Rien de plus loyal que votre conduite en tout ceci, monsieur, je me plais à le reconnaître. La femme à qui l’enfant a été confiée a eu aussi des droits à notre gratitude, elle a eu les plus grands soins de ma pauvre petite nièce.

– Cela est vrai, madame; j’ai même été si satisfait de la conduite de cette femme que, la voyant sans place après la mort de cette enfant, je l’ai prise à mon service, et depuis ce temps elle y est encore.

– Mme Séraphin est à votre service, monsieur?

– Depuis quatorze ans, comme femme de charge. Et je n’ai qu’à me louer d’elle.

– Puisqu’il en est ainsi, monsieur, elle pourrait nous être d’un grand secours si… vous… vouliez bien accueillir une demande qui vous paraîtra étrange, peut-être même… coupable au premier abord; mais quand vous saurez dans quelle intention…

– Une demande coupable, madame! Je ne vous crois pas plus capable de la faire que moi de l’écouter.

– Je sais, monsieur, que vous êtes la dernière personne à qui on devrait adresser une pareille requête; mais je mets tout mon espoir… mon seul espoir, dans votre pitié. En tout cas, je puis compter sur votre discrétion?

– Oui, madame.

– Je continue donc. La mort de cette pauvre petite fille a jeté sa mère dans une désolation telle que sa douleur est aussi vive aujourd’hui qu’il y a quatorze ans, et qu’après avoir craint pour sa vie, aujourd’hui nous craignons pour sa raison.

– Pauvre mère! dit M. Ferrand avec un soupir.

– Oh! oui, bien malheureuse mère, monsieur; car elle ne pouvait que rougir de la naissance de sa fille à l’époque où elle l’a perdue, tandis qu’à cette heure les circonstances sont telles que ma sœur, si son enfant vivait encore, pourrait la légitimer, s’en enorgueillir, ne plus jamais la quitter. Aussi, ce regret incessant venant se joindre à ses autres chagrins, nous craignons à chaque instant de voir sa raison s’égarer.

– Il n’y a malheureusement rien à faire à cela.

– Si, monsieur.

– Comment, madame?

– Supposez qu’on vienne dire à la pauvre mère: «On a cru votre fille morte, elle ne l’est pas; la femme qui a pris soin d’elle étant toute petite pourrait l’affirmer.»

– Un tel mensonge serait cruel, madame… pourquoi donner en vain un espoir à cette pauvre mère?

– Mais, si ce n’était pas un mensonge, monsieur? Ou plutôt si cette supposition pouvait se réaliser?

– Par un miracle? S’il ne fallait pour l’obtenir que joindre mes prières aux vôtres, je les joindrais du plus profond de mon cœur… croyez-le, madame… Malheureusement l’acte de décès est formel.

– Mon Dieu, je le sais, monsieur, l’enfant est mort; et pourtant, si vous vouliez, le malheur ne serait pas irréparable.

– Est-ce une énigme, madame?

– Je parlerai donc plus clairement… Que ma sœur retrouve demain sa fille, non-seulement elle renaît à la vie, mais encore elle est sûre d’épouser le père de cet enfant, aujourd’hui libre comme elle. Ma nièce est morte à six ans. Séparée de ses parents dès l’âge le plus tendre, ils n’ont conservé d’elle aucun souvenir… Supposez qu’on trouve une jeune fille de dix-sept ans, ma nièce aurait maintenant cet âge… une jeune fille comme il y en a tant, abandonnée de ses parents; qu’on dise à ma sœur: «Voilà votre fille, car on vous a trompée: de graves intérêts ont voulu qu’on la fît passer pour morte. La femme qui l’a élevée, un notaire respectable, vous affirmeront, vous prouveront que c’est bien elle…»

Jacques Ferrand, après avoir laissé parler la comtesse sans l’interrompre, se leva brusquement et s’écria d’un air indigné:

– Assez… assez!… Madame! Oh! cela est infâme!

– Monsieur!

– Oser me proposer à moi… à moi… une supposition d’enfant… l’anéantissement d’un acte de décès… une action criminelle, enfin! C’est la première fois de ma vie que je subis un pareil outrage… et je ne l’ai pourtant pas mérité, mon Dieu… vous le savez!

– Mais, monsieur, à qui cela fait-il du tort? Ma sœur et la personne qu’elle désire épouser sont veufs et sans enfants… tous deux regrettent amèrement la fille qu’ils ont perdue. Les tromper… mais c’est les rendre au bonheur, à la vie… mais c’est assurer le sort le plus heureux à quelque pauvre fille abandonnée… c’est donc là une noble, une généreuse action, et non pas un crime.

– En vérité, s’écria le notaire avec une indignation croissante, j’admire combien les projets les plus exécrables peuvent se colorer de beaux semblants!

– Mais, monsieur, réfléchissez…

– Je vous répète, madame, que cela est infâme… C’est une honte de voir une femme de votre qualité machiner de telles abominations… auxquelles votre sœur, je l’espère, est étrangère…

– Monsieur…

– Assez, madame, assez!… Je ne suis pas galant, moi… Je vous dirais brutalement de dures vérités…

Sarah jeta sur le notaire un de ces regards noirs, profonds, presque acérés, et lui dit froidement:

– Vous refusez?

– Pas de nouvelle insulte, madame!…

– Prenez garde!…

– Des menaces?…

– Des menaces… Et pour vous prouver qu’elles ne seraient pas vaines, apprenez d’abord que je n’ai pas de sœur…

– Comment, madame?

– Je suis la mère de cet enfant…

– Vous?…

– Moi!… J’avais pris un détour pour arriver à mon but, imaginé une fable pour vous intéresser… Vous êtes impitoyable… Je lève le masque… Vous voulez la guerre… eh bien! la guerre…

– La guerre? Parce que je refuse de m’associer à une machination criminelle! Quelle audace!…

– Écoutez-moi, monsieur… votre réputation d’honnête homme est faite et parfaite… retentissante et immense…

– Parce qu’elle est méritée… Aussi faut-il avoir perdu la raison pour oser me faire des propositions comme les vôtres!…

– Mieux que personne je sais, monsieur, combien il faut se défier de ces réputations de vertu farouche, qui souvent voilent la galanterie des femmes et la friponnerie des hommes…

– Vous oseriez dire, madame…

– Depuis le commencement de notre entretien, je ne sais pourquoi… je doute que vous méritiez l’estime et la considération dont vous jouissez.

– Vraiment, madame? Ce doute fait honneur à votre perspicacité.

– N’est-ce pas…? Car ce doute est fondé sur des riens… sur l’instinct, sur des pressentiments inexplicables… mais rarement ces prévisions m’ont trompée.

– Finissons cet entretien, madame.

– Avant, connaissez ma résolution… Je commence par vous dire, de vous à moi, que je suis convaincue de la mort de ma pauvre fille… Mais il n’importe, je prétendrai qu’elle n’est pas morte: les causes les plus invraisemblables se plaident… Vous êtes à cette heure dans une position telle que vous devez avoir beaucoup d’envieux, ils regarderont comme une bonne fortune l’occasion de vous attaquer… je la leur fournirai…

– Vous?

– Moi, en vous attaquant sous quelque prétexte absurde, sur une irrégularité dans l’acte de décès, je suppose… il n’importe. Je soutiendrai que ma fille n’est pas morte. Comme j’ai le plus grand intérêt à faire croire qu’elle vit encore, quoique perdu, ce procès me servira en donnant un retentissement immense à cette affaire. Une mère qui réclame son enfant est toujours intéressante; j’aurai pour moi vos envieux, vos ennemis, et toutes les âmes sensibles et romanesques.

– C’est aussi fou que méchant! Dans quel intérêt aurais-je fait passer votre fille pour morte si elle ne l’était pas?

– C’est vrai, le motif est assez embarrassant à trouver; heureusement les avocats sont là!… Mais, j’y pense, en voici un excellent: voulant partager avec votre client la somme placée en viager sur la tête de cette malheureuse enfant… vous l’avez fait disparaître…

Le notaire impassible haussa les épaules.

– Si j’avais été assez criminel pour cela, au lieu de la faire disparaître, je l’aurais tuée!

Sarah tressaillit de surprise, resta muette un moment, puis reprit avec amertume:

– Pour un saint homme, voilà une pensée de crime profondément creusée!… Aurais-je donc touché juste en tirant au hasard?… Cela me donne à penser… et je penserai… Un dernier mot… Vous voyez quelle femme je suis… j’écrase sans pitié tout ce qui fait obstacle à mon chemin… Réfléchissez bien… il faut que demain vous soyez décidé… Vous pouvez faire impunément ce que je vous demande… Dans sa joie, le père de ma fille ne discutera pas la possibilité d’une telle résurrection si nos mensonges, qui le rendront si heureux, sont adroitement combinés. Il n’a d’ailleurs d’autres preuves de la mort de notre enfant que ce que je lui en ai écrit il y a quatorze ans; il me sera facile de le persuader que je l’ai trompé à ce sujet, car alors j’avais de justes griefs contre lui… je lui dirai que dans ma douleur j’avais voulu briser à ses yeux le dernier lien qui nous attachait encore l’un à l’autre. Vous ne pouvez donc être en rien compromis: affirmez seulement… homme irréprochable, affirmez que tout a été autrefois concerté entre vous, moi et Mme Séraphin, et l’on vous croira. Quant aux cinquante mille écus placés sur la tête de ma fille, cela me regarde seule; ils resteront acquis à votre client, qui doit ignorer complètement ceci; enfin, vous fixerez vous-même votre récompense…

Jacques Ferrand conserva tout son sang-froid, malgré la bizarrerie de cette situation si étrange et si dangereuse pour lui.

La comtesse, croyant réellement à la mort de sa fille, venait proposer au notaire de faire passer pour vivante cette enfant qu’il avait, lui, fait passer pour morte, quatorze années auparavant.

Il était trop habile, il connaissait trop bien les périls de sa position pour ne pas comprendre la portée des menaces de Sarah.

Quoique admirablement et laborieusement construit, l’édifice de la réputation du notaire reposait sur le sable. Le public se détache aussi facilement qu’il s’engoue, aimant à avoir le droit de fouler aux pieds celui que naguère il portait aux nues. Comment prévoir les conséquences de la première attaque portée à la réputation de Jacques Ferrand? Si folle que fût cette attaque, son audace même pouvait éveiller les soupçons…

La perspicacité de Sarah, son endurcissement, effrayaient le notaire. Cette mère n’avait pas eu un moment d’attendrissement en parlant de sa fille; elle n’avait paru considérer sa mort que comme la perte d’un moyen d’action. De tels caractères sont impitoyables dans leurs desseins et dans leur vengeance.

Voulant se donner le temps de chercher à parer ce coup dangereux, Ferrand dit froidement à Sarah:

– Vous m’avez demandé jusqu’à demain midi, madame; c’est moi qui vous donne jusqu’à après-demain pour renoncer à un projet dont vous ne soupçonnez pas la gravité. Si d’ici là je n’ai pas reçu de vous une lettre qui m’annonce que vous abandonnez cette criminelle et folle entreprise, vous apprendrez à vos dépens que la justice sait protéger les honnêtes gens qui refusent de coupables complicités, et qu’elle peut atteindre les fauteurs d’odieuses machinations.

– Cela veut dire, monsieur, que vous me demandez un jour de plus pour réfléchir à mes propositions? C’est bon signe, je vous l’accorde… Après-demain, à cette heure, je reviendrai ici, et ce sera entre nous… la paix… ou la guerre, je vous le répète… mais une guerre acharnée, sans merci ni pitié…

Et Sarah sortit.

«Tout va bien, se dit-elle. Cette misérable jeune fille à laquelle Rodolphe s’intéressait par caprice, et qu’il avait envoyée à la ferme de Bouqueval, afin d’en faire sans doute plus tard sa maîtresse, n’est plus maintenant à craindre… grâce à la borgnesse qui m’en a délivrée…

«L’adresse de Rodolphe a sauvé Mme d’Harville du piège où j’avais voulu la faire tomber; mais il est impossible qu’elle échappe à la nouvelle trame que je médite: elle sera donc à jamais perdue pour Rodolphe.

«Alors, attristé, découragé, isolé de toute affection, ne sera-t-il pas dans une position d’esprit telle, qu’il ne demandera pas mieux que d’être dupe d’un mensonge auquel je puis donner toutes les apparences de la réalité avec l’aide du notaire?… Et le notaire m’aidera, car je l’ai effrayé.

«Je trouverai facilement une jeune fille orpheline, intéressante et pauvre, qui, instruite par moi, remplira le rôle de notre enfant si amèrement regrettée par Rodolphe. Je connais la grandeur, la générosité de son cœur. Oui, pour donner un nom, un rang à celle qu’il croira sa fille, jusqu’alors malheureuse et abandonnée, il renouera nos liens que j’avais crus indissolubles. Les prédictions de ma nourrice se réaliseront enfin, et j’aurai cette fois sûrement atteint le but constant de ma vie… une couronne!»

À peine Sarah venait-elle de quitter la maison du notaire que M. Charles Robert y entra, descendant du cabriolet le plus élégant: il se dirigea en habitué vers le cabinet de Jacques Ferrand.

XVIII M. Charles Robert

Le commandant, ainsi que disait Mme Pipelet, entra sans façon chez le notaire, qu’il trouva d’une humeur sombre et atrabilaire, et qui lui dit brutalement:

– Je réserve les après-midi pour mes clients… quand vous voulez me parler, venez donc le matin.

– Mon cher tabellion (c’était une des plaisanteries de M. Robert), il s’agit d’une affaire importante… d’abord, et puis je tenais à vous rassurer par moi-même sur les craintes que vous pouviez avoir.

– Quelles craintes?

– Vous ne savez donc pas?

– Quoi?

– Mon duel…

– Votre duel?

– Avec le duc de Lucenay. Comment, vous ignorez?

– Oui.

– Ah! bah!

– Et pourquoi ce duel?

– Une chose excessivement grave, qui voulait du sang. Figurez-vous qu’en pleine ambassade M. de Lucenay s’était permis de me dire en face que… j’avais la pituite!

– Que vous aviez?

– La pituite, mon cher tabellion; une maladie qui doit être très-ridicule!

– Vous vous êtes battu pour cela?

– Et pourquoi diable voulez-vous donc qu’on se batte? Vous croyez qu’on peut, là… de sang-froid… s’entendre dire froidement qu’on a la pituite? et devant une femme charmante, encore!… devant une petite marquise… que… Enfin, suffit… ça ne pouvait se passer comme cela…

– Certainement.

– Nous autres militaires, vous comprenez… nous sommes toujours sur la hanche. Mes témoins ont été avant-hier s’entendre avec ceux du duc. J’avais très-nettement posé la question… ou un duel ou une rétractation.

– Une rétractation… de quoi?

– De la pituite, pardieu! de la pituite qu’il se permettait de m’attribuer!

Le notaire haussa les épaules.

– De leur côté, les témoins du duc disaient: «Nous rendons justice au caractère honorable de M. Charles Robert; mais M. de Lucenay ne peut, ne doit ni ne veut se rétracter. – Ainsi, messieurs, ripostèrent mes témoins, M. de Lucenay s’opiniâtre à soutenir que M. Charles Robert a la pituite? – Oui, messieurs; mais il ne croit pas en cela porter atteinte à la considération de M. Robert. – Alors, qu’il se rétracte. – Non, messieurs; M. de Lucenay reconnaît M. Robert pour un galant homme; mais il prétend qu’il a la pituite.» Vous voyez qu’il n’y avait pas moyen d’arranger une affaire aussi grave…

– Aucun… vous étiez insulté dans ce que l’homme a de plus respectable.

– N’est-ce pas? Aussi on convient du jour, de l’heure, de la rencontre; et hier matin, à Vincennes, tout s’est passé le plus honorablement du monde; j’ai donné un léger coup d’épée dans le bras au duc de Lucenay; les témoins ont déclaré l’honneur satisfait. Alors le duc a dit à haute voix: «Je ne me rétracte jamais avant une affaire; après, c’est différent; il est donc de mon devoir, de mon honneur, de proclamer que j’avais faussement accusé M. Charles Robert d’avoir la pituite. Messieurs, je reconnais non-seulement que mon loyal adversaire n’a pas la pituite, mais j’affirme qu’il est incapable de l’avoir jamais…» Puis le duc m’a tendu cordialement la main en me disant: «Êtes-vous content? – C’est entre nous à la vie et à la mort!» lui ai-je répondu. Et je lui devais bien ça… Le duc a parfaitement fait les choses… Il aurait pu ne rien dire du tout, ou se contenter de déclarer que je n’avais pas la pituite… Mais affirmer que je ne l’aurais jamais… c’était un procédé très-délicat de sa part.

– Voilà ce que j’appelle du courage bien employé!… Mais que voulez-vous?

– Mon cher garde-notes (autre plaisanterie de M. Robert), il s’agit de quelque chose de très-important pour moi. Vous savez que, d’après nos conventions, lorsque je vous ai avancé trois cent cinquante mille francs pour achever de payer votre charge, il a été stipulé qu’en vous prévenant trois mois d’avance je pourrais retirer de chez vous… ces fonds dont vous me payez l’intérêt…

– Après?

– Eh bien! dit M. Robert avec embarras, je… non… mais… c’est que…

– Quoi?

– Vous concevez, c’est un pur caprice… l’idée de devenir seigneur terrien, cher tabellion.

– Expliquez-vous donc! Vous m’impatientez!

– En un mot, on me propose une acquisition territoriale, et si cela ne vous était pas désagréable… je voudrais, c’est-à-dire je désirerais retirer mes fonds de chez vous… et je viens vous en prévenir, selon nos conventions…

– Ah! ah!

– Cela ne vous fâche pas, au moins?

– Pourquoi cela me fâcherait-il?

– Parce que vous pourriez croire…

– Je pourrais croire?

– Que je suis l’écho des bruits…

– Quels bruits?

– Non, rien, des bêtises…

– Mais parlez donc…

– Ce n’est pas une raison parce qu’il court sur vous de sots propos…

– Quels propos?

– Il n’y a pas un mot de vrai là-dedans… mais les méchants affirment que vous vous êtes trouvé malgré vous engagé dans de mauvaises affaires. Purs cancans, bien entendu. C’est comme lorsqu’on a dit que nous jouions à la Bourse ensemble. Ces bruits sont tombés bien vite… car je veux que vous et moi nous devenions chèvres si…

– Ainsi vous ne croyez plus votre argent en sûreté chez moi?

– Si fait, si fait… mais j’aimerais autant l’avoir entre mes mains…

– Attendez-moi là…

M. Ferrand ferma le tiroir de son bureau et se leva.

– Où allez-vous donc, mon cher garde-notes?

– Chercher de quoi vous convaincre de la vérité des bruits qui courent de l’embarras de mes affaires, dit ironiquement le notaire.

Et, ouvrant la porte d’un petit escalier dérobé, qui lui permettait d’aller au pavillon du fond sans passer par l’étude, il disparut.

À peine était-il sorti que le maître clerc frappa.

– Entrez, dit Charles Robert.

– M. Ferrand n’est pas là?

– Non, mon digne basochien. (Autre plaisanterie de M. Robert).

– C’est une dame voilée qui veut parler au patron à l’instant pour une affaire très-pressante…

– Digne basochien, le patron va revenir tout à l’heure, je lui dirai cela. Est-elle jolie, cette dame?

– Il faudrait être malin pour le deviner; elle a un voile noir, si épais qu’on ne voit pas sa figure…

– Bon, bon! Je vais joliment la dévisager en sortant. Je vais prévenir M. Ferrand dès qu’il va rentrer.

Le clerc sortit.

«Où diable est allé le tabellion? se demanda M. Charles Robert. Me chercher sans doute l’état de sa caisse… Si ces bruits sont absurdes, tant mieux!… Après cela… bah!… Ce sont peut-être de méchantes langues qui font courir ces propos-là… les gens intègres comme Jacques Ferrand ont tant d’envieux!… C’est égal, j’aime autant avoir mes fonds… j’achèterai le château dont on m’a parlé… il y a des tourelles gothiques du temps de Louis XIV, genre Renaissance…, tout ce qu’il y a de plus rococo… ça me donnera un petit air seigneurial qui ne sera pas piqué des vers… Ça ne sera pas comme mon amour pour cette bégueule de Mme d’Harville… M’a-t-elle fait aller!… mon Dieu! m’a-t-elle fait aller… Oh! non, je n’ai pas fait mes frais… comme dit cette stupide portière de la rue du Temple, avec sa perruque à l’enfant… Cette plaisanterie-là me coûte au moins mille écus. Il est vrai que les meubles me restent… et que j’ai de quoi compromettre la marquise… Mais voici le tabellion.»

M. Ferrand revenait, tenant à la main quelques papiers qu’il remit à M. Charles Robert.

– Voici, dit-il à ce dernier, trois cent cinquante mille francs en bons du Trésor… Dans quelques jours nous réglerons nos comptes d’intérêt… Faites-moi un reçu…

– Comment!… s’écria M. Robert stupéfait. Ah çà, n’allez pas croire au moins que…

– Je ne crois rien…

– Mais…

– Ce reçu!…

– Cher garde-notes!…

– Écrivez donc, et dites aux gens qui vous parlent de l’embarras de mes affaires de quelle manière je réponds à ces soupçons.

– Le fait est que, dès qu’on va savoir cela, votre crédit n’en sera que plus solide; mais vraiment, reprenez cet argent, je n’en ai que faire en ce moment; je vous disais dans trois mois.

– Monsieur Charles Robert, on ne me soupçonne pas deux fois.

– Vous êtes fâché?

– Ce reçu!

– Barre de fer, allez! dit M. Charles Robert. Puis il ajouta en écrivant le reçu:

– Il y a une dame on ne peut pas plus voilée qui veut vous parler tout de suite, tout de suite pour une affaire très-pressée… Je me fais une joie de la bien regarder en passant devant elle… Voilà votre reçu; est-il en règle?

– Très-bien! Maintenant allez-vous-en par ce petit escalier.

– Mais la dame?

– C’est justement pour que vous ne la voyiez pas.

Et le notaire, sonnant son maître clerc, lui dit:

– Faites entrer cette dame… Adieu, monsieur Robert.

– Allons… il faut renoncer à la voir. Sans rancune, tabellion… Croyez bien que…

– Bien, bien! adieu…

Et le notaire referma la porte sur M. Charles Robert.

Au bout de quelques instants le maître clerc introduisit Mme la duchesse de Lucenay, vêtue très-modestement, enveloppée d’un grand châle, et la figure complètement cachée par l’épais voile de dentelle noire qui entourait son chapeau de moire de la même couleur.

XIX Mme de Lucenay

Mme de Lucenay, assez troublée, s’approcha lentement du bureau du notaire, qui alla quelques pas à sa rencontre.

– Qui êtes-vous, madame… et que me voulez-vous? dit brusquement Jacques Ferrand, dont l’humeur, déjà très-assombrie par les menaces de Sarah, s’était exaspérée aux soupçons fâcheux de M. Charles Robert. D’ailleurs la duchesse était vêtue si modestement que le notaire ne voyait aucune raison pour ne pas la rudoyer. Comme elle hésitait à parler, il reprit durement:

– Vous expliquerez-vous enfin, madame?

– Monsieur…, dit-elle d’une voix émue, en tâchant de cacher son visage sous les plis de son voile, monsieur… peut-on vous confier un secret de la plus haute importance?…

– On peut tout me confier, madame; mais il faut que je sache et que je voie à qui je parle.

– Monsieur… cela, peut-être, n’est pas nécessaire… Je sais que vous êtes l’honneur, la loyauté même…

– Au fait, madame… au fait, il y a là… quelqu’un qui m’attend… Qui êtes-vous?

– Peu vous importe mon nom, monsieur… Un… de… mes amis… de mes parents, sort de chez vous.

– Son nom?

– M. Florestan de Saint-Remy.

– Ah! fit le notaire; et il jeta sur la duchesse un regard attentif et inquisiteur, et il reprit:

– Eh bien! madame?

– M. de Saint-Remy… m’a tout dit… monsieur…

– Que vous a-t-il dit, madame?

– Tout!…

– Mais encore…

– Mon Dieu! monsieur… vous le savez bien.

– Je sais beaucoup de choses sur M. de Saint-Remy.

– Hélas! monsieur, une chose terrible!…

– Je sais beaucoup de choses terribles sur M. de Saint-Remy…

– Ah! monsieur! il me l’avait bien dit, vous êtes sans pitié…

– Pour les escrocs et les faussaires comme lui… oui, je suis sans pitié. Ce Saint-Remy est-il votre parent? Au lieu de l’avouer, vous devriez en rougir. Venez-vous pleurnicher ici pour m’attendrir? C’est inutile; sans compter que vous faites là un vilain métier pour une honnête femme… si vous l’êtes…

Cette brutale insolence révolta l’orgueil et le sang patricien de la duchesse. Elle se redressa, rejeta son voile en arrière; alors, l’attitude altière, le regard impérieux, la voix ferme, elle dit:

– Je suis la duchesse de Lucenay… monsieur…

Cette femme prit alors un si grand air, son aspect devint si imposant, que le notaire, dominé, charmé, recula tout interdit, ôta machinalement le bonnet de soie noire qui couvrait son crâne et salua profondément.

Rien n’était, en effet, plus gracieux et plus fier que le visage et la tournure de Mme de Lucenay; elle avait pourtant alors trente ans bien sonnés, une figure pâle et un peu fatiguée; mais aussi elle avait de grands yeux bruns étincelants et hardis, de magnifiques cheveux noirs, le nez fin et arqué, la lèvre rouge et dédaigneuse, le teint éclatant, les dents éblouissantes, la taille haute et mince, souple et pleine de noblesse, «une démarche de déesse sur les nuées», comme dit l’immortel Saint-Simon.

Avec un œil de poudre et le grand habit du XVIIIe siècle, Mme de Lucenay eût représenté au physique et au moral une de ces libertines [40] duchesses de la Régence qui mettaient à la fois tant d’audace, d’étourderie et de séduisante bonhomie dans leurs nombreuses amours, qui s’accusaient de temps à autre de leurs erreurs avec tant de franchise et de naïveté que les plus rigoristes disaient en souriant: «Sans doute elle est bien légère, bien coupable; mais elle est si bonne, si charmante! Elle aime ses amants avec tant de dévouement, de passion… de fidélité… tant qu’elle les aime… qu’on ne saurait trop lui en vouloir. Après tout, elle ne damne qu’elle-même, et elle fait tant d’heureux!»

Sauf la poudre et les grands paniers, telle était aussi Mme de Lucenay lorsque de sombres préoccupations ne l’accablaient pas.

Elle était entrée chez le notaire en timide bourgeoise… elle se montra tout à coup grande dame altière, irritée. Jamais Jacques Ferrand n’avait de sa vie rencontré une femme d’une beauté si insolente, d’une tournure à la fois si noble et si hardie.

Le visage un peu fatigué de la duchesse, ses beaux yeux entourés d’une imperceptible auréole d’azur, ses narines roses fortement dilatées, annonçaient une de ces natures ardentes que les hommes peu platoniques adorent avec autant d’ivresse que d’emportement. Quoique vieux, laid, ignoble, sordide, Jacques Ferrand était autant qu’un autre capable d’apprécier le genre de beauté de Mme de Lucenay.

Sa haine et sa rage contre M. de Saint-Remy s’augmentaient de l’admiration brutale que lui inspirait sa fière et belle maîtresse; le Jacques Ferrand, rongé de toutes sortes de fureurs contenues, se disait avec rage que ce gentilhomme faussaire, qu’il avait presque forcé de s’agenouiller devant lui en le menaçant des assises, inspirait un tel amour à cette grande dame qu’elle risquait une démarche qui pouvait la perdre. À ces pensées, le notaire sentit renaître son audace un moment paralysée. La haine, l’envie, une sorte de ressentiment farouche et brûlant, allumèrent dans son regard, sur son front et sur sa joue, les feux des plus honteuses, des plus méchantes passions.

Voyant Mme de Lucenay sur le point d’entamer un entretien si délicat, il s’attendait de sa part à des détours, à des tempéraments.

Quelle fut sa stupeur! Elle lui parla avec autant d’assurance et de hauteur que s’il se fût agi de la chose la plus naturelle du monde, et comme si devant un homme de son espèce elle n’avait aucun souci de la réserve et des convenances qu’elle eût certainement gardées avec ses pareils à elle.

En effet, l’insolente grossièreté du notaire, en la blessant au vif, avait forcé Mme de Lucenay de sortir du rôle humble et implorant qu’elle avait pris d’abord à grand-peine; revenue à son caractère, elle crut au-dessous d’elle de descendre jusqu’à la moindre réticence devant ce griffonneur d’actes.

Spirituelle, charitable et généreuse, pleine de bonté, de dévouement et de cœur, malgré ses fautes, mais fille d’une mère qui, par sa révoltante immoralité, avait trouvé moyen d’avilir jusqu’à la noble et sainte infortune de l’émigration, Mme de Lucenay, dans son naïf mépris de certaines races, eût dit comme cette impératrice romaine qui se mettait au bain devant un esclave: «Ce n’est pas un homme.»

– M’sieu le notaire, dit donc résolument la duchesse à Jacques Ferrand, M. de Saint-Remy est un de mes amis; il m’a confié l’embarras où il se trouve par l’inconvénient d’une double friponnerie dont il est victime… Tout s’arrange avec de l’argent: combien faut-il pour terminer ces misérables tracasseries?…

Jacques Ferrand restait abasourdi de cette façon cavalière et délibérée d’entrer en matière.

– On demande cent mille francs! reprit-il d’un ton bourru, après avoir surmonté son étonnement.

– Vous aurez vos cent mille francs… et vous enverrez tout de suite ces mauvais papiers à M. de Saint-Remy.

– Où sont les cent mille francs, madame la duchesse?

– Est-ce que je ne vous ai pas dit que vous les auriez, monsieur?

– Il les faut demain avant midi, madame; sinon la plainte en faux sera déposée au parquet.

– Eh bien! donnez cette somme, je vous en tiendrai compte; quant à vous je vous payerai bien…

– Mais, madame, il est impossible…

– Vous ne me direz pas, je crois, qu’un notaire comme vous ne trouve pas cent mille francs du jour au lendemain.

– Et sur quelles garanties, madame?

– Qu’est-ce que cela veut dire? Expliquez-vous.

– Qui me répondra de cette somme?

– Moi.

– Mais… madame…

– Faut-il vous dire que j’ai une terre de quatre-vingt mille livres de rente à quatre lieues de Paris?… Ça peut suffire, je crois, pour ce que vous appelez des garanties?

– Oui, madame, moyennant inscription hypothécaire.

– Qu’est-ce encore que ce mot-là? Quelque formalité sans doute… Faites, monsieur, faites…

– Un tel acte ne peut pas être dressé avant quinze jours, et il faut le consentement de M. votre mari, madame.

– Mais cette terre m’appartient, à moi, à moi seule, dit impatiemment la duchesse.

– Il m’importe, madame; vous êtes en puissance de mari, et les actes hypothécaires sont très-longs et très-minutieux.

– Mais encore une fois, monsieur, vous ne me ferez pas accroire qu’il soit si difficile de trouver cent mille francs en deux heures.

– Alors, madame, adressez-vous à votre notaire habituel, à vos intendants… Quant à moi, ça m’est impossible.

– J’ai des raisons, monsieur, pour tenir ceci secret, dit Mme de Lucenay avec hauteur. Vous connaissez les fripons qui veulent rançonner M. de Saint-Remy; c’est pour cela que je m’adresse à vous…

– Votre confiance m’honore infiniment, madame; mais je ne puis faire ce que vous me demandez.

– Vous n’avez pas cette somme?

– J’ai beaucoup plus que cette somme en billets de banque ou en bel et bon or… ici, dans ma caisse.

– Oh! que de paroles!… Est-ce ma signature que vous voulez… Je vous la donne, finissons…

– En admettant, madame, que vous fussiez Mme de Lucenay…

– Venez dans une heure à l’hôtel de Lucenay, monsieur. Je signerai chez moi ce qu’il faudra signer.

– M. le duc signera-t-il aussi?

– Je ne comprends pas, monsieur…

– Votre signature seule est sans valeur pour moi, madame. Jacques Ferrand jouissait avec de cruelles délices de la douloureuse impatience de la duchesse, qui, sous cette apparence de sang-froid et de dédain, cachait de pénibles angoisses.

Elle était pour le moment à bout de ses ressources. La veille, son joaillier lui avait avancé une somme considérable sur ses pierreries, dont quelques-unes avaient été confiées à Morel le lapidaire. Cette somme avait servi à payer les lettres de change de M. de Saint-Remy, à désarmer d’autres créanciers; M. Dubreuil, le fermier d’Arnouville, était en avance de plus d’une année de fermage, et d’ailleurs le temps manquait; malheureusement encore pour Mme de Lucenay, deux de ses amis, auxquels elle aurait pu recourir dans une situation extrême, étaient alors absents de Paris. À ses yeux, le vicomte était innocent du faux; il s’était dit, et elle l’avait cru, dupe de deux fripons; mais sa position n’en était pas moins terrible. Lui accusé, lui traîné en prison!… Alors même qu’il prendrait la fuite, son nom en serait-il moins déshonoré par un soupçon pareil?

À ces terribles pensées, Mme de Lucenay frémissait de terreur… Elle aimait aveuglément cet homme à la fois si misérable et doué de si profondes séductions; sa passion pour lui était une de ces passions désordonnées que les femmes de son caractère et de son organisation ressentent ordinairement lorsque la première fleur de leur jeunesse est passée et qu’elles atteignent la maturité de l’âge.

Jacques Ferrand épiait attentivement les moindres mouvements de la physionomie de Mme de Lucenay, qui lui semblait de plus en plus belle et attrayante. Son admiration haineuse et contrainte augmentait d’ardeur, il éprouvait un âcre plaisir à tourmenter par ses refus cette femme, qui ne pouvait avoir pour lui que dégoût et mépris.

Celle-ci se révoltait à la pensée de dire au notaire un mot qui pût ressembler à une prière: pourtant c’est en reconnaissant l’inutilité d’autres tentatives qu’elle avait résolu de s’adresser à lui, cet homme seul pouvant sauver M. de Saint-Remy. Elle reprit:

– Puisque vous possédez la somme que je vous demande, monsieur, et qu’après tout ma garantie est suffisante, pourquoi me refusez-vous?

– Parce que les hommes ont leurs caprices comme les femmes, madame.

– Mais encore quel est ce caprice, qui vous fait agir contre vos intérêts? Car, je vous le répète, faites les conditions, monsieur… quelles qu’elles soient, je les accepte!

– Vous accepteriez toutes les conditions, madame? dit le notaire avec une expression singulière.

– Toutes!… deux, trois, quatre mille francs, plus si vous voulez! car, tenez, je vous le dis, ajouta franchement la duchesse d’un ton presque affectueux, je n’ai de ressource qu’en vous, monsieur, qu’en vous seul!… Il me serait impossible de trouver ailleurs ce que je vous demande pour demain… et il le faut… vous entendez!… il le faut absolument. Aussi, je vous le répète, quelle que soit la condition que vous mettiez à ce service, je l’accepte, rien ne me coûtera… rien…

La respiration du notaire s’embarrassait, ses tempes battaient, son front devenait pourpre; heureusement, les verres de ses lunettes éteignaient la flamme impure de ses prunelles; un nuage ardent s’étendait sur sa pensée ordinairement si claire et si froide; sa raison l’abandonna. Dans son ignoble aveuglement, il interpréta les derniers mots de Mme de Lucenay d’une manière indigne; il entrevit vaguement, à travers son intelligence obscurcie, une femme hardie comme quelques femmes de l’ancienne cour, une femme poussée à bout par la crainte du déshonneur de celui qu’elle aimait, et peut-être capable des plus abominables sacrifices pour le sauver. Cela était plus stupide qu’infâme à penser; mais, nous l’avons dit, quelquefois Jacques Ferrand devenait tigre ou loup, alors la bête l’emportait sur l’homme.

Il se leva brusquement et s’approcha de Mme de Lucenay.

Celle-ci, interdite, se leva comme lui et le regarda fort étonnée.

– Rien ne vous coûtera! s’écria-t-il d’une voix tremblante et entrecoupée en s’approchant encore de la duchesse. Eh bien! cette somme je vous la prêterai à une condition, à une seule condition… et je vous jure que… Il ne put achever sa déclaration.

Par une de ces contradictions bizarres de la nature humaine, à la vue des traits hideusement enflammés de M. Ferrand, aux pensées étranges et grotesques que soulevèrent ses prétentions amoureuses dans l’esprit de Mme de Lucenay, qui les devina, celle-ci, malgré ses inquiétudes, ses angoisses, partit d’un éclat de rire si franc, si fou, si éclatant, que le notaire recula stupéfait.

Puis, sans lui laisser le temps de prononcer une parole, la duchesse s’abandonna de plus en plus à son hilarité croissante, rabaissa son voile et, entre deux redoublements d’éclats de rire, elle dit au notaire, bouleversé par la haine, la rage et la fureur:

– J’aime encore mieux, franchement, demander ce service à M. de Lucenay.

Puis elle sortit, en continuant de rire si fort, que, la porte de son cabinet fermée, le notaire l’entendait encore.

Jacques Ferrand ne revint à la raison que pour maudire amèrement son imprudence. Pourtant peu à peu il se rassura en songeant qu’après tout la duchesse ne pouvait parler de cette aventure sans se compromettre gravement.

Néanmoins la journée était pour lui mauvaise. Il était plongé dans de noires pensées lorsque la porte dérobée de son cabinet s’ouvrit, et Mme Séraphin entra tout émue.

– Ah! Ferrand! s’écria-t-elle en joignant les mains, vous aviez bien raison de dire que nous serions peut-être un jour perdus pour l’avoir laissée vivre.

– Qui?

– Cette maudite petite fille.

– Comment?

– Une femme borgne que je ne connaissais pas, et à qui Tournemine avait livré la petite pour nous débarrasser, il y a quatorze ans, quand on l’a eu fait passer pour morte… Ah! mon Dieu! qui aurait cru cela!…

– Parle donc!… parle donc!…

– Cette femme borgne vient de venir… Elle était en bas tout à l’heure… Elle m’a dit qu’elle savait que c’était moi qui avais livré la petite.

– Malédiction! qui a pu le lui dire?… Tournemine… est aux galères…

– J’ai tout nié, en traitant cette borgnesse de menteuse. Mais, bah! elle soutient qu’elle a retrouvé cette petite fille, qui est grande maintenant; qu’elle sait où elle est, et qu’il ne tient qu’à elle de tout découvrir… de tout dénoncer…

– Mais l’enfer est donc aujourd’hui déchaîné contre moi! s’écria le notaire dans un accès de rage qui le rendit hideux.

– Mon Dieu! que dire à cette femme? Que lui promettre pour la faire taire?

– A-t-elle l’air heureuse?

– Comme je la traitais de mendiante, elle m’a fait sonner son cabas; il y avait de l’argent dedans.

– Et elle sait où est maintenant cette jeune fille?

– Elle affirme le savoir…

«Et c’est la fille de la comtesse Sarah Mac-Gregor, se dit le notaire avec stupeur. Et tout à l’heure elle m’offrait tant pour dire que sa fille n’était pas morte!… Et cette fille vit… je pourrais la lui rendre!… Oui, mais ce faux en acte de décès! Si on fait une enquête, je suis perdu! Ce crime peut mettre sur la voie des autres.»

Après un moment de silence, il dit à Mme Séraphin:

– Cette borgnesse sait où est cette jeune fille?

– Oui.

– Et cette femme doit revenir?

– Demain.

– Écris à Polidori qu’il vienne me trouver ce soir, à neuf heures.

– Est-ce que vous voudriez vous défaire de la jeune fille… et de la vieille?… Ce serait beaucoup en une fois, Ferrand!

– Je te dis d’écrire à Polidori d’être ici ce soir à neuf heures!

À la fin de ce jour, Rodolphe dit à Murph, qui n’avait pu pénétrer chez le notaire:

– Que M. de Graün fasse partir un courrier à l’instant même… Il faut que Cecily soit à Paris dans six jours…

– Encore cette infernale diablesse? L’exécrable femme du pauvre David, aussi belle qu’elle est infâme!… À quoi bon, monseigneur?…

– À quoi bon, sir Walter Murph?… Dans un mois vous demanderez cela au notaire Jacques Ferrand.

XX Dénonciation

Le jour de l’enlèvement de Fleur-de-Marie par la Chouette et par le Maître d’école, un homme à cheval était arrivé, vers dix heures du soir, à la métairie de Bouqueval, venant, disait-il, de la part de M. Rodolphe, rassurer Mme Georges sur la disparition de sa jeune protégée, qui lui serait ramenée d’un jour à l’autre. Pour plusieurs raisons très-importantes, ajoutait cet homme, M. Rodolphe priait Mme Georges, dans le cas où elle aurait quelque chose à lui demander, de ne pas lui écrire à Paris, mais de remettre une lettre à l’exprès, qui s’en chargerait.

Cet émissaire appartenait à Sarah.

Par cette ruse, elle tranquillisait Mme Georges et retardait ainsi de quelques jours le moment où Rodolphe apprendrait l’enlèvement de la Goualeuse.

Dans cet intervalle, Sarah espérait forcer le notaire Jacques Ferrand à favoriser l’indigne supercherie (la supposition d’enfant) dont nous avons parlé.

Ce n’était pas tout…

Sarah voulait aussi se débarrasser de Mme d’Harville, qui lui inspirait des craintes sérieuses, et qu’une fois déjà elle eût perdue sans la présence d’esprit de Rodolphe.

Le lendemain du jour où le marquis avait suivi sa femme dans la maison de la rue du Temple, Tom s’y rendit, fit facilement jaser Mme Pipelet, et apprit qu’une jeune dame, sur le point d’être surprise par son mari, avait été sauvée grâce à l’adresse d’un locataire de la maison nommé M. Rodolphe.

Instruite de cette circonstance, Sarah ne possédant aucune preuve matérielle des rendez-vous que Clémence avait donnés à M. Charles Robert, Sarah conçut un autre plan odieux: il se réduisait encore à envoyer l’écrit anonyme suivant à M. d’Harville, afin d’amener une rupture complète entre Rodolphe et le marquis, ou du moins de jeter dans l’âme de ce dernier des soupçons assez violents pour qu’il défendît à sa femme de recevoir jamais le prince.

Cette lettre était ainsi conçue:

«On vous a indignement joué; l’autre jour votre femme, avertie que vous la suiviez, a imaginé un prétexte de bienfaisance imaginaire: elle allait à un rendez-vous chez un très-auguste personnage qui a loué dans la maison de la rue du Temple une chambre au quatrième étage, sous le nom de Rodolphe. Si vous doutez de ces faits, si bizarres qu’ils vous paraissent, allez rue du Temple, n° 17; informez-vous, dépeignez les traits de l’auguste personnage dont on vous parle, et vous reconnaîtrez facilement que vous êtes le mari le plus crédule et le plus débonnaire qui ait jamais été souverainement trompé. Ne négligez pas cet avis… sinon l’on pourrait croire que vous êtes aussi par trop… l’ami du prince.»

Ce billet fut mis à la poste sur les cinq heures par Sarah, le jour de son entretien avec le notaire.

Ce même jour, après avoir recommandé à M. de Graün de hâter le plus possible l’arrivée de Cecily à Paris, Rodolphe sortit le soir pour aller faire une visite à Mme l’ambassadrice de ***; il devait ensuite se rendre chez Mme d’Harville pour lui annoncer qu’il avait trouvé une intrigue charitable digne d’elle.

Nous conduirons le lecteur chez Mme d’Harville. On verra, par l’entretien suivant, que cette jeune femme, en se montrant généreuse et compatissante envers son mari, qu’elle avait jusqu’alors traité avec une froideur extrême, suivait déjà les nobles conseils de Rodolphe.

Le marquis et sa femme sortaient de table; la scène se passait dans le petit salon dont nous avons parlé, l’expression des traits de Clémence était affectueuse et douce, M. d’Harville semblait moins triste que d’habitude.

Hâtons-nous de dire que le marquis n’avait pas encore reçu la nouvelle et infâme lettre anonyme de Sarah.

– Que faites-vous ce soir? dit-il machinalement à sa femme.

– Je ne sortirai pas… Et vous-même, que faites-vous?

– Je ne sais…, répondit-il avec un soupir; le monde m’est insupportable… je passerai cette soirée… comme tant d’autres soirées… seul.

– Pourquoi seul?… puisque je ne sors pas.

M. d’Harville regarda sa femme avec surprise.

– Sans doute… mais…

– Eh bien?

– Je sais que vous préférez souvent la solitude lorsque vous n’allez pas dans le monde…

– Oui, mais comme je suis très-capricieuse, dit Clémence en souriant, aujourd’hui j’aimerais beaucoup à partager ma solitude avec vous… si cela vous était agréable.

– Vraiment? s’écria M. d’Harville avec émotion. Que vous êtes aimable, d’aller ainsi au-devant d’un désir que je n’osais vous témoigner!

– Savez-vous, mon ami, que votre étonnement a presque l’air d’un reproche?

– Un reproche…? Oh! non, non; mais après mes injustes et cruels soupçons de l’autre jour, vous trouver si bienveillante, c’est, je l’avoue, une surprise pour moi, mais la plus douce des surprises.

– Oublions le passé, dit-elle à son mari avec un sourire d’une douceur angélique.

– Clémence, le pourrez-vous jamais! répondit-il tristement, n’ai-je pas osé vous soupçonner?… Vous dire à quelles extrémités m’aurait poussé une aveugle jalousie… mais qu’est-ce que cela, auprès d’autres torts plus grands, plus irréparables?

– Oublions le passé, vous dis-je, reprit Clémence en contenant une émotion pénible.

– Qu’entends-je?… Ce passé-là aussi, vous pourriez l’oublier?…

– Je l’espère…

– Il serait vrai! Clémence… vous seriez assez généreuse! Mais non, non, je ne puis croire à un pareil bonheur; j’y avais renoncé pour toujours.

– Vous aviez tort, vous le voyez.

– Quel changement, mon Dieu! Est-ce un rêve?… Oh dites-moi que je ne me trompe pas…

– Non… vous ne vous trompez pas…

– En effet, votre regard est moins froid… votre voix presque émue.

– Oh! dites! est-ce donc bien vrai?… Ne suis-je pas le jouet d’une illusion?

– Non… car moi aussi j’ai besoin de pardon…

– Vous?

– Souvent! N’ai-je pas été à votre égard dure, peut-être même cruelle? Ne devais-je pas songer qu’il vous aurait fallu un rare courage, une vertu plus qu’humaine, pour agir autrement que vous ne l’avez fait? Isolé, malheureux… comment résister au désir de chercher quelques consolations dans un mariage qui vous plaisait?… Hélas! quand on souffre, on est si disposé à croire à la générosité des autres… Votre tort a été jusqu’ici de compter sur la mienne… Eh bien! désormais, je tâcherai de vous donner raison.

– Oh! parlez… parlez encore, dit M. d’Harville les mains jointes, dans une sorte d’extase.

– Nos exigences sont à jamais liées l’une à l’autre… Je ferai tous mes efforts pour vous rendre la vie moins amère.

– Mon Dieu!… Mon Dieu!… Clémence, est-ce vous que j’entends?…

– Je vous en prie, ne vous étonnez pas ainsi… Cela me fait mal… c’est une censure amère de ma conduite passée… Qui donc vous plaindrait, qui donc vous tendrait une main amie et secourable… si ce n’est moi?… Une bonne inspiration m’est venue… J’ai réfléchi, bien réfléchi, sur le passé, sur l’avenir. J’ai reconnu mes torts, et j’ai trouvé, je crois, le moyen de les réparer…

– Vos torts, pauvre femme?

– Oui, je devais le lendemain de mon mariage en appeler à votre loyauté, et vous demander franchement de nous séparer…

– Ah! Clémence!… pitié!… pitié!…

– Sinon, puisque j’acceptais ma position, il me fallait l’agrandir par le dévouement, au lieu d’être pour vous un reproche incessant par ma froideur hautaine et silencieuse. Je devais tâcher de vous consoler d’un effroyable malheur, ne me souvenir que de votre infortune. Peu à peu je me serais attachée à mon œuvre de commisération; en raison même des soins, peut-être des sacrifices qu’elle m’eût coûtés, votre reconnaissance m’eût récompensée, et alors… Mais, mon Dieu! qu’avez-vous?… Vous pleurez!

– Oui, je pleure, je pleure avec délices: vous ne savez pas tout ce que vos paroles remuent en mois d’émotions nouvelles… Oh! Clémence! laissez-moi pleurer!… Jamais plus qu’en ce moment je n’ai compris à quel point j’ai été coupable en vous enchaînant à ma triste vie!

– Et jamais, moi, je ne me suis sentie plus décidée au pardon. Ces douces larmes que vous versez me font connaître un bonheur que j’ignorais. Courage donc, mon ami! courage! À défaut d’une vie radieuse et fortunée, cherchons notre satisfaction dans l’accomplissement des devoirs sérieux que le sort nous impose. Soyons-nous indulgents l’un à l’autre; si nous faiblissons, regardons le berceau de notre fille, concentrons sur elle toutes nos affections, et nous aurons encore quelques joies mélancoliques et saintes.

– Un ange… c’est un ange!… s’écria M. d’Harville en joignant les mains et en contemplant sa femme avec une admiration passionnée. Oh! vous ne savez pas le bien et le mal que vous me faites, Clémence! Vous ne savez pas que vos plus dures paroles d’autrefois, que vos reproches les plus amers, hélas! les plus mérités, ne m’ont jamais autant accablé que cette mansuétude adorable, que cette résignation généreuse… Et pourtant, malgré moi, vous me faites renaître à l’espérance. Vous ne savez pas l’avenir que j’ose entrevoir…

– Et vous pouvez avoir une foi aveugle et entière dans ce que je vous dis, Albert. Cette résolution, je la prends fermement; je n’y manquerai jamais, je vous le jure. Plus tard même je pourrai vous donner de nouvelles garanties de ma parole…

– Des garanties! s’écria M. d’Harville de plus en plus exalté par un bonheur si peu prévu, des garanties! En ai-je besoin? Votre regard, votre accent, cette divine expression de bonté qui vous embellit encore, les battements, les ravissements de mon cœur, tout cela ne me prouve-t-il pas que vous dites vrai? Mais vous le savez, Clémence, l’homme est insatiable dans ses vœux, ajouta le marquis en se rapprochant du fauteuil de sa femme. Vos nobles et touchantes paroles me donnent le courage, l’audace d’espérer… d’espérer le ciel, oui, d’espérer ce qu’hier encore je regardais comme un rêve insensé!…

– Expliquez-vous, de grâce!… dit Clémence un peu inquiète de ces paroles passionnées de son mari.

– Eh bien! oui…, s’écria-t-il en saisissant la main de sa femme, oui, à force de tendresse, de soins, d’amour… entendez-vous, Clémence?… à force d’amour… j’espère me faire aimer de vous!… Non d’une affection pâle et tiède… mais d’une affection ardente, comme la mienne… Oh! vous ne la connaissez pas, cette passion!… Est-ce que j’osais vous en parler seulement?… Vous vous montriez toujours si glaciale envers moi… jamais un mot de bonté… jamais une de ces paroles… qui tout à l’heure m’ont fait pleurer… qui maintenant me rendent ivre de bonheur… Et ce bonheur, je le mérite… je vous ai toujours tant aimée! Et j’ai tant souffert… sans vous le dire! Ce chagrin qui me dévorait… c’était cela!… Oui, mon horreur du monde… mon caractère sombre, taciturne, c’était cela… Figurez-vous donc aussi… avoir dans sa maison une femme adorable et adorée, qui est la vôtre; une femme que l’on désire avec tous les emportements d’un amour contraint… et être à jamais condamné par elle à de solitaires et brûlantes insomnies… Oh non, vous ne savez pas mes larmes de désespoir, mes fureurs insensées! Je vous assure que cela vous eût touchée… Mais, que dis-je? Cela vous a touchée… vous avez deviné mes tortures, n’est-ce pas?… Vous en aurez pitié… La vue de votre ineffable beauté, de vos grâces enchanteresses, ne sera plus mon bonheur et mon supplice de chaque jour… Oui, ce trésor que je regarde comme mon bien le plus précieux… ce trésor qui m’appartient et que je ne possédais pas… ce trésor sera bientôt à moi… Oui, mon cœur, ma joie, mon ivresse, tout me le dit… n’est-ce pas, mon amie… ma tendre amie?

En disant ces mots, M. d’Harville couvrit la main de sa femme de baisers passionnés.

Clémence, désolée de la méprise de son mari, ne put s’empêcher, dans un premier mouvement de répugnance, presque d’effroi, de retirer brusquement sa main.

Sa physionomie exprima trop clairement ses ressentiments pour que M. d’Harville pût s’y tromper.

Ce coup fut pour lui terrible.

Ses traits prirent alors une expression déchirante: Mme d’Harville lui tendit vivement la main et s’écria:

– Albert, je vous le jure, je serai pour vous la plus dévouée des amies, la plus tendre des sœurs… mais rien de plus… Pardon, pardon… si malgré moi mes paroles vous ont donné des espérances que je ne puis jamais réaliser!

– Jamais?… s’écria M. d’Harville en attachant sur sa femme un regard suppliant, désespéré.

– Jamais!… répondit Clémence.

Ce seul mot, l’accent de la jeune femme, révélaient une résolution irrévocable.

Clémence, ramenée à de nobles résolutions par l’influence de Rodolphe, était fermement décidée à entourer M. d’Harville des soins les plus touchants; mais elle se sentait incapable d’éprouver jamais de l’amour pour lui.

Une impression plus inexorable encore que l’effroi, que le mépris, que la haine, éloignait pour toujours Clémence de son mari…

C’était une répugnance… invincible.

Après un moment de douloureux silence, M. d’Harville passa la main sur ses yeux humides et dit à sa femme, avec une amertume navrante:

– Pardon… de m’être trompé… pardon de m’être ainsi abandonné à une espérance insensée…

Puis, après un nouveau silence, il s’écria:

– Ah! je suis bien malheureux!…

– Mon ami, lui dit doucement Clémence, je ne voudrais pas vous faire de reproches; pourtant… comptez-vous donc pour rien ma promesse d’être pour vous la plus tendre des sœurs? Vous devrez à l’amitié dévouée des soins que l’amour ne pourrait vous donner… Espérez… espérez des jours meilleurs… Jusqu’ici vous m’avez trouvée presque indifférente à vos chagrins; vous verrez combien j’y saurai compatir, et quelles consolations vous trouverez dans mon affection.

Un valet de chambre entra et dit à Clémence:

– Son Altesse monseigneur le grand-duc de Gerolstein fait demander à Mme la marquise si elle peut le recevoir.

Clémence interrogea son mari du regard.

M. d’Harville, reprenant son sang-froid, dit à sa femme:

– Mais sans doute.

Le valet de chambre sortit.

– Pardon, mon ami, reprit Clémence, mais je n’avais pas défendu ma porte… il y a d’ailleurs longtemps que vous n’avez vu le prince; il sera heureux de vous trouver ici.

– J’aurai aussi beaucoup de plaisir à le voir, dit M. d’Harville. Pourtant, je vous l’avoue, en ce moment, je suis si troublé que j’aurais préféré recevoir sa visite un autre jour…

– Je le comprends… Mais que faire?… Le voici…

Au même instant on annonçait Rodolphe.

– Je suis mille fois heureux, madame, d’avoir l’honneur de vous rencontrer, dit Rodolphe; et je m’applaudis doublement de ma bonne fortune, puisqu’elle me procure aussi le plaisir de vous voir, mon cher Albert, ajouta-t-il en se retournant vers le marquis, dont il serra cordialement la main.

– Il y a en effet, bien longtemps, monseigneur, que je n’ai eu l’honneur de vous présenter mes hommages.

– Et à qui la faute, monsieur l’invisible? La dernière fois que je suis venu faire ma cour à Mme d’Harville, je vous ai demandé, vous étiez absent. Voilà plus de trois semaines que vous m’oubliez; c’est très-mal…

– Soyez sans pitié, monseigneur, dit Clémence en souriant; M. d’Harville est d’autant plus coupable qu’il a pour Votre Altesse le dévouement le plus profond, et qu’il pourrait en faire douter par sa négligence.

– Eh bien! voyez ma vanité, madame; quoi que puisse faire d’Harville, il me sera toujours impossible de douter de son affection mais je ne devrais pas dire cela… je vais l’encourager dans ses semblants d’indifférence.

– Croyez, monseigneur, que quelques circonstances imprévues m’ont seules empêché de profiter plus souvent de vos bontés pour moi…

– Entre nous, mon cher Albert, je vous crois un peu trop platonique en amitié; bien certain qu’on vous aime, vous ne tenez pas beaucoup à donner ou à recevoir des preuves d’attachement.

Par un manque d’étiquette dont Mme d’Harville ressentit une légère contrariété, un valet de chambre entra, apportant une lettre au marquis.

C’était la dénonciation anonyme de Sarah, qui accusait le prince d’être l’amant de Mme d’Harville.

Le marquis, par déférence pour le prince, repoussa de la main le petit plateau d’argent que le domestique lui présentait et dit à demi-voix:

– Plus tard… plus tard…

– Mon cher Albert, dit Rodolphe du ton le plus affectueux, faites-vous de ces façons avec moi?

– Monseigneur…

– Avec la permission de Mme d’Harville, je vous en prie… lisez cette lettre…

– Je vous assure, monseigneur, que je n’ai aucun empressement.

– Encore une fois, Albert, lisez donc cette lettre!

– Mais… monseigneur…

– Je vous en prie… Je le veux…

– Puisque Son Altesse l’exige…, dit le marquis en prenant la lettre sur le plateau…

– Certainement j’exige que vous me traitiez en ami.

Puis, se tournant vers la marquise pendant que M. d’Harville décachetait la lettre fatale, dont Rodolphe ne pouvait imaginer le contenu, il ajouta en souriant:

– Quel triomphe pour-vous, madame, de faire toujours céder cette volonté si opiniâtre!

M. d’Harville s’approcha d’un des candélabres de la cheminée et ouvrit la lettre de Sarah.

Fin de la quatrième partie

(1842 – 1843)

[1] La jeune fille.

[2] Le prêtre.

[3] Le chemin creux.

[4] Bien raisonné.

[5] Des hommes de tête.

[6] Du cou.

[7] L’autre dans la bouche, pour lui prendre la langue.

[8] Que nous l’avons noyée après lui avoir enlevé une caisse entourée de toile cirée noire. (Ces sortes de paquets s’appellent en argot des négresses.)

[9] Du bourreau.

[10] Criminel habile.

[11] D’être sur le coup d’une accusation capitale.

[12] Tué.

[13] Homme naïf et simple.

[14] Ta femme.

[15] Le diable.

[16] Volé ton or.

[17] De ta conscience.

[18] Mourir.

[19] Est mort.

[20] En prison.

[21] Grand juge.

[22] Que le bourreau lui coupe le cou.

[23] Je tuerai.

[24] Anneau qui tient à la chaîne des forçats.

[25] Indiqué, préparé le vol.

[26] Sans yeux.

[27] Qu’un avocat.

[28] Sorte de surveillant employé dans les grandes exploitations des environs de Paris.

[29] Nous rappellerons au lecteur que Polidori était médecin distingué lorsqu’il se chargea de l’éducation de Rodolphe.

[30] On trouve fréquemment dans les quartiers populeux des débitants de veaux mort-nés, de bestiaux morts de maladie, etc.

[31] Le lecteur se souvient peut-être que Fleur-de-Marie avait été confiée toute jeune à ce notaire, et que sa femme de charge abandonna l’enfant à la Chouette, qui devait s’en charger moyennant mille francs une fois payés.

[32] Emprisonné.

[33] Le créancier.

[34] L’habile notaire, ne pouvant poursuivre en son nom personnel, avait fait faire au malheureux Morel ce qu’on appelle une acceptation en blanc et avait fait remplir la lettre de change par un tiers.

[35] Le créancier.

[36] Une voie d’eau équivaut à deux seaux.

[37] Une voie de bois valait deux stères et demi environ.

[38] On verra plus tard les mœurs de ces pirates parisiens.

[39] Nous croyons inutile de rappeler au lecteur que l’enfant dont il est question est Fleur-de-Marie, fille de Rodolphe et de Sarah, et que celle-ci, en parlant d’une prétendue sœur, fait un mensonge nécessaire à ses projets, ainsi qu’on va le voir. Sarah était d’ailleurs convaincue comme Rodolphe de la mort de la petite fille.

[40] Alors libertinage signifiait indépendance de caractère, insouciance du qu’en-dira-t-on.