Exister en compagnie de gens bien élevés est terriblement démoralisant car cela contraint à vivre comme eux pour ne pas ressembler à un peigne-cul.

Ce qu'il faut faire pour accéder aux belles manières est aussi important que ce qu'il convient d'éviter.

Celui qui se mouche dans les rideaux et boit l'eau de son rince-doigts est condamné.

Avec ce book, on va essayer d'acquérir une couche de vernis à séchage instantané. Pour cela, suivez le guide et, pareil à Béru, vous deviendrez des milords !

Frédéric Dard

Le Standinge. Le savoir-vivre selon Bérurier

CHAPITRE PREMIER

DANS LEQUEL BÉRURIER DÉVOILE LES RAISONS AYANT MOTIVÉ SON INTÉRÊT POUR LES BELLES MANIÈRES

La première des politesses consistant à plaire à ses semblables, je m’efforce toujours de leur proposer une physionomie très soignée.

— Je vous laisse les pattes à cette hauteur ? questionne mon merlan en me virgulant dans la glace un regard à la fois interrogateur, aimable et soucieux.

Je lui dis de les raccourcir d’un centimètre et je m’apprête à poursuivre la fascinante lecture d’un Ici-Paris (style de la manchette : « Ça craque entre Tony et Margaret ») lorsqu’une voix familière éclate dans le salon où flottait jusqu’alors un ronron de bon ton.

— Y aurait pas une frangine pour me faire les paluches ?

Du coup, j’abandonne la pauvre chère Margaret à ses misères conjugales et je file un coup de périscope alentour.

Je ne tarde pas à découvrir Bérurier, affalé dans un fauteuil comme un cachalot frais pêché dans une barque. Sa trogne enluminée est mise en valeur par le peignoir bleu pervenche dont on a affublé le Gros.

— Monsieur désire une manucure ? finit par traduire son garçon coiffeur.

— Yes, mon pote, rétorque le Mastar. Je voudrais me payer les pognes à M’sieur le baron pour voir si elles m’iraient.

— Manucure ! glapit le pommadin qui possède une superbe voix d’eunuque-assis-sur-une-plaque-chauffante.

Une petite brunette délurée radine du sous-sol en coltinant son nécessaire.

— C’est pour Môssieur ! désigne le zig qui a touché le Gros, en réprimant une grimace hautement répulsive.

Pas bégueule, la gamine s’assied à la hauteur des genoux béruréens. Lors, le Monstrueux lui présente sa dextre avec une certaine noblesse de geste : Louis XIV congédiant un quémandeur !

— V’là l’objet, ma gosse ! déclare-t-il.

En matant le truc infâme qu’on lui propose, la pauvrette a un sursaut et son front s’emperle de sueur. Faut convenir que la pogne à Béru c’est pas de l’article courant. Imaginez une masse sombre, large comme une assiette, épaisse comme douze escalopes, velue et sillonnée de cicatrices. Les doigts en sont courts et larges : chaque jointure est fleurie d’une écorchure sanguinolente, consécutive à quelque récent passage à tabac, mais le bout de l’horreur ce sont les ongles. Durs comme silex, ils sont largement endeuillés et plus ébréchés qu’un cendrier de bistrot.

La petite manucure examine la main, puis son possesseur et file un regard-S.O.S. au coiffeur pour lui demander de l’aide. Mais le vilain sournois feint de l’ignorer. Non-assistance à personne en danger, ça pourrait lui coûter chérot !

— C’est-y que vous allez pouvoir vous arranger avec ça, mon petit cœur ? interroge Béru avec un rien d’anxiété dans l’inflexion.

La Française, elle est ce qu’elle est : un peu linotte, rapide du réchaud et tout, mais côté héroïsme elle craint personne, voyez Yvonne de Gallard, par exemple. Au lieu de s’évanouir ou de s’enfuir, Mamezelle Paluche cramponne l’entrecôte du Gros et la plonge dans un bol de flotte.

— Mais qu’est-ce que vous faites ? s’égosille l’Enorme dont les rapports avec l’eau sont très tendus.

Elle lui explique que c’est pour ramollir. Il est renfrogné, Béru. S’il avait su, il n’aurait pas cédé à cette fantaisie. L’eau du bol se teinte rapidement et devient fangeuse.

La manucure, qui a son franc-parler, proteste :

— Vous auriez peut-être pu vous laver les mains avant !

— Et puis quoi z’encore, mon petit chou ! rigole l’Enflure. Y faudrait aussi que je prisse un bain parce que vous allez me rogner les griffes ?

Courageuse, elle se met au turf. C’est pas à la lime, mais à la meule à métaux qu’il faudrait les passer, les ongles de Bérurier. De la corne, mes amis, de la corne d’auroch.

— Vous n’êtes pas décalcifié ! ahane la môme.

— Je me décalcifie à mes heures, plaisante Sa Majesté qui se plaît à cultiver l’humour sur l’appui de sa fenêtre.

Dure séance ! La lime geint comme une scie rouillée dans une bûche. Le pommadin s’est arrêté de lotionner les miettes à ressort de son client pour mater la séance en toute tranquillité. Ses collègues inoccupés s’approchent à leur tour. Faut dire que c’est spectaculaire dans son genre. Ça ne manque pas de grandeur, cet élagage. Ce qui frappe, c’est la manucure toute menue, aux prises avec cette main puissante, faite pour broyer, pour arracher, pour enfoncer, pour écraser, pour déraciner, pour malaxer, pour tuméfier, pour décortiquer, pour assommer, pour détruire, pour édenter, pour fendre, pour pourfendre, pour défendre et pour vaincre. Fragile, elle paraît, la limeuse. Les dents crispées, les narines pincées, les lèvres ouvertes sur un rictus d’athlète fournissant son effort suprême, elle râpe les extrémités de l’ongulé avec conscience, force et courage. Superbe, sublime, généreuse ! C’est l’énergie française dans toute sa grandeur ! Bravo Jehanne d’Arc ! Elle casse sa grosse lime numéro zéro, zéro, zéro, un (la même qu’employait Balzac pour s’arrondir les ongles des pinceaux). Qu’à cela ne tienne : on lui en passe une autre !

Ça pleut gris sur sa blouse mauve ! Y en a bientôt un tas haut comme ça de rognures, sur le dallage du salon. Mais faut voir la transformation paluchesque du Gravos ! Les uns après les autres, ses ongles nettoyés, ovalisés, laqués, polis, émergent de leur gangue sanieuse, fruits éclatants enfin épluchés, mis au jour pour la première fois ! Il en est troublé et confondu, Béru, inquiet aussi. Il considère cette main neuve qui lui est étrangère, doutant qu’elle lui appartienne, l’essayant comme on fait jouer un gant pour en assouplir la peau aux articulations.

Lorsque sa main droite est terminée, il l’oppose à la gauche et hoche la tête.

— Pas d’erreur, y a de la transformation à l’étalage, murmure-t-il.

Une pogne de ramoneur et une autre de notaire. Une main de vidangeur et une main de masseur. La droite d’un chirurgien et la gauche d’un mineur de fond ! L’assistance pousse des cris d’admiration. Quelqu’un applaudit ! La petite manucure profite de la pause pour boire une tasse de thé. Un garçon l’évente avec une serviette. Le patron de la boîte téléphone pour lui commander des violettes (y a longtemps qu’il voulait lui proposer la botte, justement).

— Pas trop fatiguée ? on demande à la pauvrette.

— Non, non, qu’elle répond en branlant la tête.

Telle la courageuse chèvre de Monsieur Seguin, la voilà qui repart au combat après s’être talqué les mains et avoir respiré des sels. Ah, la vaillante petite ! Le gars qui l’épousera aura une compagne valeureuse, je vous le dis. Quelle noblesse dans l’effort ! Quelle tranquillité dans le courage ! Une telle conscience professionnelle dans la tâche rebutante qui lui est imposée, un tel déterminisme dans le travail, c’est inouï, c’est beau, c’est grand, ça dépasse, ça va loin, ça confond, ça bouleverse ! Faut avoir fait du yoga, ou être gaulliste inconditionnel pour faire montre de cette abnégation.

Un vieux beau qu’on déguise, à coups de teintures et de massages, en vieux daim en sanglote sous son masque astringent. Même que son magicien s’affole en bramant que si jamais une poche d’eau se déclare dans le masque, le monsieur aura des valoches à soufflet sous les lampions.

La seconde main naît plus lentement. La manucure-accoucheuse est freinée par l’épuisement physique. Malgré sa volonté et sa vaillance, elle subit le coup de pompe inévitable. Sa lime semble s’enliser. Elle est à deux doigts (si j’ose dire) de la défaillance. La syncope la guette. Le patron lui demande si elle souhaite une remplaçante, mais non, farouche, elle s’obstine. Elle achève l’auriculaire, le plus petit mais le plus pénible because ses fonctions cureuses dans les cages à miel du Gros. Puis elle passe à l’annulaire. Beau doigt, cet annulaire gauche, ennobli par son alliance. Le poil y est soyeux, les jointures moins écorchées que celles des autres salsifis ; visiblement c’est son doigt préféré, son chouchou. C’est lui qui annonce aux populations que le Béru est marida et ça lui vaut un régime de faveur. Le Gros l’épargne. Ne se le colle ni dans les étiquettes, ni dans les fosses nasales, ni dans le nombril. Ne le trempe pas dans le potage pour voir s’il est chaud. Ne lui fait explorer aucun orifice étranger. Ne l’utilise pas pour traquer ses pellicules, presser ses bubons ou affoler ses lentilles de broussaille. Cet annulaire gauche, c’est son protégé. C’est l’ongle de ce valeureux doigt qu’il grignote dans les périodes d’énervement ; c’est sur lui qu’il fait ses multiplications au crayon-bille lors de ses déclarations d’impôts.

Le parer, l’achever, lui assurer l’éclat du neuf est une tâche relativement aisée. Ça permet à la gente damoiselle de récupérer. S’étant quelque peu reprise, elle part à l’assaut du médius. Un défricheur, celui-là ! Un investigateur portant témoignage de ses investigations. On dirait qu’il a davantage servi que ses compagnons d’infortune. C’est le doigt béruréen type ! Le hardi ! Le meneur ! Toujours prêt à se recroqueviller pour faire le coup de poing ! Dur à la tâche ! Plein de taches ! Coupé, épluché, craquelé, engeluré. Un fier débris ! Il fut cassé et se ressouda en pas de vis ! Il résista à tous les panaris ! A tous les coups de marteau ! A toutes les flammes de briquet ! Un survivant perpétuel, quoi ! Y en a comme ça qui se font coincer dans des portières, ou prendre dans des courroies de transmission et qui demeurent malgré tout ! Belliqueux avec ça, et polisson, faut voir (Béru est ambidextre) !

La lime mord et mord encore dans un grand gémissement un peu sifflant. Elle rogne et grogne et taille et façonne ! L’ongle s’arrondit, se met — ô magie ! — à ressembler à un ongle. Quand Miss Patte-de-Velours l’a terminé, elle essuie la sueur qui ruisselle sur sa frimousse blêmissante.

— Allons, ma gosse, encourage le Mastar, plus qu’un et c’est classe !

— Mais non, il en reste encore deux, rectifie-t-elle d’une voix expirante.

— Pas le pouce, je le garde commak. Faut un témoin pour montrer ce que mes pognes ressemblaient avant.

Ravie de l’aubaine, la manucure se cogne l’index indésirable. Un index qu’on peut montrer du doigt !

L’opération défrichage se termine le mieux du monde (et de ses satellites immédiats). Je crois le moment opportun pour me manifester et, débarrassé de quelques millimètres de cheveux, je m’avance vers Sa Majesté.

— La prochaine fois que tu voudras te faire faire les ongles, va de préférence trouver un maréchal-ferrant, je conseille.

— San-A ! s’égosille mon compère, toi z’ici !

— C’est ta présence à toi qui paraît la plus insolite, affirmé-je ; d’où te vient ce brusque souci d’élégance ?

Il me cligne de l’œil.

— Je t’en cause dans un instant, attends qu’on me termine. Si tu troubles mon merlan, il va rater ma finition.

L’autre pédoque proteste qu’avec sa maestria proverbiale il lui en faut plus que ça pour lui faire louper un monsieur. Il serait capable de faire une taille-rasoir pendant un tremblement de terre, ce chéri.

Tout en protestant, il branche le séchoir sur la frime du Gravos qui s’affole.

— Il va me faire bouillir le cervelet avec son pistolet à air chaud, brame mon compagnon.

Il se trémousse, sacre, éternue, vitupère. Il dit que ce salon est une annexe de Sing-Sing ; un oubli de la Gestapo. Il s’empourpre. Il expectore. Enfin la séance s’achève et on le délivre de son fauteuil, de son peignoir, de son bavoir. Le voici libre et beau. Lotionné, talqué comme un derrière de nourrisson, parfumé, toiletté, rogné, superbe.

— Formidable ! béé-je en découvrant sa tenue dévoilée brusquement comme une statue inaugurée.

Il porte un complet bleu croisé, impec. Une chemise blanche, une cravate gris perlouze. Ses souliers noirs et neufs craquent comme s’il foulait des biscuits secs.

— Brummel ! dis-je abasourdi.

Il a l’élégance noble mais immodeste, le Gros. Il roule des mécaniques, fait ses jambes Louis XV et papillotte des paupières par-dessus son œil de plâtre.

Jamais, au grand jamais, je ne l’ai vu fringué avec autant de recherche et de discrétion. Jusqu’alors, ses tentatives vestimentaires demeurèrent très zavatesques, son vice étant les gros carreaux (vert et rouge de préférence). Plus ils étaient larges, plus il bichait, Béru. Il lui arriva même de porter des carreaux à carreaux !

— Tu es reçu à l’Elysée ? je demande, comme nous sortons du salon après une distribution de confortables pourboires.

— Mieux ! répond-il mystérieusement.

— Oh ! Oh ! La reine d’Angleterre ?

— Presque !

Le père laconique oblique tout naturellement vers un bistrot et se laisse choir sur la moleskine d’une banquette.

— Je donne ma langue au chat, déclaré-je en l’imitant.

Taquin de nature, il attend d’avoir éclusé son verre de Brouilly avant d’éclairer ma lanterne sourde.

— C’est toute une histoire, San-A. Imagine-toi que je fornique dans la noblesse à c’t’heure.

J’en ai des picotements dans la moelle épinière.

— Toi !

— Moi !

Il tend sa main manucurée devant lui et fait miroiter ses ongles vernis dans le néon du troquet.

— Que je te dise primitivement que depuis quèques jours je suis seul à Paname.

— Ta Berthe t’a quitté ?

— Elle est allée faire une cure à Brides-les-Bains pour essayer de récupérer sa taille de guêpe.

— Mais c’est le grand bouleversement familial, alors ! m’exclamé-je, le ménage se fait recarrosser !

— C’était nécessaire, plaide Béru. Imagine-toi que Berthy était devenue si importante que pour lui présenter mes civilités j’étais obligé de baliser le parcours ! L’autre matin, v’là qu’elle grimpe sur notre bascule et qu’elle se met à rouscailler comme quoi y avait plus d’aiguille ! Tu parles ! Cette pauvre aiguille avait été effarouchée par son poids et était allée se planquer de l’autre côté du cadran, la pauvrette. La bascule marque jusqu’à cent vingt, au-delà c’est le mystère ! Quand t’arrives à plus savoir combien tu pèses, San-A, faut décréter l’état d’urgence, non ? Ou alors tu perds le contact avec toi-même !

Sur ces fortes paroles, mon camarade-philosophe sollicite une seconde tournée de la haute bienveillance du garçon.

— Tout ça ne m’explique pas ta copulation avec l’aristocratie, Gros.

— J’y arrive. L’autre matin, je charge donc ma Berthe dans le train, et voilà que je prends un bahut. J’ouvre une portière du taxi au moment où ce qu’une personne ouvrait l’autre et voilà qu’en chœur nous crions : « Rue de la Pompe ! » On se regarde et on éclate de rire. Au premier coup de saveur j’avais repéré la dame du monde. Alors moi, tu me connais : galant comme pas un, au lieu de la virer comme j’eusse été en droit de le faire puisque j’étais un homme et qui plus z’est un policier, je lui dis, en faisant ma voix de velours à suspension pneumatique : « Chère mahame, puisqu’on va z’au même endroit, voyageons z’ensemble. » Elle hésite, puis, comprenant qu’elle a affaire à un gentelmant, elle finit par accepter.

« De la Gare de Lyon à la rue de la Pompe, c’est quasiment tout Pantruche qu’on traverse. Aux heures de pointe, ça va chercher sa plombe. J’ai eu mon temps pour lui caser ma séance charmeuse, fais-moi confiance. Ce que je lui ai bonni, j’en sais plus rien, toujours est-il qu’arrivés rue de la Pompe, la v’là qui m’invite à écluser un gorgeon dans sa crèche. Du coup j’en ai réglé la moitié de la course ! Son immeuble, faut voir ! De la pierre de taille, avec des fenêtres tellement hautes que si elles seraient au rez-de-chaussée on pourrait en faire des portes ! Tapis dans l’escadrin et ascenseur avec un banc de velours pour les ceux qui redoutent le vertige. Tu mords le topo ? »

Il boit son second verre et place une traînée rouge sur sa cravate grise.

— Nous voilà devant sa porte : une seule à l’étage, je te fais remarquer, avec paillasson grand luxe comportant les initiales de la dame. Au lieu de sortir ses clés, elle sonne. Et qu’est-ce qui nous ouvre ? Un larbin en gilet rayé.

« “Bonjour, madame la comtesse”, qu’il fait, l’esclave.

« Moi je mate la dame, un peu siphonné sur les bords.

« Elle me sourit.

« “Comtesse Troussal du Trousseau”, elle se présente. Et de me faire entrer dans un salon où ce que tous les meubles avaient l’air de descendre de cheval. On a beau être républicain de bas en haut, on est toujours impressionné par la noblesse et le style Louis XV, faut reconnaître. Le blaze à tiroir, ça produit son petit effet même à l’époque des missiles et des demi-sels. J’en oubliais d’allonger mon pedigree et ça la tracassait, la comtesse.

« “A qui c’est que j’ai l’honneur de causer ?” qu’elle me susurre, à bout d’impatience.

« Je manque de m’étrangler, d’autant qu’y avait aux murs toute une flopée de mirontons peints à l’huile (Lesieur vous l’offre) qui me détranchaient méchamment comme une concierge matant un toutou en train de se soulager sur son paillasson des dimanches. Des gus pas frivoles du tout, avec des nazes et des yeux pointus. C’est ça qui caractérise la gentry, Gars : elle est pointue.

« Empêtré, je me dis “T’as gaffé, Gros. Convoyer une comtesse jusqu’à sa niche sans s’être nommé, ça fait rotule.” C’est pourquoi je me casse en deux dans le sens de la longueur et je dégoise en prenant ma voix enchanteresse numbère oane : “Alexandre-Benoît Bérurier, Mahame.” C’est dans ces cas-là, mon pote, que tu félicites papa de t’avoir cloqué un prénom composé. Ça compense un brin la sécheresse de ton blason. Un tiret c’est peu de chose, mais c’est déjà comme qui dirait un cousin issu de germain de la particule, t’admets ? »

J’admets volontiers et je le laisse poursuivre, puisqu’il est en pleine verve.

« “Bérurier, Bérurier, qu’elle gazouille, ne seriez-vous t’y point apparenté aux Montgoulot du Bérurier-Viandox de la branche cadette ?”

« Tu parles si je saute sur l’occase à pieds joints.

« “Exactement, ma comtesse, je m’empresse. Je serais comme qui dirait un petit-neveu en provenance du garde-chasse du château.” Tu comprends, San-A, je tenais à garder tout de même mes distances. Un peu de raisin bleu, je dis pas, ça fait fripon. Mais particulé à part entière j’ai pas osé. L’idée du garde-chasse elle m’est surgie d’un film anglish intitulé l’Amant de lady Chatte à lait. La comtesse, j’ai cru qu’elle piquait sa pâmoison fin de race sur le canapé.

« “Seigneur, comme c’est romantique”, qu’elle gloussait. “J’en ai le cœur qui bat.” Alors tu sais ce qu’elle a fait ? Elle m’a pris la pogne et s’en est fait un cataplasme, histoire de me prouver comment qu’il cognait, son palpitant. J’ai profité pour palper l’emballage et m’assurer que ses pare-chocs à poumons sortaient pas de chez Dunlopillo. Mais mes craintes étaient pas fondées : du sincère, c’était. Avec de la tenue.

« “Mais c’est vrai, qu’il se trémousse, vot’ guignol, ma comtesse”, je m’apitoie. “Faut pas vous mettre dans des états pareils que vous risquez de choper une sale bricole dans le genre infrastructure du myocarpe.” Et tout en causant je lui joue la paluche vadrouilleuse. Elle était à la fête, la comtesse. Jusque z’alors elle n’avait rencontré que des gus qui lui faisaient l’amour à la troisième personne du singulier et avec des apostrophes. Le côté chichis, ça va quand tu croques chez le sous-préfet, mais dans les tête-à-tête c’est restrictif, fatalement. Y a des instants délicats où tu dois laisser causer la bête, et même la bébête ; sinon c’est le sensoriel qui en pâtit. A partir du moment où tu déclames à une dame : “Est-ce que vous permettassiez que je vous embrassasse ?”, au lieu de lui rouler d’autor la galoche prometteuse, ça coupe l’élan. Tu gardes le petit doigt levé quand tu tiens ta tasse à thé, pas quand tu visites le monte-charge d’une souris. L’amour, ça se fait à pleines mains, ou alors c’est plus que de la causerie de salon ! »

Là-dessus, Bérurier commande une troisième tournée.

— Elle est belle, ta comtesse, Gros ?

Il a un petit rire de ventre.

— Si je te la décrirais, tu me croirais pas, San-A. Tiens, fais une chose : viens déjeuner avec moi chez elle et tu constateras par tes propres moyens !

— Je suis gêné, dis-je. Débarquer ainsi à l’improviste chez une personne de son rang, ça n’est guère dans les usages.

— Minute, murmure Béru en sortant de sa poche un ouvrage surmené muni d’une couverture de maroquin.

Il se met à le feuilleter fébrilement. J’incline la tête pour lire le titre, à l’envers.

— Encyclopédie des usages mondains, épluché-je. Où as-tu pris ça, Gros ?

— C’est ma comtesse qui me l’a refilé.

Il potasse un instant sa nouvelle Bible, puis la referme d’un geste claquant.

— Effectivement, dit-il, c’est mieux de prévenir, je vais y filer un coup de turlu pour lui demander la permission de t’amener.

Il se lève, réclame un jeton et va parlementer avec sa gente dame. Pendant sa brève absence, je feuillette le guide des convenances. Il est signé Ghislaine de Noblebouf et date de 1913. Je tombe sur la rubrique « Devis des layettes ». Ça va de la layette à 25 fr (1913) pour les bébés pauvres, jusqu’à la layette à 2 000 fr destinée aux bébés riches. Plus loin, je trouve un chapitre intitulé « L’art de dire un monologue » et, plus loin encore, la liste des cadeaux qu’on peut faire à un prêtre. M’est avis, mes amis, que si notre Béru arrive à assimiler tout ça, il finira au Quai d’Orsay ! Cette comtesse, ça m’a l’air d’un fameux Pygmalion, dans son genre. En tout cas elle s’est lancée dans une œuvre titanesque ! L’éducation du Gros, vous parlez d’une croisade !

— Banco ! mugit mon subordonné en revenant du bigophone, elle nous attend.

Il me file un coup d’œil critique et hoche la tête.

— T’es en prince de Galles, mais pour le déjeuner c’est tolérable, affirme-t-il doctement.

CHAPITRE DEUX

DANS LEQUEL BÉRURIER ME CONDUIT DANS LE TEMPLE DES BONNES MANIÈRES. ET COMMENT IL S'Y COMPORTE

Tandis que nous roulons de conserve en direction de la rue de la Pompe, Béru continue de me faire le panégyrique de sa noble conquête.

— Tu vois, San-A, me fait-il en mordillant une allumette, c’est pour ainsi dire la Providence qui l’a filée sur ma route, cette frangine. Depuis qu’elle m’a pris en pogne, je suis comme qui dirait la chenille qui devient papillon.

Il écrase d’un pouce vrilleur la larme qui hésitait à sa paupière.

— Tu sais qu’elle me fait suivre un régime !

Je songe aux trois beaujolpifs qu’il vient d’écluser et je lâche un incrédule « Pas possible ! » qui le survolte.

— Parole d’homme ! Quand je jaffe chez elle, c’est la tortore style grillades-citron-biscotte, tu vas voir.

Il masse le ballon de rugby qui tend son grimpant.

— Faut admettre que c’était temps que je me ressaisisse, moi aussi. Avec cet œuf de Pâques qui ne fait que croître et embellir, d’ici quelques années il m’aurait fallu un rétroviseur pour prendre des nouvelles de Coquette !

— Elle est mariée, ta comtesse ?

— Veuve ! Son vieux a chopé la myxomatose en Indochine où il était colonel.

Bérurier lisse le bord de son bitos entre le pouce et l’index.

— Ce qui est intéressant à constater, murmure-t-il, c’est comment une personne du grand monde peut se montrer à tel point salace dans l’intimité. Voilà une dame qu’est née avec un blason sur ses langes et qui te place un contre-écrou sur la chenille mieux qu’une professionnelle.

Je l’écoute et ma curiosité se développe comme une fleur de papier japonaise dans de l’eau. J’ai hâte de lui présenter mes respects, à sa madame la comtesse dévergondée. Pour qu’elle se soit entichée du Gros, faut croire qu’y a un vice de forme à la base. Il me cache du pitoyable, Béru, sinon je m’explique pas. Elle doit avoir un pied-bot, du strabisme convergent, une gibbosité et une maladie napolitaine en supplément au programme, je suppose. Ou alors elle est centenaire et il a oublié de le mentionner. A moins qu’il ne s’agisse d’une aventureuse. Une téméraire qui remplacerait les émotions du safari coûteux par un dressage de Béru grand style ; pourquoi pas ? Tout les dégoûts sont dans la nature, y a qu’à se baisser pour en prendre !

— Quel est son prénom ? je demande encore.

Il hausse les épaules.

— Elle me l’a pas dit, avoue l’Enflure.

Je manque en avaler ma pomme d’Adam.

— Tu fais des parties d’extase avec cette rombière et tu ignores son prénom ?

— Textuel, Gars.

— Mais alors, dans les moments de félicité, comment l’appelles-tu ?

Il me regarde d’un œil étonné.

— Ben… Madame la comtesse, c’te couennerie ! A quoi ça servirait de tringler dans le grand monde si t’appelais une comtesse ma guenille bleue, comme la première femme de copain venue !

Effectivement c’est un larbin en gilet rayé qui nous ouvre. Un vieux, bien maigre, bien anguleux, bien momifié, avec des favoris, le teint jaune et le râtelier mal arrimé (on dirait qu’il a un protège-chailles, comme les boxeurs). Les rayures de son gilet devraient être en travers, ça ferait plus squelette.

— Salut et fraternité, Félicien ! lance le Gros pour me montrer qu’il est un familier tout ce qu’il y a de familier.

Le larbin amorce une courbette. Pas un muscle de son visage parcheminé ne bouge, c’est plus possible. Quand il clabotera, il aura fait le plus gros de son vivant. Le monde est plein de gens comme lui qui, à peine adultes, se mettent à mourir consciencieusement. Ils se vrillent, se recroquevillent, se déshydratent, s’embaument aimablement, silencieusement. Leur tête de mort remonte à la surface. Au jour « J », y a pas de déchet.

Le dénommé Félicien réprouve visiblement la familiarité du Gros. Ces manières sans-gêne, il est pas habitué. Il sert dans la noblesse depuis Philippe le Bel alors, à force, il est passé de l’autre côté de la grosse veine bleue, fatal ! Sans compter que ses aïeux, cochers, lingères, cuisinières ou jardiniers ont bien dû copuler avec les titrés, non ? Pendant la virouze du Chevalier de Jérusalem par exemple, vous pensez bien que les larbins se sont mis à prendre la Bastille à tempérament dans les alcôves.

Faut être objectif et pas nier l’évidence sous prétexte qu’elle est choquante. Qu’est-ce qui ressemble le plus à un membre du Jockey-Club (excepté un autre membre du Jockey-Club) si ce n’est son valet de chambre ? Troquez le gilet de l’un contre le monocle de l’autre et vous verrez ! Des frangins ! Y a qu’un plumeau qui les sépare. Je suis en train de paumer ma clientèle monoculée en écrivant cela ; mais peu importe, la vie est courte et j’ai plus le temps de ne pas dire ce que je pense !

D’un pas de rhumatisant stoïque, Félicien nous drive jusqu’à une double porte enrichie de moulures fromageuses. Il toque d’un index dont la jointure est cornée à force.

— Oui ? fait une voix forte et bien timbrée.

Félicien ouvre et annonce :

— Monsieur Bérurier et une autre personne !

Le Gros est ému, un peu pâle, c’est-à-dire que son teint violet a baissé d’un ton. Il me file un coup de coude dans le baquet. Nous sommes deux gladiateurs sur le point de pénétrer dans l’arène… Ave Caesar, morituri te salutant.

Nous entrons. Le Gros veut me laisser le passage, puis se ravise et fonce en même temps que moi ; scène classique, Méliès la réalisa avant lui. Il accroche sa poche à la poignée de la porte. Un craquement sinistre et la poche pend, ce qui revient à dire qu’elle a abdiqué ses fonctions de poche. Ce n’est plus qu’un lambeau d’étoffe sous un trou.

Ça fait sacrer Béru avec plus d’éclat que Charles VII (saint Jehanne d’Arc, priez donc pour lui).

— Mon cher, vous vous oubliez ! morigène la voix.

— Y a de quoi, ma comtesse, plaide le Gros ; un costard tout neuf que j’ai payé une fortune !

Je m’avance vers la bergère (Louis XV) dans laquelle se tient celle du Mastodonte. Je découvre une personne, ma foi, plutôt agréable. La comtesse Troussal du Trousseau est une quinquagénaire d’une cinquantaine d’années, comme dirait un fabricant de locutions pléonasmatiques. Elle est dodue sans excès. Le regard clair, les cheveux blanc-bleu. Ses lèvres ont un soupçon de rouge et elle n’a aux joues que de la classique poudre de riz. Elle me dévisage et me sourit en me présentant une main que je m’empresse de baiser. Ma perplexité atteint son point culminant. Comment cette dame a-t-elle pu s’enticher de mon ami Béru, voilà un mystère qu’il ferait bon éclaircir.

— Je te présente madame ma comtesse ! tonitrue le Gravos, lequel, oubliant son complet endolori, a retrouvé sa figure radieuse.

— Mon ami, proteste la dame, il semble que vous n’ayez pas encore étudié sur votre manuel le chapitre des présentations. Sinon vous sauriez qu’on ne présente une dame à un monsieur que lorsque la dame est très jeune et le monsieur très âgé.

Sa Majesté rougit.

— Vu ! réalise mon compagnon. En conséquence, j’ai l’honneur de vous présenter le commissaire San-Antonio en chair et en os, avec toutes ses dents et son teint de pêche.

Puis, se tournant vers moi :

— Ainsi que j’eusse l’honneur et l’avantage de le faire impulsivement, revoilà donc la comtesse Troussal du Trousseau, Gars. Comme tu peux l’apprécier, c’est pas un lot à réclamer, mais de la femme de classe, éduquée de partout. T’as maté la réaction de Mahame à l’instant ? Ah ! l’étiquette, elle la colle pas sur ses pots de confiture, je te jure !

Je souris à la dame. Celle-ci a le regard indulgent derrière une expression sévère.

— Doux ami Bérurier, sermonne-t-elle, vos excès de langage sont fâcheux. Le parfait gentilhomme doit s’exprimer sobrement, avec mesure et discernement.

— Ainsi soit-il ! conclut le Gros. Je suis bien d’accord avec vous, ma comtesse. Seulement si le gentilhomme cause que pour balancer du sensé, il doit pas l’ouvrir souvent. Je sais pas si vous avez remarqué, mais dans l’existence y a que deux phrases de vraiment valables : « Je t’aime » et « J’ai soif ». Sorti de là, tout le reste c’est de la dentelle baveuse !

Elle condescend à sourire et, le menaçant du doigt, murmure :

— Vous êtes un cas, bel ami ! Savez-vous ce que vous devriez faire pour m’être agréable ?

Le Béru ne se sent plus.

— Et comment que je le sais, ma poule ! Le Monologue à moustaches, hein ? Et puis la Crémière en folie et le Petit Garçon de l’ascenseur, comme hier soir ? J’ai bien vu que ça vous bottait !

Elle manque s’évanouir, la chère femme. Elle pousse des « Oh ! » et des « Ah ! » scandalisés.

— Monsieur ! s’insurge-t-elle. Monsieur, c’en est trop !

Il lui donne une tape cordiale sur la cuisse.

— Pas de panique, ma comtesse, devant San-A, y a pas de mystère ; il connaît son Béru et il se doute bien que c’est pas des perles que je viens enfiler ici !

Avant qu’elle ne soit remise de son émotion, il enchaîne.

— A part les délices que je vous cause, qu’est-ce qu’y a pour votre agrément, ma Toute Belle ?

Elle respire un bon coup, manière de dominer son émoi.

— J’aimerais que vous fassiez un peu de feu dans la cheminée de la salle à manger. Mon Félicien est si vieux qu’il ne peut plus se baisser.

— Avec joie et plaisir, s’empresse le Gros.

Avant de quitter la pièce, il déclare en hochant la tête :

— J’ai pas de conseil à vous donner, mais faudrait vous chercher un autre valeton. Invalide du plumeau comme il est, Félicien, il a droit aux pantoufles de feutre et au tilleul-menthe, désormais. Un de ces quatre, vous allez le retrouver moisi sur la carpette.

Sur ces belles paroles il s’éclipse. Me voici seul avec la dame de ses confuses pensées.

— Quel phénomène ! sourit-elle.

— Madame, assuré-je, vous venez d’entreprendre une noble et grande tâche en essayant d’éduquer cet ogre.

La chère comtesse a une moue désenchantée.

— Y parviendrai-je seulement ? soupire-t-elle. C’est un garçon qui n’est pas démuni d’un certain bon sens, mais il semblerait qu’il a passé sa vie dans une porcherie.

— Il en a passé une bonne partie dans la police, plaidé-je. Pardonnez ma franchise, madame, mais à travers ses écarts de langage j’ai cru comprendre que vous lui manifestiez un certain intérêt ?

Elle rosit, son regard clair semble un instant dérouté.

— Il m’amuse. C’est un bon gros chien qu’on aimerait dresser. Il faut me comprendre, monsieur le commissaire, je suis si seule.

Elle libère un soupir et me refile une œillade qui en dit long comme la ligne du Transsibérien sur ses regrets et ses désirs. Si je n’étais pas un ami sûr, et surtout si la dame me tentait, je n’aurais sûrement qu’à tendre la main pour me servir.

— C’est un bon policier ? demande-t-elle.

— Le plus efficace de toute la police française après votre serviteur, madame. Bérurier n’est ni Sherlock Holmes ni Maigret, mais, comme vous venez de le dire, un bon chien plein de flair et de courage. Cela dit, je doute que vous en fassiez un gentleman, et je me demande s’il ne serait pas dommage d’ailleurs que vous y parveniez !

L’idée d’un Béru précieux et maniéré me met en joie. Quelle métamorphose ! La comtesse aurait droit à une décoration pur sucre pour services rendus aux convenances ! La Légion d’honneur, peut-être ? C’est vrai qu’il est en disgrâce, le ruban rouge à c’t’heure. Maintenant, c’est l’ordre du Mérite social qui remplace. Mais là encore, croyez-moi, faut posséder un sacré piston… pour ne pas l’avoir ! Si on connaît quelqu’un de bien juché, ne serait-ce qu’un député U et Nère, on a ses chances d’y couper. On obtient un sursis quèquefois. La menace s’écarte temporairement. On veut bien vous reculer d’une fournée. Mais ça reste latent. Endémique ! Si vous bronchez, pan ! Vous voilà avec un ruban bleu comme feu le Normandie ! A la surprise, souvent, on vous décore. Tenez, une année, Jacques Anquetil. C’est au cours d’une étape du Tour qu’on l’a fabriqué. Il pédalait sans penser à autre chose et puis un motard le rejoint et lui annonce la nouvelle : « T’es décoré du Mérite, Jacques. » Qu’est-ce qu’il pouvait tenter pour se défendre, à cheval sur son vélo, notre pauvre champion, hein ? Notez que ça ne l’a pas empêché de gagner le Tour, seulement il n’avait plus le même moral et il a failli abandonner !

Cela dit, y a tout de même des amateurs, des collectionneurs de médailles surtout, qui sont tout heureux de s’en suspendre une de plus sur le placard. Vous savez ? Les ceuss qui s’habillent en bronze et en rubans pour les défilés. Quand ils marchent ça fait « gling-gling ». Troïka sur la piste Blanche. Et quand ils s’inclinent devant la bannière glorieuse, on dirait qu’on baisse le rideau de fer déglingué d’un magasin. Ça ne sera donc pas bientôt fini, ces cérémonies commémoratives de ceci ou de cela ? Les végétaux sur les dalles de marbre. Les discours, toujours les mêmes Et les flammes dites sacrées ! Sacrées, mon œil ! Le gaz, tout couennement (voir aux dérivés du carbone). Le gaz sifflant, puant, inflammable, avec ses tuyaux et ses robinets. Pensez-y, mes petits camarades : y a des robinets aux flammes sacrées. Ce qui n’empêche pas messieurs les truffes de venir danser autour de leurs trucs incantatoires. Et après ça, y en a qui se foutent des Noirs ! J’ai honte ! J’ose le dire : honte en plein, depuis le sous-sol jusqu’au grenier, mes fils ! Parmi ceux qui me lisent en ce moment, y en a qui un jour seront à la tête du pays, c’est mathématique. Faudra, que les ceux-là que je cause n’oublient pas de rétablir la dignité de l’homme en supprimant le culte des massacres et des massacrés. Qu’ils fassent d’ores et déjà un nœud à leurs, tire-gomme pour pas oublier. Le moment venu ils repenseront à l’ami San-A, lequel, à c’t’époque, ressemblera plus à un dessin de Buffet qu’à Luce Tucru. Et s’ils ont de ce que j’espère où je pense, et de ce que je pense où j’espère, ils déclareront que c’est terminé une fois pour toutes la danse du scalp. Les héros, faut pas leur marchander l’oubli, ils le méritent trop ! Une minute de silence de temps en temps, c’est mesquin, c’est dérisoire. Au silence complet ils ont droit, j’affirme. Et si une bombinette a pas encore soufflé la flamme, faudra prolonger le branchement jusque chez un économiquement faible. Promis ? Peut-être que j’en choque, mais j’ai besoin de dire. On a le droit, ou pas ? Si on l’a j’en use. Si on l’a pas, je cours me faire terre-neuvas sur le lac de Neuchâtel. Y en a des faciles du bulbe qui vont déclarer « Il est anar, San-A ». C’est pas vrai. Objectif seulement. Bien calme, bien lucide. Trop peut-être, non ?

C’est tout de même pas ma faute si mes Marchal fonctionnent ! Quand c’est rouge sang, je dis que c’est rouge sang. Et quand c’est rose concon, je dis que c’est rose concon, voilà tout. C’t’un délit ? Je devrais peut-être faire comme les autres : mettre des lunettes à verres bleus pour crier bien haut que tout est couleur d’azur et aussi céleste que le beau temps ? Oui, c’est ça, je devrais. La philosophie de la pantoufle, c’est bon, ça paye ; seulement ça donne pas envie de se contempler dans une glace. Et l’homme qui s’évite, croyez-moi, c’est plus un homme !

Depuis un instant, Mme Troussal du Trousseau et moi-même percevons un fracas de bois pulvérisé en provenance de la pièce voisine. Le Gravos étant chargé d’allumer le feu, nous n’accordons à ce bruit qu’une oreille distraite ; mais voilà que le larbin rapplique, l’air dépassé par les événements.

Y a des fissures à son parchemin. Il bredouille et sa glotte pointe comme le ventre d’un vieux curé travaillant comme aumônier dans une maternité.

— Madame la comtesse, je pense que Madame la comtesse devrait intervenir.

Il désigne de son menton de brochet la pièce où sévit le Gros. Nous y courons. Moi derrière la dame, ce qui me vaut une vue imprenable sur son valseur. M’est avis, soit dit entre nous et entre parenthèses, que Sa Majesté Béru Ier ne doit pas s’embêter.

La salle à jaffer des Troussal du Trousseau est de dimensions respectables. Une cheminée monumentale accapare l’un des panneaux. Que découvrons-nous devant l’âtre ? Béru, certes yes, mais un Béru vandale, un Béru sacrilège qui achève de démanteler un cabinet Renaissance à coups de talon. Les frêles tiroirs aux incrustations de nacre sont déjà en train de flamber.

Le Gros est en manches de chemise et en sueur, ce qui n’est pas incompatible.

— Ah la carne ! beugle-t-il, il a beau être bouffé aux charançons, il reste coriace !

— Malheureux, que faites-vous ! clame la comtesse.

— Du feu, ma comtesse, répond l’Hénorme en achevant le meuble d’un ultime coup de semelle.

Lors il se torche le front d’un beau geste arrondi et déclare :

— Le Félicien n’avait plus de bois, alors j’ai dégauchi cette relique dans le couloir.

— Un cabinet d’époque ! s’égosille la noble personne, dans un cri de jeune fille violée.

— Un cabinet ? s’étonne le Mastodonte.

Il hausse ses vaillantes épaules.

— J’avais pas remarqué. J’ai déjà vu des cagoinces exigus, mais à ce point, jamais.

— Cet homme a perdu la raison ! pleure Dame Troussal du Trousseau en s’abattant contre ma poitrine. Un meuble Renaissance qui valait deux millions !

Le Mastar en est un court moment ébranlé.

— Deux briques, c’te cage à vermine qui tenait plus debout ! Sans vouloir vous démolir le moral, ma comtesse, vous vous fîtes baiser en canard par le vendeur. Moi, pour cent balles je te vous ramène du Bazar de l’Hôtel de Ville un meuble autrement plus costaud et plus pratique.

Il jette dans le brasier les montants du cabinet.

— Croyez-moi, mon petit cœur, rien ne vaut le neuf !

C’en est trop. La comtesse bondit vers cet Attila manucuré.

— Mon cher, qu’elle lui distille, vous n’êtes qu’un bêta et un mufle. Je vous interdis l’accès de ma maison jusqu’à ce que vous soyez devenu un vrai gentleman.

Un qui est effondré, c’est le Gravos.

Il secoue misérablement sa belle trogne beaujolaisée.

— Voyons, ma comtesse, on va pas se tirer la bourre pour ces gogues Renaissance ! Puisque vous aimez les pouilleries, j’irai draguer aux Puces, histoire de vous remplacer ce clapier à asticots. J’ai des potes qui font dans le vermoulu, là-bas, justement !

Elle demeure inexorable :

— Sortez, monsieur !

Le pauvre cher Béru enfile sa veste. Comme il est misérable, comme il est en détresse ! J’ai pitié.

— Madame la comtesse, attaqué-je, peut-être pourriez-vous pardonner…

Elle secoue la tête.

— Je lui avais demandé de s’éduquer, de se façonner, bref de devenir quelqu’un de fréquentable. Or il en est toujours au même point.

Cette fois Bérurier s’insurge et déballe sa rogne des grandes occases, bien fougueuse, bien véhémente.

— Faudrait pas porter atteinte à l’honneur du bonhomme, ma gosse, explose-t-il. Toujours au même point, moi ! Avec un costard taillé au bodygraphe et une chemise blanche ! Au même point, avec des paluches que le Philippe d’Angleterre solderait sa bergère pour avoir les pareilles ! Au même point, alors que je m’ai farci déjà plusieurs chapitres de vot’ manuel ! Sans vous vexer, vous êtes plutôt sectaire dans la rallonge ! Au dodo, rappelez-vous-z’en, vous y pensez moins aux belles manières quand vous réclamez mahame vot’ mère sur l’air des lampions !

— Il me fera mourir ! déclame la comtesse.

— Exactement ce que vous affirmez dans le cas dont auquel je fais allusion, gouaille Béru.

Il marche jusqu’à la porte et dit en brandissant son manuel :

— Je relève le défi, ma comtesse, O.K., banco, je vais devenir un homme du monde et je reviendrai un jour ici avec des manières qu’à côté de moi, le comte de Paris aura l’air d’un marchand de moules !

Il étend sa main gauche sur l’encyclopédie des usages mondains, comme sur une bible.

— J’y jure, lance-t-il d’une voix de Comédie-Française.

— Madame la comtesse vous a déjà prié de sortir ! grince le domestique.

Béru le défrime à nez portant.

— Toi, la momie, écrase ! fait-il. Parce qu’avant que je devinsse gentelmant, y se pourrait que je te fasse le coup du cabinet Renaissance. Dans ton état, t’es tout juste bon à faire un fagot !

Ensuite, se tournant vers moi, il ajoute :

— San-A, j’ai pas le temps de potasser le Code, par conséquent j’ignore si je bouscule encore les convenances dans les orties en te le disant, mais je veux pas que tu restes bouffer seul avec mahame. Elle a beau me houspiller, j’ai toujours le béguin d’elle et si tu restais en tête à tête je serais jaloux.

L’injonction étant formelle, je m’incline devant la comtesse.

— Madame, devant un tel ultimatum, je ne puis que vous demander la permission de me retirer.

Elle me tend sa main d’un geste sec, la comtesse. Et aussi sec, je la baise.

— Evidemment, ronchonne le Gros, lorsque nous nous retrouvons dans l’ascenseur, toi tu sais y faire. T’as le côté broute-phalanges et du moelleux dans l’échine ; le langage nickel, avec des mots savants et des verbes qui ratent pas la correspondance. Tandis que moi…

Il y a de grosses larmes bien épaisses dans ses yeux rougeoyants.

— Le fion des vaches, mon dabe qu’y picolait, C’est pas ce qui t’ouvre les lourdes de Bukinjame, ça !

Je lui donne une bourrade affectueuse.

— Chiale pas, grosse pomme, tu es nature et c’est ce qui fait ton charme. La preuve : tout le monde t’aime. Cloque vite ce manuel idiot dans la première bouche d’égout venue et reste toi-même.

Mais il secoue la tête.

— On dirait que tu connais pas Béru, Gars. Un serment, c’est un serment. J’ai juré de devenir un mec maniéré-trois étoiles et je le deviendrai. Ce jour-là, ma comtesse faudra pas qu’elle me demande de m’occuper du feu, par exemple !

— Allons, viens déjeuner à la maison, proposé-je.

Il refuse.

— Non, je rentre chez moi pour travailler mes ronds de jambe ; vu mon nandicape, j’ai plus une minute à perdre.

Nous sortons de l’immeuble et il s’en va, la tête haute, vers un avenir héraldique.

CHAPITRE TROIS

DANS LEQUEL UNE VISITE D'AMITIÉ A DE GROSSES CONSÉQUENCES

Troublé par ces incidents susceptibles de perturber la personnalité de Bérurier, j’arrive chez moi pour un rapide déjeuner. M’man va avoir une bonne surprise. Comme l’oiseau sur sa branche elle est, Félicie. Toujours à m’attendre, en balbutiant des prières à l’intention de saintes plus ou moins homologuées, pour que je radine.

Sa préférée, à Félicie, c’est sœur Thérèse de l’Enfant Jésus. Paraît qu’avec la petite Martin elle obtient de meilleurs résultats. A croire que les canonisées c’est comme les bonniches : plus elles sont jeunes, plus y a du rendement ! Selon moi, c’est la pluie de roses qui impressionne Félicie. Quand j’étais mouflet, M’man me racontait comment qu’elles vasaient, les baccarats, en l’honneur de la jeune carmélite. C’est un signe, ça, une pluie de roses, vous pensez pas ? Pour tellement de gens il pleut que de la pluie !

Je fronce les sourcils en avisant devant la grille de notre pavillon de Saint-Cloud une R8 immatriculée 69. De la visite lyonnaise à la clé ? Qu’est-ce à dire ?

Je remonte l’allée graveleuse (moins graveleuse tout de même que mes écrits) en direction de la maison. L’automne a ramoné le jardin. Maintenant, comme dit l’autre, les arbres sont en bois et la terre est triste. Pourtant ça ne démoralise pas notre cabane qui reste pimpante avec sa vigne vierge rougie, ses volets verts et les rideaux fleuris des fenêtres. Y a la radio qui marche et le Bécaud qui se fait péter les ficelles.

Je pousse la lourde et me voilà dans la coquette entrée tendue de toile de Jouy qui représente des petits polissons Louis XV pleins d’ombrelles et de baisers. La glace à trumeau me renvoie l’éclat de mon sourire Colgate. Tout ça, c’est la sécurité, le bon quotidien qui sent le pain chaud. C’est Félicie, quoi !

La porte du salon s’entrouvre et ma brave femme de mère apparaît, radieuse.

— Mais oui, c’est lui ! qu’elle s’exclame.

Le visiteur l’a surprise en pleine cuistance. Elle a eu que le temps d’ôter son tablier mauve, M’man. Mais y a encore des traces de farine à ses poignets.

Par-dessus son épaule, j’aperçois Mathias, le roi du labo. Le Rouquin nous a quittés depuis quelques mois, il est allé se marida à Lyon avec une pécore rencontrée aux sports d’hiver et il a demandé sa mutation, sa dame se refusant à habiter Paris. Comme le dit si justement un proverbe d’entre Rhône et Saône : « Qui quitte Lyon perd la raison », et elle tenait à pas faire roue libre, la jeune Mme Mathias.

— Quelle bonne surprise, vieux lâcheur ! je m’exclame.

Jamais il a été plus roux, Mathias. Ou alors c’est l’oubli qui commençait à le blondir dans mon souvenir. Une vraie botte de carottes ! Depuis qu’il est naturalisé lyonnais il se fringue dans le sérieux. Costard gris sombre, trois-pièces, chemise blanche, cravate vert bouteille (pour Lyon c’est tout indiqué). Le vert, ça rend bien avec son chalumeau. Il tient un bitos sur un genou, ses gants beurre rance sur un autre. On sent tout de suite le gars en voie d’achèvement. Placé sur son orbite une fois pour toutes.

— Comme je suis heureux de vous revoir, monsieur le commissaire, il effusionne.

— Alors, c’est bon, le mariage ?

Comment arrive-t-il encore à rougir, c’est un mystère, ou plutôt un miracle.

— On s’y fait, sourit-il.

M’man qui lui avait servi un porto m’en verse un d’autorité et s’éclipse discrètement, ravie de pouvoir se rapatrier dans sa cuisine. J’ai idée qu’il s’y mijote du gratiné.

— Des mômes en perspective ?

Cette fois il devient couleur brique.

— Oui. Ce sera pour janvier.

— Avec les Rois, je badine (tout en me demandant à quoi il va bien pouvoir ressembler, le petit roi mage à Mathias). Et les copains lyonnais, accueillants, oui ?

— Très gentils.

Pourquoi une ombre vient-elle d’obscurcir ce Van Gogh vivant qu’est Mathias ? Son regard fauve se voile. Il passe un doigt énervé entre son cou et son col de chemise.

— Tu travailles au laboratoire, là-bas ?

— Non, depuis deux mois je suis professeur à l’Ecole de police de Saint-Cyr-au-Mont-d’Or.

Je le complimente d’un sifflement admiratif.

— T’es en route pour l’Institut, bonhomme. Et, tu leur enseignes quoi, aux élèves commissaires ?

— L’identification par les trous de balles.

— Professeur de trous de balles, c’est pas commun, apprécié-je. Ça doit faire riche sur une carte de visite. Dis voir, tu vas croquer avec nous, j’espère ?

— Je ne voudrais pas vous déranger.

— Ne joue pas les hypocrites ! Tu es venu ici sans ta femme ?

— Oui. Dans son état, vous comprenez…

— TU AVAIS DES AFFAIRES À RÉGLER ?

Il se racle la gorge et déclare :

— C’est vous que je suis venu voir.

Ça me la coupe. Je pressens illico du compliqué.

J’écluse mon porto car je suis un peu comme Béru : un verre plein m’agace toujours.

— Tu as des malheurs ?

Il me regarde d’un œil cloaqueux. Une mèche couleur feuille morte pend devant ses taches de rousseur frontales. Il sent le rouquin ; c’est une odeur puissante et belle qui réveille un auditoire. Y a des tas de conférenciers qui gagneraient à être rouillés.

— J’ai peur, monsieur le commissaire.

Le mot est tout ce qu’il y a d’incongru dans sa bouche. Mathias a beau être un homme de laboratoire, se colleter avec des loupes, des éprouvettes et des agrandisseurs photographiques, il n’a rien de la mauviette.

— Raconte !

— Tout a commencé la deuxième semaine de mon arrivée à l’Ecole de police. Un soir, je m’étais attardé dans mon labo. Au moment précis où j’en sortais, j’ai entendu un cri en provenance de l’étage supérieur. Une masse sombre est passée devant moi dans la cage d’escalier et s’est fracassée en bas. Il s’agissait d’un élève commissaire. Pourquoi ai-je eu l’impression, ou plutôt la certitude, que quelqu’un l’avait poussé par-dessus la rampe ? Toujours est-il qu’au lieu de dévaler les marches je les ai escaladées quatre à quatre.

— Le réflexe du poulaga, c’est bien ! approuvé-je. Et après, mon enfant ? Dites-moi tout !

— Je n’ai rien vu d’insolite. Le dernier étage est celui des transmissions, il n’y avait personne, certaines portes se trouvaient fermées à clé. Alors je suis redescendu.

— Le plongeur d’élite ?

— Mort : enfoncement de la boîte crânienne.

— L’enquête ?

— On a conclu au suicide. Dépression.

— Je ne pige pas encore ce qui motive ta peur.

— Ça fait deux fois qu’on manque de me tuer, monsieur le commissaire.

Il a un léger tic, Mathias : une joue qui tremble.

— Tu es sûr ?

— Vous pensez ! La première fois, ç’a été le lendemain du suicide en question. Comme je m’apprêtais à monter dans ma voiture une auto a démarré en trombe et m’a foncé droit dessus. Je n’ai eu que le temps de plonger par-dessus mon capot, vous trouverez encore une estafilade dans la carrosserie de ma R8. La seconde tentative a eu lieu dans le labo de l’école. On avait mis du salpétrum de bougnazal dans le flacon qui devait contenir du locdu en poudre. Au moment où j’ai procédé à la manipulation, il y a eu une explosion terrible.

Il me montre la paume de sa main gauche, toute noircie.

— Un miracle ! J’aurais dû y rester.

Il y a un silence. Tout cela est effectivement très troublant.

— Le fond de ta pensée, Mathias ?

On dirait un grand garçon sage. C’est le genre toujours premier-en-classe. Les bons points, les tableaux d’honneur et les diplômes ont été inventés pour les gars de son espèce.

Pas de génie, mais une grande faculté d’absorption cérébrale. Pas de fantaisie, mais une immense application. Il n’attend de la vie que ce qu’elle peut lui donner : une situation stable, une épouse non stérile, une maison à la campagne et les palmes académiques. Il est académique lui-même. Content de vivre, d’être rouquin et de se rendre utile.

— Le fond de ma pensée, monsieur le commissaire, le voici. Quelqu’un a assassiné l’élève. Ce quelqu’un a cru que je l’avais aperçu, ou bien que je m’étais rendu compte qu’il s’agissait d’un assassinat. Maintenant il me redoute et veut me supprimer. Vous ne croyez pas que j’ai raison ?

— Hypothèse valable, Votre Honneur ! Tu as parlé de tout cela aux Lyonnais ?

Il secoue son incendie de forêt portatif.

— Non.

— Pourquoi ?

Il tarde à répondre, mais déjà j’ai pigé. C’est un prudent. Il sait qu’une carrière survit difficilement au ridicule et il ne veut pas risquer de passer pour une pomme en jouant les héros de série noire. Des fois qu’il se gourerait ? Des fois qu’il serait victime de sa gamberge ? Hein ? Il préfère risquer sa peau en douce, à la sauvette, comme un bourgeois risque trois francs au tiercé dans un autre quartier que le sien.

— J’ai préféré vous en parler d’abord, biaise-t-il.

— Tu as bien fait, approuvé-je, on va raconter tout ça au Vieux après le déjeuner.

Ça le tourmente, le Brasero. Il craint des conséquences. Faut dire que les coups fourrés à l’intérieur de la Grande Maison, c’est pas souhaitable. Y a des maçons qui se construisent des maisons, mais pas beaucoup de policiers qui font des enquêtes pour leur usage personnel. Un poulaga, avant tout, c’est un fonctionnaire, faut que ça soit sage, et calme, que sa frime se confonde avec le gris des murs, c’est du matériel d’Etat, quoi ! Y a des primes en fin d’année, des distinctions en fin de carrière, des éloges posthumes pour récompenser les plus caméléons.

— Vous croyez que monsieur le directeur ?…

— A titre officieux, mon petit. Et il sera flatté que tu sois venu chialer dans le giron de la Maison Mère. Il a toujours la mamelle généreuse pour ceux qu’il a nourris au sein.

Là-dessus, Félicie revient pour dire que la tortore est prête. Les lueurs de son piano dansent encore dans ses bons yeux.

Les joies simples, elle les connaît, M’man, et elle les applique. A son contact on oublie les turlupinés de la moulinette qui se croient obligés de s’asseoir sur les hallebardes ou de se fariner les narines pour éprouver des sensations. Qu’est-ce que c’est que la cocaïne à côté de l’entrecôte Bercy ? Et la sodomie comparée à un grand meursault, hein ? Une simple question d’orifices ! La vie, au fond, c’est un green de golf avec plein de trous sur le parcours. D’ailleurs c’est par un trou qu’elle finit : la grande gueule noire et vorace de la terre, qui bouffe tout.

Princière, la jaffe à M’man ! Des rognons en croûte. Du poulet au curry. J’aurais dû me douter : le curry flottait dans l’air à la ronde. C’est une senteur qui enchante et qui vous met de l’émoi dans l’intérieur. Viscérale, quoi !

A table on change de converse, Mathias et moi. Faut être urbains (comme le corps d’élite des sapeurs-pompelards). Le Rouquin me demande des nouvelles : Pinaud, Bérurier, les autres, la Boîte aussi. Il regrette un peu malgré sa bobonne en gésine et sa R8 immatriculée 69. Professeur de trous de balles c’est passionnant, honorifique et tout, mais tout de même, Paname ça avait bien du charme. Les souvenirs remuent, lui chatouillent le cœur. Il a les yeux comme les vitres en hiver, vachement embués. Je lui change les idées en narrant la mésaventure du Gros avec sa comtesse. J’en rajoute, Mathias est plié en deux. M’man s’étouffe. Bérurier se colletant avec les convenances, c’est du spectacle de first quality, admettez ? Qoquatriste lui signera un contrat en blanc, au Béru, un jour où ses jongleurs auront leur crise de rhumatismes.

On en est là lorsque notre femme de ménage radine. Mme Saugrenut, c’est son nom, je crois vous en avoir causé ailleurs, dans un chef-d’œuvre précédent. Elle ressemble à une morille déshydratée. Elle a tellement chialé au long de sa pauvre existence que ça n’a rien d’étonnant, cette sécheresse intégrale. Les chagrins, les, tracas, les avanies, elle en a toute une collection !

Comme M’man compatit toujours, ça l’aide à poursuivre sa route dans la vallée de larmes. Elles pleurent à deux, chacune expiant un bout de la dernière tuile de la mère Saugrenut. On a eu le bras cassé du mari, le fils blouson-noir qui la bafoue, la fille encloquée par un gentleman bourré de gonos, le chat écrasé et le canari siffleur décédé à la fleur de l’âge sur son millet chèrement gagné. On a eu la visite de l’huissier rapport à la redevance T.V. impayée, et puis le gus de l’électroménager venu récupérer le poste délictueux, justement, because il en avait classe de faire des cocottes avec ses traites retournées. Ç’a été un coup dur pour Dame Saugrenut de se passer de Zitrone, comme ça, de but en blanc. Le soir, en rentrant chez elle, elle va retapisser la vitrine de « la Fée Lumière » un magasin du coin où une douzaine de postes marchent en même temps. Douze Zitrone à la fois, c’est bon, non ? C’est reposant. Cette ubiquité, il la mérite, le Gros Léon. Dès qu’elle arrive pour torcher le dargif de nos casseroles, la voilà qui branche la téloche. Félicie le lui a accordé et c’est devenu automatique. La Voix de son Maître, c’est notre marque, alors qu’est-ce qu’on risque, après tout, hein ?

Aujourd’hui ça ne loupe pas. A peine a-t-elle dénoué son fichu noir qu’elle nous met la sauce. Le poste se trouve dans la salle à manger. La vioque laisse les portes entrouvertes pour le mater depuis sa cuisine. Pas fière, elle vient fourbir dans l’encadrement. Depuis la table on n’a droit qu’au derrière du Pathé-Marconi. Félicie l’excuse à voix basse auprès de Mathias qui pourrait s’étonner. Il comprend. Lui aussi il est un forcené du petit écran. « En direct de »…, c’est sa passion. Il a toujours aimé les maladies, mon ami Mathias. Les sournoises, surtout, durailles à dépister. Celles qui débutent par des insignifiances genre migraine ou boutons anodins. Au début elles se laissent impressionner par l’Aspirine, les gueuses. Et puis elles remettent ça et un jour un homme en blanc vous ouvre un coin de viande à la télé en assortissant d’un commentaire que M. Lalou semble piger parfaitement.

Ce serait dommage qu’il se fasse buter par son mystérieux tueur, le Rouquin. Son rêve, au fond, il n’osera sûrement jamais l’avouer ; ce serait de défuncter d’un mal tout neuf qu’on baptiserait « maladie de Mathias ».

Il imagine son foie, sa rate, ses claouis ou ses éponges reproduits en couleurs sur une planche dépliante, enrichis d’une excroissance inconnue, ou d’une fissure bien méandreuse. Y aurait des flèches pour montrer les ravages et tout le bouquin raconterait comment ça lui est venu et comment il est clamsé, les causes et les effets, les symptômes et la contagion. Il a beau se dire que depuis qu’elle existe, l’humanité a essayé tous les décès possibles, il espère en dénicher un de plus. Tout le corps médical serait mobilisé pour enquêter. Oui, il prêterait bien sa bidoche à un virus non identifié, à un microbe diabolique arrivé de la planète Mars. Il souhaiterait quelque prodigieuse extravagance de ses cellules, un stupéfiant dérèglement de ses organes. Ce qui le botterait, ce serait que sa rate se mette à distiller du mercure, par exemple, ou bien son foie de l’ambre, comme l’intestin des cachalots. Bref, il voudrait être un cas, un vrai, intéressant jusqu’à la mort et ensuite inventorié de fondement en comble pour le salut de l’humanité inquiète. La télé ouvre des portes, il faut reconnaître. Elle permet de délirer tout son content, tout son mécontent aussi. Grâce aux 819 lignes, on meurt maintenant selon ses penchants, ses aptitudes. Personne ne dira jamais assez ce qu’il a fait pour ses semblables, Lalou, en mettant les blocs opératoires dans les foyers et en vous faisant devenir potes avec des profs aux doigts de fée, qui se baladent dans votre cervelet ou vos ventricules comme dans un jardin public.

En ce moment, la tévé ne fait pas dans le médical. Elle en est aux informations et raconte un accident de chemin de fer. Naturellement, feu le mécanicien était père de six enfants, à croire que c’est une des conditions requises par la Essènecéef pour briguer ce dur emploi.

La mère Saugrenut, ça lui tire quelques larmes, ses suprêmes. Au lieu de les garder égoïstement pour ses prochains déboires, elle les verse sur l’autel de la communauté. Une grande citoyenne, dans son genre ! Ça l’enhardit, ce déraillement, elle traverse le couloir pour changer d’encadrement, se rapprocher de la catastrophe, la visionner plus à son aise. Elle plaide son manque de lunettes. Hier soir son vieux est rentré naze et les lui a balancées par la fenêtre alors qu’ils allaient bouffer du merlan. C’est gestapiste comme manières, vous ne trouvez pas ? M’man reconnaît que oui. Alors la Saugrenut diffuse parallèlement au poste. Sa misère fait un brin de conduite à l’accident de chemin de fer. Elle est en contrepoint. Saugrenut nous bonnit, en postillonnant blanchâtre, ses drames de la semaine : la voisine du dessus qui a déversé sa boîte d’ordures sur son paillasson ; puis il y a eu une altercation de Julien (son bonhomme) avec la concierge, rapport aux ouatères dont la cuvette est fêlée depuis si longtemps déjà que l’odeur de la merde est devenue celle de leur foyer. Des trucs encore, toujours de sa voix dolente. Y a de la mousse à ses commissures. Un de ces jours elle va aller au commissariat, se plaindre de son fils. C’est dur pour une maman, mais quand on a touché un salaud faut passer outre le sentiment, non ? Ou alors, la morale c’est quoi, dites voir ? On approuve. C’est un service à lui rendre, à Maurice, de l’envoyer au gnouf pour manque de respect envers sa vieille. Sans compter qu’il se balade avec dans la poche une chaîne de vélo qui ne saurait en aucun cas lui servir de mouchoir.

Le « spiqueur » change de disque. Il dit qu’une nouvelle pubère vient d’enjamber le parapet de la tour Eiffel, au deuxième. Mâme Saugrenut affirme que c’est un danger public, cette tour, qu’il faudrait prendre des mesures et qu’à « leur » place, elle la démolirait dare-dare. Le spiqueur lui coupe la parole pour dire un truc qui fait grésiller la tignasse du Rouquin et qui stoppe ma mastication. On enregistre un nouveau suicide à l’Ecole supérieure de police de Saint-Cyr-au-Mont-d’Or. S’agirait-il d’une épidémie ? L’un des élèves, l’officier de police Bardane, s’est empoisonné avec de la strychnine hier dans sa chambre. Il n’a laissé aucun mot.

— Vous avez entendu ? balbutie Mathias.

Un rouquin blême, c’est impressionnant. Y a plus que ses taches de rousseur qui semblent vivre, minuscule et palpitante voie lactée.

— Tu le connais, ce Bardane ? questionné-je.

Mathias hausse les épaules.

— J’ai plus de deux cents élèves et j’exerce depuis quelques semaines seulement, monsieur le commissaire.

On s’abstient de commenter devant Félicie, mais sitôt la crème renversée avalée, nous voilà partis pour la Grande Cabane. M’man regrette notre hâte à cause de son moka qui va rester pour compte. Je lui explique qu’on a des problèmes urgents à résoudre.

Elle comprend, mais continue de déplorer ce départ précipité.

Le moka, c’est pas comme la choucroute : ça ne se réchauffe pas !

CHAPITRE QUATRE

DANS LEQUEL UNE MISSION PARTICULIÈRE ORIENTE BÉRURIER VERS LA PÉDAGOGIE

La rosette du Vieux étincelle. Assis derrière son bureau ministre, il écoute d’un air détaché, comme un psychanalyste laissant se raconter une cliente. Ses mains délicates, posées sur son sous-main de cuir, paraissent être taillées dans la même peau. Lorsque nous en avons terminé, il tire sur ses manchettes, redresse un peu sa règle de cuivre qui ne se trouvait pas exactement parallèle au sous-main et semble sortir d’une songerie.

— Mon petit Mathias, murmure-t-il, je pense moi aussi qu’il y a du louche dans tout cela, mais qu’y puis-je ?

La déception flétrit le Rouquin comme un coup de gel la chicorée tardive. C’est un candide, Mathias, il connaît mal le Dabe. Il ne sait pas que le Big Boss aime à s’entourer d’un nuage artificiel dans les cas délicats.

Le directeur reprend, d’un ton suave, en évitant soigneusement nos regards implorants :

— C’est à nos amis de la sûreté lyonnaise qu’il faut aller raconter tout cela, cher Mathias.

Voilà, c’est parti, les petites représailles innocentes, style : « Tu nous as quittés, alors débrouille-toi ».

Le Rouillé me file un coup de saveur désespéré. Il hisse le pavillon de détresse. Faut le secourir, sinon il va sombrer dans la confusion.

— M’sieur le directeur, interviens-je, Mathias a fait le voyage pour venir nous demander aide et protection, à nous ses anciens patrons, à nous ses amis, à nous qui l’avons formé. Les circonstances l’ont obligé à nous quitter provisoirement (j’insiste sur le provisoirement manière d’amadouer le Vieux) mais il reste de cœur parmi nous, et il le prouve.

Pas mal, hein ? Si un jour je largue la Grande Volière je tenterai ma chance dans la politique. La salade, je crois que je saurais la cultiver. Les hommes ont besoin de vibrant, de trémolos. Causez-leur le langage du cœur et ils deviendront toujours moites, surtout si vous travaillez vos flexions, vos inflexions et vos génuflexions. Affirmez-leur qu’ils sont grands, nobles et généreux, et ils essaieront de le devenir, c’est magique. J’ai rencontré pas mal de salauds au cours de ma vie. A tous j’ai essayé de dire comme quoi ils étaient des types exceptionnels, des anges de bonté et de mansuétude, des chevaliers de la vertu, des modèles, des exemples, des qui vous font frissonner d’admiration, des qui vous galvanisent, vous pétrifient, vous purifient, vous sanctifient, vous renouvellent et vous transforment. Sur le nombre, quelques-uns ne m’ont pas cru et je leur ai cassé la gueule. Mais la majorité a mordu à mon appât fluorescent. Ils sont devenus meilleurs, je jure ! Tendez une auréole à un homme, une fois sur dix seulement il en fera une lunette de ouatères, le reste du temps il s’en coiffera. Et un zig qui porte un bada de lumière, il est en route pour devenir un saint. A mon avis, le tort de notre Mère l’Eglise, c’est de pas assez canoniser. Elle est trop parcimonieuse pour ce qui est d’installer le néon. Ça décourage ; les places sont tellement chères ; faut trop attendre, trop abnégater. Les promotions civiles sont trop rapides de nos jours pour qu’on lanterne avec les promotions religieuses. Le Vatican publierait tous les mois un bulletin de sainteté, vous verriez cette émulation, mes bien chers frères ! Et surtout faudrait canoniser du vivant de l’intéressé, sinon y a que la famille pour palper les droits de Hauteur. Le pape devrait s’inspirer de nos méthodes. Prenons le cas de notre Général, par exemple : de son vivant il aura eu ses rues, ses médailles, son culte sur la commode et son Mauriac privé ! C’est pas de la gloire achetée en viager, ça ! C’est pas des promesses fallacieuses ! D’accord, les plaques de rue se dévissent, mais à plus forte raison, rendez-vous compte comme le Saint-Bain de Siège est fortiche, lui qu’a la Saint-Sulpicerie pour perpétuer, pour plâtrer à tout-va. Y a que les statues de bronze qu’on envoie à la fonte, celles en plâtre on les tire au moule. On peut casser, c’est pas cher ! Saint on vous fout, saint vous demeurez ; à perpète et doré sur tranche. Si Paul VI sait se défendre, tout le monde va vouloir en être, de la grande sainte famille. Tout le monde jouera le bon apôtre, récitera des rafales de paters, vénérera sa mother, fera des B.A. et des abbés. Ça dope l’homme, la pensée que son slip Eminence pourrait devenir, après usage, une relique dans une châsse dorée. On se précipite donc, en troupeau serré, vers une amélioration fabuleuse de l’espèce. On se paradise à qui mieux mieux, on s’encense, on s’entre-prosterne, bref, on finit par vivre à genoux dans une extase réciproque, un suprême respect d’autrui. Rue du Faubourg-Saint-Antoine, on ne fabrique plus que des prie-Dieu et des confessionnaux de première classe ! On n’emmène plus les nanas qu’à l’autel. On se parfume à la résine d’Arabie et quand on dit Bon Dieu c’est uniquement dans les prières. Flûte ! je me suis laissé entraîner, faites excuse, et revenons à nos poulets.

Le Boss semble touché par ma harangue. Il hoche sa belle tête en peau de fesse déplumée.

— Que proposez-vous, San-Antonio ?

— Que nous nous occupions de cette affaire, patron.

— A quel titre ?

— A titre officieux.

— C’est-à-dire ?

Je le vois bien que son regard brille. Il va dire oui. Il en meurt d’envie.

— Si vous permettez, je vais me rendre à l’Ecole de police en compagnie de Bérurier ; moi en qualité de professeur et lui en qualité d’élève. Vous pourrez arranger nos inscriptions précipitées, je suppose ?

Il reste impavide, attendant prudemment la fin.

— Une fois sur place, poursuis-je, nous étudierions le topo bien à fond, sans être bousculés et surtout sans jouer les enquêteurs. Vu que nous appartiendrions à l’établissement nous l’aurions belle pour observer, comprenez-vous, monsieur le directeur ?

Le Mathias ne peut pas contenir un petit gémissement suppliant, ça fait le bruit d’une girouette taquinée par la brise.

Pour ma part je n’insiste plus. J’attends que ma proposition prenne sa place dans la tronche du Boss. Il mate ses doigts satinés, à bout de bras, en mordillant sa toute mince lèvre inférieure.

— Délicat, fait-il. Professeur de quoi ?

— De n’importe quoi, dis-je, de tir à l’arc, de saut à la perche ou de bonnes manières…

J’éclate de rire. C’est plus fort que moi. Je viens d’avoir une idée.

L’idée du siècle, mes amis.

La pipelette du Gros est en train de balayer l’entrée lorsque je me pointe d’une démarche gazellienne.

— Savez-vous si m’sieur Bérurier est chez lui ? je demande à la maîtresse de balais.

Elle tire sur les poils de sa moustache, puis caresse du doigt sa belle verrue mentonnière avant de grommeler d’une voix qui fait songer à un évier qu’on débouche :

— Je crois que ça s’entend, non ?

Je tends mon lobe et j’ouïs effectivement un boucan pas ordinaire. Y a de la musique dans les étages, et puis des cris, des piétinements.

— Il donne un coq-taille, m’explique Mme O’Cédar avec aigreur, et ce cochon-là ne m’a même pas invitée. Ces flics, c’est tous butors et compagnie.

Je réserve mon opinion et m’élance dans l’escalier.

La lourde de Béru est ouverte et ça grouille sur le palier : son voisin du dessus, le sourdingue ; M. Alfred, le coiffeur, qui fut si longtemps l’amant de Berthe Bérurier, et Madame ; la petite bonne de la mercière et son fiancé militaire, plus le bougnat d’en bas.

Je m’avance dans le groupe et je bénéficie alors d’un spectacle tout à fait imprévu.

Béru a mis le complet noir de son mariage (qu’il ne peut plus boutonner) et porte des gants blancs de saint-cyrien. Il se tient debout dans le vestibule, au garde-à-vous, positivement, tandis que sa femme de ménage annonce les arrivants d’une voix qui zozote.

— Mefieur Durandal, le voivin du defus !

Quelqu’un propulse le sourdingue. « C’est à vous », qu’on lui glapit dans le tube acoustique pour expliquer ces voies de fait.

Il entre chez Béru en titillant sa centrale thermique.

Le Gros s’empresse, les deux bras tendus, un sourire radieux, pareil à une tranche de melon d’eau, au milieu de la figure.

— Mon bon Durandal, gazouille-t-il en faisant sa lèvre pour dégustation de rahat-loukoums, je vous sais un tas de gré d’avoir bien voulu m’honorer du plaisir de venir écluser un gorgeon chez moi.

Il ôte le gant de sa main droite et presse celle du sourdingue avec véhémence, un vrai shake-hand pour Gaumont-Actualités.

— Ça va beaucoup mieux, merci, répond à tout hasard Durandal.

— Drivez-vous jusque z’à la salle à manger où le buffet vous attend, hurle Béru.

— Moi aussi, j’ai tout mon temps, approuve le sonotonisé.

— La première porte à gauche ! mugit le Mondain.

— Confidence pour confidence ; moi je porte à droite, affirme Durandal.

Le Béru devient apoplectique.

— Faut dégager le circuit, mon pote, dit-il.

Il désigne la salle à manger. Puis, du pouce dominant le reste de sa main repliée, il figure une bouteille qu’il se colle sous le pif.

Cette fois, le voisin a pigé et s’éloigne.

La femme de ménage, une blondasse-frisottée-pâle-et-moche, annonce, avec une belle solennité :

— M’fieur Alfred et sa dame !

Le manège recommence. Béru, c’est un président de la Troisième. Il a trouvé l’élan du bras, la cambrure du moltebock, le velouté de l’œil. Il tend la main pas plus haut que la braguette.

— Chers amis, s’émeut-il, comment t’est-ce que je vous esprimerai ma gratification d’avoir répondu à mon invitation !

Il prend la main de la coiffeuse.

— Oh ! et puis non, je vous fais péter la miaille, Zizette. Quand on a l’occase de faire du lèche-vitrine à de la belle personne comme vous, s’agit pas de la rater. Tu permets, Alfred !

Son double baiser miaule dans la cage d’escalier.

— C’est rapport à quoi, cette fiesta ? interroge le merlan.

— Je t’espliquerai.

Le couple disparaît dans l’appartement.

C’est au tour du bougnat de pénétrer. Il s’est pas mis en frais de toilette, le bistroquet. Il s’est contenté de retrousser son tablier bleu. Il a une barbouze de trois jours, le col de sa limace est d’un vilain gris plombé et la visière cassée de sa casquette est toute brillante de crasse.

— Cher Pompidoche ! s’exclame le maître de céans. Larguer votre rade avec tant de gentillesse, j’en suis zému.

— Mèmène est au percolateur, le rassure le bougnat. A cette heure, on fait juste les caouas pour ainsi dire et le demi panaché. Mais je m’attarderai pas, vu qu’on va me livrer tout à l’heure.

Il puise dans l’immense poche ventrale de son tablier et en extrait une bouteille.

— Si vous permettez, m’sieur Béru, c’est le nouveau. Je m’ai dit que c’était mieux que des fleurs !

Le nez du Gras frémit.

— Voilà une gentille pensée, mon cher !

Le bougnat débouche le flacon.

— Respirez-moi ça, m’sieur Béru.

Le Gros ferme les yeux. C’est ça l’extase, la vraie. Les délices au féminin pluriel ! Il peut pas résister et se paie une rasade qui fait dégringoler le niveau. Il clape, il grume, il se gargarise, se pénètre, se fait mariner tout entier dans sa gorgée de beaujolpif.

— J’sais pas où vous l’avez déniché, m’sieur Pompidoche, déclare-t-il, mais c’est du sincère. Quelle belle année ! C’est là qu’on voit que le bon Dieu est moins vache qu’on le croit.

Pompidoche en pleure sous ses gros sourcils.

Il ne reste plus devant moi que la bonniche de la mercière et son cosaque. Elle, c’est une brune boulotte et niaise, ronde de partout ; lui un grand bidasse réjoui.

— Ravi que c’eusse t’été votre jour de congé, mon lapin, affirme le Gros. Je vous ferais bien un baisemain, mais c’est défendu pour les jeunes filles, d’après mon guide.

C’est alors qu’il m’aperçoit. Sa bouille se met à pendre de stupeur.

— San-A ! Si je m’attendais… Ah, ça, par exemple !

— Alors, on réceptionne sans son supérieur hiérarchique ? dis-je en m’efforçant de prendre une mine contristée.

Béru se tourne vers sa servante.

— Allez servir des drinques aux invités, Marthe.

Puis, me chopant le bras il murmure en refermant sa lourde d’un coup de talon :

— C’est un gala d’essai, San-A, te vexe pas. Je m’ai dit que rien ne vaut la pratique, alors j’ai organisé une réception pendant que ma Berthe est pas là !

Il recule d’un pas pour me permettre de l’admirer dans son ensemble.

— Qu’est-ce tu penses de ma tenue ?

— Dix sur dix, Gros.

— Avoue que si je serais sur le perron d’un château Louis-Quéquechose on me prendrait facile pour un comte ?

— Ouite ! réponds-je.

Il hoche sa belle tête persillée.

— On a beau dire, mais l’habit fait le moine. A l’intérieur de mon costard noir, je sens que ça me vient, l’aisance. Amène-toi par ici, tu vas pas en revenir.

Ayant passé le seuil de la salle à manger, effectivement je n’en reviens pas ! Il a mis les rallonges à la table. Il a repoussé celle-ci contre le mur. Il a étendu des journaux dessus. Et il a dressé un buffet de sa composition.

Gros rouge pour les messieurs, cidre mousseux pour les dames ! Saucisson à l’ail ! Filets de hareng ! Camembert tartiné sur des tranches de pain plus épaisses que l’annuaire des téléphones (Paris-banlieue).

— Je m’ai occupé de tout, commente-t-il. Comme j’avais pas de nappe, j’ai mis des journaux, mais minute : des Figaro seulement, pour que ça fasse grande maison !

Il libère un soupir.

— Ce qu’il faut faire quand on aime ! Ma comtesse serait là, elle en prendrait plein les châsses, t’es d’accord ?

— Elle risquerait l’éblouissement, Gros. Ta réception, c’est Versailles de la grande époque. Le faste provocateur de révolutions, quoi ! Tu recommencerais souvent ce genre de cérémonie, y aurait des troubles sociaux, fatal !

Il me refile un œil cloaqueux.

— Tu me chambres ? interroge-t-il.

Je trouve in extremis mon air le plus innocent.

— Ça se voit pas peut-être que je suis épaté jusqu’au trognon ? Franchement, ce débordement, cette pompe, cette classe, je ne m’attendais pas, Béru, les bras m’en tombent !

— A propos, demande-t-il, tu venais pour quoi ?

— Pour t’annoncer une formidable nouvelle, mon Gros. Je viens de t’obtenir une chaire à l’Ecole nationale supérieure de police.

Il prend ça au plexus et réprime une grimace douloureuse.

— Pourquoi te ficher de moi à domicile, proteste-t-il.

— C’est on ne peut plus sérieux. Te voilà nommé professeur stagiaire à l’E.N.S.P. Même que tu entres en fonction dans les 48 heures ! Passe chez le Vieux, il te confirmera. Tu crois toujours que je galège ; pourtant il y a des moments où il faut parler net, non ?

Je voudrais que vous assistiez à cette métamorphose, mes camarades ! On dirait qu’il est éclairé de l’intérieur par une lampe à arc. Son front plissé se déride, ses yeux s’agrandissent, son torse se bombe. Il frappe dans ses mains afin de solliciter le silence.

— Mes amis, déclame Sa Majesté, je tiens à vous affranchir du pourquoi j’ai organisé cette réception. Figurez-vous que je viens d’être élu professeur à l’Ecole nationale supérieure de police !

C’est le délire. Tout le monde applaudit. Tout le monde se précipite pour les compliments à bout portant. Les dames l’embrassent. Les hommes lui frappent sur l’épaule.

— Professeur de quoi ? demande Alfred le pommadin.

Béru se tourne vers moi.

— C’est vrai, au fait, professeur de quoi ? s’inquiète-t-il.

— De bonnes manières, dis-je. Les commissaires de police sont des gens de mieux en mieux éduqués. L’Etat veut en faire de purs gentlemen. J’ai pensé à ton précieux manuel. Je me suis dit que ça te serait utile de l’enseigner aux autres parce que, vois-tu, ce serait la meilleure méthode pour t’obliger à l’apprendre toi-même.

Il acquiesce.

— T’es intelligent, Gars, me rendjustice-t-il. Fectivement, c’est la bonne solution.

Il m’étreint de ses bras broyeurs.

— J’oublierai jamais.

Le sourdingue, qui n’est pas encore au courant, s’approche du maître de maison.

— Je viens de tomber sur un hareng gâté, réclame l’homme au tympan fané.

Béru hausse les épaules :

— Chacun a le lot qu’il mérite, mon pote, conclut le nouveau professeur de bonnes manières, et si ce pauvre hareng a des vapeurs, dis-toi bien qu’il est encore plus frais que toi !

CHAPITRE CINQ

DANS LEQUEL BÉRURIER ET MOI INAUGURONS SÉPARÉMENT UNE NOUVELLE EXISTENCE

Dans la dure profession qui est la nôtre, faut savoir diaboliquer, c’est pourquoi, après avoir pesé le pour et le contre sans le concours de mon camarade Roberval (Gilles Personnier de) je décide de me rendre à l’école incognito.

Auparavant, une petite amie à moi me fait une séance d’infrarouges de manière à donner à mon derme une belle teinte brun foncé, je me laisse pousser les baffies tombantes, à la Tarass Boulba, et affuble mon nez délicat de grosses lunettes d’écaille à verres teintés.

Méconnaissable, votre San-Antonio, mes chéries ! Il est devenu l’officier de police Nio-Sanato, natif de la Trinité, Martinique, et vous le croiseriez dans un plumard que vous ne le remettriez qu’à la dernière minute (et encore : où je pense !).

En deux jours ma moustache a déjà du relief, il suffit de l’accentuer au crayon pour lui donner du jus.

Je loue une M.G. rouge sang dans un garage et me voilà parti pour Saint-Cyr-au-Mont-d’Or où j’arrive dans l’après-midi.

C’est une charmante localité résidentielle de la banlieue lyonnaise, nichée sur une colline. L’Ecole est un ancien monastère, mais, malgré sa destination première, elle n’est pas le moins du monde austère.

Ce qui frappe dès l’arrivée, c’est au contraire son aspect pimpant et presque joyeux. Rien de commun avec un poulailler ordinaire, rien de commun non plus avec un internat.

Une petite route goudronnée escalade la colline entre les bâtiments du personnel et débouche sur un terre-plein planté d’arbres. A main gauche s’étend une immense pelouse d’où l’on jouit d’un panorama paisible et tendre. Les localités ocre, aux toits de tuiles romaines, se nichent langoureusement dans une campagne qui fait songer à certains coins d’Italie et l’horizon est borné par deux clochers, lesquels se mettent justement à clocher vigoureusement comme pour saluer mon arrivée.

Les vastes bâtiments sont silencieux dans le soleil d’automne. La pure lumière de cette fin de saison blondit les pierres grises et enflamme les vitres des croisées. Des oiseaux gazouillent encore dans les arbres décatis. Tout cela est apaisant. Lorsqu’on sort de la frénésie parisienne on a l’impression, tout à coup, de débarquer dans un lieu de villégiature.

A l’intérieur, tout est vaste, clair, propre, prospère. Des toiles modernes décorent les murs et, quelque part, une radio diffuse l’Adagio d’Albinoni. Belle réalisation, les gars, que cette couveuse à poulets. On est loin des godasses à clous ! Les commissaires qui sortent d’ici peuvent se présenter dans le monde la tête haute : on pige tout de suite qu’ils sauront s’y comporter.

Un employé me réceptionne. Je suis annoncé par Pantruche et on m’attendait. J’ai déjà ma fiche, mon lit, ma place à table. On me remet un opuscule rose contenant le programme d’enseignement avec les heures de cours, les matières enseignées et les blazes des profs, puis on me fait faire le tour du propriétaire. Je suis émerveillé par ces locaux bien équipés. Dans les salles d’entraînement, de transmission, de tir, dans les labos et les dortoirs aux boxes individuels, partout enfin règne une bonne ambiance.

Le bar est décoré d’une fresque réalisée par un grand artiste lyonnais. Y a la téloche, une bibliothèque, et même un musée de la police où l’on peut admirer la sacoche de Vacher que le Docteur Locard eut la chance de trouver au marché aux puces où par bonheur elle était à vendre en même temps que la cuisinière de Landru. Une veine, non ?

Mon attention est attirée par un écriteau placardé à côté de la porte du réfectoire. Je lis : « A dater du 26 novembre, des cours de bonnes manières seront donnés chaque soir à 20 h 15 dans la grande salle des conférences par l’Inspecteur Principal A.-B. Bérurier, de Paris. Ces cours sont facultatifs, mais la direction engage vivement MM. les stagiaires à y assister. »

Ça y est, mes fils : c’est parti !

Ça fait un drôle d’effet de se trouver en pension avec des adultes. Car messieurs les élèves ont de vingt-deux à trente piges. Dans le fond, c’est la vie scolaire revécue à maturité. Le rêve, quoi ! Tous les hommes, quand ils sont devenus hommes, se mettent à regretter l’école. Tous sauf moi, car je m’y suis fait tartir comme personne. J’en rencontre des fois, d’anciens condisciples. Tout de suite la buée à la rétine en m’apercevant. Ça démarre bille en tête par un « Tu te rappelles, Antoine… » Ah ! les vaches ! Comment qu’ils s’y cramponnent au tableau noir ! Oubliés, les brimades, les colles, les compos, les devoirs, les interros écrites vicelardes, inattendues, que des profs sournois décrétaient en plein cours, alors qu’on se croyait déjà sorti de l’auberge. Oubliés la méchante sirène annonçant la rentrée, les maths cacatoires, les bulletins perfides dont certains — le mien entre autres — ressemblaient à des murs de ouatères publics. Ils en ont la nostalgie, ils l’entretiennent avec dévotion, ce regret scolaire, les copains. Fatalement, à l’époque ils n’étaient ni mariés, ni cocus, ni contrôlés, ni imposés, ni perçus, ni mobilisés, ni mutilés, ni aux prises avec le S.M.I.G., le P.M.U., l’U.D.T., la S.S., les A.F. et belle-maman. Et pourtant, les gars, souvenez-vous bien : tout y était déjà. On se trouvait bel et bien entortillés dans des horaires, on subissait des férules, des humiliations ! On nous bousculait, on nous brimait, on nous primait, on nous notait, on nous classait, on nous blâmait ! Et le bac n’était pas encore en vente libre à Prisunic comme maintenant.

Déjà, les bergères, on se les disputait. On s’encornait férocement, comme des grands, avec plus de cruauté encore peut-être bien ! « Tu te rappelles, Antoine ? » Et comment que je me souviens de ces matins merdeux où j’allais à l’école comme à l’échafaud, regrettant mon lit, ma chaleur, M’man, mes jouets, mon enfance que de bons maîtres m’arrachaient grincheusement comme son duvet à un caneton !

Ah ! l’ont-ils bien plumée, ma jeunesse ! Bien épilée, mon insouciance, afin de m’enduire de leur beau savoir polycopié. De quoi vous faire prendre Montaigne en grippe, haïr Cicéron et compisser Pythagore !

« “Tu te rappelles, Antoine…” C’est leur enfance qu’ils regrettent, ces pommes ! Moi aussi, bien sûr. Mais ce que je regrette surtout, c’est de ne pas en avoir joui pleinement, totalement, librement. J’en avais qu’une et j’en ai fait don, bon gré, mal gré, à la Société ! Je l’ai étouffée dans des salles de classe, elle s’est recroquevillée sur des bouquins. Racornie, rabougrie, engueulée, punie, voilà ce qui lui est arrivé, parce que c’est ainsi que le veut l’Ordre établi. J’avais des rendez-vous avec la nature et j’ai posé (si j’ose dire) des lapins aux bois et aux champs, aux fleurs et aux papillons, au printemps et aux petites filles. Bon, d’accord, le Nil est le plus long fleuve du monde, la formule de l’acide éthylique c’est CH 3 COOH, et le Groenland appartient au Danemark, et ensuite ? Ça me les remplace, mes heures dorées à jamais perdues, de savoir ça ? Remarquez, mes profs, je leur en veux pas. Ils ont fait leur boulot. Il n’y a plus qu’eux qui le fassent bien, d’ailleurs, eux, les postiers et les étalons de haras. Oui, plus qu’eux ! Et ils ont du mérite avec les classes de maintenant cinquante moujingues ! Faut avoir le feu sacré, chapeau ! Le traitement lance-pierres en remerciement ! Héroïques, je vous dis ! Et ça continue de proliférer. On s’entasse, on s’empile, on se tient debout, sardines qui macèrent dans la bonne huile d’olive de l’instruction. On cherche des palliatifs puisque les écoles poussent moins vite que les lardons. On enseigne par radio, par télé, par correspondance, en morse, en braille, mais la marée monte toujours à l’assaut des groupes. Le jour viendra où faudra filer la bombinette sur les récréations manière de diminuer les effectifs ; ou alors le décréter inutile, l’enseignement, et les envoyer enfin cueillir les pâquerettes, ces pauvres mômes dont on encourage la fabrication et pour lesquels on fait si peu. Je me suis pointé au monde trop tôt, dans le fond !

Tout ça pour vous en revenir à cette magnifique Ecole de police, douillette, décorée, joyeuse, où l’on joue à redevenir écolier. C’est plaisant, de fréquenter la classe lorsqu’on se rase ni avant d’y aller et pas pendant ! Sous cet angle le pensionnat ressemble paradoxalement à des vacances.

Et puis il y a les camarades, c’est bon. Près de deux cents, ils sont, à Saint-Cyr. Décidément, ce saint est fait pour patronner les grandes écoles. Ce Cyr-là, c’est pas un triste sire.

Faites-moi confiance, j’attaque les aminches à propos des suicidés. Ça n’a rien de duraille, vu qu’on ne cause que de ces deux drames dans l’Ecole. Le premier mort s’appelait Castellini et il radinait de l’île de Beauté. Au début de la saison scolaire il était joyce et plein d’entrain, et puis voilà qu’il s’est mis à devenir tout chose, même que ses amis se sont inquiétés de cette mauvaise carburation. « Qu’est-ce que t’as, lui demandaient-ils, des peines de cœur ? » Mais il ne mouftait pas : un discret, un secret ! Il conservait son tourment pour lui. Dans les débuts il se rendait à Lyon, le mercredi soir, avec les autres, pour honorer son bon de saillie. Mais vite il a renoncé et s’est terré dans la pension Viens-Poupoule. Sa mort n’a surpris personne. Par contre, celle du deuxième, Bardane, intrigue et passionne davantage. Un vrai pinson, selon la rumeur publique. Simplement, le jour de son suicide, en fin d’après-midi, comme il quittait l’Ecole, il s’est produit on ne sait pas quoi qui lui a fait rebrousser chemin. Déjà, il était dans le bus, au terminus de Saint-Cyr-au-Mont-d’Or. Tout à coup, les condisciples qui l’accompagnaient l’ont vu quitter le véhicule avant le départ de celui-ci. On lui a demandé s’il était malade, mais il a secoué négativement la tête et il est rentré. Il est monté dans son box et une heure plus tard un autre élève l’a découvert, tout raide sur son pageot, avec un flacon ayant contenu de la strychnine à son côté. Faut admettre que ça la fiche mal, non ? Bardane, il arrivait de Libourne. Tout comme Castellini, il était célibataire. Paraît que la Sûreté enquête dans son bled pour savoir s’il aurait pas eu des ennuis sentimentaux. Un célèbre psychiatre lyonnais, le docteur Blondepleur, assure qu’il a fait la dépression type. Ça prend comme ça, le coup de flou. Le ciel est bleu, les petits oiseaux sifflent la Traviata, vous partez pour bringuer un chouïa, dans votre slip des dimanches. Et puis v’lan ! Passe-moi l’éponge vinaigrée ! Y a un vilain déclic dans votre caberlot et une envie terrible de mourir vous saisit. Ça urge comme une colique. C’est dare-dare la corde, l’arquebuse, la mare aux canards, le gaz ou la fiole vénéneuse ! Un appel de l’au-delà, quoi ! Saint Pierre qui vous branche sur une V.A., comme disent les demoiselles des pététés. Priorité à la voiture montante ! Vous cavalez vous accrocher à la place de la suspension, ou bien vous enjambez le parapet du premier pont venu. Le suicide, c’est le seul acte philosophique, n’oubliez pas. Il a expliqué tout ça, le docteur Blondepleur. Lui, il a jamais eu envie de s’envoyer ailleurs pour voir s’il y était. C’est un optimiste.

Ce qui ressort de cette première prise de contact avec l’affaire, c’est que pour tout le monde le suicide ne fait aucun doute. On se demande pourquoi Castellini et Bardane se sont expédiés chez Plumeau en port payé, mais on ne doute pas qu’ils ne l’aient fait.

Le lendemain matin, on a successivement un cours de brûlure, un cours de coffres-forts et une séance de sondage d’opinion. Passionnant ! Je me demande si je vais pas du coup réclamer ma mise en disponibilité au Vieux pour m’offrir le stage complet. Les professeurs sont des commissaires tout ce qu’il y a de chouette et d’instruit. C’est pas le genre vanneurs ; ce qui me botte, c’est qu’ils font leur cours en copains.

C’est à l’heure du déjeuner, of course, que l’événement se produit. On entend un fracas dans la cour. Tout le monde court aux fenêtres pour voir de quoi il retourne.

Nous apercevons la vieille traction pourrie du Gros dans un innocent platane. Ou plutôt c’est le platane qui se trouve dans la voiture, à la place qu’occupait naguère le radiateur. On se précipite. Le directeur de l’école, un homme grisonnant et courtois, est déjà sur place. Il s’informe. Béru, vaguement embêté, se présente et s’explique.

— Inspecteur principal Bérurier, c’est moi que je suis le nouveau professeur de bonnes manières dont vous êtes au courant !

Il désigne sa bagnole. A la place du pare-brise, il y a de vieux cartons depuis plusieurs années déjà.

— Avec ma vitrine en grand deuil, vous pensez que j’ai pas la vue sur la mer. J’ai voulu opérer un arc de cercle de façon et de manière à me ranger en père pendiculaire et peinard devant l’entrée, mais cet imbécile de platane ne m’a pas entendu survenir.

Il se penche sur l’automobile endolorie.

— Baste ! fait-il, Titine en a vu d’autres ; le jour où que je la mènerai chez le carrossier pour la faire toiletter, on s’occupera de toutes ses petites misères.

Il est sapé façon milord, Béru. Futal de gabardine grise, veste pied-de-poule, polo gris. Et, par-dessus tout ça, un imper dans les tons verdâtres, avec des épaulettes presque militaires et des boutons de cuir en matière plastique véritable.

Il s’ébroue, se racle les muqueuses et déclare :

— Rappelez-vous que sur la route ça pince, monseigneur !

Il rit très haut de son bon mot et enchaîne :

— Pas d’erreur, v’là l’hiver ; le moment est venu où qu’il va falloir se coller Coquette dans un paillon pour pas qu’elle s’enrhume !

Le professeur de savoir-vivre est arrivé !

CHAPITRE SIX

PREMIÈRE LEÇON DE BÉRURIER : ANNONCE DE LA NAISSANCE CHOIX D'UN PRÉNOM LES FAIRE-PART CHOIX DES PARRAIN ET MARRAINE LE BAPTÊME

Le nouveau professeur loge à l’Ecole, mais j’apprends par la rumeur publique qu’il est descendu au Café du Coq et du Beaujolais réunis, charmant établissement de village, lequel cumule les fonctions de palace, d’auberge, de bistrot, d’épicerie et de bureau de tabac. Bien entendu, le Gros ignore ma présence dans l’Ecole puisque aussi bien il se croit réellement appelé à de hautes fonctions pédagogiques.

Sa venue a fait sensation. Chacun se demande qui est cet olibrius au parler si pittoresque, aussi la salle des conférences dite « salle capitulaire » est-elle pleine à craquer lorsque, à 20 h 15 tapant, Sa Majesté opère une entrée de grand style. Auparavant, que je vous décrive les lieux.

Les murs sont garnis de boiseries gothiques et des bancs achèvent de donner à ce vaste local une ambiance de temple. Mais le culte qui va bientôt s’y célébrer n’aura rien de religieux, croyez-moi ! Sur une large estrade, se dresse la chaire du professeur. Elle est encadrée par deux tableaux noirs (qui maintenant sont verts) tandis qu’un écran réservé aux projections occupe le mur du fond.

Vous mordez le topo ? Bien. Donc, à l’heure prévue, l’exactitude étant la clé de sol des usages, l’inspecteur principal Alexandre-Benoît Bérurier (de Paris) pénètre dans la grande salle. Il s’est mis en frais : son complet bleu, sa chemise blanche, un nœud papillon noir, un porte-documents de crocodile sculpté dans du polyester. Le directeur l’accompagne. Il est un peu pâlichon, Alexandre-Benoît. Le froid, peut-être ? Nous nous levons à l’entrée des deux hommes. Le dirlo a le regard malicieux derrière ses lunettes cerclées d’or. J’ignore ce que le Vieux a pu lui bonnir, sans doute lui a-t-il expliqué que ces cours de savoir-vivre constitueront en fait un heureux dérivatif pour les élèves. Toujours est-il qu’affranchi ou pas, le patron de la boîte joue le jeu.

— Messieurs, attaque-t-il, de plus en plus le policier moderne est appelé à jouer un rôle important dans la société, c’est pourquoi l’Administration a décidé de pousser votre éducation jusqu’au raffinement, en vous proposant d’étudier les bonnes manières avec un professeur hautement compétent. J’ai le grand plaisir de vous présenter l’inspecteur principal Bérurier.

Je fais la claque, entraînant mes compagnons dans une ovation monstre qui redonne des couleurs au brave Béru. Il fait une courbette, sort un mouchoir de sa poche et s’en tamponne le nez, oubliant qu’il s’en est servi en cours de route pour nettoyer ses bougies. Le bout de son pif devient aussitôt d’un beau noir cambouis. Le Gros glisse alors le mouchoir dans la poche supérieure de son veston, ainsi qu’il l’a vu faire au cinoche par feu M. Jules Berry.

— Merci, merci, balbutie-t-il, n’en jetez plus, la cour est pleine !

— J’espère que ces cours vous seront profitables, ajoute le directeur, et que, grâce à l’inspecteur principal Bérurier, vous deviendrez les uns et les autres des gentlemen accomplis pour le plus grand prestige de la police française.

Là-dessus, discret, il se retire. Voilà donc la Béruroche au pied du mur. Dans mon coin je n’en perds pas une broque. C’est de la minute savoureuse, mes chéries. Ça se déguste, des instants pareils.

Le Gros nous défrime d’un œil lourd, vigilant.

Puis il monte sur l’estrade et jette son porte-documents sur le bureau.

Avant de s’asseoir il se cure l’oreille au moyen d’une allumette, remet la bûchette dans sa boîte et prend la parole.

— Les gars, harangue-t-il, je préfère prévenir tout de suite que je suis bonne pomme, mais sévère à propos d’en ce qui concerne la discipline. La matière dont je suis chargé d’enseigner est délicate, je peux pas me permettre de tolérer. Vu ? Bon, vous pouvez le poser !

Nous nous asseyons. Mes condisciples échangent des regards stupéfaits. Béru s’en aperçoit et déclare avec virulence :

— Je sais : y a des certains parmi vous qui sont, du point de vue grade, mes supérieurs hiéraltiques ; seulement ici j’en ai rien à branler. Les choses étant ce caleçon, en ma qualité d’enseigneur j’exige le respect sans conditions.

Un des nôtres ne peut contenir son hilarité. C’est un grand rougeaud avec de la barbe. Bérurier le fustige d’un index impitoyable.

— Dites donc, le mec au piège à macaroni, l’interpelle-t-il, allongez-moi un peu votre blaze !

— Jean Kikine, m’sieur le professeur, je suis d’origine russe, le chambre le polisson.

— Et vous avez quel âge ?

— Trente et un ans !

— Mes compliments ! Au piquet, tout de suite ! enjoint Béru.

C’est l’hilarité. Mais la colère du Gros est une sorte de séisme. Il va déloger le barbu de son banc et le pousse vers le tableau noir.

— Les mains au dos ! précise-t-il. Et si ça se renouvellerait, je me verrais forcé de prendre des sections, compris ?

Le calme se trouvant rétabli, Sa Majesté essaie d’ouvrir son porte-documents. Hélas ! dans sa vigueur dévastatrice le malheureux bloque la fermeture à glissière de la serviette. Il a beau s’escrimer dessus, il ne gagne pas le moindre millimètre.

Comme il sent frémir les rires à fleur de classe, soucieux de sauver la face, il tire un couteau de sa poche et pourfend la serviette comme on éventre un lapin.

— La maroquinerie, de nos jours, elle est plus ce qu’elle était, commente-t-il. Voilà un porte-documents tout neuf que je m’ai acheté hier au tout-à-un-franc de mon quartier et déjà il déclare forfait !

Il extrait de la pochette ainsi dépecée le manuel fatigué de sa comtesse.

— Tout est là-dedans ! assure le Triomphant en montrant l’ouvrage à ses élèves. Quand vous aurez appris les deux cents pages que voici, les gars, vous pourrez sortir sans votre bonne !

Il s’humecte un doigt, saute la préface du livre et casse celui-ci à une page déterminée.

— Kikine, retournez à vot’ place prendre des notes, fait-il au puni, ça me ferait tartir de vous priver de bonnes manières, vu qu’au moment de la distribution vous deviez être en train de faire de la plongée sous-marine !

Pendant que le barbu décervelé regagne son banc, bouleversé par la clémence du nouveau prof, le Gros remet de l’ordonnance dans son nœud qui chavirait, lisse le coin de sa paupière et poursuit :

— Dans la vie, les gars, faut que vous sachiez vous comporter ; pas qu’on dise de vous jamais que vous êtes des tartes, des lavedus, des mal-embouchés ou des casse-bonbons ; brèfle que vous acquérissiez un standinge. Le standinge, le rêve ça serait de l’avoir de naissance, ça facilite. Mais nous autres, qu’on est tous plus ou moins des fils de Garches ou des enfants de Puteaux, on est bien obligés de rattraper les générations perdues, et croyez-z’en un homme qui fraye avec la gentry, c’est pas fastoche. Il s’agit de tout reprendre à la base et de pas se coincer le bas du futal dans le pédalier !

Il ligote laborieusement un paragraphe de son livre en reniflant. Puis il le pose sur la table.

— On va donc prendre les choses par le début, c’est-à-dire par l’annonce de la naissance. Dès qu’elle a des doutes de polichinelle, la femme doit en causer au mari, même si elle se gaffe que c’est pas lui le dabe. Elle doit annoncer la nouvelle gentiment. Pas du tout dans le style « Ernest, tu sais pas ce qui m’arrive ! » très consterné mais au contraire sur le ton joyce…

Béru fait sa bouche en issue d’œuf et roucoule en prenant une petite voix d’eunuque frileux :

« Nénesse, j’ai une bonne surprise pour toi ; devine… » Pour le coup, le gars se paume en conjonctures. Ça le prépare, comprenez-vous ? Il cherche, il suppose : “Tu m’as acheté une pipe neuve ?” qu’il demande, ou bien : “Ta vioque est malade ?” enfin brèfle il carbure sur ce qu’il rêve. S’il tombe juste, la dame doit se grouiller de lui cloquer un mimi ravageur. “Bravo, Nénesse, dix sur dix ! Je te promets qu’il te ressemblera, fignolé princesse comme tu me l’as fait, c’est impossible autrement !”

« S’il trouve pas, faut que la moukère l’aide un peu à phosphorer, qu’elle le mette sur la voie : “Tu te rappelles, Nénesse, le soir qu’on était allés voir la Sophia au Familia-Palace et que ça t’avait donné des idées en rentrant ?… Eh ben, imagine-toi, mon gros loup, que c’était comme qui dirait du film à épisodes”… Mais enfin, vu qu’apparemment vous n’êtes pas des dames, nous étendons pas sur ce chapitre et voyons plutôt la réaction du Jules. »

Béru inventorie sa serviette et en sort un pot de beaujolais.

— Le temps de m’arroser la meule et je continue ! avertit le digne pédagogue.

Il siffle une forte lampée au goulot, clape de la menteuse et exhale sa satisfaction.

— Ça fait du bien d’enseigner dans une région hospitalière où les richesses naturelles facilitent la vie de l’homme.

« J’ai donc dit qu’on allait étudier les réactions du jeune papa. Avant tout, ne pas rouscailler. Eviter même de dire « Merde », ce qui peinerait la pauv’ femme et risquerait d’avoir des conséquences sur la bouille du rejeton. On se demande souvent pourquoi les gens sont si tartes. La plupart du temps, ça provient de ce que madame leur maman s’est caillé le raisin en les attendant. Alors, avis : de la tendresse, du suave. “Chérie, t’es sûre de ne pas me faire une fausse joie au moins !” Voilà le ton. Ne pas paraître contrarié, même si on habite un tout petit studio, même si ça torpille les vacances ! Et éviter de faire allusion à la Suisse, je vous recommande. Les nanas savent que c’est en Helvétie qu’on trouve les magiciens de l’épingle à chapeau et l’idée pourrait leur venir d’un largage en piqué, ce qui vous chanstique une descendance. Les arbres généalogiques, c’est comme les noyers, faut éviter de les secouer avant que la coque mette les adjas. »

Il s’éponge la trogne, ce qui ne fait que la zébrer un peu plus de cambouis.

— Ça, messieurs, c’est pour le démarrage. Mais entre l’heureuse nouvelle et l’heureux événement (je soupçonne Béru d’avoir puisé la formule à même sa bible) y a une période où au cours de laquelle le mari doit se montrer prévenant avec sa bourgeoise. Comme l’a versifié le poète : la femme, c’est un violon sur lequel les bonshommes jouent avec leurs archets. Soit dit en passant, ma femme à moi, ce serait plutôt une contrebasse qu’un violon.

Sa Majesté tolère la vague hilarante qui secoue son auditoire. Il admet le rire lorsqu’il le provoque sciemment.

— Donc, faut jouer un chouette air à la future môman ! reprend-il. Ne pas marchander les délicates attentions, telles que le bouquet de roses pompon pour sa fête, l’esquimau à l’entracte, ou encore lui laisser la place assise dans l’autobus, même s’il y en aurait plus qu’une ! En cas d’engueulade ménagère — ça arrive dans les foyers les plus z’huppés — éviter les torgnoles et principalement les coups de pied dans le ventre. Autre chose encore : quand elle commence à prendre le format Tour-de-Nesle, ne pas lui virguler des sargasses, genre : « Mahame aurait pas avalé un noyau de cerise, des fois ! Ou bien : « Mahame se nourrit au gaz d’éclairage, je suppose ? » Ou z’encore : « Mets les poids de l’horloge dans tes poches, que tu vas t’envoler, mémère ». Je sais bien qu’on dit ça pour badiner, mais y a des rechigneuses que ça démoralise ; alors prudence !

Le Gros agite un index plus considérable qu’une saucisse de Toulouse.

— Le bonheur d’enfanter, les gars, qu’on le veuille ou pas, c’est plus un bonheur pour l’homme que pour la femme. Se le répéter pendant que bobonne chiale sur ses jupes immettables. Le mari, au lieu de s’énerver, doit chercher les paroles consolateuses. Par exemple « C’est pas parce que t’as l’air d’héberger un zeppelin qu’il faut te mettre dans cet état, ma poule, tu la retrouveras, ta taille mannequin ! » Re-exemple : « C’est parce que t’as le tour de taille d’une pissotière à six places que tu fais cette tête-là, Bécassine ? T’as pas honte ? » Car, voyez-vous, les gars, c’t’une question de tempérament : y a des lymphatiques qu’il faut secouer gentiment. Le gentelmant doit toujours avoir pitié. Ainsi, lorsque la pauvrette a mal au cœur, bien se garder de la chambrer, lui tenir le front, j’implore de votre dignité. Et sans grincher. Je me rappelle un de mes potes que ça l’agaçait de voir mémère faire sa prière devant la tinette et qui, le grossier personnage, lui criait à tout-va des trucs comme « T’as pas bientôt fini de nous verser des acomptes ». Le zig dont je vous cause pour l’exemple était un goujat pas fréquentable. Par contre je peux vous en citer un autre, un monsieur très bien que j’ai connu à la cambrousse. Fallait voir le climat qu’il créait autour de madame ! Il faisait la vaisselle, mettait jouer des disques de Tino Rossi et lui portait le caoua au pieu.

« C’était d’autant plus délicat de sa part que le môme pouvait pas être de lui vu qu’il avait le kangourou en deuil à la suite d’un mauvais coup de manivelle d’auto.

« Bon, je crois m’avoir fait comprendre, hein ? Plus vous choyez la mère, plus l’enfant sera beau et vous fera honneur. Parce qu’enfin, les mecs, y a rien de plus débilitant que d’être le dabe d’un petit crevard fané, qui, avant d’avoir bu son premier godet de beaujolpif, a l’air de déjà trimbaler une cirrhose ! »

Il se tait, nous couvre de son regard altier.

— Des questions ? fait-il avec l’autorité d’un président d’assises tourné vers le jury.

Je fais claquer mes doigts comme un écolier réclamant la permission d’aller écrire à l’eau chaude le nom de sa bonne amie sur l’ardoise des vécés.

— Vous avez quéque chose à dire, mon petit ? demande avec bienveillance l’éducateur.

— Monsieur le professeur, attaqué-je en déguisant ma voix, vous venez de nous parler du comportement de l’homme avec son épouse enceinte, mais dans l’hypothèse où la future maman est fille mère, quelle attitude doit-on adopter ?

Il me défrime de loin et hoche la tête.

— Y me semble vous avoir vu quéque part, biaise-t-il. Vous n’auriez pas servi à la grande Cabane de Paris ?

— Non, monsieur le professeur, j’arrive de Pointe-à-Pitre !

— Si vous avez travaillé dans un cirque, c’est différent, je vous aurai donc vu chez Bouglione. Bon, pour en revenir à votre abjection, elle est valable et pour tout dire, ment-il, je m’y attendais.

Nouvelle lampée. Le niveau baisse dans la bouteille. Béru se torche les lèvres.

Voyez-vous, mes choutes, je crois que je viens de comprendre ce qui l’ennoblit, le gros Béru. Car, malgré son parler et ses manières, il y a en cet homme un je ne sais quoi qui force le respect et inspire la sympathie. Eh bien ! son charme provient de ce qu’il est vivant, réellement, authentiquement vivant. Nous déambulons de la belle aube au triste soir au milieu d’apprentis cadavres. Presque froids, ils sont ! Tièdes en tout cas. Résignés, figés, connaissant d’instinct la position cercueil. Ils pourraient recruter autant qu’ils voudraient, les pompistes funèbres, si d’aventure les clilles leur manquaient. Pas besoin de filet pour les capturer. Suffirait de mettre les bières à la verticale, portes ouvertes. Ils y entreraient d’autorité pas comme des rats dans une nasse, non — le rat, lui, il cherche à bouffer le morceau de frometon, mais délibérément, comme on se colle au pieu. L’heure du dodo tant attendue. Le nez pointé sur la ligne bleue du ciel, les pieds en flèche, fusées pour l’au-delà ! Cinq-quatre-trois-deux-un-zéro ! Oui, zéro, enfin ! Merci, monsieur Ségalo, ça c’est du meuble ! Du beau chêne qui fait de l’usage, de l’honorable sapin, avec la bonne quincaillerie Borniol par-dessus et par côtés. Moi, je vais vous dire, quand on va m’emmitoufler dans les planches, pas la peine de déguiser ma boîte-à-miettes en Croisé. Vous collez dessus la photo d’Hallyday, ou celle d’Albaladéjo, un portrait de Bardot, une vue de Napoli, le prospectus de Maserati, bref, n’importe quoi d’en couleurs, et qui vive, et qui pète, qui se déplace, qui réchauffe. Quoique le fin des fins, ça serait tout de même le portrait de mon Béru, en pied et en Kodacolor. Béru troué, maculé, violacé. Béru tendant ses bras au monde (mais le monde passe sans le voir !).

— Donc, fait-il, on va l’étudier, le cas de la fille mère.

Il souffle sur ses ongles dont le vernis n’est qu’imparfaitement écaillé.

— Mon livre en cause pas, reprend le Vaillant, vu que l’hypocrite qui l’a pondu a jugé qu’elle avait rien à fiche dans une encyclopédie des bonnes manières. Le fond de ma pensée, c’est que c’est dégueulasse, cet oubli volontaire. Une madame mariée qui se met à polichiner, où il est son mérite ? C’est dans la nature des choses, comme dit Chose. Mais une fille qui se retrouve avec un locataire parce qu’elle a trop dansé au bal ou trop éclusé de visqui dans une surprise-partouze, alors là c’est méritoire. J’ai jamais pigé pourquoi, dans la Société actuelle, mère et célibataire ça se contrariait. On continue de chiquer au choqué ! Je proteste !

Le Gros s’est dressé. Il s’avance au bord de l’estrade, un poing brandi.

— On peut faire reluire une frangine sans avoir envie de la marida, même si ça a les conséquences que je cause. Mais alors faut tolérer que la môme puisse larguer sa cargaison en haute mer, citoyens ! Au lieu de ça, on l’oblige à pouponner jusqu’à la gauche ! Et en plus on lui fait la gueule. Je sais des hostos où que les religieuses accoucheuses font les pires avanies aux filles mères. Ça les réjouit de les voir enfanter dans la douleur. Ça les délecte. Elles en prennent leur fade, les encornettes. Y aurait pas le bon Dieu qui les regarde, elles leur feraient des injonctions de poivre moulu, pour punir ces dévergondées, pour leur apprendre à ne pas vivre, à ces galeuses pas foutues de se dénicher un mari !

Le Gros se mouche une narine sur sa manche, essuie la manche à son pantalon en attendant d’essuyer le pantalon sur sa chaise. Il est beau, dans le courroux social.

— Si on s’y mettait tous, ça changerait peut-être, non ? véhémente-t-il. Si on décidait que fille mère c’est une situation privilégiée ? Si ça donnait droit à des tours de faveur, à des places bien placées, à des appartements, à des bons d’essence, à des voyages payés, à des décorations, au salut militaire, hein ? Si ça rendait le respect obligatoire, d’être vierge et grand-mère, nom de Dieu ! Si on en causait comme d’une qu’aurait palpé le tiercé dans l’ordre ! Si les vieilles bêcheuses chuchotaient « Vous savez que la petite des Untel est fille mère ? Vous parlez d’une chance qu’ont ces gens. Y leur arrive que des bonnes choses. C’est leur période de veine, déjà qu’ils ont gagné une maison au concours du Parisien Libéré… » Oui, si on prenait l’incident de cette manière, pour le coup, les demoiselles oseraient profiter de leur jeunesse ; elles risqueraient plus rien. Parées, elles seraient. Parce que enfin, le radada, c’est comme la bouftance, c’est une question d’heure, le corps qui réclame ! L’idée vient pas de traiter une gosseline de salope parce qu’elle se tape un sandwich. Pourquoi alors elle aurait pas le droit de se taper un Jules quand l’envie la tenaille ? On prend pas du plaisir pour son plaisir, je réfute ! C’est une nécessité. Qui sont-ce les truffes qui ont mis la honte sur la nécessité ? Je voudrais les connaître, leur verrouiller le calbar une bonne fois, pour leur montrer que ça ne sert à rien quand ça ne sert plus, le fignedé !

Il torche l’émotion qui sort de sa seconde narine.

— Dans l’immédiat, au jour d’aujourd’hui, on doit les aider par notre estime, les filles mères. Et pour commencer les appeler filles mamans, ce qui est plus tendre. Qu’est-ce que c’est, l’important, en somme : qu’elles soyent filles, ou qu’elles soyent mères ? Leur faire sentir notre respect, les gars. Vous me suivez ? Et même jouer les envieux. « Ce qu’vous en avez de la chance de pas avoir de mari ! Etre mère et libre, quel bonheur ! » Voilà le langage à leur tenir. Pas d’autres questions ?

Mes condisciples secouent gravement la tête. Plus personne ne se marre pour l’instant.

Bérurier se rassoit.

— Parfait.

Il étudie un instant son livre.

— Je voudrais vous causer maintenant du choix des prénoms. Ça paraît simple, mais à mon avis faut de la délicatesse, là comme ailleurs. Trop de parents profitent de leur nom de famille pour calembourer. Ils s’en tamponnent vu que par la suite c’est le môme qui aura l’air d’une crêpe et se farcira les déboires.

« Tenez, si vous vous appelleriez Filmaseur, prénommez jamais votre chiare Jean, surtout, non plus que si votre nom est Pétarde, Culasec, Barasse, ou Névudautre. J’ai connu un certain monsieur Térieur qui a eu deux jumeaux. Il les a appelés Alex et Alain, ça ne fait pas sérieux. C’est comme le dénommé Dupanié qui avait prénommé son fils Hans, ou comme mon copain Dondecourse que son vieux avait baptisé Guy. Un autre conseil, mes gars : quand votre nom est court, choisissez un prénom long. Ça corrige la brièveté, comprenez-vous ? Et lycée de Versailles : avec un nom long, un prénom court. Le gars dont le blaze est Troududecoiteplintu, Paul, Louis, Luc, ça lui suffit z’amplement. Il gagne rien à se farcir du pré-blaze composé, style Lucien-Maurice ou Maximilien-Shell. Re-autre chose : si vous portez un nom propre plutôt commun, voire Durand, Dupont, Martin, faut lui donner de l’audace avec un prénom vibrant : Gaétan, Horace, Gontran, Ghislaine, Magdeleine, Léonce, Aldebert, Rigobert, Romuald, Léandre, Fructueux, Pulchérie, Sabine ou Godefroy. Par contre, si vous trimbalez de l’appellation prétentiarde, mettons que vous vous appelez de La Broutille-en-Branche ou Palsambleu-Halahune, contentez-vous d’un modeste René, d’un gentil Georges ou d’un petit Emile. C’t’un conseil que je vous cloque. Evidemment, ceux qui ont eu droit à la facétie paternelle, comme ce polisson de Jean Kikine, ils ont plus qu’à encaisser avec bonne humeur. Mec trouble, comme disent les Arabes !

Monsieur le professeur de bonnes manières déboutonne son gilet, puis sa chemise, et se met à grattouiller avec fureur un bide astrakanesque. Ayant fait, il examine le bout de ses ongles et les nettoie en les frottant dans ses cheveux.

— Autrefois, reprend-il, on filait aux nouveau-nés une tripotée de prénoms. Le zig qui voulait étaler sa raison sociale en entier devait en transporter sur le porte-bagages. Maintenant c’est classe, on donne juste le triste nécessaire, deux ou trois pas plus. Mais le rigolo c’est que chez les princes on continue de leur en accrocher une vraie guirlande ! Pourtant, des princes y en a plus tellement, hein ? Et la gourance est pas redoutable. Enfin, je veux pas m’en mêler, ces gens, l’Armée du saloche les guette et si on les laisserait pas jouer avec ce qui leur reste de traditions, on serait des vrais peigne-zizis ! La haute lignée est en baisse, les gars. Plus la peine de la taquiner. Depuis qu’on y a élagué le cigare, au Louis XVI, le sang bleu continue de rougir. Les princesses se tapent des manars et les rois épousent des shampooineuses. Tenez, moi qui vous cause, je me farcis présentement une bergère majuscule et pourtant, y avait même pas l’eau courante dans la gentilhommière à papa !

Il vide sa boutanche de beaujolais d’un gosier péremptoire, paupières baissées, aux prises avec des délices internes.

— Y a pas, parenthèse-t-il en contemplant son flacon vide, avec ce nectar, on a les muqueuses qui font leurs petites folles !

Il clape deux ou trois fois et continue pour son auditoire passionné :

— Donc, le môme arrive au monde. De deux choses l’une : c’est un garçon ou c’est une fille. Il peut arriver que ce point soit pas éclaircissable et que le pauvret ait de l’indécision dans le rez-de-chaussée.

« Faut lui donner sa chance d’opter à sa majorité. Pas qu’un jour on ait besoin d’écrire sur une enveloppe : Monsieur Jules Durand et son mari. En conséquence, mouillez-vous et appelez-le Claude ou Dominique pour éviter de l’influencer et lui laisser carte blanche !

« Matons les choses en face. Vous v’là à la maternité. Vous venez de griller deux paquets de gitanes filtre en priant le barbu pour que ça soye un gars et la sage-dame vous annonce que c’est une fifille. Liquidez votre désappointement d’urgence, sinon vot’ dame qui guette sur votre frime risque de se payer une grève du lait illimitée. La santé du mioche avant tout ! Consolez-vous en disant que l’enfant ne fera pas de service militaire.

« Si on vous révèle que vous avez des jumeaux, rouspétez pas ; vous serez pas le premier d’avoir fait l’amour avec un papier carbone et puis ça peut les aider dans la vie, surtout s’ils feraient du music-halle plus tard.

« Et des fois que vous auriez réussi des quintuplés, vous évanouissez pas : votre fortune est faite. Sans perdre de temps, vous vous donnez un coup de peigne et vous attendez la télévision et les journalistes. Pas d’affolement, préparez bien vos réponses. C’est vous qu’allez subir l’assaut, vu que ni la môman ni les lardons sont en mesure de microter. Prenez l’air d’en avoir deux (d’ailleurs après un événement pareil il viendrait à personne l’idée de contester que vous en ayez pas deux au moins !) et surtout évitez de bredouiller : “J’sais pas ce qu’a pu se produire”. Ils aiment pas, les journalisses. De toute manière ils arrangeraient, alors, soyez-leur z’agréables et inventez pour eux, ça leur évitera du boulot et ils vous en seront reconnaissants. Vous dites par exemple : “J’avais beaucoup z’étudié le traité du Docteur Godemouth sur la stimulation des zormones dans la sidérurgie moderne”, ou un truc de ce genre, quoi. Bien savant, bien compliqué. Et vous enchaînez : “Selon les calculs dont auxquels j’ai longuement procédé, il m’a t’apparu avec certitude qu’en fréquentant bobonne le surlendemain de la pleine lune, entre dix heures du soir et la colonne Vendôme, j’avais des chances de réussir des quintuplés”. Vous mordez ? Le coup de la préméditation, jamais pris au dépourvu. Le zig qui drive le destin comme sa 2 chevaux Citron. Le public espère toujours qu’il existe un mariole capable de dire merde au futur et de le manier à sa convenance.

« Autre cas qui peut se produire, les gars : Madame votre épouse a donné le jour à un petit Noir, alors que vous, vous avez la blancheur Persil. »

J’interromps un instant le cours du Gros pour ouvrir une parenthèse, mes amis. A propos de la blancheur Persil. Certains locdus s’imaginent que parce que je cite des noms de produits, je bouffe dans la gamelle du tonton à Jean Jacques[1]. Je proteste. J’ai jamais reçu un fif de quiconque pour vanter ses denrées. Le jour où je serai à vendre, je mettrai des annonces dans les baveux. Y a de très rares reconnaissants cependant qui m’envoient un petit échantillon gentil. M. Banania un jour, y a longtemps. Dernièrement, M. Opinel, les couteaux. Et puis Mme Cinzano, bien sûr, pour le nouvel an. Plus un porte-clés de je me rappelle pas qui et un porte-mine Waterman. C’est tout. En quelque quatre-vingts bouquins c’est pas rentable, convenez ? Si je me réfère à des noms commerciaux, c’est parce que nous vivons au milieu d’un univers publicitaire qu’il est stupide d’ignorer, qui fait partie intégrante de notre existence, qui nous saute aux yeux à chaque pas ! Pourquoi on serait bien vu en chantant les louanges de M. Pompidou et mal considéré parce qu’on cause de Lustucru ? Hein, je demande ? Tous les deux marquent notre quotidien, surtout Lustucru d’ailleurs. Si de causer de Gibbs, de Lévitan, de Persil, de Cinzano, de la gaine Scandale ou d’Astra ça fait de la pube à ces boîtes tant mieux pour elles. Je leur fais cadeau ! Ça tombe de moi. C’est à l’œil. Y a qu’à ramasser avec une petite pelle et une balayette, comme derrière le fion des bourrins. Vu ? Continue, mon Béru, ton œuvre salvatrice.

Le Gravos cligne un œil.

— D’accord, un baby de couleur ça déprime sur le moment, mais faut s’hâter de surmonter votre déception. En vous doublant avec un Noir, vot’ dame a apporté sa contribution à l’unification des races, en somme. Un jour viendra où qu’il n’y aura plus de Blancs, ni de Noirs ni de Jaunes mais une seule couleur grisâtre, selon moi. Ce qui va tout niveler, c’est les moyens de transport. Jusqu’avant la dernière rouste, on peut dire que chacun restait chez lui, à mitonner dans sa couleur. Grâce à la locomotion, de plus en plus y aura du frottement et du mélange. Les racisses essaient de freiner le monde en s’accouplant avec des personnes de leur teinte comme on assortit l’étoffe des rideaux avec le papier de la tapisserie. Et remarquez-le, c’est surtout ceux-là qui grimpent la négresse quand ils vont au clandé. Ils empêcheront rien. Quand vous brassez des œufs et de l’huile, ça fait une mayonnaise. Le monde monte en mayonnaise.

Bérurier gamberge un instant et hoche sa noble hure.

— Mais reprenons. Vous v’là père. Faut maintenant annoncer la chose aux parents et connaissances. A partir de triplés, inutile, y a un entrefilet gratuit dans la presse. A quadruplés, on a droit à sa photo. A quintuplés, je vous l’ai dit, votre faire-part est à la une de tous les journaux du monde ! Mais enfin, comme la chose est pas fréquente, voyons le teste d’un faire-part courant.

Parvenu à ce point délicat de l’encyclopédie des bonnes manières, il reprend sa bible et la compulse fiévreusement.

— Vous avez vos cahiers ? demande-t-il par-dessus le livre.

— Oui, m’sieur ! répondons-nous en chœur.

— Jockey ! Alors écrivez…

Il se met à ânonner (il a des dispositions pour) :

« Monsieur et Madame René De La Descente sont heureux de vous faire part de la naissance de leur fille Marie-Micheline.

1er octobre 1910.

105, rue de Rivoli.

Il abaisse l’ouvrage.

— Bien entendu, vous remplacez De La Descente par vot’ nom et vous êtes pas forcés d’appeler la gosse Marie-Micheline, avertit le Gros. Quant à la date, elle est facultative idème que l’adresse. Je pense que vous l’avez compris ? Mais entre nous, je trouve la formule un peu sec, hein ? Y a plus mignon que ça à trouver. Bougez pas.

Il ferme les yeux derrière sa main et s’abîme dans de la songerie, mondaine.

— J’ai z’eu vu des faire-part où que c’était le lardon qui s’annonçait, reprend l’informé. Ça se mijotait à peu près commak : « Coucou, me v’là. Je m’appelle Riri et je suis le fils à M’sieur et Mahame Tricard-Déteint. »

« Ça a son mérite comme formule ; mais moi je vais vous donner mon aperçu : une naissance, c’est un événement joyeux ; donc, il faut l’annoncer joyeusement. Pas de chichis, du débonnaire !

Il refoule son encyclopédie.

— En tant que moi-même, j’aurais un mouflet, je ferais le faire-part que voici.

Il se pince le haut du nez, très fort, comme on pince un tube de dentifrice vide pour en exprimer l’ultime moelle. D’une voix d’hypnose il récite :

« A force d’emmener Popaul au cirque ; à force de se faire le coup du stylo sans capuchon et du serin en cage, les Bérurier ont fini par gagner le canard et sont heureux de vous dire que le caneton en question s’appelle Jules-Félix. »

Il respire largement et promène sur son auditoire un regard ennobli par l’effort cérébral.

— Vous pouvez vous inspirer, les gars. Avec un carton commak on vous accusera jamais de chiquer au crâneur. C’est simple, cordial et de bon goût ; moderne pour tout dire !

Il regarde son livre, épine dorsale de son enseignement.

— Turellement, y a pas que les cartons qu’on envoie, y a aussi ceux qu’on reçoit. Là-dessus, l’exemple de réponse, c’est « Souhaits de prospérité au bébé et nos félicitations aux heureux parents ».

« Encore une fois, ce que je déplore, c’est le manque de chaleur. »

L’Ineffable ricane :

— Souhaits de prospérité au bébé ! Tu parles, Charles, avec la Bombe H sculptée main, la prospérité qu’il peut espérer, le pauvre biquet ! Son berceau sur un arsenal anatomique ! Y a de quoi mobiliser la fée Marjolaine pour l’asperger à la lotion de trèfle à quat’ feuilles !

Il toussote aristocratiquement du bout des muqueuses dans le tuyau de son poing.

— Je comprends pas que dans des manuels comme çui-là, approuvé par la Noblesse, le Clergé et la Société de chasse de Saint-Firmin on donne des exemples de bafouille aussi guindés. « Nos félicitations aux heureux parents ! » pouffe le Gros. Faut vraiment avoir l’usine à phosphore en grève.

Il nous braque d’un index décidé :

— Prenez note !

Nous nous couchons sur nos cahiers, la langue traînante.

— Exemple de lettre-réponse, lance-t-il.

Mes fripons,

Alors la clarinette farceuse vous a joué un petit tour, à ce que j’apprends ? Enfin, vaut mieux ça qu’une jambe cassée ! J’espère que ce petit luron sera aussi bath que sa môman et moins salingue que son papa ! Si l’idée vous vient de remettre le couvert pour lui fignoler une sœurette, faites-moi signe, je prends la mise en chantier à ma charge !

Il se masse le durillon de comptoir.

— Vous sentez comme c’est plus gentil ?

Nous répondons « Oh ! oui, m’sieur » d’une seule voix. Ça le transporte.

— Dans la vie, mes amis, nous philosophe-t-il, faut jamais perdre l’occasion de se montrer aimable, voire même un brin blagueur avec autrui et autruite. Le moche de l’existence vient de ce que les gens rigolent insuffisamment. C’est eux qui fabriquent leur mauvais temps. Remarquez-les ! Dans la rue, au restaurant, au cinoche, partout, on voit que des gueules sinistres, qu’on dirait en deuil. Pourquoi ils sont contractés et mécontents, les copains ? Pourquoi ils promènent leur peau comme si elle serait déjà une charogne becquetée par la vermine, hein ? Pourquoi ils profitent pas du soleil et du vin rouge pendant qu’ils se tiennent encore droits sur leurs cannes ? Y a des moments, j’en arrive à me demander si vidangeur c’est un métier lucratif, quand je tapisse ces méchantes bouilles de constipés.

« Ou alors c’est la bile, non ? Peut-être qu’ils bouffent pas assez d’artichauts. Mais y a sûrement un vice à la base ! Et maintenant, achevons cette première leçon en causant du baptême. »

Il ouvre une parenthèse à double battant.

— S’il y aurait parmi vous des zigs pas catholiques, je leur donne la permission de mettre les bouts, vu que c’est un chapitre particulier des convenances. Notez que moi, ça m’intéresserait d’avoir des tuyaux sur le ramadier des arbis, ou sur la circonscription des juifs.

Personne ne bronchant, il affiche une mine satisfaite.

— Bien. Je plonge. Les parrains et marraines sont des gens choisis par les parents pour les remplacer auprès de leurs enfants le cas échéant, dit mon livre. Conséquemment, ils ont droit de leur filer des taloches ou des coups de latte dans le valseur. Par contre, ils ont aussi des devoirs envers z’eux, entre autres, je ligote toujours sur mon manuel, celui d’aller au-devant de leurs besoins ! Ah ! une chose que les gens oublient : un parrain et sa filleule ou un filleul et sa marraine ont pas le droit de se marida ensemble sans une dispense de l’Eglise.

Le Gros s’accoude à sa table, le front soucieux.

— Donc, faut pas choisir des parrains-marraines trop jeunes ! Moi, pour me citer en exemple, les gars, je me rappelle de ma marraine comme si ça serait d’hier. Une nièce à maman qu’avait un pétard large comme une porte de grange et une de ces paires de caissons étanches qu’elle pouvait se filer au jus sans crainte de se noyer. Tout mouflet, j’étais déjà porté sur le gras-double. Aussi, quand la marraine se pointait à la casbah, je me grouillais d’aller batifoler sur ses genoux. Vue imprenable sur son décolleté. Ah ! dis donc, si vous auriez vu ce duo de flotteurs, les potes ! Un jour ç’a été plus fort que moi : j’ai passé la paluche entre les deux en clamant comme quoi je voulais attraper une mouche téméraire qui s’était fourvoyée. Du flanc, œuf corse ! On a dit que j’étais bien serviable et tout pour mon âge ! Tu parles ! La marraine, elle gloussait que je la chatouillais, mais j’ai idée que ça devait pas lui déplaire tellement cette promenade dans son bustier ! A un moment je m’ai mis à crier « La v’là ». C’était la pointe d’un de ses roberts que je cramponnais. Drôle de bouton moleté, je vous le dis ! Malgré mes six ou sept berges je me promettais bien de lui faire sa fête, à marraine, quand je serais en état de marche. A mon tour je lui aurais refilé un petit cadeau pas cher. Seulement, la vie, vous savez ce que c’est ? Mes vieux et elle se sont brouillés pour une question d’héritage. La pendule à grand-père qu’a foutu le merdier lorsqu’il est allé brouter les pâquerettes, pépé. Une chouette pendule décorée main avec un balancier incrusté de pierres plus ou moins précieuses. C’est marraine qu’a fini par la griffer, l’horloge artistique, p’t’être qu’elle avait pas l’heure chez elle ! Je lui cherche pas d’escuses mais ça se pourrait, non ?

« Toujours est-il que mon projet de môme est tombé à l’eau. Quand je l’ai revue, marraine, c’était devenu une douairière plissée soleil. Elle avait tellement maigri que ses compresseurs lui pendaient sur l’estom’. J’ai eu beau me cramponner au souvenir, le cœur n’y était plus. Pour escalader une frangine faut pas que de la nostalgie, les gars. Tout ça pour vous dire que les marraines on n’a pas intérêt à les choisir trop jeunettes. Ne pas les prendre trop vioques, non plus, par contre. Si vous choisissez un vieux parrain, il risque de déclarer forfait avant que le filleul soye élevé et alors c’est le môme qu’est obligé, pour le coup, de lui offrir des fleurs à la Toussaint. L’idéal, donc, c’est de prendre des parrains entre deux âges. Ah ! autre chose : ne jamais choisir quelqu’un avec qui vous pagnotez, J’ai un cousin, quand il a eu un lardon, il s’est dépêché de proclamer marraine une amie à lui qu’il calçait à tout-va. Conclusion, un jour, sa bonne femme les a coiffés en flagrant du lit et le môme a jamais plus revu sa marraine. Le dargif et le cérémonial de famille, ça ne va pas ensemble. Confondez jamais bidet et fonts baptismaux car, un jour ou l’autre, c’est le gamin qu’en pâtit ! »

Bérurier se tait un instant. Il mâchouille à vide et demande :

— Quelqu’un aurait-y une petite boutanche de pinard à mon service, j’ai pas prévu assez de munitions pour ce premier cours et j’ai la menteuse qui chauffe tellement que je crains de couler une bielle.

Comme personne ne bronche, il soupire.

— Je veux pas vous vexer, les gars, mais vous manquez d’organisation. Moi, à douze ans, les jours d’hiver j’emportais ma topette de gnole à l’école, ce qui fait que j’ai jamais tombé malade.

Il chasse sa réprobation d’un haussement d’épaules.

— Encore quèques indications sur le baptême et j’arrête les frais.

« A mon avis, faut jamais attendre pour baptiser un lardon. Une supposition que le gosse soye fragile des éponges et qu’il dessoude avant d’être chrétien, hein ? Du coup le saint Pierre fait la sourde oreille pour ce qui est de délourder la porte, là-haut. La religion catholique est formelle sur ce point : les gus pas baptisés n’ont pas leur ticket d’admission au Paradis. C’est vous dire s’il doit y avoir de la bousculade dans les environs, vu que sur l’ensemble des hommes, les cathos ne représentent qu’une petite partie. Je me demande, les autres, ce qu’ils maquillent, hein ? Une éternité à se branler les cloches, c’est longuet. Mais ce n’est pas seulement pour cette raison que je préconise un baptême rapidos, c’est à cause que la maman est pas encore sortie de clinique, ce qui permet au papa de se payer une bringue carabinée sans faire glapir bobonne !

« Le séjour d’une dame, en clinique, dépend de sa situation sociable. Plus une jeune maman est riche, plus il lui faut du temps pour se rétablir. Moi, ma mère, elle s’est levée le jour même de ma naissance pour faire son ménage, mais par contre, la châtelaine de notre bled mettait quinze bons jours à surmonter. Le sang bleu est moins résistant. De le transmettre, ça éprouve ; c’est du produit contrôlé, quoi, faut comprendre ! Chose curieuse, c’est le contraire chez les hommes. Mon médecin me causait : un bras cassé de manar, faut compter trois mois, biscotte la Sécurité qui prend en charge, tandis qu’un bras cassé de patron en quinze jours il est recollé. Notez qu’un patron est plus riche en calcium, fatalement. »

Le Gros est satisfait de nos énergiques hochements de tête.

— A l’église, poursuit-il, c’est la marraine qui tient le bébé pendant que le curé le sale et l’onguente. Mais le parrain l’aide à cramponner le gros cierge et m’est avis qu’il pourrait profiter de l’occase pour lui faire le coup du petit doigt à tête chercheuse. Dans la vie faut savoir utiliser les circonstances !

« Après la cérémonie, je recommande au parrain de bien arroser le curé. Pas avec la flotte, mais avec de l’artiche. Je sais bien que le Cérébos n’est pas onéreux mais faut songer à la main-d’œuvre. Dites-vous que ce brave cureton, au lieu de faire pleurer le môme (un baptisé pleure toujours, c’est d’ailleurs ce dont pourquoi on le tient au-dessus d’un récipient), il aurait le temps de faire une quête. Son manque à gagner, faut lui revaloir à cet homme. Y a des radins qui se croient quittes en lui refilant une boîte de dragées Martial, c’est abusif comme procédé, surtout quand ils glissent quelques dragées farces dans la boîte. Une fois, on a fait ça, dans un baptême, avec mon ami Alfred le coiffeur. Moi, pas méchant, j’avais seulement mis des dragées au poivre dans le ballotin du révérend. Mais c’t’impertinent d’Alfred, ça lui suffisait pas, vu qu’il est très extrémisse d’idées. Il a collé dans le paquet une poignée de dragées aphrodisiaques.

« Rigolez pas, c’est traître comme blague. Surtout à un jeune prêtre qu’avait encore la paille d’emballage du séminaire sous sa soutane ! Paraît qu’à la suite de cette gaminerie, on lui a retiré le catéchisme des petites filles. De quoi briser un apostolat, je vous dis. »

Il a un vilain enrouement, Béru. Il s’est trop donné pour une première fois, le Généreux.

— Une dernière chose, graillonne-t-il. Est-ce qu’on peut chanter des chansons de salle de garde a un baptême ? Y en a qui disent « non », y en a d’autres qui disent « oui à condition que ça soye dulcoré ». Je vais vous répondre, les gars. On peut !

« On peut, vu que le bambino est trop petit pour piger. Pourquoi se gêner alors ? Quand on est grande personne, les occasions de pousser une goualante sont trop rares. Et puis, pour un baptême, une chanson salée me paraît au contraire tout indiquée ! »

Cette fois il se tait. Exténué, sublime !

C’est plus fort que nous : nous nous levons afin de l’acclamer. Il salue, de ses bras en V. Il remercie de la hure. Il bredouille des « c’est bien, c’est bien » avortés.

Les applaudissements montent, crépitent, s’enflent dans la vaste salle. Galvanisé, Béru s’écrie alors :

— Moi, Bérurier, je dis un grand merci à cette foule de jeunes que je vois rassemblée devant moi. Vive l’Ecole nationale supérieure de police ! Vive la police tout court ! Et vivent les étudiants !

Dans un indescriptible délire, tous les élèves rassemblés entonnent alors l’hymne fameux :

Vivent les étudiants, ma mère,
Vivent les étudiants !
Ils ont des femmes et pas d’enfants,
Vivent les étudiants !

Tout frissonnant de gloire, le Gros ramasse sa serviette écossée, sa bouteille vide et son manuel. Il se retire à reculons, la cravate dénouée, l’œil extasié, le front violet, la braguette béante. Exécutant des courbettes émues à gauche, à droite, au centre ! Superbe, triomphant, bon jusqu’à la liquéfaction. Magnifié par ce grand savoir qu’il vient de répandre a giorno sans pourtant s’en dépouiller.

CHAPITRE SEPT

DANS LEQUEL IL SE PASSE DU LOUCHE

Je pionce dans le dortoir du vieux bâtiment. Mon box personnel est au fond de la pièce, près de la fenêtre. Il ferme par un rideau et les séparations sont en contreplaqué, c’est dire si la promiscuité insiste !

Vu ma mine anthracite, les copains m’ont déjà surnommé Blanche-Neige. Y a peu de renouvellement dans le quolibet. On affuble toujours des mêmes épithètes. Les hommes manquent d’invention. La calembredaine se traîne languissamment, d’une génération à l’autre. Un coloured man, tout de suite c’est Blanche-Neige. Depuis la sortie du chef-d’œuvre de Disney on a inventé la pénicilloche, l’avion supersonique, et la bombe atomique mais pas de nouveaux surnoms pour charrier un bronzé. Blanche-Neige ! Dans toute sa pauvreté. Faut-il avoir la glande blagueuse atrophiée, tout de même !

Cela dit, ils sont plutôt sympas, les collègues ! Ils aiment bien la Poule. Une vocation. Flic, c’est une manière comme une autre de jouer les Tarzans. On manque de mythologie chez nous. Les Ricains, eux, ils ont le mythe du Peau-Rouge, le mythe du crime, plus un folklore. Nous autres, Français, à part le mythe du général on fait ballepeau. Deux petites étoiles dans la nuit de l’ennui c’est pas bézef (mince, faut que j’arrête de causer arabe, je vais me faire mal voir !).

On a beau les fourbir à bloc, les faire briller dans les projos de la téloche, ça reste relatif comme pittoresque, reconnaissez ! D’accord, on a été des héros panthéonesques mais c’est du passé. La communication a été vilainement coupée en 40. Ils ne veulent pas comprendre, les dirigeants, que la vraie épopée, pour nos petits gars, c’est pas celle de Napoléon, mais celle d’Al Capone.

Alors ceux qui ont envie de mener une vie remuante se font poulagas, c’est logique.

Mon voisin immédiat est un dénommé Racreux. Sa spécialité, à lui, c’est l’incongruité inférieure. Dès qu’il est à l’horizontale, le voilà qui nous joue « l’attaque du Pacific Express » en bruitage naturel. Pas de sa faute : il a le pancréas qui appuie sur son gros côlon. Même que le toubib lui a fait un certificat comme quoi il a le droit de faire ses vents pendant les cérémonies officielles.

— Eh, Blanche-Neige ! m’interpelle-t-il. Je t’entends qui dors pas…

— Je t’entends aussi, réponds-je.

— Tu veux faire une petite belote ?

Je ne suis pas un forcené des brèmes et il est rare que je tape le carton ; mais la belote c’est pas fatigant, cérébralement.

— Pourquoi pas ? réponds-je.

Il arrive dans mon box avec un jeu-réclame plus cradingue qu’une serpillière.

— A toi de faire, Blanche-Neige ! déclare obligeamment ce bon Simplet.

Il coupe en ponctuant d’un de ces bruits dont il a le secret.

— Macao, l’enfer du jeu, je plaisante en distribuant.

— Tais-toi, mon cœur, s’exclame Racreux, en laissant parler autre chose que son palpitant, ce que j’ai pu en faire des parties avec ce pauvre Bardane.

Voilà qu’il m’intéresse de but en blanc, le collègue. C’est un grand type gentil, brun, avec des lunettes et des boutons sur la frime.

— Tu le connaissais bien ?

— Un charmant camarade, soupire-t-il.

Il met ses cartes en éventail et sourit d’un air entendu.

— J’ai un carré de barbus, annonce-t-il triomphalement.

D’allégresse il tire une salve d’honneur. Dans la chambrée un râleur proteste, lui conseille d’y mettre un silencieux une fois pour toutes. Racreux hausse les épaules. Ça aussi c’est mauvais, ce mouvement, pour ce qu’il a. Ça l’oblige à réitérer. On se croirait en pleine Sologne, au moment des hécatombes.

— Ce Racreux, dit quelqu’un, il devrait recharger les siphons au lieu de s’obstiner dans la police.

Imperturbable, Racreux me produit quatre rois fripés, crasseux, usés mais paisibles derrière leur barbouse.

— Mords un peu cette conférence au sommet dit-il.

Je le laisse jouir de son triomphe, puis j’attaque, à l’innocence :

— Qu’est-ce qu’a pu lui passer dans la tronche au dénommé Bardane pour qu’il s’expédie dans la terre glaise en petite vitesse ?

Racreux préambule par quelques sonorités bien venues. Rien d’hiroshimiesque : de simples gammes pour se mettre en souffle.

— Je donnerais gros pour le savoir, murmure-t-il enfin ; y avait pas plus joyeux que ce copain-là.

— Une mémère qui lui aura fait du contrecarre, sans doute ? hypothésé-je.

Il réfute :

— On voit que tu connaissais pas Bardane. Des souris, il en avait à revendre ; un vrai cheptel. Son cœur c’était même pas un artichaut, mais une boule de pissenlit. Tu soufflais dessus et il s’éparpillait.

— La santé alors ?

— Un roc ! En gym’ il aidait le moniteur pour les démonstrations et il t’escaladait une corde lisse comme toi l’escalier de l’Opéra. Le toubib dit qu’il a fait une brutale dépression. C’est rare, mais ça arrive, la preuve !

Il me coupe mon dix de pique avec un petit trèfle perfide. Dans le geste, on dirait qu’il se déchire de bas en haut, comme un tissu.

— Il avait de la famille ?

— Bardane ? demande déjà distraitement Racreux en me proposant un as de carreau conquérant.

— Oui.

Mon collègue me virgule une œillade indécise par-dessus la tierce à cœur qu’il n’a pas encore mise dans le commerce.

— Ça te passionne, on dirait ?

Je hausse les épaules.

— T’es marrant, mon pote, nous sommes flics et une énigme se pose à nous, au sein de notre communauté, normal qu’on s’y intéresse, non ?

Ça le fait chevroter du fondement, l’émotion[2].

— C’est pas tellement une énigme, proteste-t-il.

— Ah ! tu trouves ? Un jeune gars, marrant, costaud, cavaleur et enthousiaste descend de l’autobus dans lequel il venait de grimper et rentre les coudes au corps à la pension Colibri pour se gommer l’extrait de naissance et tu estimes que c’est du bon quotidien sans intérêt ?

« Dis donc, l’esprit Royco, tu vas te le faire expédier par la poste, j’espère, avant d’entrer en fonctions ? »

Son regard se coagule.

— Mollo, Blanche-Neige, mollo ! dit-il sombrement. J’ai pas de leçon à recevoir d’un bougnoule.

Je me sens nègre, tout à coup. Une grande navrance s’insinue en moi. Moralement je ressemble à un chèque barré. La colère que j’éprouve a l’allure d’une grippe, elle me bloque le souffle, me file un peu de température et me fait trouver la vie et les vivants bêtes, laids et provisoires.

— Bougnoule, dis-je, dans ton esprit, ça correspond à quoi au juste, dis, Racreux ?

Il bat les cartes d’un geste fataliste.

— Te fâche pas !

— Je me fâche pas, je voudrais que tu m’expliques enfin ce sentiment de supériorité que te confère la pâleur de ta peau. Tu as vraiment l’impression d’être un type supérieur à l’intérieur de cet emballage blafard ?

— Oh ! laisse, je te dis ! Tiens, coupe, ça vaudra mieux !

Je coupe. Je rêve. Je désenchante.

— Le monde, Racreux, dans le cosmos, t’as eu l’idée de vérifier ce qu’il représentait ? Une tête d’épingle ! Même pas… Nous sommes tous accrochés sur cette tête d’épingle, emportés vers je ne sais quel néant, et voilà monsieur Racreux de mes choses qui chambre ses frères de couleur parce qu’il est tout fiérot d’avoir la blancheur cadavre ! Dis, mon gars, tu as de la poudre de nébuleuse à la place du cervelet ou quoi ?

Du coup il devient teigneux, le grand gazeux !

Tout en rafalant il empoche ses brèmes.

— Si tu n’étais pas à l’horizontale, Négus, tu aurais déjà pris mon poing dans les gencives, déclare-t-il.

Moi, vous me connaissez ? Je saute du paddock en pyje.

— Présent, m’sieur Carnera !

Le citoyen Racreux se met en garde. Il est fausse garde, comme tous les pétomanes. Sa droite part, j’esquive. Il joue son gauche, mais ça passe sur mon épaule vu que j’ai déjà ma tête dans son estomac. Il va faire un valdingue dans la cloison après un demi-saut périlleux. Ses entrailles tonnent ! Ses besicles éclatent. Et comme c’est pas du Securit un morceau de verre lui entame le naze. Il ruisselle.

Ma rogne meurt immédiatement. Je l’aide à se relever.

— On est bien avancés, maintenant, lui dis-je.

Il a fini de jouer les belliqueux. Il n’a plus de colère non plus. C’est un bon zig au fond, bien que ce qu’il dise par le pôle sud soit plus sensé que ce qu’il profère par le pôle nord.

Il s’éponge le pif au moyen de son mouchoir, mais ça coule dru.

— Faut aller à l’infirmerie pour nettoyer ça, conseillé-je. Allez, viens que je te répare !

L’infirmerie se trouve justement au même étage. A ma grande surprise je vois filtrer un faible rai de lumière sous la lourde.

— Tiens, observé-je, l’infirmier fait des heures supplémentaires !

— Penses-tu, proteste Racreux, quelqu’un aura oublié d’éteindre.

Il pousse la lourde et entre, je le suis.

A peine avons-nous pénétré dans le local riche en relents d’éther qu’un léger remue-ménage se produit. Pas le temps de vérifier le pourquoi du comment du chose. Un formidable coup de ronfionfion m’arrive sur la coupole. Je vois la pièce qui se plie en deux et tout devient noir.

— C’est curieux, balbutie Racreux d’une voix clapoteuse.

Nous sommes assis sur le carreau de l’infirmerie, lui et moi. En plus de son tarin, il a aussi le front qui raisine. Une vilaine entaille, comme pour le nez, à croire que quelqu’un a essayé de le fendre en deux, telle une bûche, mon pauvre condisciple à deux temps.

— Qu’est-ce qui est curieux ? soupiré-je en massant ma bosse.

— Tu as les pieds blancs ! fait-il.

Je fais la grimace. J’aurais dû me badigeonner les nougats du temps que j’y étais.

— C’est une question de pigmentation, assuré-je. Un dermatologue m’a affirmé qu’avec une application de Lion Noir ça pouvait s’arranger.

Il hoche sa bouille malmenée.

— Qu’est-ce qui nous est arrivé ? me demande-t-il.

— Vu l’heure tardive, fais-je, je doute qu’il s’agisse d’une insolation.

Le fin limier en puissance se relève et se révèle.

— Il devait y avoir un voleur planqué dans l’infirmerie et quand nous sommes entrés il nous a assommés.

— Dix sur dix, Racreux. Tu es vraiment le Sherlock du pauvre. M’est avis que la poulaille tient en toi une fameuse recrue.

Il sourcille, prêt à recommencer la castagne.

— Oh, dis, moule-moi un peu. Tu as d’autres explications, toi ?

— Non, mon fils, aucune autre.

Je vais à l’armoire émaillée contenant les médicaments et je déniche un flacon de mercurochrome.

— Approche, que je panse tes blessures, Bayard !

De mauvaise grâce, il s’assied sur un petit tabouret métallique et je nettoie ses plaies. Ma tranche a de sérieux remous internes. On dirait qu’un gros bourdon s’est faufilé dedans et qu’il essaie en vain de ressortir.

— On donne l’alerte ? demande Racreux.

— Pas la peine, demain on préviendra discrètement le dirlo. Pourquoi veux-tu foutre l’émoi dans la volière, notre agresseur est loin !

Je me tais brusquement, le tampon d’ouate levé, les yeux plus écarquillés que ceux d’un hibou qui, après avoir fait joujou à genoux avec des cailloux pour amuser ses poux, aperçoit des bijoux dans un champ de choux[3].

— Qu’est-ce que tu as ? s’inquiète Racreux.

Je lui désigne le lavabo.

— Regarde !

Sous la cuvette la tuyauterie a été dévissée et le siphon repose sur le carrelage, parmi des joints neufs.

— Eh bien ? demande-t-il.

— Je crois savoir avec quoi nous avons été estourbis, mon vieux Pouët-Pouët, assuré-je.

— Avec quoi ?

— Une superbe clé à molette chromée. Le type bricolait la tuyauterie lorsque nous sommes arrivés.

Hébété, le Saint-Thomas à répétitions se vrille la tempe d’un index méprisant.

— Tu charries, Blanche-Neige ! De la plomberie au milieu de la nuit ! C’est un somnambule !

— Plutôt un esprit frappeur ! rectifié-je.

Il en égrène son chapelet cassoulesque et objecte :

— Rien ne dit qu’il bricolait le lavabo. C’est peut-être des travaux en cours.

En guise de réponse, je lui désigne le robinet. Il goutte. Très lentement, mais enfin il goutte. Un peu d’eau sort par le trou de la cuvette, constituant déjà une minuscule flaque sur le sol.

— Eh bien ? interroge Racreux.

— Si les travaux avaient été suspendus hier soir, il y aurait maintenant une grande flaque par terre. Le plombier en tout cas aurait mis une bassine dessous puisque le robico est hémorragique. De toute manière, on saura demain si des travaux étaient prévus.

Le futur commissaire s’emporte.

— Ecoute, Blanche-Neige, j’aime bien piger les choses, c’est pour cette raison d’ailleurs que je me suis fait poulet. Explique-moi un peu à quoi ça rimerait qu’un malfaiteur dévisse le tuyau du lavabo !

Comme je ne réponds pas, étant incapable de lui fournir une théorie valable, il hausse les épaules :

— Tu lis trop, Blanche-Neige. Tu ferais mieux d’écrire !

— Merci du conseil, dis-je, je vais y penser.

Au réveil, Racreux et le fils unique et préféré de Félicie ont plutôt mauvaise mine. Les copains nous demandent si nous pensons jouer Fort Alamo toutes les nuits, auquel cas ils désireraient changer de dortoir. Le gazé de naguère et bibi chiquons aux grands d’Espanche ; mais après la bonne douche réparatrice nous cavalons chez le directeur pour l’affranchir. Il est déjà dans les angoisses, le Big Boss, vu qu’on lui a signalé la détérioration du matériel sanitaire de l’infirmoche et qu’il est en train de se poser des questions à ce sujet. Aussi, nos doléances ajoutent-elles à ses préoccupations. Il nous écoute gentiment, en essuyant la buée de ses lunettes, le masque impénétrable. Son self-contrôle, à cet homme, il faudrait le peindre en rouge et le mettre sous verre pour le montrer en exemple.

Quand on lui a exposé le topo et nos ecchymoses, il fait venir le gardien de noye, un grand vieux dénommé Dupanard parce qu’il a des nougats larges comme des omelettes de douze œufs.

— C’est vous qui étiez de service cette nuit ? demande le patron.

La vieillasse branle son chef.

— Vous n’avez rien entendu d’insolite au deuxième étage ?

Re-branlette de tranche de la part de l’estimé Dupanard. En voilà un qui doit se cloquer du miel de Narbonne dans les coquilles pour jouer les sentinelles. On pourrait débroder les initiales de son pyjama sans qu’il s’en aperçoive ! C’est une époque à lui tout seul, Dupanard. Une époque révolue, of course.

— La porte du bas était-elle fermée à la fin de votre dernière ronde ? s’enquiert le directeur.

— Oui, à double tour, et le verrou était mis.

Le Boss congédie d’un geste ce cheval de trait réincarné.

— On devrait conclure que personne ne s’est introduit dans l’Ecole et que c’est l’un des pensionnaires qui vous a attaqués ! dit-il. Messieurs, je vais me livrer à une petite enquête ; en attendant, je vous recommande la plus complète discrétion.

Comme nous nous apprêtons à prendre congé, on toque à la porte et Alexandre-Benoît Bérurier fait une apparition tapageuse. Il est en pyjama, les pieds nus dans ses ribouis délacés. Il a jeté son imperméable sur ses épaules et coiffé son abominable chapeau mon au bord limoneux comme une margelle d’abreuvoir. Pas rasé, reniflant l’étable et le vin rouge, il s’avance en grattant furieusement son entre-derche avec cinq doigts impatientés.

— Monsieur le directeur, gronde le professeur de bonnes manières en soulevant son chapeau de trois centimètres, je viens déposer une plainte en bon uniforme.

Il s’assied sans y être convié, croise ses jambons et laisse tomber la chaussure de son pied levé.

La chose qui apparaît alors est plutôt infâme. C’est une masse grisâtre avec cinq touches noires d’importance décroissante : les orteils. Ça existe, ça grouille, ça sent. Comme un malheur n’arrive jamais seul, Béru se met à gratter cette chose injustifiable avec acharnement. Racreux, impressionné, nous fait sa fantasia des grands jours.

— A vos souhaits, vicomte ! lance le Gros.

Puis, se tournant vers le directeur.

— Imaginez, m’sieur le directeur, qu’on a fouillé mes bagages pendant la nuit !

— Hein ? s’effare le patron.

— Textuel ! Je m’offrais la ronflette grand siècle, et puis j’ai z’eu le sentiment que quelqu’un vadrouillait dans ma carrée. J’ouvre un store, juste au moment que ma porte se refermait. Dare-dare je bondis. Dans ma précipitance je m’heurte à la table et c’est mon genou qui morfle.

Il relève la jambe gauche de son pyjama, seulement il a le moltebok trop fort, Béru. Comprenant qu’il ne pourra pas dégager le genou endolori par le bas, il se décide à le dégager par le haut. Sans pudeur, le voilà qui tombe son grimpant pour montrer.

— Je crois bien que je m’ai fait un épandage de si beau vis, diagnostique l’Enflure.

Il caresse d’un boudin prudent l’énorme genou violacé et gonflé.

— Au moins un jerricane de flotte, là-dedans, affirme-t-il. Et c’est sensible !

Le cher directeur est stupéfié par ses manières. Il regarde d’un œil en berne la brioche velue du Gros et ses rudes cuisses éléphantesques.

— Je vous en prie, balbutie le Boss.

Bérurier se reculotte en geignant.

— Après ce gnon, quand je suis arrivé au couloir il n’y avait plus personne, vous pensez bien ! Comme tout me paraissait recta dans ma piaule je m’ai remis dans les torchons. Et v’là que ce morninge, en me levant, je m’avise de ce que ma valoche avait été fouillée. Mes limaces bien repassées en chiffon, m’sieur le directeur. Mes costards en tas, par terre. Mes camemberts sortis de leurs boîtes ! Et des calendos en liberté dans la lingerie, c’est contre-indiqué !

« Brèfle je trouve ces façons intolérables. Je me permets de vous rappeler qu’outre professeur, je suis surtout inspecteur principal. Moi et mon boss, le commissaire San-Antonio, on a résolu les énigmes policières les plus coriaces de ces dernières années. C’est pourquoi si vous voudrez, je peux me charger de l’enquête et faire sa fête au loustic ? »

Il brandit son poing qui semble sculpté dans du cœur de noyer.

— Avec cet appareil à guérir les migraines, je peux y ôter l’envie de recommencer !

Il guette les réactions du patron. Mais le directeur a retrouvé son self-contrôle.

— Je me charge d’éclaircir la chose, mon ami, promet-il. Soignez votre genou et ne vous occupez pas du reste !

La Béruche est à moitié satisfait. Il renifle un grand coup, remet sa godasse et fourrage dans l’échancrure inférieure de son pantalon de pyjama.

— Comme vous voudrez, m’sieur le directeur, mais s’il vous faut du renfort, pas la peine de bigophoner à Police Secours, je suis là avec tous mes accessoires.

Nous évacuons le bureau directorial. Comme la veille, dans la classe, le Béru me détranche en mettant ses sourcils en visière.

— Je suis quasiment sûr qu’on se connaît, affirme-t-il.

CHAPITRE HUIT

DEUXIÈME LEÇON DE BÉRURIER : COMMENT ÉLEVER NOS ENFANTS LA PREMIÈRE COMMUNION

Le reste de la journée se déroule sans incident. Nous suivons avec intérêt les cours de grève perlée, de carrefours, de taches de bougies, de barrage forcé, de chèque lavé et de tir au pistolet. J’observe le comportement de chacun, mais tout me paraît normal. J’ai beau remâcher les événements bizarres de la nuit, je n’arrive pas à me faire une opinion. Une belle sérénité règne dans l’Ecole.

Après la bouffe du soir, désertant la salle de télévision où, cependant, on donne une version expurgée (à l’huile de ricin) de La Main de Nasser dans la calotte d’un brave, nous envahissons la salle des conférences pour assister à la deuxième leçon de Bérurier. Le pittoresque de son cours s’est dit, aussi les rares manquants de la veille se sont-ils déguisés en présents aujourd’hui. Toutes les stalles sont occupées. On a rajouté des chaises.

Le Gros est déjà à pied d’œuvre lorsque nous nous pointons. Ce qui est façon de parler, vu qu’il roupille à poings fermés, le visage englouti dans le creux de son coude. Son chapeau est posé sur l’arrière de sa tête et il ronfle à en faire verdir de jalousie toutes les forges du Creusot.

Une fois que nous sommes en place, Sa Majesté en écrase toujours. Quelqu’un demande s’il n’aurait pas absorbé un narcotique ou été piqué par la mouche tsé-tsé. Je conseille à mes camarades d’imiter le chant du coq et bientôt tous les assistants se mettent en devoir de justifier leur appellation de poulets. Ce fracas de basse-cour tire enfin le Docte de son cirage. Il rouvre ses lampions et nous défrime avec hébétude, mettant un certain temps à réaliser la situation.

Il nous sourit, ramène son bitos sur le devant de sa vitrine et bâille deux bons coups, ce qui nous procure une vue vertigineuse sur ses amygdales congestionnées.

— Salut, les gars, fait-il d’un ton jovial. Je m’ai endormi en vous attendant. Les hommes d’action, on a la ronflette fastoche. Sitôt qu’on pose bébé sur son tabouret v’là nos jolis yeux qui se ferment.

A son élocution, moi qui connais bien le Bérurier, je peux vous dire qu’il en a un solide coup dans les galoches. M’est avis qu’il a usé sa journée à draguer dans les bistrots de Saint-Cyr. Le beaujolpif ambiant, ça le survolte, mon Gravos. Les effluves viennent le chercher.

Aujourd’hui, il a pris ses précautions, et j’avise trois bouteilles sous le bureau. Ça promet.

— J’espère, dit-il en se versant son premier gorgeon, que vous avez un peu révisionné la leçon d’hier, hein ?

On lui affirme que oui, mais il Saint-Thomate :

— Faut que je m’en assure. C’est ce dont pourquoi je vais interroger.

Son regard d’aigle hépathique se promène sur notre assemblée. L’opération « gardez-le-fou-rire » va commencer.

Il désigne un petit Corsico du genre pruneau.

— Vot’ blaze, camarade ?

— Tonacchini, monsieur le professeur.

— Bien. Récitez-moi z’une formule de faire-part de naissance !

L’interpellé se lève, nous regarde, rengaine la marrade qui le tortille.

— Monsieur et Madame Henri Quatre ont la joie de vous faire part de la naissance de leur fils Louis-Treize survenue à Fontainebleau, récite-t-il.

Le Gros opine sentencieusement.

— Y a de ça, mais je préfère qu’on fasse dans le moelleux, qui qu’y peut m’en bonnir une autre plus apte ?

Je lève le doigt.

— Moi, m’sieur !

Il me consent un sourire favorable.

— Je vous ouïs, mon ami ! Je vous ouïs !

Je déclame alors, d’une voix appliquée :

— Maman ayant enregistré la commande de Papa, vient de me livrer à la Société avec tous mes accessoires.

Signé : Célestin Dubois.

— En voilà un qu’a compris, apprécie le Monstrueux. C’est quoi t’est-ce, votre nom, mon Vieux ?

— Nio-Sanato, m’sieur.

Béru sort de sa serviette éventrée un beau carnet neuf dont la couverture représente la photo en couleurs d’une demoiselle très sobrement vêtue de ses deux mains.

— Je vais vous cloquer une bonne note, décide-t-il.

Il hésite, tire la langue et décide en me regardant.

— Une réponse comme celle-là, j’y octroye un 18, histoire d’encourager l’amateur. Ceci dit, maintenant, on va continuer.

Il referme le carnet pour rouvrir sa vaillante encyclopédie.

— On en était au baptême. Le lardon va démarrer dans la vie. Ce qu’il y fera plus tard, croyez-en un homme d’espérience, dépendra du comment qu’il aura été élevé. Pour bien driver un mioche, je connais qu’un système. Employez-le sans hésiter, il est breveté S.G.D.G., je veux causer de la taloche. Au départ, un môme c’est quoi ? Un petit animal emmerdant qui balance des cuillerées de bouillie sur le papier de la tapisserie, qui file son assiette par terre et qui casse les meubles, ses jouets et les pieds de tout un chacun. Y a des parents faiblards qui trouvent ça marrant, je m’interpose ! Quand le gosse est tout bébé, déjà faut sévir. La noye, dans son berceau, le voilà qui vous entonne la goualante des affligés. Pas de pitié : collez-vous des boules Quies dans les cages à miel et laissez-lui pousser ses contre-ut. Ou alors, faites comme ma maman : mettez-y une rasade de calva dans son biberon, manière que ça l’assoupisse ! Les parents pommes qui jouent Véronique des mois durant en virgulant l’escarpolette à Jojo, la nuit, sont des criminels. Et s’ils morflent un rhumatisse, plus tard, à leur biceps berceur, c’est bien fait pour leurs pattes.

Ayant de la sorte attaqué, Béru écluse un verre de juliénas en matant son bouquin.

— A partir de là, en ce qui concerne le môme, il faut prendre point par point, sinon on mélange. Voyons la toilette par exemple. Là-dessus on recommande de baigner les chiares tous les matins.

Il fait une horrible grimace.

— Pas d’accord. Ça risquerait de les rendre coquets et on obtiendrait des petits chéris maniérés. La toilette, la grande, je cause, il me semble qu’une fois par mois c’est bien suffisant. En tout cas, la veille de Noël, ça oui. Le reste du temps, un petit coup de fraîche sur le museau, le matin, pour dire de réveiller le garnement, et puis les paluches, œuf corse, quand il revient des cagoinces avec des incidents techniques plein les doigts.

« Par contre, faut les peigner souvent et leur changer de chemise une fois par semaine. Une bonne présentation, c’est la base du succès. Ne jamais escuser les culottes défaites. Un bambin a beau avoir le bec verseur format porte-clés, c’est pas une raison pour qu’il le balade tout cru sous le nez des populations. »

Il feuillette sa bible en s’humectant l’accusateur.

— Sur le chapitre de la tenue, faudrait parler aussi de la manière de se moucher. Je trouve rien de plus horrible qu’un mouflet avec la chandelle au pif. Dans mon manuel, on raconte que le gamin doit avoir constamment un mouchoir dans la poche et qu’il faut lui apprendre à s’en servir. Oui, je dis pas. Mais un service à lui rendre, c’est quand même de lui enseigner à se moucher avec les doigts. La vie est longue et pleine de circonstances, les gars. Il vous est arrivé, il vous arrivera encore de vous trouver sans mouchoir et enrhumés ! Le type qui ne sait pas ramoner ses écuries sans mouchoir est handicapé dans ce genre d’aléas.

Le Gros ôte son bada, le pose sur son bureau et se dresse.

— S’il y en aurait qui ne sauraient pas, dit-il, voilà la manière de procéder. Vous choisissez la narine la plus garnie. Du pouce, vous appuyez bien sur l’autre de façon à l’obstruer. Vous respirez tout grand, vous fermez la bouche, et vous soufflez à vous en faire péter l’os qui pute.

Il mime, avec résultat à l’appui.

— C’est un bon prof, murmure un collègue, il indique bien.

Béru décrit un geste nonchalant.

— Grâce à ce petit truc, votre lardon ne sera jamais pris au dépourvu !

Il se rassied, content de lui, et déclare en faisant la marionnette avec sa dextre :

— Le premier des tire-gomme, le voilà ! Naturellement si vous seriez en visite dans la Haute vous pouvez pas vous en servir, biscotte la virgule gluante la fiche mal sur les Téhéran, mais pour le cas où vous avez besoin de vous décamoter l’escargot dans le monde sans posséder de mouchoir, j’ai une recette dont à laquelle vous aurez droit dans une autre leçon. Passons !

Il se revisse le nombril d’un ongle qui ne se souvient déjà plus de sa visite à la manucure et poursuit :

— Un môme doit être couché de bonne heure. D’abord parce, que c’est mieux qu’il en écrase quand papa-maman rejoindront leur rampe de lancement pour se jouer la grande scène de « Pars pas sans moi », drame lyrique en trois actes ou un tombé. Ensuite parce que s’il va pas au pieu, il regarde la téloche et devient vite aussi calé que vous, ce qui est fâcheux. Le plus démoralisant, c’est ces gamins qui savent déjà tout et qui vous font passer pour des crêpes ! C’est pourquoi, carré blanc ou pas, faut les convoyer en express vers leur plumard.

Il boit un nouveau godet, l’apprécie et enchaîne.

_ Voyons, leur comportement à table. Y a des parents vanneurs qui s’ostinent à vouloir faire claper leurs gamins avec un couvert. Je trouve ridicule. Comment t’est-ce qu’on peut en faire des gastronomes si la bouffe devient pour eux un numéro de haute voltige, hein ? Sans compter qu’ils peuvent se blesser ! Non, croyez-moi, un pilon de poultok, une côte de mouton ou même un flan à la vanille, c’est avec les doigts qu’on les déguste le mieux.

« Eviter au maximume d’en faire des singes savants. Les crevards pâlichons qui dès l’âge de huit ans font du lèche-pogne aux dames et lèvent le petit doigt pour tartiner leur caviar me font honte. Un enfant doit vivre relaxe, citoyens. Il a le temps de s’endimancher, de se maniérer, de snobiner, de crâner, de faire concorder les verbes. Il doit profiter de sa jeunesse, sinon on le branche dans le refoulement. Mais il est des cas, bien sûr, où les gosses doivent jaffer à la table des grandes personnes : pour les fêtes de famille, par exemple. Alors là, je vous demande de bien les préparer à la chose pour éviter du grabuge. N’oubliez jamais que les enfants c’est guette-au-trou et compagnie ! Ils paraissent innocents, mais ces petits teigneux vous flanquent la variole dans le chantier avec leur air candide. Tenez, l’an dernier, j’étais à la noce d’une nièce à moi : Germaine, une petite friponne avec des yeux qui feraient rougir un centenaire, et un balconnet qui lui ferait battre la mesure même s’il était manchot. Elle épousait un brave garçon ; fonctionnaire, mais pas bête. Des gens très bien ; le père dans les banques, mais honnête néanmoins, et la mère bigote mais pas tellement hypocrite. Belle cérémonie ! A l’église le curé avait prononcé une allocation bien sentie, comme quoi il trouvait Germaine gentille, sérieuse, dévouée et t’essaieras et t’essaieras ! Ensuite on s’était cogné un frichti de première à l'Auberge du Grand Condor et de la Démocratie Réunis. Pour vous dire si l’ambiance se maintenait au beau fixe ! Et puis voilà que brusquement, Mimi, le petit frelot à Germaine, un futé de six berges, balance en plein silence :

« “Dis, Mémaine, comment qu’il s’appelait, déjà, le grand blond que j’ai trouvé dans ta chambre l’autre soir ?”

« Vous parlez d’une catastrophe ambulante !

« Tout le monde devient vert et la Germaine, angoissée, se paie un petit rire pas riche.

« “Qu’est-ce tu racontes, mon chéri ?” qu’elle lance à l’affreux Mimi, tandis que, sous la table, grand-maman filait des coups de serviette indulgents dans les cannes de l’impertinent. Mais ce fumelard de Mimi insiste, à la consternation générale.

« “Tu sais bien, qu’il dit : vous étiez nus tous les deux, même qu’il m’a fait signe avec son derrière de m’en aller !” » 

Béru se claque les jambons.

— Vous jugez de l’angoisse à bord ! J’ai vu le coup qu’on allait mettre les chaloupes à la mer. L’oncle Michu qui s’apprêtait à barytonner « Le Merlan de Séville » et qu’avait, pour la circonstance, arrimé son râtelier deux-pièces, n’a plus pu en pousser une note ! Le papa à Mimi torgnolait l’horrible môme à tout-va, malgré la grande vioque qui le traitait d’assassin. Le marié pleurait sur son plastron et sur ses illusions et les beaux-parents poussaient une gueule atroce, en marmonnant des présages bien funestes. Heureusement que je m’ai trouvé là pour sauver la situation. Je suis allé au jeune époux et je lui ai dit : « Lulu (il s’appelait Lucien) t’es le vergeot des vergeots, mon petit homme ! Voilà qu’une jolie fille comme Mémaine te préfère à un beau blond et qu’en plus tu vas te payer le voyage de noces style pullman, sans effort aucun ! Pas de forcing : rien que de la régalade, gars ! Songes-y ! Un zig que tu as fait en somme cocu t’a tiré les marrons du feu et maintenant, Môssieur va se goinfrer à sa santé ! »

« Il s’est arrêté de chialer, pour le coup, le marié. Le drame des hommes, c’est qu’ils voyent jamais du premier coup le bon côté des choses. Si on leur souligne, alors là, ils raccrochent mais tout seuls ils sont incapables. Un astucieux a branché le piqueupe de l’auberge. Et tout le monde s’est mis à danser. Mais on avait eu chaud aux plumes, je vous le dis ! »

Le Gravos sourit à son esprit d’initiative.

— Si je vous ai relaté cette anedocte, mes amis, c’est pour attirer votre attention sur le danger d’un mouflet à table. Pour veiller au grain, ne mettez pas sa grand-mère gâteau (ou gâteuse) à côté de lui, mais quelqu’un d’énergique auquel vous aurez donné les pleins pouvoirs et une épingle. Sa mission, elle consiste, sitôt que le môme grain-de-sel va pour débloquer, à lui piquer les miches en début de phrase. C’est radical. Le temps qu’il chiale et qu’on le console, l’orage est passé.

Il masse ses joues râpeuses.

— Les enfants, par contre, faut être correct avec eux. Ne jamais se payer leur tête. J’ai entendu, dans mes relations, des pères dire à leur épouse, devant le moutard concerné : « Ce qu’il peut être moche, ce pauvre gosse, tu m’as doublé avec un chien panzé, c’est pas possible ! » Ou bien : « Quand je vois la pauvre bouille de ce gamin, je me demande si t’aurais pas lu Fantômas en l’attendant ».

« Le pire, c’est avec les infirmes. Certains parents peuvent pas admettre d’avoir un petit dauphin qui roule sur la jante. On rigole de la blague “Prends ton béret et va acheter dix kilos de pommes de terre”, mais pourtant je vous jure qu’elle est authentique ! Dans mon quartier, y a un pauvret qui traîne une guitare débranchée. Quand il marche, on croirait qu’il s’est sauvé avant que sa maman ait eu le temps de le finir. C’est sa flûte gauche, je crois bien, qui fait roue libre. Si vous entendiez ce que peuvent lui sortir ses vieux, comme horreurs : “Hé, dis donc, Cloclo, mets-la sur ton épaule, t’iras plus vite !” Et puis aussi : “Voilà Quatre-et-trois-font-cinq qui rapplique avec sa guibolle en retard !” ou encore : “Hé, Jazy ! c’est ta médaille d’or que t’as de la peine à coltiner ?” Des parents pareils méritent pas de vivre, messieurs. »

Sur ces fortes paroles, Bérurier s’essuie le front. Ensuite de quoi il recoiffe son bitos car il a le respect de sa propre iconographie. Il sait, confusément, que Béru sans son chapeau n’est qu’une figure incomplète. C’est Charlemagne sans sa barbe, Jeanne d’Arc sans ses voix, Paul VI sans son Boeing !

Pour lors, ayant recouvré sa pleine signification, il reprend le cours de son cours.

— Il s’agit pas non plus de sombrer dans l’excès contraire et de leur passer à tout propos la brosse à reluire ! Ils me rebroussent le poil, ces parents qui pommadent leur progéniture pour se faire croire qu’elle sort du fion de Gulliver ! A les entendre, leur avorton aurait eu droit à double ration de matière grise. Ils vous rapportent leurs bons mots, vous causent de leur dix-huit sur vingt en calcul et des éloges du maître-qu’a-jamais-vu-un-élève-aussi-doué ! Des bobards ! Les bons mots, c’est dans les Potins de la Commère qu’ils les ont lus, les bonnes notes, c’est eux qui les ont obtenues en faisant les devoirs et le maître d’école, c’est du docteur Schweitzer qu’il voulait parler ! Je vais vous refiler un tuyau, les potes : quand vous tombez sur les parents d’un petit prodige et qu’ils vous cassent les noix avec les prouesses scolaires du gamin, demandez à admirer son bulletin et vous les verrez perdre de la vitesse, aux pondeurs de génies ! Pour le coup, ils deviennent prudents, parce que je vais vous en apprendre une bath : un beau bulletin, parfait, ça n’existe pas. Ou bien alors, le titulaire est un môme malade qui a du mou dans les hormones et des relents de bouillons de culture dans la thyroïde. Y a des élèves forts en maths, pour qui les effractions n’ont pas de secret, certes ; d’autres qui te vous écrivent le français aussi bien que dans Ici-Paris, recertes ; d’autres encore qui sont capables de vous réciter la capitale du Niagara, mais un môme n’est pas craque dans toutes les matières ; je démens !

Depuis ma place, les bras croisés, je l’écoute, souriant comme les copains de ses boutades, mais admirant son rude bon sens. Quel grand penseur inabouti dans son genre ! Et comme il a raison jusqu’au fin fond de ses outrances.

Il continue, là-bas, sur son estrade.

— Un spectacle qui me navre, c’est de voir de petits bonshommes en larmes que leurs marâtres traînent à l’école. Ils se mettent leurs talons en flèche, comme sur les dessins animés pour pas avancer. Mais, impitoyables, môman fait : « Oh hisse ! » Comment voudrez-vous qu’un jour ils refusent d’aller au casse-pipe, puisque, tout mouflets, leur mère les y a déjà coltinés de force ?

« Non, vibre-t-il, ne les obligez pas. Malgré qu’on soye d’une époque évoluée, il reste heureusement des professions où il y a pas besoin de savoir lire : pompiste par exemple. Et d’autres, telles que députés et pédicures où qu’il y a pas besoin de savoir écrire. »

Comme il s’apprête à poursuivre, la porte s’ouvre sur le directeur. Tout le monde se lève. Tout le monde sauf Bérurier bien entendu.

Le patron s’excuse auprès de monsieur le professeur d’interrompre sa classe. Il a une communication importante à faire.

— Messieurs, dit-il, le président de la République du Ronduraz, Son Excellence Ramira Ramirez, actuellement en visite officielle en France, a manifesté le désir de visiter notre Ecole, ce qui est un grand honneur pour cet établissement.

Tout le monde applaudit bien fort.

Le cher dirlo calme l’enthousiasme en laissant tomber :

— Cette visite, à cause du programme chargé du président, aura lieu samedi prochain ; par conséquent tout le monde sera consigné ce jour-là ; veuillez prendre vos dispositions.

Et il sort.

— Prendre nos dispositions ! ricane un aimable Méridional du nom de Balochard, est-ce que ça veut dire qu’au lieu d’aller au cheptel on devra faire venir le cheptel à nous ?

Pas contents, les camarades. Le Ramirez, ils voudraient le voir au diable. Certains ont leurs légitimes qui les attendent à l’hôtel du Pou Nerveux et ils se demandent si bobonne va pouvoir assurer la soudure jusqu’au dimanche suivant. Celles qui ne possèdent pas une autonomie suffisante vont être contraintes de faire des escales surprises ou de se ravitailler en vol !

— Ecrasez, les mecs ! tonne tout à coup Béru, impatienté. Le cahier des doléances c’est la porte à côté. Puisque demain on est mercredi, vous leur filerez la ration naufrage, à vos frivoles, pour qu’elles puissent faire la traversée sans pilote !

Ayant de la sorte calmé les esprits surchauffés, le Gros s’octroie le glass du sage et continue.

— Je tiens à aborder un chapitre délicat de l’enfance : celui des fréquentations.

« Les vieux cherchent toujours à vous refiler comme camarade de jeux un ouistiti du même sexe que vous, histoire de ne pas vous embarquer dans les sentiers de la polissonnerie. M’est avis qu’ils se collent le doigt dans l’orbite, jusqu’au coude. Si on apprenait d’emblée à un petit garçon ce qui manque à une petite fille, et à une fillette le genre d’excédent de bagages que trimbale un garçonnet, tout serait beaucoup plus simple, et on éviterait des penchants regrettables pour la suite. Combien de femmes se sont lancées dans le gigot à l’ail, combien d’hommes se sont fourvoyés dans la jaquette flottante uniquement parce que, étant gamins, ils ont fait leurs premiers touchers sur des individus ou des individuses de leur catégorie ?

« Prenons un exemple que je connais bien : moi. Mes parents, je vous l’ai déjà indiqué, étaient des gens de modeste extradition, mais qu’avaient du bon sens à ne plus savoir où le foutre. Ils me laissaient vadrouiller avec les petites moukères du pays autant que je voulais.

« Aussi vous pouvez constater maintenant l’équilibre du bonhomme !

« J’ai la devise boy-scout, les gars : toujours prêt ! A côté de ça, on avait des voisins, les Lanfoutrer, qui faisaient leurs ablutions dans le bénitier de l’église. Un teint de poisson pas frais, le regard comme une traîne de mariée, des fringues couleur de muraille décrépite, vous mordez le topo ?

« Ils toléraient pas que Francis, leur rejeton, allasse avec des petites filles. Je me rappelle d’une fois où le père Lanfoutrer avait chopé son fils en conversation avec la gosse du facteur, y avait eu corrida monstre chez les Culs-Bénits Family ! La dérouillée punitive intense. On entendait gueuler Francis depuis l’autre bout du patelin ! Un chapelet entier qu’il a dû réciter à genoux dans la cave ! On l’a aspergé d’eau de Lourdes. Même qu’ils ont appelé m’sieur le curé d’urgence, les Lanfoutrer, comme pour une extrême-onction. Fallait lui arracher le diable qui l’habitait, à ce petit misérable, au dévergondé salace ! Sinon c’était l’enfer sans escale ! Directo, par Air-Satan. J’sais pas si le bon curé a réussi à tirer le diable par la queue au Francis. Il avait pas tellement le côté chasseur de démons, l’abbé Bichu. Lui, ce qui l’intéressait, c’était la tortore copieuse et délicate, style perdreau au chou et blanquette de veau à l’ancienne. Mais comme les Lanfoutrer avaient des accointances avec l’évêché il a dû tout de même leur faire une fleur et goupillonner un peu le gamin. Une petite bénédiction vite fait sur le gaz, quoi ! Toujours est-il qu’à partir de c’t’événement, le Francis Lanfoutrer n’a plus jamais regardé de fille. Il s’est mis à ressembler à un vieux cierge de crypte. Pour aller faire pipi il devait mettre des gants de boxe, et regarder le ciel, les yeux dans les yeux, pendant que sa pauvre vessie foutricale se vidait. Brèfle, l’an dernier, je l’ai retrouvé chez Madame Arthur où il faisait un numéro de travesti. A force de fuir les femmes il en était presque devenu une. Que cette leçon vous serve d’exemple. »

Le Sentencieux promène sur nous un long regard coagulé.

— Vous me filez le train, les gars ? s’inquiète le professeur de bonnes manières.

— Oui, m’sieur ! braillons-nous.

Le Gros quitte son soulier gauche en s’aidant du droit. Il masse son genou meurtri avec une grimace excessive.

— V’là ma flûte qui fait relâche ! bougonne-t-il. Y se trouverait pas parmi vous un futé qu’aurait fait de la médecine ?

Je me lève sans hésiter.

— Moi, m’sieur le professeur.

Il bat des ramasse-miettes.

— Venez voir un peu là, mon petit, mansuétude-t-il.

Comme ce matin dans le bureau du directeur, voilà l’Impensable qui tombe son falzar. L’hilarité est immédiate. Vision d’Apocalypse ! Béru, debout, avec son pantalon sur les pieds, sa veste boutonnée, son chapeau enfoncé, un calcif gris-blanc (ou blanc-gris) rapiécé avec du tissu à fleurs, c’est un choc ! Votre rétine ne l’admet pas comme ça ! Elle est prise au dépourvu, la pauvrette ! Elle palpite ! Elle s’insurge ! Elle veut comprendre !

Le Gravos me désigne un genou énorme, tuméfié, violacé, boursouflé, luisant, aqueux, spongieux, ballonné, bourrelé, décuplé :

— Voilà l’objet, me dit-il. Qu’en pensez-vous ?

Je contemple le genou. Béru me contemple. Nous sommes rêveurs, l’un et l’autre.

— Il faudrait vous faire faire une ponction ! déclaré-je. C’est plein de flotte là-dedans.

Il se renfrogne.

— J’aime pas être déguisé en chasse d’eau, dit-il, lugubre. La flotte, je la tolère dans le pastis, un point c’est tout !

Et puis il se tait. Il a un œil plus grand que l’autre ! Il se gratte la cuisse, lentement, sans me perdre de vue.

— Enlevez voir vos besicles, mon vieux, fait-il.

J’obéis. Le Gros hoche la tête.

— Bon, je vous remercie, vous pouvez retourner à vot’ place !

Un instant j’ai cru qu’il me reconnaissait, mais non. Ma couleur de peau et ma moustache sont parvenues à le détromper.

Béru se reculotte avec lenteur. Sous son regard d’Imperator Rex les gloussements cessent ; il les éteint comme avec une lance d’incendie.

Il se titille le lobe entre le pouce et l’index. L’ouragan béruréen échappe à tout contrôle. Aucun système de protection n’est applicable pour essayer de le maîtriser.

— Alors, dès qu’il y a un intermerde, explose-t-il, vous en profitez pour chahuter ! A vos âges ! Vous n’avez pas honte ! Suffit que je montre mon genou pour que le patacaisse se déclenche ! Tiens, vous me débecquetez. J’aurais pas à ce point le sens du devoir, je prendrais mes clics et mes clacs et vous iriez étudier les belles manières avec mes fesses !

Il se calme, égayé tout à coup par une idée.

— Des gosses, vous êtes, s’attendrit-il. C’est pourtant vrai. Prêts à se marrer pour des insignifiances. Des gosses, toujours ! On leur parle sérieusement, de choses graves. Et voilà qu’il suffit qu’on leur fasse voir son genou pour que ça vérolise. Voyons, les gars, je suis pas un croque-bedaine, mais j’ai mon standinge de prof à assurer, Quoi t’est-ce qu’il dirait, le dirlo, s’il s’annonçait en pleine gabegie ? Et moi, comment j’irais expliquer cette indiscipline ?

Attendrie, vaincue, la classe chantonne :

— Pardon, m’sieur.

Béru nous fait de l’œil.

— Banco, j’absolutionne. Voyons maintenant de quelle manière un enfant doit se comporter en classe.

Il feuillette son livre en ricanant des « Pas d’accord ! Pas d’accord » qui nous laissent présager d’heureux correctifs.

— Ecoutez ça, nous dit-il, sans relever son gros pif beaujolioff. Et il lit l’aimable texte suivant :

Quelquefois, le professeur, appelé alors précepteur, ou institutrice, est attaché à la maison.

Sa chambre est placée tout à côté de celle de l’enfant qu’il dirige ; il mange avec lui, le promène et l’accompagne presque partout.

A table ou dans un dîner, on le sert après les autres, mais avant l’enfant.

Il est de toute convenance que la mère assiste aux leçons données à sa fille, lorsque le professeur est un homme ; elle peut assister à quelques-unes des leçons données à son fils, pour s’instruire et pouvoir au besoin l’aider au moment de la répétition des leçons.

Rien de plus beau qu’une jeune mère apprenant péniblement les déclinaisons latines pour pouvoir être utile à son enfant.

Ces efforts ne sont pas perdus, car les fils conservent pour leur mère un respect, une vénération que rien ne peut ternir[4].

Béru s’interrompt pour pouffer à l’aise.

— Vous voyez qu’il faut pas prendre pour argent comptant ce qui est écrit dans les bouquins ! Un percepteur, pour un seul élève, ce serait du scandale à notre époque où l’enseignement en est réduit à embaucher des colonels pour faire la classe ! N’empêche que ça exprime bien la mentalité de ces temps passés. Le maître qui croque en bout de table les bas morcifs ! Et Madame qui assistait à la leçon pour protéger le berlingot de la demoiselle soi-disant ! Vous pensez qu’elle devait se faire briller les mirettes, la vioque, en regardant le beau licencié donner son cours. Y s’en passait des fumantes dans le boudoir à côté, pendant la récréation du môme. On devait l’expédier dans le jardin pour manger ses tartines et s’aérer les soufflets, le petit vicomte. Et le maître, en souplesse, tandis que les larbins passaient la paille de fer et que Monsieur calçait sa danseuse en ville, il devait lui faire répéter les inclinations latines à sa manière, à la patronne, avec en supplément au programme les verbes du premier groupe : je t’aime, je t’embrasse, je te le le ! Bonne place pour les débrouillards un peu vibrants du tiroir, j’ai idée !

Il secoue ses belles épaules de catcheur et relit avec délectation le dernier paragraphe :

Ces efforts ne sont pas perdus, car les fils conservent pour leur mère un respect, une vénération que rien ne peut ternir.

Un long rire lugubre flétrit sa trogne.

— Ma vioque, à moi, non seulement elle ignorait ce que c’étaient que des déclarations latines, mais en plus elle savait même pas lire le français. Ça n’empêche pas que je la respecte, les gars. Mes leçons, elle pouvait pas me les faire réciter mais ça n’empêche pas que je la vénère. Non, ça n’empêche pas.

Il torche deux solides larmes d’honnête homme, se mouche et enchaîne :

— Si on en croit ces manuels, y a que dans la Haute qu’on sait s’aimer et se comporter. Et faut un percepteur, si on veut avoir de la culture. Foutaises ! Dans mon patelin, j’avais une mignonne institutrice. Son bonhomme faisait les grands, elle, les minus. On se chicornait pour lui apporter des fleurs. La fraise précoce, c’était à celui qui lui en ramasserait le premier panier. J’ai même barboté un lapin dans le clapier familial pour lui offrir, un jour que son sourire m’était monté au cerveau comme un rhume des foins. Comme quoi vous voyez qu’à la communale on sait jouer de la délicatesse aussi bien qu’ailleurs, et souvent mieux !

Il soupire, les yeux dans son passé :

— Cette gentille maîtresse, je la revois encore. Brune, avec un regard qui me foutait envie de chialer. Un jour elle a été enceinte et c’est comme si toute la classe aurait été cocue. On s’est sentis tristes à mesure que son ventre s’arrondissait. Ce gosse qui se mijotait, c’était une espèce de nouveau qu’elle aurait préféré à tout le monde. Son gamin, elle l’a eu un jeudi, parce que c’était une petite institutrice bien consciencieuse. Pendant quèques jours, on a réuni les deux classes dans la même et le mari nous a tous gardés. Ma mère avait fait un gâteau pour la dame. Quand je l’ai donné à l’instituteur, il m’a dit : « Mon petit Alexandre-Benoît, montes-y-lui toi-même personnellement. » J’avais les genoux qui faisaient bravo en me pointant au premier. En plus c’était la première fois que je voyais leur logement. Ça me paraissait mystérieux. J’ai frappé, elle m’a crié d’entrer.

« “Par ici ! qu’elle a fait à la cantonnière.”

« J’ai poussé une autre porte ; celle de sa chambre. Si vous l’auriez vue, un peu pâlotte dans son lit ! Elle donnait à téter à son lardon. Je m’ai dit que j’allais partir dans le sirop, de mater ce beau nichon bleuté sur lequel le petit goulu s’acharnait. J’avais des frissons dans le bulbe.

« J’ai posé le gâteau sur le plumard, sans trop savoir. Ça chavirait. Je me rappelle de l’odeur, comme une nichée de lapins ça sentait.

« “C’est gentil, Alexandre-Benoît. Tu diras merci à ta maman.”

« “Oui, m’dame.”

« “Assieds-toi.”

« Manque de bol je m’ai assis dans le gâteau. Il était à la crème-chocolat. J’ai cru que c’était l’édredon, sur le moment.

« “T’as bien appris ta table de multiplication ?” elle m’a demandé pendant que son vorace la pompait comme un sauvage.

« “Oui, m’dame.”

« “Récite-moi-la !”

« La table de multiplicatoche, à part le 5, j’ai jamais été le supermane en la matière. Alors j’ai récité la table par 5. Elle s’est marrée. Elle devinait que je donnais dans la facilité, mais avec son bébé elle était pleine d’indulgence. Et moi, je m’empêtrais le gosier à bêler des cinq fois six trente-cinq ! J’aurais voulu lui offrir du premier choix, la table par 9 par exemple, la plus redoutable. Mais ç’aurait été trop risqué

« “C’est bien, Alexandre-Benoît.”

« J’avais envie d’être son mouflet et de me payer l’autre robert ; pas par vice, oh ! non, mais pour me sentir plus à elle, plus sa chose, plus en droit de l’aimer.

« J’ai bredouillé un n’aurevoir. Je flageolais en redescendant. Mais j’étais fier pourtant de cet honneur qu’on m’avait accordé. Je crânais comme un pou en rentrant dans la classe. Je me disais que je venais de les asphyxier, les copains ; d’assurer ma suprême assise à jamais. Je les toisais bien haut, j’y voyais trouble à force d’orgueil. Mais les voilà qui lèvent tous leur bras, qui claquent des doigts et qui brament en se marrant : “M’sieur, m’sieur ! Y a Bérurier qui vient de chier dans son pantalon.”

« Le gâteau ! »

Il a un lointain sourire et se racle la gorge.

— Je m’ai un peu égaré, mais je voulais vous dire que la communale, pour forger un individu, au départ, y a pas mieux. C’est le seul moment de la vie où les hommes sont vraiment égaux, à peine séparés par leur différence d’intelligence. Moi j’avais pas de facilités. Pourtant je garde un bon souvenir de cette époque. J’aimais bien ma classe, avec ses cartes de France accrochées au mur et des herbes sur des cartons noirs. Y avait la corvée d’encre, je me rappelle. Violette, elle était en ce temps-là. Un jour, ç’a été à moi de remplir les encriers. J’avais pas la main bistrotière et ça débordait. Pour réparer le désastre je buvais le trop-plein. J’avais la bouche toute violette. Quand j’ai rentré à la maison, ma mère a cru que je venais de contraster une sale maladie. La maladie bleue, on en causait beaucoup alors. Pour me rendre intéressant, j’ai laissé flotter. On m’a conduit chez le toubib à toute vibure, sur le char à bancs. Mon vieux jouait les Ben Hur, croyant que ça urgeait vilain et que j’allais peut-être canner en route. Le docteur Sylvain, avec son bouc grisonnant et ses besicles, fallait pas compter lui faire prendre des haricots pour des lentilles.

« D’un coup d’œil il a tout pigé.

« “Ton crétin de fils a bu de l’encre”, il a fait à mon dabe. Comme les toubibs, de son temps, s’achetaient pas encore des voitures sport, il nous a pas compté la visite. N’empêche que j’ai eu droit à la dérouillée maison une fois sorti de son cabinet. Toute au fouet de bourrin ! Le plus perfide, c’est la petite mèche de chanvre qui fait le claquant. Elle s’enroule à vos guibolles et c’est elle qui met du pointillé sanglant dans la zébrure sur le mollet tendre. »

Bérurier frappe dans ses rudes poignes.

— Je vais vous donner un bon conseil, une fois encore. Ne râlez jamais après les instituteurs ou tutrices. Ils connaissent leur boulot. Si votre gamin ramène des zéros, c’est qu’il les a mérités. Ne soyez pas de ces rouscailleurs qui vont chercher des noises aux maîtres après la classe, comme quoi leur génie est méconnu. Faut pas forcer l’enfant à travailler, et même à aller à l’école s’il en a pas envie ; par contre quand il va en classe, laissez le maître opérer sans gêner sa manœuvre.

« Avant d’aborder le chapitre de la première communion, je veux encore causer de la politesse des enfants vis-à-vis des vieillards. Ne jamais tolérer qu’ils se paient leur frime, qu’ils leur tirent la langue ou leur tripotent la barbe, brèfle qu’ils leurs fassent des misères. Si vous seriez faibles sur ce point, un jour vous en subiriez les conséquences et vos enfants vous mettraient une avoinée. Or, les beignes, c’est pas comme les saumons : ça ne doit pas remonter le courant. »

Il arrache son chapeau et s’évente. Puis il entame une deuxième bouteille. Pendant qu’il boit, la porte s’entrouvre légèrement et le visage flamboyant de Mathias paraît. Le Rouquin parcourt l’assistance du regard. J’ai l’impression que c’est à moi qu’il en a. Je me soulève légèrement afin de me signaler à son attention. Il m’avise alors et me fait un signe véhément pour m’inciter à le rejoindre. Tiens, tiens ! y aurait-il un petit coup de Trafalgar en puissance ?

Sans réfléchir, je me lève pour quitter la classe. Le professeur Bérurier ne l’entend pas de cette oreille et m’interpelle avec virulence.

— Eh, Fleur de Neige, où vous allez comme ça sans perme ?

— C’est m’sieur le professeur de trous de balles qui me réclame, plaidé-je.

Le Gravos, qui n’a pas vu Mathias, fulmine :

— Ah vraiment ! Y a des collègues qui se permettent de jeter la masturbation dans ma classe ! Faudrait que je leur apprenasse les bonnes manières à eux aussi, probable.

Et, furax, il s’élance vers la porte qu’il atteint avant moi.

En reconnaissant Mathias, ses yeux s’écarquillent.

— De quoi, de quoi, bafouille l’Enflure. Toi z’ici !

Le gars Mathias joue les plus-surpris-encore et ces messieurs se font part de leur promotion mutuelle.

Moi, élève respectueux, j’attends la fin des congratulations deux pas en arrière.

En me découvrant dans son dos, Bérurier hoche la tête.

— C’est à lui que t’en as, Rouillé ? demande-t-il à son honorable collègue.

— Deux mots à lui dire, si tu permets, fait Mathias.

Le Gros opine sombrement.

Il souhaite le bonsoir-à-demain au camarade rouquin, puis, avant de retourner à sa chaire, me lâche en pleine face :

— Ecoute, San-A. Je pige pas encore à quoi rime ce micmac, mais j’ai dans l’idée qu’il y a du foireux dans l’air. Au cas où tu déciderais de m’épargner une mort cruelle par excès de curiosité, viens m’affranchir ce soir dans ma piaule.

Il rentre doctement, me laissant fort marri.

— Moi qui croyais à la vertu de ma transformation, soupiré-je pour masquer mon désappointement.

Ça n’amuse pas Mathias.

— Tu as du neuf ? m’enquiers-je.

Il fait la grimace.

— Un type a téléphoné toute la journée chez moi en me réclamant. Il a dit à ma femme qu’il rappellerait à dix heures précises. Il paraît qu’il avait un accent étranger et la voix tranchante.

— Et ça te tourmente tant que ça ! fais-je, un peu dérouté par sa panique.

M’est avis que cette aventure lui cogne sur le coccyx et qu’il va devenir le roi de la chocotte-minute !

— Ce qui m’inquiète, murmure l’Incendié, c’est qu’on s’en prenne à ma femme, dans son état.

Je le réconforte avec humeur.

— On ne s’en prend pas à elle, eh ! pomme à l’eau ! On se contente de te réclamer, ce ne sont tout de même pas des voies de fait, ça, que je sache ! De plus, rien ne prouve que ce personnage qui souhaite te parler ait de mauvaises intentions. Au contraire, je trouve son insistance rassurante. Lorsqu’on a essayé par deux fois de refroidir un homme, on ne se met pas à bigophoner chez lui à tout-va !

Il en convient.

— Tout de même, soupire le futur papa, j’ai une arrière-pensée, monsieur le commissaire. Et je vous connais suffisamment pour croire que vous en avez une aussi, ajoute le malin.

Je regarde ma breloque. Elle dit neuf heures dix.

— Il faut combien de temps pour aller chez toi, hombre ?

— Un quart d’heure à peine.

— Bon. Je vais attendre la fin du cours ne pas donner l’éveil, et je t’accompagnerai.

Sa bouille fluorescente met la sauce.

— Ce que vous êtes gentil, m’sieur le commissaire.

Je le quitte pour regagner ma place.

Sa Majesté délirante est en pleine première communion. Il me défrime à peine. Son mépris est ma punition. Il semble décidé à me faire payer cher mes cachotteries.

— Messieurs, fait-il avec emphase, si je me référencie à mon manuel, voici ce que je lis à propos du repas de première communion.

Il se défriche les ficelles et lit :

La garniture de table est blanche, vaisselle, cristaux, tout est blanc. Une garniture florale très virginale et très printanière consiste en branches de pommier, de cerisier, d’aubépine.

Sur la table, une très jolie décoration consiste en un gros cygne de porcelaine blanche, dont le dos forme cache-pot. On placera à l’intérieur une azalée blanche. Les mets sont blancs aussi. Voici quelques-uns des plats que l’on peut servir à cette occasion : velouté aux perles, radis blancs, poisson sauce blanche, poulet au blanc, fromage blanc et œufs à la neige…[5]

Ulcéré, il rejette son livre.

— Alors là, les potes, faut pas charrier. La garniture virginale, c’est bon pour la Veillée des Chaumières. Beaucoup de premiers communiants au moment de monter à l’autel ont déjà grimpé la bonne ou exploré le hangar à missiles des copines de maman. Je sais qu’en ce qui me concerne, c’est la semaine d’avant ma communion justement que j’ai emmené Zigomar au cirque en grande première mondiale.

Il plisse ses bons yeux crapauteux. Décidément, il est en veine de souvenirs, le Béru, ce soir.

— Ça s’est passé de la manière suivante, dit-il. A la sortie de l’école, j’allais draguer près du hangar, au bord de la rivière, où le boucher saignait ses bestiaux. La viandasse, ça m’a toujours attiré. Je lui passais ses outils au louchébem et, en remerciement, il me filait un bol de sang chaud, ce qui, pour les enfants, est un fortifiant de première ! Une fois, le voilà qui me demande d’aller chez lui chercher sa lampe-tempête, biscotte la nuit tombait. Je cours tout droit à la boucherie. Personne dans le magasin. J’entre dans l’arrière-boutique, je fais toc-toc, mais on me répond pas. Alors, sur ma lancée, je monte au premier et qu’est-ce que j’avise ? Mme Martinet, la bouchère, à poil devant son armoire, qui se prenait des altitudes à la Bardot. Une belle femme, malgré sa forte moustache. Un dargif large comme le coffre d’une bagnole américaine, avec des jambons poilus et une de ces paires de Bergougnan à bretelles qu’on aurait pu faire du campinge dessous ! Elle m’avait pas entendu venir et continuait de jouer les stars ; probable qu’elle se prenait pour Marlène Dietrich, devant sa glace, et qu’elle s’imaginait entre les brancards du beau capitaine de spahis enjôleur dans « les Portes du désert ». Moi, Béru, j’en tirais une ramoneuse d’un mètre vingt ! Je m’ai mis à souffler si fort qu’à la fin elle m’a découvert. Au début elle a chiqué à l’indignée et voulait me torgnoler la frite, rapport que j’étais un petit sournois vicelard, voyeur et tout. Mais elle a lu dans mes carreaux la commotion que je venais d’éprouver. Les femmes, qu’elles soyent bouchères ou Simone de Beauvoir, elles attrapent au vol les frissons qui nous sortent de la peau.

« “C’est donc la première fois que tu vois une femme nue, petit brigand ?” qu’elle s’est mise, à roucouler.

« “Oui, m’dame”, je balbutie, avec plus assez de bave pour jacter distinctement.

« “Et quel effet ça te fait, misérable ?”

« Comme j’en trouvais pas une à rétorquer elle a voulu se rendre compte par elle-même, de l’effet que ça me faisait. Du coup, elle s’est mise à m’appeler petit homme. Et moi à manœuvrer comme si j’en aurais été un. A douze ans c’est méritoire, non ?

« Lorsque j’y ai rapporté sa lampe-tempête, au boucher, en remerciement il m’a donné une corne de la génisse qu’il venait de dépiauter. Je l’ai conservée, en souvenir.

« Eh bien, quelques jours plus tard, on me refilait le Bon Dieu sans confession. Parce que vous vous doutez bien que j’allais pas casser le morceau au curé qu’était un familier de la boucherie lui aussi ! Imaginez un peu de ce que ç’aurait été si madame ma maman s’était lancée dans le virginal et le printanier pour la cérémonie ! A quoi ç’aurait ressemblé l’aubépine en fleur, le cygne blanc avec une azalée dans le prose et la boustifaille immaculée pour un petit audacieux de mon espèce, je vous le demande ? D’autre part, la tortore blanche, à mon avis c’est pas une trouvaille. J’ai horreur de jaffer dans le pâlichon. Un repas sans viande rouge et sans sauce au vin, les gars, c’est du régime et on ne fait pas de régime à un repas de première communion.

« Voyons un peu la fin du repas.

« En ce qui concerne les blagues salées, pour les raconter, il suffit d’attendre que le gamin soye aux vêpres. Les vêpres, à mon idée, ont été inventées pour que les invités puissent débloquer après le dessert sans choquer le communiant. »

Béru s’éponge le front.

— Ne pas oublier le sérieux de la cérémonie. Par exemple, à l’église, éviter de plaisanter le gosse quand il revient de communier et qu’il passe à promiscuité de votre chaise. Ne pas lui dire « Alors, tu dégustes, Auguste », même s’il s’appelle Auguste, ce qu’incite à la rime.

« Dorénavant, l’église permet de petidéjeuner avant de communier ; mais je recommande de pas exagérer. Juste une bricole ; deux œufs au jambon ou une côtelette froide sur le pouce, avec un léger coup de gnole pour se donner de l’allant et se purifier le toboggan. La communion, n’oublions pas, c’est un sacrement et si on veut se préparer des bons-primes pour le paradis, plus tard, vaut mieux opérer dans le consciencieux.

« En dehors de ça, poursuit l’Inépuisable, quels sont les cadeaux qu’on peut faire à un premier communiant ? »

Il recramponne son livre.

— Là-dessus, voilà ce qu’ils causent : Livres de piété : Imitation de Jésus-Christ, Imitation de la sainte Vierge, Introduction à la vie dévote, les Cantiques de Saint-Sulpice, etc.

Relevant le blair, Béru affirme avec une moue énergique :

— Trop sérieux ! Un premier communiant c’est un gamin, faut pas lui flétrir le juvénile avec de la lecture morose. J’ai dans l’idée que le môme sera beaucoup plus joyce avec un Meccano, une panoplie de Zorro ou le jeu de Sport-Dimanche.

Sa Majesté descend de l’estrade, les mains aux poches, en boitillant à cause de son genou meurtri. Il marche dans nos rangs comme Napoléon dans un bivouac à la veille d’une bataille.

— Des gens imbéciles, déclare l’Hénorme, s’amusent à faire picoler le premier communiant au déjeuner. C’est ignoble. Le premier communiant a une journée chargée et ne peut pas supporter l’alcool. Par conséquent, il ne doit se ramasser une peinture que le soir. Et même alors éviter les mélanges que son estom’ supporterait pas. Si c’est dans la bourgeoisie que ça se roule, faut le beurrer au champagne. Chez les modestes, on se le fait au rouge bouché, de préférence. Pas de blanc ; ça énerve. Et, quand le petit gars est schlass, chambrez-le pas en lui disant : « Dis donc, Bébert, heureusement que le Jésus savait marcher sur les eaux, parce qu’avec ce que t’as éclusé y se paierait une hydrocution. » De la dignité jusqu’au bout !

Le Gravos se plante devant moi et me virgule un long regard fulmigène. Puis il lève les bras en un grand geste je-vous-ai-compresque.

— Je vais conclure, les mecs.

Il se produit une brise chargée de déception.

— Déjà, soupire la classe.

Le brave Béru regarde sa montrouze.

— Je pourrais encore tartiner pendant des plombes sur la matière, mais faut savoir circoncire son sujet.

« En résumé, trémole-t-il, c’est l’enfant qui fait l’homme.

« Alors dressez bien vos mômes et tolérez ceux des autres. Filez-leur des mandales quand ça ne va pas droit. N’hésitez jamais à les priver de dessert, surtout s’il y en a pas beaucoup et si vous l’aimez ! Inculquez-leur que la vie est à tout le monde et que pour bien vivre il faut être libre et avoir de quoi bouffer. L’important, c’est pas de posséder un service à poisson, mais d’avoir du poisson, c’est pas d’avoir un manche à gigot en argent dans un écrin, mais d’avoir le gigot sur la table. Apprenez-leur à ne pas avoir peur, les gars, jamais : ni de l’eau froide, ni des filles, ni des Chinois. Ne leur donnez pas trop de pognon, ne les fringuez pas trop bien. Laissez-les croire en Dieu, des fois qu’Il existerait. Et surtout — mais alors, là, j’insiste — aidez-les à se marrer autant qu’ils voudront, autant qu’ils pourront. Faut pas lésiner : le Vermot, la poudre à éternuer, les casseroles à la queue des chiens, la cuillère fondante, le concours de pets, les bouquins de San-Antonio, le zoo de Jean Richard, les dragées à l’ail, la blague du petit garçon qui va acheter des préservatifs chez le pharmago et qui dit « donnez-moi z’en de toutes les tailles, c’est pour ma grande sœur qui part en autostop », les calembours, les clowns, les ministres à la téloche, bref, tout ce qui est humoristique doit être employé pour leur dilater la rate.

« Après le cœur, c’est ce que l’homme a de plus précieux, la rate ! Là-dessus, je les mets. Tchao, les gars. Et à demain ! »

CHAPITRE NEUF

DANS LEQUEL IL SE PASSE DES CHOSES PAS BANALES

Dans sa voiture, Mathias me raconte sa vie lyonnaise. C’est la préface à ma visite chez lui. Il m’explique les lieux, les êtres. Il loge chez son beau-dabe, lequel est toubib rue Vaubecour, dans le quartier de Bellecour, le plus smart de la Cité de la soie[6].

Le docteur Clistaire est un spécialiste des troubles vibrospongieux. On vient de loin pour le consulter. C’est lui qui a écrit ce fameux traité sur le bitounage de la glande mécédonienne dans le plissement péritonique : pour vous le situer !

Je pige, à travers le blabla de mon Rouquin, qu’on ne doit pas rigoler tous les soirs chez les Mathias. Sa belle-doche est présidente honoraire-adjointe de la ligue du culte, vice-sous-trésorière de l’œuvre des enfants décalcifiés, secrétaire générale des protégés à part entière, doyenne du comité des anciens concierges émasculés et fondatrice de la société d’encouragement à l’intromission platonique. Des gens du monde, en somme !

L’appartement occupe tout un étage et comporte deux entrées, l’une à gauche, l’autre de face. Le toubib réside dans la partie noble, Mathias et sa femelle dans l’autre, plus modeste.

En grimpant l’escadrin nous rencontrons des personnages funèbres, vêtus de sombre, à la face blafarde et au regard rétractile. Ils montent chez le toubib et sonnent modestement à la double porte centrale, tandis que mon compagnon, pour sa part, toque à la lourde de gauche.

— Y a réception chez ton beau-dabe ? m’étonné-je.

— Une petite réunion, fait-il d’un ton gêné.

Une personne jaune, maigre, creuse et grisonnante de tifs ouvre la porte aux visiteurs nocturnes.

— Ta belle-doche ? susurré-je.

— Non, la gouvernante.

Notre porte à nous s’écarte légèrement et je découvre, par l’entrebâillement, une personne pas plus tarte qu’une autre. Une vingt-sixaine d’années, les cheveux châtains séparés par une raie, un visage ramassé d’où pointe un nez couvert de taches de rousseur, telle se présente Mme Mathias.

Elle porte son enfant par-dessous une robe-sac, avec beaucoup de courage et de dignité. On sent, au premier coup d’œil, qu’elle a été élevée chez les bonnes sœurs (pas toujours si bonnes qu’on le dit), qu’elle a une licence de droit, qu’elle aime broder les nappes, qu’elle va à la première messe le dimanche, qu’elle s’occupe de l’arbre de Noël de la paroisse, qu’elle sait préparer le thé, qu’elle sait le boire (avec un nuage de lait), qu’elle ne lit pas Céline, qu’elle ne va au Théâtre des Célestins que lorsqu’on y joue du Claudel et qu’elle se fait habiller par la couturière de sa maman, dont la mère habillait déjà sa grand-mère.

Présentations. Elle me décerne un pâle et prudent sourire en me proposant une main un peu sèche, que j’humidifie d’un rapide baisemain.

— Vous êtes très aimable de vous déranger, monsieur le commissaire, murmure-t-elle, je crois que Xavier s’est alarmé pour rien.

Je mate mon ex-subordonné.

— Tu te prénommes Xavier ? m’étonné-je.

— C’est mon second prénom, bafouille l’Incendie. Ma femme l’a préféré à Raymond.

Ce détail confirme mon impression selon laquelle le gars Mathias n’a pas choisi la liberté le jour où il a drivé miss Clistaire jusqu’à la mairie.

On me fait entrer dans un petit salon meublé en Louis XVI décapité. Les médaillons des fauteuils sont plus usés qu’une banquette d’autobus espagnol, on voit la trame des tapis et le tain de la glace à trumeau ne vaut guère mieux que celui de la servante que j’ai aperçue un instant plus tôt.

— Comment trouvez-vous mon appartement ? s’inquiète le Rouillé.

— De grande classe, mens-je, tout en me disant qu’il n’y a vraiment pas de quoi se mettre la queue en trompette pour ces vieux bouts de bois défraîchis.

La pendulette de la cheminée, dont le motif représente une déesse allongée dans une attitude récamière, se met à sonner dix coups. Mathias et sa pondeuse se regardent. Elle a beau chiquer que son jules prend des vapeurs pour pas grand-chose, elle semble dans ses petits chaussons, la fille du toubib.

— Il ne va pas tarder, balbutie-t-elle.

— Quelle voix avait votre correspondant ? je demande.

— Une voix autoritaire, glacée, très désagréable.

— Votre mari m’a parlé d’un accent étranger.

— Oui, à moins qu’il ne s’agisse d’un zozotement.

— Que vous a-t-il dit, exactement ?

Elle pose son chargement dans la bergère et murmure :

— Il m’a demandé M. Mathias. Je lui ai répondu qu’il était à l’Ecole de police.

« L’homme m’a alors déclaré qu’il devait joindre Xavier d’urgence et il a raccroché sans un mot. »

La pendulette à déesse, qui ne lésine pas, nous remet une nouvelle tournée de dix coups cristallins.

— Ensuite, poursuit dame Mathias, l’homme a rappelé.

— Longtemps après ?

— Une demi-heure environ. Il m’a dit qu’il préférait ne pas téléphoner à l’école et m’a demandé à quelle heure il pourrait joindre Xavier ici. C’est cela, comprenez-vous, qui m’a troublée.

« J’ai commencé à poser des questions. Mais l’homme m’a interrompue sèchement : “Il s’agit d’une chose importante dont je ne parlerai qu’à lui seul. Dites-moi quand je pourrai le joindre.” » 

Elle fronce les sourcils.

— C’était sans réplique. J’ai répondu qu’à dix heures Xavier serait sûrement rentré. L’homme a alors déclaré : « Va pour dix heures ! » et il a raccroché comme la première fois.

Je branle le chef.

— Mathias devait rentrer à dix heures ? m’étonné-je.

Le Rouquin m’affranchit.

— Madame Mathias et moi devions aller au cinéma.

Elle l’interrompt, soucieuse de préserver sa réputation.

— On donne « les Miracles de Lourdes » à la salle paroissiale, précise-t-elle.

— Et du coup vous avez renoncé à cette délicate projection ? déploré-je.

— Nous n’avions pas le cœur à ça, lamente la jeune personne.

Un instant s’écoule. La pendule marque dix heures cinq et ma montre dix heures dix.

— Votre croque-mitaine ne paraît guère épris d’exactitude, remarqué-je.

Comme je dis ces mots, un chant bizarre retentit de l’autre côté de la cloison. Cela ressemble à des incantations.

Je virgule un coup de périscope à Mathias qui rougit.

— C’est la télévision ! murmure-t-il.

Je ne réponds rien, mais je n’en pense pas moins. Le chant continue, il y a la voix ânonnante d’un récitant, qui se tait pour morfler une bordée de répons. Quand le chœur a bien bredouillé, le récitant recommence, toujours sur le mode incantatoire.

— Si c’est la télé, dis-je, ils doivent passer une émission sur le vaudou en Afrique noire.

On frappe soudain quelques coups de poing à la cloison.

— Et ça, je demande à Mathias, tandis que sa bergère nous sert une liqueur de fabrication maison, c’est le fantôme de service ?

— C’est belle-maman qui appelle sa fille.

Effectivement, Mme Mathias répond à ce signal par d’autres coups convenus. Une gravure représentant le curé d’Ars à motocyclette en trembille dans son cadre noir (lequel, à la façon dont il saute, doit sortir de Saumur).

— Vous prendrez bien un peu de vin d’orange ? me gazouille la jeune femme.

— Volontiers, m’empressé-je en appréhendant le pire.

Les apéros faits main, je m’en méfie comme de l’ipéca. Ils vous filent la gueule de bois et vous brûlent la tripaille. Et puis, leur drame, c’est qu’ils sont sucrés.

Elle nous tend deux petits verres misérables dont le contenu n’étancherait même pas la soif d’un canari.

— Et toi, mon bébé, bébêtifie Mathias, tu n’en prends pas ?

— Dans mon état, qu’elle fustige, en faisant un regard comme deux taches d’encre, tu plaisantes ?

Encore une qui croit que faire un gosse est un truc exceptionnel. Selon moi, il n’a pas suffisamment mis l’accent là-dessus, le Gravos, lors de sa première leçon. Moi, elles m’agacent, les bergères qui jouent les Jeanne d’Arc parce qu’elles ont cent quarante de tour de taille. On dirait qu’elles mijotent le prochain rédempteur, le superman toutes catégories chargé de nous tirer du merdier une fois pour toutes ! Elles parlent de LEUR ETAT avec plus d’emphase que Charles Quint parlait des siens. Et la famille attendrie, attentive, admirable, fait chorus à voix mouillée. Elle suinte des recommandations. Elle est prête, elle renaît par moujingue interposé. Elle s’affaire, elle s’effare, elle s’efforce. Les mamans surtout, qui bonnissent comment ça s’est passé pour elles et qui, oubliant qu’elles ont pondu un pauvre contribuable, transcendent leur exploit intra-utérin.

— Excuse-moi, mon bébé, se liquéfie-t-il. Nous allons boire à ta santé.

Je lève mon dé à coudre.

— Et à celle de la petite merveille que vous allez nous donner, déclamé-je avec recueillement.

Ma doué ! Heureusement que le godet a la taille poupée. J’ai déjà bu du vin d’orange, mais de l’aussi dégueulasse, jamais. Ça me rappelle une potion que Félicie m’avait administrée « pour les vers » quand j’étais à la maternelle. C’était si mauvais que j’avais gardé la bouche ouverte pendant dix minutes pour essayer de faire évaporer. Un truc nauséabond et pernicieux, infect jusqu’au bout du tolérable. Mais efficace, ça oui. Mes vers, comment qu’ils avaient déménagé en vitesse, les malheureux ! Hiroshima, qu’on leur jouait là avant la lettre ! Verboten ! Le départ définitif ! Ils ont jamais plus voulu en entendre causer de ce milieu atroce. C’était du terrain impossible, ravagé pour toujours, et je me demande même s’ils oseront se hasarder dans ma carcasse, les astèques, lorsque je serai bouclé dans mon lardeuss amidonné. J’en doute. On doit avoir une littérature parlée ou rampée chez les asticots pour se raconter les endroits radio-actifs.

— Comment le trouvez-vous ? demande, la future môman.

— Extraordinaire, assuré-je en toute franchise.

Comme je dis, la porte s’ouvre, et une personne occupe l’encadrement. Si elle ne portait pas de jupe et n’avait pas de rouge à lèvres, on se demanderait si par hasard il ne s’agirait pas de quelque jument centaurée.

Elle est grande, la dame, mastoc, carrée, avec des naseaux et des poils partout.

— Eh bien alors, Angélique ! fait-elle d’une voix qui vous donne envie de jouer le tiercé ; nous t’attendons.

Mathias se lève précipitamment, cassé en deux, servile, baveur, obséquieux jusqu’au fond de sa culotte.

— Nous avons une visite, mère, dit l’Angélique encloquée.

La jument reste de bois.

— A cette heure ! fronce-les-sourcils-t-elle.

On me présente, néanmoins. Le commissaire San-Antonio, l’ancien chef de Xavier.

La dabuche reste au pesage. Elle ne me tend ni la patte ni le sabot. Elle réprobationne à grandes regardées hostiles. Son regard, c’est le faisceau balayeur d’un phare. Je me sens pire qu’à poil dans sa cruelle lumière.

Elle ne mâche pas ses mots. Si, en devenant professeur, Xavier est encore assujetti à des missions nocturnes, il va devoir quitter ce métier saugrenu. Justement, chez Tourlarin, l’épicier en gros qui préside la chorale des Mésanges des Remparts et du Gros Caillou, on cherche des comptables experts. Il devrait s’essayer dans l’actif et le passif, Xavier.

Il opine, se trouble et s’excuse.

Pendant ce temps, les aiguilles de la pendule continuent de courir le Bol d’or. Il est presque, dix heures vingt et le mystérieux correspondant n’a toujours pas rappelé.

— Allons, viens, gronde Mme Clistaire. Ces messieurs-dames sont là pour toi, tu sembles l’oublier.

Elle harponne sa fifille et l’emmène sans autre forme de procédé.

— Dis donc, murmuré-je, après qu’elles ont disparu, elles ont pas l’air joyce, les beldoches lyonnaises, qu’est-ce qui se passe chez le toubib ?

Il soupire.

— Il dit une messe à l’intention de notre futur enfant.

Je reste un instant sans piger.

— Chez lui, à dix heures du soir !

— Oui.

Mathias paraît gêné.

— Il y a un curé chez eux ?

— Non. Mais…

— Mais quoi ?

Il se racle la gorge.

— A quoi bon vous le cacher, monsieur le commissaire, le docteur Clistaire, bien que bon catholique, est pape !

Un qui voudrait voir fonctionner les clapets d’un cerveau humain surmené n’aurait qu’à s’installer devant le mien, sur un pliant, avec un appareil de radioscopie.

— Pape ! répété-je, confondu.

— Il a fondé une religion à lui, m’explique Mathias, les séraphistes. J’ai pas très bien compris, mais je crois que c’est basé sur l’électricité spirituelle. Le docteur rassemble des volontés et les soumet à une intention commune.

— Il a pété un joint de culasse ou quoi, ton beau-dabe ?

— Il obtient des résultats.

— Vas-y, dis le mot : des miracles ?

Et comme Mathias ne moufte pas, je rengracie :

— Dans toute religion il faut un pape et des miracles… Le spirituel sans merveilleux, c’est trop fragile, c’est comme la barbe à papa : tu mords dedans et tu as la bouche vide ! Qu’est-ce qu’il a fait, Clistaire, comme prodiges ?

Mathias se renfrogne. Il est déjà marqué par son nouveau milieu ; ça le vexe de voir chambrer la belle-family.

— On lui doit des guérisons spectaculaires dans des cas réputés désespérés, fait-il sombrement.

— Et ces guérisons, il les a obtenues en récitant des am-stram-grams ou en employant les antibiotiques ?

— Vous êtes un sceptique, monsieur le commissaire.

— L’idée qu’un médecin puisse se lancer dans la poudre de perlimpinpin, ça me les afflige, Gars. Et on lui fait quoi, à ta bergère ?

— On récite des prières pour qu’elle accouche d’un beau garçon.

Je m’abstiens de lui dire qu’en effet, la venue d’un beau garçon constituerait une espèce de miracle.

— Pour un type qui a fait sa carrière dans le positif, ricané-je, tu m’as l’air de prendre les chemins de traverse, Mathias.

La pendulette me coupe la parole pour nous assener une demie bien tassée.

— J’ai l’impression que le zozoteur ne rappellera pas, assuré-je. Il a dû changer d’avis.

Bien entendu, c’est ce moment-là que le bigophone choisit pour nous jouer « Décroche-moi-veux-tu-et-dis-moi-allô ». On se regarde. Le Rouquin verdit comme le compositeur du même nom quand il composait « Le trou vert ».

— Eh bien, décroche, mon petit ami, l’engagé-je.

Il avance vers le tubophone une paluche tremblante.

— J’écoute, bredouille-t-il.

Ses sourcils s’unissent, son nez becdaiglise, et il balbutie :

— Non, c’est pas possible ! d’une voix tellement lamentable qu’on a envie de la recueillir dans un mouchoir de poche.

Délibérément je me saisis de l’écouteur annexe. Le plantureux organe du Gros me fait friser les trompes.

— … A moins que ça te dérange ? dit le professeur de bonnes manières.

— Pas du tout.

— Alors jockey, j’arrive !

Et ça raccroche de part et d’autre.

— Béru ? m’effaré-je.

Mathias opine.

— Que te disait-il ?

— Il a demandé mon téléphone à l’Ecole, il veut me parler d’urgence pour une affaire de la plus haute gravité.

Je flotte dans l’indécision.

— Très bien, attendons-le.

On s’allume deux cigarettes.

— Vous mettrez la cendre dans la terre de la plante verte, me recommande Mathias en ouvrant la fenêtre à cause de la fumaga, elles m’interdisent de fumer !

C’est le bagne, quoi ! Le jour où il a rencontré sa donzelle aux sports d’hiver, il aurait mieux fait de se casser les deux guitares.

De l’autre côté de la cloison, Sa Sainteté Clistaire Ier continue de célébrer son office pour la gloire de sa descendance. Les fidèles chantent un cantique. Puis une musique aigrelette retentit.

Tout en tirant sur ma sèche je considère le bigophone, perplexe. C’est maintenant que ça me prend, l’inquiétude triparde à propos du correspondant zozoteur ou levantin. J’y vois pas très clair dans ses brèmes. D’ailleurs, toute cette affaire ressemble à de l’eau de boudin. Deux suicides à l’Ecole, deux attentats contre Mathias. Un facétieux qui bricolait le lavabo de l’infirmerie. Un autre (ou le même) qui s’est payé une exploration des bagages du Gros ; oui, tout cela me trouble haultement.

Mathias mélancolise à part. Ma présence chez les Clistaire lui fait mesurer brusquement l’inconfort intellectuel de sa nouvelle condition.

— Vois-tu, Rouillé, je murmure, comme j’ai de l’affection pour toi, je vais te donner un conseil : laisse ta nana pondre son lardon, ensuite cramponne-les tous les deux sous le bras et taille-toi d’ici aussi vite et aussi loin que tu le pourras. Sinon tu vas devenir un phénomène de foire, dans cette ambiance saugrenue.

Il hoche la tête, indécis.

Brusquement, les cantiques et l’harmonium se taisent dans la pièce voisine. Je distingue des exclamations. Puis la vieille servante jaunasse aperçue naguère se pointe à toute vibure sur le plancher encaustiqué.

— Vous pouvez venir, monsieur Xavier ? fait-elle avec vivacité d’une voix pareille au bruit d’un tramway dans un virage.

— Que se passe-t-il ? tressaille le Rouquin.

— Il y a là un individu qui réclame après vous et qui cause du scandale.

Nous nous dressons. La vioque aperçoit alors nos cigarettes et ça la choque pire que si nous lui montrions nos Casimirs à pendeloques. Elle fait un truc qu’on m’a encore jamais fait. La voilà qui m’ôte la pipe du bec et qui la virgule par la croisée ouverte. Elle procède de même pour Mathias.

— C’est un scandale, grince-t-elle, avec le bruit d’une girouette surmenée par le mistral.

J’explose :

— Dites donc, la chaisière, si vous n’aviez pas cent dix ans, je vous botterais sérieusement le dargeot, manière de lui donner des couleurs ! En voilà des façons !

J’interpelle le Van Gogh humain.

— Et tu tolères ça, l’ahuri ?

A tout hasard, miss Grain-de-courge se signe par trois fois pour me conjurer. En voilà une dont le berlingot a opéré une remontée impétueuse au fil des ans. Sa vertu et son cerveau ont effectué leur jonction. L’un perturbe l’autre au lieu de le compléter.

Elle m’arrive dessus en piqué. A deux centimètres et demi de mon naze elle lime :

— Vous n’êtes qu’un goujat, un nervi, un apache, un triste sire…

— Voyons, Marthe ! sermonne Mathias qui voit sa position compromise sous le toit beau-paternel.

Mais la couleuvre continue de siffler.

— … Un paltoquet, un démon, un…

— Ecoutez, ma belle momie au teint de pêche-abricot, la coupé-je, si je peux me permettre un conseil, vous devriez bouffer de l’ail ou bien boire de l’alcool de menthe, enfin bref, vous parfumer le bec avec du véhément car votre haleine me fait penser à la fois où les vidangeurs ont fait la grève sur le tas ! Quand vous respirez, c’est comme quand on oublie de tirer la chasse après usage. Faudrait consulter un stomato ou mieux Jacob Delafon pour qu’ils vous installent un système de siphon dans le clapoir.

Débordée, anéantie, outrée jusque dans sa moelle épinière, elle s’abat dans un fauteuil tandis que nous cavalons chez le beau-père.

En pénétrant dans le grand salon du docteur, nous avons droit à un spectacle rare.

Une dizaine de personnes sont rassemblées là. Déguisées en druides ! Toutes portent une espèce de longue chasuble blanche et sont coiffées d’une couronne de laurier.

La femme de Mathias est couchée sur la table, avec un coussin en guise d’oreiller, et les braves gens ici réunis brandissent au-dessus de son ventre une rose blanche.

Debout devant la table, le docteur officie. En plus des autres, il porte une étole d’hermine autour du cou. C’est un kroumir à barbiche immaculée, avec un lorgnon, la raie au milieu, un nez patatesque, des étiquettes décollées et une rangée de dents en or.

Il regarde, bouche bée, le gros Béru debout près de la porte, son flingue à la main. La scène est dantesque. C’est un tableau délirant. Les sujets sont figés comme dans un instantané photographique.

— Eh bien, à quoi joues-tu ? Béru-interpellé-je.

Le Gros me mate par-dessus son épaule gauche. Ma présence le surprend un peu, pas trop. Depuis si longtemps il est habitué à me découvrir dans les endroits les plus inattendus !

— Je crois que j’ai arrivé à temps ! me fait-il, vise un peu !

Du canon de son feu il embrasse la scène.

— Ces gus s’apprêtaient à martyriser la jeune dame que voilà.

— Tu n’y es pas, crétin…

Je lui explique qu’il ne s’agit pas d’une chambre ardente mais d’une chapelle. On ne torture pas, on célèbre la messe séraphiste. Le barbichu, c’est pas Samson, mais le papa de l’intéressée.

— Comment te trouves-tu ici ? interrogé-je.

Il hausse les épaules en remisant son composteur.

— J’ai sonné, une vieille rabougrie m’a délourdé.

« “Je suis t’attendu”, que j’y ai fait. Je voulais causer de Mathias. Elle a dû confusionner et m’a drivé ici. Quand j’ai vu ces ahuris autour de la môme, je m’ai dit que je débarquais chez des sadiques. »

Le docteur Clistaire, pour le coup, reprend du poil de la bestiole. Faut le voir se démener, le pape du séraphisme ! Un vrai petit démon dans un bénitier !

Il crie bien haut au sacrilège, à la profanation. Une cérémonie d’enfantement chamboulée par Béru, ça vous conduit droit à la fausse couche, au mongolien, à la déformation congénitale ! Son petit-fils, il risque de venir au monde avec des bras de pingouin, ou bien bourré de microbes, ou encore pire avec le cerveau en tire-bouchon.

Béru égale thalidomide. Béru égale fièvre puerpérale. C’est l’ouragan des utérus ! Le fléau pernicieux des maternités ! Le monstre des berceaux !

A la fin, il supporte plus, le Gros. Et il leur dit sa façon de concevoir, sinon les gosses, du moins la religion.

— Bandes de cloches fringuées en folles pédoques ! brame l’Enorme. Avec vos conneries vous devez vachement l’affoler, le pauvret à venir ! S’il vous entend simagrer il a envie de faire demi-tour et de retourner chez son père ! Ecœuré, ce petit ange, d’imaginer la vie peuplée de tartes pareilles !

« Ça me fait penser au train fantôme de la foire du Trône. Un jour que j’y étais avec une souris, histoire, de la conditionner à la frissonnante, elle m’a demandé si c’était un vrai fantôme qui nous ébouriffait les cheveux pendant le passage dans la grotte aux esquelettes. Elle y croyait dur comme fer, j’avais beau protester que le surnaturel ça n’existait pas elle insistait dans ses convictions. Alors j’y ai repayé un tour d’angoisse pour lui prouver. Au moment où la paluche invisible s’est abattue sur nos tronches je l’ai empoignée et j’ai tiré fort. Ça a résisté sauvage. Pour un fantôme, y se cramponnait, le décoiffeur. Il a failli faire dérailler le train tellement il résistait. J’ai tiré plus fort et il est venu se payer une dégustation de rail dans la grotte aux macchabées. J’ai regretté après, vu que c’était un vieil Arabe aux cheveux blancs et qu’en chutant de son praticable il s’est pété l’arcade souricière. Tout de même, Nini en a eu le cœur net. Vous autres, avec vos robes et votre feuillage sur la coupole, vous me faites penser à elle. Qu’est-ce vous cherchez donc à croire de plus que ce qui existe autour de vous, hein ? Ça vous suffit donc pas, la belle nature et la bonne vie ? »

Cette fois, c’est la mère Clistaire qui intervient. Elle ressemble à la grosse dame prétentiarde que Dubout a dessinée au dos de la couverture (celle qui a des fanons sous le menton). Elle cause fort, jumentesque en diable je vous dis… C’est pas à nous qu’elle s’adresse, mais à elle, dans la grande glace. Les gens qui se regardent parler, c’est la pire espèce. On peut rien contre ça. C’est comme en affaires, deux frangins qui savent s’y prendre. J’en connais à Paname. Dans le théâtre et le cinoche. Deux frères. Gentils courtois, mais qui se regardent sans arrêt quand vous leur causez business. On n’a pas d’interlocuteur. Ils sont sur une autre planète. Ça les isole, c’est ça leur force. Leur manière à eux d’avoir raison : ils vous écoutent à peine, et ils se répondent à eux, les yeux dans les yeux. L’envie vous saisit de vous décalcifier pour essayer au moins qu’ils vous jettent un regard au dargif puisque vos yeux leur font peur. Deux frères qui s’entendent et qui n’entendent qu’eux, c’est invincible. C’est pire que d’avoir un zig intelligent et fortiche en face de soi. Deux zouaves qui se font vis-à-vis et qui procèdent comme si vous étiez un air de radio, ça vous use. Ecœuré, vous finissez par mettre les pouces, vous n’êtes pas vaincu par un homme mais par un serre-livres.

La présidente Machinchouette, avec ses bajoues, son pape de mari, sa fille en cloque et son gendre prof-poulet, elle domine l’univers. Elle a l’œil qui se tortille dans la glace, la paupière lourde qui se trémousse, bien jubilante, affamée de dégoût. Elle déclare sans ambages que des malotrus comme Béru et moi dépassent l’entendement. Des sacrilèges, voilà ce que nous sommes ! Excommuniables à bloc ! Radiés pour toujours de toutes les religions existantes ou devant exister. Et punis par Dieu pour finir. Avec le martinet, qu’il nous attend là-haut, le Barbu suprême, pour la correction d’accueil. Ensuite ce sera la big chaudière, la plus rouge, celle qui tire le mieux. Et une nuée de gaziers fourgonneurs pour nous asticoter la viande à coups de ringards. Que notre bidoche en pète comme marron au feu, et que le jus en coule comme de saucisses crevées. Maudits, vomis, déféqués par la Société. Plus regardables ! Elle montre la porte dans la glace. Je donnerais n’importe quoi, plus autre chose, pour pouvoir jouer les Orphée et me tailler à travers le miroir en crachant au passage sur le reflet de dame Clistaire.

— Barrons-nous, tonitrue le Gravos, sinon je sens que je vais faire un malheur au milieu de ces danseuses.

Ça porte le comble. Du coup, y a les fidèles qui grimpent en mayonnaise eux aussi, comme quoi on les insulte en pleine dévotion. Ils étaient là, à préparer l’enfantement d’Angélique et voilà qu’un horrible pas beau, malodorant et aviné, donne un safari chez le marchand de vaisselle !

Honte sur nous ! Mort aux blasphémateurs. Le bûcher ! La roue ! L’huile bouillante ! Tout le circus inquisiteur.

On nous hue, on nous conspue, on nous évacue. Nous nous retrouvons sur le palier, avec encore la vieille gouvernante qui malédictionne à travers la petite grille de son vieux copain le judas.

Le Gravos et moi on se défrime, et puis c’est plus fort que tout : on éclate de rire. On se cintre, on se tord, on se gondole, on s’en paie une pinte, on se claque les cuissots, les cuisseaux et les jambons.

Nos rires deviennent énormes comme un typhon jamaïquain. Ils grimpent dans les étages, ricochent contre les murs, s’enroulent autour de la rampe. Ils sortent de l’immeuble !

Les portes s’ouvrent. Des gens s’étonnent, veulent savoir. Ils pigent pas que ça soit possible une rifouille pareillement monumentale ; en tout cas ils réalisent mal ce qui peut la motiver. Un monsieur nous demande si on est malades ; un autre si la Cinquième est tombée ; un troisième croit qu’on vient de voir une pièce dramatique de l’Ohertéhef et que c’est la réaction qui se fait. Ils cherchent à comprendre, ces chéris.

Enfin la porte de Mathias s’ouvre. Il apparaît, blême derrière ses taches de son. Il a enfilé un pardingue.

— Je vous en prie, supplie-t-il, descendons !

Il nous pousse, on dévale les degrés. On se marre au-dessus du paillasson, au-dessus des poubelles-girls amoncelées. On se marre encore sur le trottoir.

Enfin, avec un instinct très sûr, Béru nous drive jusqu’à un bistrot presque voisin.

C’est le « canis » lyonnais. Un plancher avec de la sciure. Quelques tables lustrées. Un petit comptoir derrière lequel le patron violacé met des élastiques de couleur au goulot des « pots » afin d’en différencier le contenu : un élastique rouge pour le beaujolais, un vert pour le côtes-du-Rhône.

— Fais pas cette bouille ! jeté-je à Mathias, tu la reverras ta belle-mère !

— Vous m’avez mis dans un joli pétrin, tous les deux !

— Je t’en prie, sermonné-je, n’oublie pas que tu t’adresses à un supérieur.

— Excusez-moi, monsieur le commissaire, mais vous devez comprendre…

— Non, gars, je ne comprends pas, lui dis-je en retrouvant ma gravité des jours sans. Vivre dans un asile, à ton âge, c’est monstrueux.

Béru commande un pot de beaujolais[7]. Il le répartit en récupérant de sa crise d’hilarité. Elle lui a déménagé la tripe, faut que les organes se remettent en position maintenant.

Je continue dans l’amertume sentencieuse.

— Le plus effarant de tout, Mathias, ce qui indique le mieux le climat de cette maison, c’est le coup de la vieille servante qui, venant te chercher parce qu’un inconnu menaçait l’assistance avec un flingue, a trouvé le moyen de nous arracher nos cigarettes des lèvres.

Il soupire :

— J’aime ma femme, monsieur le commissaire.

— Si tu l’aimes, gars, fais-la évader de ce milieu de tordus. Apprends-lui qu’il existe autre chose au monde que cette ambiance guindée et folle à la fois. Tu ne vas pas élever un mouflet parmi ces délabrés de la coiffe, j’espère ? T’as pas le droit, fils. Personnellement, je te le défends !

Il se met à sangloter. Il n’en peut plus. Depuis des mois il serre les dents, les poings, les fesses. Il est tout crispé, tout soudé, tout collé. Bientôt, pour lui parler, faudra se munir d’un couteau à huîtres.

— Je suis pas heureux, qu’il bredouille à travers ses sanglots.

Le tôlier croit qu’on a biberonné et continue d’élastiquer ses boutanches du lendemain. Des poivrots, il voit que ça. Surtout que c’est l’heure du pochard intellectuel. L’ivrogne populaire est déjà beurré depuis longtemps et cuve dans son alcôve. Reste plus que le bourgeois délicat qui se fignole avec des mots tristes à propos de la vie qui est ce qu’elle est et rien de plus. Le bourgeois lyonnais, c’est une classification spéciale. Il roule en Dauphine ou en 404, mais il a une vache ricaine chromée ou un coupé Mercedes remisé dans une grange de la région. Il va le récupérer à la sauvette pour balader sa secrétaire, les véquendes. Il a pas l’abandon facile. C’est un mec plein de retenue. Ainsi, la secrétaire que je cause, rarement il la brossera sur son bureau, après la sortie du personnel. Dans le boulot il se cramponne à son quant-à-soi. Il mélange pas factures et copulation. Le soir, il a la biture savante avec les copains de l’apéro. On soutient le beaujolpif par des tartines de fromage fort. Ou bien avec une andouillette grillée. La picole va lentement, sûrement. Chacun paie son pot, et après ça recommence. On entre dans le cycle infernal du petit dernier. Chacun le sien, encore. Pas de faste, jamais. L’équité avant tout ! On répartit les frais. On ne doit rien à personne. On se met à causer. Pas de confidences précises, on plane dans le général. Quand on pleure, c’est du chagrin endémique seulement. On verse des larmes du second degré. Toujours les mêmes. On a ses points de chute, conditionnés toujours par la qualité du pinard. Les patrons de bistrot lyonnais, c’est des espèces de funambules qui risquent leur réputation à chaque livraison. Dès qu’une cuvée ne donne pas satisfaction, c’est l’exode de la clientèle ; la grande transhumance des avinés. Y a des hordes de buveurs qui émigrent brusquement, après une seule gorgée pas concluante. D’un commun accord. Un regard et ils s’en vont, sans même finir le premier pot. Dans ces cas-là, le patron a pigé. Des idées harakiriennes viennent le visiter. Il sait que son standing est durement touché, que l’espace d’une ou deux pièces de vin il aura perdu la face, l’honneur et tout. Lyon est la seule ville du monde où le palais est plus fort que l’habitude.

On laisse Mathias se vider de sa peine. C’est son vase d’expansion qui remplit son office.

— A propos, fais-je au Béru, pourquoi lui as-tu rendu visite ?

Le Gravos qui versait un pleur compatissant à la santé de notre Rouquin change de physionomie. Sa bouille s’allonge, son regard pend comme les yeux du gars qui fait une virouze en fusée cosmique.

— J’avais une question de confiance à lui poser.

— Eh bien vas-y !

Il hésite, se grignote un bout d’ongle qu’il crache délibérément — et avec adresse — dans mon verre.

— Oh ! après tout, j’aime autant que tu fusses là, dit-il. Ça te concerne.

D’un claquement de doigts il fait signe au patron d’amener du carburant et poursuit :

— Ce soir, pendant mon cours, quand Mathias est venu te demander j’ai tout pigé.

— Quoi ?

— D’abord, je t’ai reconnu. Jusque z’alors j’avais qu’un pressentiment, mais en vous voyant, tous les deux, j’ai pigé que tu étais bien toi.

— Bravo, Gros.

Il ne se laisse pas amadouer par la louange. Sa rancune est de bonne qualité et il va falloir mettre le paquet pour récupérer son estime.

— Ensuite, continue le Magistral, j’ai pigé que ma promotion de prof c’était un coup de bidon.

Sa voix a défailli. Il a la vanité fendue en deux dans le sens de la hauteur.

— Qu’est-ce que tu racontes, Grosse Pomme !

Il appuie son monstrueux index sur sa paupière inférieure et tire dessus, nous dévoilant un œil énorme, fixe et sanguinolent.

— Mon œil ! dit-il. Tu penses que je lis dans tes brèmes, San-A. Mathias prof ici. Toi, déguisé en élève. Et, moi, là-dessus, nommé prof stagiaire comme par enchanteresse. Pas la peine de me berlurer davantage. Si tu veux jouer au plus con avec moi t’as pas encore gagné, j’aime mieux te prévenir.

Je souris pour me donner du temps.

— Quel est le fond de ta pensée tortueuse, Gros ? Dis voir…

— Depuis que j’ai arrivé, j’ai su que deux élèves s’étaient scrafés. En plus on fouille ma chambre, on déverse ma valoche, jusqu’à y compris des camemberts tout ce qu’il y avait de vivants que je m’étais munis pour mon séjour. Le fond de ma pensée, dis, marchand de salades pas fraîches, tu veux le connaître ? Eh bien, y a du louche dans l’Ecole. On t’a chargé de l’enquête. Et Môssieur San-Antonio de mes choses, toujours plus finaud qu’un marchand de bestiaux, a expédié son équipier numbère oane sur place pour garantir ses arrières le moment venu.

— Et alors, Gros, c’est plutôt honorifique, il me semble ?

— Ça le serait été si tu aurais joué franc-jeu au lieu de me laisser croire que j’étais professeur de bonnes manières pour de bon !

La pitié, chez moi, l’emporte sur la franchise.

— Mais tu l’es, imbécile heureux ! D’accord, je t’ai fait nommer prof, seulement maintenant TU ES PROF ! mugis-je. C’est le résultat qui importe, non ?

Ça le calme. Il me visionne le blanc de l’œil pour s’assurer qu’un reste de mensonge n’y est pas planqué ; puis il demande, d’une voix qui prend de la gîte :

— Pourquoi tu m’as pas affranchi ?

— Parce que je tenais à ce que nous nous installions chacun à notre affût sans qu’il y eût entre nous la moindre complicité, comprends-tu ?

Il ne comprend pas, mais à cause de mon ton mystérieux, il dit pourtant que oui. C’est un candide, Bérurier, dans son genre. Un soumis. Râleur, mais content qu’on la lui fasse boucler. Il se sait faillible et limité.

— Je profite de ce qu’on joue cartes sur table, Gros, pour te complimenter à propos de tes cours. Tout ce que tu nous dis est de première. Tu peux continuer ton programme, c’est du fin travail.

Il en rosit et cache sa confusion dans son verre.

Un quart d’heure plus tard, nous prenons congé de Mathias. Cette soirée, ç’a été une mesure pour rien. Le correspondant n’a pas téléphoné ; néanmoins il s’est tout de même passé des choses, non ?

Et des pas banales !

— Tu veux qu’on te raccompagne chez belle-maman ? demande le Gravos d’une voix plaisante.

— Oh ! non ! Oh ! non ! fait vivement le Rouquin, ça suffit pour aujourd’hui.

Il s’éloigne dans l’ombre méticuleuse de la rue déserte, le dos rond. Sa chevelure scintille comme une lanterne japonaise.

CHAPITRE DIX

TROISIÈME LEÇON DE BÉRURIER : L'ADOLESCENCE — LES FIANÇAILLES

Je regagne mon plumard sur la pointe des pieds, mais, comme je vais pénétrer dans mon box, la voix de Racreux m’intercepte.

— Monsieur vient de faire une partie d’extase ?

— Penses-tu, j’ai rendu visite à une vieille tante à moi qui habite dans la région.

Il en donne une sérénade avec l’instrument à vents dont l’a doté la nature. C’est la jubilation qui lui fait ça.

— Ta vieille tante, je suis sûr que j’en ferais mes beaux dimanches, plaisante-t-il.

— Je peux t’arranger une rencontre, tu es peut-être son genre, dis-je en me dépiautant.

— Elle est comment, cette bergère ?

— Le genre Pauline Carton, en moins bien. Il n’y a pas eu de coups bas pendant mon absence ?

— Rien !

Je me torchonne et ne tarde pas à en écraser.

Le lendemain, il fait un temps magnifique. Quoiqu’un peu pâlot, le soleil fait du zèle et inonde l’Ecole de sa réconfortante lumière (mince ! voilà que je me lance dans le classique).

Un avis placardé dans le hall informe les élèves que, puisqu’ils ont quartier libre le mercredi soir, le cours de bonnes manières aura lieu à 13 heures.

J’assiste aux autres cours sans déployer beaucoup d’activité. J’ai hâte de revoir Mathias afin de savoir si le correspondant s’est ou non manifesté depuis notre tumultueuse visite. Mais j’ai beau me détrancher, je n’aperçois pas l’Incandescent. J’espère que ses beaux-dabes ne l’auront pas puni trop sévèrement !

A midi, je découvre Béru, dehors, assis sur un banc du parc. Il paraît songeur et évasif. Je m’approche.

— Vous êtes perdu en vos pensées, monsieur le professeur ? remarqué-je à haute voix.

Ses lourdes paupières se soulèvent de quelques millimètres et il me capte d’un œil éteint.

— Je gambergeais, fait-il.

— A quoi ? demandé-je en m’installant à son côté.

— A la religion bidon du père Clistaire. Après tout, ça peut être un bon truc. Pourquoi que j’en fonderais pas une, moi aussi ? Je me nommerais pape. L’Alexandrisme, ça prendrait, je te parie. J’aurais des clients. Le culte du vin rouge et de l’amitié, je créerais. Ça se perd. Faut relancer. Et puis, une fois pape, j’aurais une drôle d’autorité sur ma bourgeoise…

Il branle le chef.

— Je me demande si elle a beaucoup minci, Berthe, depuis sa cure. J’ai reçu une carte postale d’elle, comme quoi tout va bien à Brides, mais elle cause pas de la bascule.

— Elle veut te faire une surprise. Tu as quitté Mathilde Casadesus, tu vas retrouver Jeanne Moreau !

Il fait la moue.

— Pas trop n’en faut. J’appréhende, Gars, j’appréhende. Une épouse, faut qu’elle ait de l’aisance. J’aime le copieux, en amour. La petite girouette que tu te fixes au paratonnerre, c’est pas dans mes aptitudes.

Il rêvasse encore et murmure :

— Pour en revenir à cette histoire de religion, tu crois que je pourrais ?

— Pourquoi pas. Je m’inscris déjà comme enfant de chœur. Alexandre-Benoît Ier, ça aurait de l’allure. En attendant, tu traites de quoi, à ton cours d’aujourd’hui ?

Il renifle, sourit, et déclare en tapotant son encyclopédie à travers sa poche :

— L’adolescence, San-A. C’t’un chapitre qui me tient z’à cœur.

Il regarde l’heure, avec solennité.

— Tu sais pas la nouvelle ? Ma comtesse vient à Lyon après-demain. Je crois qu’elle m’a pardonné le massacre de ses gogues anciennes. Je me propose de la faire participer à mon cours, pour la pratique. Une vraie dame de la haute, quoi de mieux pour illustrer ?

— C’est une idée fantastique, admets-je d’une voix qui tremble à force de se contenir, tu penses qu’elle acceptera ?

Non sans noblesse, il tire un télégramme de sa poche et me le propose au bout de deux doigts négligents. Je le déplie et lis :

« JE NE DEMANDE QU’A VOUS AIDER MON BON AMI. J’ACCEPTE BIEN VOLONTIERS VOTRE PROPOSITION. A VENDREDI.

COMTESSE TROUSSAL DU TROUSSEAU »

— Tu vas vite en besogne, mes compliments, apprécié-je.

— Tu comprends, j’en profiterai pour faire les usages mondains en sa présence. Aujourd’hui je traite de la jeunesse jusqu’aux fiançailles, demain je leur apprendrai le mariage, si bien qu’ils auront déjà une base solide, mes élèves.

Puis, changeant de ton, il murmure :

— Et ton enquête ?

Brave Béru, chien policier si fidèle, si amoureux de son travail.

— Calme désespérant. On marche dans un nuage. S’il n’y avait pas eu ces attentats contre Mathias et contre moi, l’autre nuit, je croirais qu’il s’agit bel et bien de deux suicides.

— C’est la solution de facilité, réprouve l’Intraitable. Tu me connais, San-A, tu sais que j’hume les vilains coups. Eh bien, je peux t’assurer que sommes en plein pastaga. Ça couve, Mec. Ouvre l’œil. Ça couve vilain.

Il se lève, défroisse du plat de la main son futal en tire-bouchon.

— En attendant, le devoir avant tout !

Tel un prélat remâchant son bréviaire, il s’éloigne dans l’allée en compulsant l’Encyclopédie des usages mondains. Pape, déjà, dans sa démarche lente et sage, dans ses gestes onctueux, par le souci qui alourdit sa grosse tronche.

Il attend que nous soyons réunis dans la salle des conférences pour y pénétrer à son tour. Il tient son bitos d’une main, sa serviette déchiquetée de l’autre et il marche comme Cinq-Mars allant au supplice. Il gravit l’estrade d’une semelle appuyée, se retourne, considère quelques bancs vides avec tristesse et déclare :

— J’en vois quelques-uns qui ne sont pas là. C’est à eux en particulier que je m’adresse. D’accord, mon cours est facultatif, mais ceux qui le sèchent sous prétesque qu’il y a sortie cette aprème et qu’il faut se fourbir les joyaux de famille pour aller chambrer des gonzesses sont des paumés sans persévérance. Un jour, ils regretteront cette faiblesse. Quand des colles mondaines leur seront posées et qu’ils devront laisser la réponse en blanc, ils adresseront un souvenir plein de regret à Bérurier, mais il sera trop tard et ces tordus croupiront dans leur ignorance. Asseyez-vous !

Nous obéissons.

— Par contre, reprend le professeur, je félicite les présents. Y en aurait qui deviendront préfets de police un jour dans vos rangs que ça ne m’étonnera pas !

Il s’assied. Un mauvais plaisant a préparé une chaise truquée dont tous les barreaux sont disloqués et Sa Sainteté s’effondre dans un fracas de bois brisé.

Il reste un instant immobile, son énorme fessier posé dans les décombres, incrédule et meurtri dans son amour-propre plus que dans son dargeot. Enfin il hoche la tête et se relève en se massant le bas du dos…

— Je suppose, dit-il, que l’astucieux qui a bricolé cette chaise fait partie des absents ?

Comme nous restons silencieux, les dents férocement crispées sur nos rires rentrés, il poursuit.

— Puisque vous êtes tous des poulets, les gars, découvrez-moi le coupable. Voilà une gentille petite enquête en perspective, non ?

Son sourire jaune disparaît et il meugle :

— Je le veux demain sans faute, sinon c’est moi-même personnellement qui ferai l’enquête et alors y aura du sport !

Il envoie quérir un siège apte à l’héberger, et, après avoir balayé les débris de la première chaise d’un coup de pied rageur, attaque :

— Aujourd’hui, mes gaillards, on se farcit l’adolescence, jusqu’aux fiançailles, en passant par le service militaire. C’t’un chapitre essentiel, aussi vous avez intérêt à ne pas mégoter des trompes d’Eustache.

Bérurier croise les mains devant lui en laissant friser ses gros doigts malaxeurs.

— D’abord, mettons-nous bien d’accord, emphase-t-il. Il existe deux sortes de jeunes gens : les jeunes gens et les jeunes filles ! Vu que la galanterie française n’a pour ainsi dire pas de secret pour moi, c’est par cette deuxième catégorie qu’on va aborder. Les jeunes gens et les jeunes filles ont deux choses en commun : les études et le filtre. La première se termine quèquefois par un diplôme et la deuxième, quèquefois par un mariage. Mais il arrive que ça se termine plus mal. On va aviser.

« Le danger, chez les jeunes filles, c’est qu’elles sont coquettes. A mon avis, voilà la source de bien des misères. Prenons le principal : la santé. Une môme coquette dès son plus jeune âge se fout d’autor au régime clopinettes pour avoir la taille bracelet. Moi, Béru, je le programme bien haut, la biscotte-salade, c’est le fléau de la société moderne. Les donzelles qui la sautent attrapent peut-être la ligne rayon-de-vélo, mais je vais vous poser une question dont à propos de laquelle je vous demande de réfléchir : « Et puis après ? » Les filles minces n’impressionnent qu’une sorte de gens : les filles grosses ! Elles se font des berlues sévères en s’imaginant que les gigolpinces vont devenir dingues de leur pomme sous prétesque qu’elles peuvent se faire une ceinture avec un rond de serviette ! Nous tous qu’on est rassemblés z’ici nous le savons que ce qui nous tente chez les dames, c’est pas leurs os mais leur viande. Au plus elles ont de l’avantage dans le bustier, de l’arrondi dans la culotte et du conséquent sous la jarretelle, au plus le bonhomme y trouve son profit. Les filles modernes, elles me font à la fois honte et pitié, citoyens ! Elles ont le fignedé planté sur deux échalas, pas plus de cuissot qu’une araignée et le corsage aussi plat que la Hollande.

« Elles s’estiment éblouissantes, alors qu’elles ressemblent à des momies. C’est leur santé qu’en pâtit. Plus tard, elles font des gosses rachos, des pièces de bocal. A se demander, quand elles sont enceintes, si on doit préparer une layette ou du formol. C’est à vous d’inculper vos épouses pour qu’une fois mères, elle apprennent tout de suite à leurs jeunes filles qu’on devient tôt ou tard squelette, et que la vie consiste pas à montrer ses os, mais au contraire à les emballer dans de la belle chair fraîche et appétissante. Si on met en doute ce que je cause, vous n’allez qu’à interviéver des sous-maîtresses de clandés et elles vous le diront qui, dans leur cheptel, grimpe le plus souvent, si c’est les dodues ou les anguleuses, les moelleuses ou les aiguës, celles qui vous remplissent la main, ou bien celles qui vous la blessent. Allons, gentlemants, ressaisissez-vous, et criez-le partout et bien fort, que sous un bas de soie, un mollet est plus beau qu’un tibia ; que les coquins soutiens-choses à fanfreluches denteleuses doivent contenir des tétons bien chauds, bien drus et bien hardis au lieu de deux demi-abricots confits et que les slips transparents, mousseux, brodés de partout, sont faits pour abriter de la miche appétissante et du beau fruit comestible et non pas le vide qui se trouve entre deux parenthèses.

C’est l’envolée, le grand lyrisme inendiguable, le tonnerre du tribun, plein de syllabes et d’inflexions, dans lequel moutonnent la colère et l’indignation.

Bérurier s’éponge la façade, puis, d’un geste guérisseur et caressant, masse sa pomme d’Adam à travers le dodu de son cou taurin.

— Donc, reprend-il, enseignez-leur, aux filles, à mépriser la coquetterie, ou plutôt faites-leur piger que la vraie coquetterie c’est la santé. Le style crevard, ça fait joli sur les magazines féminins, mais faut pas donner suite. Au lieu d’admirer, faut les apitoyer sur ces gravures. Le teint verdâtre, ça doit faire fureur en Chine, mais pas chez nous où ce que le rose est l’objectif ! La joue creuse, je veux bien pour illustrer Cosette, l’épaule en fil de fer, le point de suspension à la place du baigneur, la hanche de chèvre, les meules en goutte d’huile, les articulations comme des pieds de vigne, les roberts gonflés à zéro, zéro, zéro, un, tout ça c’est fait pour illustrer les timbres antituberculeux, mes fils ! Pas pour devenir l’idéal féminin dont cause le poète !

Il reprend un large souffle et poursuit :

— La mère a d’énormes responsabilités en ce qui concerne la jeune fille. A part à ne pas être coquette, elle doit lui apprendre à charbonner de bonne heure. Toute môme, une bergère doit faire son plumard, sa chambre, sa lessive et surtout apprendre la cuisine.

« Je connais des gerces qui se pointent au mariage sans savoir faire cuire un œuf. Le coup d’idéal effacé, qu’est-ce qui reste pour cimenter cette union, citoyens ? Le mecton, en revenant de la mine, faut qu’il trouve aut’chose que le Zitrone au domicile ! Le jambon de Pantruche, les délices d’Amieux, l’Olida sur plat d’argent, ça va quand on est pressé. Mais l’homme a besoin de cuisiné, de mijoté, de gratiné. Le filet de mac à la tomate, c’est de l’expéditif, la choucroute en boîte idème et la nouille collante j’admets à la rigueur au vendredi saint, mais le reste du temps, quant on fout ses pinceaux sous la table, on est en droit de trouver dessus du mets délicat, fignolé, dorloté ! Un bon bœuf mode, un lapin moutarde, un poulaga à la crème, des paupiettes fourrées, des escalopes panées milanaises, c’est autant de buts marqués par la femme dans les filets de l’estime de son conjoint. Me fais-je bien comprendre ?

Nous opinons véhémentement.

— Conclusion, non seulement faut apprendre à bouffer aux jeunes filles, mais z’en outre, faut leur apprendre à cuisiner. De nos jours c’est fastoche, avec la vulgarisation et la compétence des grands mises au service des masses. Je prends l’homme dont au sujet duquel je le tiens pour le Français numbère oane, Raymond Oliver. Celui qui vous met du suave dans le palais, du céleste dans l’estomac, de l’extase dans les muqueuses, non content d’enchanter les gastronautes il éduque la foule de son beau savoir, en publiant des bouquins que rien qu’à les ligoter on a les glandes salivaires qui se surmènent ! Tout le monde a pas les moyens d’aller jaffer au Grand Véfour, mais tout le monde peut s’acheter la prose du patron à défaut de sa tambouille et se filer du court-circuit dans le suc gastronomique. Voilà de la lecture qu’on devrait obliger dans les écoles si on aurait un vrai ministère de l’Education nationale. Il appartient à vous, presque ou futurs parents, de remplacer cette défaillance en apprenant à lire à vos fifilles dans les ouvrages du Raymond. Un jour, peut-être que ces crêpes de Suédois, au lieu de couronner les chimistes, cloqueront le Nobel aux cuisiniers. Raymond Oliver, Prix Nobel de la Bouffe ! Je suis foncièrement pour ; mieux : je préconise. C’est une idée à virguler à tous vents, comme fait la gonzesse au pissenlit du Larousse ! Tous les honneurs, ils y ont droit, les maîtres queux sublimes. Trois étoiles, c’est insuffisant, bien qu’ils en aient une de plus que le Général. Moi, je leur en cloquerais sept carrément. Maréchal, quoi ! Avec le bâton pour touiller les sauces à Carrère, à Lasserre et compagnie.

Bérurier se ramone le conduit, cherche à ses pieds une bouteille de picrate dont il n’a pas eu le temps de se munir et, renonçant du geste et de la salive, rassemble son exposé.

— Donc, les jeunes filles, on leur apprend à manger, à cuisiner à ménager. Primordial ! Ensuite, c’est le caractère qu’il faut leur façonner. Rien de plus cacant que ces chichiteuses qui vous bonnissent des grands mots sur des trucs qu’on sait même pas de quoi elles causent ! Si j’affirme qu’elles doivent lire Oliver et pas Sartre, j’ai mes raisons. Sartre c’est pour les mectons ; car c’est le mecton qui doit apprendre à réfléchir. La femme, elle, c’est rendre l’homme heureux qu’elle doit viser. Le bonheur du Jules, c’est le bonheur de bobonne. Le couple, sa félicité elle s’entrelace, comme lui la nuit quand la rage postérieure s’empare. Pour que deux êtres s’entendent faut qu’il y en ait un qui dise « Je » et l’autre qui réponde « Tu ». Si les deux disent « Je », c’est la pagaille, le grand conflit quotidien, la guerre des nerfs perpétuelle avec sérénade au balcon, soupières valseuses et va-t’en-chez-ta-garce-de-mère à la clé. L’harmonie, c’est dans la soumission. Mordez la France, par exemple, sous de Gaulle. C’est lui qui dit « JE » et la France qui roucoule « TU ». Voilà pourquoi tout le monde est heureux. En conséquence, la jeune fille, on lui façonne le tempérament pour l’apprendre à accepter toujours et avec contentement.

« Autrefois on l’esclavait. Elle ôtait ses gants blancs que pour jouer du piano et encore, fallait qu’elle les renfile dare-dare aftère, quand elle avait plaqué ses derniers z’accords. Pas le temps de rabaisser le couvercle de la boîte à dominos.

« Ses paluches, pareilles à ses fesses, il convenait de les emmitoufler. Un bout de peau découvert, ça frisait vite le scandale. C’était osé, provocant ; même le poignet poussait à la salacité. Un qui aurait prédit le monokini alors se serait fait rôtir les plumes sur le bûcher des mécréants. »

Il brandit son encyclopédie.

— Ils expliquent, là-dedans, comme qu’elle devait marcher en traînant ses yeux sur la carpette, la jeune fille bien élevée. Comment qu’elle devait faire la révérence, attendre qu’on lui cause pour dire bonjour, de quoi elle pouvait parler expressément en dansant le menuet chez la marquise de Meschoses, et tout, quoi ! Ses gants sur le piano, justement, pendant qu’elle dactylographiait une Chopinerie quelconque. Son regard toujours en fuite. L’endroit de la converse où qu’elle avait le devoir de rougir ; l’heure où il fallait qu’elle se retire dans ses appartements, tandis que les messieurs allumaient des cigares. La manière d’aider môman à servir le thé ou le caoua, les yeux baissés, toujours, et le petit doigt levé. Le corsage hermétique à bloc ; le sourire de remerciement en batterie, la vertu bien amarrée, l’air angélique de celle trop pure qui pige ni les regards ni les astuces. Oui, on raconte tout dans mon manuel. Le comment elle devait remercier, Ghislaine, pour les cadeaux ; ses compliments pour l’anniversaire à bon-papa, sa photo qu’elle refusait aux prétendants. Le ton qu’il lui fallait prendre pour subir une déclaration d’amour avec dignité « Causez-en à mes chers parents. Faites-leur part des sentiments dont à propos desquels vous estimez m’honorer, et ils aviseront si vous pouvez rengracier ou poursuivre dans le jetelele sans qu’on risque une avarie ». C’était ça, en substance. Ils sont formels, dans mon livre : jamais parler à son cavalier derrière son éventail, ni croiser les jambes, et surtout pas se marrer, même si le saxo de l’orchestre avale son embouchure ou si m’sieur Turluru de l’Académie françouaise se file le naze sur le parquet en valsant ou s’il glaviote son râtelier dans le décolleté de la baronne en se penchant pour le baisemain. Et puis aussi qu’elle surveille son langage, jamais employer les expressions ordurières du grand frère, telles que « C’est embêtant » ou « J’adore ça ». Un jeune homme, selon les tartineurs de cette encyclopédie, il peut se permettre des écarts de langage, une jeune vierge jamais !

Béru branle le chef (il faut toujours choyer ses employés).

— Que doit-on penser de ces recommandations ? interroge-t-il. Franchement, pour ma part je les trouve excessives. Rendre pudibonde une fille, c’est malsain, ça détériore.

« De même que lui inculquer la frayeur de sa peau dévoilée ou de son regard direct. Il est bon qu’elle s’habille léger, qu’elle blague avec les matous, qu’elle refile sa photo si on la lui demande et qu’elle ait pas de complexes idiots ; mais tout ça à condition de pas exagérer. Le scandale c’est surtout sur les plages qu’il s’étale. Remarquez-les : presque nues, vautrées sur des garçons, à se trémousser sur eux et à leur chatouiller la luette du bout de la menteuse ; c’est scandaleux. Et pourtant, les mecs, j’ai rien du bêcheur. Mais je déplore ces vilaines hardiesses. La nana, faut qu’elle soye salingue certes, mais dans l’intimité. Extérioriser, c’est de l’outrance. Un patin, je dis pas, dans la discrétion, sous un parasol par exemple, ou dans la cabine le coup de l’embrocation verticale, à la rigueur, à condition de pas pousser de beuglante ou de mettre la radio pour couvrir. Qu’on lui fasse sa joie de vivre à une jeune fille, quoi de plus naturel ; mais à la réservée. L’élégance n’a jamais nui à personne. Et y a pas que la plage comme endroit pernicieux : le bal, vous croyez que c’est sélect ? On les voit danser, lèvres à bouche, le nombril soudé, avec le bas-bide qui se cherche. Ça chique à la démonstration tant qu’il s’agit d’un truc yéyé, mais dès qu’on rambine dans le slove, tout de suite, ça devient le cataplasme frénétique, la grande trémoussante des fions. Le sexe en délire ils ont ! Et encore, le bal, c’est public. Pour s’isoler, la plupart du temps, ils ont que les cagoinces ; c’est pas romantique, ni pratique.

« Je me rappelle d’une fois, tenez, pendant mon service, j’étais allé gambiller dans un dancinge de Pontoise. Je me revois comme ça serait d’hier sous la boule à facettes des tangos qui virgulait de l’éclat rouge autant que l’incendie des Nouvelles Galeries. On en morflait plein les cocards. Mais y avait que les frites d’éclaboussées. La brioche restait dans la pénombre, ainsi que la pogne explorateuse. Ma cavalière aussi je la revois comme ça serait d’hier. Une rousse, j’ai toujours son parfum dans le pif. Les rousses, c’est un régal, question odeur. Y a qu’elles qui sentent vraiment la femme. Pinder vous l’offre ! C’est quasi ménageresque, comme effluves. Ça chavire. Le nez, les hommes savent pas bien s’en servir. Ils posent des lunettes dessus sans se gaffer que ça sert aussi à autre chose. Pour vous en revenir, ma rouquine, je l’avais arrimée solide : une pogne au valseur, une autre dans le bustier. C’est ça, l’amour : cette instabilité d’humeur, ce besoin de tout cramponner, de tout obstruer, de tout bouffer, de malaxer comme du chwing-gum la madame, de bas en haut, jusqu’à ce qu’elle devinsse pâte molle et liquéfaction. La mienne, pour une rapide, je vous dis que ça. J’avais l’impression de tangoter avec un câble à haute tension. N’importe où l’on flanquait le doigt, c’était du 220 qu’on dérouillait. Les étincelles lui partaient de partout comme lorsqu’on pose dans le noir un sous-vêtement de nylon. J’étais tellement plaqué contre cette bergère qu’il me semblait que je devais être né avec elle, commak, face à face, emmêlés jusqu’au cœur de la laitue pour le meilleur et pour le pire ! Ça serait été comme si madame ma vioque venait de nous pondre sur la piste, à la minute, dans les flonflons langoureux de l’orchestre, sur un air espago bourré de guitare pleureuse. A la fin, la, musique s’est arrêtée qu’on continuait encore à se masser la calandre, les yeux fermés, tout seuls comme perdus au fond du monde. C’est le tôlier qui nous a réveillés, d’une bourrade dans les endosses.

« “Dites, les amoureux, si vous voulez prendre votre fade, cherchez un centre d’hébergement plus en rapport.” On a bredouillé des choses. Nos yeux ressemblaient à du papier collant. On est parti d’un pas chancelant jusqu’aux lavabos. Ça faisait vestiaire aussi. Y avait juste un gogue pour tout le populo. Un grand vilain en sortait qu’avait de la tracasserie dans les bretelles. Je crois qu’il lui manquait des boutons au bénard et que ça créait des difficultés. On l’a bousculé littéralement. On avait trop hâte d’en finir. Il nous a regardés foncer dans les latrines, refermer la lourde tant bien que mal, comme lorsqu’on est deux dans le téléphone. La rouquine bredouillait sa passion. Malheureusement c’était des vouatères à la turque. Voilà ma tatane gauche qui dérape sur des reliquats et qui passe par le trou. Je rapetisse illico de vingt centimètres. Je cherche à refaire surface, je tâtonne, je trouve la manette de la chasse. Elle représentait une pomme de pin, je me souviens. Comme si ça serait d’hier, je vous dis !

« D’un seul coup, dix litres de flotte me dévalent sur les arpions. C’était niagaresque. Ma godasse est entraînée par la catarasque. Good bye, André ! Je deviens unijambiste. Le charme est rompu. Des mecs, alertés par le bretelleux, tambourinaient pour qu’on ouvre. Une dizaine voulaient voir le spectacle, un onzième ne s’intéressait qu’à la lunette des cagoinces pour son usage. Il braillait qu’il avait trop bouffé de moules marinière à midi et qu’il y avait du drame dans ses entrailles. Fallait qu’on s’extirpe avant le grand malheur ! Je demandais plus que ça. La môme aussi, qui maintenant me traitait d’endoffé. On se gênait. Des gogues c’est assez grand pour un, mais trop petit pour deux. Surtout quand un des deux a une guitare dans le trou jusqu’au genou. J’ai pris la direction des opés. La tête froide, je conserve, même dans les alertes. Toujours le contrôle du self. Je m’ai retiré sous la chasse, laquelle se remplissait avec un bruit qui excitait le besoin de l’homme aux moules. La rouquine trépignait vilain.

« “Reste calme, ma jolie ! j’implorais. Entrouvre doucement la lourde et sors la première.” » 

« Elle obéissait mal, trop frémissante, la nervouze débridée, sans retenue. Elle savait que me traiter d’horrible brute, d’enfifré et de je sais plus quoi ! Enfin elle a été dehors, dans les « hou-hou » de la populace indignée et bavante qui se régalait de ses bas en tire-bouchon. Ah ! elle avait pas la majesté grand siècle, cette pauvre chérie, à cet instant ! Le torturé de la marinière n’attendait qu’un passage. Il avait déjà le futal dégrafé, il le tenait juste à deux mains, paré pour la suprême manœuvre.

« “Excusez-moi, qu’il m’a lancé en entrant comme un dingue, avec des yeux hagards qui lui pendaient, tout rouges, sur les joues. Excusez-moi, je supporte pas les moules, surtout marinière”. Et il m’a offert la grande vision d’enfer, les gars. Pour lui c’était de l’in extremis en effet. Sa dernière chance. Son feu d’artifice intime, magistral. Le bouquet suprême. “Ça me fait pour ainsi dire empoisonnement”, il s’excusait. Et à moi donc !

« Quand j’ai ressorti ma guibolle meurtrie, il continuait ses salves, le dérangé du gros côlon. Je l’ai laissé se dévaster à l’aise, enfin seul avec son problème. Mais j’étais salement défraîchi. La rouquine hurlait que j’avais voulu la violer, que je l’avais entraînée d’autor, chloroformée aussi, pourquoi pas ! On voulait me faire un mauvais parti. Mais je puais trop. C’est ça qui m’a sauvé ; on cogne sur un homme à terre, sur un nègre, sur un bancal, sur un faiblard, jamais sur un type barbouillé de chose. J’ai pu me tirer dans ma puanteur. Kif-kif les barlus en temps de guerre, pourchassés par le contre-torpilleur féroce, et qui disparaissent derrière un nuage artificiel. Le tourmenté de la moule marinière m’avait sauvé la vie à sa façon ! »

Béru s’évente du bada.

— Je vous ai narré pour l’exemple. Laissez pas vos fillettes aller toutes seules au bal. Les sens s’emparent et il s’ensuit des avanies comme celle-là.

Il se lève, s’étire un bon coup et nous sourit.

— Notez que la surprise-partouze dorénavant a remplacé le bal, la plupart du temps. Le disque et le visky causent beaucoup de dégâts chez les jeunes filles. Le disque, c’est devenu le grand prétexte pour feinter papa-maman.

« Elles en tapissent leur piaule des pochettes illustrées où qu’on voit l’Hallyday en bras de chemise au volant de sa tire, et les autres dans des postures avantageuses qui laissent rêver, qui donnent envie, qui font accroire.

« Les mousmés, maintenant, elles prétendent qu’elles vont confronter, soi-disant ils se groupent quelques copains chez une amie pour écouter un microsillon tout frais débarqué d’Amérique. Des trucs forcenés que je peux pas piffer quant à moi. Hystéros à mort, avec du cuivre qui vous pète dans les portugaises à grands coups. Tellement fort que c’est à se demander si c’est bien un bonhomme qui souffle dans l’instrument, ou non pas une machine à air comprimé ! Les Noirs, pour ce qui est du mistral en bronches, ils en connaissent un morcif ! Dans les réunions de discomanes, l’ambiance se chauffe rapidos.

« C’est le peloti-pelota en chambre. Rideaux fermés et porte close ! Un coup de picole, la lumière imperceptible, la fumaga des cigarettes et puis, l’idole braillarde, tout ça compose l’atmosphère. L’étourdissement s’empare. Ils chavirent dans le patin intense. Ils perdent les pédales dans cette tabagie. Les jeux de l’alcôve et du lézard, comme dirait mon chef, le très honorable commissaire San-Antonio. La partouzette adolescente. C’est notoire, maintenant, comment qu’ils sont portés sur le marché commun, les jeunes. Le libre-échange, ils sont pour. A bloc ! Et le démonstratif donc ! Une surboum, qu’ils appellent cette fiesta ; une surpate ! Tout le monde se farcit chacune. C’est l’abolition de la jalousie, dans un sens. On va vers la libération du couple, mes fils ! Vers l’affranchissement intégral. Pourtant, je me demande si c’est tellement indiqué pour l’éducation des jeunes filles ? Si c’est le vrai bon moyen pour prendre contact avec l’existence et ses délices ; si, de bavouiller comme on lit Elle c’est tellement indiqué, dans le fond ? Selon moi, dans la vie, l’amour c’est comme la cuisine. Un qui se cognerait que des sauces, en début de vie, il finirait par s’écœurer, par détester, non ? Tellement qu’ensuite sa tortore s’affadirait et qu’il perdrait le goût de la bouffe. Une gamine qui s’expédie au septième ciel avec tout un chacun et à tout bout de champ, sans que ça lui paraisse tirer à conséquence, elle blase ses sens, fatalement.

« Le jour vient où, à moins qu’elle soye une ravageuse, elle se dit que c’est toujours pareil, le turlututu. Que ça ne varie pas tellement d’un Casanova à l’autre. Elle y perd goût, la pauvrette. Elle tourne à l’amère, devient neuneu, et finit par ouvrir le robinet à gaz un vilain soir où ça la tourmente particulièrement l’inutilité des choses et l’identisme des gens. »

Béru nous balaie d’un doigt qui fustige :

— Surveillez vos filles, tonnerre de Dieu ! Le coup des disques, vous laissez pas blouser. Si elles aimeraient la musique, conduisez-les au concert !

« Idem pour la picole. Dix-sept ans, c’est pas un âge pour écluser du scotch.

« A force de vider des glass, elles prennent un foie comme un caillou. Voyez leur teint jaunasse sous les fards ! Mordez leurs yeux éteints ! Si elles ont réellement des aptitudes pour écluser, donnez-leur du gros rouge. Faut boire français, les gars ! Ou sinon on a les conduits qui se rouillent. Et je renchéris aussi pour le tabac.

« A peine au monde, les voilà avec une cousue au bec, déjà la narine pincée, l’œil qui s’écarquille, la lèvre qui se biscorne et le teint qui prend la couleur de la fumaga. Un vrai désastre. Le tabac coupe l’appétit, coupe le souffle, coupe la croissance. J’ai mes idées à son propos. Je crois ferme qu’il a été inventé pour le troupier et seulement pour lui. Ça doit rester viril. Les mouflettes grasses des os qui tètent misérablement leur cigarette me filent de la navrance dans le buffet. En somme, la nicotine est un stupe, non ? Alors ça veut dire quoi ? Qu’à peine déballées, ces miss Chochottes font joujou avec du poison ? Car c’est bien ça, faut causer net et appeler les verbes par leur nom ! Ils ont des malfaçons ou quoi, ces parents je-m’en-foutistes qui ôtent le biberon Robert de la bouche de leurs gamines pour le remplacer par une gauloise ? Entre deux gitanes ils les gavent de vitamines, croyant ainsi accomplir leur devoir. Un coup de vitamines B 12, un coup de nicotine pour équilibrer ! Dans le fond ils sont fiers de les voir se déguiser en brûle-parfums ! Au-dedans d’eux-mêmes ils en sont flattés, comme si ce serait un exploit de cracher de la fumée par la bouche et par le naze. Il leur en sortirait par les oreilles et par les autres trous qu’ils se pâmeraient d’admiration, les bons parents ! Le gros exploit ! Comme une grande ! »

Béru prend sa voix de gonzesse :

« Non mais regardez-la, l’Henriette, comment qu’elle fume bien ! Comment que ça lui sort dru et rectiligne des narines ! Un vrai grognard, hein ? Et bougez pas ; elle sait aussi l’avaler, la fumée ! Avale, Henriette, pour montrer à môssieur. Avale tout, ma grande. Voilà ! Vous avez vu ? Pas une broque de fumée qui ressorte ! Tout dans ses petits poumons, dans l’estomac intégralement. C’est pas magnifique, à c’t’âge-là, une telle performance, je vous demande ? On a de l’espoir sur elle. On espère qu’un jour elle saura fumer la pipe, le cigare, le narguilé, le calumet ! Qu’elle chiquera ! Hein, Henriette, que tu chiqueras, ma poule ? C’est promis ? Du gros « Q », du bien dur, qui fait les dents jaunes ! »

Il se tait. L’hilarité est générale. Béru en délire, c’est détendant, contondant, désopilant.

Le Gravos joue les Khrouchtchev ; il arrache une de ses godasses et en martèle sa table à coups redoublés pour ramener l’ordre et le sérieux.

— Avant d’en finir avec l’éducation de la jeune fille, fait-il, je vais vous donner encore quelques conseils à son sujet. Primo : se méfier des départs en campinge. Sous une tente y a de la proximité et on est obligé de s’y tenir à l’horizontale, ce qui incite à la grimpette. Songez-y quand votre fifille vous annoncera qu’elle va pieuter chez Trigano. Et puis, vu le manque intégral de sanitaires, la pauvrette n’a pas de quoi se rattraper aux branches.

« Deuxio, poursuit l’Intarissable, ne pas l’envoyer en Angleterre sous prétexte de se perfectionner dans la langue. Là-bas, c’est pas dans la langue britiche qu’elles se perfectionnent, nos étudiantes, mais plutôt dans la langue fourrée princesse. On croit que les Rosbifs sont des timorés, des empêchés du calbar, rien n’est plus faux. La preuve, c’est le nombre de petites z’étudiantes qui repassent le Chanel avec un Coco clandestin dans la soute à bagages !

« A force d’y tripoter la jugulaire, aux baraqués du bonnet à poil, c’est elles qui finissent par s’y retrouver, à poil, dans la brume londonienne. Conclusion, pour ce qui est de la grande Albioche, méfiance !

« Troisio : ne pas les surmener question études. La femme savante, c’est la pire espèce. Elle se croit supérieure. Déjà, quand elles ne savent rien de rien, les mémées s’estiment nos égales, alors jugez du désastre en l’eau cul rance. Du coup, leur savoir leur donne toutes les audaces. J’ai un collègue qu’a marida une licencieuse, une femme qu’est prof avec des diplômes partout. Eh bien, elle passe sa vie à le traiter de sale poulet inculte ! Il a que le droit de faire la vaisselle.

« Je veux causer de Magnol ! » me lance-t-il.

Ça lui a échappé. Il se trouble, reste coi, puis, comme les camarades n’ont pas réalisé que c’était à moi qu’il s’adressait, il repart de plus belle :

— Il a que le droit de faire la vaisselle que je vous disais, le café, les lits, la popote, tout sauf l’amour. Madame est bien trop instruite pour se farcir un lourdingue de la Poule ! La semaine encore, ça va, mais il a des véquendes qui rappellent celui que Jésus-Christ s’est payé à partir d’un certain vendredi saint ! Conclusion, comme à la maison c’est un mouton, au travail c’est un lion, Magnol. Dans les interrogatoires délicats, si je suis pas disponible, c’est lui qu’on va chercher. Il opère pour le plaisir, c’est sa relaxation, à ce brave ami. Sa manchette, c’est la plus célèbre de la baraque Royco. Et son coup au foie, j’ai eu beau m’essayer, j’y suis jamais parvenu ! En vrille ! le poing qui fait un demi-tour à droite en arrivant à destination. C’est magique. Vous avez tout de suite le patient qui devient triste et qui se met à baver vert. Son boulot, il s’en délecte, Magnol. C’est plus du devoir, mais de la jouissance réelle. Chaque mec qu’il tabasse, dans son tube conscient, c’est comme qui dirait sa bourgeoise, comprenez-vous ? Ça lui fout de la Quintonine dans les articulations. Et vlan pour ton brevet ! Et tiens donc pour ton bac ! Et chope ça pour ta licence ! Et déguste-moi z’encore cette bricole pour ton doctorat, ton professorat, ton phylloxéra et ton œccétéra. Tout ce qu’il bonnit au tabassé pendant la séance de rééducation, on peut le filer au féminin, c’est pour Mme Magnol, va ! La preuve, c’est qu’il commence toujours par des injures féminines : ordure ! vache ! pourriture ! Un jour, devant moi, il en a traité un de fumière ! Fumière : un aveu, quoi ! Cet exemple vous prouve bien, les mecs, que la femme érudite, c’est le naufrage d’un foyer. Si vous m’écouteriez, vous pousseriez vos gamines jusqu’au certif, oui, je dis pas. Et sitôt passé cet examen, allez, go ! Voyez fourneau, évier, O’Cédar et machine à lavoche !

Béru, ainsi qu’il en a déjà pris l’habitude, ôte son chapeau et fait quelques pas dans nos rangs, les mains déguisées en poings, au bout de ses bras brefs et puissants ! Il s’arrête devant les tronches les moins sympas et murmure, après cette rapide revue : « Faudra voir à me découvrir le coupable pour ce qui est de la chaise déclavetée de tout à l’heure ! J’oublie pas. »

Il aime donner des vitamines à sa menace, la rendre plus présente. Puis il regagne sa chaire et, ayant dénoué sa cravate et libéré son col d’un bouton, poursuit :

— On a vu la jeune fille, passons au jeune homme.

Sa Majesté feuillette son encyclopédie.

— Le mieux, c’est que je vous ligote ce qu’on cause d’à ce propos dans le livre. Ensuite, on en discutera.

Il tousse élégamment dans sa main, s’essuie sous son aisselle gauche, et déclame d’un ton monocorde les choses plaisantes ci-dessous :

Le jeune homme doit savoir tirer à l’épée, au pistolet, savoir abattre, à la chasse, le gibier du premier coup, jouer au golf, au polo, au lawn-tennis, diriger un aéroplane, il doit savoir réciter des monologues, jouer la comédie, tenir sa partie au piano ou dans un orchestre, savoir au besoin fredonner un air quelconque, rimer des quatrains et des sonnets, crayonner un point de vue, jouer au bridge et avoir voyagé au loin.

Il s’interrompt pour nous regarder, afin de jouir de l’effet. Puis il reprend :

Un jeune homme cède en omnibus la place à une femme, s’efface pour la laisser passer dans un escalier, descend du trottoir pour ne pas séparer deux personnes qui marchent côte à côte. Il ne doit jamais se permettre une plaisanterie sur un prêtre, sa religion fût-elle différente, ni sur un vieillard. Il ne doit jamais parler le cigare à la bouche, le chapeau sur la tête, non seulement à une femme, mais même à un homme qu’il respecte.

— Vous parlez d’une tartine de salamalecs ! explose le professeur en dédaignant violemment le bouquin.

« Je parle pas de la seconde partie qu’est à peu près valable. Encore que je voie guère ce qu’il y a d’offensant de dire “Bonjour, madame” à un curé, manière de détendre l’atmosphère. De même que céder sa gâche dans le bus, ça n’est réglo que si la gonzesse est vioque comme Jérusalem ou enceinte jusqu’aux sourcils, autrement sinon on a l’air de vouloir lui entamer une partie de rentre-dedans ! Et aussi, descendre du trottoir pour pas séparer deux mecs qui discutent le bout de gras, ça risque de vous envoyer à l’hosto avec les bagnoles rasantes.

« Pour ce qui est du cigare, en effet, je suis contre. Un merdeux n’a pas besoin de téter des Coronas pour se donner l’air churchillien. Ça lui encrasse les soufflets, et sa bouche prend un mauvais pli, comme le cul d’une poule qui surproduirait. Mais revenons au premier paragraphe.

« Ils se touchaient un chouïa, les éducateurs d’avant l’autre guerre. A les entendre, le bon jeune homme de leur époque pouvait recta s’embaucher chez Rancy !

« Tirer à l’épée et au pistolet ! Diriger un aéroplane ! Réciter des monologues ! Jouer la comédie ! Tenir sa partie dans un orchestre ! Rimer des quatrains ! »

Il se tait, suffoqué par sa propre hilarité.

— N’en jetez plus, la cour est pleine ! Même Zavatta sait pas faire tout ça ! Le gala de l’Union, qu’on leur faisait préparer à ces biquets ! Et ils appellent ça un chapitre réservé à l’éducation des jeunes gens !

Il fait mine de cracher sur son livre. Mais c’est pas l’homme des actes factices, Béru, et il expectore bel et bien.

— Moi, je vais vous en causer de l’éducation du jeune homme, citoyens. Et on va faire le tour de ses problèmes comme on fait le tour de la tour de Pise, en matant bien l’angle où qu’elle va tomber. Son angle pernicieux, au jeune homme, c’est le Popaul-frémissant-à-convulsions-biquotidiennes, vrai ou faux ?

Et comme nous lui accordons la joie d’acquiescer, il commente, avec dans l’organe une intensité vibrante :

— Tout jeunot, y a le radada qui se met à vous asticoter la membrane. Le moment arrive, fatal, où que l’adolescent commence à en avoir classe des joyeux services de la veuve Paluche et où qu’il aimerait bien jouer Monte-là-dessus pour de bon. Il a beau être son genre, la crampe de l’écrivain le saisit, tôt ou tard. Alors il mate autour de lui pour dégauchir de la chair fraîche, ce petit louveteau. Il voit quoi ? Ses petites cousines et les amies de maman.

« Pas flambard, il attaque d’abord les premières. Moi je me rappelle ma cousine préférée. On avait le même âge. Ses vieux venaient le dimanche à la maison, ou nous autres chez eux. Yvette, elle s’appelait. Une chouette gosse plutôt pâle, avec du son à travers la frime et un œil déjà langoureux comme du Tino Rossi (que c’était sa grande mode à l’époque que je cause).

« Son air sérieux me filait des vapeurs, à Yvette. Quand elle vous regardait, on se demandait si elle le voyait ou non que vous aviez les pinceaux pas propres et le dargeot douteux, tellement qu’elle semblait apercevoir l’invisible, cette gosse. Tout marmots on s’était filé des roustes sévères. On jouait à la poupée. Elle faisait la maman, moi le fazère et c’était normal, en somme, qu’on y aille au gnon, pour faire vrai. Tant qu’il s’agissait de le bercer, son baigneur joufflu, ça carburait. Mais où les choses se gâtaient, c’était au moment de la dînette. Elle lui préparait des bons trucs dans un petit ménage en fer-blanc. Le baigneur pouvait pas croquer, naturliche, puisqu’il était en cellulo. Alors c’était bibi qui bouffais les tartelettes microscopiques, les mignonnes salades et les bouts de lard coupés fin. Clip-clap ! En deux coups de gosier je te vous avais espédié le frichti. Ça la mettait hors d’elle, Yvette. Elle m’invectivait comme quoi j’étais un ogre dénaturé, qu’avait pas le souci de son enfant. Et des trucs encore que je me rappelle pas. A la fin, comme ma dignité donnait de la bande, j’y allais d’une mandale. Elle ripostait avec les ongles. Fallait nous séparer. Les parents nous finissaient à la touffe de genêt. J’avais les mollets tout verts. Et puis un jour, on a cessé de se chicorner. C’est d’elle qu’elle est venue, l’initiative heureuse. Au moment de faire becqueter le baigneur, elle lui a dit : “Pierrot, t’es qu’un petit vilain. Regarde ton papa, comment c’est qu’il mange bien. Prends exemple, Pierrot. Fais comme lui.” Et elle m’a fait bouffer à la cuillère. A chaque bouchée, elle causait à son poupon qui matait ses chaussons d’un œil abruti. “Regarde comme il mange bien, papa, mon chéri. Regarde comme c’est facile. Et une autre encore ! Il va tout finir.” Vous me croirez si vous voudrez, ça m’émotionnait. A la fin je pouvais plus claper et malgré la minusculité des porcifs, elles se carraient en travers de mon gosier.

« Je les gardais dans la bouche. J’avais la chique monstrueuse, la féroce fluxion dentaire. Quand ç’a été fini, Yvette l’a mis au plumard, ce vilain baigneur qui s’obstinait à se nourrir de l’air du temps. “Ça t’apprendra, petit vilain !” qu’elle le grondait. Tout ça, ça se passait au-dessus de l’écurie du cheval, dans le foin qui sentait si bon.

« “Et maintenant, qu’elle a ajouté, Yvette, papa et maman vont faire dodo aussi. Et si tu pleures t’auras la fessée, Pierrot.” Maternelle comme une vraie bonne femme, elle était déjà, à onze ans ! On s’est pieutés côte à côte dans le foin, enroulés dans un sac à pommes de terre qui faisait drap de lit pour la circonstance. Sa chaleur, son odeur et celle du foin, ça m’a chaviré. Je l’ai prise dans mes bras, aussi fort que j’ai pu, tellement qu’elle en a crié de douleur.

« “Qu’est-ce que tu fais, Sandre ?” elle a murmuré d’une voix toute chose. Sandre, c’était mon diminutif d’Alexandre.

« “On joue, j’ai croassé. Papa-maman, quoi ! C’est la vie.” Je l’ai embrassée sur ses lèvres serrées. Elle se défendait un peu, un tout petit peu. C’était de la belle extase toute neuve, les gars. Nos cœurs cognaient sous le sac. On bougeait plus. On avait chaud. On était bien, heureux pour ainsi dire. Et puis, au-dessous de nous, dans son écurie, Gamin, le cheval, a pété un grand coup comme il avait l’habitude après son avoine. On a d’abord fait comme si on aurait pas entendu. Mais ç’a été plus fort que nous et on est partis à rigoler comme deux perdus. On pouvait pas se contenir. Je défie n’importe qui, un cheval qui pète, de pas se marrer ! J’ai retiré mes lèvres, ma main. C’était fini. Les autres dimanches, timidement, on a essayé de le retrouver cet instant, de le continuer plutôt, mais chaque fois on attendait le pet de Gamin et ça nous empêchait d’y croire. »

Bérurier essuie un peu d’humidité au coin de ses yeux.

— Non, sérieusement, enchaîne le Gros, les cousines, on peut pas, appeler ça une expérience. On a trop d’arrière-pensées avec elles. Et puis elles sont trop jeunes pour qu’en général ça aille jusqu’au bout. Elles font que préciser votre appétit, que l’exciter. On en rêve, on s’échauffe. Moi, pour la bagatelle sérieuse, je rêvais de ma marraine — je vous l’ai espliqué —, et la première personne adulte que je m’ai offerte ç’a été, vous le savez, la femme du boucher. A part ça, y en a une sur qui je voulais jeter mon révolu, c’était madame Lafigue, une amie de ma mère. Couturière, elle faisait au village. Elle avait suivi des cours chez les sœurs. Elle fabriquait les robes de mariage, pour vous dire sa destérité. Une belle femme, avec un sourire flou, des cheveux mousseux et le regard qui semblait toujours prendre des mesures. Quand je la voyais, agenouillée devant ma mère pour rectifier un ourlet, j’avais le rouge qui me cuisait les oreilles, à force de regarder son énorme fessier. A trop se pencher, sa jupe se retroussait. Moi j’avais trouvé le poste d’observance idéal, derrière le fourneau. Ces morceaux de cuisse, Madame ! Un vrai vertige. J’aurais passé le reste de ma vie à l’abri de ses jupes, misère du monde ! Planqué dessous comme dans une tente. Bien au chaud. Chaque fois qu’elle venait à la maison, j’en avais pour des jours à m’en remettre ! Et elle y venait souvent ! Oh ! pas seulement pour faire des toilettes à Maman, bien sûr, mais en amitié : boire le café ou apporter des bugnes, et aussi échanger une fricassée lorsqu’on saignait le cochon de part et d’autre.

« Des années je me suis demandé si ça me serait possible un jour de me la payer, madame Lafigue. D’autant plus qu’elle était sérieuse. Rieuse mais digne. Et son mari était un grand blond dont les yeux pâles me filaient les copeaux. Cocu, il devait être capable du pire, c’t’homme-là ! Si je lui avais embroqué sa gerce et qu’il l’apprenne, il m’aurait pelé comme une pomme, le sagouin ! Déguisé en vermicelle ! Pour me ramasser, y aurait même pas eu besoin d’un brancard, un tampon buvard eusse suffi. Oui, des années j’ai tiré la langue à lui regarder le juponnant ! A penser aux trucs que je lui ferais, à ceux que je lui demanderais ; aux autres encore, qu’on inventerait fatalement. Après ses départs, j’avais des tête-à-tête meurtriers. Ça solutionnait pas. A force d’y penser à vide, je devenais fataliste. Je renonçais en grandissant. Je me disais que ça ne se ferait jamais, nous deux, madame Lafigue et moi, dans un plumard ou de la paille ! Et puis une année, j’allais sur mes quinze berges, l’oncle Fernand s’est marié. C’était le demi-frère à Maman. Un grand vaurien qui avait engrossé la moitié du canton. V’là qu’il était tombé pâle pour une riche fille de maquignon et que l’amour le liquéfiait. Ça finit toujours commak, les fiers-à-bras : la bagouze, M’sieur le maire et la corde au cou. Vu que c’était un grand mariage, y a tous fallu qu’on se fringue. M’man m’a acheté un complet sombre au marché. On n’a pas trouvé ma taille. Le seize ans m’allait déjà plus et je flottais un peu dans le dix-huit. On a tout de même acheté le dix-huit ans. C’était plus chérot, mais la fierté de Môman ça lui compensait la majoration. Elle m’a dit d’aller me le faire rajuster chez madame Lafigue. Que madame Lafigue voulait bien, pour une fois, retaper un costard d’homme puisque c’était pour le garçon de sa meilleure amie.

« Un soir, donc, me voilà parti chez les Lafigue, poursuit le Gros pour son auditoire attentif. Ils habitaient à l’autre estrémité du bourg, en bordure du bois. La couturière était barricadée. Y a fallu que je cognasse longtemps et que je disasse mon nom pour qu’elle m’ouvrasse. Elle m’a alors expliqué que son bonhomme était à un repas de batteuse et qu’elle avait peur, seule la nuit, dans sa maison. Surtout que Black, leur gros chien jaune, suivait toujours son maître.

« “Bon, c’est pas le tout, enfile ton complet” qu’elle me dit. Je l’avais sur le bras. Je regarde autour de moi pour chercher un coin où me défringuer.

« “Qu’est-ce t’attends, Sandre ?” elle s’étonne.

« Et puis elle comprend et rougit.

« “C’est vrai que t’es plus un gamin. Viens par ici !”

« Elle m’ouvre la porte de sa chambre et me laisse.

« Je m’approche du lit : son plumard à elle, avec une belle courtepointe brodée. Au mur, y avait un crucifix noir, je me rappelle, on avait mis un rameau de buis derrière les bras du Jésus. Tout à côté, dans un grand cadre, les parents à Lafigue, côte à côte, avec le menton en casse-noisettes, biscotte quand on leur avait tiré le portrait ils n’avaient déjà plus de ratiches et que les râteliers, ça se faisait pas dans les campagnes. Je me dessape rapidos. J’avais crainte qu’elle entrasse trop tôt. Vite-vite, je saute dans le futal afin de parer au plus urgent. Je tremblais comme un bol de gelée sur le dos d’un dromadaire !

« Comme je cherchais la braguette, la voilà qui rerentre, madame Lafigue. Elle me regarde et éclate de rire. J’avais beau m’escrimer, macache pour dégauchir cette foutue braguette. “T’es comme le roi Dagobert, Sandre”, elle me fait en pouffant de plus belle, “t’as mis ta culotte à l’envers, mon gars.” C’était vrai. Je pouvais pas la boutonner, la braguette, puisque je l’avais dans le dos, comme Charpini. Je tâtonnais vilain. De la voir se marrer à gorge d’employée, il me venait des frissons dans la moelle, les gars. Faut dire qu’elle portait, chez elle, une espèce de blouse bien simple, bien légère, et que sa rifouille lui dilatait le balcon comme si on l’aurait gonflée avec une pompe à pied.

« “Pourquoi essaies-tu de le reboutonner, puisqu’il est à l’envers, Sandre ?” elle a fini par objecter. “Pose-le donc et renfile-le à l’endroit, mon bonhomme !”

« Tout en causant, par jeu, elle m’a fait lâcher mon remontant. Ça lui a coupé la parole, le spectacle que j’offrais. Je savais plus comment me calmer le sinistre. Elle en exorbitait, la couturière. Elle était tout écarquillée, toute médusée, toute pétrifiée.

« “Mais qu’est-ce qui t’arrive, mon petit Sandre ?” qu’elle se lamentait, la pauvre grosse, avec son dé à coudre au bout du doigt. Moi, j’avais les yeux qui bredouillaient et les genoux qui faisaient bravo. On était devenus des témoins ébahis. On contemplait ce sortilège sans savoir ce qu’y fallait en faire. Ça nous venait pas à l’idée, ni à moi ni à elle, parole ! Comme si on l’aurait trouvé sur le chemin sans comprendre à quoi ça pouvait servir !

« “Mais qu’est-ce qui te prend, mon pauvre Sandre ! C’est pas normal, à ton âge !” elle continuait, Mme Lafigue.

« J’en eusse chialé. Elle a ajouté “J’ai jamais vu ça de ma vie !” Je crois que ces paroles flatteuses m’ont redonné le sens des convenances.

« “Je vous aime, mâme Lafigue”, j’ai lâché tout à travers.

« Elle s’attendait pas.

« “Tu plaisantes !”

« “Non, non”, que je lui ai répondu. Et je m’ai approché d’elle. Ça lui a filé peur, elle a reculé. Elle protestait que c’était pas possible. A force de battre en retraite elle a culbuté sur le pageot. Là-haut dans leur cadre, les deux croquants de parents Lafigue me toisaient à la caille. Ils avaient l’air salement teigneux de voir encorner leur fils par un morveux de quinze ans ! Je manquais d’expérience pour lui déboucler les harnais, à Mme Lafigue. C’est elle qui a fini par aider. Bien résignée, qu’elle était devenue. Elle poussait des vaches de soupirs comme quoi c’était pas raisonnable. J’étais bien de son avis mais franchement j’y pouvais rien.

« Vous me croirez si vous voudrez, tandis que je l’escaladais, la couturière de maman, c’était pas à ce que je faisais que je songeais, mais à ce que j’apercevais d’elle, avant, quand elle bricolait des ourlets, à genoux au mitan de notre cuisine. C’était de ces moments-là que j’avais surtout envie ; pas de celui qu’elle me laissait vivre, mais de ceux que je resquillais à plat ventre sur le plancher, dans la poussière. C’est tout de même bizarre, un garçon, hein ? Il lui faut toujours la gamberge en supplément de programme. »

Le Gros éponge les, souvenirs égrillards qui ruissellent sur son beau visage de séducteur.

— Pour en revenir, les jeunes gens, ce sont les amies des mamans qui peuvent le mieux s’occuper de leurs sens et leur faire prendre un bon départ. C’est pourquoi, citoyens, vos bergères étant des copines de maman, il peut leur arriver de déniaiser les petits gars qui se languissent dans leur secteur. Soyez-en pas jalminces ; c’est de la simple charité, rien de plus ! Le coup de serpe sur les amarres pour que le barlu puisse gagner la haute mer. Une fois que le jeune homme a renversé une dame mûre, il se sent fort. Il est dégagé de ses complexes et il pavoise comme un coq sur un tas de fumier. La vie lui appartient. Elle serait la dernière des dernières celle qu’oserait repousser les avances d’un godelureau.

Ayant ainsi affirmé cette surprenante conviction, le Gros s’humidifie les lèvres d’un coup de langue qui filerait de l’écœurement à une couvée de rats d’égout. Puis il continue :

— Maintenant que j’ai envisagé l’amour chez les jeunes gens, on va faire un tour d’horizon du reste. Le garçon, vis-à-vis de ses vieux, voilà, selon moi, comment il doit se comporter. Avec la mère, gentil et serviable. Une mère, les gars, faut que ça reste sacré, toute la vie et après. Pourquoi qu’en canant, le centenaire, il murmure encore “maman”, hein ?

« C’est éloquent dans son genre ! La mère, à mon avis, c’est ce qui rend la mort tolérable. De même qu’elle vous apprend à vivre, elle vous apprend à mourir aussi, puisqu’en même temps que la vie, elle vous donne la mort. Si elle le fait c’est que c’est bien comme ça, faites-lui confiance. Et quand le moment de lâcher la rampe arrivera, au lieu de gigoter, restez calme et pensez à votre vieille. Rappelez-vous les matins d’hiver, quand elle vous carrait dans le clapoir la monstrueuse cuillerée d’huile de foie de morue. Ça vous paraissait dégueulasse, mais pourtant c’était pour votre bien.

Il rêvasse un instant, illuminé soudain par un grand brasier intérieur.

— Je me rappelle quand ma mère est morte, murmure-t-il. Il lui était arrivé une première attaque et j’étais allé la voir à l’hosto. C’était la première fois que je la trouvais dans ce genre d’endroit. Elle savait pas faire, maman, elle avait l’air en visite ; elle se gênait. Quand une infirmière lui passait le thermomètre ou une potion, elle avait un sourire pour s’excuser, un air de dire “m’en voulez pas”. Elle ressemblait à une petite fille effarouchée. En me voyant rentrer dans sa chambre, elle a eu une espression comme jamais plus j’en trouverai sur le visage de personne.

« “Je te dérange, mon pauvre Sandre, elle a balbutié. Fallait pas venir de Paris, je vais mieux.”

« Je l’ai embrassée sans rien dire. J’étais tout éberlué. Je me demandais pourquoi et comment j’avais pu la quitter pendant des années en y écrivant juste une carte postale à Noël ou aux vacances. Ses pommettes brillaient comme deux pommes de Californie.

« “Alors, tu nous as fait des frayeurs, maman”, je lui ai bredouillé.

« “M’en parle pas, mon pauvre Sandre. J’ai cru que j’y passais.”

« Et moi, curieux de savoir, je demande :

« “Ça t’a fait comment ?”

« “Comme quand on meurt”, elle m’a répondu, comme s’il lui était déjà arrivé de mourir et à moi aussi et qu’on sache, les deux, de quoi il retourne.

« “T’as dû avoir peur ?” je lui fais.

« “Oh non, pas du tout ! J’ai pensé à toi et à ton père. Je me suis laissée aller… C’était plutôt agréable comme sensation.” » 

Béru ôte son chapeau, le pose devant lui, comme s’il s’agissait d’un plat garni qu’il s’apprête à consommer. Sa voix fléchit, il garde les yeux secs et la mine paisible.

— Elle est morte la semaine d’après, dans une autre attaque. J’étais pas là. En apprenant la chose, j’ai repensé à notre conversation. J’ai compris que dans ce putain de monde, les gars, rien n’a lieu pour rien. Si ma mère a fait une sorte de répétition avant de mourir, c’était pour me rassurer. Pour me dire, avant de disparaître, que ça ne vaut pas le coup d’appréhender le grand largage ; que tout se passe bien ! Maintenant je sais. Seulement, pour piger ces choses, faut avoir été bon fils, comprenez-vous ? Faut que le cœur ait gardé le contact, toujours, toujours…

Il quitte sa place, va à la fenêtre, l’ouvre et respire un grand coup la bise ravageuse qui fouette les feuilles.

Il regarde sa montre et dit sans se retourner :

— L’heure tourne et je sais que vous êtes de campo. Si vous voudriez qu’on arrête la leçon, vous pouvez me le dire.

Personne ne moufte. Alors il se retourne et nous contemple de ses gros yeux gonflés de pluie.

Il referme la fenêtre, retourne à son estrade, s’y accoude.

— Je vois que vous suivez bien mon cours, les gars. Je vous félicite. Le coup de la chaise mis à part, vous êtes des élèves impecs.

Il s’ébroue, recoiffe son bitos et reprend :

— Avec le père, c’est l’amitié qu’il faut cultiver. Faut devenir copains, les deux. Croyez pas que ça dépende de lui. Un Vieux, il sait jamais bien où qu’il en est avec son rejeton. Dans sa Ford intérieure, son môme l’intimide. Il a le droit de taloches et de coups de pompe dans les noix sur lui, d’accord, mais il peut pas se faufiler dans la pensée du garnement, jamais.

« Les bonnes paroles et les gentillesses qu’il obtient de son chiare, il ne sait pas si c’est franco de port ou au contraire comédie. Combien de mouflets qui virgulent du papa chéri à leur dabe, pensent en réalité : bougre de vieux con. Combien qui lui apportent sa pipe ou ses chaussons rêvent de lui filer la pendule du salon sur la tronche ! Combien qui lui disent que, lorsqu’ils seront grands, ils lui gagneront beaucoup de sous, songent en pétré (comme on dit en latin) : “Tu pourras toujours crever avec des fourmis rouges plein le bec !”

« C’est le jeune homme qui doit aller à son Vieux. Quand l’époque du martinet ou de la savate se termine, que le gamin met des longs futals et qu’il lui pousse du duvet sur la lèvre, c’est à lui de virer sa cuti familiale. Faut qu’il se confie à son daron, qu’il lui bonnisse ses petits secrets, ses polissonneries, ses bonnes fortunes et ses tracasseries. S’il a morflé la chaudelance, faut illico qu’il en cause à papa. Vu que papa l’a eue aussi, y a donc pas de honte à ça. Maintenant, son altitude avec ses frères et sœurs : eh bien, avant tout, éviter la jalousie, mes fils ! Dans les familles les plus fauchées, on trouve de petits requins cupides qui, à peine au monde, se font déjà les chailles sur le futur héritage. Ils se chicornent entre eux pour s’émietter les prochains restes. Y en a qui se battent pour le balai, sans se dire que le moment venu il sera usé. Dans notre village, je me rappelle des Bobichu lorsque leurs vieux sont clamsés. Un vrai scandale épouvantable ! Pendant deux jours et deux nuits il se sont battus, avec le cadavre de la mère à côté. A l’enterrement ils avaient des lunettes de soleil et du sparadrap sur toute la surface. On aurait pensé qu’ils venaient de disputer le championnat d’Europe des moyens et de le perdre. L’aîné avait le pif comme une tomate, une étiquette arrachée, et il glaviotait ses prémolaires dans le gravier du cimetière, tandis que le cadet arquait avec une béquille ayant servi à son vieux (déjà sa part d’héritage). La guérilla a repris au retour du cimetière. A la fin ils ont tout cassé pour avoir l’esprit tranquille. Un sacré carnage ! Il restait plus que des décombres. Pas la moindre assiette, pas la plus petite chaise, aucune armoire, aucun lit, à la hache ils ont fini tout ça. Des vrais Jean Bart ! Des Attila ! Ils ont brûlé au milieu de la cour tout ce qu’était combustible. Ils ont tordu ce qu’était en fer, cassé ce qu’était en porcelaine, déchiré ce qu’était en étoffe. On les a retrouvés, affalés dans la cendre et les tessons, tout sanguignolents, en loques, épuisés, vidés, brisés. C’est l’horloger qui les a découverts. Il rapportait l’horloge des Bobichu que la maman avait donnée à réparer, ratant ainsi sa dernière heure ! Comme ils avaient plus la force de la foutre en miettes, ils se la sont partagée. L’un a pris la caisse, l’autre le balancier. »

Béru déglutit avec difficulté sa salive cotonneuse.

— Je vous souligne comme quoi un pareil comportement est regrettable. C’est pourquoi il faut soigneusement éviter la jalousie chez les enfants. Beaucoup de gens soucieux de la chose croient bien faire en répartissant aux mômes, dès l’enfance, les fringues, la bouffe ou les cadeaux. Le système de la part bien égale, c’est là le vrai danger. Ça leur donne la notion du moitié-moitié, à ces enflés. Ça les amène à mesurer, à peser, à contrôler si les parts sont réellement égales. D’où râlages, revendications et tout le toutim. Le mieux c’est de donner tantôt à l’un, tantôt à l’autre et quèquefois deux coups de suite au même pour bien établir qu’on est pas tenu à une répartition méthodique.

« Le jeune homme a le droit de se battre avec ses frères et sœurs. C’est normal, comme disait mon grand-père : ça fait circuler le sang. Mais minute ! Il doit pas tabasser ses frangines de la même manière que ses frelots. Les frères se dérouillent au poing, tandis qu’on bat toujours les pisseuses avec le plat de la main : gifles ou beignes. Vu ? »

Nous opinons.

— Parfait, se réjouit Sa Profondeur. Pour un jeune homme, de deux choses l’une : ou il mord aux études, ou il a le cervelet qui fait relâche. Dans le premier cas, faut le pousser tant que ça peut. Y a des bourses pour les fauchemanes. Dans le second cas, inutile d’insister. Vu l’encombrement des écoles, le jeunot dont la caboche fait du surplace, vaut mieux l’orienter sur le manuel : mitron, garçon louchébem, plombier, manœuvre, peintre en bâtiment. Dans le premier cas, le mecton qui s’instruit risque de virer au crâneur. Il a tendance à devenir ce que mon manuel cause. Il apprend à chasser, à tennisser, à polocher, à bridger, à monologuer, à piloter, à golfer, à pianoter, à rimailler et même à peindre ! Ça devient du citoyen huppé, futur décoré, futur président. Dans le second cas, le gus qui charbonne risque au contraire de s’enliser dans le renoncement, le médiocre, le fastoche. Conclusion, faut modérer les uns et stimuler les autres, Donner des goûts simples aux gambergeurs et de l’ambition aux tâcherons. Le scientifique, faut le driver vers des sports populaciers tels que le vélo, le fote-bale, le catch ou la boxe. Inversement, c’est au zig qui se fait des ampoules aux paluches qu’il convient d’enseigner le tennis, la chasse et qu’on doit envoyer aux sports d’hiver.

« Notez qu’un nivellement s’opère. La bagnole, d’abord, le service militaire ensuite et puis le mariage pour finir. De nos jours, le zinzin à roulettes passionne tous les niveaux socials : les fils de ministre comme les enfants de Puteaux ; ils rêvent tous de fendre la bise au volant d’une Jaguar type E ou d’une Ferrari.

« Les uns chouravent la tire de leur patron, les autres celle de leur Vieux. On appelle les premiers des blousons noirs et les seconds des blousons dorés. Ils ont presque la même coupe de crins, sauf que les seconds se la font faire chez Défossé. Les premiers ont dans leur poche une chaîne de vélo, les seconds ont dans leur poche une liasse de biftons. Les premiers sont passés à tabac, tandis que les seconds sont admonestés. On file les premiers au gnouf, on prive les autres de dessert. Les premiers se font virer de chez leur patron, les seconds de leur lycée. Et tout à lavement. Les premiers ratent leur train de banlieue et les seconds ratent leur bac. Pour les seconds, ça aurait tendance à s’arranger maintenant qu’on trouve les sujets en vente libre dans tous les bons drugstores. »

Il prend un temps, remise ses cheveux entre ses oreilles éléphantesques et le bord visqueux de son couvre-chef.

— Je voudrais pas ancétacer sur le cours de mon collègue qui vous fait l’associé au logis[8], déclare le Savant. Pourtant faudrait considérer un peu la question de la délinquance juvénile sous un autre angle que la une des baveux ou la barre des tribunaux.

Il relève sa manche droite, dans un geste avocassier. Puis il se tient le bras droit avec la main gauche comme on met un F.M. en batterie. L’index dardé sur nous, il reprend :

— Nous autres, à la Poule, les magistrats ensuite, la presse, le public, tous, on les déclare fléau du siècle, ces blousons. Tous les jours, leurs méfaits s’étalent dans le canard. On s’indigne à qui mieux mieux. On voudrait les cogner jusqu’à ce qu’ils restent sur le carrelage, les filer par le vide-ordures ou dans les gogues, la pierre au cou, et hop ! dans le canal Saint-Martin pour engraisser les écrevisses ; en finir avec eux une bonne fois pour qu’elle soye bien peinarde, notre quiétude bourgeoise que causent les manuels de Droit. On les déclare maudits, ces méchants voyous tabasseurs. On les déclare choléras, ces coléreux. On les déclare bons à buter. On voudrait en faire de la viande d’espériences atomiques ou anatomiques. Les cloquer aux Chinetoques envahisseurs. Les espédier aux Congolais cannibales, aux Siamois, aux Papous, aux vautours, aux rats. Les déguiser en savon, comme les pauvres juifs de la dernière. Déjà, d’ailleurs, on s’en lave les pognes de leur misère, Ce qu’on veut les empêcher coûte que coûte, c’est de tirer les sonnettes et des coups de pistolet. A part ça, qu’est-ce qu’on fait pour eux, hormis de leur savater le dargeot et de les coller au placard, je demande ? Et je réponds : rien !

Le Véhément cogne sa chaire de son poing cartilagineux.

— Rien ! reprend-il. Rien de rien ! Plusieurs fois, j’en ai passé à tabac. C’était mon turf. Ils s’affalaient tellement vite que j’avais pas besoin de doubler ma mandale. A la première pêche ils redevenaient ce qu’ils étaient : des mômes perdus et éperdus. Alors je les questionnais, messieurs mes lascars d’élèves, et je m’ai fait une idée à recouper leurs mêmes salades. Ces mômes qu’on s’est fabriqués après la guerre, dans la frénésie de la Libération, ils ont poussé dans le débectant climat de la guerre froide. Toute leur petite enfance, ç’a été : les Ruskis et les Ricains vont-ils se la filer la grande avoinée définitive, yes ou niet ? Rappelez-vous-en des bombes promises ! La petite ! celle qui ne bute qu’une ville à la fois ; la moyenne qui vous rase deux ou trois départements seulement et la toute grande, bonne à vous souffler l’Europe comme on mouche une chandelle ; on ne cause plus que de ces demoiselles, qu’elles se prénomment A ou H ! V’là vingt piges que ça dure. A peine on commençait à se dire qu’elle se referait peut-être pas pour Berlin, la Troisième mondiale, que v’là Pékin qui émerge et qui menace ; il la promet, lui. Il chipote pas dans le sous-entendu.

« Laissez-nous faire des heures supplémentaires, qu’ils s’égosillent, les pères Lajaunisse, encore trois grammes de poudre de perlimpinpin par-ci, quelques centilitres de merdonium par-là, un doigt de couillambatonium pour finir le blot, et on vous la livre en exprès, la bombe pékinoise, la seule, la vraie, celle qu’esplosera un bon coup sur vos sales gueules de constipés-au-chocolat-de-luxe.

« Bougez pas, les capitaloches (les faux d’Amérique et les vrais de Russie), attendez, mes braves, on va vous les guérir, vos lésions cardiaques, vous les fertiliser, vos plaines de Virginie ou d’Ukraine ! On va vous la réparer, la France ! Vous la Gaulliser à part entière, rasibus, depuis Dunkerque jusqu’à Ton-ramasse-miettes !

« Et l’Italie, dites : vous allez voir comme on va bien la déchausser de sa botte ! Et les Chleus intrépides doryphores, comme on va les rendre doux, prosémites et moutons de Panurge ! Deux secondes encore, qu’on s’occupe du Franco et de ses phalanges. De l’Elisabeth et de ses mouflets entretenus par France-Dimanche. De la reine Juliénas avec son M’sieur Lippe (au quatrième top où c’est qu’il va aller dinguer, le Consort !) Et du Beau-Doin fabiolesque avec le frangin qu’a le goût de bouchon ! Et du Yougo, le beau Tito goerinesque sur les bords, avec sa carapace de médailles. Et du miraculé de Dallas, le ranchemane Johnson, comment qu’il va y avoir droit à son géant barbecue, à son rodéo national ! Et les petites Suisses, planqués derrière leurs coffres-forts ; bougez pas, le sésame arrive ! Çui qui connaît toutes les combinaisons de Bauche ou de Fichet. Y aura bientôt du chocolat fondant dans vos calbars, les amis ! Nestlé vous l’offre ! »

Béru crache à six pas pour s’ôter le plus gros et poursuit en violaçant et gesticulant de plus belle.

— Notez, les Chinetoques, je veux pas les juger. A force de se marcher sur les arpions, ils veulent s’expanser, faut comprendre. Plus ils font des gosses, plus ils sont serrés et plus ils sont serrés, plus ils font des gosses, le frotti-frotta, ça porte à la faribole, c’est le cercle vicelard. Seulement, où j’en reviens, c’est à nos pauvres blousons noirs. Depuis leur premier biberon, ils entendent que ces choses. On leur promet la grosse calamité inévitable. Le grand pet monstrueux qui nous déguisera en lumière verte. Le champignon ultra-vénéneux ! Comme horizon, pour attendre la fin promise ils n’ont que les falaises de béton des grands ensembles, trop grands et trop ensemble ! Des milliers et des milliers de fenêtres garnies de bouilles qui ressemblent à mon cul ! Des espaces où poussent des bagnoles au lieu du gazon.

« Des appartements-clapiers où les bonshommes de l’équipe de nuit brossent les nanas des bonshommes de l’équipe de jour, lesquels sortent tout fumants du plumard des équipiers de nuit ! Le jeune gars qui sent sa peau si menacée et son logis si triste, qu’est-ce qu’il peut espérer encore, je voudrais que vous le disassiez ? Qu’est-ce qui peut le distraire de ce grand néant cubique qu’il s’attend à recevoir sur la gueule d’une seconde à l’autre ? Qui donc lui garantit que tout ça n’est qu’un mauvais rêve, et que les coqs vont bientôt chanter, comme autrefois chez mon Vieux ? Qui donc lui tend la main ? Qui donc, même, lui bonnit la dernière de Marius et Olive, manière de changer l’atmosphère ? Son vieux collé contre la voisine ou contre la lucarne merdeuse de la téloche ? Ses patrons anonymes ? Ses camarades plus déprimés que lui ? On s’insurge, nous le public, on voudrait qu’ils s’accrochassent à une moralité, ces frileux de la catastrophe, ces pauvres résidus de guerre déjà promis à la suivante ! »

Il bave, Béru ! Il est grand, outré, magique, sublime, démesuré ! Il manque d’oxygène, il en pompe comme il peut, avec ce qu’il trouve. Il se dégrafe, se déboutonne, se délace, se délasse. Il se croyait défenseur, il est devenu partie civile.

— On voudrait en faire des individus bien honnêtes, serviables et tout ! Des qui s’essuient proprement les lattes sur le paillasson ; des qui renvoient l’ascenseur, qui tirent la chasse après usage et qui referment la lourde pour si des fois le Blount s’en chargeait pas. Misère de mes deux ! Quelle folie ! Son seul copain, au jeune gars que je parle, c’est le bistrot du coin. Sa seule sécurité, c’est la chaîne de vélo justement qui lui graisse la fouille ; son seul idéal, c’est de piquer une bagnole pour aller calcer une championne du coup de reins forestier dans les bocages. Sa seule distraction, c’est le fumant cinoche, plein de gansters impassibles et de pétards à silencieux. Vous tous qu’êtes là, déjà commissaires, pensez à ce que je viens de vous causer lorsque vos archers vous rabattront une bande de petits voyous pantelants. Pas la peine de les décapiter, suffit de leur couper les cheveux un peu plus court. Pas la peine de les fringuer en droguet, y a qu’à leur enlever leurs blousons noirs tout droit sortis du film de Branlon Mado. Faut pas leur apprendre à vivre pour les punir, mais pour leur apprendre à vivre !

L’image portant à l’enthousiasme, nous applaudissons le Gros comme il le mérite. Il devient homérique. Le succès donne du talent et l’autorité du courage.

— Puisque c’est les adultes qui font la jeunesse, reprend-il, plaignons-nous pas d’en avoir une trop turbulente. Aidons-la au lieu de la châtier. Amusons-la ! Donnons-lui confiance ! Dans les banlieues des grandes villes que je traverse, je vois chaque fois des clapiers nouveaux ! Ça pousse, ça pousse ! Toujours les mêmes, immenses, froids, pleins de bétail mais vides pourtant ! Sinistres à crever ! On y file des mecs comme des pots de confiture sur des rayons. On leur dit : “Restez tranquilles. Faites-vous oublier. Allez au tapin et pieutez-vous !” Du reste, les municipalités, elles cachent pas leur jeu puisqu’elles appellent ça des cités-dortoirs ! En somme, on construit officiellement des villes où les hommes n’ont que le droit de pioncer ! Des bus viennent chercher le troupeau, l’embarquent à l’établi, le ramènent avec des valoches sous les yeux : “Dormez, soyez sages. ” Essayez de plus vivre jusqu’à demain. Trombonez bobonne en douce, ou la bobonne d’à côté pour vous finir la fatigue. Défense d’avoir des chiens ! Envoyez promener vos lardons ! Payez bien le gaz et le loyer et attendez demain pour que ça recommence. Voilà le topo ! Et ça vous étonne, mes petits potes, que les jeunes en aient classe et qu’ils cassent la baraque ! Ça vous choque qu’ils pissent sur les murs hideux de ces usines à dorme ? Ça vous tracasse qu’ils en cassent les vitres, qu’ils barbotent des bagnoles et se saoulent à peine sevrés ? Pas moi ! Dans les commissariats, y a plus d’ambiance que chez eux ! Les flics au moins les écoutent, les font causer, leur parlent ! Ça devient pour ainsi dire leur vraie famille, parce que les flics sont des hommes ! Et parce que c’est ça qui leur manque le plus, aux jeunots blousonneux : des hommes avec qui discuter.

Cette fois, Béru, comblé de bravos, stoppe nos applaudissements d’une main énergique et laisse retomber son bras.

— Depuis un sacré bout de moment, soupire-t-il, je m’ai éloigné de mon encyclopédie, les gars ! Vous savez ce que c’est ? Quand on a une nature inflammable, comme moi, Béru, on se laisse aller à la tartine. Mais c’est jamais inutile de dire le fond de sa pensée. Ça aide à y voir clair.

« Donc, revenons à l’éducation du jeune homme. Beaucoup, malgré ce que je viens de causer, sont timides et empruntés avec les filles. Quand une leur plaît, ils z’osent pas lui dire, ni lui faire comprendre. Pour ceux-là en question, je veux donner quelques formules. »

Il se pince très fort le haut du naze entre pouce et index afin de solliciter l’inspiration.

Elle vient.

— Une supposition, attaque l’Encyclopédique, qu’un jeune homme gratte dans un burlingue. Il tombe pâle pour une petite dactylo mignonnette et s’empêtre dans son sentiment. De loin il mate ses jambes croisées avec les bas sans couture, admire la manière qu’elle fume et celle qu’elle tapote son Undervoude — ou se recharge le rouge Baiser. Il rêve. Il s’angoisse de pas oser lui dire qu’elle lui a filé une lampe à souder à la place du battant. Voilà le bon jeune homme qu’a plus d’appétit, qui finit pas ses nouilles de midi et qui se surmène le métabolisme, comme dirait mon docteur. Comment s’y prendre pour se placer ? V’là un système. Tous les matins, le gars se pointe le premier au bureau, et il met sous la z’housse de la machine à écrire de la mignonne un petit bouquet de violettes (si ça serait la saison) ou de roses crémières. Pas la peine de meurtrir sa pagouze, c’est le geste qui compte. La gosseline, intriguée, elle demande qui lui fait cette gentille farce. L’amoureux ne moufte pas ; il continue. La dactylo, ça la démange de plus en plus de savoir. Pour charmer une nana, mes fils, y a que deux moyens : l’intriguer ou l’amuser. A la longue, miss Undervoude, elle en peut plus. Alors le petit homme n’a plus qu’à lui virguler une chouette bafouille parfumée lilas, dans le style “C’est moi, Julien, que je vous adore dans le secret de mon âme et qu’ose vous le bonnir qu’avec des fleurs”.

« Elle peut pas résister, même que le soupirant aurait la taille jockey, un nez en pied de marmite ou les lampions qui se croiseraient les bras. Toujours par écrit, puisque notre déluré de la marche arrière ose pas témériter, il pose la première ranque : “Je vous attendrai demain samedi, à partir de trois heures et jusqu’à la fin de ma vie à « Ma Bourgogne », boulevard Haussmann. On y trouve le meilleur beaujolais de Paris et des sandwiches au sauciflard que le Masque de Fer se serait fait poser un pipe-line pour en déguster”.

« Toujours chatoyer, les gars ! On les a à l’embellie. Je vous parie un fond de mercerie contre un fond de culotte que le lendemain, la chipoteuse de clavier est là, sur son trente et un. Ne soyez pas louf, surtout, à faire le poireau dès deux plombes ! Oh que non ! L’astuce consiste à se pointer avec une demi-heure de retard pour que la jeune vierge aye eu le temps de mijoter dans son angoisse. Du coup, elle est folle de joie en vous voyant. Vous chiquez à la panne de métro ou à l’encombrement de circulation. Vous lui prenez la pogne et vous murmurez, le regard noyé dans votre godet de Morgon :

« “Ah ! Germaine (si qu’elle s’appelle Germaine, œuf corse) ah ! Germaine, y dépend plus que de vous que je meure dorénavant d’estase ou de chagrin !”

« Si vous réussiriez une petite larmouille effarouchée, à cet instant, ça porterait le comble. La gosse, dopée, la voilà lancée dans la roucoulanche. Vous avez plus qu’à l’écouter, elle fait tout le boulot, comme dans un autre genre, votre bergère quand vous rentrez schlass à trois heures du matin. En résumé, l’arme du grand timide, c’est le romantisme. Y a que comme ça qu’il retombe sur ses pinceaux avec un joli râle à la Gérard Philipe.

« D’autres conseils, maintenant, enchaîne l’Intarissable. Quand vous drivez une gosse au ciné pour une petite partie de paluches, mettez pas de futal à fermeture Eclair, d’abord parce que ça fait du bruit dans le silence et qu’ensuite vous risquez de vous coincer au cas où les circonstances vous obligeraient à la précipitation. Rien ne vaut les braves boutons de nos grands-pères. A la chasse, poursuit l’Infatigable, ne pas profiter d’un taillis pour une saillie express. Des fois on est à l’affût avec une dame et comme rien ne débouche, plutôt que de laisser chômer son Lebel on décide de faire un autre carton. Dans ces cas-là, jamais s’allonger dans les fourrés. Ça intrigue les clébards qui viennent vous faire taïaut-taïaut sur le fignedé. Un miraud quelconque s’empresse alors et vous file une volée de chevrotines dans le valseur avant que vous eussiez le temps d’annoncer vos couleurs. Le jeune chasseur qui prend des fantaisies doit s’octroyer la Diane contre un arbre, jamais à l’horizontale. Vaut mieux être vu en train de jouer les scieurs de long que d’être confondu avec un garenne. »

Il essaie de cracher, mais en vain : plus rien ne sort de ses muqueuses déshydratées par le verbe.

La voix s’enroue, mais elle reste audible et véhémente.

— Je voudrais attaquer le chapitre de l’étudiant, malheureusement, j’ai jamais été au lycée et si je suis été à la fac de médecine c’était pour une affaire d’autopsie. Pourtant, j’ai un neveu qui a réussi un jour son entrée en sixième. Hélas, le môme Roger avait des déboires avec le latin. Tant qu’il avait été enfant de chœur il s’était payé des « Amen » impecs, mais au lycée, dans les grincheux grimoires bourrés d’inclinations, de décoctions et de tribulations il perdait la manette des gaz, Roro. Une vraie débâcle ! Ses vieux, mécontents, l’houspillaient et se saignaient pour lui payer un répétiteur. Fallait le voir, le pauvre biquet, bêler des trucs biscornus. Y causait toujours de la pommade Rosa dans ses divagations. Rosa, rosa ! qu’il bafouillait, la larme à l’œil ! Je croyais, au début, que c’était le blaze de sa bonne amie, et qu’il chevrotait son prénom pour se mettre du cuisant dans le vague à l’âme. Rosa ! Rosa ! Mais pas du tout, ça faisait partie de son programme, m’a espliqué son dabe. Et mon pauvre neveu de pleurnicher à tout va : Rose à Rome ! (ou Rose-arôme, j’ai jamais bien pigé s’il s’agissait de la ville ou de l’odeur). Rosis, aussi, ça me revient ! C’était lui qui rosissait !

« Pour comble de guigne, quand il a atteint sa quatrième, après avoir redoublé chaque classe, il s’est payé un pion vachement coriace qui l’avait pris en grippe et lui faisait des avanies saignantes. Brimades, humiliations, colles, devoirs supplémentaires, il lui donnait un vrai récital morpionesque. Roro en dépérissait, en rêvait la noye, en faisait pipi au pieu !

« Et pire, même, il flouzait dans son froc en apercevant cette carne ambulante. Parole, mon neveu sentait la crotte, dans ce lycée. Les parents se lamentaient, mais ils osaient pas intervenir. Un matin de Noël, j’ai cramponné Roger dans un coinceteau, à l’écart, et j’y ai tenu le langage suivant : “Ecoute, gamin, t’as le devoir de supporter tes profs, mais pas tes pions. La prochaine fois que m’sieur Peau-de-vache te fera de l’arnaque, file-lui un doublé à la face…” Faut vous dire qu’il était costaud, Roger, baraqué comme son tonton. Aux vacances, j’y inculais les rudimentaires de la boxe. Il rosit, rosa, rose à Rome un bon coup et me répond :

« “Tu rigoles, Tonton, j’oserais jamais ! Qu’est-ce qui se passerait ?”

« Y se passera que cet enfoiré te laissera peinard, voilà ce qui se passera, je lui promets.

« Bon, poursuit le Gravos, les vacances finissent. Le gamin retourne au lycée. Ça ne rate pas, son père fouettard le chambre, bille en tête, à la première minute.

« “Vous, là-bas, l’horrible Bérurier, qu’il s’écrie, le morbach, sortez vos mains de vos poches !”

« Le sang du Roro fait qu’un tour. L’horrible Bérurier ! Je vous demande un peu ! Jamais un Bérurier a été horrible. Le môme vient se planter sous le nez à Peau-de-vache.

« “Si je les sors, mes mains, vous en entendrez causer”, qu’il lui lance hardiment.

« C’était bien répondu, admettez ? Le pion devient verdâtre comme un bouillon de poireau.

« “Si vous sortez pas tout de suite vos mains, je vous mets quatre heures de colle !”

« Alors là, il s’est souvenu de son tonton Alexandre, le brave lapin. Je m’ai fait espliquer ensuite, par lui et par les témoins. Il a commencé par un crochet au foie à la Charles Humez. Ensuite ça n’a pas z’été un une-deux à la face, mais la grande série asphyxiante, tant et si bien qu’il l’a mis K.O., le vilain pion !

« Y a fallu le coltiner à l’infirmerie pour lui faire renifler des sels et lui poser des agrafes. Il s’en est suivi tout un chabanais et on a viré Roro du lycée. Eh ben, ç’a été l’éveil d’une convocation pour lui. Il s’est fait boxeur, le garnement. A l’heure que je cause, le voilà vice-sous-champion des poids moyens de l’Eure-et-Loir et il doit prochainement rencontrer Kid Alphonse en grand super-gala à la salle des fêtes de Nogent-le-Rotrou ! Pour vous dire… La destinée !

« Notez, ajoute notre digne professeur, au bout d’un écheveau de réflexions, les pions c’est la préparatoire aux adjudants du service militaire. En v’là encore une drôle d’engeance, les juteux ! Bien que désormais, l’armée, sans colonies, c’est devenu une colonie de vacances. Je connais des vedettes mobilisées qui s’entendaient pas avec leur colonel. On a muté le colonel pour le remplacer par un autre bien gentil et favorable qu’aimait les artistes. Ça indique l’excellence du climat. De mon époque, c’était pas encore le pensionnat de Bouffémont, l’armée ! Bigre non ! »

Il fait un jeté-battu par-dessus le muret de sa mémoire et retombe en rigolant.

— Faut que j’ouvre une parenthèse, les gars. Vite fait, biscotte je sens que vous avez de la démange dans le buisson. Figurez-vous que je m’ai pointé dans les tirailleurs sénégaloches. Engagé volontaire. La guerre était finie, je voulais voir du pré. Y avait plus de médailles à ramasser, les aînés qu’étaient encore dans la carrière avaient tout sucré, les goinfres : les bannières et les croix ! La médaille de ceci et celle de cela sur fond de laurier-sauce. En France elle était sciée, l’aventure, remballée jusqu’à la prochaine, comme les crèches en janvier. Fallait aller musarder dans les possessions estérieures pour tenter de dégauchir du grade et de l’épopée.

« Chez nous, bernique, on pouvait que s’inscrire à un parti politique, se faire Bidautiste ou Mollésien, Plévéniste ou Thorésien, Jemenfoutiste ou Gaullien, monter à l’assaut des bistrots, et proclamer bien haut qu’on l’avait été jusqu’à la gauche, opposant du Frisé, vaillant guerrier de l’ombre, auditeur de l’abbé baissé à en avoir mal aux feuilles à force de se la cogner quotidiennement dans les trompes, la moulinette brouilleuse des Chleus. En ce temps-là, le général s’était pas encore déniché des cousins germains, et c’est dommage dans un sens parce que ç’aurait pu aplanir plus tôt, sans infusion de sang ! Hitler l’aurait su à temps qu’on était de la même family, eux, les tronches carrées, et nous, les tronches vides, qu’il s’y serait pris autrement pour nous empaqueter. Au lieu de passer par Sedan, il sautait directo le Channel. Il se sucrait la grande Albion facile. Churchill devenait Pétain et la Gestapo prenait ses quartiers d’hiver à Glace-Glove. Nous autres, on laissait manœuvrer les cousins, puisque de toute manière nos munitions, on pouvait que les balancer avec un lance-pierres, les fusils n’étant pas du même calibre ! Enfin, c’est fait, c’est fait ! Mais j’en reviens à moi, après le grand malentendu. Pétant d’impatience, me voilà chez les Sénégalais. Seul Blanc dans une chambrée. Je me sentais vraiment pâle. D’autant plus que les amis Y a bon Banania en tâtaient. Dès la première nuit les plus téméraires ont voulu me passer au Miror. Des hardis, dessalés, avec une impétuosité bien formidable : ils se gavaient de piment, les traîtres ! Quand j’ai vu un grand méchant se couler sur mon bat-flanc pour me le faire à la frissonnante j’ai chopé le hoquet. J’arrivais de ma brousse avec des illusions et des virginités de partout. Je savais de la vie que ce que j’en avais lu dans Rustica, le seul journal qu’on lisasse chez nous !

« Ça aide pour les semis de printemps, mais y a jamais eu là-dedans des rubriques pour expliquer ce que c’est que le style pédoque et comment t’est-ce qu’on doit s’en défendre. Mon enamouré, je pigeais pas tout de suite quoi t’est-ce qu’il cherchait. Sa tendresse, je la prenais pour de l’amitié, ça me flattait d’inspirer un caporal. Car il était caporal, Bambouli-Bamboula. Il aurait su écrire, il aurait pris de l’avancement avec ses performances in door ! Seulement il ne faisait que des croix. Ses rapports, on aurait dit le plan du Père-Lachaise ! Quand, brusquement, j’ai constaté ses signes estérieurs de richesse, j’ai pigé qu’il y avait du durcissement dans nos relations. J’ai eu les jetons et je m’ai enfui chez l’adjudant qu’était un grand blond alsacien à l’accent choucrouteux. Herckmann, il s’appelait. Un costaud, avec pas de lèvres et des yeux presque blancs à force d’être bleus. Je lui bonnis ma mésaventure. “Ah le sagouin !” il s’écrie. Et le v’là dans la chambrée, à hurler qu’il va faire casser Bambouli. Le casser, ça devait pas être difficult à ce moment-là. Bambouli a rechigné. Baissé la tête, baissé pavillon et le reste. Y a que la jambe de son pyjama qu’il a remontée. Une fois que ç’a été en ordre, Herckmann me dit : “Mon petit gars, faut pas rester avec ces grands vilains, viens avec moi”.

« Flatté, le Béru ! Je suis mon adjudange-gardien dans sa turne. Il me montre son plumard. “Tu vas dormir dans mon lit, comme ça tu ne craindras rien.” Ça partait bien, ma carrière militaire, reconnaissez ? Sans dire ouf, je me blottis en me demandant un peu s’il y aurait suffisamment de place pour deux, vu que, question du gabarit on n’avait pas la morphologie crevard, lui et moi. On se zone, il éteint la calbombe et tout à coup je pige mon drame dans toute sa vigueur : lui aussi il en était, l’adjudant. Un romantique, un délicat. “Appelle-moi ta petite fille”, qu’il me susurre dans le noir. A moi ! A moi, Béru : ma petite fille ! Du coup je me lève, je rallume et je lui déclare que je m’en ressentais pas de jouer la Marquise des Anges avec sa pomme !

« Digne, je retourne dans ma chambrée. Le lendemain, il flottait.

« L’Herckmann me fait descendre dans la cour, l’air sinistre.

« “A plat ventre !” qu’il brame en me désignant la boue.

« “Je vais tacher mon beau costume”, je proteste.

« “Dix jours ! Et à plat ventre !” s’égosille l’adjudante. Y a fallu que je l’obtempère. Des heures, ça a duré. J’avais de la glaise jusqu’au trognon, dans les tifs, dans les oreilles, les narines, la bouche, les dents creuses. Je me demande des fois s’il m’en reste pas encore. Le lendemain il m’a forcé de recommencer, et le lendemain du lendemain… Un vrai calvaire ! Une calamité calamiteuse ! J’avais des idées de désertion. Pour finir je suis été trouver le commandant et comme il pigeait bien la vie, et qu’il aimait pas la rondelle magique, il m’a muté. »

Béru toussote.

— Bon, continue le Conférencier, je rentre dans le civil, je me fais poulet ; et je me marie, du temps passe. Un soir, j’étais à la Mondaine, on opère une descente dans un hôtel pouilladin de la Goutte-d’Or. Et quoi t’est-ce que je déniche, en train de bien faire avec un mataf ? Mon ancien adjudant. Mort de mes os ! j’en grelottais de joie. Je me le fais mettre au frais. Il m’avait pas reconnu vu que j’avais pris de la bonbonne. Nous voilà en tête à tête dans mon burlingue.

« “O Herckmann ! je soupire, si tu m’appellerais ta petite fille, pour voir”… »

Bérurier masse ses phalanges rétrospectivement endolories.

— Cette fiesta, les mecs, rêvasse-t-il. Cette fiesta, ç’a été une des plus belles de ma carrière !

Puis, chassant ses tumultueux souvenirs, il conclut.

— Le jeune homme, voyez-vous, faut le mettre en garde contre les pédaleurs de charme. Les dabes rétrogrades les alertent seulement sur la chtouille, alors que les maladies vénitiennes, de nos jours, avec un verre à liqueur de pénicilloche on les guérit. C’est contre les hommes qu’il faut le prévenir, pas contre les dames. Sinon il est pris au dépourvu et se laisse placer sur une rampe de lancement avant d’avoir pigé. Bien sûr, s’il veut faire une carrière dans le cinoche ou la couture, ça aide. Dans l’antiquité et la coiffure idem ; mais à part ces quatre branches que je cause, s’entraîner à prendre du vase, croyez-moi, c’est pas un placement de père de famille !

Le Solennel se tait, les parois des soufflets collées.

— Faut interrompre ? demande-t-il, je fais dans la longueur aujourd’hui biscotte le chapitre est prépondérant.

Nous nous consultons par des hochements de tête. Certains regardent leurs tocantes.

Je prends la responsabilité.

— M’sieur le professeur, interpellé-je, les plus pressés n’ont qu’à filer, les autres resteront.

— Gi go ! répond le professeur de bonnes manières.

Un jeune gars qui frétille du kangourou depuis un moment se dresse, un peu gêné, et bredouille qu’il a rendez-vous chez le dentiste. Béru le flagelle d’un regard limoneux comme une tanche.

— C’est ça, va te faire couronner la molaire, mon grand, lui dit-il. Mais c’est pas avec une ratiche colmatée que tu pourras éduquer tes grands garçons, plus tard.

Le condisciple fuit sous les huées. Béru hausse les épaules.

— Se défoncer la bagouze pour s’entendre répondre le dentiste, soupire-t-il, ça incite pas au professorat !

Mais il a l’abnégation rapide.

— Faut que je dise une broque sur la façon de jaffer des jeunes gens. J’ai remarqué que de nos jours, le jeune homme se nourrit mal. Il la trouve secondaire, la becquetance, presque superflue. Il tortore n’importe quoi, n’importe où. C’est désastreux comme mœurs, cette négligence. Ça pousse le gargotier au bâclage. Ça développe l’hamburgère, cette tristesse de la nouvelle cuisine. Des boulettes, comme à vot’ Médor ! La carotte râpée, la viande hachée, le yaourt, v’là le menu de l’adolescent moderne ! Je jure ! Ou alors, pour les snobinards le sandwich-clube ; autrement dit de la poubelle en tartines ! On y trouve de tout : des bouts de tomate, des miettes de poulet… comme si ça serait déjà été bouffé une première fois ! Très peu pour moi, merci ! La faillite de la mange, c’est dramatique ; car enfin le Français, à part le Gaullisme sauveur, qu’est-ce qu’il a pour se faire valoir ? La 2 CV, le petit Larousse et sa cuisine, non ? Vous voyez autre chose, vous ? Le jeune homme, maintenant, la mangeaille lui fait honte. Gandhi ! il est bon pour gober le repas-pilule ! Ou même le repas-suppositoire ! Un coup de pouce dans le train et le voilà calorifugé à bloc, la panse garnie, la vitamine en place !

Le Gros en a des ondulations dans le baquet. Sa bedaine frissonne, comme une eau sous la bourrasque.

— Quand j’étais moujingue, ma petite institutrice répétait « il faut manger pour vivre, et non vivre pour manger ». Seulement, lorsqu’on s’annonçait à une heure et demie, après la mi-temps, ça reniflait la persillade dans la cour, ou bien la friture, ou bien le civet grand-mère. Elle en était pas au poultok aux hormones ni à la charcuterie sous cellophane, cette chérie. Elle mijotait du délicat, du vigoureux. Je me rappelle d’un sauté de chevreau au vin blanc qu’a parfumé la classe pendant deux jours et qui m’a fait bavasser plein mon cahier.

« Même notre curé, en chaire, il donnait des recettes de cuisine. Comme quoi l’Eglise elle-même condamne pas la boustifaille. Rappelez-vous le bon Jean XXIII avec sa brioche carrossée par Maserati ; on aurait dit qu’il se planquait la tiare sous la soutane ! Ça lui était pas venu par l’opération du Saint-Esprit, un pareil durillon de comptoir. Le Saint-Esprit, jusqu’à preuve du contraire, il fait que les dames. Women only ! J’affirme donc qu’apprendre à manger aux mômes, c’est la base de leur éducation. L’homme qu’aime et qui sait tortorer ne peut jamais être un vilain bonhomme. Ça rend bon, la table. Ça noblit l’âme.

Le Gros promène avec lenteur une langue à cacheter les immenses enveloppes en papier kraft sur ses lèvres goulues, torchant confusément une sarabande monstre de repas délicats et copieux. Il est la statue vivante des nourritures solides ; leur ardent résultat, leur sous-produit altier.

— C’est grâce à la tortore que je m’ai marié, révèle-t-il. A l’époque où j’ai connu Berthe, autrement dit madame Bérurier, je logeais à Issy-les-Moulineaux où que j’avais une piaule de jeune homme. J’étais gardien de la paix alors. Berthy était serveuse dans un petit restaurant, pas loin de la mairie.

Sa Majesté a une moue indulgente.

— Ceci et cela entre nous, œuf corse, chuchote le Confus. Maintenant que j’ai opinion sur rue et que me voilà inspecteur principal, presque et probable futur commissaire, on évite d’évoquer. Le standinge, ça consiste aussi à oublier les méchants débuts, ou bien à en causer comme d’une bonne rigolade. Ma bourgeoise aime pas que je rappelle ses entre-ses-dents.

Il a l’orbite noyée.

— Fallait voir, pourtant, la manière qu’elle te vous les servait, les z’hors-d’œuvre variés, les côtes de porc-spaghetti, les crèmes renversées et les carafes de côtes-du-Rhône !

« Une vraie petite fée magicienne. Des quatre assiettes garnies à la fois elle charriait, d’un même bras, le coude arrondi pour faire tablette. Elle allait de table en table, se déchargeant à droite, à gauche, sans que les papouilles des clients la gênassent et lui fissent tomber un plat. Et puis le mot pour rire. La vivacité d’esprit, dans ce métier, c’est important. Une supposition, un mecton laissait choir sa fourchette ; Berthe c’était pas le genre hypocrite, le côté “Bougez-pas-je-vais-vous-la changer !” Non ! Elle la ramassait, l’essuyait du coin de son coquin tablier blanc en faisant comme ça au quidame : “Comme ça serait la même que je vous ramènerais, c’est pas la peine que j’allasse me balader en cuisine avec” ! Ça détendait la clille, des boutades pareilles. De même, une autre supposition qu’un rouscailleur se mette à ronfler comme quoi les petits pois étaient aigres, ma Berthy, très deux cents volts, répondait “Et pourquoi t’est-ce que vous ne vous les colleriez pas au derrière s’ils sont pas assez bons pour vot’ bec, monseigneur ?” La salle se marrait à bloc et le rechigneur jaffait ses aigreurs sans plus piper. Vous voyez ? Elle me plaisait bien, cette jouvencelle. Maintenant elle s’est un peu laissé envahir, même qu’elle est à Brides-les-Bains pour essayer de s’épousseter quelques kilogrammes ; mais à l’époque dont au sujet de laquelle il est question, Berthy c’était de la pinupe carrossée grand luxe, avec les accessoires en place, les freins à tambour, la fourche télescopique et les sacoches-campinges bien arrimées au porte-bagages. Un premier lot, quoi ! Le dommage c’est qu’elle grattait pour un vieux bougnat moustachu, un veuf : le père Hippolyte. Sa vioque s’était farci un autobus de la ligne 20 en plein placard, un matin qu’elle draguait du côté de Saint-Lago. Juste au déboulé de la cour de Rome, près des grilles. Depuis lors, il arrêtait pas de chasser derrière les cotillons de Berthe. Un valseur comme çui de madame ma femme, nécessairement, ça porte aux sens, ça déclenche tout un panorama de mirages dans l’esprit du bonhomme en panne de brancards.

« Berthe est pas bégueule, mais elle voulait rien chiquer pour l’éponger, le Polyte. Et pourtant, elle avait une situation à se faire dans la nouille et le quart de brie si elle aurait su manœuvrer. Recta, qu’elle le drivait jusqu’à la mairie, le moustachu, d’autant plus qu’elle se trouvait à deux pas ! Ensuite, le Restaurant des Aminches, il lui appartenait corps et biens, non ? Seulement, Berthy avait de l’ambition ; elle le sentait que d’hautes destinées poireautaient à l’attendre au tournant du destin. Tout ce qu’elle lui consentait, à l’Hippolyte, c’était un petit coup de paluchette facile, avant la plonge du morninge, histoire de le mettre à jour, le cher homme ! La vertu, ça n’empêche pas la compréhension. Au premier coup de périscope, j’avais pigé que c’était un sujet pour bibi, Miss Berthe. L’étrange de la vie, c’est que les gens qui vont faire la vôtre, vous les reconnaissez au passage. C’est comme si on aurait une sorte d’espèce de souvenir du futur, voyez-vous. Moi, je jouais les fringants avec mon beau uniforme de poulaga à boutons argentés et mon aubergine blanche agrafée au côté. Je suis plutôt pas mal, mais y a une dix-huitaine d’années je tombais dans l’irrésistible. Les gerces marchaient à reculons sur mon passage et j’ai vu des encombrements féroces, vers la Bastoche, quand je faisais la circulation à la hauteur du Richard-Lenoir. Des conductrices polissonnes freinaient pile en accrochant mon œil de velours et ma prestance cosaquienne.

« Y en a des vicieuses qui se faisaient verbaliser exprès pour pouvoir me causer et me renifler la vareuse. Pour vous espliquer que la Berthe, tout comme les copines, elle a eu ses émois de printemps en m’apercevant, le jour que j’ai atterri au Restaurant des Aminches, en grande tenue poulardienne, avec la moustache parée pour la manœuvre des patineurs ténébreux. A cause de mon uniforme, je pouvais pas me permettre la main au valseur, comme les autres clients, je devais me rabattre sur le madrigal ; et c’est ça qui m’a sauvé la mise. Je lui ai paru d’une mondanité exorbitante, à cette gentille serveuse. Comme quoi vous en avez une preuve de plus, que les bonnes manières c’est la base du bonheur. Je lui causais coquinement, en finesse. Le côté : “Ce qu’il y a de meilleur dans ma blanquette de veau, mon petit chou, c’est vot’ joli pouce qui trempe dans la sauce”. Un langage velouté, quoi ! Du caressant qui amorce le frisson. Au milieu de sa clientèle de taximen et de petits voyageurs miteux, elle a senti le gars de l’élite, illico. C’est des choses qui trompent pas. On a précisé les relations un soir qu’un de mes boutons s’est fait la valoche au moment de payer. J’ai toujours eu des misères avec les boutons. A l’époque que je vivais seul, pour les recoudre c’était du sport. J’avais beau prendre des aiguilles anglaises parce qu’elles ont le chas bien large, pour enfiler c’était la grosse partie de bilboquet ! Et aftère, la cousette seulâbre, j’étais pas champion. Je cousais de trop près. Le bouton il était plaqué comme un écrou, c’était la boutonnière qui en pâtissait. J’ai raconté tout ça à Berthe. “Ecoutez, m’sieur l’agent, qu’elle me fait, demain c’est mon après-midi de congé ; venez prendre le thé et amenez-moi tous vos dégâts, que je vous répare ; un homme seul, on sait ce que c’est.”

« Elle créchait au bout de la rue Karl Marx Brozère, au-dessus d’une poissonnerie. Y avait de l’effluve insistante chez elle, l’été surtout, quand, à peine descendue de son train de marée, la merluche commence à prendre ses aises. Son thé, à la Berthe, c’était quatre andouillettes au vin blanc qu’elle avait secouées dans le garde-manger personnel à Hippolyte. Des vraies, des lyonnaises, dodues et juteuses, avec du grenu sous la peau et des fissures qui bavent jaune clair. Elle m’a espliqué, en mijotant, que son violon d’Inde c’était la cuisine délicate, Berthe. Elle méprisait profondément le cuistot au moustachu, un vieux malpropre picoleur que ses spaghetti étaient bons pour l’affichage et qui sabotait la grillade. Il était juste doué pour faire le veau, le fossile. La crème caramouze aussi, parfois, quand il se donnait la peine de négliger le flan en sachets. »

Bérurier joint ses mains, dévotieusement.

— Les plus belles andouillettes de ma vie, les gars, c’est ce jour-là ! On avait l’impression de bouffer le bon Dieu !

Il renifle son émotion et s’empare de son encyclopédie terriblement négligée.

— Avant de vous poursuivre mon espérience personnelle, faut replonger dans les classiques. Ils en disent long comme Bordeaux-Paris, là-dedans, sur ce qu’entoure le mariage, sur ce qui le précède, sur les fiançailles, les formules de demande et tout le bigntz. Pour commencer, ils soulignent que les filles, depuis leur plus jeune âge, elles rêvent qu’à la bagouze. Dévergondées ou chastes jusqu’à la toile d’araignée incluse, leur terreur c’est la Sainte-Catherine, à ces demoiselles. C’est pourquoi faut se méfier des pièges à mari qu’elles vous posent sur le sentier de leur vertu.

Brandissant sa bible, Béru exulte :

— J’ai potassé le problème dans ce manuel. En résumé, v’là comme ils préconisent, mes scientifiques du rond de jambe. Quand un jeune homme a repéré une souris dans ses cordes, qu’il a fait jouer ses charmeuses et qu’il lui a virgulé le long compliment à soupirs pneumatiques, il décide de tâter le terrain pour la marida. En ce temps-là y avait enquête sur la family de la gosse, pour si des fois des charançons se baladeraient pas dans son pedigree, si le papa cacherait pas une vilaine affaire foireuse du style faillite, ou si un grand frère se purgerait pas une petite erreur de jeunesse au collège supérieur de Fresnes. On espédiait donc un aminche du jeune homme chez la donzelle. Le messager spécial se fringuait solennel, en jaquette et bitos de magicien. Il abordait le papa dans le suave : “Mon copain Untel qui s’en ressent pour mademoiselle votre gamine me charge de repérer un peu le topo de vos sentiments pour pas risquer de se casser le naze contre votre lourde, baron”… Ou quèque chose d’approchant. Le vieux se grattait la barbouze (ça se faisait beaucoup de ce temps-là, la barbichette) et répondait qu’il était flatté, mais qu’il devait en faire part aux siens. Mon œil ! il se réservait pour la contre-enquête. Il voulait en savoir plus ample sur le Roméo, être sûr que monsieur le Tombeur soye pas fils père, qu’il flambe pas au casino et qu’il ait pas une vie indissoluble. Bon, une supposition, l’enquête montrait que le prétendant avait la blancheur Persil, le beau-dabe et le messager organisaient pour lors une rencontre sur terrain neutre des deux familles, histoire de voir réciproquement les bouilles qu’on avait. Ça se passait dans un musée, souvent, ou bien dans un jardin public ou z’encore à la sortie de la grand-messe. On se trouvait nez à nez, on chiquait à la surprise. On se présentait avec des points d’esclamation. “Comme l’hazard est grand ! Mademoiselle Mathilde, vous z’ici ! Et avec vos vieux ! Permettez-moi de vous présenter papa-maman…”

« Et la gosse répondait aussi sec, entrant dans le jeu à pieds joints : “En effet, elle est raide, celle-là ! Moi que justement je causais de vous à môman, pas plus tard que tout à l’heure ! C’est de la thérapeutique, m’sieur Pierrot !”

« Les vioques se serraient la louche en se détranchant bien à fond. On en bonnissait une ou deux sur le temps, le prix des radis, la couleur du cheval blanc d’Henri IV et puis on se cassait rapide pour aller papoter sur les premières impressions. “Tu crois que c’était du vrai vison, son étole, hein, Mémaine ?” Ou bien : “Le père fait sérieux, mais la mère, avec son rouge à lèvres, elle donne dans le léger ! Ma parole, elle se prend pour Sahara Bernhardt…” Enfin chaque groupe commençait son petit boulot de démolition. “C’était quoi, sa décoration, au papa ? Un ordre étranger ou de la ficelle à gâteau ?”… “La petite est jolie, mais t’es sûr, Gaston, que son petit frère est pas court-circuité du bulbe ? T’as pas remarqué comme il marche avec les genoux en dedans ?”… “Pourquoi qu’elle se fringue en chaisière, madame Michu, pour faire sérieux ou pour faire pitié ?”… “Tu nous avais pas dit qu’il boitait bas, son père ? Faudrait se renseigner, Ernest, des fois que ça serait congénital”, etc.

« Mais enfin, vaille que vaille, les choses se faisaient. Le père du futur se loquait façon milord et allait poser la demande officielle, gants blancs haleine fraîche. “Vous nous la refilez, votre môme, ou pas ?”

« Le vraiment délicat, c’était les mariages de raison que les vieux essayaient de goupiller entre eux. De tout temps, les marieuses ont foisonné. A l’époque, c’était un fléau social. Moi je me rappelle, un cousin de chez nous qu’on a voulu marida. Le fils d’un gros quincaillier : Anatole. Il avait le genre pas bileux. Il préférait les copains au mariage. Quand il voulait se faire pressentir l’intime, il allait au Sphinx de notre chef-lieu, ou chez Antinéa, une boîte vachement sélecte que toutes ses pensionnaires étaient passées à l’alcool à 90° chaque matin. Mais comme il prenait du carat, Anatole, fallait bien qu’il se case. Il avait la flemme de chercher. Une vieille bigote du coin a arrangé le topo, Mme Lafouinasse, la femme du notaire. De la personne homologuée : cheveux blancs, ruban de velours au goitre, face à main et écharpe noire.

« Elle possédait justement dans ces dossiers une fille de général. Selon elle c’était juste la pointure d’Anatole. Une demoiselle vachement bien élevée par les religieuses, et qui causait deux langues, qu’avait une dot honorable, plus des espérances de tous les bords. Pas exactement jolie, non, mais une classe folle. Photo à l’appui : c’était pas Greta Cargot, mais pour faire des lardons et engueuler une bonne, ça pouvait cadrer. Mon Anatole dit banco et on arrange la rencontre ! »

Le Gros s’en trémousse sur sa chaise.

— Le cousin se met sur son trente et un. On eusse dit le Napoléon du réverbère ! Il arrive chez le notaire où, comme par enchantement, le général Glandoche et son petit monstre se trouvaient déjà. Présentations ! Il a failli dégobiller sur le tapis, Natole, en découvrant le lot qu’on lui réservait.

« Sur la photo, Thérésita (ses vieux avaient fait leur voyage de noces en Espagne) on l’avait flashée de trois quarts, si bien que ça pouvait pas se voir qu’elle avait un œil renversé. Et comme le portrait la montrait de buste, on se rendait pas compte qu’elle marchait avec des béquilles vu qu’elle traînait une guitare raccourcie de vingt centimètres. Et sa bosse non plus était pas visible, pas plus que sa grosse verrue au menton, sa loupe sur le front, sa dent géante, sa tache de pinard sur l’autre joue et l’eczéma couvrant ses paluches. L’eczéma, surtout, qui l’a débecté, Anatole. Quand on disait bonjour à la môme, il pleuvait des miettes, paraît-il, comme quand on secoue la nappe après le pique-nique. A la fin de la réception, v’là le général Glandoche qui chope Anatole à part, dans une embrassade de fenêtre. “Mon jeune ami, qu’il attaque, le général, notre chère hôtesse m’a fait part des sentiments dont à propos desquels vous honorez ma fille. Je dois vous dire que je vous trouve morbleu fort sympathique et que je suis prêt à discuter de cette union avec vous et notre ami le notaire.”

« Mon Anatole, il glaglatait vilain, je vous le dis ! Il se voyait déjà convoyant sa fée Carabosse dans les sous-bois avec une petite pelle à la main pour enterrer sa bosse dans les moments d’abandon. Il mirait la beauté, à distance, et il se disait que les Glandoche avait dû concevoir ce sujet au cours d’un accident de chemin de fer ou d’une épidémie de peste bubonique. “Je me trouve un peu jeune pour me marier”, qu’il bredouille. “Allons donc, se marre le général, un gaillard de trente-huit ans ! Il n’est que temps au contraire.” “J’ai un grand voyage à faire dans les pays chauds” trouve Natole. “Ma fille en sera ravie, elle raffole de la chaleur.” “J’ai une maîtresse tyrannique”, invente le cousin. “J’irai lui causer”, rassure le général. “C’est une violente, s’étrangle Anatole, elle la tuerait, votre fille.” Dans le fond, le général, c’était sûrement son rêve secret, l’assassinat de son hideux débris. Depuis le temps, il en avait classe de lui refiler la becquée à son petit hibou. “Mais non, mais non, vous grossissez, jeune homme ! Vous grossissez !” Il maigrissait plutôt à vue d’œil, mon Anatole. Des chandelles larges comme mon pouce lui dégoulinaient sur la frite. Alors il a tenté l’impossible, il s’est mis à plaider coupable, à bloc, à baliverner à outrance, à avouer des mouflets imaginaires, des chaudes-lances pernicieuses, des indélicatesses honteuses. A l’entendre, il avait plombé toutes les demoiselles du canton, essayé toutes les radeuses (là, y avait du réel), tiré des chèques sans provision, giflé le curé, écrit des lettres anonymes, foutu le feu à l’école maternelle. Il s’inventait des péchés inconnus, Natole, des vices jamais racontés par personne, des manies abominables, des horreurs bien abjectes… Mais il avait beau les livrer à la benne basculante, ses immondices, le général cramponnait toujours les positions. Il avait fait Verdun, cézigue, la Marne, le Chemin des Dames et toute la Croisière 14–18 en héros. Son grade, il se l’était pas obtenu par correspondance. Il savait lutter, le bougre. Il pardonnait tout, il promettait la grande rédemption, le salut par Thérésita. A le croire, sa fifille c’était une succursale de Lourdes question miracles. Qu’il l’épouse seulement, Anatole, cette douce jouvencelle, et il verrait comment qu’il deviendrait rapidos un saint ! A la fin, comprenant que ça ne suffisait pas, ses fautes à lui, le cousin s’est mis à divaguer sur sa famille. Son brave vieux qui n’avait pourtant jamais foutu son nez dans un godet de rouge, il en fait un alcoolique invertébré, sa douce mère, recta, il l’a déguisée en poufiasse ; sa grand-mère, d’après ce qu’il racontait, elle avait fait l’amour avec un saint-bernard et son grand-père, le sale bonhomme, il avait été déserteur, espion même, pendant la guerre de Septante. Sedan, c’était de sa faute. Bazaine avait porté le chapeau, mais le vrai coupable, c’était le grand-père d’Anatole. C’est ça qui a fini par lui faire toucher les deux épaules, au général Glandoche. Il s’est vu à la merci d’un grand scandale et il a cessé d’insister. »

Le Gravos reprend haleine. Il est obligé de se cracher dans la bouche pour se l’humecter. Cotonneux jusqu’à l’aridité absolue. Le palais roussi comme un incendie de pinède. Il poursuit encore, fabuleux à force de persévérance :

— Ne jamais embringuer vos lardons dans des mariages de raison, ce serait pas raisonnable.

Puis, considérant son guide :

— Une fois que la demande est acceptée, le petit gars peut se pointer à tome[9].

Et il lit l’encyclopédie toute crue :

Le fiancé doit, à partir de ce jour, venir tous les jours voir sa fiancée. La mère sera présente à ces visites ; elle dirigera la conversation, s’associera aux projets d’avenir et c’est surtout en ces moments bénis de douce intimité qu’elle pourra verser les trésors de son expérience et de sa tendresse.

— Ici, déclare gravement Sa Majesté, je vous crie casse-cou. Que la mozère soit présente, c’est folie, car, de deux choses l’une, ou bien c’est une enquiquineuse et le fiancé se carapate par l’issue de secours ; ou bien c’t’une femme agréable et il a envie de se la farcir en avant-première. Les trésors de son espérience, tu parles qu’il voudra en jouir, le fiancé, surtout si sa petite fée est du genre oie blanche. J’en vois que je scandalise, coupe le Véhément. Simplement, je connais la vie, mes tout beaux. La guerre des sens, je l’ai faite ! Des belles-doches qui s’octroyent le droit de rognons sur leur gendre y en a des fagots !

« Mais insistons pas. Ce qui marque les fiançailles, c’est la bagouze. On organise un frichti un peu bath chez mademoiselle, et le gigolpince sort l’écrin attendu de sa fouille. Selon le manuel, faut qu’il manœuvre discrètement, pas d’ostensoir, qu’ils préconisent. A la sauvette il devrait le remettre, selon eux, le bijou. Là encore je conteste ! Formellement. Y a en classe de toute cette hypocrisie ! Puisqu’on a mis ce déjeuner sur pied uniquement à cause de la bague, à quoi ça rime de l’offrir derrière la porte des cagoinces, hein ? Vous avez des gnaces qui se sont caillé la laitance pour acheter un caillou authentique et faudrait qu’ils le virgulent dans la menotte de la chère et tendre comme on cloque vingt ronds dans la gapette d’un trimardeur ? Foutaise ! Je vais vous refiler un tuyau de feurste quality ; c’est ici qu’on raccroche les wagons à mon cas personnel. Comme je vous le disais plus haut, ma Berthe et moi, tout de suite ç’a été le grand amour. Déjà son coup des andouillettes, pour une première rencontre intime, ça m’avait ébranlé. Tant de délicatesse, ça ne trompait pas. Une perlouze pareille, fallait se grouiller de la soustraire à l’Hippolyte, la marier sans lui laisser le temps de respirer et l’installer dans ses meubles. Elle a été partante tout de suite ; mais où ça s’est compliqué c’est avec sa famille. Sa mère, ancienne concierge, avait gagné un peu de pognon à la loterie, ce qui lui avait permis de s’acheter une crèche préfabriquée dans un lotissement de Juvisy. Depuis lors elle crânait. Et sa sœur impotente de Berthe aussi crânait, à Nanterre, dans la crèche minable de son mari, un infect clapier recouvert de tôle ondulée. Les pauvres, dès qu’ils ont quèque chose à eux, leur boussole devient toupie. Ça leur monte à la tête de posséder. “Comment ! s’est récriée la mère à Berthe, épouser un simple gardien de la paix, une fille de ton éducation et tout, c’est de la folie ! il sera même pas capable de t’offrir une bague de fiançailles convenable !” Pauvres amis ! qu’est-ce qu’elle venait pas de dire là. Ça m’a asticoté la vanité, comprenez-vous ? J’ai fourgué tout ce que j’ai trouvé de fourgable chez moi, j’ai porté la montre à papa au clou (celle à remontoir) et avec la somme je me suis pointé chez Cartier, rue de la Paix. Voilà un zig vêtu de noir, avec un col de celluloïd qui s’avance. “M’sieur désire ?” il me reluquait en profondeur. Je devais pas avoir bonne mine avec mon cache-nez de laine marron tricoté et mon costard en provenance du carreau du Temple.

« Je savais plus combien je disposais au juste comme pognon, mais lui si. Mon pécule, il le lisait gros comme au tableau d’affichage de Longchamp à travers mes fringues crapoteuses.

« “Une bague de fiançailles”, je balbutie, comme un qui va mourir.

« Il a fait signe à un groupe de messieurs qui discutaient dans un salon. Un petit jeune, bien mis, aimable, s’est approché, “Bague de fiançailles” a annoncé l’homme en noir en me désignant avec la voix qu’il eusse pris pour dire “Ducon la Joie”. Le petit gentil est resté gentil, malgré qu’il s’apercevait à toute allure que j’étais pas Rockefeller, ni même l’arrière-neveu de son chauffeur.

« “Vous voulez quèque chose de bien ?” a questionné l’engageant.

« “Tout ce que vous avez de superbe”, je rétorque.

« Le voilà qui me pilote dans un salon, qui me fait asseoir sur du siège de cuir, et qui me demande combien t’est-ce que je comptais y consacrer à cette folie.

« “Quatre mille francs”, je lui révèle, comme j’aurais lâché un vilain pet nauséabond. Il avait beau être décidé à garder le sourire, ça lui a porté atteinte au moral, ce chiffre. D’autant qu’à l’époque il s’agissait d’anciens francs.

« “Mais, Monsieur, bredouille-t-il, vous devez faire erreur…”

« Votre Béru a de la ressource, voilà qu’il me vient une idée.

« “Ecoutez, je fais comme ça, qu’est-ce que vous auriez pour ce prix-là ?”

« Ça lui posait un vache dilemme. Il est allé discuter avec son brin de truste. C’était le grand conciliabule au sommet. Si j’avais été le Maradja Kelpèzekila venu acheter un solitaire gros comme mes trucs, ça les aurait pas davantage accaparés, ces messieurs. Ils auraient pu me virer, notez bien, comme un malpropre mendigoteux. Ils l’ont pas fait. Cartier, c’est la boîte sérieuse. Là-bas, les vendeurs, on les entraîne pire que des marines pour qu’ils gardassent leur calme en toutes circonstances. Ma bouille leur revenait, peut-être aussi ? Toujours est-il qu’ils s’y sont tous mis à me chercher un quelque chose de quatre tickets. Ils ont fouillé tous les tiroirs, esploré tous les écrins, ils se sont mis à quatre pattes devant les bas rayons, ils ont ébranlé toute la maison pour dire à ceux des coulisses de bien mater dans les recoins de coffre-fort, si par hasard ils trouveraient pas une bibeloterie quelconque qu’excède pas mon capital. Une heure et demie il a eu lieu, ce branle-bas de combat à travers les rivières ruisselantes de millions, les montres en diamant, les colliers féeriques, les troupeaux de solitaires bourrés de carats. Ils se piquaient au jeu, tous. C’était la chasse à courre. A court d’argent, si je peux me permettre une plaisanterie au passage. Sur la fin, épuisés, les genoux blancs de poussière, la cravate de traviole, ils m’ont fait part de leurs regrets. Ils en eussent chialé, tellement ça les contristait de me perdre comme client, à tout jamais. C’est mon petit gentil, au moment que j’allais repasser le tambour, qu’a eu la trouvaille.

« “Monsieur ! Monsieur ! Vous n’êtes vraiment pas fixé comme objet ?” “Non.” “Une pièce d’or, ça vous conviendrait ? Vous pourriez la faire monter en broche, plus tard ?” Je l’aurais embrassé ! J’ai acheté un Soverègne angliche. “Faites-moi z’en un beau paquet, c’est pour offrir !” je leur ai supplié. Alors là, ils m’ont gâté. J’ai eu droit à l’écrin capitonné. On m’a gravé le nom à Berthe sur le couvercle, sans supplément. Ça faisait grand luxe. Le lendemain, j’ai remplacé la pièce d’or par une bague achetée dans un bazar qui faisait aussi mercerie-papeterie, près de l’avenue Trudaine. Le bijou en question, ça représente un gros diamant en cristal, monté sur laiton argenté. A sa mine on jurerait un six carats tant il se porte bien. Elle a été clouée, la belle-maman, quand sa fille a sorti ce joyau de l’écrin. Avec la griffe Cartier y pouvait pas y avoir de doute sur son pedigree. J’ai espliqué que j’avais vendu quelques hectares de prairie pour réaliser l’opération. Du coup, la vieille a chiqué les connaisseuses.

« Elle assurait que c’était un bleu, un tout pur, sans avaries. “Jamais j’ai vu une eau pareille”, elle se pâmait.

« Tu parles, y avait encore des brins de sciure après ! Quant à Berthy, elle vadrouillait en plein septième siècle avec son dodu solitaire. Elle croit toujours qu’il est vrai, et qu’après la couronne d’Angleterre, c’est elle qui détient le plus bath caillou du monde.

« Aux vacances, elle l’enferme à la banque, dans un coffiot qu’on a loué exprès pour lui ! Elle dit toujours que si une nouvelle guerre arriverait et qu’elle s’expatride, en le vendant ça lui permettrait de vivre. »

Notre cher Bérurier part d’un formidable éclat de rire.

— Si elle aurait que le montant de son solitaire pour bouffer, exulte-t-il en se dirigeant vers la porte, elle aurait jamais plus besoin d’aller à Brides-les-Bains !

Et il se retire sous les vivats.

CHAPITRE ONZE

DANS LEQUEL ÇA SE COMPLIQUE ENCORE !

En sortant de la salle des conférences, j’avise notre vénérable Béru en conversation avec Dupanard, le garçon de piste du club poulardin. Le Gros paraît mécontent.

— Ces affreux me font tartir, déclare-t-il bien haut ! Je refuse de les voir !

Je m’approche, intéressé. A cet instant, ce débris de Dupanard me hèle d’une voix de centaure :

— M’sieur Sanato ! Dans le bureau de m’sieur le directeur tout de suite ! Y a des messieurs-dames qui veulent vous causer.

— Qui sont-ce ? m’enquiers-je.

— Le docteur Clistaire et madame son gendarme, répond le Gravos. Ils viennent probablement au renaud chez le dirlo rapport à la séance d’hier soir. C’est bien dans les manières de ces agités du bocal. Ils peuvent toujours se l’arrondir pour que j’allasse leur présenter des excuses format limande.

— Pas d’esclandre, Gros, préconisé-je, ta carrière pédagogique en dépend.

— C’est si j’irais les affronter qu’il risquerait d’y avoir fiesta en musique, ronchonne le digne professeur.

Je l’exhorte. Comme toujours, il finit par céder et il me suit en maugréant dans le burlingue directorial.

Le big boss est derrière sa table de travail, jouant avec des paperasses d’un air embêté. Assis en face de lui, les Clistaire poussent des bouilles très affreuses en remâchant des rancœurs. Ils se dressent en nous apercevant et le pape du séraphisme fonce sur nous comme une torpille à barbiche.

— Aigrefins ! Suborneurs ! nous agonit-il. Briseurs de foyers !

Le Gravos et moi subissons cette charge et ces outrages d’un air amorphe. M’est avis qu’il a pété sa courroie de transmission et qu’il est en train de faire roue libre, Clistaire. Il devrait se faire une ordonnance en vitesse pour se farcir une provision d’ellébore, le toubib ! C’est sa papauté qui lui fendille le bulbe, probable. Bérurier, encore ennobli par son cours si brillant, se tourne vers le patron :

— M’sieur le directeur, en appelle-t-il, est-ce que je vire c’t’olibrius par le fond de son pauvre bénard ou si vous vous en chargeriez vous-même ?

Le maître de l’Ecole calme du geste, de la physionomie et de la voix.

— Pas d’affolement ! Contrôlez-vous, docteur, je vous prie, recommande-t-il.

Pas possible ! Le Clistaire se vide comme un lavement. On ne peut pas lui stopper les mots qui dégoulinent de sa barbouze. C’est torrentiel.

— Me contrôler ! tonne-t-il. Alors que notre chère fille, à quelques jours de son accouchement, se morfond dans la plus horrible des angoisses !

Ça me fait dresser le lobe, la dernière partie de sa phrase.

— Et pourquoi se trouve-t-elle angoissée, madame Mathias, docteur ?

Il a les étagères à crayon qui battent l’air, Clistaire Ier. Son nez patatesque qui gnafe-gnafe. Ses chailles en or jettent des éclairs et, derrière ses lorgnons soubresauteurs, ses parallèles se fanent.

Sa raie médiane zigzague. Un courroux le porte à l’incandescence. Il postillonne, il s’étrangle, il emphysème, il basse-noble, il se tait comme lorsque l’aiguille d’un pick-up s’embourbe dans un disque ramolli par la chaleur. Sa vieille vient alors à la rescousse d’un gosier neuf. Elle est parée pour la bavasse vu qu’il y a justement une glace en face d’elle, ce qui lui permet de nous enguirlander en se couvant d’une prunelle torve. Elle dit que nous sommes la honte de notre profession, des excréments de la société, des miasmes de l’humanité, des relents d’alcôve en délire, des kystes, des abcès, des protubérances vénéneuses, des tumeurs extrêmement malignes ! Elle assure qu’on souille, qu’on porte atteinte, qu’on érosionne, qu’on éruptionne, qu’on érysipèle, qu’on démembre, qu’on perturbe, qu’on ruine, qu’on décompose, qu’on désabuse, qu’on désastre, qu’on déshonore, qu’on élimine, qu’on sépare, qu’on infanticide. Le directeur veut juguler, mais c’est plus impossible encore qu’avec le toubib. Elle a les fanons qui trembillent, les bajoues qui bajotent, les perlouzes qui tintinnabulent, les nichemards qui coagulent, l’entraille qui bouillonne, la corde vocale qui clé-de-sole. C’est un volcan qui se cause dans la glace, qui récite des abominations sur nous deux, qui projette à tout-va une lave dévastatrice. Nos pedigrees se racornissent, se biscornent, noircissent, malodorent. Béru et moi on se sent abjects jusqu’aux viscères, sans comprendre. On a tendance à se soumettre devant l’avalanche. A se convaincre que tout ça est vrai, mérité. A se persuader qu’on est en effet indignes de vivre. Que notre taf d’oxygène c’est du vol scandaleux, de l’abus de poumons ! Qu’on met du pernicieux dans le paysage. Qu’on a tort d’exister.

On a la raison qui patine. On se sent devenus sources de laideur et d’aberration. On se regarde avec répugnance. On se découvre la hideur. On n’en revient pas, tout à coup, d’être si horribles et si néfastes, si pestilentiels et si totalement dépravés. Ça nous déroute, une telle découverte. Voilà qu’on croyait mener une existence à peu près normale et, en réalité, on accumulait les vices et les mochetés derrière cet écran de quiétude. On pourrissait à outrance, on était déjà verts, déjà liquides et on se doutait de rien. En plus de notre sanie, on batifolait dans la plus noire inconscience.

A la fin, elle ne peut plus déguiser l’oxygène en conneries, mame Clistaire. Ses éponges renoncent, deviennent inaptes. Le silence se rétablit, mais il reste encore dans l’air des vibrations cataclysmiques. Leur colère, aux Clistaire, continue de caracoler dans le bureau, en silence, mais toujours redoutable.

Je m’offre une large bolée d’air et j’attaque.

— Docteur, dis-je en entrouvrant à peine mes mâchoires, de peur de le mordre. Si vous aviez dix ans de moins, je vous effeuillerais la barbiche. Mais vu votre sénilité avancée je me contenterai de vous demander la raison de cette crise.

Il a les muqueuses qui tâtonnent.

— Parlez calmement, je vous en prie ! déclare le directeur.

Clistaire s’y décide.

— Hier soir, fait-il d’autant plus sourdement qu’il est un peu dur d’oreille, après que vous eûtes jeté la perturbation chez moi, vous partîtes en compagnie de mon gendre, vrai ou faux ?

— Exact !

Sa rogne se permet un nouveau coup d’ampli.

— Qu’avez-vous fait, gredins ?

— Nous sommes été au bistrot, répond Béru.

La vioque glapit comme si un orang-outan lui faisait une déclaration d’amour.

— Quelle horreur ! fait-elle en se signant furtivement.

— Et, bien entendu, vous vous êtes enivrés de façon honteuse ? demande le docteur.

Ça le fait ricaner, Béru.

— On a liché juste un pot de rouge, à trois, ça risquait pas de nous démanteler le pancréas !

Le médecin réprime une grimace. Le vin rouge, dans son imagination de buveur d’eau, c’est pire que le ricin.

— Menteurs ! s’égosille sa perruche en se balançant une très vilaine grimace dans la glace par-dessus l’épaule du dirlo. Vous avez enivré mon malheureux gendre. C’est un garçon si faible, si veule !

— Il le prouve bien en mijotant dans votre nécropole, chère madame, je rétorque.

Elle est en vue de la pâmoison, la douairière. Je suis bon pour qu’on célèbre une messe noire à mon intention. Ils vont m’accumuler sur le râble des maléfices extra-funestes, les séraphiques. Mon futur, devient opaque, mes chéries. Va falloir que j’allume mes antibrouillards pour continuer de fendre la bise.

Comme elle s’apprête à me défraîchir le physique à coups de pébroque, son mironton la contient.

— Monsieur, me déverse-t-il, vous l’avez, je n’en doute pas, entraîné dans la plus sombre débauche, ce malheureux garçon ! En quels lieux de perdition l’avez-vous conduit, ce presque père ?

— Mais nulle part ! hurlé-je avec tant de vigueur qu’un carreau de la fenêtre se craquelle. On a bu un coup. On a dit trois mots et on l’a largué, votre apprenti capucin !

— A d’autres, monsieur ! Il n’est pas rentré !

Ça me bloque le délire furax à la hauteur des amygdales.

— Co-co-comment, pas rentré ? bafouillé-je.

La douairière brandit la bannière de la révolte.

— Il a découché, parfaitement ! Après quelques mois de mariage ! C’est du beau ! C’est du propre ! C’est tout Paris, ça !

Cette fois je n’ai plus envie de verser de l’essence sur le brasier ; au contraire.

— Je vous en supplie, madame, parlons calmement, gazouillé-je. Il s’agit d’un malentendu. Nous avons laissé Mathias hier soir une demi-heure après qu’il fut sorti de chez vous, et ce à quelque deux cents mètres de votre domicile.

Les deux croquants se défriment. Mon ton doit être bourré jusqu’à la hampe de sincérité car ils semblent soudainement calmés.

— Seigneur Dieu, murmure le pape, est-ce possible !

— Qu’en conclure ? interroge la mégère, enfin apprivoisée.

— Il n’a donné aucun signe de vie ? je demande.

— Pas le moindre. Aucun coup de téléphone, aucune lettre, répond Clistaire.

Et le bon directeur met le comble à l’angoisse en déclarant que Mathias n’est pas venu donner son cours de trous de balles ce matin. V’là un mystère signé anonyme, hein, mes choutes ? Votre San-Antonio bien-aimé repense au fameux appel téléphonique qui jeta l’émoi chez les Mathias. De vilaines idées teintes en noir défilent dans son cerveau surcompressé.

Béru me fait signe de le rejoindre, à l’écart.

— Te mouille pas le Rasurel pour ça, me dit-il. A force de lui seriner qu’il vivait chez des locdus, à Mathias, hier soir, il se sera tiré sans dire bonsoir. Ça prend les hommes, ce besoin, quèquefois. Surtout les timorés. Ils ont un coup de panique et se mettent à cavaler droit devant eux !

Je hoche le chef pour m’éviter la tentation de le branler.

— C’est pas du tout le genre de l’ami Mathias, Gros. Et puis rappelle-toi une chose : depuis quelques jours sa vie était menacée. C’est même la raison de ma présence ici !

Il renifle, me dévisage de ses bons yeux anxieux. Il a oublié ses grands concepts du savoir-vivre.

Le revoilà poulet à ne plus en pouvoir.

Prêt à chanter le coq, comme on dit dans nos cambrousses.

— On l’a moulé ici, fais-je, en donnant un coup de talon sur l’asphalte.

Je regarde dans la direction prise la veille par le Rouquin. La porte cochère de ses affreux beaux-dabes étale son fromage de plâtre au coin de la prochaine rue. En levant les yeux, j’avise leurs fenêtres, mystérieuses derrière ces stores florentins qui donnent à Lyon un aspect que n’a aucune autre ville française.

Je me remets dans l’ambiance de la nuit. Je revois la chevelure incandescente du Van Gogh ambulant au clair de lune. Et Béru aussi évoque. Quand son front fait autant de plis que le derrière d’un éléphant assis, cela signifie qu’il vadrouille dans les songeries nostalgiques.

— On eusse dû le raccompagner jusqu’à sa lourde, déplore le Puissant.

Il y a autant de regrets que de reproches dans sa voix.

— Il ne lui restait que quelques pas à franchir, bonhomme, je plaide sans conviction, on pouvait pas se gaffer qu’il aurait droit à un turbin sur un aussi mince parcours.

— Si au moins on l’aurait suivi des yeux, continue de lamenter l’Enflure.

Je m’énerve :

— Ecrase, grosse larve, on n’est pas à Tel-Avoche ! Le mur des lamentations, c’est défense d’y chialer contre !

Puis, d’un pas rageur, je me dirige vers l’immeuble des Clistaire. Au cœur de cet après-midi grisailleux, la rue gît dans une torpeur qui évoque celle de la nuit.

— Quelqu’un guettait l’immeuble de Mathias pendant que nous nous y trouvions, songé-je avec la rare sagacité que vous me connaissez. Le quelqu’un nous a vus sortir avec le Rouillé. Il nous a suivis. Et c’est après que nous eûmes quitté Mathias qu’il a agi. Il n’a pu le faire que dans l’immeuble, sinon nous aurions entendu quelque chose…

Me voici sous le porche. Ça sent la soupe aigre et le pipi de chat. Une pancarte jaunie informe le visiteur que la loge de la concierge se trouve au fond de la cour. Je m’avance, suivi de Béru, dans un morne quadrilatère où quelques plantes vertes proposées à la pluie intermittente n’arrivent pas à ressembler à de véritables végétaux.

Des façades noires, abruptes, silencieuses, montent à l’assaut de ce ciel de suie que chantait Bécaud.

Au fond de la cour, une espèce d’appentis se dresse, recouvert en zinc. La porte de la cage à pipelette est vitrée. Je file un coup de périscope à l’intérieur, mais il y fait sombre comme dans le derche d’un Noir occupé à percer un tunnel à minuit par une nuit sans lune. En désespoir de cause, je frappe. Un visage blême vient se poser derrière la vitre, comme un P.V. sur le pare-brise d’un automobiliste en défaut. Le visage en question est celui d’une chouette, ou de sa cousine germaine. Il est ponctué par deux yeux noirs, plus pointus que des cothurnes. Je me chatouille en douce afin d’adresser ce qu’il est convenu d’appeler un gracieux sourire à ce cauchemar sous verre et la porte s’entrouvre.

Les reflets de la vitre m’avaient caché les verrues de la personne. Elle possède les plus belles qu’il m’ait été donné d’admirer : des noires, des grises, des à aigrette, des à un poil, des en archipel, des craquelées, des proéminentes, des aplaties. Cette brave cerbère, c’est à elle toute seule le jardin exotique d’Eze.

— C’est à quel sujet ? demande-t-elle d’une voix aigrelette mais cordiale, riche d’un accent lyonnais à côté duquel celui de la mère Cottivet[10] ressemble à celui de l’Anjou.

— Je suis de la police, révélé-je.

Elle a une exclamation encore jamais entendue par l’oreille d’un flic.

— Oh ! mon pauvre ! s’exclame-t-elle.

Puis, s’effaçant, elle invite :

— Entrez donc !

Nous pénétrons dans sa tanière. C’est obscur, malpropre et malodorant. De la farine de lin bouillonne à grosses bulles pâteuses sur son maigre fourneau.

Béru renifle avec une grande circonspection olfactive.

— Ça se mange ? s’intéresse le Gravos en désignant la casserole émaillée où floflotte l’étrange alchimie.

— Mais non, mon pauvre, que lamente la concierge, je me prépare un cataplasme de farine de lin, avec beaucoup de moutarde, ça fait du bien pour les bronchites !

Elle tousse un petit coup, afin de démontrer.

— J’ai un début de bronchite, révèle-t-elle, c’est la saison, ces derniers jours il en tombait comme qui la jette[11] et pour aller d’ici à la porte d’allée, je me trempais comme une soupe.

Elle découvre deux chaises aussi bancales qu’elle-même et nous les propose. La loge ne se compose que d’une seule pièce. Un lit surmonté d’un édredon himalayesque en occupe la plus grande surface. Une petite table à la toile cirée luisante de graisse, chargée de reliefs rances et de revues bien-pensantes, sert de pivot à l’activité réduite de la dame. Elle mesure un mètre quarante à tout casser, la concierge. Elle a un gros chignon sur le sommet du crâne, comme la servante des Clistaire, un fichu noir et des bas de laine noire qui font « le craquelin »[12]. Quand elle parle, sa langue lui sort curieusement de la bouche, pointue et frétillante. On dirait la langue d’un caméléon. Elle darde, preste et préhensile. Baissant le ton, elle murmure :

— Qu’est-ce qui se passe ?

Béru louche de plus en plus sur la casserole où mijote la farine de lin. L’odeur le sollicite invinciblement. Elle le suggestionne. On n’a pas eu le temps de jaffer et il a des tiraillements cruels dans les intérieurs. Tel que je le connais, mon gros pendard, il doit se demander si c’est comestible ou non la farine de lin.

— Madame la concierge, je débute, fort civilement, n’auriez-vous point perçu un certain remue-ménage dans l’immeuble, cette nuit ?

Elle lève vers un ciel provisoirement représenté par un abat-jour de perles ses bras en manche de plumeau.

— Bou ! Sainte-Marie des Terreaux ! Que si, mon pauvre ! Que si !

Je cligne de l’œil au Béru, mais Sa Majesté hypnotisée n’est plus bonne à nibe.

— Racontez-moi un peu, chère madame, je mélodise en lui octroyant une œillade tellement aimable qu’elle frise la salacité.

Elle croise son fichu et va tirer la casserole sur la rondelle du fourneau la plus raisonnable.

— Figurez-vous, dit-elle, que dans la soirée, y a eu un remue-ménage infernal. Deux imbéciles se sont mis à rire aux éclats dans la maison.

Je m’emploie à avaler ma salive, j’y parviens et je poursuis :

— Ils n’ont pas fait d’esclandre ?

— Dans un sens, quasiment. Ils hurlaient de rire dans mes escaliers, ces idiots. J’ai pensé que c’étaient des saoulots. Je me suis levée pour aller les faire taire, ici c’est une maison sérieuse où les gensses sont corrects. Mais quand j’ai eu été dans mon allée, ils s’y trouvaient plus. Depuis la porte je les ai aperçus qui rentraient dans un bistrot, comme de bien s’entend.

Je lui chuchote, dans le suave et le mystérieux :

— Vous n’avez rien remarqué d’insolite ?

Elle fronce les sourcils.

— Comment ça ?

— Il n’y avait personne dans la rue, en face de l’immeuble ?

Son visage cacteux s’illumine. Elle me produit quatre dents avariées mais d’origine qui ne lui servent plus qu’à sourire et à consommer des purées.

— C’est rigolo ce que vous dites, policier.

— Biscotte ? laisse tomber le Gravos.

— Y avait personne dehors, mais y avait quéqu’un dedans.

Une sonnerie d’alarme retentit dans mon subconscient.

— Voyez-vous, madame la concierge ! Et qui donc se trouvait dans l’immeuble ?

— Une dame, fait-elle.

Ça me porte la glande curiositale à la sécrétion totale.

— Donnez-moi des détails.

La petite vioque rassemble ses visions nocturnes pour en faire un beau récit.

— C’est quand je suis sortie, explique-t-elle. Tout de suite je n’ai pas vu que quelqu’un se trouvait dans ma cour. Où je l’ai aperçue, c’est en rentrant : une dame jeune, bien mise, avec un parfum, mon pauvre ! Mais un parfum qu’était un vrai bocon ![13]

Si la brave pipelette trouve agréable l’odeur qui règne dans son gourbi, il est normal qu’elle qualifie de « bocon » les parfums de l’Arabie ou de Rochas.

— Vous lui avez parlé ?

— Comme de bien s’entend ! Je lui ai demandé ce qu’elle fichait dans ma cour. Remarquez que j’avais ma petite idée vu qu’elle se trouvait juste derrière mes caisses d’équevilles[14].

— Que pensiez-vous ?

— Qu’elle était rentrée pour soulager un besoin pressant et naturel, explique la vieillarde. Ça arrive souvent. Elles sont prises dans la rue, en sortant de table. Le vin blanc, c’est désastreux pour les vessies.

— Que lui avez-vous dit ?

— Que c’était une belle dégueulasse, relate la chère personne. Elle s’est excusée et a filé.

— Elle est ressortie de l’immeuble ?

— Probablement, qu’est-ce qu’elle aurait pu y faire d’autre ?

— Toujours est-il que vous ne l’avez pas vue partir ?

Ma question trouble mon interlocutrice. Elle ne pige pas, renifle et fait la moue en me toisant d’un œil qui ressemble aux bulles de sa farine de lin.

— Non, bien sûr, déjà je frissonnais, j’allais pas lui faire une conduite de Grenoble jusqu’à la porte d’allée !

On entend un grand cri. C’est le Gros qui vient de le barrir. Le téméraire a trempé son doigt dans la casserole pour récolter un peu de farine et il s’est brûlé.

— Vous allez vous ébouillanter, mon pauvre, annonce, un peu tardivement notre hôtesse.

Béru suce son index resquilleur. Il a un sourire d’excuse. Sa physionomie signifie « Mande pardon, mais vous occupez pas de moi ».

Lors, la pipelette enchaîne :

— Maintenant que vous me faites remarquer, je me demande ce qu’elle fichait là, cette donzelle. Vu que ce matin, en sortant mes caisses d’équevilles, j’ai pas trouvé les traces que je croyais. Je l’ai peut-être découverte avant qu’elle se soit soulagée, non ?

— Peut-être, mens-je.

— En tout cas, ça lui a pas porté bonheur de vouloir salir ma cour, ricane ce vieil oiseau nocturne et déplumé.

Mon guignol fait une pirouette entre mes cerceaux.

— Pourquoi ?

Dame balai va à un petit meuble de noyer, ouvre un tiroir et se saisit de quelque chose qu’elle ramène dans la lumière végétative de sa porte vitrée (l’unique ouverture de la tanière, soit dit en passant). Pendant ce temps, Bérurier, armé de la cuillère en bois servant à touiller le futur cataplasme, goûte subrepticement la farine de lin. Il remue son gros langousard et hoche la tête. Ses papilles gustatives n’ont pas l’air alarmées.

— C’est bon ? je lui murmure.

— Ça se laisse manger, affirme l’Ogre. Je suis sûr qu’avec des saucisses de Toulouse et beaucoup de beurre ça serait poil-poil.

La concierge me propose un petit rectangle d’acajou auquel est fixée une clé. Sur le rectangle, deux mots sont écrits en lettres d’or : Standing Hôtel. Avouez que c’est marrant, non ? Y a que dans mes bouquins que ça arrive, des coïncidences pareilles. Dans la vie aussi, bien sûr, mais on n’y croit pas. Car enfin, si je raisonne et accepte la version de cette brave concierge, je dois conclure qu’une dame a participé à l’enlèvement de Mathias. Qu’elle se cachait dans la cour de l’immeuble où elle a perdu la clé de sa chambre d’hôtel, lequel se nomme Standing Hôtel.

Standing ! Alors que mon Gros Patapouf est en plein cours de belles manières ! Au moment où il donne aux jeunes générations de merveilleuses recettes pour équiper leur intellect, le rendre confortable, en un mot, le climatiser.

— Vous croyez que cette clé appartient à la fille en question ? insisté-je.

Ça la froisse qu’on doute de sa parole, Mme Toile-d’araignée.

— A qui ça appartiendrait donc, dites voir ! Cette personne s’était mise à croupetons derrière mes caisses d’équevilles. La clé, elle aura tombé de la poche de son imperméable. Ou y aura eu un trou à cette poche, que sais-je !

Et pourquoi pas ? me balbutie la petite voix feutrée de mon sube.

Je cherche l’Hénorme des yeux, désireux de lire son opinion dans son regard ; mais pour lors il me tourne le dos. Ça lui plaît rudement, la farine de lin. M’est avis qu’il vient de faire une découverte gastronomique et que, dorénavant, ça va devenir son aliment de base.

— Pouvez-vous, chère madame, me décrire la femme à la clé avec plus de précision ?

Elle se recueille dans le creux de sa main et me laisse en poireau, manière de donner de l’importance à ses déclarations ! Enfin, la voilà qui articule, de sa voix un peu geignarde :

— Une grande blonde. Avec des lèvres bien larges, en rebord de pot de chambre, mon pauvre. Coiffée court. Elle portait un imperméable noir, brillant comme de la toile cirée. C’est parce qu’il était noir que je l’ai pas aperçue en sortant et parce qu’il était brillant que je l’ai aperçue en rentrant.

Curieuse explication s’il en fut. Ça fait un peu la coquille d’escargot dans le coffret à matière grise de la digne dame. Néanmoins, estimant qu’elle m’en a bonni suffisamment, je la remercie pour son précieux concours, ce qui lui fait frémir les aigrettes.

— Tu y es ? lancé-je au Gravos.

Il se retourne, écarlate, la bouche pleine, les lèvres farineuses. On dirait une grosse brûlure, Béru, tout soudain. Son regard fait des vagues.

— Allons-y ! clapote-t-il.

La concierge qui a maté son fourneau pousse un cri de détresse !

— Mon cataplasme !

Il a tout bouffé, l’horrible ! La casserole est vide ! Mme la Cerbère n’en croit pas ses yeux. Elle en a du coup la bronchite qui se met à siffler comme une marmite norvégienne annonçant la fin du match.

— Excusez-le, murmuré-je en lui cloquant un billet de dix balles pour atténuer ses angoisses, mon camarade souffre d’une pituite forniqueuse qu’il est obligé de colmater à la farine de lin ; comme en ce moment il est en pleine crise, il n’a pas pu résister.

Le Gros fonce droit au troquet de la veille et se torche un pot de beaujolais à lui tout seul pour faire glisser son en-cas, biscotte son tube digestif obstrué refuse de coopérer davantage avec un boulimique pareil. Faudrait qu’il se fasse poser une chasse d’eau, le Gros. Des fois qu’avec un jonc et une ventouse de caoutchouc il arriverait à se libérer les tuyaux ? Mais son idée thérapeutique, à lui, c’est le beaujolais. Au deuxième pot, alors qu’il est déjà presque aux limites de l’asphyxie, le barrage cède sous la poussée généreuse du juliénas. Ça fait vlouffff, et puis un grand remous, et encore des groagroagroa à n’en plus finir. Un vrai bruitage pour dessins animés. Enfin le revoilà disponible, le Majestueux. Il reprend des couleurs, entendez par là qu’il en perd.

Nous bombons en direction du Standing Hôtel.

Il s’agit d’un établissement flambant neuf situé à l’angle de la rue Sainte Jugulaire de l’Enfant-Jésus et du cours Déhale[15].

A en juger à la façade blanchie à la crème Chantilly, au hall de marbre et aux riches tentures, on comprend tout ce que la ville de Lyon fait pour le tourisme et on déplore que lui ait été refusée la joie d’organiser les prochains jeux Olympiques. L’événement eût permis aux autres continents de découvrir le beaujolpif, la quenelle de brochet, le cervelas truffé ainsi que la poularde demi-deuil et les gratons. La face du monde n’en n’eût pas été modifiée, mais nous aurions eu la chance de remporter quelques médailles d’or à la faveur des excès alimentaires des autres athlètes.

Une dame, qu’un romancier moins doué que moi qualifierait, d’accorte, me brandit un grand sourire depuis son comptoir. Elle a du carat, de la branche et les cheveux teints en roux flamboyant. Je m’annonce, toujours sanchopansé[16] par le Gros.

Elle nous regarde venir à elle, avec l’air de se dire qu’on fait un joli couple, Béru et bibi, et aussi l’air de se demander lequel de nous deux on peut appeler chère madame.

Pour briser toute équivoque, je lui produis le morceau de tricolore que l’Etat m’a fourni afin de me permettre d’arguer de ma qualité (si c’en est une) de poulaga. Elle cesse de sourire, parce que, qu’on le veuille ou non, on préfère voir arriver chez soi l’agent payeur des allocations familiales plutôt qu’un représentant de chez Royco.

Je sors ensuite de ma fouille la clé trouvée par la dame aux cactus.

— Cela fait bien partie de votre établissement ? je demande d’une voix tellement neutre que par dépit, la Suède déclarerait la guerre à la Suisse.

Elle arrondit ses yeux, sa bouche et le plan de Lyon qu’elle était en train de compulser.

— Ah ! on l’a retrouvée ! Notre client était désolé.

— Puis-je avoir l’identité dudit client ?

Ça la surprend vaguement. Mais elle se dit qu’un poulardin n’est venu au monde que pour poser des questions insidieuses à ses contemporains :

— Monsieur Dolorosa ! dit-elle.

Est-ce que mon Gros ne se met pas à barytonner à plein chapeau :

Dolorosa, c’est la femme des douleurs !

Dolorosa, son baiser porte malheur !

Je suis obligé de lui savater les tibias pour le ramener aux convenances.

— Un Espagnol ? m’enquiers-je.

— Un Panamien, rectifie-t-elle.

— Il est descendu seul dans votre hôtel ?

— Avec sa femme.

— N’est-ce point une grande blonde qui ne dédaigne pas porter un imperméable en toile cirée noire ?

— C’est exact, bredouille-t-elle.

— Ils sont au Standing, présentement ?

Elle a le regard qui se met en torche. D’un hochement de menton, elle me désigne le salon proche, élégamment meublé en Danois exporté.

— Justement, ils ont une visite.

On dirait qu’on joue de bonne chance, hein ? Y a des jours où tout s’harmonise, ou les couvercles vont aux marmites, où les bonnes femmes acceptent de vous suivre au pucier et où, dans une partie de belote, tous les partenaires ont un carré de valetons.

Je m’avance discrètement vers la porte vitrée, restant prudemment à l’abri du panneau fermé dont le rideau me masque. J’avise un couple élégant, en conversation animée avec un zig qui me tourne le dos. La femme est très belle. C’est une brune décolorée. On n’a pas pu éclaircir ses beaux yeux sombres aux longs cils enjôleurs. Ça fait contraste. Elle a des lèvres charnues, effectivement, mais la vieille pipelette éternuait sur l’esthétique en assurant qu’elle les avait en rebord de pot de chambre. On a envie d’y mordre dedans comme dans un fruit mûr pour sentir dégouliner le jus entre vos dents.

Son gars est un type mince, à la chevelure calamistrée. Il est grand, avec un teint olivâtre. Il porte un complet gris uni et une cravate rouge sang. On dirait une blessure tant elle sanguinole sur sa chemise immaculée.

Le Gros m’a parasité. Il mate aussi. Son pif fait un bruit qui eût charmé Denis Papin.

— Inconnus z’au bataillon ! affirme le professeur de belles manières.

A cet instant, le trio qui a fini de bavasser se lève. Nous avons une vue brutale sur le visiteur des Dolorosa.

Stupéfait, Sa Rotondité en invoque Cambronne. Je le pousse, d’une bourrade, hors du champ. On se fait l’effet de deux loustics qui déboucheraient sur un plateau de cinoche quand le rouge est mis et que l’héroïne grume les muqueuses de son partenaire. Y a qu’à la télé que des visiteurs déambulent entre les caméras et les artistes en causant de la pluie et du Bottin.

Nous fonçons jusqu’à la caisse, seul refuge dans cet univers de marbre. On entre d’autor chez la dame blonde. On lui dit « chut » pour solliciter son silence et on s’accroupit à la hauteur de ses genoux. Ça dure un moment. Y a le Béru qu’est subjugué par les bas Marny. Il trouve que non seulement ce bas fait causer la jambe, mais qu’il fait en outre frétiller l’imagination. Il y frotte les poils de son blair, il le hume. Encore trente secondes et il ne va plus pouvoir retenir sa pogne exploratrice.

— Ils viennent de sortir, annonce heureusement la dame.

Il n’était que temps ! On se redresse.

— Elle est raide, celle-là, fait le Gros.

Parce qu’il faut que je vous dise, mes amis, l’interlocuteur des Panamiens, n’est autre que l’élève de l’école qui, naguère, se retira avant la fin du cours béruréen sous le fallacieux prétexte d’aller « au dentiste ».

Voilà qui me comble d’aise. Lorsqu’on barbote en plein mystère sans savoir de quel côté se trouve la terre ferme, on est drôlement joyce d’apercevoir un îlot (fût-il insalubre) à l’horizon. Le raffinement de l’image n’échappera, j’espère, à personne et apportera une nouvelle preuve (s’il en était besoin) de mes qualités littéraires. L’instant approche où je vais, moi aussi, faire le pied de nez au roi de Suède.

— Suivons-les, ordonné-je.

Nous gagnons la porte après avoir recommandé à la blonde réceptionnaire de ne pas souffler mot de notre visite.

Sur le trottoir, les Dolorosa font un salut de la main au camarade-élève, lequel est déjà dans un bahut.

Lui, je sais où le retrouver, c’est pas la peine de se déguiser en poisson pilote pour lui filer le train.

— Tu connais son blaze ? me demande le Gros.

— Non, dis-je, mais ça ne sera pas duraille de l’apprendre.

Le couple se dirige alors vers une chignole à l’arrêt. Il s’agit d’une Mercedes noire, immatriculée T T X.

Je me rabats coudes au corps vers mon propre véhicule, je saute dedans et démarre en trombe tout en ouvrant la portière au Gros qui, à cause de son genou meurtri, a de la difficulté pour courir le cent mètres en dix secondes.

Commence alors une filature motorisée dans les rues de Lyon. Les Panamiens roulent lentement. Ils suivent la rue de la République jusqu’à la place des Cordeliers, virent à droite en direction des quais, puis les empruntent à main gauche.

— A ton avis, attaque le Gravos qui commence à digérer sa farine de lin.

— J’ai pas d’avis ? coupé-je, laisse-moi gamberger, mon vieux constrictor.

— Oh ! bon, ça va, Môssieur fait dans le Chercolmès : tout dans la tronche, la matière grise en bandoulière…

Il ricane et s’assoupit, gavé. J’ai idée que son cours sur l’adolescence l’a démantelé. Il y a mis un tel influx nerveux que, pour un certain temps, il est devenu cotonneux, Béru.

La coursette continue. Nous dépassons le tunnel de la Croix-Rousse et continuons de rouler sur Saint-Clair. Hors de la ville, le Rhône s’élargit, devient plus vert, plus caillouteux, plus sauvage. C’est un fleuve qui ressemble à un bras de manard, noueux, musclé. Il plaisante pas. Il dégringole en coup de poing vers la tendre Méditerranée. C’est sa gonzesse. Depuis les glaciers suisses, il pense qu’à ce rancard magistral, le Rhône. Il a hâte de prendre son fade. Le seul fleuve français qui soit masculin. Il brosse la Saône doucereuse au passage ; un petit coup pour montrer que je te méprise pas, mais ça le calme pas, oh que non ! On dirait au contraire que ça fait que l’exciter davantage. Une caresse préliminaire ! Il bute comme un taureau fumant contre les coudes de terrain. Il gronde : « Où qu’elle est cette salope de Méditerranée que je lui fasse sa fête ? On tourne à gauche et après c’est tout droit, vous dites ? Merci, m’sieur l’agent ! » Et il continue au triple galop, le bath étalon, tout prêt pour la grande fiesta camarguaise.

Bérurier s’est endormi. Il fait un bout de soleil timide, juste pour dire. Ça éclaire le palais de la Foire, immense et moche sur l’autre rive. Fonctionnel. Un vrai palais, aussi tarte qu’un palais. J’en connais qu’un de beau au monde : le Louvre. Excepté la crèche du Francois Ier, les autres ne sont que caillasses accumulées, béton bête. Pas d’âme : de la pierre taillée, des fenêtres, des portes, des portes-fenêtres, des perrons, des moulures. Malraux a beau les fourbir avec Omo, ça reste caserneux, prétentiard, oppressant. Le Louvre non. La nature aurait pu l’inventer comme elle a inventé les chutes du Zambèze (moi aussi), le Grand Cañon du Colorado ou les rivages de Bora-Bora. C’est de la vraie majesté. Je me rappelle un soir, chez mon ami Francis Lopez, dans son ancien appartement en bordure du Louvre. On voyait tout, c’était illuminé par des projos braqués depuis le sol. J’ai eu envie de chialer tellement c’était un beau navire immense et fort, et qui, superbe comme un vainqueur, racontait tout : Philippe Auguste, François Ier, la mère Médicis, Henri IV, Louis XIII… Les autres aussi qui l’avaient terminé : les Napoléon’s family. Six cent cinquante ans pour bâtir ça. Tout le monde amenant sa truelle. Malgré les politiques différentes, les guerres, les révolutions, messieurs les monarques communiant dans cette fabuleuse harmonie architecturale. La gloire, c’est toujours des cailloux. Le reste n’est que gloriole. Oui, j’ai eu envie de pleurer ce soir-là, chez Francis. Je pensais à ce qui se mijotait dans des labos vicieux, à Moscou, à Washington, à Pékin ou peut-être encore ailleurs. Les beaux atomes fourrés neutron qui vont nous péter à la figure, qui bousilleront tout, comme les dingues qui ont éteint Hiroshima un jour, sous le prétexte idiot que c’était la guerre. Les hommes, ça se refabrique, mais le Louvre ? Jamais plus ! Vous entendez ? Jamais ! Pensez voir à ce petit mot de deux syllabes et grelottez, mes frères ! Quand y aura plus Mongénéral et ses têtes de camp pour intercepter les désastres et qu’on nous aura tué le Louvre, faudra relabourer Paris, les gars ! Y planter des sapins et des chênes-lièges, des bouleaux et des saules pleureurs, en refaire une forêt, comme avant les Gaulois, et puis l’oublier…

C’est à ça que je songe en suivant les Dolorosa.

Tout à coup, ils freinent et se rangent en bordure de la chaussée. M’ont-ils repéré ? Mine de rien, je continue mon chemin. Dans mon vaderetro Satanas, je vois la femme descendre de sa tire et pénétrer dans une charcuterie. Je fonce encore un bout de temps avant d’obliquer dans une impasse. Je manœuvre de manière à me trouver, le capot pointé vers la sortie. Un camion me masque. Je passe mon visage de théâtre par la portière et j’attends. Le Gravos ronronne comme une turbine. La vie est là, simple et tranquille. Cette fois je suis certain d’être sur une bonne piste. Ça sent le gibier. Faut pas trop attendre, sinon ça sentira le faisandé. La situation semble s’être décantée tout soudain.

Cinq minutes s’écoulent, et l’auto noire des Panamiens passe devant l’impasse. Je repars. C’est grisant, une filature. Cette fois, par prudence, je laisse la Mercedes prendre une confortable avance. Arrivée à un carrefour, elle vire à gauche et se lance dans une rampe. Je parviens juste au moment du rouge. Je prends des risques et coupe carrément, sous le capot des bagnoles engagées dans le sens opposé. Ça invective ! Un agent planqué contre le poteau aux boutons de commande se met à siffler comme un merle en délire. Il doit se faire gonfler les veines. C’est du trille de gala. Pas mélodique, mais strident. Dans le secteur, les épagneuls doivent agiter leurs pendeloques. Inutile de vous dire que j’obtempère pas. Je fonce comme un perdu éperdu.

La Mercedes n’est plus en vue. Je mate la côte, devant moi, quasi vide. Je me dis que les Dolorosa n’ont pas eu le temps de gravir cette rampe. Conclusion, ils ont pris ce que Béru appelle une rue agaçante.

Je file un coup de patin. Propulsée en avant, Sa Majesté va donner du groin sur le pare-brise. Elle se retrouve assise entre la banquette et le tableau de bord, le bada cabossé et le nez suintant rouge.

— Je rêvais que je sautais en parachute et que je me recevais mal, balbutie-t-elle.

Y a de ça.

— Ce sont tes sustentes qui ont lâché, ricané-je.

J’oblique dans une voie secondaire, et même tertiaire, qui sinue entre des propriétés de rentiers. C’est plein de maisonnettes avec des jardins bourrés de poireaux et de petits garages en préfabe barbouillés de blanc.

— Où qu’ils sont, nos lascars ? questionne le champion toutes catégories de la chute libre.

Je m’apprête à répondre que je l’ignore lors que j’avise la Mercedes noire rangée en bordure d’une petite villa aux volets fermés. Le couple vient de gravir le perron de ladite villa et attend devant la lourde. Je refreine à mort. Béru, qui s’était redressé, repart à dame et se finit le nez dans la vitre.

Cette fois il fulmine abominablement. On dirait, à le regarder, qu’il vient de passer le week-end dans la malle pleine de tessons du fakir Ben Héfic.

— Tu conduis comme un panard ! vocifère-t-il. Je serais ton examinateur au permis que t’aurais droit à la mention « va-te-faire-voir » !

Je le laisse s’écouler et je surveille mon petit ménage. La lourde vient de s’ouvrir et les Dolorosa pénètrent dans la villa.

Je fais une marche arrière et je range ma tire sous les tilleuls bas taillés à la Beatles.

— Qu’attendons-nous ? s’informe le Malgracieux en examinant la couleur de son raisin.

— Qu’ils s’en aillent, fais-je.

— Et aftère ?

— Nous ferons une petite perquise at-home.

Il ouvre ses grands yeux bovins.

— Tu crois que Mathias est ici ? demande soudain le fin limier.

Son cervelet ressemble peut-être à une portion de choucroute, mais il a le réflexe poulardin, mon compère.

— Ça se pourrait. Ils se sont arrêtés chez un charcutier tout à l’heure. Pour des gens qui habitent l’hôtel…

— Ils avaient peut-être un bout de dent creuse à colmater, suggère le Gros.

Je ne réponds pas. J’essaie de piger la signification profonde de tout cela.

Nous patientons ainsi près d’une demi-plombe, sans rien nous dire. On fait pensées à part, le Gros et moi. On remâche chacun ses problèmes. Lui, il prépare son cours de demain sur le mariage (ça promet). Moi, je réfléchis à propos de l’élève aperçu tout à l’heure au Standing Hôtel. En voilà un avec qui j’aimerais avoir un brin de conversation entre quat’z’yeux.

Enfin, voilà monsieur et madame Dolorosa qui repartent. Le plan général souligne le gabarit de la dame. Elle a une silhouette impec, cette chérie. Moi j’adore les nanas qui écrivent 88 avec leur derrière en marchant. Dans la vie, tout n’est que mouvement des lignes !

— On les laisse quimper ? grommelle l’Enflure.

— Eux aussi, nous savons où les épingler.

La Mercedes déhotte. J’attends encore un peu, pour si des fois ils se ravisaient.

— En route ! enjoins-je au Mastar.

Nous abandonnons mon véhicule et gagnons la villa. Le jardin qui l’entoure est envahi par la mauvaise herbe, Il y a un bassin verdâtre, empli d’eau pourrie, une tonnelle de fer, carcasse rouillée sous laquelle des meubles de jardin démantelés tombent en poussière. La façade est lézardée et la peinture des volets n’est plus qu’un lointain et imprécis souvenir. J’escalade le perron et toque à la lourde sur un rythme qui semble convenu. Faut toujours dans ces cas-là. Les marsouins terrés à l’intérieur se disent que ça ne peut qu’être un familier qui se permet cette petite séance de tagadagada-tsointsoin. J’ai la désagréable surprise de constater que ma ruse ne porte pas, rien ne bouge. Tout est calme, tout est silencieux. On n’entend que les cris d’un moutard, quelque part dans le quartier, et puis aussi les jappements sopranesques d’un clébard teigneux, loin, par-delà des murs paisibles.

— Inscrivez pas de chance, murmure le Gravos, y a personne.

— Quelqu’un leur a bien ouvert tout à l’heure, chuchoté-je.

— Ils devaient avoir la clé.

— Mais non, ils ont attendu.

Je me fouille et fais la grimace. Moi, toujours si prévoyant, j’ai oublié mon sésame dans le tiroir gauche de mes bretelles du dimanche. Je le dis à Béru. Ça ne l’affecte pas.

— Laisse opérer le bonhomme, fait-il en inventoriant ses profondes.

Il ramène à la lumière du jour des objets incertains qu’il considère avec attention. Il se décide pour un bourre-pipe pliant, enfouit le reste de sa cargaison et se met à étudier la serrure d’un œil critique.

Il commente, deux points à la ligne.

— Faut savoir se montrer ingénieur, mon pote. Dans la vie, le mec idéal doit savoir tout faire de ses pognes. Si je te disais, le bricolage, à quel point ça te simplifie l’existence…

Il tord son bourre-pipe de ses gros doigts démanucurés.

— Tiens, continue le Disert, une fois, je me rappelle, y a belle burette, j’étais jeunot. On draguait aux Puces avec un de mes oncles. C’était un vicieux de la pouillerie, Agénor. Pauvre comme Zobe, mais acharné à brader des saloperies honteuses pour en racheter d’autres plus z’honteuses encore ! Je le voyais aux vacances… T’as pas une lime à ongles ?

Je lui tends l’objet réclamé et voilà mon Béru qui se met à fabriquer une clé, sur le perron, comme s’il était à son établi. Il continue de discourir, verbeux comme un marchand d’aspirateurs, torrentiel. C’est le professorat qui fait ça. Quand on ouvre les robinets d’un mec, après c’est macache pour les refermer complètement. Y a toujours des joints qui joignent plus et des fuites se déclenchent. Faut convenir et accepter.

— Il était manœuvre dans une usine de Saint-Ouen, alors le marché Biron, tu parles si c’était son fief, à l’oncle Agénor. Et l’autre aussi, en face, que je me rappelle plus le blaze. Il évoluait dans cette verminerie comme un poiscaille dans l’eau. On y allait avec un sac à provisions bourré de ses ordures à lui ; des pots à confitures ébréchés, des cols de celluloïd usagés, des pompes à vélo rouillées, des revues d’avant 14 toutes déchiquetées… Une fois, tiens : un suspensoir qu’avait appartenu à son beau-père, je me rappelle ! Il avait ses acheteurs, des zigs mystérieux dans le cradingue, comme lui. Il leur déballait sa poubelle comme si ç’aurait été une serviette remplie de documents secrets. Fallait les voir hocher la tronche, se regarder, palper les véroleries abjectes et se mettre à chuchoter des prix. Agénor, il avait eu un tuyau de pété dans sa canalisation faciale, quèques années plus tôt. Depuis, une moitié de sa vitrine c’était le masque de cire. L’autre, dans ces moments de marchandage, elle se mettait à danser, à plisser, à rougir. Il gesticulait avec, sa moitié de bouille, mon tonton.

Je m’excuse d’interrompre les révélations du Gros, mais avouez, mes loutes, qu’il n’y a que Béru pour évoquer ses souvenirs d’adolescence sur le perron d’une villa dans laquelle il s’apprête à pénétrer par effraction. Si le locataire de la mystérieuse crèche se tient à l’écoute, de l’autre côté de la lourde, il doit se demander si c’est du flic ou du cochon. Ma lime mord dans le bourre-pipe avec un petit bruit acide. De la poudre argentée pleut sur les nougats du Gros. Et mon Ineffable, toujours relaxe et heureux de vivre, poursuit son récit :

— A la fin, il finissait toujours par céder, Agénor. Il touchait quelques sous, jamais plus. Et quand on arrivait au bout de l’allée, il me poussait du coude « Oh ! Sandry, il me faisait, t’as remarqué comment que je l’ai possédé, ce vieux gredin ? » Il jubilait vachement. Une fois, c’est à ça que je veux en arriver, le voilà, tonton, qui devient pâlot comme une frayeur de laitier et qui me désigne des ignominies étalées sur une vieille bâche. Je pigeais pas ce qui le chavirait si fort. Y avait une seringue à lavement, un phono avec un pavillon comme çui qu’écoute le petit clébard blanc et noir sur la publicité de Pâté-Macaroni, des chopes à bière pleins d’uhlans farouches, des Veillées des Chaumières reliées, et puis encore des trucs, des machins et des choses qu’on pouvait même pas piger pourquoi quelqu’un avait pensé à les fabriquer un jour. « Qu’est-ce y a, tonton ? », je m’inquiète ! Ce qu’il me montrait, c’était un dentier. Un vrai jeu de dominos trente-deux pièces. « Depuis le temps que j’en cherche un, il bredouille, comme un type qu’a rêvé toute sa vie de s’embourber une négresse et qui se trouve en wagon-lit avec une Piteur Sistère. Parce que tonton, faut te dire que comme matériel à croque, il avait plus que ses gencives. Complètement chauve du clapoir, tel il était ! A l’époque que je cause, la Sécurité, elle remboursait pas les mandibules et la ratiche-bidon, c’était un signe intérieur de richesse ! T’aurais assisté à ce sauvage marchandage, San-A ! Un Grec et un Arménoche aux prises ! Le marchand, de se trouver avec un clille qu’avait plus de filtre à voyelles et qui voulait s’acheter un râtelier, ça le dopait. Il devinait la bonne poire. L’affaire du siècle ! Et tonton chiquait les désespérés. Il balançait des chiffres en sifflant comme une cafetière électrique. Il les suçait ! Il voulait pas laisser échapper une telle occase, mais pas se faire engourdir le porte-lasagne non plus. Question de prestige. Un vieux pucierman comme lui, il allait pas s’abandonner à un caprice, abdiquer ses dons de brocanteur ! Les gens faisaient le cercle, je savais plus où me foutre. A la fin, y a un titi qu’a fait commak au marchand : « Voyons, fais un geste, mon pote, tu vas pas laisser ce pauvre mec bouffer du laitage jusqu’à la fin de ses jours ». Tout le monde s’est marré. Le type a cédé. Si tu l’aurais vu rentrer à la cabane, avec son dentier, tonton ! Le saint-sacrement ! En arrivant, il s’est assis dans sa cuisine. Ses mains tremblaient. Il a ouvert grand son vasistas à purée et, sans même le passer sous le robinet, il se l’est filé dans la pipe, le râtelier. J’ai cru qu’il allait le manger. L’appareil était trop étroit pour sa gargouille. Trop haut aussi. Depuis le temps qu’il trimbalait deux limaces en guise de denture, son visage avait pris la forme d’un coussin de caissière. Quand il a eu ces trente-deux crochets dans le bec, on aurait dit brusquement que sa mâchoire causait sur la pointe des pieds ! « C’est pas ma pointure, il a murmuré, par-derrière sa poire d’angoisse ; mais ça fait rien, je m’arrangerai. » Et le plus rigolo, conclut Sa Bérurerie, c’est qu’il l’a tellement bien bricolé, ce foutu râtelier, qu’il a fini par se l’adapter. Ensuite, tu l’aurais vu caracoler des chailles sur des steaks garnis, Agénor ! Il se prenait pour monsieur Colgate, et quand il riait, il s’arrangeait pour montrer toute sa batterie au complet. Ça lui faisait un rire de lapin, il avait l’air vachement herbivore, tonton !

Béru souffle sur son bourre-pipe dentelé et l’introduit avec bien des tâtonnements dans la serrure.

Cric-crac ! La porte s’ouvre.

Le Narrateur me gratifie d’un certain sourire.

— Pas plus difficile que ça, soupire-t-il. Entrez donc, m’sieur le baron, vous êtes chez vous !

CHAPITRE DOUZE

DANS LEQUEL LE CHAPITRE ONZE CONTINUE

Nous pénétrons dans un couloir minable, aux murs bourrés de salpêtre. M’est avis que cette crèche n’a pas été habitée depuis des millénaires. Ça pue le moisi et le renfermé. Béru se paie un éternuement d’autant plus formidable qu’il a essayé de le contenir. Le déplacement d’air fait valdinguer la lanterne chinoise accrochée au plaftard.

Rapidos, je déballe mon camarade tu-tues afin d’être paré et je m’avance dans la crèche.

Il y a des portes à droite et à gauche. On les délourde à la volée pour mater les intérieurs. C’est vide, pelé, mité, pourri.

— On dirait la carrée de la Belle au hautbois dormant, remarque le Gros qui a une culture approfondie.

Force nous est de nous rabattre sur l’escalier, puisque, aussi bien, il ne nous reste plus que le premier étage comme champ d’investigation. Nous nous engageons donc dans l’escadrin, ce qui est moins glorieux que de s’engager dans les troupes aéroportées, je vous l’ai déjà dit dans un moment d’abandon. C’est moins glorieux, mais beaucoup plus dangereux car, à peine avons-nous gravi quelques degrés que ça se met à crachouiller moche. Un monsieur accroupi sur le palier du premier nous canarde joyeusement avec une rapière pourvue d’un silencieux ! Mince de préservatif, les gars ! On se croirait dans un film de Lautner ! Les Tontons Flingueurs à lui tout seul, il joue. Y a un grand labour dans le plâtre de la cage d’escalier, à deux millimètres de ma physionomie. J’ai que le temps de m’aplatir et de dévaler les marches sur le baquet. Au passage j’entraîne Sa Rondeur. On s’unit pour constituer en étroite association une chouette avalanche de barbaque et on atterrit, un peu meurtris et chiffonnés, dans le couloir.

C’est fou ce que ça énerve, une petite séance de ce genre.

— Eh bien, dis donc, grogne le Mafflu, c’est pas « Au bon accueil », l’enseigne de cette auberge, faut tuber à la Poule pour qu’on nous expédie des archers, sinon on risque de jouer Verdun terre brûlée toute la journée !

Je secoue la tête.

— On règle la question entre nous, petit père !

— Oh ! toi, bougonne-t-il, un de ces quatre tu vas travailler à ton compte, avec ta mentalité esclusive. La police, avec técoince, ça devient de l’artisanat.

Là-haut, le flingueur d’élite doit regretter sa précipitation. Il nous a pas laissés nous engager suffisamment dans l’escadrin, ce qui l’a obligé à défourailler sous un mauvais angle.

— J’ai idée qu’il est seul, chuchoté-je l’esgourde du Gros. On va essayer de le piquer à revers.

— O.K., me bavoche l’Ignoble, je vais aller emprunter une échelle chez le voisin, en lui bonnissant comme quoi je viens tailler les fraisiers !

Il sort.

La crosse de mon pétard me chatouille le creux de la main. Ce que j’aimerais l’avoir dans ma mire, le méchant du premier !

— Dites donc, mon bon ami, je lui crie à la cantonade, moi, à votre place, je balancerais ma seringue et je descendrais gentiment l’escalier en levant les bras. Par chance vous ne m’avez pas atteint, si bien que vous pouvez encore espérer une mesure de clémence !

Personne ne me répond.

— Votre attitude est négative, ajouté-je, vous êtes cuit, cuit, cuit, comme disait un petit moineau sur sa branche !

Toujours ballepeau. Peut-être qu’il pige pas le français, après tout, le canonnier ? Ou des fois il a du papier gommé sur la menteuse, non ?

Quelques minutes s’écoulent. Je l’entends qui respire, au-dessus de moi. Dans la maison vide, les bruits ont une résonance particulière.

— Tu entends, beau distributeur de pralines, reprends-je avec hargne, rogne et grogne, c’est scié pour toi. Tu as intérêt à ne plus charger ton passif, sinon tu ne seras jamais solvable !

Il me semble percevoir un léger bruit de pas, au-dessus. Le zigoto se déplace. Est-ce une ruse ? Je brandis mon oreille aiguisée : pas d’erreur, il vient de pénétrer dans une chambre et les lattes du plancher grincent sous son poids. Soudain, un coup de feu étouffé par le silencieux claque, produisant un bruit creux, métallique et plutôt ridicule.

Un instant je me demande si ça ne serait pas sur Sa Majesté qu’il vient de défourailler, mais à la réflexion, Béru n’a pas eu le temps matériel d’emprunter une échelle et de faire le siège du donjon. Alors ?

Je me décide et, l’arme au poing, l’alarme en tête et la larme à l’œil, je repique un assaut éclair dans ce foutu escadrin. Sur ma lancée j’en avale la moitié. Je vois alors déboucher d’une porte un zig baraqué à la hussarde. Il est en manches de chemise. Il porte une cravate de soie peinte dont le motif représente le « Naufrage du Titanic » en couleurs naturelles. Il a les cheveux gris taillés en brosse, la peau ocre et d’épais sourcils. Sa pétoire fume encore… Le silencieux donne à l’arme un aspect beaucoup plus inquiétant. Il la tient appuyée contre sa hanche, à la tueur. Je pige pourquoi il m’a raté il y a un instant. Môssieur est habitué à défourailler d’une certaine manière, le poignet appuyé contre la hanche. Quand il est obligé d’allonger le bras, il perd de sa précision. Comme je connais ses intentions à mon égard, je me dis (mais beaucoup plus vite que je ne l’écris) qu’il vaut mieux prendre les devants et lui souhaiter la Saint-Tu-tues le premier. Alors je l’assaisonne dans la foulée. Je lui virgule le chargeur avant qu’il ait eu le temps de comprendre. Il a encore la force d’appuyer sur sa détente. Voilà la rampe de bois constellée de pointillés. Et puis le zig qui s’est bloqué mes huit pruneaux dans le garde-manger culbute en avant. Sa tête pend curieusement au-dessus de la première marche tandis que le sang se met à pisser vilain de son bide en charpie.

Comme disait l’autre : s’il aime les fleurs il va en avoir bientôt.

J’achève de monter et je l’enjambe. Ce qui m’intrigue, c’est le coup de pétoire que j’ai entendu quelques secondes plus tôt. Je bondis dans la pièce qu’il vient de quitter et j’ai du mal à retrouver mon souffle. Le gars Mathias est là, la frime en compote… Il est assis par terre, le dos contre un radiateur de chauffage central. Ses deux poignets sont enchaînés au moyen de menottes dont la chaîne décrit un tour mort autour de la tuyauterie. Il a un foulard de soie sur la bouche. Mais ce bâillon est désormais inutile parce qu’avec la valda que l’autre manche vient de lui cigogner dans la tirelire, le bon Rouquin ne doit plus avoir envie de raconter sa vie. La balle lui a fait sauter un morceau de couvercle. Ça bouillonne mochement par la blessure. On dirait que son cerveau fait des bulles. Le sang empourpre sa tignasse déjà rouge. Il ressemble à un clown. Je m’agenouille à son côté et je passe la main sur sa poitrine. Ça bat toujours à l’intérieur.

Pauvre grand, va ! Lui qui était si fiérot de sa bobonne en cloche et qui attendait son mouflet avec tant de ferveur !

Un bruit, tout proche. C’est le Gravos qui escalade les remparts. Il vient de pénétrer au premier par une fenêtre dont il a disloqué les chétifs volets. Il s’annonce, le composteur prêt pour la fête.

— Par ici ! lui dis-je.

Quand il découvre le spectacle, il blêmit drôlement.

— Mathias, balbutie-t-il, c’est la carne que t’as rectifiée dans le couloir qui lui a fait ça ?

— Hélas ! je lamente. Le type a compris qu’il était perdu et il a voulu empêcher Mathias de parler !

Sa Pomme examine la blessure.

— Pour un professeur de trous de balles, dit-il, c’est vraiment dérisoire de finir commak !

Puis, tressaillant :

— Attends, y a peut-être de l’espoir. Il vit toujours. J’ai idée que la balle a dévié sur l’os qui pute car elle a pénétré en saintonge !

J’y regarde de plus près.

— C’est pourtant vrai qu’elle est ressortie, la dragée ; vise-la, dans la plinthe, près du tuyau. Vite ! Une ambulance !

Une demi-plombe plus tard, Mathias est aux urgences à l’hôpital Edouard-Herriot où on va le trépaner. Il ne reste plus à son beau-père qu’à convoquer les séraphistes de service pour une grand-messe noire en musique. C’est le moment de monopoliser tous les saints de bonne volonté, et les anges gardiens de la paix, et les archanges diplômés, et les bienheureux en puissance, et aussi la Big Family ; Dieu, son fils, le Saint-Esprit d’Eloi, Marie, Joseph, l’âne, tout le tremblement afin que le chirurgien de service réussisse un petit miracle.

Nous sommes très abattus, Bérurier et moi. Vidés, soudain, par la tragédie. Ça se passait dans la bonhomie. Une filature pépère, et puis brusquement on a culbuté en plein drame. Le tortionnaire de Mathias n’avait aucun papelard sur lui. L’identité judiciaire essaie de l’identifier, comme sa fonction l’indique. Au Standing Hôtel, les Dolorosa ne sont pas encore rentrés. J’ai donné des ordres pour qu’une planque y soit organisée afin qu’on les saute dès leur retour. J’ai hâte d’éclaircir cette histoire. Vous aussi, je suppose, hein, mes jolies rombières ? Ça vous file les fourmillements dans les contacteurs, ces mystères accumuloncés (comme dit Béru). Vous voudriez en avoir le cœur net (pour une fois, mes friponnes). Eh bien vous allez être obligées de faire comme Charles, c’est-à-dire d’attendre pour connaître la vérité sur Monsieur X…

— On va se rabattre sur le mec de l’Ecole, hein ? s’inquiète Béru.

— Oui, mon grand, on va.

Nous voilà donc repartis pour Saint-Cyr.

En cours de route, tandis que nous attaquons les premiers contreforts des Monts d’Or, Bérurieur soliloque :

— Le Mathias, dans le fond, il sentait ce qui allait lui arriver, tu ne trouves pas, San-A ?

Frappé, je murmure :

— C’est vrai, Gros, il le sentait.

— Qu’est-ce qu’il pouvait donc savoir, pour qu’on lui ferme le bec à coups de pétard ?

— Il ne savait rien, mais les autres croyaient qu’il savait.

— Quoi donc ? ingénuise l’Ineffable.

Je fais avec la bouche un bruit que d’autres préfèrent produire avec leur hémisphère sud.

— Le jour où nous le saurons, Gros, la vérité sera écrite en lettres de feu sur la façade de l’Ecole !

Béru rit.

— Ce jour est pas si tellement éloigné, Gars, promet-il. Avec le petit dégourdoche dont à qui on va dire deux mots, je te promets des informations de première avant longtemps.

Las ! son optimisme est pour le moins inopportun vu que notre client n’est pas encore rentré at school, comme disent les habitants de la Grande-Bretagne qui parlent couramment l’anglais !

Une longue attente commence.

Le camarade Racreux me refile des tuyaux à propos de l’intéressé. Il s’agit d’un certain Abel Cantot, originaire de Bordeaux. Il est arrivé depuis peu de temps à l’Ecole. Je fonce chez m’sieur le directeur pour lui réclamer le dossier du gars. Maintenant on joue brèmes sur table avec le patron. Il m’avoue savoir qui je suis depuis mon arrivée et je le complimente sur sa discrétion. La fiche de Cantot ne nous apprend rien de très important. Il a été secrétaire dans un commissariat de la banlieue parisienne après avoir été inspecteur à Bordeaux. Gars bien noté, de grande valeur, selon sa notice explicative. Voilà qui est de plus en plus troublant, non ?

Sur ma lancée, je demande les fiches des deux « suicidés ». Et c’est à cet instant, mes ravissantes, que je commence à voir poindre une légère lueur dans ce pot de goudron. Castellini, Corse d’origine, fut également inspecteur à Bordeaux. Et Bardane, quant à lui, était flic à Libourne, c’est-à-dire (pour qui connaît un peu la géographie) à quelques kilomètres de Bordeaux. Conclusion, la ville de Montaigne (Michel Eyquem de) et d’Escarpit (Robert) constitue le dénominateur commun de ces trois messieurs. Voilà un point d’acquis.

Je m’installe dans un bureau libre et je commence à virguler des coups de grelot dans tous les azimuts. Je sonne Bordeaux afin de me faire adresser un vrai catalogue des activités passées de Cantot et des deux suicidés ; ensuite de quoi je demande Paname pour obtenir des renseignements à propos des Dolorosa. Un troisième coup de turlu aux collègues lyonnais m’apprend que les Panamiens n’ont pas reparu au Standing Hôtel. Comme l’ami Cantot n’a pas l’air non plus de rejoindre l’Ecole, je commence à penser très sérieusement que ces pieds nickelés ont eu vent de mon coup fourré de la villa. La poulaille d’entre Rhône et Saône vient de découvrir que le pavillon où l’on séquestrait Mathias a été loué deux jours plus tôt par les Dolorosa à une vieille dame fort convenable qui est marchande de cierges et d’images pieuses sur la colline de Fourvière. Pour l’instant, nous en sommes là.

Je me paie un quatrième appel bigophonique à l’hôpital Edouard-Herriot. L’interne de service m’annonce que l’opération de Mathias a parfaitement réussi, mais que mon malheureux camarade, s’il s’en tire, ne sera pas en état de parler avant au moins quarante-huit plombes.

Quand je vous le disais qu’une longue attente commençait !

La soirée est plutôt tranquille. On visionne un spectacle d’une haute qualité morale à la téloche. Pas besoin de carré blanc. C’est une pièce qui raconte l’histoire d’une dame qui aime son mari. Mais elle est bien malheureuse, la pauvre chérie, car elle s’imagine que le gueux la double avec sa secrétaire. Il rentre tard le soir et il est pris en flagrant délit de mensonge. La brave personne découvre l’amertume du cocufiage avec horreur et désespoir et elle décide de déguster un godet de strychnine pour apprendre à son galopin d’époux à devenir veuf ! Mais juste au moment où elle va siffler sa coupe frelatée, voilà le volage qui radine, la bouche en cœur, avec un œillet à la boutonnière et une rose au slip (rouge la rose, car il s’agit d’un slip Eminence). Il a un gros paquet ficelé-ruban sous le bras. Explication : c’est un bon mari qui préparait un cadeau pour l’anniversaire de sa bobonne. Il lui avait commandé une cuisinière à transistors, made in Japan, qu’il a reçue en pièces détachées because les frais de douane. Le soir, aidé de sa vaillante secrétaire, une fille très bien, fiancée de surcroît à un lieutenant de sapeurs-pompiers, il remontait la cuisinière à transistors (avec bouilloir héliographique, moule à gaufre incorporé, autoclave à valve baveuse, gril figuratif à injection infrarouge et four électronique à semelle compensée). Un drôle de mécano, non ? Y a fallu de la patience pour arriver à reconstituer un appareil semblable juste à l’aide d’une notice écrite en japonais et avec, pour seuls outils, un tournevis et un chausse-pied d’unijambiste.

Faut drôlement aimer sa femme, admettez ! Elle en est bouleversée, à juste raison, madame la délaissée. Elle revient en courant de son erreur. Elle est émue aux larmes ! Transportée jusqu’à dix mille mètres de hauteur ! Elle se baguenaude en plein ciel rose, tout à coup ! Comment qu’elle va vider sa tisane funeste sur l’évier avant de remercier son guerrier bricoleur ! Ça se termine au moment où, pour pas choquer « nos jeunes téléspectateurs », elle lui promet une tarte aux myrtilles pour le dessert. Mais quand on sait écouter entre les fadaises, on devine ce que ça sera, en réalité, la tarte aux myrtilles ! La grande prouesse plumardière, oui, c’est couru ! La séance d’anniversaire, avec mimi vorace, exclamations sous-cutanées et dégradation de matériel de literie au son d’une marche américaine.

Les camarades disent que c’est un spectacle de qualité et qu’on le voit nettement s’accentuer, le redressement. Une émission de cette trempe, ça regonfle un peuple. Il prend conscience de lui-même et de ses possibilités, voyez-vous ! Tout de suite derrière, on nous offre un documentaire sur l’Inde, comme quoi la misère, là-bas, n’affecte que les pauvres. Heureusement, pour relever le standinge de ce peuple, on y trouve encore des vrais maharadjas bien fabuleux, avec palais de marbre aux cours pavées de rubis et de topazes retaillés par Marcel Pagnol. Bref, c’est la féerie indoue dans toute sa splendeur. Dans le court métrage, ils causent pas des bidonvilles pour pas choquer. Ils préfèrent rester dans les joyaux, l’albâtre, le satin et les éléphants blancs caparaçonnés d’or (c’est le peuple qui est cornac, bien entendu). Ils disent pas non plus que toute l’Inde féerique pue la merde ! Car, d’après leur religion, à ces braves sous-alimentés, ils doivent déféquer en plein air au lever et au coucher du soleil. Quand on arrive à Bombay un matin, de l’aéroport jusqu’à la ville, sur près de quarante kilomètres, on voit l’Inde accroupie. Tout un peuple déculotté, ça impressionne. Les senteurs de l’Inde mystérieuse, c’est ça. Mais allez donc le montrer ou le dire dans un documentaire ! Allez filmer toutes ces maigreurs occupées à s’extirper des résidus au bord des routes et se torchant avec de la terre ! C’est pour le coup que la ligue du culte viendrait au renaud, les bien-pensants calfeutrés dans leur rancœur, les ennuyés, les ennuyeux, les préoccupés de-ce-qui-ne-se-fait-pas, les sentencieux, toute la horde confite, bénite et bilieuse des faux culs à faux cols. Qu’ils essaient de nous la faire voir, l’Inde chiante qui se torchonne l’orifice à la glaise cholérique, qui avale des bandes Velpeau pour se nettoyer la boyasse et qui choisit les vautours comme tombeaux ; voui, qu’ils essaient, les gars de 7 Jours du Monde et vous verriez, le Pierrot Lazareff, les bafouilles bouillonnantes qu’on lui déverserait sur le burlingue. Dans l’ombre et la tourbe, dans les rues et les alcôves, dans les bureaux et les confessionnaux ils sont là, les corbeaux déguisés en quidams qui remplissent leurs stylos d’acide chlorhydrique pour l’invectiver, Lazareff, lui dire ce qu’ils pensent d’un vrai journaliste, le biffer, le raturer, le censurer, le menacer, l’éclabousser ; messieurs les cloportes, mesdames les cancrelates, tous les dévergondés de la ceinture de chasteté avec leur trousse à pétitions. Ils vigilantent, les frères de la cote morale ! Ils font le guet, ils font des rondes, ils prennent le quart pour rien laisser passer.

Je fais une nouvelle rafale de téléphones. R.A.S. ! Mathias : état stationnaire. Au Standing Hôtel, les Dolorosa ne sont toujours pas rentrés. Je vais alors au plumard. Mais au lieu de coucher dans mon box, je décide de me zoner dans celui d’Abel Cantot. De cette façon, s’il se pointe, je suis certain de ne pas le rater ! Y a encore des élèves dehors, les attardés du coup de reins. La plus grosse partie des effectifs a rejoint sa base. Les vadrouilleurs ont les châsses soulignés trois fois, les guibolles en coton et le slip aux abonnés absents. J’ai idée que ces dames ont été servies.

Avant de m’étendre sur le pageot du déserteur, je fouille son placard. Je déniche quelque chose d’intéressant : un matériel de plombier dans un carton à chaussures. Je pense que même les plus bêtes d’entre vous (s’ils existent) en ont déjà conclu que c’est Cantot notre assaillant de l’autre nuit. C’est lui qui faisait de la plomberie clandestine à’ l’infirmerie. Décidément, j’ai de plus en plus envie de le retrouver, le gars Abel. Je vous promets d’être son Caïn, mes filles.

J’attends aussi longtemps que je peux.

Et puis je peux plus.

Alors je m’endors. Mais d’un œil.

CHAPITRE TREIZE

DANS LEQUEL BÉRURIER TRAITE DU MARIAGE

Le lendemain, rien n’est changé à la situation.

Sinon qu’on a retrouvé la bagnole des Dolorosa abandonnée dans un chemin creux près de Bourg-en-Bresse. Cette fois, pas de problème : les clients du Standing Hôtel s’étaient bien aperçus de notre présence, en quittant la villa. Ils ont dû observer nos faits et gestes, discrètement. Comprenant qu’ils étaient démasqués, ils ont appliqué un dispositif d’alerte prévu à l’avance et ont disparu dans la nature après avoir prévenu Cantot Abel. M’est avis qu’ils doivent être en Suisse à l’heure que je cause ! Mathias a passé une nuit « satisfaisante », selon les toubibs qui ont toujours tendance à se satisfaire de peu. Les services de renseignements de Paris m’apprennent que Dolorosa est officiellement courtier en huiles lourdes. Il voyage beaucoup, et aux quatre coins du monde. On ne sait rien de plus sur sa personne et l’on n’a pas encore pu identifier le geôlier du Rouquin. Pour l’instant, mon dernier espoir est en Mathias. Si le brave Rouillé récupère, sans doute pourra-t-il nous apprendre des trucs intéressants à propos de son enlèvement. Wait and see, comme disent volontiers les Français désireux de faire croire qu’ils parlent anglais.

La journée se traîne. J’appelle la sûreté bordelaise pour savoir où ils en sont de leur enquête sur les trois inspecteurs qui m’intéressent. Mes confrères girondins me promettent un rapport circonstancié pour demain, ce qui est une façon comme une autre d’éluder.

Pas la peine de se casser le ménard. J’essaie de rencontrer le Valeureux, mais à ce qu’il paraît, il est « descendu » en ville. Je redoute pour lui le beaujolpif nouveau. C’est une si bonne année que le Gros doit faire son plein. Mais mes craintes sont mal fondées, car le soir venu, à l’heure tant attendue de son cours, nous le trouvons installé dans sa classe, le front nimbé de savoir et l’œil clair. Il a dû essayer son siège avant la cérémonie pour éviter l’incident de la veille. Il ne manque pas de noblesse, Béru. C’est une belle figure dans son genre.

— Seyez-vous ! lâche-t-il d’une voix timbrée à zéro franc trente.

On obéit dans un grand froissement de fringues.

Lors, Bérurier le Noble avance ses dix doigts en pare-chocs et les oppose méticuleusement. On dirait une fermeture Eclair qui se ferme au ralenti.

— Hier, les mecs, attaque notre très cher, j’ai voulu savoir qui c’est qu’avait bricolé ma chaise. Pour cela, je vous ai chargés d’enquêter. J’espère que vous l’avez fait ?

On s’entre-dévisage d’un air incertain. Mes camarades et moi-même avions oublié l’incident, mais pas cet âne rouge de Béru ! Son crâne est tout en os. Les idées qui y stagnent ont de la peine à s’en évader.

— Çui qui me dit qui c’est aura un 20 ! promet le Gros.

Personne ne réagissant, il grogne :

— Je vais donc vous interroger successivement les uns derrière les autres. Çui qui saura rien aura zéro et ça sera bien fait pour ses plumes !

Je pige alors qu’il tient à sauver la face, le Gros vaniteux, et, pour couper court, je lève le doigt.

Béru me coule un regard en vrille.

— Ce qu’y a, jeune homme ? demande-t-il d’une voix prudente.

— Je sais qui a fait le coup, monsieur le professeur.

Un murmure indigné court dans les rangs.

— C’est le dénommé Abel Cantot, fais-je en montrant une place vide. Et j’ajoute : « Ça ne peut être que lui puisque les absents ont toujours tort. »

Du coup, les camarades s’esclaffent. Y en a même un qui admet que, pour un « bougnoule », j’ai de l’esprit. Béru se replie dans sa dignité.

— On verra ça quand c’est qu’il sera de retour, avertit-il, en mettant dans ces paroles menaçantes un maximum d’intention.

Enfin, il ouvre son encyclopédie, trouve le chapitre consacré au mariage et, d’un geste nerveux, casse l’ouvrage en deux afin de faire tenir tranquille la page sélectionnée.

— Camarades, attaque fort démocratiquement le professeur, avant de passer au mariage, faut que je signale une chose à propos des fiançailles. Si on aurait envie de les rompre avant de se passer la corde au cou, faut pas hésiter. Y a des timides qu’ont plus envie de se marida mais qui le font tout de même biscotte ils n’ont pas le culot de déclarer forfait. C’est à ceux-là que je m’adresse. C’est comme un naufragé qui refuserait de s’agripper à sa bouée pour pas l’abîmer ! L’homme qu’a un doute ne doit pas plonger. Comment s’y prendre ? Eh bien voilà : ou bien il va casser carrément le morcif à mademoiselle, ou bien il lui écrit une bafouille ainsi conceptionnée :

« Mon petit cœur, je vais sûrement te filer une secousse beaucoup plus forte que celle que tu t’attendais, mais faut que je t’avoue qu’après m’être pris à part pour une discussion avec moi-même, j’ai décidé de plus me marier. Vois-tu, Ninette, la liberté, c’est une chose qui se partage pas. Alors je préfère garder la mienne et te laisser la tienne plutôt qu’on accrocherait nos deux nôtres à la patère de la salle de bains.

« Veux-z’en-moi pas pour cette décision, c’est le bon sens qui cause ; et crois-moi, mon ex-gosse, mais il débloque rarement. Renvoie-moi la bagouze en recommandé, tu seras une reine. Si des fois elle te plairait trop et que tu t’y serais habituée, je te la laisse au prix coûtant, voir facture ci-jointe. En ce qui concerne nos bafouilles, pas la peine de faire des frais de poste en se les espédiant, on les colle dans les cagoinces et on tire la chasse sur le passé. Si par hasard tu te trouverais de passer dans le quartier, monte me dire bonjour, y aura toujours un doigt de porto et des biscuits pour toi. Et aussi, si vraiment t’as pas de rancune, quelques caresses veloutées dans le genre de celles que tu raffoles. Mon bon souvenir à tes parents. Je te roule la galoche suprême.

Ton X

« Poste-Rectum :

« Je profite de la rupture pour te signaler que ta vioque aurait intérêt à sucer des cachous, parce que quand on l’embrasse on a l’impression que les égoutiers sont en train de réparer une canalisation. »

Bérurier se détend un peu.

— Vous avez noté, les gars ?

Nous lui assurons que « oui », alors il repart.

— Une bafouille, c’t’un peu lâche dans un sens, mais ça vaut mieux que d’envoyer son papa ou un copain en c’est-ta-fête[17].

Il se cure le nez, pétrit le résultat et l’expédie au petit bonheur, d’une pichenette.

— Je sais de quoi il retourne, déclare Son Expérience. J’ai rendu ce genre de service à un collègue. Il allait épouser la fille de sa teinturière et je devais lui jouer les garçons d’honneur. Et puis, un matin, il s’annonce chez moi pendant que je me rasais. « Faut que tu me sauves la vie », qu’il m’attaque. Et de m’espliquer que la môme lui disait plus rien. Il l’avait passée à l’établi, or elle était pas douée, selon lui, pour la séance de vertige à secousses. Elle s’intéressait qu’à la musique et pendant qu’il lui faisait des trucs endiablés elle causait des grands compositeurs : Litz Taylor, Bach et Laverne, Chou Berthe, Bête au Vent, Œuf and bac, Gougnotte, Mousse-aux-skis, que sais-je… Tant et si bien que ça finissait par lui stopper ses moyens, à mon ami Félix. Quand il lui faisait toucher les deux épaules sur son matelas, à Adèle, il avait l’impression de s’embourber Mozart, à force ! Il se disait que la seule portée qu’il aurait jamais avec elle, ça serait une portée de musique et il finissait par avoir le bougnazof en clé de sol. Il aimait mieux déposer son bilan avant d’aller à la faillite complète. Mais il redoutait la mère qu’avait toujours en main des fers à repasser de dix kilos ! Alors, en pleine dégonfle, il me chargeait d’annoncer la triste nouvelle. Vous parlez d’une mission périlleuse !

Béru s’évente de la main.

— Me voilà qu’arrive chez la teinturière. L’odeur de la naphtaline, déjà, ça crée pas l’ambiance. Madame K2R fignolait le pli d’un futal quand je m’ai annoncé. Une solide gaillarde, baraquée comme un catcheur. Le fer lui fumait dans la pogne. Elle me reconnaît et se met à grommeler : « Vous désirez ? »

« Pour lors, la seule chose que je désirasse, c’était de mettre les adjas en vitesse. Elle ressemblait à madame Tito, en plus colosse. Un coup de nageoire de cette sirène, ça pouvait vous fêler n’importe quel os ! Je me mets à loucher sur le fer et à supputer mes chances de survie.

« “Rien, M’dame, je bredouille, je passais juste vous dire un bonjour…”

« Elle grogne et continue de repasser. Au bout de trente secondes, comme j’avais toujours pas moufté, voilà le méchant dragon qui se met le poing sur la hanche.

« “Est-ce que vous allez rester planté là à me regarder toute la journée, Bérurier ?” elle fait, textuellement.

« J’entendais mon ange gardien qui claquait des dents, les gars ! Mais Béru, on peut le traiter de bien des noms, sauf de dégonflé. Alors, que voulez-vous, puisque j’étais là pour ça, je plonge : « “Madame Durond, je gazouille, c’est Félix qui m’envoie. Il veut plus épouser votre fille !”

Béru se dresse, tant est forte l’émotion que lui cause son évocation.

— Malheur de nous tous si vous auriez vu sa frime se déguiser en ouragan ! Dans ses yeux noirs, on projetait Siphon sur la Jamaïque ! Ses biceps craquaient comme un feu de brindilles.

« “Siouplaît ?” elle soupire, comme une loco lâche un jet de vapeur avant de remuer ses bielles.

« Je ne pouvais plus m’estirper le moindre bout de syllabe, alors elle va ôter le bec-de-cane de la porte et revient sur moi en le tenant comme un pétard : “J’attends vos explications, Bérurier !”

« Une femme qui vous appelle par votre nom de famille tout cru, ça vous terrorise. Je cherche un motif bien tourné, quelque chose de valable, quoi, qui lui engourdisse la rogne. Je la sentais qu’elle était prête à faire de la charpie avec les fringues accrochées dans la boutique et à me virguler le poêle à charbon dans la pipe ainsi que tous les fers qui se faisaient roussir les miches dessus.

« Je me mets les cellules grises dans le parc à phosphore. Ça urgeait. Son regard, ça devenait un incendie, il me brûlait les moustaches ! C’est alors que l’idée lumineuse me jaillit : “Ecoutez, mâme Durond, Félix, il a une raison majeure de pas épouser Adèle : il est amoureux de vous !”

« Pas mal, hein ? exulte le Gros. »

Il se claque les jambons.

— A la voir changer de visage, j’ai pigé combien qu’elle était sensas, ma trouvaille. Elle est devenue pâle, la mère Durond. Son bec-de-cane lui a tombé des doigts. Elle respirait comme fonctionne la pompe à miel ! Ça faisait Chhhhhiut-Han ! Chhhhiut-Han ! La respiration lui giclait dans les bronches, lui dégoulinait de la bouche, sur le menton. Elle en avait la langue sortie. C’était tout qui lui pendait soudain, de savoir son futur gendre épris de sa pomme : ses yeux, ses copieux nichons, ses tifs, son nez. J’ai même craint qu’elle prisse t’une attaque. “Ça ne va pas ?” j’ai demandé.

« Elle s’est cramponné les flotteurs pour essayer de contrôler sa respiration emballée. “Ça alors ! Ça alors !” elle a bredouillé.

« Quand elle s’est sentie un peu mieux, elle a ôté sa blouse. “Je vais aller lui causer”, a-t-elle déclaré. Je voulais l’accompagner chez Félix, mais elle a refusé. “Un entretien de cet ordre, monsieur Bérurier, c’est entre quat’z’yeux qu’il doit avoir lieu.” Monsieur Bérurier ! Elle renversait drôlement la vape, hein ?

« En sortant, j’ai eu que le temps d’aller tuber à mon pote pour l’affranchir sur mon prétexte. Au début, il râlait comme un pou peint en vert mais question coup de voix je crains personne : J’eusse fait un commissaire repriseur de première classe ! “Avec une grenadière pareille, Félix, j’ai plaidé, fallait trouver de l’inédit. L’incompatibilité du mœurs elle aurait réfuté à coup de braséro, cette houri.”

Béru se mord un bout de peau dans la région ongulaire. Il recrache le débris de lui-même sur sa table, contemple un instant le triste relief, le récupère, le mange et poursuit.

— La Durond, elle lui a si bien fait le coup de l’entretien entre quat’z’yeux que c’est elle en fin de compte que Félix a épousée, vu qu’elle était veuve. Ç’a été mené tambour battant. Au pas de charge il s’est vu driver à la mairie, le pauvre vieux. Cette fois, il était pas question d’annuler la cérémonie ! La teinturière l’aurait tué. C’est les bonnes femmes de son espèce qui s’emparent de la Bastille ! Maintenant, le Félix, il marne à la teinturerie de sa nana. Ils ont acheté une presse à repasser à vapeur, et c’est lui qui la fait marcher. Une fois j’ai passé devant leur magasin. A travers la vitre il m’a filé un regard si teigneux que j’ai préféré pas rentrer. Ceci vous démontre que lorsqu’on a envie de rompre des fiançailles, vaut mieux écrire ce qu’on a sur le cœur à la donzelle ; par lettre, on s’explique mieux et on a le temps de chercher ses mots.

Le Gros sort un sandwich aux rillettes de sa serviette, plus un pot de beaujolais.

— Excusez-moi, dit-il, très Régence, mais j’ai pas eu le temps de dîner.

Il attaque son morceau de brignole, ce qui ne facilite en rien son élocution, et enchaîne :

— Seulement c’est pas tout le monde qui rompt ses fiançailles. J’en sais quéque chose ! Alors, étudions le mariage.

« La date de la cérémonie est donc fixée. Bon. Faut envoyer des faire-part. Comme on a déjà étudié le principe de ces bafouilles, je me rétendrai pas dessus, simplement je signale qu’on mentionne les titres et les décorations. Je vous donne, pour votre gouverne, un exemple. »

Il mastique bruyamment sa bouchée de sandwich, tout en se versant un verre de rouge. On le devine torturé par son esprit inventif.

— Ecrivez ! ordonne-t-il.

Il écluse son verre, promène longuement sa langue entre ses joues et ses gencives, fait siffler sa dent creuse et dicte :

Monsieur Alexandre-Benoît Bérurier, Officier de police, vice-président-adjoint de la Joyeuse Gaule Matinale, donneur de sang diplômé, membre bienfaiteur des Amis de la Pétanque, ancien tirailleur sénégalais, chevalier de l’ordre du mérite Humbonpoin, et madame Alexandre-Benoît Bérurier, ont l’honneur de vous faire part du mariage de leur fille Josette avec monsieur Jules Pudépied, tourneur de camemberts, diplômé de la faculté de Caen.

Il s’interrompt.

— Je répète que c’est un exemple, dit-il. D’abord j’ai pas de fille. Et si j’en aurais une, je permettrais pas qu’elle épousasse un type qui s’appellerait Pudépied. Mais vous pigez le système ? Ce sont les parents qui font part du mariage en profitant de l’occase pour se faire mousser. Mais si le futur conjoint est orphelin ? me direz-vous. En ce cas, c’est les grands-parents. Mais s’il en n’a pas, m’objecterez-vous ? Alors c’est un grand frère, ou un oncle. Mais si le gars est un enfant naturel ? insisterez-vous, chinois comme je vous connais. Dans cette hypothèse, le faire-part peut être fait par une voisine. Re-exemple :

« Madame Glinglin, concierge au 68 de la rue Faribole, a l’honneur de vous annoncer le mariage de la petite Claudine Duchenoc, du quatrième à gauche-par-l’escalier-de-service avec Monsieur Lulu Dubois. »

« Un point, c’est tout ! affirme Sa Rondeur. »

Il rengracie :

— Donc, les faire-part sont espédiés et le jour de la cérémonie est fixé. Les futurs conjoints n’ont plus qu’à s’acheter les alliances. Là, pas moyen d’ergoter, vu que la nana va chez le bijoutier avec vous. Faut se fendre d’anneaux en jonc sincère. Des ambitieuses veulent parfois des brillants autour, encouragées par le marchand toujours prêt à plumer les clilles. Mettez le holà d’autor, en entrant dans la boutique.

« “On veut voir des alliances, mais surtout sans brillants biscotte c’est de mauvais goût.” De cette manière vous v’là paré. Avant le mariage, les parents et les aminches se fendent de cadeaux, c’est là qu’il faut de la vigilance ! Si vous prenez pas garde, vous vous retrouvez avec quatorze lampes de chevet, toutes plus déprimantes les unes que les autres, et tellement de salières que vous finiriez par contraster de l’albumine rien qu’à faire leur inventaire ! Les copains, ils ont tous un blaud de ces bricoles qui leur viennent itou de leur mariage à eux et qu’ils ont conservées pour offrir aux mariages des autres. Voilà trente ans qu’on s’offre les mêmes lampes, les mêmes plateaux, les mêmes pelles à gâteau. Faut rompre ce cycle infernal, mes mecs. Pour ça, un seul moyen de même que sur les lettres de deuil, on mentionne “ni fleurs ni couronnes” ; sur les lettres de mariage, faut pas craindre d’indiquer : “pas de cadeaux : des mandats !” De cette manière les invités sont obligés de débourser du convenable et ensuite vous allez vous acheter ce que vous voudrez ! »

Le Gros prend son livre.

— Permettez que je vous lisasse une liste-type de cadeaux indiqués sur mon bouque. A ses soubresauts ventraux, on sent que ça doit être gratiné. Ça l’est. Jugez-en :

— Collier de diamants, manchon et étole de zibeline, dentelle ayant appartenu à Marie-Antoinette, piano à queue, ombrelle, verre d’eau…[18]

Son hilarité l’interrompt.

— C’étaient vraiment des racornis du cigare, les zigs de c’t’époque, pouffe le Gros. Un collier de diams ! Et puis quoi z’encore ? La dentelle ayant appartenu à Marie-Antoinette ! Ça doit être duraille à dégauchir, même aux Puces. Et si on déniche la dentelle du col qu’elle portait le jour qu’on l’a opérée des amygdales, y doit y avoir des éclaboussures dessus ! Un piano à queue, notez, pour un mariage, c’est assez indiqué. Mais où je me marre, c’est pour l’ombrelle et pour le verre d’eau ! Si c’est à des acrobates qui gambadent sur fil de fer, l’ombrelle, à la rigueur, je dis pas. Par contre, on m’offrirait un verre de flotte, je le balancerais séance tenante à la figure du généreux donateur !

« Autrefois, poursuit le Savant, on soignait le trousseau. Faut dire que les choses étaient de belle qualité et faisaient de l’usage. Mais de nos jours où les rues sont pleines d’appareils qui distribuent des bas ou des slips, ça vaut pas le coup d’emmagasiner de la lingerie. Je lis, sur mon encyclo, à la rubrique pantalons de dame du trousseau la liste suivante :

12 pantalons madapolam feston fantaisie : 14 : 168

12 pantalons variés : 23 : 276

3 pantalons variés : 40 :1 20

1 pantalon varié : 50 : 50

1 pantalon riche : 80 : 80

Il se pourlèche.

— Je ne suis pas curieux, mais j’aimerais bien savoir la différence qu’il y avait entre tous ces pantalons variés. M’est avis que bobonne vous interprétait le franche-cancan du Moulin-Rouge à elle toute seule ! Quant à son unique pantalon riche, elle devait le mettre pour se faire une cérémonie intime devant sa glace quand son monsieur partait en voyage, ou bien pour recevoir le patron du mari en catinmimi. Lorsque j’ai marié Berthe, elle avait que trois culottes, elle : une rose pour tous les jours, une blanche pour les sorties et une noire pour les dimanches pluvieux. Croyez-moi, c’est largement suffisant.

Il mord à nouveau dans son sandwich, recueille les miettes tombées sur sa braguette et les enfourne avec le reste.

— Passons, mastique-t-il, à la cérémonie. Pour un beau mariage, faut que la mariée soye en blanc. Sinon on a l’air de conclure à la sauvette. Vous auriez vu ma Berthy, le jour J, avec sa robe à traîne et sa couronne d’oranger… Une vraie Sainte Vierge ! Sous le voile, elle avait un visage de matronne, parole ! Au dernier moment, on s’aperçoit qu’on avait oublié d’acheter le missel. Catastrophe ! Elle était sur le point de chialer, la pauvrette. Heureusement, Béru, vous me connaissez ?

« “T’inquiète pas, poupoule, je la réconforte. Je vais t’en fabriquer un dare-dare.” Je chope le livre de cuisine qu’une voisine nous avait offert. Les Secrets de Tante Anaïs, il s’appelait. Fissa, j’y fabrique une couverture avec un bout de toile cirée blanche et je colle sur le tout une croix découpée dans du buvard jaune. Ça faisait un effet terrible. Le cureton n’y a vu que du feu. Pendant la messe on s’est lu à mi-voix les recettes du Chiche-Kebab à l’orientale, du salmis de faisan à la Laguipière et de la noisette de biche duchesse d’Uzès.

« Notre recueillement, ça le bottait, m’sieur l’abbé. A un moment, il nous dit : “On va chanter tous ensemble le Credo”, ou je sais plus quoi ! Avec Berthe, on ne s’est pas départis. C’est le chaud-froid de volaille à l’ancienne qu’on lui a bramé, en faisant semblant que ça soye du latin ! On foutait des us à chaque fin de mot. Ça donnait à peu près ça (et le Gravos psalmodie) : Préparus un consommus avec des os et des abattus de volaillus, un pied de veau et des couennus de porcus… »

Il se tait, sourit tendrement et murmure :

— On en salivait, de ligoter ces merveilles. Surtout que midi approchait et nos estomaques sonnaient le rassemblement à grandes gargouillées. Ça nous filait de la ferveur jusqu’aux recoins les plus discrets de nos boyaux. On comprenait, à chanter que « la volaille étant froide, la découper et la napper de sauce veloutée » on comprenait, dis-je, que le mariage c’était conséquent comme cérémonie. La magie des mots, quoi ! Je me rappelle encore le passage où il est dit « décorer avec des feuilles d’estragon et des lamelles de truffes »… A cet instant, ç’a été plus fort que nous, moi et Berthe ; on s’est pris la main. On se sentait au seuil d’un grand bonheur, les gars. D’un grand bonheur…

Comme toujours, dans les moments d’exception, il se paie une petite larmette, le Béru. Histoire de chasser la nostalgie il écluse un coup de rouquin. Immédiatement rétabli, il continue :

— Pour en revenir aux alliances, oubliez pas qu’on grave les deux prénoms à l’intérieur, ça fait plus romantique. Y a des jolies formules à trouver telles que « Pas de Jeanine sans Roger », par exemple. Des potes à moi l’ont mise au point. Seulement comme ils avaient tous les deux des prénoms à tirets, ils n’ont pu mettre que leurs initiales. Elle, elle s’appelait Hortense-Louise-Marie et lui William-Charles, si bien que ça a donné : « Pas d’H.L.M. sans W-C », mais ils s’en sont aperçus trop tard. C’est des choses qu’on pense pas sur le moment.

« A la fin de la cérémonie, on se rabat à la sacristie pour les signatures et les rallonges au clergé. Les assistants en profitent pour vous serrer la louche et vous bonnir leurs compliments. Dans ces cas-là, soyez brefs et discrets, les gars. Faites pas comme ces vieux schnocks, présidents de conseils d’administration (vous savez, de ces débris qu’on peut pas virer de la Société parce qu’ils ont cinquante actions plus une) qui secouent la pince des mariés pendant dix minutes en leur donnant des conseils qu’eux-mêmes seraient bien en peine de suivre. Ils causent avec des voix pour cours de la Bourse : c’est pour tout le monde qu’ils jactent, ils se croient admirés, les flageolants.

« Vous, vous devez être simples et cordials. Un beau sourire, une franche poignée de pogne. Un mot gentil : “Tous mes vœux de bonheur, et bonne bourre pour ce soir !” ou bien “Quel beau couple, Quand vous ferez des petits, vous m’en mettrez un au frais” ou alors, à la mariée toute seule : “Ce que le blanc vous va bien ! J’espère que ce polisson vous déguisera pas trop vite en veuve”… Quand vous assistez au mariage d’une ex-vieille fille sauvée par le gong, lui faites pas sentir que c’est de l’in extremis. N’allez pas lui dire “le régime matrimonial, ça va vous changer du régime de bananes”, comme vous seriez tenté. Et ne balancez pas au marié une plaisanterie dans le style “Qu’est-ce t’as prévu pour ce soir ? Un ciseau à froid ou de la vaseline ?” Ça risquerait de leur troubler la félicité. A la rigueur, vous leur glissez gentiment à l’oreille un petit compliment, du genre “Vous étouffez pas en mettant les bouchées doubles.” C’est ce qui se fait de mieux !

« De même, faut surveiller aussi son langage quand c’est une veuve qui se remarie. A ce propos, vous savez que les veuves doivent garder leurs précédents anneaux. J’en ai connu une, son doigt on aurait dit un ressort à boudin ! Cinq maris qu’elle avait consommés, la vorace. Dans ces mariages-là, vous faites très sobre. Vous lui murmurez aimablement, en l’embrassant : “Çui-là, faites-lui porter une flanelle, qu’il s’enrhume pas”, ou mieux encore, si vous êtes intime avec elle : “Tu le vois bien, Lélette, qu’on trouve des recharges.” Enfin, tout cela, mes fils, c’est affaire de talc.

« C’est à la sacristie que les vieux commencent à remercier des cadeaux. Ils chuchotent, en pétrissant le paquet de phalanges de l’invité : “Comme vous avez gâté notre fille, m’sieur Louis ! Oh ! vraiment, c’est trop beau. Une vraie folie ! Si Lolotte serait pas si contente, je vous tirerais les oreilles.” L’invité, lui, il doit prendre un petit air modeste, vous voyez le genre ? Et il murmure avec le sourire Colgate : “C’est rien du tout, pensez ; on me fait des conditions chez les grossistes”, ou encore : “Parlons-en pas, c’est un vieux truc qui me vient de ma tata Julie et que je savais pas qu’en foutre.” Ça met à l’aise. »

Béru s’octroie un grand coup de beaujolpif, clape de la menteuse à plusieurs reprises et reprend.

— De nos jours, hélas ! le repas de noces tend à disparaître. Le lunch debout, v’là ce qui l’a remplacé.

Il prend une puissante aspiration.

— C’est regrettable ! laisse tomber le professeur. Déjà, jouer de la musique en marchant, je trouve pas ça très helvétique[19], mais croquer debout, c’est la fin de tout ! On trimbale son attirail à bouffe d’un coin à l’autre du salon, on s’en colle partout, on en bascule sur les robes des donzelles, on est obligé de causer la bouche pleine. Et quand on veut du rabe, c’est la lutte au baba autour du buffet ! Vaut mieux inviter moins de peuple à la noce et faire tortorer les convives d’une façon décente.

Il explore son larfouillet, en sort un bristol craquelé, taché, jauni, plissé, mou à force de manipulations et, le dépliant, déclare :

— Voilà le menu de ma noce à moi, les gars. C’est le même que çui qu’a offert à l’ambassade d’Angleterre Sa Majesté Edouard VII lors de son voyage à Paname en 1903.

Il déclame, du ton que prennent les huissiers pour annoncer les invités d’une grande réception :

Potage de tortue clair

Crème d’orge à la Dhuran

Zéphyrs à la romaine

Darne de truite saumonée à la moderne

Selles de mouton à l’anglaise.

Côtelettes de pintades à la George IV

Timbale de volaille à la Rossini

Mignardises de foies gras à l’Infante

Sorbets à la Pompadour

Poulardes de Bresse rôties

Salade Gugliemi

Homards à la parisienne

Asperges d’Argenteuil sauce riche

Pudding à la Windsor

Biscuit glacé à la Monselet

Diablotins et Chester-Cakes

Les larmes ruissellent sur son beau visage. Il toussote, se mouche avec la partie large de sa cravate, l’enfouit ensuite dans sa chemise et annonce :

— Ah ! ils savaient manger en ce temps-là !

« Ce menu, je l’avais déniché dans un Vermot quand j’étais chiare. Je le savais par cœur et je m’étais toujours dit qu’un jour je me le payerais. Mon mariage, c’était l’occase rêvée, vous êtes bien d’accord ? Seulement il coûtait une fortune. Je sais pas si vous vous rendez compte, mais c’est une jaffe monumentale, la superproduction d’Hollivode en vistavision et bicarbonate à la clé. On était une trentaine à mon mariage. On pouvait pas se permettre une telle excentricité ! Même avec des conditions de payement ça nous dépassait le budget. Et pourtant, on en avait tellement envie ! C’est ma Berthe qui a trouvé la solution. On s’est commandé le fameux menu rien que pour nous deux, vu qu’on était les mariés. Pour les autres on a pris un frichti plus raisonnable : harengs-pommes à l’huile, gratin de chou-fleur, boudin du chef et la corbeille de fruits. Naturliche, ils ont eu fini bien avant nous. Ils s’épluchaient la mandarine qu’on en était tout juste à la darne de truite saumonée. Ils poussaient des sales bouilles de nous voir dégringoler une tortore aussi somptueuse. Les fumets, ça leur énervait la glande salivaire. Mon oncle Agénor, avec son râtelier à façon, il grinçait de ses fausses dents. La cousine Gertrude, aussi, elle montait au renaud, grincheuse en diable, disant tout haut qu’on était deux beaux goinfres. Mais on s’en branlait, moi et Berthe, de ses sargasses. Je crois que ça nous dopait le tuyau de descente de les voir tous hallucinés devant nous, les coudes sur la table. Y avait que Maman qui s’attendrissait : “Allez-y, mes petits, elle nous encourageait. Profitez-en bien, c’est un beau jour.” On prenait notre temps avec ma petite femme. Le coup de fourchette d’Edouard VII, ç’avait dû être zéro à côté du nôtre ! A un moment, on a failli se faire mal voir biscotte j’ai torgnolé Pierrot, le gamin de mon beau-frère, qui venait larmoyer sur notre sorbet Pompadour. Il voulait y goûter absolument, le petit misérable. Dans mon agacement, je l’ai baffé un peu dur et il a saigné du nez de façon regrettable. Maman l’a vite rapatrié sur les gogues pour lui refaire la vitrine et éviter l’incident.

« Tout en dégustant, je louchais sur ma Berthe et je me sentais fier d’elle de lui voir un si bel appétit. A table, Berthy c’est une scientifique. Elle sait respirer en mangeant pour pas avaler d’air en même temps que sa béarnaise. Même à l’époque, avant qu’elle acquérisse la grande forme, elle se débrouillait comme une poupée ! Le coup de gosier, c’était inné chez elle. Au homard à la parisienne, pourtant, j’ai redouté qu’elle craquasse. Elle est devenue écarlate, concurrençant dangereusement l’homard. Elle clapait à vide. Je lui ai rectifié le tir en lui tendant opportunément son godet de muscadet. Il était bien frappé. Ce coup de fraîcheur, çà lui a assagi les muqueuses et elle a retrouvé tout son beau brio, Berthe. »

Béru vide sa bouteille.

— N’oubliez jamais ce dont je vais vous dire, reprend-il doctement. Faut de la musique à un mariage. Si ça gambille pas ce jour-là, les invités ont l’impression d’être blousés. Je l’avais prévu, c’est pourquoi je m’étais muni d’un musicien d’élite : le sous-brigadier Grossel, un virtuose. Bien que flic, c’était pas du violon qu’il jouasse, mais de l’accordéon. Il en possédait un rutilant comme une brasserie neuve ; rouge, je me rappelle, avec des zigzags en nacre partout et des touches en simili or pur. Rien que de le voir, son piano à bretelles, on se sentait du bonheur dans les cannes. Il vous prenait une grande joie à le regarder scintiller dans la lumière, si luxueux. Mais la grande secousse, on la ressentait lorsque Grossel se le carrait sur les genoux. Il commençait par placer un petit tapis de velours noir sur ses guibolles. On avait l’impression qu’il allait plutôt casser la graine, à mater ces préparatifs. Il se filait les bretelles autour du cou, l’air sérieux, recueilli. Un vrai curé qui va se payer une messe télévisée ! Brusquement, ses fortes paluches de matraqueur devenaient pour ainsi dire toutes fluettes. Elles adoptaient le gabarit brodeuse pour danser sur ses claviers. Agiles comme un corps de ballet, les gars ! Comment qu’il s’y repérait dans toutes ces touches, bon Dieu ? Surtout qu’elles étaient même pas numérotées ! Grossel, vous l’auriez vu au naturel, avec son uniforme, engueulant les automobilistes, jamais vous l’auriez cru capable de musiquer de cette façon ! Il devenait pas croyable, tout soudain ! Chaque fois il attaquait par les classiques : « La Petite Tonkinoise », de Mozart, « J’ai deux amours », de Milliat frères… Voilà que votre âme se filait en accordéon, elle aussi, et qu’elle larmoyait dans les aigus, au moment où l’instrument se met à chialer positivement et à pousser des plaintes.

« Un zig comme lui, dans une noce, vous parlez d’une aubaine ! Il remplaçait un orchestre. On l’a installé sur une table. Hélas ! il avait un peu trop éclusé. Une fois là-haut, la tête s’est mise à lui tourner. Surtout que, ceux qu’ont fait de l’algèbre le savent : l’air chaud monte. A ce niveau il étouffait, Grossel. Il l’aurait annoncé tout de suite, qu’il avait l’estomac à marée haute, on l’aurait promené un peu dans la cour de l’auberge et on lui aurait fait boire un doigt de Vichy comme vulnérable. Mais, avec sa fierté brigadière il n’a pas moufté. Le voilà donc qui se met à accordéoner, vaille que vaille. Et nous autres à gambiller sans s’apercevoir qu’il avait la frime des martyrs. Moi et Berthe, faut reconnaître qu’on se sentait un peu lourdingues avec notre gueuleton Edouard VII dans le lampion. Mais on dansait tout de même. On se disait que ça tasserait la jaffe pharamineuse, que la valse et le tango ça achèverait de présenter les mignardises de l’Infante à la poularde de Bresse et que le potage de tortue finirait par bien s’entendre avec le zéphyr à la romaine. Où on avait eu tort, Berthe et moi, c’était d’avoir respecté le menu au point de briffer le puddinge à la Windsor. L’Angleterre est un sacré pays, je dis pas ; mais elle a toujours son petit moment de traîtrise. Pour la dernière guerre ç’a été Mers-El-Kébir et à ma noce le Puddinge Windsor. On aurait bouffé un sac de ciment humide qu’on se serait pas senti les tripes plus coagulées ! Ça coinçait dans nos profondeurs, ça barrait des passages. Ça déviait les délicatesses sur des voies de garage inquiétantes. On comptait sur les entrechats pour rétablir l’ordre. Fallait serrer les chailles et patienter. Pendant ce temps, juché sur sa table, le sous-brigadier faisait sangloter son instrument. Il était livide, avec du verdâtre sous les yeux et les cheveux collés sur le front, Grossel. Tellement il avait mal au cœur qu’il pouvait pas transpirer ; c’était au-dessus de ses forces ; la chaleur lui restait sous la peau. Et il jouait toujours, « La Tonkinoise », la « Matchiche », « J’ai deux amours »… La cousine Gertrude, debout derrière le dossier de sa chaise, les yeux fermés, elle s’égosillait comme chaque fois qu’on avait une réunion de famille. Je sais plus quelle truffe lui avait assuré un jour lointain qu’elle possédait une voix de rossignol, depuis elle nous limait les tympans de ses glapissements ébréchés. Vieille fille, c’était sa façon à elle de prendre son fade. Je crois que c’est ses couinements acides qui l’ont terminé, Grossel. A force d’entendre miauler Gertrude, il a fini par croire que c’était lui qui produisait ce bruit abominable sur son piano à ressort. Il interprétait « Fascination » quand le drame a eu lieu. La Gertrude elle gargarisait, comme vous battriez une mayonnaise avec une cuillère en fer, qu’elle “s’était rencontrés simplement et qu’on avait rien fait pour chercher à lui plai ai aire” ! Ça n’étonnait personne, entre nous soit dit !

« On essayait de l’oublier, nous autres danseurs. On se brandissait à l’accordéon uniquement, pour sucrer de nos portugaises ses affreuses intonations. Mais Grossel pouvait plus lutter, le pauvre biquet. Là-haut, sur sa chaise, il essayait de retenir ses gros yeux qui allaient se faire la valise et rouler sur le plancher. Sa langue aussi avait des idées de fuite ! Il pianotait encore, mais d’instinct, comme court un canard qu’on vient de lui trancher la tête ! C’était plus que les réflexes… Un reste de musique au bout des doigts qui s’égouttait. Tout à coup, il a plus pu. Il voulait pas souiller son bel accordéon. Dans un éclair il a compris le désastre si ça se logerait dans les soufflets, son trop-plein. Il s’est avancé au bord de la table, la tête brandie par-dessus l’instrument, et il a filé sa première fusée. Manque de pot, on se trouvait juste dessous, moi et Berthe. C’est ma jeune épousée qu’a tout bloqué sur son voile. Sa couronne d’oranger, instantanément, c’est devenu un buisson de framboises[20]. Grossel en est pas resté là. L’artillerie de marine ! Beugh ! Beugh ! Ça tonnait ! Trafalgar d’Austerlitz, les gars ! Une salve ! Deux salves ! Son accordéon qui pendait à son cou faisait maintenant un bruit de vache en train de véler ! Il lui servait de bavoir. Ma Berthe, sur le moment, elle a pas compris, elle pouvait pas identifier l’avalanche puisqu’elle tournait le dos à Grossel. Elle croyait, que le moment des serpentins était venu et qu’on se mettait à chahuter la mariée. C’est seulement en sentant dégouliner sur son front qu’elle a deviné du suspect. Et puis à mon espression catastrophée aussi. Elle a porté la main sur l’arrivage. Juste à cet instant, le virtuose s’est offert une troisième bordée, la plus forte, elle lui venait de loin. Berthe s’est retournée et a morflé en pleine poire. Elle a rien dit, vu qu’on ne cause pas la bouche pleine. Seulement elle aussi elle s’est grouillée d’accrocher les wagons. Son homard à la parisienne qui la tracassait n’attendait que ça pour faire marche arrière, en bon homard qu’il avait t’été.

« Les danseurs, ce spectacle, ils ont pas pu se l’assimiler. Ça a fait rédaction en chaîne. Les plus sensibles ont commencé par se plier en deux, agrippés aux tables, aux chaises, aux autres. Un vrai naufrage. C’était plus la salle des noces et banquets du Cheval Pommelé, mais la salle à manger du ferry-boîte un jour que la Manche débloque.

« Y en a qui résistaient, qui se contenaient au maxi, qui refusaient d’y aller aussi de leur voyage et de faire de la mosaïque sur le parquet. Mais l’entraînement général, ça les embarquait comme l’avalanche embarque le fluet chalet de bois dans la pente. Beugh ! Beugh Re-beugh ! de tous les côtés. Et encore beugh ! Les serveurs se sauvaient, c’était la panique. Le tôlier croyait à un empoisonnement général, il hésitait d’appeler les pompelards et leurs appareils de ranimation. En cuisine, on entendait carcasser les seaux. On remmanchait les balais-brosses branlants à toute allure pour nettoyer l’entrepont ; on rassemblait les serpillières ! Le chef, que personne songeait à hocher, sortait le tiroir de son fourneau ; il préconisait la cendre, lui ! Il avait été maître queux sur un cargo mixte et il connaissait la marche à suivre !

« Moi je voulais pas que ça soye dit, le marié, de l’abdiquer en pleine digestion, mon menu Edouard VII ! J’éclusais à toute vibure les coupes de champ’ qui traînaient sur les tables pour me colmater à tout prix. Pendant ce temps, croyez-moi si vous voudrez, la cousine Gertrude continuait de fascinationner à plein gosier. Elle avait pas remarqué l’arrêt de la zizique, en pleine extase comme elle se trouvait, les yeux fermés.

« Elle gloussait qu’elle croyait en toi comme au bonheur suprê ê ême, cette horrible pintade.

« Il ne restait plus qu’elle et moi à pas se joindre au concert. Tout le monde était à l’équerre pour se finir, se ramoner une bonne fois. Moi, Béru, je luttais avec mon puddinge infect. Il risquait des tentatives qui me l’amenaient au gosier. Je le refoulais au champagne. C’était plus terrible que le match France-Galles du rugueby. Les mêlées étaient plus sévères, plus brutales. A mes côtés, Agénor m’aidait pas à surmonter l’horreur de mes tripes, le brigand tonton finissait de tapisser le voile à Berthe. Il marchait dessus pour tenter de récupérer son fameux râtelier. Dans cette débâcle, l’appareil à croque du tonton, il faisait plus déprimant qu’aux Puces, lorsqu’il poireautait entre le phono à pavillon et la photo de Bismarck sur l’Illustration. C’était lui, surtout, ce bon dentier rafistolé, qui esprimait bien haut la répugnance de la scène. Il criait grâce au milieu de sa flaque, il demandait pardon d’avoir mastiqué tout ça ! Il avait honte ! A la fin de sa chanson, elle a rouvert ses yeux, Gertrude. Vous auriez vu sa chute libre depuis le septième ciel où qu’elle s’était juchée en se masturbant les ficelles vocales ! Elle venait de bêler son dernier je t’ai-ai-ai-aime, pâmée. Et puis tout à coup elle a vu la noce pliée en deux, le musico sur son estrade qui basculait ses ultimes harengs par-dessus son flamboyant accordéon. Alors elle s’est grouillée de se mettre à l’unisson, de participer à la grande chorale clapoteuse. Elle a lâché son répertoire pour entonner Beugh, Beugh, elle aussi. Y a eu que moi à sauver les appâts rances ! Entre deux hoquets garnis, Agénor m’a bredouillé :

« “Comment tu fais, Sandry, pour résister ?”

« “Je pense à Edouard VII”, j’ai répondu.

« Il a cru que je me payais sa bouille et ç’a l’a dévasté de plus belle. »

Le Gros pose son chapeau et, au moyen d’un peigne à trois dents, se recoiffe.

— Pourtant, fait-il, c’était bien à l’Edouard VII que je pensais. Je me disais que j’avais réussi le même exploit qu’un roi Rosbif et ça me dopait l’honneur national. C’était méritoire pour un manant, non ?

Il interrompt là son récit.

— En conclusion, dans une noce, ne saoulez pas les musiciens, c’est trop lourd de conséquences. Bien sûr, faut qu’ils se mouillent la meule, mais alors entendez-vous avec les loufiats pour qu’ils leur mettassent de la flotte dans le pinard.

« Revenons maintenant au déroulement. Pendant le bal de noces, le marié doit très peu danser. S’il gaspille ses forces en valses, qu’est-ce qui lui restera pour la java de la nuit, hein ? S’agit pas de rater le départ, les gars ! Je me rappelle d’un de mes copains qui s’était tellement dépensé en pas z’au double que, le soir venu, il pouvait plus se tenir debout. Sa Madame toute neuve attendait son taf de vertige, mais tout ce qu’il lui a joué, c’est un solo de ronflette. C’est triste pour une nuit de noces, non ? La pauvrette a bien essayé de se prodiguer et de le démarrer à la manivelle, mais il avait les bougies trop encrassées pour que la carburation se fisse. Vous imaginez, cette mignonnette en train de se faire un gala à tarif réduit, tristement, près de son ronfleur ? Le lendemain il avait tellement honte dans son bunoust[21], le jeune marié, que ça lui a mis la frénésie en torche, son manquement de la nuit. A la merca[22] il trouvait plus le moyen de planquer sa confusion. Elle pantelait, sa confusion. Elle se recroquevillait timidement. Ça lui avait sabordé le mental. Et vous le savez, mes potes, mais dans ces cas-là, lorsque la gamberge vous jette un défi, vaut mieux pas insister. Les plombs ont sauté, quoi ; c’est pas de titiller l’interrupteur qui rétablira le courant ! Six mois plus tard ils ont divorcé vu que la petite dame était toujours déguisée en demoiselle. Tout ça parce que le marié avait trop gambillé à sa noce ! Alors avis ! »

Bérurier extrait un deuxième litron de sa serviette loqueteuse. Il boit, savoure, avale.

— Puisque je suis t’arrivé à la nuit de noces, faut qu’on en cause. Prenons un peu avant : au départ du bal en loucedé. La tradition veut que ces pommes à l’eau d’invités guettent la fuite des mariés et qu’ils leur fassent tout un chabanais. Je vais vous donner une ruse. Seulement, pour ça faut un complice : le père de la mariée ou le beau-père par exemple.

« Entre deux danses, le marié il demande à la cantonnière si quelqu’un aurait pas un peu de faf à train, biscotte, prétend-il, y en a plus aux ouatères. Une âme charitable finit bien par trouver dans ses poches une quelconque vieille facture ou une lettre d’amour. Le jeune marié, pour donner le change, il commence déjà à se déverrouiller ses bretelles, comme si ça presserait. Puis il se taille avec son papelard. Personne se méfiant, la danse reprend, la mariée se met à tangoter avec papa ou beau-papa. Mine de rien, son cavalier profite de la pénombre du tango pour l’orienter vers l’issue de secours. La môme met les voiles (c’est le cas de dire) et va retrouver son Roméo près de la porte des vécés. Il leur reste plus qu’à trotter jusqu’à leur charrette, et gode naïte la compagnie. »

Le Mastar cligne de l’œil.

— Notez, notez, recommande-t-il, même si vous seriez marié ça peut vous servir, vous ignorez ce que la vie vous réserve. Donc, poursuit l’Inexorable, la lune de miel est commencée. Vous emmenez Ninette dans la chambre d’hôtel prévue. Mimis mouillés. Ouf ça y est ! Enfin seulâbres ! T’es toute z’à moi, ma gosse ! Serre-moi fort dans tes bras, Lulu ! Dis, Mamour, tu y crois que c’est vrai : on est marida ? Et la séance de décarpillage a lieu. Faut procéder dans la lenteur : pas de frénésie, mes fils ! Du suave ! Faut que ça baigne dans le beurre, tout ça ! Vous la déloquez façon strip-tease, Poupette ! Savamment, doucement, avec des z’haltes, des entrecoupements de baisers fougueux. Demi-lumière (celle de la salle de bains suffit) ! Vous lui calmez la pudeur avec des beaux serments, ayez pas peur d’en rajouter, elle attend que ça, madame la jeune mariée. Promettez-y le grand mirage, le bonheur fou, la fidélité pour toute la vie et même après ! Assurez-lui que ça s’arrêtera jamais, vous deux ! Jurez-lui bien qu’à dater de dorénavant, vous entrez dans le grand cirage des sens pour plus en sortir ! Vous v’là enfermés à la Trappe du suave ! Les yeux dans les yeux, la bouche contre la bouche et le scoubidou dans la tasse à thé, tels vous serez désormais pour l’éternité ! Faut qu’elle ait son ticket pour le paradis des voluptés, la gentille, absolument. C’est sa noye à elle ! La pothéose du baigneur ! Tout en causant et en promettant la lune, vous lui déballez la sienne. C’est très important, les gars, qu’au premier coup d’intimité, elle soye à poil et vous fringué. Ça établit votre supériorité, comprenez-vous ? Elle prend la mentalité de l’esclave ! C’est bon pour l’avenir ! Faut que vous vous affirmiez seigneur ! Elle, elle est nue, et vous en noir, avec cravate blanche ! Ça représente une planète d’écart.

« Toujours habillé, vous commencez de l’entreprendre à bloc. Qu’elle sente bien le râpeux de vos frusques sur sa peau, ça gratte, un mâle ! Ça endolore ! Tâchez-moi de lui filer une fumante première séance ! Qu’elle en oublie sa date de naissance, nom de Dieu, et l’adresse de ses parents ! Qu’elle en oublie le français ! Faut qu’elle se mette à parler chèvre, mes amis, à parler chienne, à parler vache ! Faut qu’elle comprenne sa douleur et qu’elle l’oublille ! Faut qu’elle soit pleine d’urticaire ! Qu’elle fume ! Qu’elle supplie ! Qu’elle meure deux fois, trois fois, dix fois ! Faut la bousiller à coups de tendresse ! La ranimer à coups de tendresse. La porter, la transporter, la rouler, la piloufacer, l’engloutir dans le pâmé et la repêcher ! Si vous la réussissez somptueusement, dès le premier soir, votre bergère, l’avenir elle est à vous ! Foie de Bérurier ! Et je chahute pas avec mon foie ! »

Il s’offre une quinte de toux, vite calmée par une rasade de juliénas.

— Bien entendu, continue l’Initiateur, le nombre des petits z’impatients qu’ont pas attendu la nuit de noces pour jouer Monte-là-dessus est de plus en plus conséquent. Peu importe ! Faut toujours qu’une nuit de noces soye une première de gala, les gars. Toujours ! C’est Noël, même si la vierge l’est pas tellement ! Et maintenant que je vous ai conseillé de ce qu’il faut faire, examinons un peu ce qu’il faut éviter.

Il se fait chanter les lampions entre le pouce et l’index. Ça produit un petit bruit geignard comme lorsque le pompiste vous nettoie le pare-brise avec son râteau de caoutchouc.

— Primo, fait-il, tout en se fourbissant les orbites, voyons pour l’homme. Au moment qu’ils entrent dans leur chambre d’amour, il doit éviter les réflexions telles que les suivantes : « Tiens, ils ont changé le papier de la tapisserie depuis que suis venu » ou « J’espère qu’y a pas des punaises, comme à l’hôtel de la Tringlette où j’allais avec Simone ».

Béru réfléchit encore, en homme soucieux de ne rien omettre.

— Et puis, continue le Vaillant, au moment des effusions, que cette truffe de mari aille pas chuchoter, pour lui calmer les angoisses, à sa souris : « Laisse-toi faire, Lolotte, j’ai l’habitude » ou bien, impatienté : « Si elle te fait peur je vais l’offrir à des que ça leur fera plaisir ». Ou même (y en a qui en sont capables) : « Eh ben dis donc, ma petite fille, t’as le coup de reins mollasson, faudra travailler tes abdominaux ». Eviter aussi de l’appeler par un autre prénom que le sien, ce qui pourrait la froisser. Si elle s’abandonne comme une planche à repasser, au lieu de lui chercher des griefs, complimentez-la. Les gonzesses les plus prudes aiment qu’on leur fasse croire qu’elles sont des championnes de l’amour. Plus elles bavouillent triste, plus elles se croyent courtisanes et sont fières de l’être. Ce qui indique qu’elles méritent vos encouragements puisque en dedans de leur cœur elles ont la vocation. Aussi, après la séance de radada-à-crinière vous poussez un sifflement ébloui et vous murmurez : « Fichtre, pour une blanche colombe, t’es aussi dessalée qu’une morue, gamine ».

Il se lève et accomplit sous nos regards fervents quelques mouvements gymniques à base de flexions de jambes. Un craquement fâcheux nous annonce que son pantalon y participe à contrecœur. Le Gros s’interrompt, se palpe le fondement d’un index particulièrement tactile, fait la grimace, et se rassoit sans commentaire.

— Etudions maintenant le problème de la fille, décide l’Epoustouflant. Avant tout, elle doit jamais désappointer si, le soir « J », le marié lui déballe du fluet. Pas qu’elle s’esclame « Y a maldonne ! J’ai marié un homme, pas une portion de chipolatas ! » C’est vachement outrageant pour le matou. Que les gloutonnes sachent bien que c’est pas l’objet qui compte, mais la façon de s’en servir.

« Vous connaissez tous la blague au sujet de la distraction chez les jeunes mariés ? Je vous la répète parce qu’elle est pas si bête que ça. Le comble de la distraction, c’est qu’aftère l’amour, le marié donne mille balles à sa gerce et que celle-ci les chope et les glisse dans son bas. Cette histoire vous résume les dangers. Faut se surveiller de part et d’autre, pas oublier un instant ce qu’est l’autre par rapport à lui ou à elle et ce qu’on fiche entre ces quatre murs tous les deux, Banco ?

« J’aimerais également dire un mot du voyage de noces. Naturellement, chacun agit suivant ses aptitudes. De nos jours que les voyages sont fastoches et réglables en vingt-quatre menstrualités, les jeunes mariés se croyent obligés d’aller passer leur lune de miel aux Nouvelles Hybrides, en Asie Majeure ou à Ton âne arrive. Foutaise ! La lune de miel c’est pas du tourisme ! Le paysage doit pas distraire de la bagatelle. Un bon coin peinard de la campagne française, la voilà, l’idéal ! Mais minute ! Comme toujours, faut éviter les excès inverses. J’en ai vu qui partaient faire du campinge pour la circonstance ! La nuit de noces sous la tente, c’est bon pour la reine d’Angleterre. Cette nuit-là, faut pas que Ninette aye des fourmis rouges dans le médaillon, c’est pas prévu au programme ! Ni qu’elle s’enrhume à la fraîche ! Et puis, dans les établissements Trigano, vous avez pas le champ libre pour les grands élans cosaquiens. Vos aises, vous pouvez que les prendre à l’estérieur ! Vous vous figurez cette chasse à courre, entre le sac tyrolien et le Butagaz de campagne ? Vous risquez de vous meurtrir contre le réchaud ou de vous coincer la bimbeloterie dans la table pliante ! Et je passe sous silence la fragilité du manoir ! Un coup de reins de mâle en contrueux, et vous arrachez les piquets de la tente ! Le buildinge de toile vous choit dessus comme un couvre-pieu pas opportun. Vous vous empêtrez la gigotance dans les ficelles ! Vous voilà enveloppés, empaquetés, momifiés. Vos belles ardeurs s’entortillent dans les cordages, vous perdez la mandoline de madame pour vous payer le jerricane de flotte dans la confusion bien confuse. Le parcours est aboli. Y a déroute sur le terrain de manœuvres ! On ne peut pas conseiller des calamités pareilles à un jeune couple. Non, on ne peut pas ! ahg »

Il se masse un doigt, il le suce, se le fourre sous le bras.

— Le mieux, affirme-t-il, c’est de faire comme nous, moi et Berthe. On a passé notre lune de miel à Asnières, dans un petit hôtel-restaurant que je connaissais, près de la gare, en face des gazomètres. C’était le beau-père d’un collègue qui le tenait. Chez Tintin, ça s’appelait. Nous y vécussions une période de vrai bonheur. On était les petits gâtés des tôliers. Ils nous dorlotaient, nous mijotaient des plats gratinés. Sa spécialité à Madame Tintin, c’était l’édredon de mer et des pieds-paquets marseillais.

Il renifle un bon coup, mais malgré cette mesure préventive, ses yeux s’embuent.

— Oui, soupire le bon Nounours, du vrai bonheur. Je vais vous donner le programme de nos journées, parce qu’à mon sens, c’était la chouette lune de miel qu’on passait. Je veux pas me vanter, les gars, me faire plus malin que je ne suis pas, mais j’ai toujours bien su prendre l’existence, surtout dans les moments formides.

« Donc, pour vous en revenir, on se réveillait sur les choses de neuf plombes, le morninge. Illico on se mettait à l’établi. C’est pas mon genre de donner dans la confidence intime, vous le savez ! Toujours est-il que Berthe, c’était une affaire étonnante. Elle faisait pas des conditions de paiement, elle. Fallait régler cache ! Et pas lui en promettre ! Une sacré pétroleuse, esperte et tout ! Ça me mettait les sens comme des oursins de découvrir ses capacités matelassières. Je me lance pas dans les détails, mais rappelez-vous que la capsule fantôme, le tampon buvard vagabond, le collier de trente-deux perles, la lorgnette grossissante et le véhicule à deux mains motrices n’avaient pas de secret pour elle ! J’étais tombé sur la grande aubaine ! L’affaire unique d’Issy-les-Moulineaux ! L’orgueil d’un plumard, une trémoussante pareille ! Du produit contingenté ! De la bestiole primée hors concours ! Le lot rarissime, quoi ! Au tiercé de l’amour je m’étais sorti les trois numéros dans l’ordre et le rapport c’était quasiment çui du siècle ! Mais brèfle, je disais : nos journées ! Donc turlututu jusqu’à midi, avec la pause-café dans l’intervalle. A midi, on descendait à la graille en pyjama. On pouvait se permettre vu qu’on croquait dans la cuisine. On se sifflait deux apéros chacun pour se préparer le clapoir, et puis on jaffait au pinard cacheté. Vers les trois heures, on remontait pour un brin de sieste polisson. Ça nous menait jusqu’à six plombes. Pour lors on s’habillait et on allait se faire un bout de flânerie, bras dessus, bras dessous, jusqu’à Courbevoie. Sur le pont on s’arrêtait pour cracher sur les mariniers qui pénichaient au-dessous de nous.

« Quelquefois on visitait le cimetière des chiens, dans l’île. Sur les petites tombes y avait des inscriptions qui nous fendaient l’âme : “A Médor, mon compagnon fidèle. Ici repose Loulette Durand, morte en couches.” Souvent les maîtres avaient fait sceller la photo de l’animal dans la pierre. La Loulette Durand, par exemple, c’était un petit fox blanc et noir avec un museau pointu et des oreilles de lapin. En plein milieu du cimetière, je me rappelle d’une estatue représentant un Sarah Bernard. Sur le soc, on lisait “A Toby, héros du travail, mort accidentellement en faisant sa tournée, la laiterie Dubois reconnaissante.” Berthe et moi, on se promettait d’avoir un chien plus tard. On rentrait chez Tintin, mis en appétit par ce bol d’air. On mangeait une bricole : une tranche de tête roulée ou une omelette au lard avec un petit coup de beaujolpif pour se refaire des hormones. Ensuite on jouait à la belote, avec M. Maclou le quincaillier du coin, et Léonard, un type des Pompes funèbres qui se trouvait en congé de maladie. Au service du soir, Berthe donnait un petit coup de paluche à Madame Tintin car ça la démangeait, la restauration. Vers neuf heures, on dînait avec les tôliers. Le frichti et la converse, ça nous portait vite à minuit. Surtout qu’il avait le coup de rouille facile, m’sieur Tintin. Et une fois rapatriés dans notre chambrette, on remettait férocement le couvert. La bouffe épicée de la patronne nous fichait des émois gloutons. La sérénade du sommier, pardon ! Trois qu’on leur en a démolis, aux braves gargotiers. Ils nous ont raconté par la suite, bien plus tard, pour pas que ça nous gêne, que les autres pensionnaires de la tôle ils se mettaient à bivouaquer dans le couloir, près de notre lourde, pour profiter de la séance. Ils apportaient des chaises, des tricots, des kils de rouge et ils nous écoutaient comporter en échangeant des appréciations. Aux différents bruits, ils essayaient de piger la catégorie de nos prouesses. Parmi z’eux se trouvait m’sieur Arthur, un ancien curé qu’avait largué l’Inséminaire un jour de spline pour devenir mac. Il avait organisé le turf d’un tas de mémés autour de la Madeleine, jusqu’à ce qu’une tigresse jalmince se soye permis de le vitrioler en pleine poire, le mettant sur la touche à vie au rayon du pain de fesse. Sa figure ressemblait comme une sœur jumelle à un cul de singe. Depuis cette histoire, il vivotait chétif en représentant du papier d’Arménoche, dans les petits bazars de grande banlieue. Il était tellement répugnant à regarder, m’sieur Arthur, que les boutiquiers se grouillaient de lui passer une petite commande pour s’en débarrasser, s’ôter ce cauchemar de devant la vue. N’empêche que l’amour avait pas de secrets pour lui. Toujours selon Tintin, c’était lui qui documentait la clientèle attentive du couloir. Il fonctionnait à l’oreille. “En ce moment, il affirmait, il est en train de lui faire la toupie japonaise !” ou bien “Ces messieurs dames se paient la figure 4 bis des trois lanciers du Bengale”, ou encore “Tiens, la petite madame est en train de lui enregistrer parlez-moi d’amour au micro-voyou.” Chaque fois, Rirette, la soubrette des Tintin, une gamine délurée de quinze ans, filait un coup de périscope par le trou de serrure et approuvait comme quoi m’sieur Arthur tombait juste. Elle s’en payait des tranches prohibitives, Rirette. A cause du loquet de la lourde qu’était mahousse, y avait que sa petite frime de fouine qui pouvait s’insinérer entre ledit loquet et le chambranle. Alors elle assurait la retransmission en collaboration avec Arthur. C’étaient à eux deux les Roger Couderc de nos exploits. Les pensionnaires, ils congestionnaient drôlement dans le couloir. Ils avaient des vapes affreuses à force d’esgourder et de voir l’horrible m’sieur Arthur leur mimer la figure en cours. Sa bouille brûlée les débecquetait pas, au contraire, ça les suggérait plus fort dans un sens. Un vrai salon de madame la sous-maîtresse ! Tel il était devenu, le couloir de l’hôtel Tintin.

« Quand j’avais remisé mon artillerie de campagne, on pouvait pas en écraser comme on souhaitait parce que pour lors c’étaient les autres qui se déclenchaient. On venait de leur surmener le mental et, sitôt rentrés dans leurs piaules, ils se débauchaient. Même m’sieur et madame Tintin se jouaient Les Nuits Chaudes d’Andalousie à prix de faveur. L’hôtel tout entier interprétait un concerto de sommiers. Le lendemain ça flageolait dans les escadrins. Le pensionnat des yeux cernés ! Ils partaient tous au charbon en titubant d’épuisement, le slip en cale sèche, les yeux en buvard. Ah ! on s’en souvient encore dans les chaumières de la lune de miel des Bérurier ! »

Le Gros nostalgise un petit coup, écluse un gorgeon de rouge et reprend :

— Vous le voyez, mes amis, inutile d’aller bien loin, le plus près, c’est le meilleur.

« Je ne voudrais pas traiter le mariage sans conseiller aux jeunes époux d’éviter de se raconter leur passé amoureux. Beaucoup de maris confidencent et certaines nanas idème. Ils se bonnissent leurs prouesses casanovesques passées. Ils en rajoutent, croyant s’éblouir. Lui : “Quand j’étais à la colle avec la petite Adrienne que je t’ai déjà causé, on se payait des parties de jambons terribles, je lui faisais le scaphandrier pernicieux, la petite échelle, la bielle en folie, le cache-pot-miracle, le tohu-bohu géant, la tringle à rideau polissonne, le coup du milieu et la salade cambodgienne.” Elle : “C’est comme moi avec Joseph, mon premier fiancé, il me faisait l’amour sur son vélo, en rentrant du cinéma. Comme il avait une mauvaise visibilité, je sonnais dans les virages, c’était passionnant.” » 

Béru refoule en bloc ce type de conversation.

— Restez discrets. La bavasse pourrait se retourner contre vous plus tard. Quand arrive la saison de la détente, le premier soir où môssieur préfère le jeu des 7 Erreurs de France-Soir, à escalader sa mémère, la petite désertée elle manquerait pas de lui souligner qu’il attrape la grosse méforme, son Casanova, comparé à l’époque d’Adrienne. Alors, c’est le commencement de la fin !

« D’une façon générale, et pour en conclure avec ce sujet, mes petits gars, tâchez de toujours vous la payer avec entrain et application, votre bobonne, puisque vous l’avez épousée pour ça. Restez ferme sur les prix ! Faut toujours honorer ses contrats. Un contrat de mariage ressemble aux autres, on doit le respecter. L’homme qui jardine sa rombière chaque soir garde la conscience tranquille et peut regarder la vie en face. Dites-vous bien que dans l’existence tout n’est qu’habitude ; le turlututu comme le reste. Prenez donc l’habitude de réussir votre légitime, ça lui évitera le dérangement d’aller se faire réussir par vos copains. »

Le cher Bien-en-Chair quitte sa chaire[23]. Il s’avance au bord de l’estrade, d’un pas blasé.

— A partir de demain, annonce-t-il, on va z’étudier les usages mondains. C’est-à-dire le superflu. Pour les démonstrations, je m’ai assuré le précieux concours d’une réelle gentilhommière, la comtesse Troussal du Trousseau que le pedigree de ses aïeux remonte aux mots croisés.

Il toussote.

— Aussi je vous demanderai de soigner votre tenue !

Machinalement, réflexe conditionné sans doute, il tâte sa braguette, constate que trois boutons ne sont pas arrimés, rectifie sa mise et nous offre un salut de judoka. Sa profonde courbette lui vide la poche supérieure, laquelle contenait : deux stylos Bic, une banane, de la monnaie, une pince à linge, son bourre-pipe-passe-partout, un os de poulet et la photographie en couleurs du prince Rainier de Monaco.

CHAPITRE QUATORZE

DANS LEQUEL LA SITUATION ÉVOLUE

Je finis la soirée en compagnie du camarade Racreux, bien que le gigot aux flageolets du soir l’ait rendu infréquentable. Il me propose une belote que je repousse : j’ai pas l’esprit aux cartons. Une espèce d’angoisse croît en moi et, réciproquement, je crois en elle[24].

— T’as l’air soucieux ? observe le pétomane, en se faisant crépiter le fouinizoff.

— Dis voir, l’Harmonieux, coupé-je, tu étais en compagnie de Bardane, toi, lorsqu’il est descendu du car pour rentrer à l’Ecole ?

— Yes, pourquoi ?

— Raconte-moi bien succinctement comment il a manœuvré.

Intrigué, le tirailleur à blanc s’ébroue le pyjama pour l’aérer.

— T’y reviens encore sur ces affaires ? M’est avis, reconnaît-il loyalement, que tu vas faire un bon poulaga, tu as l’obstination nécessaire.

Son appréciation me va droit au cœur en épargnant le visage. Il la traduit aussitôt en morse inférieur. Puis, après un instant de réflexion, attaque :

— On se trouvait toute une bande a l’auberge du Coq et du Beaujolais réunis qui marque le terminus des cars pour Lyon.

— Et alors ?

— Rien… bredouille-t-il. Non, franchement rien…

Il a beau gamberger, tout lui semble en ordre. Il en pétarade du rez-de-chaussée.

— On éclusait de la bière… Certains jouaient au juke-box. Et puis le car est arrivé. Le chauffeur et le receveur sont descendus boire un coup sur le pouce. Pendant ce temps on est allés s’installer dans le véhicule…

— Et Bardane ?

— Bardane aussi.

— Comment était-il ?

— Qu’est-ce que tu entends par là ?

— Je veux dire, il semblait soucieux ?

— Pas du tout. Il se marrait.

— Continue…

— Les employés de la ligne sont remontés. On allait partir, déjà le receveur commençait de nous délivrer les billets…

Il revit très intensément l’instant. C’est ce que je souhaite. Il faut que son souvenir se démultiplie, qu’il fonctionne au ralenti…

— Ensuite ? l’incité-je doucement.

Il fait la moue avec son fondement, puis reprend :

— Comme le chauffeur mettait le moteur en marche, quelqu’un a demandé d’attendre, vu qu’un retardataire se pointait en courant…

Il sourcille.

— Tiens ! le retardataire, justement, c’était Cantot, le copain qui se fait porter pâle depuis hier.

Voilà qu’une souris se met à me grattouiller le bulbe de ses petites pattes. On avance, mes chéries ; on avance !

— Et alors ? dis-je dans un souffle pareil à un dernier soupir.

Racreux continue de s’exprimer à chaque bout, mais je ne prête l’oreille qu’à ses sonorités supérieures.

— Alors le chauffeur a attendu. Ici, ça se passe en famille, les transports en commun. Le camarade Cantot est monté. Il s’est assis à l’avant, sur le siège près du conducteur. L’autobus démarrait. Et puis voilà que notre Bardane se lève en criant : « Arrêtez ! Arrêtez ! » Il est sorti par la porte de derrière du car, sans explications.

— A côté de qui se trouvait-il assis ?

Racreux gamberge.

— A côté de Bézuquet, je crois bien. Tu sais, le grand blond qui a une cicatrice au menton ?

— Il crèche pas dans le dortoir de Cantot, ce zig ?

— En effet, c’est son voisin de box. Où tu vas, Blanche-Neige ?

Je passe ma robe de chambre d’un geste rapide.

— Pas le temps de t’expliquer, mais je t’écrirai, promets-je.

Le blond Bézuquet est en train de lire un traité d’Apain-Bonlard sur la pédérastie chez les Planctons. C’est un grand studieux excellemment noté. Il est premier en rognures d’ongles, premier en chèques lavés, premier en insecticides, premier en coffre-fort, deuxième en réanimation, deuxième en rumeur publique, deuxième en sommations, troisième en fouilles, troisième en attroupements, troisième en répression de la distribution de tracts. Il a eu un premier grand prix d’état d’urgence, un prix de barrages forcés, un prix de scellés et un accessit de perquisition, pour vous situer un peu mieux cette nature d’élite. Je m’assieds au pied de son lit sans crier gare vu que nous n’appartenons ni l’un ni l’autre à la S.N.C.F.[25]

— Excuse-moi de te déranger, camarade, lui dis-je. Imagine-toi qu’on fait une enquête privée, Racreux et moi, à propos des événements d’ici.

Il me considère par-dessus ses lunettes à monture d’or.

— C’est une louable idée, admet-il.

— Il paraît que tu étais assis dans l’autobus à côté de Bardane lorsqu’il en est descendu ?

— Exact, pourquoi ?

— Il n’a rien dit en descendant ?

— Rien, je l’ai déjà déclaré à l’enquête.

— Et avant de descendre ? Bouge pas, et suis-moi bien, camarade. Le bus ronronnait lorsque l’un d’entre vous a signalé qu’un retardataire se pointait, O.K. ?

— Je m’en souviens, oui, fait Bézuquet, les sourcils froncés.

— Quelque chose me dit que la réaction de Bardane est liée à cette arrivée in extremis de Cantot. Je te demande d’y réfléchir.

J’attends en le défrimant bien ardemment. Il a un œil qui s’écarquille et, inversement, l’autre qui rapetisse.

— Tiens, tu m’y fais repenser, murmure Bézuquet. Bon Dieu, mais c’est vrai, bourrelle-t-il encore.

— Accouche, j’agonise.

— Quelqu’un a crié : partez pas, en voilà encore un ! On s’est tous retournés. J’ai dit : « C’est Abel Cantot, le nouveau ». Et alors, Bardane a murmuré : « Abel Cantot de Bordeaux ? » Je lui ai répondu distraitement que oui. Pendant ce temps Cantot a grimpé dans le bus. Le départ s’amorçait. Brusquement Bardane a crié d’arrêter et s’est précipité dehors !

— Merci, mon pote, fais-je. C’est tout ce que je voulais savoir.

Je regagne ma chambrette, satisfait. Plus de doute : feu Bardane savait que Cantot avait de mauvaises intentions. Il a eu peur de lui… Il est rentré à l’Ecole… Et… Et quoi ? Que s’est-il passé dans la solitude des dortoirs vides ?

Je l’ignore encore, mais j’espère le savoir bientôt.

Il a neigé pendant la nuit. La campagne, à mon réveil, est couverte de ce tapis blanc, orgueil des rédactions de cours moyen première année. Ma toilette et mon harnachement terminés, je passe ramasser le Gros et en loucedé nous mettons le cap sur Lyon. Il maugrée, Béru. Sa comtesse vient de lui écrire qu’elle ne pourra arriver à l’heure prévue et ça lui pose des problèmes de cours, au cher professeur.

— Les grognaces, dit-il, qu’elles soyent à sang bleu ou à jus de navet, pour la question de l’horaire c’est du kif. Y a que chez le coiffeur qu’elles arrivent à l’heure, ces tarderies ! D’ici qu’elle me pose un lapin, la Troussal du Trousseau, y a pas loin.

Il se dévide comme un moulinet. Il est pour une nouvelle abolition des privilèges, Béru. Il se refait une nuit du 4 août intime. Il la propose pour l’échafaud, la comtesse. Il voudrait la voir debout dans la charrette, grise de trouille et encadrée de hargneux sans-culottes aux invectives éperdument plébéiennes, sur fond de guillotine.

Il lui souhaite une décollation bien décisive, bien éclaboussante. Et qu’on montre sa tranche au bout d’une pique aux foules en délire !

Y a toujours un moment où l’homme du peuple se met à quatre-vingt-neufer, histoire de se calmer la roture.

Je me fourvoie dans des points névralgiques de Lyon, là où les feux verts ne durent que l’espace d’un éternuement, tant est abondant le flot dans le sens contraire. Illico, Béru, cavalier intrépide de la conversation, change de sujet. La haute voltige verbale n’a pas de secrets pour le Monumental.

Il prophétise le moment où les bagnoles « s’entre-enliseront » (dit-il) comme le ciment en train de sécher. En ce moment, la circulation est en train de sécher. Bientôt ce sera un bloc inerte. Les voitures ressembleront à des harengs salés, à du caviar pressé. Elles feront la colle. La rue pétrifiée ne sera plus une rue mais un monstrueux cimetière d’autos.

Déjà il connaît des coins, à Paris, où les piétons ne peuvent pratiquement plus traverser. Une heure et demie de feu rouge pour quatre secondes périlleuses de feu vert ! L’agent qui manœuvre le feu, en fin de journée, il dresse son bilan. Il dit. « Aujourd’hui, j’ai réussi à faire traverser quinze piétons dans la journée et je n’ai eu qu’un mort et douze blessés ». Il est fier. Dans les commissariats des records tombent chaque soir. Oui, il le voit écrit en lettres néonesques, l’avenir, Béru. Il le sent pour bientôt, l’instant de la libération où les automobilistes enfin descendus de leurs tas de ferraille immobiles redeviendront piétons à part entière. Le trottoir, plus guère utilisé que par les péripatéticiennes, comme disent ceux que le mot putain choque encore, redeviendra roi. Et encore, les putes, soyons justes, elles se motorisent aussi. Le tapin à roulettes, il fait florès de nos jours. La prostitution voiturée, c’est la trouvaille de notre provisoire après-guerre ! On change seulement de bagnole. On marche à l’appel de phares. Bientôt elles trouveront un système pour faire « ça » de voiture à voiture. Les avions se ravitaillent bien en vol ! Pourquoi qu’on trouverait pas le moyen d’éponger les clilles en roulant. Par transistor, quoi ! Un petit appel radio. « Ici Julie la Rousse, tu veux bien rouler avec moi, chéri ? »… « Combien ? » … « Cinquante balles, mon gros loup ; je te ferai l’onde courte dans la moelle épinière, le vibreur à basse-fréquence et l’ultrason dans le radada ? »… « Banco ! »… « Alors mets ta carte perforée dans le tabulateur hydrostatique de ton tableau de bord et tape cinquante francs gaulliens. » Gling-gling-glong ! « Merci, ma guenille, maintenant tu peux te mettre à ton aise ! Oh ! mais dis donc, je le vois sur mon radar, que t’as trop bu de bière. Ah ! je te préviens, j’ai une Ferrari qui m’attend. Si tu te grouilles pas, je te branche Salut les copains et je me barre. » Comme ça, elle sera, la prostitution de demain, je le jure !

On arrive à l’hosto, service du professeur Hans Céfalo. L’infirmière de garde nous apprend que le brave Mathias a enfin repris connaissance. Il cause ! Il fait même que ça. On est ravis, Béru et moi. Allons, que voilà donc une bonne journée ! La dame en blanc nous dirige vers une chambre plongée dans une demi-obscurité. Le Rouquin est là, qui flamboie dans ses bandages. Il a l’œil frais et nous reconnaît immédiatement.

— Comme c’est gentil ! dit-il d’une voix assez bien assurée malgré son insuffisance de timbrage.

On l’encadre.

— Tu te sens comment, gars ?

— Un peu étourdi, mais l’opération a parfaitement réussi. On m’a fait une caberlotomie, c’est très rare.

Le voilà enfin heureux. Il a eu ce qu’il cherchait : une intervention peu courante qu’il va pouvoir commenter le restant de ses jours, en long, en large, et en travers.

Il nous raconte que son centre viburatif a été bougnazé, mais que grâce à une contondite polyvalente annexe on a pu lui chprountzer l’émollient gauche. Une chance sur mille de s’en sortir ! Et lui Mathias, il s’en est sorti. Il en a pour un mois d’hosto, un autre mois de convalo et ensuite il lui restera un minuscule morceau de plaque d’argent sous la rotonde, mais il n’aura qu’à se coiffer à la Beatles pour que ça ne se voie pas. On le complimente. A ce moment-là, la porte s’ouvre sur le docteur Clistaire et madame. Ils se sont fringués en noir, à tout hasard. Ces gens-là ont toujours le deuil à portée de la main. Au moindre doute, ils plongent dans des crêpes. Ils se pomme-reinettent en nous apercevant, le Fantasque et moi. Leurs vilaines frimousses réprobationnent à tout-va.

— Comment ! grince le pape du séraphisme, notre malheureux gendre vient tout juste de reprendre connaissance que déjà vous l’assaillez comme deux vautours !

Sa rombière ouvre son sac à main, se saisit d’une glace et s’y fixe cruellement pour pouvoir nous enguirlander à tête reposée. Elle se met, comme l’avant-veille, à nous raconter ce que nous sommes, en commençant par le plus gentil : deux dévoyés, deux fripouilles innommables, deux sadiques, deux…

— Belle-maman, chuchote le blessé, vous permettez que je vous dise quelque chose, à vous et à beau-papa ?

La bajouteuse se tait, un peu surprise :

— Dites, mon gendre ! permet-elle, vu qu’il est grièvement blessé.

Clistaire et elle se penchent sur le lit de souffrance de Mathias, attentifs. Derrière ses bandelettes, il les regarde alternativement, le brave Rouquin.

— Hier, dit-il, je me trouvais dans un état second propice aux grandes réflexions. J’ai fait mon examen de conscience…

— Tout de même ! girouette la vieille.

— … plus un tour d’horizon très complet, poursuit Mathias.

— Etes-vous parvenu à en tirer une conclusion valable, mon garçon ? sentence le toubib à barbiche.

— Oui, dit notre collègue, oui, beau-papa, j’en ai tiré une conclusion, et qui plus est, je me suis dressé une règle de conduite pour l’avenir !

— Dieu est grand ! fait la papesse. Quelle est cette conclusion ? Quelle est cette fameuse règle de conduite ?

Mathias me désigne le verre d’Evian posé sur sa table de chevet. Je le lui tends et il en boit une gorgée, ce qui fait faire la grimace à Bérurier.

S’étant hydraté la menteuse, il reprend :

— Ma conclusion, belle-maman, c’est que vous êtes deux horribles choses, le vieux et vous.

— Il délire ! s’égosille t- elle.

Mathias ricane :

— Non, mémère. J’ai toute ma tête, bien qu’elle soit entortillée de gaze. Vous êtes deux vilains corbeaux galeux, deux furoncles verts, deux ordures, quoi ! Dès que je pourrai me lever, je dirai à Angélique de faire ses bagages et nous retournerons à Paris avec notre enfant. J’ai pas envie qu’il devienne un petit maniaque à votre contact. Petit-fils de pape, c’est pas une condition sociale !

Blême comme son surplis d’officiant, Clistaire déclare :

— Je vais sonner pour qu’on lui administre une piqûre de glomifuge phosphoré, visiblement il n’a pas ses esprits.

Il s’approche déjà de la poire, mais Béru s’interpose.

— Ecoutez, mon vieillard, dit-il d’un ton conciliant. Ça se voit gros comme tout c’t’hôpital que le Mathias ne déconne pas. C’est avant qu’il roulait sur la jante ! Vous l’aviez envapé de première ! Maintenant la rédaction s’est faite et il y voit clair. Vaudrait mieux que vous déguerpissassiez !

La Mégère se propulse au chevet de son indigne gendre.

— Et vous vous imaginez qu’Angélique vous suivra, misérable ?

— C’est ma femme, répond noblement Mathias. Si elle m’aime, elle m’obéira ; si elle ne m’aime pas, je n’en ai rien à fiche et vous pourrez la garder avec son lardon en prime. Maintenant disparaissez, puanteurs vivantes ! J’ai à causer avec ces messieurs !

Vous verriez ce spectacle, mes chéries ! Ce two men chauve ! Ils trépignent comme des pantins à ficelle, les Clistaire. Elle en a les bajoues qui floconnent, la belle-doche. Et le vieux, c’est sa barbichette qui joue la saint-cyrienne, droite, hérissée, en poils d’artichaut tout à coup !

Ils liment des choses horribles ! Ils s’insurgent avec un bruit de scie à marbre. Ils menacent. Ils disent que l’asile psychiatrique de Bron est à deux pas et que le bon docteur n’a qu’un mot à signer pour qu’il y soye embastillé à vie, Mathias. Une moulinette en guise de chapeau et le pantalon à la Dagobert’s king, tel il finira, dans une chambrette capitonnée. Elle va dare-dare convoquer le concile séraphique, Sa Sainteté Clistaire Ier ! A votre Sainteté, m’sieurs-dames ! Ses points cardinaux vont prendre les mesures d’urgence : réclamer du ciel le châtiment abominable qu’il mérite, le brave Rouillé. La langue lui tombera, pour avoir osé prononcer des paroles pareilles. Ce à quoi il leur rétorque que ses poings ne lui tomberont pas et qu’il leur démolira la bouillasse s’ils viennent trop le faire tartir.

Je sonne la garde ! Je dis que les Clistaire ont une crise d’hystérie et qu’il conviendrait de les évacuer. Ma qualité de commissaire prévaut sur sa qualité de toubib. Devant l’agitation du couple, et en les entendant invectiver, les infirmières appellent des infirmiers colosses, de ceux qui vous coltinent à bout de bras comme des bébés en cellulo. On finit par expulser leurs béatitudes si peu béates. Le silence revient enfin et Mathias éclate de rire.

— Ce que ça fait du bien ! dit-il. Fallait-il que je sois nouille-aux-œufs pour subir le climat de ces deux fous !

— Baste ! ça sera été ta période gâteuse, rassure Béru. T’avais les claouis endormis par l’amour, mais maintenant que t’as réagi t’es sauvé, mec. T’es sauvé !

On lui serre chaleureusement sa main virile. Vive l’Homme avec un H et des choses majuscules !

— Maintenant, décidé-je, passons aux questions sérieuses : raconte !

Il me cligne de l’œil.

— J’attendais votre venue, m’sieur le commissaire.

Il allonge ses mains sur son drap.

— L’autre nuit, après vous avoir quittés, je suis rentré à la maison. Juste comme je refermais la porte du porche et tandis que je tâtonnais pour trouver la minuterie, quelqu’un m’a appuyé le canon d’un pistolet dans le dos et une voix de femme a murmuré avec un accent étranger : « Pas un mot, pas un geste sinon vous êtes mort, mon arme est munie d’un silencieux. » Je n’ai donc pas bronché. Nous avons poireauté un instant dans le noir. Mon agresseur voulait s’assurer de votre départ, je suppose. Et puis j’ai entendu arriver une auto. J’ai eu quelque espoir, mais j’avais tort car il s’agissait d’un complice. La femme qui me tenait en respect a rouvert la porte. Un homme aux cheveux calamistrés se trouvait de l’autre côté. Lui aussi braquait un pistolet. Il m’a fait monter à l’arrière de l’auto et il a pris place à côté de moi, tandis que la fille, une superbe blonde, s’installait au volant…

Il se tait, essoufflé.

— Tu veux t’arrêter un peu ? je propose.

Mais Mathias tient à finir son récit. Il en sait toute l’importance. C’est un bon flic.

Je lui redonne son verre. Il boit. Béru propose d’aller acheter un peu de bourgogne, affirmant que ça lui redonnerait des forces. Je l’en dissuade et Mathias reprend, d’une voix un peu hachée.

— Ils m’ont conduit dans une maison sinistre, du côté de Saint-Clair…

— Je sais, fais-je, c’est nous qui t’avons délivré.

— J’avais reconnu votre voix, quand vous engagiez mon gardien à se rendre, assure le blessé.

— Une fois là-bas, que s’est-il passé ?

Le Rouquin respire un grand coup.

— Un type nous attendait, vous avez dû le voir ?

— Il a fait mieux que le voir, rigole l’Aimable, puisqu’il l’a assaisonné !

Mathias hoche la tête.

— C’est pas volé ! Quel salaud ! Ils m’ont enchaîné et se sont mis à me torturer pour me faire parler.

— Que voulaient-ils savoir ?

— Qui vous étiez et ce que vous saviez.

— Nous ? s’étonne le Gros.

— Au début, murmure Mathias, j’ai dit que je vous avais connus à Paris. Mais ça ne les a pas satisfaits. Ils m’ont affirmé que Bérurier n’était pas un vrai professeur, ni vous un vrai Noir, m’sieur le commissaire !

— Pas un vrai professeur, bredouille le Gros, anéanti. Les abrutis !

— Ils ont quelqu’un dans la place, assure le Brasero.

— Un des élèves, le renseigné-je, un dénommé Abel Cantot.

Il ouvre des veux admiratifs.

— En effet, c’est bien le nom que je leur ai entendu prononcer.

Mathias montre sa main gauche empaquetée.

— Ils m’ont arraché les ongles de cette main, révèle-t-il. C’est atroce, si vous saviez ce que j’ai souffert !

Le pauvre lapin ! Je ne m’étais pas aperçu de ces sévices, trop hypnotisé que j’étais par son coup de pistolet dans le cigare.

— Ils me demandaient ce que nous savions, poursuit-il.

— Et tu leur as dit ?

— La vérité : à savoir que nous ne savions rien. Que nous avions seulement des doutes à propos des deux suicides, et que nous cherchions à comprendre pourquoi on avait tenté de m’assassiner à deux reprises.

— Notre venue à l’Ecole les a inquiétés et ils ont décidé de te kidnapper et de te faire parler avant de t’abattre afin de savoir où nous en étions. Ils t’ont cru ?

— Devant les souffrances qu’ils m’infligeaient et qui ne modifiaient pas mes dires, ils ont fini par se rendre à l’évidence.

— Parfait ! Donc, pour l’instant, ils sont persuadés que nous nageons en plein mystère ?

— Exactement.

— Reconnais que c’est le cas, ronchonne l’Implacable.

— C’est le cas, conviens-je.

Je me penche à nouveau sur Mathias.

— Autre chose à me dire ?

— Et comment ! Entre eux, ils parlaient espagnol, mais c’est une langue que je comprends parfaitement. Quelques instants avant votre arrivée à la villa, je les ai entendus dire qu’ils étaient suivis et ils ont recommandé à mon gardien de me liquider en cas de coup dur.

Mathias est oppressé. Il avale encore un peu d’eau, amenant Béru aux limites du dégoût.

— La femme a dit à son mari : « Nous devons prévenir Cantot pour qu’il ne retourne pas là-bas, ce serait dangereux pour lui. De toute façon, sa présence n’est plus nécessaire maintenant que tout est en place ! »

Mathias me chope le poignet de sa main valide.

— Vous m’avez bien entendu, m’sieur le commissaire ? Elle a dit « maintenant que tout est en place ».

Je me dresse, la tête bourdonnante. J’ai la tremblote, à force d’énervement. « Maintenant que tout est en place ! » Donc les gars de la mystérieuse bande ont accompli leur mission. Redonc il va se passer quelque chose ! Et quelque chose de grave, quelque chose de terrible puisqu’ils n’ont pas hésité à tuer et à kidnapper pour parvenir à ce quelque chose !

Mister Bérurier, le gentleman bien connu, a des pensées concomitantes car il m’adresse, par-dessus le plumard de Mathias, une grimace aussi éloquente qu’un exploit d’huissier… Riche de formules subtiles aptes à toujours résumer magistralement les situations les plus complexes et les plus ambiguës, il murmure :

— J’ai idée que ça pue sérieusement le roussi !

A midi nous retournons à l’Ecole et je bombe dans le bureau du dirlo, lequel me tend une enveloppe portant le cachet d’un bureau de poste de Bordeaux (Gironde).

— Cela vient d’arriver pour vous, mon cher ami, il me fait.

C’est la Sûreté bordelaise qui m’adresse son rapport. Le document indique que je ne me suis pas trompé. Castellini, Bardane et Cantot furent bel et bien réunis, voilà trois ans à Libourne à la suite d’une série d’attentats politiques à propos desquels Bordeaux délégua des effectifs policiers dans la cité du pinard. Castellini et Cantot faisaient partie de ces renforts et eurent l’occasion à maintes reprises de lier connaissance avec Bardane. Je propose la lettre au directeur qui la lit d’un œil soucieux.

— Mon cher San-Antonio, me fait-il gentiment, cette découverte est intéressante, mais où nous conduit-elle ?

— Vous me permettez de téléphoner, patron ?

— Faites !

J’appelle la Sûreté de Bordeaux. Pendant que ces demoiselles d’épée et thé branchent des fiches en se racontant leur soirée de la veille, j’affranchis le Boss sur les révélations de Mathias. Derrière ses lunettes à monture de jonc, il me file un drôle de regard soucieux.

Lui aussi se rend compte qu’on est à la veille (ou au jour) d’événements graves. Le tubophone carillonne. J’obtiens un commissaire principal. Par chance, il est au courant de l’affaire.

— Pourriez-vous m’adresser d’urgence une photographie de l’inspecteur Abel Cantot ? demandé-je.

Le directeur de l’Ecole me fait un signe et chuchote :

— Nous en avons une ici !

— J’en aimerais une autre ! lui réponds-je.

Mon interlocuteur bordelais m’annonce qu’il va faire le nécessaire. Satisfait, je raccroche.

Les yeux interrogateurs du patron m’obligent à le mettre au parfum.

— Il m’est venu une petite idée relative aux… suicides de Castellini et de Bardane, monsieur le directeur.

Mais il ne me laisse pas finir.

— Et moi, soupire-t-il, je crois bien en avoir une à propos de la fameuse catastrophe qui se prépare…

— Pas possible ?

Là, il m’intéresse et je lui laisse la priorité.

Alors il se lève, contourne son burlingue et m’entraîne dans l’embrasure d’une fenêtre. Nous avons une vue plongeante sur l’esplanade. Juchés sur des escabeaux, les jardiniers sont occupés à accrocher des drapeaux français et ronduraziens dans les arbres poudrés de neige (autre cliché d’écoliers — voire de journalistes).

— Demain, soupire le Boss, nous recevons l’illustre visiteur que vous savez. Vous n’ignorez pas que le président Ramirez est un homme dont la vie est très menacée. On jette plus de bombes sous ses pas que de pétales de roses ! Supposez que ses farouches ennemis aient prévu un attentat ici même ?

Je saisis le bras de mon interlocuteur.

— Dix sur dix, patron ! Vous venez de mettre dans le mille ! Les Dolorosa sont des Centro-Américains. Tout se tient !

Le Big Boss continue d’exposer sa théorie.

— Vous avez dû lire dans la presse, poursuit-il, toutes les mesures prises pour recevoir le président du Ronduraz. Rarement dispositif de sécurité fut aussi poussé. Supposons un instant que les gens de l’opposition aient décidé de lui faire son affaire au cours de son voyage en France ?

J’acquiesce.

— Je vois où vous voulez en venir, monsieur le directeur.

Le maître de l’E.N.S.P. essuie ses lunettes avec sa fine pochette de soie grise.

— Le raisonnement des adversaires de Ramira Ramirez est impeccable. Ils se sont dit que le seul endroit où l’étroite surveillance dont il est l’objet se relâcherait, ce serait fatalement celui-ci, puisqu’il se trouvera au milieu de deux cents commissaires et que les services de protection l’estimeront en sécurité parmi nous, nécessairement. C’est en effet ce qui va se passer et l’on ne saurait les en blâmer ! Donc, les révolutionnaires ont préparé leur coup ici !

— Chapeau pour eux ! dis-je, sincèrement admiratif. Fallait avoir le culot d’y penser.

— Maintenant que tout est en place… récite le patron ! C’est significatif.

— Yes, Boss, ça l’est ! Il nous reste vingt-quatre heures pour découvrir ce dont il retourne ! N’oubliez pas que le dénommé Cantot possédait un matériel de plombier et que je l’ai surpris une nuit en train de démonter la tuyauterie de l’infirmerie, voilà qui peut orienter les recherches ! Il va falloir passer l’Ecole au peigne fin, sonder les murs, vérifier les tuyaux, fouiller chaque meuble… Rien n’est perdu puisque nous savons qu’il doit se passer quelque chose. Un homme prévenu en vaut deux.

Il a un pâle sourire.

— Le tout est de savoir si deux hommes suffiront, commissaire…

CHAPITRE QUINZE

DANS LEQUEL BÉRU PASSE EN REVUE LES USAGES MONDAINS

Le Gravos s’est nippé ultra-smart : costard bleu croisé, limace à peu près blanche, cravetouze gris pâle. Il a le cheveu gominé à outrance, du talc sur les joues, la bouche déjà avide de sa comtesse ; on sent le mâle frémissant, en pleine convoitise physique. Il s’est oint de je ne sais trop quelle horrible lotion et pue le salon de coiffure de village. D’un geste noble, il ôte sa montre, la pose devant soi, et déclare après en avoir fixé les rampantes aiguilles pour s’assurer qu’elles tournent rond :

— Gentlemants, la comtesse Troussal du Trousseau, dont au sujet de laquelle je vous ai annoncé l’honneur de sa visite, m’a informé qu’elle aurait du retard. Elle est en train de visiter ses domaines dans la Loire et son homme d’affaires qui lui cherche du suif l’oblige à prolonger son séjour de quèques heures. Nez en moins, elle viendra sur la fin de ce cours qui, conséquemment, durera plus longtemps.

Béru émerge de sa longue phrase à tremplins et respire un bon coup.

— En attendant la digne personne, poursuit-il, on va étudier la manière de se comporter dans l’existence quand on est adulte. Ce qu’il faut faire et pas faire, dire et pas dire chez soi, dans la rue, ou ailleurs. Vous mordez le topo ?

Nos muets acquiescements le satisfont et il attaque.

— Le début de la politesse, c’est le salut. Vous avez votre bada sur le dôme et v’là que vous rencontrez une madame de connaissance. Même qu’il ferait frisquet, faut se fendre du coup de bitos magistral. Je connais que deux exceptions à c’t’usage : si vous seriez grippé et si vous auriez les brandillons chargés de pacsons. Mais dans les deux cas ci-joints, n’oubliez pas de vous escuser, sinon vous passeriez pour un bouseux. Dans le premier, vous faites comme ça, en reniflant en grand pour souligner que c’est pas de la frime : « Pardonnez-moi si je gardasse mon couvercle, chère maâme, mais ce matin encore, mon thermomètre à moustache se payait du trente-neuf à l’ombre ! » Dans le deuxième cas, vous vous mettez de profil à elle, vous tendez juste le petit doigt de la main droite, j’insiste (la gauche ça serait pas correc) et vous dites : « Biscotte ma cargaison, je vous balaie pas le plancher avec mon panache blanc, ma beauté, mais le cœur y est, ainsi que tous les accessoires ». Notez ! C’est les formules les plus fraîches que j’aye mises au point, insiste le Gravos.

Nous ne nous faisons point faute d’inscrire en effet ces phrases utiles sur nos tablettes, pour le cas où les circonstances nous les rendraient nécessaires.

Béru poursuit et, sa voix gaillarde, on devine qu’il ira loin et qu’il parlera net :

— Les tracas de la vie, remarquez, c’est toujours de notre corps qu’ils arrivent. Les problèmes, ils découlent de cette foutue carcasse : la maladie, le sommeil, l’amour, la bouffe… Mais il en existe des plus minus bien empoisonnants aussi dans leur genre. On va se les examiner à la loupe, les Mecs. Et voir comment t’est-ce qu’on peut les feinter.

« Je prends le plus simple, détaille le Monumental : l’éternuement. Quand vous avez le temps de le prévoir, qu’il vous picote le pif un bout de moment avant d’esploser, vous pouvez préparer la manœuvre, sortir votre tire-gomme et vous fout’ en batterie pour le cueillir au déboulé. Mais y a des fois où il spontane, l’éternuement. Il vous éclate dans le museau comme un ballon rouge qui touche une cigarette allumée. Tchaoummm ! Vous avez l’impression de voltiger en éclats. Ça vous file du rouge dans la pipe et des étincelles partout. Après, vous matez les conséquences avec tourment. Il vous pend des vilaines ficelles au naze et vos voisins sont pleins d’emblèmes ! Quand cet incident se produit, perdez pas votre calme. Et vous escusez pas, surtout ; sinon vous êtes fichus. Pour commencer vous tirez votre mouchoir et vous vous ramonez le blair. Ensuite vous dites à l’assistance : “Vous parlez d’un coup de cymbales, mes amis ! J’en vois qui sont pleins de virgules, c’est pas la peine qu’ils se portent partie civile, je vais leur filer un coup de chiftir pour leur redonner l’éclat du neuf à moins qu’ils voudraient les conserver pour leur correspondance ?”. C’est bien balancé, hein ? exulte Sa Majesté. »

Il se lisse les tempes.

— Deuxième sorte d’emmouscaillage : le bâillement. Vous v’là en soirée et la dame de la maison se colle au pianoche pour vous martyriser le Vermifuge Lune de Werther. Ou bien c’est l’ancien officier qui vous bonnit ses bravoures de jadis… Brèfle, voilà votre mental qui décroche et, conséquemment, votre mâchoire. Vous bâillez. Au début, vous arrivez à conserver le clapoir hermétique, mais y a rien de plus communicateur que la bâillanche. Ça se gagne, vous déguisez vite un salon en jeu de grenouille !

« Plus vous luttez, plus ça vous fait chialer les yeux. Quand l’organisme commande, faut se soumettre. Voilà une recette pour pas paraître malotru. Sitôt que vous sentez que ça va vous venir, le grand air du lion de Belfort, vous commencez à distribuer des grandes mimiques admiratives comme quoi vous êtes charmé et que vous pouvez plus le juguler, votre enthousiasme. Vous faites des “Ooh !” des “Aah !” en ouvrant le bec aussi grand qu’un oisillon voyant radiner sa môman avec un vermisseau frétillant. Vous chiquez au grand délire, c’est les transes, quoi ! Après, il vous reste plus qu’à poursuivre en terminant chaque bâillement par un mot tel que : Formidable ! Inouï ! Sensas ! Seigneur Jésus ! Merde alors ! Eh ben, ma vache ! etc. Astucieux, vous admettez ? Bon. Maintenant, j’en reviens au mouchement. L’autre jour, je vous ai appris comment on se mouchait avec ses doigts. Ça n’est valable qu’en plein air ou chez des intimes. Supposez que vous futassiez pris au dépourvu lors d’une réception dans la Haute, hein ? Un rhume vicieux et pas de mouchoir, y a de quoi vous paniquer le plus intrépide. Naturellement, les démoralisés, ils iraient en demander un à la maîtresse de maison. Eh bien, ils auraient tort, car ça se fait à aucun prix. Un mouchoir, c’est pas comme une épouse : ça ne se prête pas ! Moi, je m’ai organisé. Je m’esclame en m’approchant de la fenêtre : “C’est fou ce que votre parc est joli, madame la baronne” (à condition que la dame soye baronne, comme de bien s’entend). Je fais semblant de regarder à l’estérieur et je débite des poéseries sur la verdure enchanteresse, les petits zoiseaux espiègles et les tarifs des jardiniers. Je cause des arbres : “C’t’un melonier géant que j’aperçois là-bas ?” Ou bien : “Tiens, vous aimez aussi les Zigodus diplodocus ?” Et mine de rien, en jactant, je m’empare du rideau. Et puis brusquement je murmure : “Mince, mon lacet !” Je me baisse et tout en toussant pour couvrir le bruit, je refile mon trop-plein dans le rideau. »

Il nous illumine de son sourire radieux.

— Se moucher dans les rideaux, c’est commun, me direz-vous ! Soite, mais y a la manière. Le butor, il évacue ses stalactites n’importe où. C’est à la hauteur de l’ourlet qu’il faut se dégager l’éteignoir car, à cet endroit, ça ne se remarque pas. La correction avant tout ! Le même procédé, on peut l’utiliser à table. Pendant le repas, vous avez le secours de votre serviette. Vous racontez une blague à votre voisine. Une bonne. Par exemple celle du lion. Je vous la place au cas où que vous seriez pris au dépourvu. C’est dans un salon, y a le vieux major de la coloniale qui raconte ses aventures : « Je me trouvais dans la brousse, il fait. V’là un lion grand comme ça qui débouche d’un sentier à faible circulation. Vite j’épaule ma vinchestère. Mes choses ! Elle s’enraye ! Le lion continue de m’avancer dessus. Je dégaine alorsss mon colt. Inscrivez pas de chance : il s’enraye aussi. Et le lion me venait toujours dessus… « Alors ? » que gémit l’assistance. Le colonial se racle le gosier : Le lion pousse un coup de gueule : « Rrrhâoum ! il mugit[26] d’une voix terrible. Et puis il se tait. L’assistance, elle est pétrifiée ! « Et alors ? » que s’hasarde la vicomtesse. « Alors, bredouille le major, j’ai ch… dans mon froc ! » Les salonnards sont outranciers. Ils toussent, ils réprobationnent. A la fin, y a la vicomtesse qui indulgente un peu. « Mon cher, elle fait, vu les circonstances, étant donné le critique de votre situation, il est assez normal que vous eussiez eu cette pauvre réaction organique. » Mais le major secoue la tranche. « Non, dit-il, c’est maintenant, en faisant rrrhâoum que j’ai ch… dans mon falzar. »

Bérurier considère l’hilarité générale avec satisfaction.

— Vous voyez qu’elle fait marrer, dit-il, donc, vous vous marrez plus fort que tout le monde, si tellement que vous vous mettez votre serviette devant la bouille. Et, au beau, milieu d’un éclat de rire ! Prflrfl ! Vous larguez votre marchandise. Ensuite, par contre, faites attention, lorsque vous vous torchez la moustache après les sauces. Une supposition que vous ayez affaire à des pisse-froid et que votre blague du lion fasse pas rire, vous vous mouchez avec la nappe. Suffit de laisser tomber votre couteau. Vous vous escusez à votre voisine. Une simple phrase : « Je suis dégourdi comme un manche à couilles » suffit. Vous vous baissez, vous faites mine de tâtonner pour récupérer le coutelas et v’lan ! vous refilez le bonheur dans le bas de la nappe !

Il étudie son guide, lequel, soit dit au passage, commence à ressembler à du papier hygiénique surmené.

— Continuons, fait l’Intègre. Cracher ! Bon, ben cracher sans mouchoir, c’est pas commode. Quand vous êtes debout, au salon, vous vous rabattez sur les plantes vertes, c’est simple. Si par chance il y a un piano à queue que la queue est levée, balancez votre glave dans les cordages, c’est pas ce qui fera patiner la pédale d’embrayage. Vous procédez en deux temps. Premier temps, faut vous rassembler le matériel dans la bouche. Le coup de gosier décamoteur fait du bruit, je sais. Aussi, vous vous plantez devant un tableau, une tapisserie ou une estatue. Et vous faites « Ahrrr que c’est beau ! ». C’est pendant le « ahrrr » que vous centralisez les déchets.

« Ensuite il vous reste plus qu’à attendre le moment propice. C’est simple. Pour roter, c’est quasi du kif. Sauf que le bruit d’excuse, au lieu de précéder, il suit. Le rot, c’est une pure question de réflexe, les mecs. Dans la fraction de seconde qu’il vous échappe, faut enchaîner avec une syllabe appropriée. Il y a plusieurs sortes de rots. Les bruyants bien sonores qui vous partent comme une détonation. C’est les plus traîtres. Ils pardonnent pas lorsqu’on n’a pas le réflexe que je cause. Pour les compléter, ceux-là, faut avoir l’oreille musicienne et l’imagination à ouverture éclair. Mais on n’arrive vraiment à mettre au point sa défense qu’après un long entraînement : pour cela, exercez-vous à tête reposée. Si le rot qui vous jaillit n’est pas récupérable, si vraiment on peut le transformer en rien, alors imitez-le très fort et à plusieurs reprises, comme un qui aboierait, en somme. Et vous annoncez à vos voisins : “Vous entendez, ça ? Eh bien c’est le cri du coyotte en chaleur. Ah ils m’ont assez empêché de pioncer quand j’étais au Texas, les bougres”. Pour les petits rots de rien du tout, format soupir, c’est de la broutille. Vous vous en tirez très bien en le lâchant lors d’une phrase telle que “Pfff, moi, vous savez” ou “Vous avez déjà bouffé au Grand Véffffour ?” C’est en somme les mots en f qui vous sauvent la mise. Alors causez de Michel Strogoff, du prunier de Roscoff, d’un fieffé coquin, ou d’un formidable phonographe. »

L’homme aux grandes recettes humaines baisse la voix.

— Puisque nous sommes entre z’hommes, dit-il, et que je veux faire un tour d’horizon très complet, je ne peux pas passer le vent sous silence ça ne serait pas convenable ; lui aussi appartient aux petites misères de l’existence. Dans un sens, voyez-vous, c’est un bien que ma comtesse soye en retard, car autrement sinon devant elle j’aurais élucidé la question. L’inconvénient du vent, mes amis, c’est qu’on n’a aucun autre moyen de lutter contre lui que de serrer les noix. Mais c’est pas tout un chacun qu’a les miches étanches, hélas, hélas, hélas ! Avec ce petit effronté, pas de mouchoir, pas de rideau ou de nappe, pas de serviette. L’unique système, s’il échappe à votre surveillance, c’est de lui trouver une rime. Quand vous êtes debout, y a qu’en faisant geindre vos godasses que vous pouvez espérer y parvenir. Assis, c’est plus facile grâce à la chaise que vous déclarez grinçante. Mais même si vous êtes doués pour les bruitages et que vous parveniez à une bonne contrefaçon, ça n’explique pas l’odeur. Le vent, c’est franchement l’enfant terrible de nos ennuis. C’est à vous de juger à partir de quelle limite il nécessite une explication.

« Lorsque le bruit imitateur est correct et que le parfum reste dans la modestie, vous murmurez à l’oreille des gens qui vous entourent : “Dites, la marquise, elle a beau croquer des grains de café, son haleine s’arrange pas, hein ?” ou alors, si vraiment ça renifle avec violence, vous chopez une mine apitoyée pour dire : “Je voulais pas le croire qu’on y avait filé un anus en matière plastique au duc de Prose-Fendu, mais on dirait que c’est vrai.”

« Jadis, un bon truc consistait à botter le derche du chien de la maison, mais la S.P.D.A. y a mis bon ordre ! »

Le Mastar reste un court moment indécis, les yeux blancs à force de virevolter dans le vide.

— Voilà donc pour les petits tracas corporaux. Abordons maintenant les usages. Tenez, on va étudier les réceptions. Il y en a de deux sortes : les grandes et les petites. Je commence par les petites, biscotte ce sont les plus fréquentes. Des amis vous invitent à tortorer. Vous vous gênez pas avec eux et si en plus ils sont voisins, en ce cas vous n’avez pas besoin de mettre une cravate et vous pouvez garder vos pantoufles ; à condition qu’ils vous eussent bien précisé auparavant que vous serez z’entre-soi. Je me rappelle d’un jour où Berthe et moi on était invités chez les Trocul. Ils créchaient à deux rues de chez moi. C’était l’été, je dis à ma bonne femme : « Pas la peine de se loquer milord ». Et me v’là parti en pantalon de velours potelé, maillot de corps et mules. Les mules surtout faisaient pas fraîches, vu que je me les avais confectionnées moi-même personnellement avec un vieux pneu à flanc blanc. On s’arrête chez l’épicier et on achète un kil de Mascara, cachet violet, pour dire de pas se pointer les pognes vides. Bon, on carillonne chez Trocul. Habituellement, c’est sa belle-doche qui délourdait, une petite vioque bigleuse, style chouette endeuillée. Cette fois, on se trouve à nez portant avec une coquine soubrette en robe noire et tablier blanc. Moi et Berthe on se refile un œil paniqué comme quoi on se serait peut-être gouré d’étage. Mais non, c’était bien la patère de bambou des Trocul qu’on apercevait dans le vestibule.

« La camétriste nous mate un bon coup et se met à rabattre la lourde en disant que sa patronne avait déjà refilé de l’oseille au dernier du culte dans l’après-midi et que l’heure de la mangaye était passée. Du coup j’ai piqué mon coup de sang rogneux. Je bouscule l’effrontée, je traverse le vestibule et je me pointe féroce au salon. Calamitas ! Ils avaient convié tout un trèpe huppé, les Trocul : le patron de lui, un grossium de la chaussure, plus un oncle archiprêtre et la veuve du colonel Hardilégas, çui qui a conquéri un bout de colonie, en bas à droite de l’Afrique (même qu’on l’a offert y a pas si longtemps à un roi nègre pour son anniversaire, pas le colonel, la colonie). De me voir surgir, avec mon maillot de corps un peu troué et mes poils qui sortaient des grilles, ça leur a fait un effet colossal. L’archiprêtre il s’est signe-de-croisé rapide, pour être paré au départ si j’aurais été un vilain sadique homicide. Le patron au Gégène Trocul, tout droit, son regard il m’est allé aux pinceaux. Mes méchantes mules fignolées dans un vieux Kléber-Colombes, il arrivait pas à les admettre. Elles lui abîmaient la rétine, à lui qu’était le roi du mocassin surcompensé. Il aurait voulu m’effacer les panards à tout jamais ; me les carboniser au chalumeau oxhydrique un bon coup ; me voir cul-de-jatte, posé dans une petite chignole à roulettes comme un sac de patates. Il plaisantait pas avec la tatane, M. Smelcraipe. Il disait que la targette fait l’homme, lui ! L’individu, il prétendait qu’il pouvait porter un costard flétri, une chemise cradingue et un bitos avachi, oui, à la rigueur, mais qu’il devait coûte que coûte soigner ses ribouis. Les pompes, toujours selon lui, racontent la personnalité du mec qu’est à l’intérieur. Le vrai coquet, c’est du sur mesure qu’il porte, autrement les nougats lui saignent. Il situait toute l’humanité selon les lattes, le père Smelcraipe. La sandalette façon ancienne, à trous et à brides (tiens, à propos de brides, faudra que je passe un mot à ma grognace qui s’y trouve) c’étaient fatalement des instituteurs. On aurait pu planquer les gus derrière un rideau en laissant juste dépasser leurs pinceaux, il leur identifiait lie social. En daim noir, c’était un petit comédien méconnu ; en cuir jaune, pointus, un nordaf-souteneur ; à bouts carrés, un employé de la R.A.T.P ; larges, noirs et à bouts ronds, un curé ; jaunes à semelle crêpe, un maquignon ; les mocassins meurtris, un ouvrier et les pantoufles de cuir doublées feutre un pépiniériste. Infaillible, je vous répète. Toc ! Il vous matait les panards et il faisait son pronostic, m’sieur Smelcraipe. Seulement moi, avec mes mules sculptées dans du vieux boudin, j’échappais à sa détection. Il parvenait pas à me concevoir. Je représentais un cas. Dans un sens, malgré son dégoût profond, je l’intéressais. J’eusse eu la peau jaune, il me déclarait guérillero, viète-con… Les Trocul poussaient une figure pareille à une ville bombardée, de me voir dans cette tenue. Ils manquaient d’air. La femme du feu colonel, elle s’en trouvait des rides supplémentaires pour répulsionner. Elle ressemblait à une vieille pomme-reinette constipée. “Mais qu’est-ce qui te prend ?” il bafouille, Trocul. Moi, Béru, vous me connaissez ? En père turbable je réponds : “Mais voyons, Gégène, tu m’avais bien causé que c’était un dîner costumé ?” Ça lui a colmaté la frayeur. “Tu te trompes, Alexandre-Benoît”, bredouille-t-il. “Comment, je me trompe !” que j’insurge. “La preuve, v’là un petit malin déguisé en curé, et une ravissante dame (je montre la veuve du colonel) travestie en chaisière !” Et je cause, je cause, je les fais rire. A la fin, ils trouvaient farces ma tenue et le principe d’un repas de tronches. Le marchand de godasses a mis la soutane de l’archiprêtre, l’archiprêtre s’est déguisé en muezzin (qu’il disait) avec un peignoir et une serviette de bain et la mère Hardilégas, Berthe et moi, on en a fait un petit rat de l’Opéra. Elle avait les guibolles un peu fanées, d’accord, avec les miches en blagues à tabac vides, pourtant, vue de dos derrière une plaque de blindage, on pouvait se permettre un brin d’illusion. Toujours est-il qu’on s’est bien marrés. Mais sans ma présence d’esprit, jugez de la catastrophe ! Non, pour les invitations, demandez toujours la liste des engagés et les numéros des dossards, ça vous évitera les bévues. »

Il lisse ses cheveux, lesquels deviennent craquants à mesure que la gomina sèche.

— Pour les petites réceptions, rasez-vous, même que vous iriez chez les intimes. Y peut se trouver des dames polissonnes que vous leur voleriez un bécot vite fait derrière un rideau et que votre piège à macaroni incommoderait. N’arrivez jamais les mains vides. En vous invitant, on a voulu être gentils avec vous, alors soyez gentil avec ceux qui vous attendent. Ce qu’on peut emporter ? Bien sûr, y a les fleurs. L’inconvénient, c’est qu’elles flétrissent et qu’elles se mangent pas. Je vais vous donner une liste de choses que vous pouvez offrir et qui font toujours plaisir : une grosse boîte de sardines, un kilo de sucre, un litre de rouge, une tablette de chocolat, une demi-livre de café, le dernier numéro de Match, un paquet de gitanes, une boîte de préservatifs (si les parents s’en servent pas, ça amuse toujours les enfants), un bon camembert, un saucisson, une photographie en couleurs du Général ou un dixième de la Loterie nationale. Si vous n’avez pas le temps d’empletter, portez un reste de ragoût ou de tarte, mais faites un geste, mes mecs ! Faites un geste !

« Autre chose : méfiez-vous toujours de l’heure. Quand on vous invite, on vous dit de radiner sur les choses de huit plombes, seulement si vous êtes exacts (je parle pour Paris) vous trouvez la maîtresse de maison en combinaison ou en train d’éplucher les pommes de terre pour les frites.

« Arrivez donc à neuf heures et on vous en saura un gros tas de gré.

« Bon, poursuit l’Increvable, vous voilà chez vos potes. Il se peut que vous y trouvassiez des gonzes que leur portrait vous revient pas. Remisez dare-dare votre antipathie pour pas démolir la soirée. Ça ne vous empêche pas nez en moins de chuchoter dans les pavillons de votre hôte : “Quelle idée que t’as eue d’inviter ces macaques ? Ils sont aussi sympas qu’un gravier dans ma godasse. Fais gaffe qu’ils soyent pas à côté de moi à table, sinon je réponds pas des balles perdues.” Notez que souvent, au premier ras-bord, on trouve les mecs déprimants, mais qu’au deuxième ras-bord, après les apéros, on se dit qu’ils sont moins lavedus que vous en avez l’air. Enfin, brèfle, si vous savez pas de quoi leur causer pour dégeler la rencontre, voilà une liste de sujets dont vous pouvez piocher dedans sans hésiter. Vous serez surpris de voir les ressources qu’ils contiennent. »

Le Gros ferme à demi ses beaux yeux fromagesques.

— Avant tout, reprend-il, le temps. C’est peut-être pas de l’argent, mais en tout cas, pour la parlotte il vaut de l’or. Il vous suffit de lâcher, en plein silence, une phrase comme « Pour un mois de juin, vous avouerez qu’on se croirait plutôt à l’automne » et vous voyez démarrer les manivelles à couenneries. Après le temps, la grosse ressource, c’est toujours le gouvernement, n’importe sa couleur. Vous z’hochez la tête et vous dites : « Ils nous promettent des abattements, mais en attendant tout augmente. » Ou encore : « Avec leurs z’impôts nouveaux, ils nous foutront sur la paille ». Toujours dire « ils » ou, « eux », comme ça, vous ne blessez personne. Si vous prononciez les noms auxquels tout un chacun pense quand vous dites « ils », ça renfrognerait dans l’assistance. « Ils » et « eux », ça permet de vitupérer à outrance, de se monter le bourrichon bien à bloc, sans risque aucun. C’est comme pour les gosses la boîte de peinture sans danger.

« On fout des gouvernements par terre chaque soir, pratiquement en restant dans l’anonymat. Si on a l’intelligence de pas personnaliser on peut tout se permettre. Je me rappelle d’un banquet que j’assistais et que présidait un ministre. On causait de notre pénurie d’autoroutes tellement scandaleuse et le ministre qui avait chopiné un peu trop de muscadet avec ses belons a esclamé textuellement ceci : “Qu’est-ce que vous voulez, ils s’en foutent.”

« Ils » c’est personne et c’est qui on veut. C’est un pointillé au milieu de la phrase. Chacun y inscrit mentalement le blaze de sa convenance. C’est le mot le plus pratique de la langue française.

« Outre le temps et le gouvernement, vous avez aussi la bagnole. Il vous suffit, en cas de tension générale, de demander à un mec de l’assemblée s’il a toujours sa Mercedes, sa D.S. ou sa Simca 1 300 pour qu’aussitôt ça s’anime comme au Parc des Princes quand le Racinge vient d’encaisser un quinzième but. Même, à la réflexion, je crois que l’automobile c’est un sujet bien plus fort que le gouvernement. Là au moins on peut citer les noms et prendre ouvertement parti. On peut s’enguirlander comme quoi les performances de la R8 sont plus étourdissantes que celle de la Morriss ou lycée de Versailles. Souvenez-vous bien : la bagnole, c’est le grand remède lorsque les menteuses sont en panne sèche. Ça fout du carburant dans les soirées languissantes. Un levier de vitesse, c’est la baguette magique !

« Enfin, continue le Vigoureux, le dernier grand sujet, c’est la santé. Chez les vieilles dames et chez les Russes surtout. Je me rappelle d’une fois qu’on nous avait conviés, moi et Berthe, chez Grégory Kibaisansky, un ex-prince du grand tsar de l’hôtel de ville de Moscou, ancien chauffeur de G 7 aussi par surcroît, maintenant retiré de la circulation à la suite de ce que son fils est devenu vedette de cinéma. Les Popofs, ils ont bon cœur, c’est ça leur principal agrément. Chez eux, quand un mec réussit, il fait pas son bêcheur avec les membres de sa famille. Non, tout de suite c’est la pêche aux paumés. Il achète des magasins à caviar aux plus dégourdis et il file une pension alimenteuse aux autres. Donc, ce soir-là qu’on jaffait chez les Kibaisansky, on était, moi et Berthe, les seuls Françouses du lot. Tout le reste c’était anciens généraux, marquises et colonels de la garde. Et le torchon brûlait à la suite de ce que leur femme de ménage polonaise avait sifflé toute la vodka. Au lieu de ménager, elle ronflait dans l’armoire aux balais, bourrée à bloc. Ça leur avait endolori leur réception, cette biture imprévue. C’étaient eux qu’avaient dû les rouler, les boulettes de poulet, et la cuire, la soupe aux choux-sauce tomate, et les confectionner, les gâteaux au fromage blanc. Et le hareng pilé avec de la pomme également, ç’avait été pour leurs poignets. Ils maugréaient mochement. Les invités, privés de vodka, n’en cassaient pas une broque. Comme repas, c’était sinistre. Dès les z’hors-d’œuvre, j’ai pigé que ça partait mal, à la façon que notre hôte protestait que le colonel se servait trop copieusement en sardines. “Nicolas ! qu’il lui grinçait, vous devriez songer à la communauté.” Ce qui prouve que, dans le fond, il l’était pas tellement anti-soviète, le prince Kibaisansky. Bref, chacun regardait chacun comme s’il aurait eu envie de lui percer le ventre avec sa fourchette. Et puis voilà que soudain, ma Berthe lâche un “aïe” de souffrance. Elle avait une crise de foie ce jour-là et l’alcool à brûler qu’on lampait pour remplacer la vodka lui tourmentait l’hépatique. Pour le coup, les autres se mettent à la dévisager. La princesse Kibaisansky demande comme ça : “Quoi t’est-ce qui vous arrive, trrrrès chèrrrre amie ? J’aurais-t-y oublié une arête dans mes z’harengs ?”

« Alors Berthe a expliqué que c’était son sucre gastrique qu’était en brise-bille avec son cancrehélas si bien que son abat tournait au fielleux. Elle venait de sauver la soirée sans s’en douter, la trrrrès chèrrrre femme. Vous les auriez vus et entendus, les Ruskis, s’exclamer leurs maladies sous la moustache ! Se les indiquer avec graphiques à l’appui, leurs avaries de machine. Ils se refilaient des adresses de toubibs ; ils s’échangeaient des remèdes. Chacun voulait faire goûter ses granulés aux autres ! Ils sortaient tous des médicaments mystérieux des poches. Des petites pilules rouges ou vertes, des comprimés fendus dans le milieu, des poudres, des liquides, des visqueux. On entendait grelotter les petites boîtes. Y en a qui comptaient des gouttes, en russe, dans les glasses de leurs voisins. D’autres qui s’enfonçaient le cachet avec l’index pour l’accompagner jusqu’à la gorge, des fois qu’il se gourerait de chemin, le petit innocent, et qu’il irait se fourvoyer dans la tranchée-à-refaire. La table ressemblait à une pharmacie. En moins de deux, on l’a eu gavée de drogues, Berthe. Elle savait pas refuser, ma Gravosse. C’était trop gentiment proposé. On lui a fait gober d’horribles pastilles et des comprimés larges comme des boutons de pardingue ; on lui a délayé des poudres bien effroyables, qui moussaient et qui sentaient la merde bricolée ; on lui a filé des gouttes dans les oreilles, d’autres dans les trous de nez ! Un vieux cuponcteur lui a planté des fléchettes dans les jambons, comme quoi c’était la panade universelle, ses petites aiguilles. Il le racontait en francorusse comment qu’il obtenait la communication avec les centres nerveux de Madame, grâce à son petit attirail. Ils lui en ont tant fait prendre des drogues, tant appliqué des pommades, que pendant huit jours elle a enflé de partout, Berthy. Elle était rouge comme une langouste et elle dégobillait sans arrêt. Je me voyais déjà veuf. Oui, la santé, ça aussi c’est un grand sujet de converse… »

Il regarde sa montre, louche sur la porte et soupire. Puis, stoïque, le Mastar chasse son tourment pour redevenir éminemment professionnel.

— Nous arrivons au moment qu’on passe à table. Vous vous filez là où qu’on vous dit, sans rechigner. Eviter, si une dame de l’assistance vous fait son œil de velours, de lui lancer à haute voix : « Je regrette qu’on nous ait pas mis l’un à côté, de l’autre, je vous eusse préférée à la tarderie que je viens d’écoper ! » car ça pourrait blesser cette dernière et aussi la maîtresse de maison qui a composé sa table. Si au contraire, votre voisine vous plaît, lui faites jamais du genou avant le poisson, car aux z’hors-d’œuvres c’est trop tôt, ça pourrait la choquer.

Il se mouche bruyamment dans un trou de son mouchoir, se met les doigts à jour et déclare :

— Le comportement à table ? Primo, ne jamais s’affoler. On vous cloque des huîtres pour commencer. Si vous en viendriez pas à bout avec la fourchette, opérez-les au couteau. Par exemple, faut pas les gober à même l’emballage. Vous prenez l’huître entre la lame de votre couteau et votre pouce ; quant au jus, vous le versez dans votre verre à eau, ce qui vous permet de le boire à tête reposée lorsque vous avez fini de bouffer vos marennes. J’ouvre une parenthèse pour vous refiler une petite recette futée au cas que vous adoreriez les huîtres. Pour récupérer celles de votre voisine, vous l’en dégoûtez, mine de rien. Vous lui chuchotez par exemple : « En v’là une qui sort de sana, vous devriez pas la manger ». La dame grimace, alors vous gobez son mollusque comme pour vérifier sa fraîcheur. Ensuite, vous faites la moue en déclarant qu’elle a bien fait de pas se la farcir, sinon c’était l’eurtiquaire à la clé. Si, au contraire, vous n’aimez pas ça, au lieu de le dire impoliment, vous la mettez dans votre bouche, et puis vous faites mine de vous moucher et vous la drivez habilement dans votre tire-gomme. Ce système vous permet en outre de ramener vos douze belons à la maison et de régaler votre vieux papa qui peut-être en raffole. Vu ?

« Comme truc perfide, y a aussi les asperges. Les maniérés coupent le bout vert et abandonnent le reste. Je le dis bien fort, c’est un sacrilège ! Dans une asperge bien épluchée et bien cuite tout est bon ! Tout ! Alors mangez-les avec les doigts. S’il vous reste de la sauce et que vous en raffoliez, ne la saucez pas avec du pain. Mon manuel dit que c’est très mal élevé. A mon avis, le mieux c’est de la boire à même l’assiette. Auparavant, vous annoncez la couleur : “Ma chère amie, vous dites à la maîtresse de maison, votre sauce est une telle esplendeur que je vais faire comme chez moi.” Et hop !

« A ce propos, bien que dans cette encyclopédie imbécile on affirme le contraire, nouez votre serviette autour du cou pour éviter tout grabuge, sinon c’est votre cravate qui prend tout ! Attendez, je voulais vous dire aussi… Ah oui : les pieds de table ! Avant de vous asseoir, matez bien où vous en êtes de ce côté-là. Faut pas les craindre, car ils servent de prétesques pour genouiller la dame d’à côté. Ou bien vous en avez un entre les flûtes et ça vous donne une sérieuse raison d’écarter vos jambes, ou bien il y en a un entre les cannes de votre voisine et ça l’oblige à écarter les siennes. Ce qu’il faut éviter, c’est que le pied de table se trouvasse entre vous deux, d’où la nécessité de prendre ses repères avant de s’asseoir afin de déplacer discrètement les couverts si la géographie le demande.

« On sert le poisson. Chez les chichiteux, y a des couverts exprès pour. Vous gourez pas, mangez avec la fourchette et pas avec la pelle contrairement à ce qu’on peut croire. J’ai entendu dire un jour par un snobinard qu’il était impossible de bouffer du poissecaille sans couverts à poisson. J’ai essayé : on peut ! Mais faites gaffe aux arêtes, surtout si c’est du brochet.

« Je voudrais pas me citer à tout bout de champ, mais laissez-moi vous raconter qu’un soir, à table dans un banquet avec dames, je me suis filé une arête de truite dans la gargouillette. Je l’ai sentie qui me cuponctait, la traîtresse. Vite je m’ai précipité sur mon godet de muscadet. Je l’avale, mais au passage il a fait vibrer l’arête et j’ai eu un spasme terrific. Voilà-t-il pas que je bombarde la tablée d’une fusée gigantesque ! On avait commencé par des œufs en meurette, ça tombait mal. Les convives d’autour de moi se torchonnaient la bouille et le complet, le décolleté, les tifs, tout ! Ils avaient brusquement de l’excédent dans les assiettes, et je me rappelle surtout le président D. Coneur, qui se trouvait en face de moi et qu’était le plus sinistré du lot. Sa rosette de la Légion d’honneur en avait morflé une sacrée secousse ! Mes éclaboussures le rétrogradaient, il n’avait plus que le mérite agricole, brusquement. En plus je l’avais aveuglé, c’était facile vu qu’il possédait déjà un œil de verre, le cher homme. Il ramait sur la table pour se trouver du secours. Un grain de poivre, par malchance, je lui avais attribué dans son carreau valide… En tâtonnant, il a renversé deux bouteilles de saint-émilion qu’on venait d’apporter pour les prochaines viandes. Ç’a été le commencement de la grande vérolerie. Pour retenir les bouteilles, il a fait basculer le plat de truites qui mijotait sur le chauffe-plat. Une vieillasse, inconsidérément décolletée pour son âge, a chopé le beurre fondu sur le poitrail et s’est mise à glapir. Pendant ce temps, affolé, le président D. Coneur s’est foutu le feu au costard après la flamme du chauffe-plat. Il cramait vilain. On l’a éteint avec les seaux à glace du muscadet. Trop d’empressement. Chacun voulait le sauver. Quatre seaux de flotte sur la table, ça a fait ouragan, comprenez-vous ? Tout était balayé, les assiettes descendaient le courant tels des canoës, les bouteilles culbutaient comme au bowlinge. Les nanas se sentaient dévaster la jupe et le corsage. Il leur chutait des assiettes grasses sur les genoux. Elles clapotaient dans du mouillé, en criant au charron ! Les hommes ont essayé de retenir le raz de marée. Ils se sont précipités en bout de table pour relever la nappe. Dans la bousculade effrayante, César Grabide, un copain tripier, s’est affalé sur la table dont un pied a mis les adjas et ç’a été le grand pêle-mêle. Déséquilibrés, ils ont joué les dominos versés, ces messieurs scouristes. Huit, ils étaient à grouiller dans de la verrerie cassée et des grosses arêtes.

« Le sol était jonché de têtes de truites qui regardaient tout ce branle-bas de leurs yeux vitreux. Cela vous montre les conséquences d’une arête mal placée. Alors, méfiance ! Otez-les avec les doigts avant de manger, ça vaut mieux. »

Béru avale une salive difficile à passer. L’anxiété lui bloque les glandes. Il louche à nouveau en direction de la porte désespérément close et se décide à continuer.

— Votre voisine de table vous plaît. Alors racontez-y des histoires marrantes. Quand elle rira, on voudra savoir pourquoi et on vous demandera de continuer à haute voix. Voilà une belle occase de vous poser en champion. Vous commencez par une historiette gentille. Du moment, poursuit Sa Majesté, que vous devenez le Léopold d’attraction, votre camarade de table vous convoite. Vous y allez à mort avec la genouillère. Pourtant, attendez le dessert avant de lui palucher la jarretelle. Pas à cause d’elle, à cause de son époux teigneux qui doit vous bigler depuis sa place. Au dessert, comme il en a un coup dans les lattes, sa surveillance se relâche, fatal. C’est à ce moment-là que votre main part en esploration. Vous vous placez en biais, à la malpoli, comme si vous vous désintéresseriez de la bergère et que vous lui tournassiez le dos. Et puis, c’est parti : vous l’attaquez au frisson, du bout des doigts sur le cuisseau, à travers la robe. De deux choses l’une, ou elle a le contrôle du self, ou elle l’a pas. Si elle l’a, elle continue de causer avec Pierre-Paul-Jacques sans broncher. En ce cas vous pouvez lui remonter la robe entre le pouce et l’indesque pour un contact plus cordial. Si elle l’a pas et qu’elle se met à gigoter et à glousser, c’est que vous chargez une chatouilleuse et je vous conseille d’abandonner les travaux en cours de toute urgence pour éviter les incidents.

« Pendant la jaffe, faut se méfier des mets récalcitrants qui bondissent depuis votre assiette jusque dans la braguette du vis-à-vis dès que vous les attaquez à la fourchette. Les plus perfides, ce sont : les crustacés pas décortiqués, les petites pommes de terre sautées au beurre, les olives, les oignons crus, en principe tout ce qui est rond et dur, quoi ! Vous avez vite fait de jouer au golf-miniature avec.

« Question boisson, faut toujours laisser un peu de picrate au fond de son glass, par politesse. Seulement, chez les radins, ils prennent prétexte de la chose pour vous faire tirer la langue. Ne pas manquer de les rappeler à l’ordre gentiment. C’est au maître de séance qu’il faut s’adresser. Vous lui dites, en levant votre verre : “Dis donc, Riri, t’aurais pas une cartouche de rechange pour mon ouatèremane à gosier ?” ou encore mieux : “Ho, Nestor ! Tu sais que le vin débouché c’est comme les demoiselles : ça vieillit mal. Tu penses pas qu’on devrait la finir, c’te bouteille ?”

« Si la boutanche est à portée de main, vous, vous donnez même pas la peine d’interpeller. Vous l’emparez en disant à la cantonnière : “Oh, mais j’ai ma jolie petite voisine qu’est en train de se déshydrater, si ça continuerait faudrait que je redemande ma fourchette à huîtres pour y décoller la menteuse du plafond.” Et, naturellement, vous remplissez votre verre en même temps que le sien.

« Si par malheur vous renversez votre godet plein sur la nappe, pas la peine d’y adjoindre la salière. Lorsque la nappe est en plastique, vous vous escusez poliment et, après avoir déblayé le terrain, vous buvez le picrate répandu en l’aspirant bien fort. Si la nappe est en étoffe, la récupération est plus délicate et il est certain qu’on en perd. Mais vous pouvez l’éponger avec de la mie de pain. Le pain trempé dans du vin est excellent. »

Le Gros se cure un chicot avec une vieille allumette, la suçote voluptueusement et, avant consulté son ineffable encyclopédie, reprend :

— Il arrive qu’on trouve des trucs imprévus dans son assiette, tels que : cheveux, limace, ver de terre, papillon, morceaux de pansement, etc. La plus triste politesse exige qu’on ne fasse pas remarquer ces petits clandestins. Faites comme moi : mangez-les sans sourciller. C’est désagréable quand un mecton brandit un grand tif et qu’il meugle, depuis sa place : « Dites donc, Fifine, je vais vous envoyer un flacon de Silvikrine, c’est bon pour ce que vous avez ! » Ou bien, s’il s’agirait d’un ver de terre : « Eh, les gars, vous m’excuserez, mais je pêche qu’à la cuiller ! » Je me rappelle d’une fois, une nuit, on bouffait sur la terrasse d’un hôtel avec des pensionnaires. Des gens très bien : lui il jouait du piston et la dame était masseuse dans un bains-douches de Montmartre. Sa spécialité, c’était la savonneuse complète.

« On nous sert une bisque. Juste au moment que je vais attaquer, un crétin de papillon s’abat dans mon assiette. Du coup c’est moi qui bisquais ! D’autant qu’il ne s’agissait pas du petit éphémère mutin (ceux-là on les gobe sans même s’en rendre compte) non, c’était un vrai bestiau, large comme la main, avec plus de poils que le menton de ma cousine Gertrude. Personne, à part moi, s’était aperçu de cette chute libre dans mon rata. Je m’ai dit que si je signalais cette petite catastrophe aérienne, ça risquait de lui couper l’appétit, à Mme Loilper, délicate comme on la sentait. Alors je m’ai dévoué. Une cuillerée de bisque sur ses jolies ailes poudreuses, au gourmand D.C. 5, histoire de les ramollir, et puis je l’ai enfourné. Cric-crac ! J’avais l’impression de bouffer un gnocchi pas cuit. On se fait des idées, mais après tout, le papillon c’est pas plus mauvais qu’autre chose ! A moins que ça vinsse de la race du mien. Un jour, je l’ai repéré dans les planches en couleurs du Larousse, ça s’appelle un grand paon de nuit. Si vous avez l’occasion, goûtez, vous pourrez vous faire une idée.

« Dans la rubrique des trucs imprévus, je dois vous raconter une mésaventure de nos débuts. Le premier grand dîner qu’on organisa, moi et Berthe, c’était pour inviter mon commissaire et sa dame. J’étais encore agent à cette époque. Le commissaire Favier, son vice, c’était les tripes à la mode de Caen. Une spécialité de Berthy justement, vous dire si ça tombait à pic ! Ma grosse nous mijote donc cela. On se met à table après les apéros d’usage. Et pendant que je débouchais la vinasse, Berthe sert son monde. Je verse à boire et j’attaque le frichti. Tout de suite, je suis surpris de repérer un bout de tripaille d’un seul tenant dans mon assiette. Je soulève légèrement hors de la sauce, sans rien dire et que reconnais-je ? Une de mes chaussettes de laine que j’avais mises à sécher après mon service, sur le fil d’étendange au-dessus du fourneau. Elle était tombée dans la marmite des tripes sans que Berthe le susse. Je me prends à part pour la grande conférence intime. “Béru, me causé-je, si le commissaire Favier s’aperçoit qu’une de tes chaussettes a cuit dans les tripes, ça va faire un moche scandale. Ta carrière est en jeu, mec.” Favier, c’était l’homme énergique. Gentil, mais intraitable. Un incident commak et pour mon avancement je ne pouvais plus m’adresser qu’à Lourdes ! J’ai donc mangé ma chaussette. Le difficile, ç’a été de la découper.

« “On dirait que t’es tombé sur un morceau filandreux ?” qu’elle déplorait, Berthy. Je la rassurais : “Non, non, une vraie rosée, ma poule !” J’avais déjà croqué le pied lorsque l’idée m’est venue que l’autre chaussette était peut-être tombée aussi dans la marmite. Ça m’a paralysé ; je mourais de les voir repiocher dans le plat. Je m’attendais qu’ils ramenassent l’autre. Je pouvais plus claper. Quand on cause de suspense devant moi, je pense illico à ce fameux dîner. Favier et sa bourgeoise se sont léché les cinq doigts et le pouce ! Il affirmait, mon vénéré boss, que jamais il n’avait dégusté une merveille semblable. “N’est-ce pas, Bérurier ?” Il me prenait à témoin. Moi, j’étais aux prises avec la jambe (car je portais, hélas ! des chaussettes montantes à c’t’époque). Je croquais misérablement mon écheveau de laine du Pingouin pendant que ces vaches liquidaient la platée. Ce qui m’encourageait c’était de me dire que, ma chaussette terminée, je pourrais enfin m’octroyer une vraie porcif afin de faire passer le reste. J’activais pour les rattraper, me servir avant qu’ils raclassent le plat.

« Ils en avaient déjà pris quatre fois, les ogres, quand madame Favier a eu pitié. “On dévore alors que Bérurier ne s’est même pas resservi”, elle a dit. Je l’eusse embrassée. Elle s’est emparée de la louche.

« “Vous permettez que je vous resserve, Bérurier ?”

« “Avec joie et plaisir, madame !” que j’empresse.

« Elle racle alors le fond de la gamelouze et floc ! Qu’est-ce qui me tombe dans l’assiette ? La deuxième chaussette ! Enfin, il valait tout de même mieux qu’elle m’échoive à moi ! N’empêche, les gars, que ceux qui n’ont jamais bouffé deux chaussettes de laine au même repas ne peuvent pas se rendre compte de ce que ça représente. Des chaussettes tricotées par ma vieille, avec de la laine brute, pleine de suint !.. »

Il frissonne, hoche la tête et conclut :

— C’est depuis cette aventure que je m’ai mis à porter des socquettes !

Il se lève, va à la porte, l’ouvre, sonde le couloir désert et revient à sa chaire, l’oreille basse.

— Ma comtesse aura été retenue, lamente-t-il. Dommage pour vous, les gars. Elle vous aurait filé une belle leçon de maintien. Enfin…

Il feuillette son ouvrage dévasté.

— A table, quelquefois, vous êtes tentés de mettre de la boustifaille dans votre vague en révision du lendemain. Dites pas le contraire, c’est humain. Dans ces conditions, soyez prévoyants et munissez-vous d’une pochette en plastique.

« Ou alors, faites comme moi, glissez la cuisse de poulet ou la côte de mouton, que vous avez décidé d’embarquer, dans votre blague à tabac. Comme ça, le gras ne souille pas vos vêtements et il parfume votre tabac !

« Après la bouffe, les invités, drivés par les hôtes, se rabattent au salon pour le tord-boyaux et les cigares. En général, les bonshommes se mettent entre eux pour causer de leur boulot, et les nanas entre elles pour confidencer sur leurs amants. Car c’est ce qui différence les bonshommes des bonnes femmes. Les matous parlent de fesse avant la briffe et les bergères après.

« A l’apéro, ils se chuchotent leurs esploits matelassiers, les Julots. D’entrée. “Tu sais que je me suis levé un mignon petit lot au coup de reins bouleversant, Albert ? Une brunette qui te fait la chandelle romaine comme pas deux ! Et partouzarde avec ça ! Une vraie petite parisienne.” Ou encore : “Tu l’as toujours, ta garçonnière de Neuilly, Paulot ? Tu pourrais me la prêter ? J’ai en ce moment une petite bourgeoise timide que le mot hôtel la fait cabrer comme une jument devant un épouvantail”… Tout ça avant la jaffe. Pendant ce temps, les dames, elles, elles causent chiftir. C’est la petite boutique « amusante » qui vient de s’ouvrir aux Chamzés ; le deux-pièces imprimé de la collection Fanny Seiger qu’elles ont repéré et qu’elles voudraient en bleu au lieu d’en rose ; le bibi tout simple qui vaut une fortune, les nouveautés de chez z’Hermès, crocodileuses de bas en haut… Pas un mot sur la bagatoche. Prudence, les mectons sont encore trop lucides. Mais sitôt qu’on a quitté la table, les voilà qui se racontent leurs parties de jambes en l’air, les chérubines. Et comment qu’il vous secoue bien le prunier, le petit Robert, comment qu’il est outillé pour l’extase, le nombre de fois qu’il peut recommencer jusqu’à ce qu’on demande grâce. Et depuis quand « c’est fini » avec Mario ; la bonne affaire que c’était, mais les complications qu’il vous causait avec sa passion encombrante et ses coups de grelot un temps pestifs. Elles s’étalent, une fois expédiée la prunelle d’Alsace, ces dadames. Elles se mettent l’intime à jour. Après leurs amants, c’est leur dentiste, leur pédicure ou leur gynécologue. Les mâles, ils en sont aux effets reportés, aux investissements. C’est plus le dargeot qui les occupe, mais le foncier. Les hommes, dans le fond, ce sont des polissons du premier degré, en surface, pas longtemps, juste pour dire, pour se faire croire que c’est un signe de souveraineté absolue de pisser sur l’évier. Tandis que les souris, elles, ce sont les vraies vicieuses. C’est bien ancré en elles, le fignedé : bien latent, la bagatelle. Une gonzesse est toujours une femme à hommes ; tandis qu’en réalité un mec est très rarement un homme à femmes ! Le vrai homme à femmes, vous voulez que je vous dise ? Eh bien c’est au moment des cigares qu’on le détecte. C’est celui qui, au lieu de se mettre dans le groupe des hommes, reste dans celui des femmes. La minute de vérité, elle a lieu aux liqueurs, les gars, rappelez-vous-z’en ! Au moment où ces pommes-à-l’eau causent d’augmentation de capital, de répartition des dividendes et d’actions en baisse, le futé qui s’occupe des frangines au lieu de Péchiney-Progil, il a la gagne pour lui. Et les femmes le remarquent. Mieux que ça : elles le reconnaissent.

« Avant d’en finir avec les réceptions ordinaires, je vous donne deux conseils encore : si vous renversez votre verre de calva sur le canapé ou si vous brûlez un coussin avec votre cigare, ne poussez pas de cri d’orfèvre. Vous attendez un moment, et puis vous mettez le coussin à l’envers, c’est aussi simple que l’œuf de Jean-Christophe Averty. Voilà pour le premier.

« Le second est beaucoup plus important. Si vous seriez invité tout seul chez un couple d’amis et que le mari s’en aille avant vous, attendez un petit quart d’heure avant de culbuter la patronne pour si des fois il aurait oublié ses clés. »

Sa Majesté promène sa langue violette sur ses lèvres asséchées.

— Maintenant, faut envisager les grandes réceptions. Elles sont rares, mais elles se produisent quèquefois. Bon. Supposons que vous receviez un jour le nonce apostolique, le comte de Paris ou la princesse Margaret. Vous dites aux autres invités de se pointer un peu en avance. Et puis, quand ils se sont défringués de leurs manteaux et de leurs bitos, qu’ils ont éclusé un gorgeon de champ’, vous descendez avec eux pour attendre l’illustre invité. Vous les postez devant la loge de la pipelette, sur deux rangs, et vous, vous attendez sur le trottoir.

« Dès que la bagnole se pointe, vous bondissez à la portière. Vous ouvrez pas, le chauffeur est payé pour ça, mais vous tendez la main au nonce, au comte ou à la princesse pour l’aider à s’estraire. Si ce serait le nonce, une supposition, vous genouflexez un chouïa en disant bien cérémonieusement : “Mes respects, mon nonce, venez vite, le gigot est déjà au four.” Pas de bévue surtout, pas d’étourderie. Allez pas lui demander pourquoi qu’il est venu sans sa femme ni comment vont ses enfants. Vous l’escortez jusque dans l’immeuble. Et là vous lui présentez les autres invités en commençant par les plus importants. Exemple : “Le comte de Chèque-Postal, le baron du Camelot, le chevalier du Tatevain, etc.” Et puis vous le filez dans l’ascenseur, tout seulâbre, pour pas le promiscuiter. Vous lui dites : “Appuyez sur le bouton du cintième, mon nonce, et vous prenez pas la soutane dans la porte, vous resteriez coincé entre deux étages.” Dès que l’ascenseur a déhotté, vous et les autres, vous cavalez dans l’escadrin. Le duraille, c’est d’arriver avant la cabine pour en ouvrir la lourde.

« Si c’est le comte de Paris qui se pointe, dites-lui pas “Bonjour, m’sieur le comte”, car c’est presque un faux comte, vu qu’il est prince. Malgré votre tempérament républicain, vous y allez de l’échine en forme de toise, et vous disez : “C’t’un grand t’honneur pour moi d’accueillir Votre Principauté dans mon modeste trois-pièces avec salle d’eau.”

« Puis vous procédez comme avec le nonce.

« Pour la princesse Margaret, vous mettez plus de douceur.

« Vous lui bisez la pogne, puisqu’elle est marida, et vous lui dites : “Mes hommages, princesse, c’est gentil d’avoir accepté mon invitation. Voilà des années que je mourais d’envie de vous connaître. Je m’ai tout de même décidé avant que vous devinssiez trop vioque.”

« Vous faites les présentations, et puis vous montez dans l’ascenseur avec elle pour la manœuvre. Une fois dans la cabine, faut que vous enlèveriez votre béret. Vous lui causez pendant que ça monte : “Et Madame votre sœur, elle habite toujours Buquinjame Palace ? Ses enfants vont bien, oui, y a pas eu de rougeole dans la nurcerie cet hiver ?”

« Pour le dîner, bien sûr, l’invité de marque, il a la place d’honneur, à droite de la maîtresse de maison si c’est un homme, ou à votre droite si ce serait une gonzesse. Recommandez bien à votre bourgeoise, des fois qu’elle serait bêcheuse, de pas s’offusquer si l’invité numbère oane lui fait du pied. Qu’elle aille pas lui filer une mandale, la grincheuse, sous prétexte que c’est un vieux mironton à passions. Qu’elle comprenne bien que c’est un honneur, en somme, de se faire racler l’escarpin par un personnage illustre. Quant à vous, la Margaret (ou la reine Juliénas, ou la princesse Grasse) chambrez-la molo. Pas de blagues corsées ! Du madrigal : “Belle princesse, ce que j’aimerais que vous me fourbissiez la roture !” ou bien : “Quand on vous regarde, on se croirait dans un conte de fées. A vous admirer, on peut pas s’imaginer que vous allez aux vécés comme tout le monde !” N’ayez pas peur de la flatter. Depuis sa naissance, elle est entourée de mecs qui lui passent la brosse à reluire, alors faut pas craindre d’en rajouter ! »

Bérurier se tait, s’étire, bâille, regarde l’heure et se lève. Il vient au bord de l’estrade et nous sourit.

— Je vais mouler sur les réceptions. Mais faut que je vous recommande une chose qu’est pourtant contre-indiquée par mon manuel. Là-dessus, ils disent qu’on présente les gens sans faire d’allusions à leurs professions. Je ne suis pas d’accord. Un jour, commak, dans une réunion d’aminches, y avait un monsieur qu’on m’avait dit juste son blaze sans préciser ce qu’il faisait. Au bout d’un moment, je me mets à déblatérer sur les conseillers financiers, en faisant remarquer que s’ils connaissaient leur boulot ils seraient pas conseillers, mais milliardaires. Personne mouftait. Alors je le prends à témoin, le quidam que je vous dis. « Vous me permettrez de réserver ma réponse, qu’il me fait, vu que je suis conseiller financier ». Evitez ce genre de coups fourrés. Et allez-y loyalement. « Je vous présente monsieur Duchnock, qu’est sculpteur sur éponges. Et voici monsieur Frotefort qui a une entreprise de nettoyage de passages cloutés ». Ou encore, pour les dames : « Permettez-moi de vous présenter madame Belloignon, la maîtresse du préfet. Monsieur Kélaibel, l’amant en titre de la présidente Brocemoy. » De cette manière, aucune gaffe n’est possible. Ou alors faudrait le faire exprès !

Comme le Somptueux achève cette forte péroraison, on toque discrètement à la lourde. Le Mastar devient d’un pourpre riche et chatoyant.

— La v’là ! balbutie-t-il, grisé, je vais crier d’entrer et, tous en chœur, les mecs, on se pousse un vibrant : bonjour madame la comtesse, vu ?

Nos deux cents têtes simultanément branlées font un bruit soyeux d’envol de colombes.

— Entrez ! crie Sa Dévotion.

Et tous, ensemble, unis dans une pareille ferveur béruréenne, nous hurlons :

— Bonjour, madame la comtesse !

La porte s’entrebâille sur le chétif, le ruiné, le fripé Dupanard.

L’homme de peine (pour une fois à l’honneur) entre d’une démarche louvoyante de stupeur, regarde ces faces ardentes tournées vers lui comme des volubilis vers le soleil et fait passer sa chique de sa joue droite à sa joue gauche comme si, brusquement, il doutait de sa saveur.

La joie de Béru se mue en rogne noire.

— Dites donc, Duconnard ! interpelle-t-il, depuis quand on entre dans une salle en plein cours ?

— J’ai un pli pour m’sieur Nio Sanato, bêle le fossile.

— Qu’est-ce que c’est que cette bête ! tonitrue Sa Rondeur, laquelle a déjà oublié ma fausse identité.

Je me dresse.

— C’est moi, m’sieur !

Lors, l’Affreux s’apaise, comme la mousse du lait quand on ferme le robinet du réchaud à gaz.

Je saisis l’enveloppe que me tend Dupanard. Elle contient la photographie d’un garçon d’une trentaine d’années, au regard sage. Il a des cheveux sombres coiffés à la Belmondo, une fossette au menton et des lunettes cerclées d’écaille. Une languette de papelard dactylographié est collée sur la photo. Je lis : « Inspecteur Abel Cantot ».

Ça me fait vibrer le grand zygomatique, mes sœurs. Et il y a de quoi car cet Abel Cantot n’a rien de commun avec celui qui séjournait à l’école et qui a disparu ! Voilà que tout à coup, ça s’éclaire au néon dans ma tronche.

Il est un peu joyce, votre San-Antonio bien-aimé, mes loutes, car il se faisait un sang d’encre de Chine, pendant que le Béru enrichissait le savoir de ces jeunes hommes. Il est présent malgré sa discrétion, le cher commissaire. En ce moment il s’efface derrière le Gros parce que c’est Béru le pôle d’attraction, mais il n’en pense pas moins. Et il ne vous oublie pas, croyez-le.

Il vous fait un peu languir exprès. Machiavel ! Le désir s’accroît quand San-A recule ! Le comble de la politesse, c’est de savoir céder sa place, n’importe où, fût-ce dans un livre.

Je viens de tout piger : Abel Cantot était inscrit à l’Ecole. La bande de terroristes l’a intercepté en cours de route et l’a remplacé par un faux Abel Cantot.

Seulement deux élèves de la pension pébroque connaissaient le vrai : Castellini et Bardane. Ils devaient être au courant pour le premier et se sont empressés de le culbuter par-dessus la rampe avant l’arrivée ici du Cantot number two ; mais ils ignoraient qu’un second élève le connaissait également. En réalisant, dans le car, la supercherie, Bardane a compris qu’il se passait quelque chose de grave. Peut-être même a-t-il fait une association entre cette usurpation d’identité et le « suicide » de Castellini ? Toujours est-il qu’après être descendu du car, il a commis une imprudence qui lui a été fatale. Laquelle ? Ça reste encore à définir, en tout cas un coin du voile se lève, comme on dit dans les romans plus mauvais encore que les miens[27]. Dupanard s’en va.

Béru frappe férocement sa table du poing afin de ramener le calme et de récupérer mon attention.

— Citoyens ! clame le Tribun, l’incendie est clos, on continue ! Je vais passer maintenant à la rubrique du savoir-vivre de l’automobiliste vu que, comme je vous le causais voici un instant, la bagnole occupe une place pondérante dans la vie moderne.

Il se caresse le lobe entre le pouce et l’index et déclare solennellement :

— Y a deux sortes d’automobilistes : ceux qui sont au volant de leur voiture, et ceux qui en sont descendus. Les premiers s’appellent les affreux chauffards et les deuxièmes les horribles piétons.

Béru jugule les rires avec son autorité aussi coutumière que proverbiale et enchaîne :

— Il y a plus de différence entre un piéton et un automobiliste qu’entre un basset et la tour Eiffel. Exemple : un zig au volant manœuvre pour se ranger. Si un piéton serait dans son champ de manœuvre, dare-dare il lui crie par la vitre :

« “Tu vas pas tirer tes plumes, eh, ballot ?”

« Ce à quoi le piéton lui répond tout naturellement :

« “Je t’emmmerde, toi et ton tas de boue !”

« Bien. L’automobiliste coupe le contact et descend après avoir filé son disque à l’heure et il descend côté chaussée. Une bagnole le frôle. Le voilà qui glapit :

« “Ecraseur ! Non mais, y se croyent tout permis, ces chauffards !” C’est fondamental comme transformation. Instantané ! Sitôt qu’il a les pieds par terre l’automobiliste perd sa mentalité de conducteur. Je m’ai permis de vous dresser une petite liste de ce qu’un piéton peut crier à un automobiliste, et une autre de ce qu’un automobiliste peut lancer à un piéton ; ceci pour les ceux qui n’auraient pas la repartie fastoche.

Il tire un morceau de papier hygiénique de sa poche, ce qui en dit long sur le lieu de ses cogitations, le défroisse comme un billet de banque et lit :

— Pour les piétons, deux points : Assassin ! Toi, avec ton tank ! Toi, avec ton tas de ferraille ! Toi, avec ton zinzin à roulettes ! Toi, avec ta chiotte ! Toi, avec ta charrette ! Ecraseur ! Enviandé ! Fasciste ! Descends de ta brouette si t’es un homme ! C’est la bagnole de mon jardinier ! Tu me fais pas peur avec ton contre-torpilleur ! Salaud ! Fumier ! Figure de fesse ! Tête de lard ! Tête de con ! Tête de nœud ! Tête à claques ! Va-t’en, eh, naufrageur ! Va-t’en, eh, ordure ! Va-t’en, eh, B.O.F. ! Crâneur ! Voyou ! Banquier ! Marlou ! Feignasse ! Gestapiste ! Endoffé ! Sombre brute ! Horrible ! Affreux ! T’as appris à conduire sur une machine agricole !

« Apprenez-les par cœur, recommande le Gros, ça vous donnera déjà une petite base. Dites-vous que plus la voiture est grosse, plus vous pouvez gueuler. Si c’est une tire américaine, traitez le chauffeur d’amerlock sans hésiter, même s’il serait matriculé dans la Seine. Si c’est une femme qui la conduit, ayez pas peur de lui crier putain ! Ou fille de joie si elle roule doucement et qu’elle ait le temps d’entendre, ça la vexera davantage. Passons maintenant côté automobiliste. Lorsque vous cessez d’être un piéton pour redevenir conducteur, voilà ce qu’il faut crier. »

Il récupère un second parchemin, de même nature et de même origine que le premier et lit de sa voix mêlé-cassée :

— Tire tes os, anémié ! Planque ta viande, je veux pas salir mes roues ! T’as les cannes en plomb ou quoi ? Figure de fesse ! Salaud ! Fumier ! (c’est là qu’il y a un léger point commun entre les deux). Mauviette ! Mollusque ! Et les clous, ordure ? Si t’es pressé prends un corbillard ! T’as envie de te foutre à l’assurance ? Echappé de trottoir ! Sauve-toi, eh, Bayard ! Tu te crois à la campagne, dis, bouseux ! Sors-toi de devant, vilain, t’es trop moche pour que je t’écrase ! Bouge tes miches, lambin ! Et ta sœur ? T’es un troupeau d’oies à toi tout seul, bonhomme ? Ta gueule, esclave ! Et mon cul c’est du poulet ? Et moi je t’e… mbrasse… ! Et surtout, le plus terrible : Piéton !

Béru se tait. On vient de frapper une nouvelle fois. Il porte la main à son cœur.

— Cette fois c’est elle ! fait-il d’une voix d’orgasme. Alors tous ensemble, hein, après que j’aye dit entrez : « Bonjour, madame la comtesse ! »

On répète le numéro de tout à l’heure et, comme tout à l’heure, Dupanard fait son entrée. Il traîne la galoche sous les yeux injectés de sang du Gros.

— V’là encore cet immondice qui vient jeter la masturbation dans mon cours, tonne l’Effroyable. C’est bientôt fini ce micmac, Duconnard ? Vous vous croyez aux Galeries La Fayette, mon petit père ?

Il reste digne, le Dupanard, bien que salué chaque fois au cri de « Bonjour, madame la comtesse. » Il vient à moi et me chuchote dans les feuilles :

— M’sieur le directeur demande que vous passiez le voir après le cours.

Je dis banco, et le bonhomme s’évacue sous les sarcasmes du Gravos.

— Reprenons, tranche ce dernier. Y a pas que de l’invective entre piétons et automobilistes. La campagne de France-Soir : « Ne nous fâchons pas » a porté ses fruits. Des gens s’exercent maintenant à la gentillesse. Tenez, la semaine dernière, à Paris, j’ai vu une scène émotionnante. Un vieux monsieur avec une canne et une pelisse à col de fourrure traversait un carrefour. Une auto radine, s’arrête pour pas le gêner. Le vieux monsieur, courtois, soulève son chapeau et dit : « Je vous en prie ». « Mais non, que répond le conducteur, passez, monsieur ». « Pas du tout, rond-de-jambe l’autre, vous avez la priorité. » « Je n’en ferai rien, vous traversiez ! ». « Qu’à cela ne tienne, vous allez plus vite que moi ! » riposte le vieux. Un zig qui attendait sur un triporteur s’écrie : « Et alors, tu te bouges le cul, grand-père ! » Le vieux s’est alors élancé, l’automobiliste aussi, en même temps. Et le vieux s’est retrouvé à l’hosto avec une guitare fanée. Vous voyez qu’il y a du danger à se montrer trop courtois.

« Question de dosage. Si vous auriez la priorité, utilisez-la sans vouloir chiquer au d’Artagnan. Maintenant, il faut que je vous mette sérieusement en garde contre les marchands de bagnoles d’occase. C’est la race maudite. La preuve, l’aventure qu’est arrivée à mon ami Sim Camille.

« Un jour il se pointe chez un garagiste pour se payer une chignole. Et voilà le gus qui part en grand baratin.

« “Prenez celle-là, c’est ce qu’on fait de mieux.”

« “Je veux pas d’une auto noire”, répond Sim Camille.

« “Elle est pas noire, elle est aubergine”, que proteste le marchand. “La couleur de l’élite !”

« “Dites, le moteur tousse un peu !”

« “Et puis quoi encore ! Vous allez pas me dire qu’elle est tuberculeuse, cette voiture ! On a réglé les culbuteurs ce matin, changé les bougies et les vis platinées. C’est un spécialiste de Montlhéry qui me les met au point ; si vous vous croyez plus futé que lui, dites-le !”

« “Les pneus sont lisses !”

« “Ah vous me cherchez des rognes, ma parole ! Des « X » qui n’ont pas huit mille kilomètres dans les chaussettes !”

« “J’aurais voulu une 64.”

« “Et alors ? C’est pas une 64, ça ? Visez la carte grise : mise en circulation juin 63 !”

« “… ?”

« “Vous le savez peut-être pas que l’année, pour les bagnoles, elle part trois mois avant le Salon de l’auto de l’année d’avant ?”

« “Dites, y a une aile qu’a été refaite, là ! La peinture est pas pareille !”

« “Vous charriez, pépère ! Je vous jure que vous me cherchez ! C’était un déflecteur estérieur qui était fixé et qu’on a enlevé biscotte il était plus réglementaire.”

« “Elle est de juin 63 et elle n’a que huit mille kilomètres ?”

« “Ah ! çui-là, il se plaint que la mariée est trop belle ! C’est de ma faute si au lieu d’appartenir à un voyageur de commerce elle appartenait à un scaphandrier qui s’en servait que pour ses vacances ? Je vous jure que vous êtes démoralisant, vous. Je vous offrirais une vache en prime que vous me demanderiez encore si elle va bientôt vêler. Laissez-la si vous n’en voulez pas ; vous êtes pas le premier qui ratera l’occasion de sa vie ! Libre à vous de refuser les cadeaux, ça m’apprendra à être trop bête !”

« “A la fin, tranche Bérurier, mon camarade se décide”. Quatre cents tickets ! Il fait un chèque et rentre chez lui pendant que le marchand va s’occuper de la carte grise. Et qu’est-ce qu’il trouve, en arrivant, sur le carreau de sa cuisine ? Sa bonne femme raide morte. Asphyxiée ! Le lait, en bouillant, avait éteint la flamme de la cuisinière à gaz. Le lendemain, il est allé demander au marchand de lui racheter l’auto, vu qu’il n’avait plus le cœur aux randonnées grisantes. Ça a donné ceci :

« “Etant donné les circonstances, je ne peux garder cette auto”, sanglote Camille.

« Le garagiste se torche un bout de larme.

« “Humainement, je vous comprends, dit-il. Mais les affaires sont les affaires, j’ai des frais généraux.”

« “Je vous en supplie, reprenez-la-moi !”

« “Bon, ça va, je suis pas un ogre. Voyons un peu la marchandise.”

« Le marchand se met à tourniquer autour de la charrette, à ausculter dedans comme s’il l’aurait vue pour la première fois.

« “Quelle horreur, elle est aubergine ! Vous savez que c’est jamais demandé, une couleur pareille. Ça se faisait y a dix ans… Et puis dites, vous entendez le moteur, comment qu’il bat la breloque. Il a de l’asthme ou de l’emphysème ! Je parie qu’on a foutu de la sciure dans le pont pour pas qu’il chante ! Et les boudins, dites ! On voit plus le dessin ! Combien qu’il marque le compteur ? Huit mille ! Faut pas me la faire, on a remis l’horloge à l’heure, mon petit vieux ! Si vous feriez à pinces la différence entre ce qu’elle marque et ce qu’elle a déjà parcouru, vous vous useriez les flûtes jusqu’aux genoux ! Une 63 ? Mais non, une 62 puisque juin fait partie du Salon précédent ! Sans compter les gnons qu’elle a dû prendre ! Tenez, cette aile est repeinte en rouge vif, vous êtes sûr que ça n’était pas une voiture de pompiers ? Voyons, qu’est-ce que je peux vous offrir de ce tas de tôle ?… Disons cent quatre-vingt mille, puisque vous êtes dans le malheur !”

« “Mais, qu’il se pâme, Sim Camille, je payée quatre cents ! Et elle n’a pas quitté le garage !”

« “Et alors, j’y peux quelque chose si vous êtes la reine des pommes ?”

« Donc, prenez vos précautions, exhorte Béru. »

Il va pour indiquer le moyen de répression idéal lorsqu’on frappe à la porte. Lors, outré, il bondit en hurlant à pleines bronches :

— Cette fois, c’est scié ! Je vais te lui botter les noix à ce vilain tordu ! Faudrait voir à pas prendre ma classe pour une pissotière ! T’as compris, Enflure ! brame-t-il en délourdant.

Il se tait, anéanti.

La comtesse Troussal du Trousseau est là, couverte de bijoux de la taille aux cheveux.

CHAPITRE QUINZE bis[28]

DANS LEQUEL BÉRU ET SA COMTESSE PASSENT EN REVUE LES USAGES MONDAINS JUSQU'À CE QUE LE GROS ÉPROUVE UNE TRÈS CUISANTE DÉSILLUSION

Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle a mis le paquet, la comtesse ! Tous ses atours ! Tous ses diadèmes ! C’est vitrine de Van Cleef a elle toute seule. Elle en a partout : au cou, au front, aux dix doigts, sur le buffet, à la pointe des boîtes à lait, aux poignets, aux avant-bras, à la ceinture, aux oreilles, dans les tifs. Elle miroite, Mme Troussal du Trousseau. Elle scintille, elle néone, elle embrase, elle irradie, elle étincelle, elle flambe, elle postillonne des reflets, dans sa carapace de joncaille, de diams et de perlouzes. C’est un feu d’artifice. Toute la lumière, elle se la gobe par capillarité avant de la répandre, enrichie, ennoblie, réduite en poudre de feu.

Elle rutile sous les cailloux rares. Ses rubis flirtent avec ses émeraudes, ses opales avec ses saphirs et ses diamants avec tout le toutim. Il lui sort de la lumière à dix millions le reflet du décolleté. On dirait une fontaine magique ! Une enseigne ! Il n’y a que cocotte de maille qui m’aille ! Fée ! Magicienne ! Orient ! Fatima ! Lourdes ! Ali Babette ! Joyeux Noël ! Le Châtelet : Bravo, m’sieur Lehmann ! C’est un grand finale magique ! Un éblouissement ! Une insolation ! Le faste intégral ! La force de frappe transformée en féerie !

Bérurier en titube d’émerveillement. En rougit d’admiration. En bave d’extase.

— Ma comtesse, ma comtesse ! ferveurise-t-il. Quel honneur ! Quel bonheur ! Quelle joie ! Et comme disait le chef du gouvernement libanais pour sa quinzaine du cinéma : quel plaisir d’avoir Hunnebelle à Beyrouth ! Venez que je vous accueillasse, que je vous présentate, que je vous congratulate, que je vous baisasse la menotte.

Il se penche, fougueux, théâtral, en délire. Il dépose un mimi aussi mouillé que glouton sur la main de la dame cueillie à froid, remonte, vorace, l’avant-bras. Il baise le bout de sa manche, se prend une incisive dans la dentelle festonnante. Son râtelier déjante et reste accroché à la robe. C’est un trophée bizarre. La comtesse fait des « Voyons, voyons », mi-réprobateurs, mi-amusés. Ça la choque, bien sûr, tant d’allégresse, mais ça la flatte aussi. Etre convoitée sous les regards de deux cents jeunes hommes en parfait état de marche, n’est-ce point un peu le rêve de toute femme ?

Le Gros récupère son concasseur et se le rajuste. Puis il traîne la comtesse jusqu’à sa chaire.

— Ma comtesse, roucoule l’Enamouré, permettez-moi que je vous présente mes élèves !

— Seigneur Jésus, mais ce sont des hommes s’exclame la noble personne. J’imaginais des jeunes gens, mon bon Bérurier.

— Hommes z’ou pas z’hommes, ce sont des élèves que je flanque au piquet si qu’ils le mériteraient ! affirme durement Béru.

Voyez combien l’amour métamorphose un type. On le sent prêt à sévir, prêt à mordre, prêt à manipuler l’injustice, ce pourtant brave homme !

Revenant aux convenances, il déclame, à notre adresse :

— Mes gars, je vous présente la célèbre comtesse Troussal du Trousseau, une dame que son arbre zoologique est pas en bambou, croyez-moi, mais en cœur de noyer sculpté dans la masse ! Ses aïeux remontent à Chaud-froid de Bouillon Kub, n’est-ce pas, ma comtesse ?

Il fait asseoir la dame.

— Vous fissiez bon voyage, ma comtesse ? s’enquiert-il.

Elle dit que oui, avec beaucoup de simplicité et de maintien.

— Si vous seriez pas trop fatiguée, s’empresse le Soucieux, vu que l’heure s’avance, on pourrait passer tout de suite aux choses sérieuses, ji-go ?

Mme Troussal du Trousseau affirme qu’elle est disponible.

— Parfait, bavoche le Satisfait. Commençons par le cours de baise-pogne. Chaque élève va défiler devant vous et vous lui direz si son coup de lichouille est correct.

En parfait organisateur, il fait signe au premier rang de s’avancer. Nous défilons donc, avec la confuse impression d’être des militaires conduits au bordel de campagne.

— Au suivant ! Jacquesbrélise-t-il.

Chacun s’avance, se casse en deux, saisit la main tendue, y dépose le léger baiser respectueux prévu à l’article 88 ter du Gotha. La comtesse joue admirablement son rôle. Elle explique comment qu’il faut lui saisir la main par-dessous, et qu’on doit pas faire miauler son bécot, non plus que d’appuyer les lèvres sur sa peau, ni lui élever la main, mais au contraire descendre jusqu’à elle. Et puis aussi comme quoi il convient de ne pas la lui lâcher brusquement ! Il jubile Béru. Il reluit d’admiration. C’est quasi coupable comme sensation, ce qu’il éprouve, ça participe un peu du voyeur.

Lorsque cette cérémonie est achevée, Béru se frotte les mains comme un homme venant de traiter une bonne affaire.

— Eh ben, ma comtesse, pouffe-t-il, vous aurez pas besoin de vous laver cette pogne avant huit jours ! Comment que vous les trouvez, mes garnements ?

— Parfaits ! Absolument parfaits ! trémolise la comtesse. Ce sont de véritables gentlemen et la France peut s’enorgueillir de posséder une police aussi bien éduquée.

On l’applaudit pour la remercier. Elle ajoute, ne se sentant plus, que notre pays, sous l’impulsion de notre glorieux général, est en train de reprendre sa place véritable dans le monde. Celle qu’on avait perdue après Louis XIV. Elle dit encore que la particule de notre chef aura plus fait encore pour le prestige national que ses étoiles. Avant lui, on donnait dans le débraillé, on mettait nos coudes sur la table et on se curait les dents avec son couteau. On faisait pipi contre l’Elysée et on oubliait de se signer au passage des enterrements. Maintenant ça y est, on a repris conscience de la politesse et on ne fait plus pipi que contre le Palais-Bourbon. Elle cause bien, la comtesse. Les bêtes de race comme elles savent, si j’ose dire, trouver les mots qu’il faut ! Elle fait un tour d’horizon bien détaillé. Elle préconise l’élégance vestimentaire. Elle nous recommande de nous mettre en smoking chaque fois qu’on le peut et de faire naître les occasions au besoin. C’est si beau, un dîner habillé. Regardez les soirées à l’Opéra, quand le président reçoit un affranchi de la noix de coco et qu’il met les petits plats dans les grands et les petits rats dans l’écran (de télé). Tout le monde loqué magistral. Et lui, le Grand Patron, comme il porte l’habit presque mieux encore que l’uniforme, dominant tout le monde, regardé par tout le monde, ordonnant à tout le monde avec son grand cordon. La façon souveraine qu’il ôte et remet ses lunettes : un coup je te regarde, un coup je te regarde pas ! La façon qu’il tient le menton levé comme s’il jetait un défi à l’univers, comme s’il lui disait qu’il est là, bien là, et même un peu là ? Ça vous a une allure grand siècle, oui ou non ? Ça vous change, sauf le respect qu’on ne leur doit pas, des précédents locataires de l’Elysée. M. Auriol (le beau-père de l’aviatrice) qu’avait l’air d’un fabricant de conserves en train de marier sa fille, et le regretté et fortuit président Coty, honoraire jusqu’au bout des ongles, qui ressemblait, lui, non pas à un président de la République, mais à un président de conseil d’administration avec ses poignées de main aimables et son dentier sifflant comme une bouilloire.

Assis sur la marche de l’estrade, le menton sur ses genoux repliés, Bérurier écoute discourir sa belle. Elle a préparé son affaire, la noble dame. Elle est vachement pénétrée de son sujet. Elle passe tout en revue. Toutes les circonstances exceptionnelles du quotidien. Au théâtre, tenez. Comment il faut laisser son pardingue au vestiaire, combien on doit donner à l’ouvreuse ! La manière de tenir le fauteuil de sa compagne pendant qu’elle s’assoit, l’art de l’aider à poser son vison pour le mettre sur ses épaules. Le programme qu’il faut lui acheter et lui tendre d’un geste rond. Ce qu’il faut pas faire en cours de spectacle aussi : parler, déplier des bonbons, applaudir trop fort ou ôter ses godasses.

Béru lève le doigt.

— Vous avez parfaitement raison, ma comtesse, approuve l’Honorable. Je me rappelle qu’un jour j’étais allé voir jouer « Y a le feu chez la mère de Madame ». J’inaugurais des targettes neuves, en veau crispé. Il était même tellement crispé qu’il me contondait les cors aux pieds. J’ai posé mes tatanes. Et puis v’là qu’un retardataire se pointe, en retard, comme la plupart des retardataires. Il bouscule mes ribouis sans que j’y prisse garde. A la fin du spectac, je m’ai retrouvé en chaussettes. Plus de lattes ! Je me mets à chercher ardemment : des clous ! Un salopard me les avait sucrées. J’ai dû repartir en chaussettes. Manque de bol, elles étaient trouées et pas de la même couleur. Et puis on allait souper dans une boîte chic de Saint-Ouen avec des amis. Toute la soirée en chaussettes ça manque de confort. On a la sérénité qui fiche le camp.

La comtesse le fait taire d’un geste autoritaire. Elle a tant et tant à dire, la chère femme. Par exemple, en ce qui concerne la correspondance, tenez. Ne jamais commencer une lettre par « Chère Madame », c’est pas poli. Ne jamais donner un titre nobiliaire à quelqu’un, sauf s’il est duc. Ainsi on commence une lettre par « Madame » à une comtesse et par « Madame la duchesse » à une duchesse. Si vous écrivez au pape (on n’écrit jamais assez au pape, on a plutôt tendance à lui téléphoner, le matin de préférence) vous attaquez par « Très Saint-Père ».

— Vous vous rendez compte comme c’est irremplaçable la haute naissance ? s’enthousiasme le Gros, tourné vers nous. Elle sait tout, cette bougresse !

— Mon ami ! proteste la comtesse.

Il applique sa main devant sa bouche, comme pour contenir le reste de couennerie susceptible de s’en évader encore. Après un sourcillement furax, la mère Troussal du Trousseau repart, au milieu de ses scintillements.

Selon elle, le Français, il doit s’amender encore. Se châtier. Perdre ses mauvaises habitudes. Par exemple, cette manie qu’il a de faucher les cendriers, dans les hôtels, les cafés et même chez les amis…

Nouvelle interruption de Béru.

— Vu que ce sont des réclames, dit-il, i1 n’y a pas de mal, ma comtesse, sauf chez les copains, bien sûr. Comme eux-mêmes les ont déjà volés, c’est qu’ils y tiennent, alors ce serait vache de leur les prendre !

Sourire indulgent de la dame. Elle passe à une rubrique qui lui tient à cœur, celle des mauvaises expressions.

— Messieurs, fait-elle en nous dominant d’un regard troublant, troublé et un tantinet salace, il existe dans le langage courant certaines scories auxquelles on ne prend plus garde tellement elles sont devenues familières à nos oreilles. Ainsi par exemple, on ne doit jamais dire « Je parle avec quelqu’un »…

— Non, tranche le Gros, on doit dire je cause à quelqu’un.

La dame pince les lèvres.

— Je parle à quelqu’un, rectifie-t-elle.

Et la comtesse poursuit :

— On ne dit jamais : « je vais au coiffeur ! »

— On doit dire : « je vais au merlan », coupe Béru. Ou mieux, ce qui est encore plus simple : « je vais me faire tailler les crins ».

— On ne doit pas dire, poursuit-elle en réprimant son agacement : « qué qu’tu fais ».

— Mais on doit dire : « qu’est-ce tu branles », affirme l’Encyclopédique.

— On ne doit pas dire, continue notre noble visiteuse : « je pars à Lyon ».

— Surtout si c’est à Poitiers qu’on va, ironise le Finaud.

— On ne doit pas dire : « cette rue est passagère »…

— On doit dire : « y a du trèpe ».

— On ne doit pas dire : « voulez-vous venir manger ? »…

— Il suffit de crier : « à la bouffe » ! tonne le Gros.

— On ne doit pas dire : « un aréoplane ».

— On dit : « un bohinge ».

La comtesse hausse les épaules.

— Ne pas dire non plus : « j’ai rêvé à vous », mais : « j’ai rêvé de vous ! »

Alors le Gros se lève, troublé, timide. Il s’approche de la dame, saisit sa main alourdie de joyaux et la pose sur sa robuste poitrine.

— Moi qui ne suis que Bérurier, balbutie Sa Tendresse, je m’ai permis de rêver à vous, ma comtesse. Vous entendez ? A vous, avec même un « h » majuscule. Oui,  vous !

Cette déclaration d’amour publique nous fait glousser, mais il n’en a cure.

— J’ai rêvé à vous chaque jour, et surtout chaque nuit, ma belle comtesse. C’est pourquoi je crains pas de vous le dire devant mes chers élèves (il hausse le ton) et le premier qui bronche aura affaire à moi (il se radoucit), ma vie, mon honneur et ma fortune sont à vos pieds.

On va pour applaudir, mais la porte s’ouvre sur Dubois-Durand, un des plantons de l’établissement. C’est encore pour moi. Il vient à ma table.

— Monsieur le directeur voudrait vous voir tout de suite ! me dit-il.

— Et alors ! aboie le Gros, depuis l’estrade, on ne frappe plus quand on pénètre dans une classe ?

— Excusez-moi, ça urgeait, bredouille Dubois-Durand.

Mais soudain son visage change. Il vient d’apercevoir la comtesse Troussal du Trousseau.

— Ah ben ça, alors, bée-t-il.

— Allez, ouste, disparaissez ! enjoint le Gros.

Au lieu d’obtempérer, le garde s’avance vers le couple. Ses yeux font des bulles et son nez de la fumée.

— Qu’est-ce que tu fous ici, pétasse ! crie-t-il à la comtesse.

Béru bondit, le poing haut, prêt au massacre.

— Je vais t’apprendre à respecter la comtesse Troussal du Trousseau que ses aïeux ont fait les Croisades comme colonels et la Révolution comme décapités !

— Ça, une comtesse ! rigole le garde, vous plaisantez, m’sieur le professeur. C’est Mimi-Belles-Fesses, qui tenait un claque à Montbrison et qui possède, paraît-il, des clandés à Saint-Etienne et à Lyon ! Une drôle de pétroleuse ! Un soir qu’on faisait une rafle dans une de ses boîtes, cette carne m’a filé une poignée de poivre moulu dans les yeux ! Ose dire le contraire, eh ! radasse, lance Dubois-Durand à l’invitée d’horreur de la semaine.

Elle est devenue pâlotte, la fausse comtesse. Elle pince le nez. Et puis son naturel reprend le dessus.

— Radasse toi-même, enviandé ! qu’elle lui rétorque au trouble-fête. Ah ! là, là ! avec la volaille c’est toujours du pareil au même ; la galanterie bulldog, quoi !

— C’est pas possible ! C’est pas possible ! que meurt le Gros en se pressant la gorge pour arrêter les plaintes de l’agonie.

— Et visez-moi cette grosse patate qui joue la Dame aux Camélias, fulmine-t-elle en faisant tintinnabuler sa quincaillerie.

Elle fustige Béru du doigt et de la voix.

— M’sieur Sac-à-Soupe qui se croit doué pour les bonnes manières ! Un tas de lard rance, cradingue comme une poubelle après un mois de grève des ramasseurs ! Tout le Vermot des années 20 relié en un seul bonhomme ! Il est pas trognon, ce bébé rose, avec ses liquettes qui sentent le gibier et ses pannes de subjonctif ?

« Et il veut faire dans le rond-de-guibolles et le baise-paluche, monseigneur de Verse-Pinard ! Il lui manque même pas un nez de carton pour avoir l’air d’un clown ! Quand il est à poil, on sait même pas reconnaître son dargeot de sa vitrine, à ce chérubin rapiécé ! Pauv’ minet, va ! Tu peux t’en farcir des guides et des bonnes manières avant de choper la dégaine grand siècle !

La hure dans ses deux mains en forme de conques, Béru se soustrait partiellement à l’ironie de sa classe. Pour éviter de perdre la face, il la cramponne de ses pauvres doigts pleins d’écailles et de fissures.

Ne pouvant supporter davantage son désarroi, je me taille en douce. Je virerais bien la comtesse par la peau de sa culotte, mais je crains qu’elle ne me reconnaisse et déclame publiquement ma trop célèbre identité.

CHAPITRE SEIZE

DANS LEQUEL LA LUMIÈRE EST

Le directeur arpente son bureau, les mains au dos, s’arrêtant parfois devant l’un des tableaux qui le décorent pour calmer son énervement.

— Mon cher ami, me dit-il, je n’ai pu attendre la fin du cours pour vous entretenir… Asseyez-vous !

Nous nous installons de part et d’autre de sa table de travail.

— Vous avez vu, pour Cantot ?

— Oui, dis-je, j’ai vu. C’est un faux Cantot qui est entré à l’Ecole.

— Dès hier, me révèle le Boss, j’ai adressé la photographie de mon ex-pensionnaire aux Renseignements Généraux et à l’Identité judiciaire, à toutes fins utiles.

— Bravo, monsieur le directeur !

Il balaie le compliment d’une pichenette.

— Presque en même temps que la photo du vrai Abel Cantot, j’ai reçu la note que voici.

Il me tend un câble. J’en prends connaissance d’un seul œil et je lis :

L’INDIVIDU EN QUESTION EST UN CERTAIN HANS BURGUEUR SUJET D’ORIGINE ALLEMANDE CONNU SOUS LE NOM DE HANS LE DYNAMITEUR STOP RECHERCHÉ PAR CINQ POLICES STOP.

Je repousse le papier.

— Un peu gonflé, le gars, de venir parmi les flics !

Mais le directeur hausse les épaules.

— En attendant, j’ai la preuve morale qu’il s’agit bien d’un attentat. Cet homme a préparé une bombe, commissaire !

Et, comme faisant de la délectation morose, il murmure en détachant bien chaque syllabe :

— Il y a une bombe dans cet établissement.

— Les recherches n’ont rien donné ?

— Rien ! J’ai arpenté moi-même avec mes principaux collaborateurs le parcours que je me propose de faire suivre demain au président.

Il ôte ses lunettes, souffle sur les verres et les essuie minutieusement avec sa fine pochette de soie.

— Nous voilà dans de vilains draps, mon cher ami. Si jamais l’attentat se produit, vous imaginez les répercussions ? Notre belle Ecole jouit d’un grand prestige à l’étranger. Les chefs de police des autres pays viennent des quatre coins du monde pour la visiter[29] et pour s’inspirer de nos méthodes.

— Monsieur le directeur, brusqué-je, il faut faire annuler la visite de demain.

Il hausse les épaules.

— Vous pensez bien que je m’y suis déjà employé ! Mais il est trop tard. Au ministère de l’Intérieur on a insisté sur le fait que le président Ramirez tenait beaucoup à venir ici. Son emploi du temps a été dûment établi, minuté. Impossible de surseoir, sinon cela créerait un autre genre de scandale.

Il frappe son bureau du plat de la main.

— Et puis vous m’imaginez disant au président : « N’entrez pas, Excellence, une bombe vous attend » ? Non, non, il faut que nous nous sortions de l’impasse coûte que coûte.

Alors l’idée, avec un I grand comme la colonne Vendôme, me pète dans le crâne. Je me penche par-dessus la table et saisis impulsivement la main de mon vis-à-vis.

— Monsieur le directeur, puisque les fouilles n’ont rien donné, il ne reste plus qu’un moyen !

Il remet vite ses lunettes pour me regarder.

— Lequel ?

— Ecoutez, fais-je. Je reprends l’affaire dans l’ordre chronologique. Nous ne nous sommes pas assez intéressés aux dates, et ce fut un tort car elles parlent. Castellini a fait son valdingue dans l’escalier la veille du jour où Cantot (le faux) est arrivé.

— C’est juste, tressaille-t-il.

— Simplement parce que nos adversaires savaient qu’il connaissait le vrai Cantot. Avant de « construire » leur attentat, ils ont enquêté : jamais coup ne fut plus soigneusement, plus méthodiquement préparé. Pourtant, ils ignoraient qu’un autre de vos élèves connaissait également le vrai Cantot.

— Bardane ?

— Oui, Bardane. Deux jours après l’arrivée du « nouveau », dans le car de Lyon, Bardane découvre l’imposture. Vous avez deux cents élèves et il faut un certain temps pour que ceux-ci lient connaissance…

« Le voisin de banquette de Bardane s’écrie : “Ah ! c’est Abel Cantot le nouveau.” Bardane dresse l’oreille. Abel Cantot est un nom dont on se souvient et qui ne court pas les rues ! Il demande des précisions. “Abel Cantot, de Bordeaux ?” On lui répond par l’affirmative. Alors il se met à gamberger très vite. C’est un flic, Bardane. Il se revoit à Libourne avec le vrai Abel Cantot et… Castellini. Castellini dont le suicide vient de soulever l’émotion. Castellini, son copain. Et il pressent brutalement la vérité. Il devine qu’on a tué Castellini parce qu’il connaissait Cantot. Uniquement à cause de cela !

« Or lui aussi connaissait Cantot. Ce qu’il vient de découvrir est d’une importance décisive. Il se rue hors du car et il revient à l’Ecole. Pourquoi ? Pour vous prévenir. Où étiez-vous, m’sieur le directeur, le jour où Bardane mourut ?

— J’avais une conférence avec des collègues venus de Paris.

— Donc, ne pouvant être reçu tout de suite, il est allé vous attendre dans sa chambre. Et on l’y a tué ! J’ai été stupide de soupçonner Hans Burgueur de ces meurtres. Il est le seul à ne pas avoir pu les commettre puisqu’il n’était pas ici quand mourut Castellini et qu’il se trouvait dans le car au moment où Bardane fut foudroyé par le poison.

— Conclusion, m’interrompt le directeur, le meurtrier est toujours parmi nous ?

— Oui. Et c’est cela qui peut tout sauver.

— Comment ?

— Le complice du faux Cantot sait ce qui va se passer, et comment cela va se passer.

— C’est probable.

— Alors, écoutez-moi bien, monsieur le directeur. Demain, au moment de la réception, vous allez vous assurer que tous les habitants de l’Ecole soient là, tous, maîtres, élèves et personnel. Et vous les prierez de participer à la visite de l’établissement afin d’honorer votre hôte.

Le Big Boss se dresse.

— Bravo ! Compris ! Splendide ! dit-il. Vous pensez que le complice se défilera pour échapper à l’attentat ?

— Ben voyons, mettez-vous à sa place, c’est logique ? A cet instant je le coifferai. Je vous préviendrai et vous ferez dévier le cortège sous n’importe quel prétexte lorsque notre homme aura manifesté l’intention de déclarer forfait. Il me restera quelques minutes pour accoucher notre lascar. Faites-moi confiance ; aidé de mon valeureux Bérurier, je me fais fort d’y parvenir.

Sur cette forte décision on frappe à la porte directoriale. C’est Béru. Un Béru décomposé, penaud, pantelant, navré jusqu’à l’intérieur des os. Un Béru en pleine faillite, en pleine déroute. Un Béru meurtri, amer, désenchanté. Un Béru qui se renie ! Un Béru qui se consume ! Un Béru qui se ruine et se liquéfie enfin !

Le directeur lui sourit.

— Vous désirez, cher Bérurier ?

Le Gros s’avance, grisâtre, tremblant.

— C’est rapport à ma démission, m’sieur le directeur.

— Votre démission?

— Oui. San-A vous a raconté ?

— Non, ma belle pomme, je n’ai rien raconté du tout, nous avons d’autres chats à fouetter que celui de ta fausse comtesse.

Et, au patron :

— Un léger incident a troublé le cours de mon petit camarade. Il avait convié une pseudo-comtesse pour la partie « pratique », or la personne en question n’est autre qu’une ancienne tenancière de bouibouis.

Le directeur retient un sourire. Mais Béru proteste.

— Tu sais qu’elle est vraiment comtesse ? Elle m’a espliqué quand elle s’est eu calmée, qu’elle a marié un vieux comte dans la débine. Et tu sais qui c’est, le comte ? Félicien, la momie qui lui sert de valet de chambre ! Elle l’a pêché à l’Armée du Salut, où qu’il servait la soupe aux clodos pour gagner la sienne. C’est le titre qu’elle a marié, en somme. Elle m’a avoué qu’elle m’avait chambré biscotte je suis inspecteur principal. Ça pouvait lui servir de couvrante, comprends-tu ?…

Pauvre cher Béru, toujours prêt à l’émerveillement ! Comme cette déception lui a déchiqueté l’âme et endolori l’honneur !

— T’as toujours eu une comtesse à ton palmarès, en somme, le réconforté-je…

Mais il n’est pas dupe.

— Comtesse en peau de lapin, nourrie au pain de fesses ! Très peu, merci ! Encore heureux qu’elle m’ait pas refilé une maladie wagnérienne.

— Croyez-vous que cet incident justifie votre démission ? demande le directeur qui a bon cœur.

— Oui, dit résolument Bérurier. Je cesse d’être professeur de bonnes manières. Comment que je pourrais enseigner à des ouistitis qui viennent de me surnommer le Chevalier de Maison-Close ?

C’est évidemment impossible.

Nous en convenons et le patron accepte la démission du très honorable mais très provisoire professeur de savoir-vivre.

Toute la matinée du lendemain, le Gros et moi nous nous livrons à une minutieuse exploration des locaux. Mais j’ai beau me mettre la cervelle à l’envers, je n’arrive pas à dénicher la bombe présumée.

— Tu crois qu’il a eu le temps de la placer ? finit par demander Sa Majesté meurtrie, d’une voix dolente de convalescent.

— Souviens-toi de ce qu’a entendu Mathias dans la villa où on le retenait prisonnier. « De toute façon, a dit la femme blonde, la présence de Cantot n’est plus nécessaire puisque tout est en place. » C’est assez clair, non !

Il opine.

Nous nous trouvons dans la salle d’armes. Il s’assied sur un banc.

— Ecoute, San-A, je pense à quèque chose…

— Alors tu as bien fait de t’asseoir, il faut mesurer ses efforts.

— Oh ! charrie pas, bougonne le Déshonoré. Vous dites une bombe ! Bien… Mais comment qu’elle explosera ? Comment qu’ils ont pu prévoir la seconde exacte que le Président Ramira Ramirez se trouverait dans telle ou telle pièce ?

Je sursaute. C’est fou ce que ça peut penser net, un type comme Béru. Ça ne se perd pas en divagations, ça va droit à la saine logique.

— Mais tu as raison, mon petit prodige, il faudra que quelqu’un la déclenche à l’instant voulu ! Ah ! tu es bien le Mozart de la déduction !

— Vois-tu, soupire-t-il, je crois z’en définitive que je suis meilleur flic que prof.

— Tu ne t’es pas si mal défendu pendant tes cours, Biquet ! Ils s’en souviendront de ces cinq jours de savoir-vivre, les gars de cette promotion.

— Tu crois ? espère l’Enflammé.

— Oui, fais-je, en mon âme et conscience, je le crois. Tu leur as tenu le bon langage et donné de bons conseils, Gros. Parce que tu es un homme sain et simple.

Ça le ranime, Béru, Cette vérité qu’il reconnaît dans ma voix lui fait la respiration artificielle. Le voilà qui se requinque.

— C’est vrai, fait-il, je leur ai appris le plus gros, pour vivre en honnête homme sans trop se casser la nénette. Oh ! j’en avais encore à dire tellement, si tu saurais…

— Je m’en doute !

— Tiens, soupire-t-il, ce que je regrette surtout de ne pas leur avoir traité, c’est l’enterrement. Mais je leur écrirai de Paris une longue lettre, tu m’aideras à la faire ?

— Oui, Gros, je t’aiderai.

— Dedans, je leur expliquerai que la mort c’est simple et qu’il faut pas faire de cinoche autour. Moi, quand ma mère est morte je m’ai pas mis en deuil. C’est à l’intérieur que tout s’est passé, c’est le cœur que j’avais en crêpe. Les fringues sont trop hypocrites ! Et puis cette manie maintenant d’interdire les fleurs. Les couronnes, je dis pas, ça fait triste, mais les fleurs, c’est si joli… Et puis tu vois, ce qui me choque, c’est les différents cercueils. Que les hommes jouent à la richesse de leur vivant, hoquet ! Mais une fois viande froide, les v’là rentrés dans le rang. Je serais du gouvernement, j’ordonnerais le cercueil unique. Un même pardingue en sapin pour tout le monde. C’est le bel uniforme macchabéen, San-A… Le moment magistral qu’on se nivelle enfin avant la grande foire aux asticots. Une fois à l’horizontale, ça devrait être fini, les simagrées ; alors peut-être qu’elles deviendraient moins funèbres, les Pompes. Tiens, je me rappelle un dessin z’humoristique de Roger Sam. Ça représentait un veuf qui suivait l’enterrement de sa femme en tenant à la main un transistor qui retransmettait France-Irlande. C’est comme ça que je la vois, la vérité… Oui, comme ça… Les morts bien morts et les vivants bien vivants.

Il se tait, songeur.

Moi aussi, je suis songeur.

Je pense à la bombe qui est là, près de nous, mystérieuse, et qui attend son heure.

Dans l’après-midi, nous sommes réunis sur l’esplanade, au grand complet (et en complets neufs) pour accueillir le président Ramira Ramirez. Il y a là, comme préconisé par ma pomme, les maîtres, les élèves, les gardiens, les cuisiniers, les femmes de service et jusqu’aux jardiniers. Le directeur a procédé personnellement à une minutieuse vérification, manque personne mon adjudant !

A l’heure dite, l’exactitude étant aussi bien la politesse des dictateurs que celle des rois, Son Excellence radine dans sa voiture blindée numéro 24 bis, expédiée par bateau quelques jours plus tôt. Il s’agit d’une Croustade à turbot-mayonnaise inversé. Quarante cylindres en ligne, seize en V et un en iridium de bougnazal renforcé. La carrosserie a été dorée à la feuille. Les housses sont en satin et les enjoliveurs des roues contiennent des petites mitrailleuses électroniques capables de défourailler en même temps si l’on actionne le lave-glace. Quant au double pot d’échappement, il n’est double qu’en apparence, l’un des deux tubes chromés étant en réalité un bazooka à longue portée.

Douze motards en grande tenue ouvrent le cortège. Quelques voitures bourrées d’officiels précèdent celle du président sur laquelle le drapeau du Ronduraz[30] flotte à l’extrémité de l’antenne radio. Les bagnoles de la T.V. et des journalistes ferment la marche.

Un officier de la maison militaire de Ramirez, le colonel di Bonavalez, jaillit hors du véhicule présidentiel sans en attendre l’arrêt, et délourde à son maîmaître.

Ce dernier sort de l’auto avec lenteur, en homme soucieux de ménager ses effets (il craint sans doute de les froisser). Il est bien tel que les photos nous l’ont montré : petit, épais, chauve, bistre, avec une moustache noire en guidon de course, de longs cils recourbés et un regard charbonneux, très intense, qui l’a fait surnommer par un de ses familiers qui le regardait somnoler « le petit condor ».

Vous verriez le directeur dans ces grandes occases ! Chapeau ! L’aisance avec laquelle il s’avance, présente ses devoirs au président et lui sort un joli petit discours des mieux tournés. A le voir, impassible et souriant, à l’entendre, le verbe haut et clair, on ne pourrait s’imaginer qu’il y a une bombe prête à faire boum au vestiaire (ou ailleurs) et qu’il le sait !

Le président écoute, s’incline, serre longuement la main au patron pendant que les flashes crépitent. Et puis il dit comme ça, d’une voix chaude et timbrée :

— Adada nada percolator per beva el constipatione. Arriba Francia (ce qui nous va droit au cœur et met des larmes dans les yeux des plus insensibles).

Comme l’horaire est serré, on démarre la visite immédiatement. Béru se porte en tête de la colonne, et moi en queue (ce qui n’est pas fait pour vous étonner, mes douces chéries). Nous sommes en quelque sorte les chiens de berger de cet important troupeau.

Nous voilà partis dans les couloirs. Le convoi reste très groupé. On commence par visiter le nouveau bâtiment. D’abord le gymnase, puis la bibliothèque juridique. Ensuite le musée, la salle Locard et la salle Lacassagne. Le président Ramirez s’intéresse beaucoup aux travaux de prisonniers exposés. Les sculptures en mie de pain surtout retiennent son attention. Il a beaucoup vécu en prison avant d’être dictateur et il est probable que s’il échappe aux attentats dont il est l’objet, il y vivra encore longtemps après.

Du musée, on passe au réfectoire ; mais il n’en a rien à chiquer, Ramirez, de voir des tables et des serviettes dans des casiers. Il fait « Si, si » d’un ton agacé et on se l’embarque vite fait vers la salle de télévision…

Jusqu’alors, tout a bien marché. Comme nous sommes trop nombreux pour pénétrer tous dans les pièces, beaucoup restent dans le couloir, mais ils demeurent très attentifs, se bousculant dans l’encadrement pour voir et entendre le président.

Au moment où nous allons entrer dans la salle de T.V., quelqu’un s’éclipse discrètement. Le quelqu’un en question continue en direction des ouatères. Aussitôt je lance au patron le signal d’alarme dont nous sommes convenus. Ce signal consiste à brandir un petit drapeau rondurien au-dessus du cortège en criant « Vive le Président ».

Bérurier, qui a vu lui aussi filer le personnage, lui emboîte le pas, cependant qu’avec sa présence d’esprit coutumière le directeur dévie le cortège en déclarant :

— Auparavant, Excellence, j’aimerais vous montrer les cuisines.

Rassuré, je cours rejoindre Béru à l’entrée des cagoinsses. Il a déjà sa robuste main au cou du personnage qui a pris la tangente et qui devient violet foncé. L’homme en question, c’est Dupanard. Vous avez bien lu ? Dupanard, le gardien de nuit, l'homme de peine. Dupanard, le gatouillard paisible.

— Lâche-le ! dis-je au Gros.

Béru obéit. L’autre clape à vide pour retrouver son souffle.

— Vous êtes fou ! proteste-t-il. Qu’est-ce qui vous prend, monsieur le professeur ?

Je ne réponds rien. Je le toise, je l’examine, le jauge, le détecte, l’approfondis, l’estime, l’envisage, l’identifie, le cerne, l’inventorie, le soupèse, le palpe, l’imagine, le tripote, le caresse, l’hypothèse, l’hypothèque et l’accepte.

Ce vieux bonhomme branlant est-il un assassin ? Ce vieux bonhomme bavocheur est-il le complice des terroristes ronduraves ?

Comment admettre cette possibilité ?

— Que veniez-vous faire ici ? m’enquiers-je.

— Pipi, lamente-t-il, j’ai la prostate !

On se défrime, le Gravos et mézigue. On a les oreilles qui nous sifflent à force d’angoisse. On a dû se gourer et pendant ce temps le cortège poursuit sa marche. Peut-être que dans un millième de quart de seconde tout va sauter ! Oui, peut-être…

— Surveille-le ! fais-je au Gravos qu’il ne bronche pas !

Et je lui chuchote à l’oreille :

— Ne lui fais aucun mal surtout, ça pourrait barder !

Là-dessus je prends mes coudes à mon corps, mes jambes à mon cou, mon courage à deux mains, le reste avec des pincettes et je cavale rejoindre les copains.

De retour au groupe, je me faufile jusqu’à M. Le Puits, le sous-dirlo de la Maison, un grand gaillard vif et sympa, dont les yeux racontent tout ce que la bouche a la sagesse de taire.

— Vite, murmuré-je, donnez-moi le pedigree de Dupanard…

Il ne perd pas son temps en vaines questions. Il sait que ça barde, que ça urge et qu’on peut me faire confiance :

— C’est un ancien marin de la marine marchande, dit-il. Il a bourlingué un peu partout, mais ça fait dix ans qu’il ne navigue plus.

— Sa moralité ?

Le sous-directeur fait la moue.

— Il picole et il est mauvais coucheur quand il a bu. Nous le gardons par charité et pour de besognes très subalternes.

— Je vous en supplie, dis-je, si quelqu’un quitte le cortège pour une raison ou pour une autre neutralisez-le. Je suis obligé de m’absenter.

Et le cher, l’infatigable San-Antonio repart.

Des gémissements sortent des toilettes. Je bondis, et je trouve un Béru rougeoyant comme un fagot enflammé, les manches retroussées, la cravate de travers.

Dupanard gît à ses pieds, sur le carreau. Il a un coquard gros comme une aubergine sur le crâne, une arcade fendue et il se masse le bide avec l’air de se demander ce qu’il peut bien y avoir à l’intérieur qui le gêne pour rigoler.

— Tu vois, murmure Béru en faisant couler l’un des robinets pour s’ablutionner les mains, je viens de prendre une décision, San-A.

Comme je le regarde avec une monstrueuse curiosité plein les lampions, il continue :

— Maintenant que cette affaire est terminée, avant de rentrer à Paris, on va faire un détour par Brides-les-Bains, histoire de dire bonjour à ma Berthe. Lorsqu’il a trop désillusionné et trop émotionné, l’homme a besoin de retrouver sa bergère pour reprendre contact avec la douceur du foyer. Le temps m’en dure de ma Baleine. Et puis j’ai z’eu tellement de torts envers elle qu’elle l’a bien méritée, sa partie de caresses grand luxe.

Je le rabroue :

— Tu intervertis, Gros. Avant de me jouer le repos du guerrier, explique un peu ce qui vient de se passer.

Il me fait signe d’approcher du lavabo le plus éloigné. Dans la cuvette il y a une petite boîte hérissée de boutons et pourvue d’une minuscule antenne. Ça ressemble à un transistor, mais ça n’en est pas un.

— Pendant ton absence, j’ai eu la bonne idée de fouiller ce débris. Il avait ce machin-là sur lui. Quand il a vu que je l’avais découvert, il a essayé de me composter avec cet ustensile…

Il sort de sa poche un 9 m/m des plus raisonnables.

— Seulement, reprend-il, moi, Béru, tu me connais…

L’émotion me saisit. Je le prends par le cou et je plaque une grosse bise solide sur sa joue râpeuse.

— Non seulement je te connais, Gros, mais de plus je te reconnais bien là. C’est toi qui as sauvé la situation, mon vieux polichinelle, mon vieux grumeur de camemberts, mon vieux videur de bouteilles, toi tout seul, mon cher, mon brave toutou !

ÉPILOGUE (selon saint Béru)

Nous roulons en direction de Brides-les-Bains, à travers la verte Savoie, si belle et si désaltérante.

Le Gros a abandonné sa bagnole hors d’usage à l’Ecole, humble et cabossé souvenir, bien à l’image de son généreux donateur.

Nous avons passé la main aux collègues lyonnais et, grâce à la déposition de Dupanard, on espère mettre la main sur le faux Abel Cantot et surtout découvrir ce qu’il est advenu du vrai ! Car l’ancien trimardeur d’océans a passé des aveux complets : la bande de terroristes ronduriens, soucieuse de s’assurer un allié dans la place, l’avait contacté en lui promettant la forte somme s’il marchait avec elle. Et Dupanard avait accepté. C’est lui qui introduisit Dolorosa dans l’Ecole pour « suicider » Castellini. C’est également lui qui aperçut Mathias dans l’escalier où lui-même faisait le guet au moment du meurtre. Il crut que l’éminent professeur de trous de balles avait aperçu quelque chose et signala le fait à ses « employeurs » qui tentèrent de neutraliser le Rouquin. Et, dans le fond, c’est ce qui les perdit.

Le jour où Bardane, fort agité par la révélation qu’il venait d’avoir, revint à l’Ecole pour parler au directeur, il bavarda avec le paisible garçon de peine en attendant d’être reçu. La fatalité ! Dupanard comprit que tout allait être perdu. Il prit peur et proposa au malheureux Bardane « un petit coup de remontant » qui le descendit proprement. Comme le bonhomme exerçait en outre les fonctions de veilleur de nuit, le faux Abel Cantot put préparer à loisir l’aménagement de sa machine infernale ! Il avait prévu initialement de la placer dans l’infirmerie, parce que, le local étant exigu, il avait plus de chances de foudroyer sa célèbre cible, mais Racreux et moi interrompîmes ses travaux et il dut se rabattre sur la salle de télévision. En fait la bombe se trouvait dans le pied tubulaire d’un des récepteurs et elle devait être déclenchée par un détonateur à ondes courtes.

— A quoi que tu gamberges encore ? s’inquiète Sa Majesté.

Son succès policier lui a quelque peu fait oublier sa grave déconvenue sentimentale.

— Je récapitulais l’affaire, Gros. Faut toujours agir ainsi avant de confier un dossier à la poussière de l’oubli.

— On s’en rappellera, convient-il.

— Mais non, Béru, on va vite la chasser de notre mémoire au contraire.

— Pour ma comtesse, ça sera duraille ! Ce qu’elle a pu m’humilier, cette gueuse !

— Ta comtesse disparaîtra de ton passé comme le reste. Les gens, les choses, quand on les rencontre, c’est comme si on les avait toujours connus, mais dès qu’on les quitte, c’est comme si on ne les avait jamais connus…

Il hausse les épaules.

— T’as raison. Je vais mieux me consacrer à ma Berthe à partir de dorénavant. D’avoir tellement causé d’elle pendant mes cours, ça m’a fait piger à quel point j’y tiens !

En fin de journée nous stoppons devant l’Hôtel-Pension du Gras-double et du Mahatma Gandhi réunis où loge B.B.

Le Gros connaît le patron, qui lui a consenti un rabais important, car la saison est terminée.

Le concierge nous apprend, après un regard à son tableau de clés, que Mme Bérurier est dans sa chambre, ce qui comble d’aise le Mastar.

— Tu te rends compte, me dit-il en gravissant vaillamment l’escalier, la mignonnette pourrait sortir, mais non : elle se claquemure dans sa turne pour mieux penser à son Alexandre-Benoît en s’écoutant maigrir. Bonté divine, comment t’est-ce que j’ai pu faire du contrecarre à une épouse pareille !

— Ta rédemption va commencer, Gros, le consolé-je. Il te reste toute ta vie pour faire de la sienne un paradis en technicolor.

Nous stoppons devant la porte numéro 22 (femme de policier oblige !). Toc-toc ! qu’il fait avec son index, le gros Béru.

Seul, un éclat de rire nous répond. Un rire gras, copieux, joyeux, organique, qui fait penser au glouglou d’une bouteille renversée. Béru me regarde et sourit.

— Elle doit lire son Vermot, fait-il.

Il ouvre la porte.

A première vue, la chambre paraît déserte, mais lorsque nous nous y hasardons, un étrange spectacle s’offre à nous dans la salle de bains. Berthe Bérurier, en combinaison, est assise sur les genoux d’un énorme bonhomme en slip pesant au moins quatre cents livres. Jamais un tel amas de viandasse ne s’est trouvé accumulé sur un bidet (car le mastodonte est assis sur le bidet). Jamais, au grand jamais, je n’ai contemplé semblable concentration de graisse dans un espace aussi exigu. Ils sont irréels derrière un écran de fumée grise et odorante. Car, devant eux, sur le carrelage de la salle de bains, une douzaine d’andouillettes baignent dans le beurre noir d’une poêle posée sur un réchaud de camping.

— Berthe ! hurle Bérurier.

Elle bondit, renversant la poêle dont le jus s’étale jusqu’aux nougats du pachyderme. Celui-ci pousse un mugissement qui fendille l’émail de la baignoire et fait pleurer un grand coup le pommeau de la douche. Pour s’annihiler la brûlure, il met un pied dans le lavabo et ouvre le robinet, mais sous son poids énorme la cuvette se descelle et lui tombe sur l’autre panard. Ses hurlements reprennent.

Cependant, Berthy a retrouvé toute son aisance.

— La bonne surprise ! s’exclame-t-elle. Eh bien alors, si je m’attendais à ça, petits cachottiers que vous êtes tous les deux.

Elle s’avance, me serre la main et embrasse son bonhomme abasourdi.

— Je vous présente mon voisin de chambre, Monsieur Alphonse, dit-elle.

Le superobèse incline son buste mammouthien. Il a vingt-trois mentons en cascade et des joues qui lui pendent sur la poitrine.

— On trompe le temps, Monsieur Alphonse et moi, roucoule la gaillarde de Brides la vie n’est pas drôle ici. On est pour ainsi dire seuls.

M. Alphonse a une toute petite voix d’eunuque ou de très petite fille zozotante. Il dit qu’il ne veut pas déranger, ramasse ses hardes format montgolfière et se rapatrie en boitillant dans ses domaines.

Bérurier le regarde partir avec un hochement de tête d’homme qui va mourir et auquel on affirme que dans huit jours il fera du yachting.

— C’est du propre ! soupire-t-il.

Berthe bondit.

— Dis donc, espèce de goujat, tu ne vas peut-être pas t’imaginer qu’il y a quelque chose entre monsieur Alphonse et moi ! On était en tenue légère à cause que l’hôtel est trop chauffé, uniquement !

— C’est pas ça, soupire l’Accablé.

Il désigne les andouillettes gisant dans la salle de bains.

— Je te paye une cure hors saison, Berthy et au lieu de suivre ton régime, voilà que tu bouffes des andouillettes !

Elle est contrite, Berthe. La chère petite âme courbe son front que la faute et le flagrant délit empourprent.

— Qu’est-ce que tu veux, Sandry, on a beau vouloir maigrir, une cuillerée de carottes râpées et une pomme, reconnais que c’est pas un dîner qui te permet un bon sommeil.

Béru, estomaqué, balbutie d’une voix incrédule :

— Une cuillerée de carottes râpées et une pomme ?

— Mais oui, rien de plus ! A part ça je fais mon régime, affirme-t-elle. Tiens, regarde, j’ai mon litre d’eau de Brides pour la nuit !

Il la contemple, indécis.

— T’as plutôt engraissé, Berthe, reproche-t-il calmement.

— Mais non, biaise-t-elle.

— Si, insiste péremptoirement Béru. San-A peut te le dire ! T’as pris du tonnage ici. J’ai idée que cette flotte, c’est du bidon !

— Tu rêves ! proteste B.B. Elle est magique !

Béru avise une bascule. Il y grimpe. Puis, étendant le bras, il s’empare de la bouteille contenant l’eau miraculeuse. Réprimant sa répulsion il la vide d’un trait. Après quoi il repose la bouteille et consulte le cadran de la bascule.

— La cause est entendue, dit-il, au lieu d’avoir maigri v’là que je pèse un kilo de plus ! Tu rentreras avec nous, Berthe ! Prépare tes bagages !

Elle comprend que ses protestations seraient vaines et se soumet. Alors Béru récupère les douze andouillettes et les remet dans la poêle, il s’assied sur le bidet, pose la poêle sur le tabouret chromé de la salle d’eau et se met à bouffer gloutonnement. La graisse lui dégouline sur les badigoinces.

— T’en veux ? me demande-t-il.

— Non, ça m’empêcherait de dîner.

Il hausse les épaules.

— Petite nature, va ! Moi, c’est pas des amuse-gueules qui peuvent me couper l’appétit !

Lorsqu’il a fini la première, il se torche le museau du coude et lance, avec un rien de perfidie, à sa digne compagne :

— Je voudrais pas t’humilier, Berthe, non, je voudrais pas, mais tu les fais moins bonnes qu’autrefois. Tu te rappelles plus de nos andouillettes à nous, dis, ma grande ?

Les larmes coulent sur ses bonnes joues enluminées ; peut-être parce que les andouillettes sont trop chaudes, après tout ?

Je vais m’asseoir près de lui sur le rebord de la baignoire. Je le regarde, admiratif, attendri. Je mets la main sur sa puissante épaule de brave boulimique.

— Je t’aime bien, Gros. Tu es un vrai brave homme…

— Tu trouves ? s’étrangle-t-il en achevant sous les yeux fascinés de l’épouse punie sa troisième andouillette.

— Oui, tu es sans haine et aussi sans crainte, Béru. Conscient d’être un homme et essayant de l’être de tout ton sang et de tout ton cœur. Tu ris et tu manges parce que c’est bon et que ça fait du bien. Et puis tu n’es pas de ceux qui s’imaginent qu’un miroir est une compagnie Ah ! Béru… Béru for ever ! Béru fort et vert ! Béru prodigieusement vivant au milieu de la nécropole ! Béru puant l’ail et la vinasse, mais prophétisant des vérités organiques ! O Béru, notre ami, reste parmi nous jusqu’au bout du monde, toi qui sais la vie, toi qui sais l’amour et plus encore : l’amitié !

Il subit mon lyrisme en soufflant sur sa quatrième andouillette. Il me considère d’un œil évasif et prudent, tâtant ma sincérité d’une prunelle hésitante. Enfin il élève l’andouillette en un geste d’offrande et de soumission.

— Qu’est-ce que tu veux, balbutie-t-il, je suis comme ça !

FIN

Cette San-antoniaiserie n'est com
Si vous trouvez que je rabelaise un
Ça ne rime strictement à rien, mais ça délasse.
Rigoureusement authentique.
Toujours authentique.
Locution évitant la ré
Ra
Il est
Béru n'aurait-il
La mère Cottivet est un
Lyonnaisérie signifiant qu'il
En tire-bouchon.
Une véritable infection.
Caisses d'ordures.
Déhale : célèbre
Ils ont de la chance, ceux qui se satisfont du vocabulaire courant. On cause une langue vivante, oui ou chose ?
Béru veut sûrement
Toujours textuel !
Béru voulait-il dire esthétique ?
Je signale aux délicats qui n'auraient
Le bunoust : le lit.
La merca : la lumière ! Argot que j'utilise à l'intention de mes amis de l'X San-A.
Ça ne rime à rien, mais ça me fait
Je suis un auteur difficile.
Grâce à ce genre de calembour, le lecteur s'a
Le « mugissement » du lion ! Voilà bien encore une bérurerie !
Je voudrais
Pourquoi un cha
Rigoureusement exact. Et surtout qu'on ne me taxe
Qui re