De passage à Dijon, Francesco Beltrami, riche marchand florentin, assiste à l’exécution de deux jeunes amants accusés d’inceste. Bouleversé, Beltrami sauve l’enfant de ces amours illégitimes : Fiora. La jeune fille, d’une inoubliable beauté, connaîtra, dans la Florence des Médicis, la douceur de la vie de palais mais aussi les tourments de nouvelles aventures. Mariée pour un seul jour à un mystérieux chasseur de dot, livrée aux grands inquisiteurs reléguée dans une maison de passe, Fiora pourra-t-elle triompher de tant d’adversité ?

Juliette Benzoni

Fiora et le Magnifique

Prologue

L’ÉCHAFAUD Dijon – 1457

Quand les remparts de la ville apparurent au bout de l’antique voie romaine, Francesco Beltrami pressa le pas de son cheval qui prit un petit trot allègre comme s’il devinait que l’écurie n’était plus loin, bien que le jour ne fût qu’en son milieu. La petite troupe de ses gens et de ses mules chargées adopta aussitôt la même allure.

Le jeune marchand florentin aimait la Bourgogne dont il appréciait les vins en épicurien et singulièrement Dijon, la capitale, dont les ducs avaient fait l’une des plus belles villes d’Europe même s’ils n’y résidaient qu’à de rares occasions. L’œil de Francesco, habitué dès l’enfance à chercher la beauté des choses, la reconnaissait dans la splendeur des églises dont le gothique flamboyait, des demeures patriciennes et du magnifique palais ducal ciselé comme un coffret sous le double élancement de sa haute tour et de la flèche, couronnée d’or, de sa Sainte Chapelle vouée à un ordre de chevalerie : la Toison d’or, devenu célèbre dans tous les royaumes chrétiens et même au-delà.

La vérité oblige à ajouter que les monuments n’étaient pas le seul pôle d’attraction du Florentin et que certaine auberge de la rue Porte-Guillaume jouait un grand rôle dans l’enthousiasme qu’il mettait à compter toujours Dijon au nombre de ses étapes lorsqu’il se rendait en France ou dans les Flandres pour ses affaires. Il en appréciait les spécialités culinaires mais aussi le confort, égal sinon supérieur à celui des meilleures maisons particulières, et l’accueil courtois, souriant et amical que maître Huguet et sa femme Bertille réservaient toujours à l’un des plus fidèles clients étrangers de la Croix d’Or.

Le froid était vif, en ce matin de décembre. L’eau gelait dans les ruisseaux et au bord des toits qui portaient leur pleine charge de neige mais, enveloppé dans son épais manteau de cheval, le chaperon enfoncé jusqu’aux sourcils et les mains abritées par des gants fourrés, Francesco se sentait extraordinairement bien dans sa peau et heureux de vivre. Peut-être parce qu’il était jeune, vigoureux, riche et de cœur tranquille, il allait son chemin en homme sûr de lui, de son présent comme de son devenir avec ce rien de satisfaction égoïste qui caractérise les célibataires bien décidés à le rester.

Non qu’il fût laid ou que les occasions eussent manqué à l’héritier de ser Nicolo Beltrami, l’un des plus puissants parmi les maîtres de l’arte di Calimala qui, à Florence, tenait le haut du pavé. Plus d’une fille de confrère, de banquier ou de noble famille attardait son regard sur ce garçon de trente ans au visage ouvert, entraîné à tous les exercices du corps, lettré de surcroît, et dont les vifs yeux noirs pouvaient avoir à l’occasion la douce profondeur d’un velours. Ce qui n’était pas fréquent car Francesco se méfiait des femmes.

Naturellement il avait une maîtresse comme tout homme jeune et normalement constitué. Ce n’était pas toujours la même car il lui arrivait d’en changer mais il la choisissait toujours belle pour le plaisir de la parer mais point trop intelligente pour s’éviter des complications. Et il se trouvait très bien de cet arrangement qui faisait soupirer son père. Le vieil homme souhaitait voir son palais urbain et son aimable villa de Fiesole s’emplir de bambini bruyants. Malheureusement, il avait dû quitter ce monde, trois ans plus tôt, sans avoir reçu cette satisfaction. Pour Francesco le temps n’était pas encore venu, et Nicolo craignait fort qu’il ne vînt jamais.

Sa mort subite avait causé au jeune homme une peine d’autant plus douloureuse qu’elle était inattendue. Il avait trouvé alors, dans ses affaires, un dérivatif assez satisfaisant pour qu’il s’y lançât à corps perdu. Ses amis et ses maîtresses le virent moins souvent parce qu’il se mit à voyager beaucoup ; aussi bien pour l’extension de son négoce que par un goût nouveau des grands chemins, de la découverte et d’une certaine forme d’aventure.

Il se sentait donc pleinement satisfait de son sort et de lui-même tandis qu’il approchait de la porte d’Ouche derrière laquelle s’ouvrait l’une des principales rues de la ville, celle qui la traversait du nord au sud. Mais, à peine franchies les larges douves où s’attardait, en dépit du gel, la puanteur des tanneries voisines et l’épaisse voûte de pierre où veillaient des soldats frigorifiés, il eut soudain l’impression qu’un voile de brume tombait sur lui et éteignait sa joie. Sans qu’il sût pourquoi son cœur se serra comme à l’approche d’une menace. Peut-être parce que la ville n’offrait pas son aspect habituel...

Devant lui, la placette où s’élargissait la rue Porte-d’Ouche était déserte. Les boutiques étaient fermées ou en train de fermer et les rares passants filaient en courbant le dos, les mains au chaud sous leurs vêtements comme s’ils étaient poursuivis. Ils allaient tous dans la même direction et, à entendre la rumeur qui semblait venir du cœur de la ville, ils allaient rejoindre quelque rassemblement. Et puis, tout à coup, il y eut le glas... Les notes funèbres tombaient lentement du haut clocher de l’église Saint-Jean qui était la plus proche de la porte.

Intrigué, Francesco s’approcha de l’un des archers de garde et toucha légèrement son bonnet garni de martre :

– Puis-je demander ce qui se passe céans, mon ami ? Où vont tous ces gens ? Y aurait-il une émeute ?

Relevant, de son gantelet, son chapeau de fer, l’homme considéra un instant ce voyageur à l’élégance cossue.

– Si c’était une émeute, on entendrait le tocsin, fit-il sans politesse excessive. Ça, c’est le glas !

– Je sais reconnaître un glas et vous ne répondez pas à ma question ? Est-ce que quelqu’un est mort ?

– Pas encore mais ça ne va pas tarder. Il y a exécution au Morimont, près d’ici. C’est là qu’ils vont tous et vous feriez bien de vous dépêcher si vous ne voulez pas manquer le spectacle...

– Je n’aime pas à voir mourir. Je voudrais seulement gagner l’hôtellerie de la Croix d’Or le plus vite possible...

– Le chemin le plus court c’est par le Morimont. Sinon il faut ressortir et faire le tour de la moitié des remparts pour entrer par la porte Guillaume. Si j’étais vous, je choisirais la droite ligne. Ce n’est pas une exécution comme les autres qui se prépare. Maître Arny Signart, le bourreau, va accommoder des gens de la noblesse : le frère et la sœur. Paraît qu’ils couchaient ensemble et que la fille est belle comme tous les anges, ajouta le soldat avec un soupir qui traduisait bien son regret de manquer ce qu’il appelait le spectacle.

Bertrami tira de son escarcelle une piécette que l’homme attrapa au vol avec une grimace de satisfaction tandis que le Florentin appelait du geste Marino, son chef muletier, qui le secondait toujours dans ses voyages.

– Que faisons-nous ?

– Il vaut mieux aller de l’avant, ser Francesco. Avec nos bêtes nous arriverons bien à passer et, de toute façon, nous irons plus vite qu’en faisant le tour.

– Tu as sans doute raison. Allons donc ! Quelques instants plus tard, la petite troupe atteignait l’angle sud-ouest du vaste espace rectangulaire où s’élevait le bel hôtel des abbés du Morimont et qui était le lieu rituel des exécutions dijonnaises.

A plusieurs reprises déjà, Francesco avait franchi cette place, habituellement vide, à l’exception du sinistre appareil qui en tenait le milieu : une longue plate-forme de bois et de maçonnerie élevée de deux mètres au-dessus du sol qui supportait à un bout une potence, à l’autre une roue et, au centre, dominé par une haute croix de pierre, le billot destiné aux décapitations. Mais, ce jour-là, une marée humaine, difficilement contenue par les pertuisanes que les soldats de garde maintenaient horizontales, s’efforçait de venir battre les piliers de l’échafaud. Il y avait du monde à toutes les fenêtres, sur les toits, cependant glissants, des quelques maisons, sur le moulin des Carmes et, naturellement, sur les montoirs à chevaux de l’hôtel des abbés de Morimont dont le titulaire, absent, se trouvait alors dans son abbaye, l’une des plus puissantes du diocèse de Langres.

Le glas battait toujours ses notes funèbres et quand le Florentin, peu intéressé par le spectacle, tenta de pousser sa mule dans la foule pour continuer son chemin, il rencontra une résistance hargneuse qu’une commère traduisit par quelques injures choisies, jointes à l’injonction d’avoir à se tenir tranquille jusqu’à ce que tout soit terminé...

– Mais je n’en ai que faire de votre exécution ! s’écria Beltrami avec impatience. Je veux seulement passer mon chemin. Faites-moi place !

– Même si on le voulait, on ne pourrait pas. Voilà les condamnés qui arrivent. Alors tiens-toi tranquille, mon joli et laisse-nous regarder !

Une sorte d’énorme soupir s’échappa de toutes les poitrines quand apparut le tombereau autour duquel les lances des soldats formaient comme une grille. Tous les cous se tendirent mais, au lieu des vociférations qui accompagnaient habituellement l’apparition des condamnés, un profond silence se fit. On n’entendit plus que la cloche et le grincement des roues du sinistre attelage. La femme qui avait injurié Francesco se signa lentement et murmura d’une voix étranglée d’émotion :

– Pauvre Sainte Vierge ! Comme ils sont jeunes ! ... Comme ils sont beaux ! ...

Pétrifié, les yeux agrandis et la gorge soudain séchée, Francesco regardait les deux jeunes gens s’avancer vers la mort. Ils étaient bien jeunes, en effet : le garçon n’avait guère plus de vingt ans et sa compagne devait en avoir dix-sept ou dix-huit. Ils se ressemblaient d’une façon frappante, aussi frappante que leur extraordinaire beauté. Mêmes visages aux traits purs, mêmes yeux gris, même distinction et même courage car tous deux regardaient fermement le grand échafaud couvert de drap noir où les attendaient le bourreau et ses aides. Seuls leurs cheveux les différenciaient car lui était aussi brun qu’elle était blonde. Il n’était jusqu’à leurs vêtements, très élégants qui ne s’appariassent : tous deux étaient vêtus de velours gris clair brodé d’or. Lui était tête nue mais un petit hennin court ennuagé de dentelle couronnait la jeune fille et lui donnait l’air d’une fiancée marchant à l’autel. On ne les avait pas enchaînés et ils se tenaient par la main. Jamais on n’eût dit deux condamnés tant ils semblaient marcher à leur triomphe. Derrière eux, un vieux prêtre pleurait sur ses mains jointes.

Francesco se souvint alors de ce qu’avait dit le soldat, à sa manière grossière : ces deux enfants étaient frère et sœur... et ils s’aimaient. C’était sans doute cet inceste qu’ils allaient payer de leurs vies... Comme c’était étrange ! Et plus étrange encore l’attitude de cette foule qui ne criait pas, ne disait rien mais où plus d’une femme, plus d’un homme pleuraient... Une plainte jaillit, tout à coup :

– Grâce ! Grâce pour leur jeunesse ! ...

D’autres voix s’élevèrent, nombreuses, et parmi elles il y eut celle du voyageur. Francesco se retrouvait partie intégrante de cette foule désolée avec, en outre, l’impression effrayante que sa vie, à lui, était liée à celle de cette adorable femme et que rien, en cet instant, n’importait plus que l’arracher à ce qui l’attendait... Une trompette sonna puis le prévôt qui accompagnait les condamnés cria, du haut de son cheval :

– Pas de grâce ! Monseigneur le duc a ordonné la mort !

La foule gronda et Francesco eut un espoir. Celui de voir tous ces gens se lancer à l’assaut de l’échafaud pour lui arracher ses victimes mais déjà le grondement décroissait, devenait murmure puis silence consterné. Le vieux duc Philippe, surnommé cependant le Bon, et qui tant aimait les femmes pouvait avoir la main lourde. Nul, ici, ne l’ignorait...

Déjà la jeune fille montait seule, courageusement, vers le bourreau masqué qui l’attendait, relevant un peu sa longue jupe d’un geste joli et refusant courtoisement l’aide de l’exécuteur dont la main tremblait un peu. Parvenue en haut, elle prit une longue respiration, se signa et regarda un instant le ciel où un timide rayon de soleil s’efforçait de percer. Puis elle sourit à la foule et ôta sa coiffure qu’elle laissa tomber. Enfin, elle s’agenouilla, écarta elle-même ses boucles brillantes et posa son cou frêle sur le bloc de bois grossier. En bas, d’un geste paternel, le prêtre avait saisi le jeune homme dans ses bras et lui cachait le visage contre son épaule. La foule retint son souffle.

Mais on eut à peine le temps de voir luire l’acier de la lourde épée brandie à deux mains. Tout était fini. Les valets du bourreau s’empressaient déjà de faire place pour l’autre victime. Maladroit, sans doute, ou trop ému, l’un d’eux, en écartant le corps de la jeune fille, releva sa jupe jusqu’aux genoux laissant voir des bas de soie rouge. La foule gronda, indignée. Maître Arny Signart, le bourreau, bondit. A toute volée, il gifla le maladroit qui roula sur le drap sanglant puis, le rattrapant d’une main, il l’agenouilla de force devant la mince dépouille en signe de repentir. La foule murmura, satisfaite.

C’était le tour du jeune homme. Déjà, il s’arrachait des bras du prêtre, s’élançait sur la plate-forme, ramassait la tête blonde pour lui donner un dernier baiser et se laissait tomber à genoux.

– Dépêche-toi, bourreau ! J’ai hâte de la rejoindre...

– N’ayez crainte ! Je ne tarderai pas.

L’épée se relevait. Un autre éclair, un autre choc et la tête du jeune homme roulait près de celle de la jeune fille. Cette fois il n’y avait plus rien à voir et le peuple commença à s’écouler par les rues adjacentes au milieu d’un profond et bien inhabituel silence. Le glas, enfin, cessa. Mais Francesco ne s’éloigna pas. Au contraire : laissant son cheval à Marino, il s’avança vers l’échafaud où le prêtre, à genoux, priait après avoir jeté des linceuls sur les corps mutilés. Le bourreau et ses aides le regardaient, n’osant interrompre sa prière quand, soudain, un homme richement vêtu d’une houppelande noire fourrée de gris vint les rejoindre. Sa voix aigre retentit dans l’air froid, sinistre comme le croassement d’un corbeau.

– Eh bien, maître Signart, qu’attendez-vous pour prendre ce qui vous appartient de droit ? Est-ce que les vêtements des suppliciés n’appartiennent plus aux exécuteurs ?

Le prêtre cessa sa prière et leva sur l’homme un regard plein d’effroi et de douleur. En même temps, il étendait ses deux mains au-dessus des corps dans un geste de protection dérisoire mais touchant :

– Respect à la mort, messire Regnault ! Au nom du Dieu qui souffrit sur la croix, retirez-vous ! Votre vengeance est accomplie.

– Elle ne sera complète que lorsque ces misérables auront été jetés à la fosse puante qui les attend ! Allons, bourreau, prends ce qui t’est dû ! Déshabille-les !

Sans répondre, celui-ci ôta, d’un geste las, le masque qui faisait de lui l’impersonnel artisan des œuvres de justice, montrant un visage rude et triste, cerné d’une barbe grise.

– Non, messire, je ne veux pas de ces dépouilles si riches soient-elles. Cela ne porterait chance... ni à moi ni à mes gens !

L’homme à la houppelande n’eut pas le temps de répondre. Francesco se dressa soudain entre lui et l’exécuteur auquel il tendit quelques pièces d’or.

– Vous avez bien parlé, maître ! Mais puisqu’il s’agit d’une loi, prenez ceci : je vous rachète ces habits. Vous pouvez les enterrer avec, padre !

– De quoi vous mêlez-vous ? gronda l’homme que le prêtre avait appelé Regnault. J’ai tous les droits sur ces deux-là qui sont d’ailleurs damnés.

Vu de près, Regnault était affreux par la haine qui tordait diaboliquement son long visage à la peau jaune, aux petits yeux cruels et perçants. Cet homme suait le fiel par tous les pores de sa vilaine peau. Il ne lui manquait qu’une langue bifide jaillissant de sa longue bouche aux dents noircies pour ressembler tout à fait à un serpent. Une violente colère s’empara de Francesco qui empoigna l’homme par son vêtement :

– Damnés ? Tous les droits ? Seriez-vous Dieu par hasard ?

– Cette... cette femme... m’a été donnée en mariage... râla l’homme à demi étranglé.

– Chez nous, l’Église dit que le mariage vaut jusqu’à ce que la mort vous sépare. La mort est passée. Allez-vous-en !

Il allait jeter l’homme à bas de l’échafaud quand le prêtre s’interposa. Doucement mais fermement, il obligea Francesco à lâcher prise :

– Vous avez dit ce qu’il fallait dire. Laissez-le aller à présent ! Et vous, Regnault du Hamel, songez à quitter cette haine qui vous habite et à en demander pardon au Tout-Puissant !

Massant sa gorge endolorie, le déplaisant personnage, après un regard meurtrier lancé au Florentin, gagna l’escalier. Arrivé en bas et se considérant comme suffisamment éloigné de cet ennemi inattendu, il lui montra le poing en ricanant :

– Je ne sais pas qui tu es, toi l’étranger, mais en dépit de ton or, tu ne pourras faire que cette femelle ne soit jetée à la fosse des pestiférés avec son complice. Voilà les soldats qui vont y veiller !

En effet, le sergent qui avait assisté à l’exécution rassemblait ses hommes autour du tombereau qu’il avait fait avancer. Du regard, Francesco interrogea le prêtre. Celui-ci hocha la tête d’un air désolé :

– Il n’a que trop raison, hélas ! Ces pauvres enfants n’ont pas droit à une sépulture décente. La sentence a été à ce point cruelle. J’ai même eu beaucoup de peine à obtenir le droit de les accompagner. Mais l’eût-on interdit, je serais venu quand même. Vous comprenez... je les ai vus naître l’un et l’autre.

– Alors je vais avec vous. Laissez-moi vous aider.

– Pourquoi le feriez-vous ? Vous les connaissiez ?

– Je les ai vus aujourd’hui pour la première fois mais je sais qu’il faut que je le fasse. Il y a quelque chose en moi qui m’y pousse.

– J’ai peur que vous ne le regrettiez quand vous saurez pourquoi on les a condamnés et quel a été leur crime.

Francesco haussa les épaules.

– Ils étaient frère et sœur... et ils s’aimaient... trop ! Quelqu’un m’a renseigné. Mais nous perdons du temps.

A eux deux, ils enveloppèrent les corps suppliciés dans leurs linceuls et les portèrent dans le tombereau. Soudain, Francesco aperçut, abandonné sur le drap noir, le petit hennin de dentelle ; il le ramassa. A tenir entre ses mains ce colifichet charmant qui parait si bien naguère l’exquise beauté de la jeune morte, il sentit les larmes lui monter aux yeux. Vivement, il le mit sur son cœur, à l’abri de son manteau, puis rejoignit ses gens qui attendaient toujours à l’entrée de la place.

– Va m’attendre à l’hôtellerie de la Croix d’Or, dit-il à Marino. Je vous rejoindrai tout à l’heure. Pas un mot sur le sujet de mon retard !

– Est-ce que vous ne me connaissez pas ? Personne ne soufflera mot. Etes-vous certain de ne pas avoir besoin d’aide ?

– Non. J’ai une arme et de l’or. C’est plus qu’il n’en faut pour me défendre en cas de besoin.

Tenant son cheval en bride, Francesco suivit à pied le tombereau dans lequel le prêtre, assis entre les deux corps, avait repris ses prières. On franchit la porte d’Ouche et les fossés puis on obliqua vers un bâtiment lézardé qui s’élevait non loin de la route de Beaune, entre les anciennes tanneries et un champ d’épandage. L’endroit était désert et malodorant ; pourtant un homme s’y tenait debout, appuyé sur une bêche, le nez et la bouche cachés par un chiffon noué derrière la tête. A ses pieds, le trou qu’il avait creusé dans la terre visqueuse mettait une tache noire sur le paysage de neige. Ce fut vers lui que se dirigea le petit cortège que le sire du Hamel suivait à distance. A la vue de la fosse boueuse dans laquelle apparaissaient des fragments d’os, Francesco ne put retenir son dégoût : il s’approcha du sergent.

– Est-il vraiment impossible de trouver une autre sépulture que ce trou infect ? dit-il en portant la main à sa bourse. Le soldat retint le geste ébauché :

– Non, messire. Ce que vous demandez est impossible car cela a été ordonné par la justice. Il faut que cela s’accomplisse mais, ajouta-t-il plus bas, estimez-vous encore heureux qu’on les enterre. Si l’on avait écouté le mari, ces malheureux auraient été accrochés par les aisselles au gibet que vous voyez là-bas, au bord de la route, pour y pourrir lentement au vent, à la pluie et sous les pierres que les gamins ne manquent jamais de jeter sur les corps qui ont ce triste sort.

Francesco fit signe qu’il avait compris et recula. Quelques instants plus tard, l’affreuse fosse se refermait sur les dépouilles de ces deux êtres jeunes et beaux qui auraient pu vivre longtemps heureux et insouciants si l’amour ne leur avait tendu l’un de ses plus terribles pièges : une passion contre nature.

Le ciel parut soudain plus gris à Francesco, comme s’il venait de perdre une part de sa lumière, et le froid plus aigre. Il se tourna vers le vieux prêtre qui resserrait frileusement son manteau noir autour de ses épaules maigres :

– Je voudrais vous parler, padre. Mes gens m’attendent à la Croix d’Or. Venez avec moi nous avons l’un et l’autre grand besoin de reprendre des forces.

Le vieil homme voulut refuser mais il n’était pas de taille à contrarier le Florentin une fois que celui-ci avait décidé quelque chose. En dépit de ses objurgations, il se retrouva assis sur le cheval de cet ami tombé du ciel qui prit la bride et se dirigea d’un pas décidé vers la ville où rentraient les soldats et le tombereau. Mais en passant près de Regnault du Hamel qui semblait attendre leur départ, il cracha vigoureusement à ses pieds. Jamais encore il n’avait connu pareille envie de tuer... ni pareille horreur d’un être humain. Pourtant, une heure plus tôt, il n’avait jamais vu cet homme. Il avait fallu cette rencontre, au détour d’un chemin, avec un visage d’ange marchant au martyre pour que son propre univers basculât dans un cauchemar où, de façon inexplicable, il se retrouvait parfaitement à l’aise. Ces gens avaient envahi de leur amour et de leurs souffrances son existence aimable d’épicurien et de dilettante quelque peu égoïste. Et il ne savait même pas leurs noms...

– Ils s’appelaient Jean et Marie de Brévailles et moi je suis Antoine Charruet, curé du village et chapelain de la famille. Comme je vous le disais tout à l’heure, je les ai vus naître et ils me sont aussi chers que s’ils étaient mes propres enfants. Leur enfance s’est déroulée dans le château paternel, un beau et riche manoir qui domine les eaux dangereuses du Doubs. Leurs parents, Pierre de Brévailles et Madeleine de la Vigne, y vivent en seigneurs terriens et en fidèles sujets de notre duc Philippe que Dieu nous veuille garder bien qu’il n’écoute pas toujours les appels de la miséricorde...

Le prêtre se signa puis, prenant son gobelet, il but quelques gouttes de vin. Lui et Francesco achevaient le repas que le Florentin avait fait servir dans sa chambre où un bon feu faisait régner une agréable chaleur. Le visage du vieil homme, si pâle tout à l’heure, y reprenait couleur mais sa main avait tremblé et il était visible que les larmes n’étaient pas loin.

– Préférez-vous prendre un peu de repos, padre ? dit doucement Francesco. J’ai peur que ce récit ne vous soit encore très pénible.

– Non. Non, au contraire, cela me fait du bien de parler d’eux... d’essayer... de les expliquer à quelqu’un de compatissant... Les Brévailles avaient en tout quatre enfants, deux garçons et deux filles. Jean, l’aîné, avait trois ans de plus que Marie mais dès leur petite enfance on put remarquer qu’une profonde affection, exclusive et tenace les unissait. Les parents, pas plus que moi, ne s’en souciaient sinon pour en sourire. On les appelait « les jumeaux » parce qu’ils se ressemblaient d’étonnante façon et parce que, seuls parmi les autres enfants, ils étaient de cette extraordinaire beauté que vous avez dû remarquer, messire. C’était un caprice de la nature et nous y voyions la raison de cette préférence que Jean portait à Marie et que Marie portait à Jean. Les Brévailles étaient fiers de la beauté de leurs enfants et citaient en exemple leur tendresse mutuelle sans qu’un instant la pensée ne les eût effleurés que cet amour dût, avec les années, devenir moins pur. Quels parents d’ailleurs pourraient avoir jamais une telle idée ?

– C’est difficile à imaginer, sans doute, mais il est des exemples. On a parlé d’un comte d’Armagnac et de sa sœur...

– Quand on est de très haute maison, peut-être se croit-on au-dessus des règles de la morale et de l’opinion publique ? Chez les Brévailles, qui sont de bonne noblesse simplement, on ne saurait se permettre un tel scandale. Lorsque Jean eut treize ans, le chancelier de Bourgogne, maître Nicolas Rollin, qui est un ami de la famille, obtint pour lui d’entrer comme page au service de monseigneur le comte de Charolais, fils du duc Philippe, afin d’y apprendre à la fois les armes et le ton de la Cour. Messire de Brévailles, qui avait renoncé aux armes après le siège de Compiègne où il avait été grièvement blessé, fut très heureux de cette circonstance qui allait permettre à son fils d’apprendre la chevalerie sous un prince qui s’en veut le serviteur enthousiaste. Et Jean partit pour Lille.

Dire ce que fut le désespoir de Marie est impossible. Son chagrin de ce départ fut si violent que sa mère craignit un instant pour sa raison et que l’enfant languit de longs mois avant de retrouver la santé.

L’absence de Jean dura quatre ans. De page il était devenu écuyer de monseigneur Charles et quant il revint passer avec les siens la Noël de l’an 1455, chacun put voir qu’il avait la plus fière mine qui se puisse voir. Quant à Marie, qui avait appris le chant, la danse, la musique et la manière de tenir une maison, sa beauté fleurissait avec un tel éclat que les demandes en mariage commençaient à affluer. Elle les refusait toutes en assurant qu’elle ne souhaitait pas quitter la demeure de ses parents, où elle se trouvait pleinement heureuse.

C’est au retour de Jean que les choses prirent une tournure grave. Pour ma part, j’en eus le pressentiment devant l’attitude de ces deux enfants. Dès qu’ils se furent retrouvés, ils ne se quittèrent plus. Ils s’asseyaient toujours l’un près de l’autre en se tenant la main. Ils multipliaient les occasions de s’isoler et faisaient ensemble de longues promenades à cheval. Une nuit... ce fut le drame... et je regrette de dire que j’en fus l’artisan.

Antoine Charruet s’éloigna de la table et alla s’asseoir près du feu auquel il tendit ses mains maigres qui avaient recommencé à trembler.

– Ce soir-là, Jean avait appris à Marie une danse de cour fort gracieuse sans doute mais dont les figures, pleines de langueur, n’étaient pas de mise entre frère et sœur. En outre, j’avais remarqué certain trouble, certain frémissement quand leurs yeux se rencontraient ou quand leurs mains se joignaient. Tout cela me tint éveillé assez tard dans la nuit. Je sentais croître ma nervosité et je finis par comprendre que je ne pourrais pas trouver le sommeil tant que je n’aurais pas parlé à Jean. Il fallait que je le décide à rejoindre monseigneur de Charolais dès le lendemain. Je pris donc ma chandelle et me dirigeai vers sa chambre qui se situait dans l’une des tours, c’est-à-dire assez à l’écart de celles de la famille.

En arrivant, je vis qu’un peu de lumière filtrait sous la porte et j’en fus content car cela m’évitait de réveiller le garçon. Très doucement, j’ouvris la porte, pensant le surprendre en train de lire ou d’écrire. Hélas, ce que je vis était à la fois terrifiant et de la plus fascinante beauté : dans le grand lit aux rideaux rouges, sous la lumière douce d’une chandelle Jean et Marie s’aimaient...

Je ne sais ce que vous auriez fait à ma place. J’aurais dû, sans doute, m’élancer dans la chambre, arracher Marie à ce lit, à ces bras où elle semblait goûter un bonheur indicible. Je ne l’ai pas pu. Un instant, je les ai contemplés perdus dans leur amour qui les magnifiait... et puis j’ai refermé la porte doucement, tout doucement et je suis rentré chez moi pour y prier le reste de la nuit. Le mal était fait d’ailleurs et quelques heures de plus ou de moins n’y changeraient rien.

Dès l’aube, je fus chez Jean qui cette fois était seul. Je lui dis ce que j’avais vu et lui ordonnai, au nom du Seigneur, de quitter immédiatement cette maison qu’il n’avait pas craint de souiller. Il ne protesta pas. Il dit seulement : « Nous nous aimons et rien ni personne ne nous en empêchera ». Néanmoins, il accepta de partir. S’il avait refusé, j’aurais été obligé de prévenir son père et il le savait.

A Marie plongée dans les larmes par ce départ si brutal je ne dis rien mais j’allai trouver ses parents et leur fit entendre qu’il était temps de marier leur fille. A ma surprise, je les y trouvai décidés. Eux non plus n’avaient pas aimé la danse de cour... Et, cette fois, Marie n’aurait plus le droit de refuser l’époux qu’on lui offrirait.

Le malheur voulut que, sur ces entrefaites, je fusse obligé de m’absenter quelques semaines, mais je partis tranquille, persuadé qu’à mon retour les choses auraient retrouvé un cours normal. Dans mon idée, je pensais qu’un époux jeune, beau et amoureux aurait vite raison du souvenir de Jean. J’avais fini par me persuader que la scène dont j’avais été le témoin n’était qu’une folie passagère, un grave enfantillage. Ils étaient si jeunes tous les deux !

Lorsque je revins, Marie était fiancée et, contrairement à ce que j’espérais, j’en fus consterné. Par je ne sais quelle aberration, Pierre de Brévailles, en dépit des prières de sa femme, avait jeté son dévolu sur Regnault du Hamel. Vous l’avez vu, je n’ai donc pas à vous le décrire. Je me bornerai à vous dire que, conseiller et lieutenant de la chancellerie au siège d’Autun, fort riche de surcroît, il avait de hautes et puissantes relations qui en faisaient un gendre souhaitable. En outre, il prenait Marie sans dot, ce qui avait compté dans la décision de Brévailles. Ses finances, je l’appris alors, n’allaient pas au mieux... Auprès de cela, l’amour ne pesait pas lourd.

Jamais je n’ai célébré mariage plus dramatique. Il fallut positivement traîner à l’autel une petite Marie défigurée par les larmes au point que je voulus refuser d’officier. Mais du Hamel avait avec lui un sien cousin, chanoine de Saint-Benigne de Dijon qui était tout prêt à me remplacer. Je bénis donc ce mariage et j’en porterai le poids jusqu’à ma dernière heure.

Car, à peine Marie fut-elle entrée dans la maison d’Autun où résidait son époux que la vie devint pour elle un enfer. Du Hamel se montrait d’une avarice sordide et d’une jalousie de maniaque. Marie, soumise à l’incessant espionnage de ses gens vivait enfermée, mal nourrie, privée de tout ce qui peut rendre la vie agréable à une jeune femme. La naissance d’une petite fille qui vint neuf mois après le mariage n’arrangea rien. Le mari voulait un fils et rendit sa femme responsable de ce qu’il considérait comme une offense. En outre, ce qui est plus grave encore, il prêta l’oreille à certains commérages touchant la nature réelle des sentiments que Marie nourrissait envers son frère.

– D’où tenait-il cela ?

– Allez savoir ? Une servante renvoyée, un valet acheté ou encore un témoin de ces longues promenades que les deux malheureux enfants faisaient trop souvent seuls. Toujours est-il que, dès lors, Regnault du Hamel ne ménagea plus à sa femme les injures et les mauvais traitements. Battue, méprisée, honnie, Marie résista de son mieux mais, quand du Hamel mit le comble à sa méchanceté en lui enlevant sa fille, le courage l’abandonna. A quelques lieues de sa prison, il y avait la maison de son enfance et le toit qui avait abrité son trop court bonheur. Une nuit, profitant d’une brève absence de son bourreau, Marie réussit à s’enfuir avec l’aide d’une jeune servante qui l’avait prise en pitié. Elle courut d’une traite jusque chez ses parents, avide d’un refuge dont son corps meurtri et couvert de vilaines taches bleues ne proclamait que trop le besoin. Elle ignorait que Jean, inquiet d’être sans nouvelles de sa sœur depuis des mois, venait lui aussi d’arriver. Et tout de suite on fut en plein drame.

En se retrouvant, les deux jeunes gens retrouvèrent aussi intact et même renforcé ce sentiment monstrueux qui les poussait l’un vers l’autre et les Brévailles eurent peur. Avec des prières, puis des menaces, ils tentèrent de persuader Marie de retourner chez son époux. Madeleine de Brévailles avait le cœur navré devant les souffrances qu’endurait sa fille mais du Hamel était son époux : il avait sur elle tous les droits et nul n’y pouvait rien.

Jean, lui, batailla pour sa sœur. Il fallut le retenir de force et l’empêcher de courir à Autun pour y tuer l’odieux mari. De toute façon, il s’opposait formellement à ce que Marie retournât au logis conjugal, et les parents ne surent plus que faire : Marie menaçait de se tuer si on la renvoyait. C’est à ce moment qu’arriva une lettre de Regnault. Lettre violente et agressive s’il en fut. L’affreux personnage y accusait formellement Marie de relations incestueuses avec son frère et annonçait qu’il allait déposer une plainte auprès de la justice ducale. Cette fois, Jean et Marie prirent peur et, souhaitant mettre le plus de distance possible entre eux et leur ennemi, craignant par ailleurs d’attirer de graves ennuis à leurs parents, ils s’enfuirent. Alors que la sagesse eût voulu qu’ils tirent chacun de son côté : lui pour rejoindre le comte de Charolais qu’il avait quitté sans permission, elle pour s’enfermer dans quelque couvent éloigné, ils n’eurent pas le courage de se séparer ni de résister à leur passion. Ils gagnèrent Paris où, confiants dans la grandeur de cette ville, ils s’installèrent dans une auberge voisine du Louvre et y vécurent sous un faux nom comme mari et femme. J’ai le regret de dire qu’ils connurent là, dans leur inconscience, six mois de bonheur indicible...

– Il ne faut jamais regretter le bonheur, dit Francesco gravement. C’est chose trop rare !

– Même lorsqu’on le paie un tel prix ?

– Si c’est à leur mort que vous faites allusion, je crois que vous vous trompez. Je les ai vus. Ils semblaient aller vers le Paradis. Ils savaient qu’à présent plus rien ne pourrait les séparer. Ils allaient vers l’éternité...

– Sans doute, soupira le père Charruet, mais ce que vous ignorez c’est que ce bonheur ne tarda pas à annoncer un fruit. Cette nouvelle leur fit mesurer l’abîme qui se creusait entre eux et leur univers habituel. Avec la résolution de cette sorte d’âme, ils ne reculèrent pas devant les conséquences et se sentirent, au contraire, plus unis dans leur crime qu’ils ne l’avaient jamais été. Ils songeaient alors à gagner l’Angleterre afin de pouvoir y vivre au grand jour mais l’argent commençait à leur faire défaut... et puis, sans qu’ils s’en doutent, le destin apprêtait ses armes. Ils se croyaient bien cachés dans ce grand Paris et ils ignoraient encore qu’avec de l’or on arrive à tout. Regnault du Hamel, sa plainte déposée auprès de la justice ducale, en avait dépensé beaucoup en dépit de son avarice. Payés par lui, des espions relevèrent les traces des fugitifs puis s’assurèrent des complicités. Il ne pouvait être question, en effet, de les arrêter au grand jour puisqu’ils ne se trouvaient plus en Bourgogne. Du Hamel paya tout ce qu’il fallut et, une nuit, une troupe d’hommes masqués envahit l’auberge, en arracha les deux jeunes gens et les jetèrent dans une barge qui remonta la Seine jusqu’à un point où l’on trouva des chevaux. Après un voyage affreux au cours duquel Marie, enceinte, pensa mourir cent fois, les malheureux enfants furent ramenés ici où les attendaient, non seulement du Hamel triomphant mais encore la prison... En effet, cet homme ne voulait pas seulement la mort des coupables, il voulait aussi leur avilissement public, il voulait les voir enchaînés ensemble à un bûcher au milieu d’une foule à la joie brutale et insultante... Et, de fait, ils furent condamnés. Le mari s’était trouvé plus de témoins qu’il n’en fallait, une poignée de misérables qui contre un peu d’or vinrent jurer qu’ils avaient cent fois vu Jean et Marie se donner l’un à l’autre... D’ailleurs Marie attendait un enfant. Courageusement, dans l’espoir de sauver son frère, elle affirma bien s’être donnée à un amoureux de rencontre mais cela ne servit à rien. La sentence fut seulement ajournée jusqu’à la délivrance de la pauvre petite.

J’allai alors supplier Pierre de Brévailles de se rendre auprès de monseigneur le duc pour obtenir qu’au moins on leur laissât la vie et qu’on les enfermât seulement dans des couvents. Il refusa brutalement. Son orgueil était atteint, il se jugeait avili, déshonoré et je crois bien qu’il s’était mis à les haïr. Dame Madeleine, sa femme, avait joint ses prières aux miennes sans autre succès. Alors nous partîmes tous deux pour Bruxelles. Cette démarche que le père refusait, la mère y courait avec tout son amour intact.

A Lille, au sortir de la chapelle, elle alla se jeter aux genoux de monseigneur le duc qui lui tourna le dos sans vouloir l’entendre. Ce vieux bouc qui n’a cessé d’offenser Dieu par sa luxure effrénée aurait peut-être eu pitié de Marie si elle avait été sa maîtresse. Mais il n’eut que mépris pour cette mère douloureuse, jeta le prêtre dans une soudaine explosion de colère qui fit sursauter son auditeur.

– Qu’avez-vous dit, padre ? ...

Soudain rouge jusqu’à sa couronne de cheveux blancs, le père Charruet eut un timide sourire :

– Rien ! Pardonnez-moi, mon fils ! Je me suis laissé emporter par un reste de cette colère que j’ai éprouvée devant les larmes de dame Madeleine, laissée seule, à genoux au milieu d’une galerie somptueuse sous les regards moqueurs des courtisans. Je l’ai relevée et nous sommes sortis ensemble mais elle voulait encore tenter quelque chose : Jean avait longtemps servi le jeune comte de Charolais qui le traitait amicalement. Peut-être ce jeune prince que l’on disait de mœurs si pures se laisserait-il toucher par la pitié ? Jean disait souvent que son maître lui voulait du bien...

– Alors ?

– Cette fois, nous fûmes reçus mais l’espoir ne dura qu’un instant. Le comte Charles a en horreur la débauche qui règne à la Cour de son père et s’efforce de faire régner dans son entourage la dignité et la décence. En outre, c’est un prince plein d’orgueil et Jean a abandonné son service sans lui demander son congé. Nous l’avons trouvé fort sévère : « Les coupables de pareil crime ne méritent pardon ni miséricorde car ils ont péché à la fois contre la loi de Monseigneur Dieu et contre celle de la nature. La justice doit suivre son cours... » Les larmes d’une mère désespérée n’ont pu trouver le chemin de ce cœur cuirassé et tout ce que l’on a pu en obtenir fut que la sentence serait changée : l’abominable bûcher ferait place à la décapitation par l’épée, seule mort digne d’un gentilhomme. Vous en savez à présent autant que moi...

– Il manque encore quelque chose, padre ! La jeune femme était enceinte, avez-vous dit. A-t-elle pu mettre au monde son enfant ?

– Oui. Dans sa prison, il y a cinq jours, Marie a donné le jour à une petite fille que l’on a portée dès le lendemain à l’hôpital de la Charité où vont tous les enfants abandonnés.

– Abandonnés ? s’insurgea Francesco, mais cette pauvre petite n’a-t-elle pas des grands-parents ? Les Brévailles ne peuvent-ils s’en charger ? Il me semble qu’elle est doublement de leur sang ?

– Pour rien au monde messire Pierre ne voudrait de cette preuve sous son toit et dame Madeleine, qui s’est fait durement tancer à son retour des Flandres, n’a pas osé braver davantage la colère de son époux. Ce qu’elle cherche à obtenir, pour le moment, c’est qu’on lui confie l’enfant que Marie a donné à Regnault du Hamel.

– Et l’autre petite, alors ? Que va-t-elle devenir ?

Le vieux prêtre écarta deux mains dont le vide traduisait l’impuissance :

– Je n’en sais rien. Pourtant, avant de mourir, Marie m’a supplié de prendre soin de son enfant. Je ne sais quel va être son sort. Les dames de l’hôpital ne l’ont pas accueillie sans répugnance.

– Comment cela ?

– L’enfant née de l’inceste est un objet d’horreur, le produit d’une œuvre diabolique. Aucune nourrice n’a voulu s’en charger. On lui donne du lait de chèvre ; elle mourra sans doute bientôt si ce n’est déjà fait. Je pensais m’en charger mais quelle femme acceptera de m’aider ? J’habite à Brévailles et n’ai d’autre logis que...

Francesco laissa éclater son indignation :

– Les gens d’ici me font l’effet d’être d’étranges chrétiens. L’enfant est-elle baptisée ?

Le frère Charruet fit signe que non :

– Je voulais le faire ; on ne m’a pas permis de l’approcher et...

– C’est ce que nous allons voir ! Conduisez-moi à cet hôpital où les enfants inspirent le dégoût !

– Que voulez-vous faire ?

– Vous le verrez bien ! Holà, Marino ! Fais atteler deux chevaux ou plutôt trois et prépare-toi à nous accompagner.

– C’est de la folie ! Il va bientôt faire nuit, les portes vont se fermer et l’hôpital est à l’entrée de la route de Beaune, dit le prêtre.

– C’est bien pour cela qu’il faut faire vite !

Un instant plus tard, les trois hommes reprenaient le chemin de la porte d’Ouche. En effet, l’hôpital de la Charité, placé sous le vocable du Saint-Esprit, élevait ses bâtiments au bord même de la rivière d’Ouche, non loin de l’ancien hospice des pestiférés. C’était un vieil édifice, fondé en 1204 par le duc Eudes III pour les pèlerins, les pauvres malades et les enfants abandonnés. Des religieux du Saint-Esprit s’y partageaient l’ouvrage avec quelques dames augustines qui s’occupaient plus particulièrement des enfants.

Le jour baissait quand Francesco et ses deux compagnons arrivèrent en vue de l’antique portail. Soudain, Antoine Charruet saisit Francesco par le bras et le retint. Un homme sortait, accompagné jusqu’au seuil par un religieux.

– Regardez, dit le prêtre. C’est Regnault du Hamel ! Je le reconnaîtrais n’importe où en dépit de ce gros manteau où il s’abrite...

– ... et sous lequel il cache quelque chose ! Suivons-le !

– Pensez-vous que ce serait... l’enfant ?

– J’en jurerais ! Ecoutez !

Le vent du soir leur apportait, en effet, un faible vagissement qui ôta les derniers doutes au prêtre. C’était bien l’enfant que du Hamel cachait sous son manteau et il était urgent de savoir ce qu’il en voulait faire. Laissant les bêtes à la garde de Marino, Francesco et son compagnon s’élancèrent sur sa trace. Elle n’était pas difficile à suivre. L’endroit était désert et l’homme ne se savait pas épié. Il marchait rapidement en direction du vieil hospice et de son affreux cimetière. Francesco le vit s’arrêter près de la fosse fraîchement refermée que la neige déblayée distinguait du reste du terrain. En un éclair, le Florentin comprit ce qu’il était venu faire là et, dégainant sa dague, il partit comme une flèche, rejoignit l’homme en un instant. Il était temps. Du Hamel avait dégagé des plis de son manteau un bébé qui se mit à crier quand il l’éleva au-dessus de sa tête pour le fracasser contre une pierre. Mais la dague de Francesco s’enfonçait déjà dans la chair de ses reins...

– Doucement, messire l’assassin ! Tout doucement, si vous ne voulez pas que je vous tue. Je savais déjà que vous étiez un fier misérable mais à ce point...

La douleur devait être vive car Regnault obéit et abaissa son bras.

– Que... voulez-vous ?

– Cet enfant. Donnez-le-moi... et sans lui faire de mal ! Allons ! Vite ! Je suis peu patient !

La dague s’enfonça un peu plus. L’homme poussa un cri, lâcha sa proie que Francesco saisit de sa main libre pour le remettre aussitôt au vieux chapelain qui les avait rejoints et qui pleurait d’émotion :

– Dieu a permis que vous arriviez à temps, messire ! En vérité je crois que vous êtes son envoyé.

– Je commence à le croire aussi. A présent, que faisons-nous ? Je l’achève ?

Mais, pour échapper à la douleur qui lui vrillait les reins, du Hamel s’était lancé en avant et roulait dans la boue. Il écumait de fureur :

– Misérable étranger ! Tu n’auras pas trop de toute ta vie pour regretter ce que tu as fait aujourd’hui ! Je suis un homme puissant et j’ai les moyens de te faire châtier comme tu le mérites.

– Vous êtes surtout un criminel que nous avons surpris au moment où il allait tuer un enfant, gronda le père Charruet. J’en témoignerai devant la justice de monseigneur Philippe et nous verrons bien qui aura raison !

Francesco se mit à rire et frappa dans ses mains pour appeler Marino qui accourut avec les montures. Dans l’une des sacoches que portaient les chevaux, il prit une corde :

– Nous allons faire en sorte, maître coquin, que tu ne puisses nuire à personne avant un bon moment. Aide-moi, Marino !

Avant que du Hamel ait pu faire le moindre geste pour se défendre, il se retrouva solidement ligoté et réduit à l’impuissance. Comme il poussait des cris d’orfraie, Francesco le bâillonna avec deux mouchoirs. Puis les deux hommes le transportèrent dans le vieil hospice à demi-ruiné et l’abandonnèrent adossé contre un mur dans ce qui avait été le vestibule.

– Vous ne craignez pas qu’il meure de froid ? s’inquiéta le prêtre qui berçait machinalement le bébé abrité sous son manteau et qui d’ailleurs ne criait plus.

– C’est affaire entre Dieu et lui ! Ne me demandez pas de pitié pour cet assassin. Il est chaudement vêtu et nous l’avons mis à l’abri des courants d’air. Je me méfie de ce genre d’homme et je veux avoir quitté Dijon avant qu’il ne donne à ses menaces un commencement d’exécution. Après tout, il a raison quand il dit que je suis un étranger ici... Maintenant, il faut nous occuper de ce pauvre petit être qu’il allait massacrer si sauvagement. Montrez-le-moi, padre !

Le vieil homme entrouvrit son manteau, découvrant une petite figure ronde crêtée d’une boucle brune, deux poings minuscules qui s’agitaient doucement. Les yeux étaient clos et la petite bouche s’ouvrait et se refermait, cherchant à téter.

– Elle a faim, dit Francesco. Rentrons vite à la Croix d’Or. Dame Huguet saura prendre soin d’elle. Je dirai que je l’ai trouvée dans la rue pour éviter de choquer les délicatesses des gens d’ici.

– Mais qu’allez-vous en faire ?

Francesco se pencha, prit l’une des menottes qui s’agrippa aussitôt à son doigt. Il y posa un baiser léger mais sa voix était grave quand il répondit :

– Je vais en faire ma fille. Je n’ai pas d’épouse et peu de famille. Elle n’en a pas non plus. Ensemble nous serons peut-être heureux. Pour ma part, je ferai tout pour cela.

– Vous êtes jeune, mon fils. Vous vous marierez un jour.

– Non... non, jamais ! Prenez-moi pour un fou si vous le voulez, padre, mais j’ai vu mourir aujourd’hui la seule femme que j’aurais voulu aimer. Et j’espère seulement que, là où elle se trouve, Marie... Marie qu’il me semble connaître depuis toujours, me regarde en souriant.

Une cloche sonna au loin. Les portes de la ville se refermèrent sur les trois cavaliers et leur fragile fardeau. Dijon, confiante dans la solidité de ses remparts, se disposait à passer une nuit tranquille.

Le retour à la Croix d’Or avec un bébé de quelques jours prit la tournure d’un événement. Dame Bertille Huguet était toute dévouée à un client dont elle connaissait depuis longtemps l’extrême générosité et si l’arrivée soudaine d’un enfant tombé du ciel lui parut un peu bizarre, elle se garda bien de poser la moindre question. Elle s’attendrit au contraire sur le triste sort auquel avait été vouée cette toute petite fille, déclara qu’elle était déjà jolie comme un ange et la remit aux mains expertes d’une parente d’âge mûr, Léonarde, qui l’aidait à l’auberge et qui, comme toutes les vieilles filles, adorait s’occuper des petits enfants. Elle trouva dans ses coffres des langes et des brassières qui avaient appartenu à sa fille, dénicha même un berceau et installa le tout dans la chambre de Léonarde. En revanche, elle montra un peu de flottement quand Beltrami lui déclara qu’il lui fallait trouver d’urgence une nourrice acceptant de le suivre au-delà des Alpes et demanda à son époux de dénicher à n’importe quel prix une litière pour transporter le bébé et la nourrice.

– Est-ce que vous repartez déjà demain ? s’étonna le père Charruet.

– Bien sûr. J’entends mettre l’enfant en sûreté chez moi le plus vite possible et ne pas laisser à qui vous savez le temps de nous nuire.

– Mais... vos affaires ? Ne m’avez-vous pas dit que vous étiez en route pour Paris afin d’y visiter le comptoir que vous y avez ?

– Le voyage n’avait rien d’urgent. Je l’avais entrepris surtout pour ne pas être à Florence pour les fêtes de Noël. C’est à ce moment qu’était mort mon père et ce souvenir m’est encore pénible. L’un de mes serviteurs, à qui je vais donner une lettre, conduira sans difficulté le chargement de draps fins jusqu’à notre maison de la rue des Lombards. Je ne garderai que Marino avec moi. Ce sera suffisant pour atteindre Marseille où m’attend ma caraque, la Santa Maria del Fiore qui nous mènera jusqu’à Livourne, un petit port de pêche qui appartient à Florence depuis une trentaine d’années...

– Un navire ? Seriez-vous aussi armateur ? Je vous croyais seulement fabricant de draps fins ?

– C’est en effet ce que nous sommes, nous autres qui pratiquons ce que l’on appelle chez nous l’arte di Calimala. Nous importons de l’étranger, principalement des Flandres et de l’Angleterre, des draps bruts qui sont remis sur le métier et transformés en ces draps fins, aussi souples et aussi doux que la soie, qui sont demandés à travers toute l’Europe. Mais mon père avait la passion de la mer. Nous avons donc deux navires, la Santa Maria et la Santa Maddalena, dont l’une sert à notre commerce et l’autre visite les côtes d’Afrique ou les échelles du Levant pour en rapporter des produits rares ou précieux... Plus pour satisfaire son goût de la beauté d’ailleurs que pour réaliser de grandes affaires. C’est du moins ce qu’il disait, ajouta Francesco avec un sourire, car la Santa Maddalena lui a parfois rapporté des trésors... Mais où allez-vous, padre ?

Le vieil homme s’était levé et se disposait à partir.

– Si je tarde davantage, dit-il, la porte du couvent du Petit-Clairvaux, où l’on me donne hospitalité, sera fermée et je...

Francesco alla vivement se placer entre lui et la sortie et, tendant les mains, enferma celles du prêtre dans leur solide étreinte :

– Pour cette nuit, je vous supplie d’accepter mon hospitalité à moi. Nous partagerons cette chambre...

– Mais...

– Par grâce, acceptez ! Je ne voudrais pas vous perdre déjà. Demain, je quitterai cette ville, peut-être pour n’y plus revenir. Il se peut que nous ne nous rencontrions plus en ce monde... et je voudrais que vous me parliez encore... d’elle !

– De... Marie ?

– J’ose à peine prononcer son nom et cependant, en un seul moment, elle s’est emparée de mon cœur, de ma vie... Restez ! D’ailleurs on va bientôt nous servir à souper.

On frappait à la porte en effet et, ce qui entra, ce fut une grande femme sèche dont le long nez pointu s’ornait d’une paire de lunettes qui lui conféraient une irrésistible ressemblance avec une cigogne. Derrière leurs verres cerclés d’acier, ses yeux bleus brillaient, pleins de vivacité. Au-dessus de son austère robe noire où était piqué un devantier immaculé, son visage marqué de grands plis verticaux n’avait pas plus d’âge que son corps maigre et plat. C’était cette Léonarde à laquelle dame Bertille avait confié l’enfant. Elle exécuta, en entrant, une sorte de demi-révérence assez désinvolte mais qu’elle accompagna d’un étirement de ses lèvres minces qui pouvait, avec beaucoup de bonne volonté, passer pour un sourire.

– Je suis venue vous dire que la petite fille s’est endormie, messire, et qu’elle semble en bonne santé en dépit du triste état où elle était réduite tout à l’heure.

– Je vous remercie d’en avoir pris soin, répondit Francesco qui, croyant que la femme souhaitait une récompense, mit la main à son escarcelle.

Elle l’arrêta d’un geste et d’un bref :

– Merci, il ne s’agit pas de cela !

– De quoi s’agit-il alors ?

– De ce qui va se passer demain. Dame Bertille m’a dit que vous comptiez repartir dans votre pays en emmenant cette pauvre petite. Au fait, quel est son nom ?

Francesco et le père Charruet se regardèrent, perplexes. Ni l’un ni l’autre n’y avait pensé jusque-là... Des larmes de honte montèrent aux yeux du vieil homme.

– Nous ne... savons pas. Nous ne savons même pas si elle est baptisée... Une enfant... trouvée...

Léonarde lui décocha un sourire moqueur qui était cette fois un vrai sourire, plein de gaieté et même d’espièglerie, ce qui sur elle était inattendu.

– Un saint homme comme vous ne devrait pas mentir, mon père. Quelque chose me dit que vous l’avez trouvée à l’hôpital de la Charité, ce petit ange... et qu’en bonne justice elle devrait s’appeler Marie... ou Jeanne ! Allons, ne faites pas cette mine ! Si je suis curieuse, je sais aussi tenir ma langue. Et ce qui s’est passé ce matin au Morimont était bien la chose la plus triste qui soit. Ces malheureux enfants...

– Comment avez-vous deviné ? demanda Francesco.

– J’ai suivi le procès. Oh ! pas à cause d’une curiosité qui eût été laide mais plutôt par compassion. Je souhaitais tellement qu’on leur laisse au moins la vie. Et j’ai vu souvent messire Charruet qui se donnait mille peines pour eux... Le rapprochement avec le bébé se faisait de lui-même.

Brusquement, Léonarde dont la voix s’était fêlée tira un vaste mouchoir de sa poche et se moucha vigoureusement.

– Laissons-les reposer en paix à présent et venons-en à ce que je suis venue dire ! Il vous faut une nourrice n’est-ce pas, messire ?

– En effet. Sinon il faudrait que j’emmène une chèvre.

– Je crois que j’ai ce qu’il vous faut. Pas loin d’ici, il y a une pauvre fille de mon pays qui a été violée par un soudard. Elle est venue cacher sa honte à la ville et je me suis occupée d’elle. Son enfant est né avant-hier mais il n’avait que le souffle et il est mort à peine sorti du ventre de sa mère.

– Elle accepterait de nourrir la petite ? Et aussi de partir si loin ?

– Ça j’en réponds. Mais à une condition : je partirai avec elle.

La stupeur arrondit avec ensemble les yeux des deux hommes :

– Vous voulez quitter cette maison où l’on vous apprécie, je crois, traduisit Beltrami, et cela sans même savoir où vous allez ni qui je suis ? Ma perché... mais pourquoi ?

– J’espère être appréciée où que j’aille, fit Léonarde sans se démonter. En outre, je sais juger un homme de bien. Autre raison encore : si vous emmenez Jeannette je veux pouvoir veiller sur elle car cette pauvre fille a eu sa suffisante part de malheur. Prenez que j’y suis attachée mais... (et le ton de la femme changea, se fit grave avec une curieuse note d’émotion...) mais peut-être moins qu’à ce bébé que tout à l’heure on a mis dans mes bras et qui dort dans ma chambre. Quand je l’ai reçu, je me suis sentie comblée, émerveillée. C’était comme un don du ciel, une réponse à l’angoisse inexplicable que j’ai ressentie lorsque sa mère est entrée dans cette ville au milieu des archers, enchaînée comme une criminelle.

Francesco regarda Léonarde avec une curiosité nouvelle. En vérité, cette femme lui semblait de plus en plus étonnante :

– L’inceste n’est-il pas un crime à vos yeux, donna Léonarda ?

– Pas plus qu’aux vôtres apparemment, fit-elle avec audace. Selon moi, c’est à Dieu seul de juger ce qui n’est, après tout, qu’un excès d’amour. Lui seul possède la balance où peser les cœurs. Le seul qui eût mérité la mort, c’était Regnault du Hamel : pour excès de haine ! Mais je ne suis pas venue pour faire ici un discours, ajouta Léonarde retrouvant sa brusquerie habituelle. Est-ce que je vais chercher Jeannette ?

– Je vous en serai reconnaissant. Auparavant, allez donc chercher l’enfant.

– Elle dort, vous dis-je.

– C’est sans importance. Par la même occasion, priez dame Bertille et maître Huguet de monter ici avec... Il se tourna vers le vieux prêtre : Que vous faut-il pour célébrer un baptême ?

– Vous voulez ? ... Après tout, pourquoi pas ? De l’eau pure, du sel, un linge blanc, un parrain, une marraine...

– Je serai celui-là et donna Leonarda sera celle-là... si elle le veut bien. Maître Huguet et sa femme seront témoins... Derrière leurs verres les yeux bleus s’illuminèrent.

– J’y vais tout de suite. Après, j’irai chercher Jeannette...

Quelques instants plus tard, la petite fille vouée naguère à la honte et à la mort recevait le baptême des mains d’Antoine Charruet et les noms de Fiora-Maria, fille adoptive de Francesco-Maria Beltrami se substituant au père et à la mère inconnus, le parrain étant ce même Beltrami et la marraine Léonarde Mercet.

Le témoin déboucha pour la circonstance l’une de ses meilleures bouteilles de vin de Beaune et s’il se montra surpris du prochain départ de cette parente de sa femme, il n’en éprouva pas une douleur excessive. Dame Bertille, elle, versa trois larmes mais pensa que, si sa cousine était en train de devenir folle, elle préférait de beaucoup que ce fût loin d’une hôtellerie dont le renom avait toujours été irréprochable. Si l’un comme l’autre trouvèrent étrange ce grand remue-ménage fait autour d’une enfant trouvée au coin d’une rue, ils se gardèrent bien de le manifester en vertu de l’intangible règle de tout bon commerçant qui veut que le client ait toujours raison. Surtout un client aussi riche que le Florentin...

Le lendemain, à l’aube, une litière quelque peu usagée mais encore très présentable – que maître Huguet avait négociée férocement dans la nuit à un sien parent chanoine de Saint-Bénigne – et que dame Bertille avait garnie de force coussins, emportait le bébé Fiora, sa marraine et Jeannette, sa nourrice, jeune Bourguignonne à la figure ronde, au corps rond, aux seins ronds et aux yeux arrondis de se trouver soudain passée d’un sort presque misérable à une prospérité inattendue. Des mules solides étaient attelées aux brancards. Francesco Beltrami, et Marino, armés jusqu’aux dents, escortaient le véhicule dont les rideaux de cuir brun s’étaient refermés dès la sortie de la cour de l’hôtellerie. On se dirigea vers la porte d’Ouche tandis que les derniers valets du Florentin, avec le chargement de draps affinés, remontaient vers la porte Guillaume au-delà de laquelle s’ouvrait la route de Paris.

Au moment où la litière traversa le Morimont, Francesco détourna les yeux de l’échafaud dépouillé de son drap noir mais où se dressaient toujours la croix, la roue et la potence évocatrices de supplices. L’aspect de cette place demeurerait à jamais gravé dans sa mémoire tel qu’il l’avait vu, la veille, servant de toile de fond funèbre à un rayonnant visage, un visage dont l’impitoyable burin de l’amour avait inscrit chaque trait au plus secret de son cœur. Et ce fut avec une sorte de sérénité qu’il aperçut pour la dernière fois le champ d’épandage où dormaient Marie et son frère.

En effet, avant que le jour ne pointe, Francesco était allé frapper à la porte du bourreau. A ce vieil homme sévère il avait remis de l’or pour que, par une nuit bien sombre, il allât tirer les amants maudits de leur ignoble tombe afin de leur accorder le repos de la terre chrétienne que lui indiquerait le père Antoine Charruet...

Le soleil hivernal se levait, rouge, essoufflé, baignant le paysage enneigé d’une lueur pourprée. Debout, un peu au-delà du pont-levis de la porte d’Ouche, le vieux prêtre regarda s’éloigner sur la route de Beaune le petit cortège de cet homme généreux qui venait de donner une si grande leçon d’humanité. Levant soudain le bras, il traça dans l’air froid le signe de la bénédiction puis rentra dans la ville. Lorsqu’il aurait accompli, avec Arny Signart, l’exécuteur, le dernier désir du Florentin, il retournerait à Brévailles pour porter, en secret, quelque apaisement à la profonde douleur d’une mère et, de cela, son âme simple se réjouissait à l’avance. Il entra dans la première église rencontrée et s’y abîma longuement dans une action de grâces pour remercier le Dieu de miséricorde d’avoir permis que Francesco Beltrami entrât dans Dijon à l’heure où Marie de Brévailles marchait à la mort. Au moins, l’enfant née dans de si terribles circonstances échappait à la cruauté des hommes avec une véritable chance de connaître quelques années de bonheur.

Pas un instant, le vieil homme n’eut envie d’aller voir ce qu’il advenait de messire Regnault du Hamel. Celui-là aussi était dans la main de Dieu et la pénitence que lui avait infligée le marchand florentin était entièrement méritée.

En fait, c’est seulement le lendemain qu’un paysan qui passait auprès du vieil hospice entendit des gémissements et découvrit le conseiller du chancelier à moitié mort de froid. La litière qui emportait la petite Fiora, nichée dans le giron d’une Léonarde épanouie pour la première fois de sa vie, avait déjà parcouru un bon bout de chemin...

Première partie

POUR UNE NUIT D’AMOUR...

Florence 1475

CHAPITRE PREMIER

LA « GIOSTRA »

– Pas celle-ci ! Ni celle-là ! Et encore moins cette autre : on me l’a vue vingt fois dans les fêtes. Oh ! non ! Pas cette vieille horreur : elle me donne cent ans et avec celle-ci j’ai l’air d’un bébé ! Cherche encore ! ...

Debout au milieu de sa chambre, en chemise, pieds nus, les poings aux hanches et la masse noire de ses cheveux croulant librement sur son dos, Fiora, l’œil orageux, passait la revue des robes que Khatoun, sa jeune esclave tartare, tirait l’une après l’autre, d’un geste nonchalant, des grands coffres de cèdre, peints et dorés qui servaient de garde-robes. Les satins irisés, les velours roses, bleus, blancs, noirs ou bruns, les mousselines brodées, les taffetas et les cendals bruissants, les samits diaprés, enfin tout ce que l’art de la soie florentine et les tissages orientaux pouvaient offrir à la coquetterie comme à la parure d’une jolie femme encombraient déjà la pièce. Ils jaillissaient des cassoni, décrivaient dans l’air une courbe gracieuse puis venaient s’étaler aux pieds de Fiora pour former, sur le parterre bleu d’un grand tapis persan, un massif coloré et chatoyant qui augmentait de volume à chaque instant sans parvenir à dérider sa jeune propriétaire.

Vint le moment où Khatoun, disparaissant jusqu’à mi-corps dans les profondeurs du coffre en ressortit avec un dernier voile et se laissa retomber sur le coussin d’où elle officiait languissamment avec un soupir navré :

– C’est tout, maîtresse. Il n’y a plus rien. Fiora ouvrit de grands yeux incrédules.

– Tu en es sûre ?

– Regarde toi-même si tu ne me crois pas.

– Alors, c’est là tout ce que je possède ?

– Il me semble que c’est déjà beaucoup. Il y a sûrement des princesses qui n’en ont pas autant...

– Simonetta Vespucci en a plus que moi. A chacune de ses apparitions, elle porte une toilette nouvelle. Il est vrai que tout Florence n’a d’yeux que pour elle et qu’on ne cesse de lui offrir des présents...

Sentant des larmes de colère lui monter aux yeux, Fiora tourna les talons et s’en alla, d’un air accablé, s’accouder à la gracieuse fenêtre à colonnettes d’où l’on découvrait le cours paisible de l’Arno étincelant sous le clair soleil de janvier. Sans détourner la tête, elle ordonna :

– Range toute cette friperie ! Je ne sortirai pas.

– Tu ne veux pas aller au tournoi ? gémit Khatoun déçue car elle accompagnait Fiora partout où elle allait et se faisait une joie de voir la fête guerrière.

– Ni au tournoi ni autre part. Je reste ici.

– J’espère que vous allez tout de même vous habiller ? Qu’est-ce que cette façon de parader en chemise à votre fenêtre. Cherchez-vous à prendre froid ou bien à vous faire voir des mariniers du fleuve ?

Dame Léonarde venait de faire son entrée portant sur un plateau du lait chaud et des tartines de miel. Les dix-sept années écoulées depuis le dramatique départ de Dijon n’avaient guère changé la cousine de Bertille Huguet. Elle était seulement un peu moins anguleuse et, grâce à l’existence large et confortable que l’on menait au palais Beltrami, elle avait acquis des formes plus moelleuses et des traits moins accusés. Néanmoins, sa voix conservait les intonations inflexibles du commandement, même et surtout lorsqu’elle s’adressait à Fiora qu’elle adorait mais à qui elle ne passait rien.

A l’issue d’un voyage en mer au cours duquel cent fois elle avait cru rendre l’âme, la Bourguignonne avait découvert Florence, étalée au soleil dans son cadre de douces collines, avec un émerveillement qui ne l’avait pas encore quittée après tant d’années. La ville du Lys Rouge débordait de couleurs et de vie et Léonarde l’avait adoptée aussi spontanément qu’elle s’était mise au service de Francesco Beltrami dont la chaleur et la générosité l’avaient conquise. Elle avait aimé l’élégance sévère du palais que le négociant habitait au bord de l’Arno puis elle était allée ensuite de surprise en surprise. Ainsi, elle avait appris que les échelles de valeurs usitées en Bourgogne et en France n’avaient pas cours dans la grande cité marchande où ce que l’on appelait les Arts majeurs : Calimala, la Laine, la Soie et la Banque tenaient le haut du pavé. La noblesse, si prépondérante partout ailleurs, ne l’était pas sauf si elle réussissait à se faire admettre au « privilège » de tenir commerce. Florence était une république ou du moins se le prétendait-elle bien qu’elle acceptât d’obéir à une reine sans couronne, une dynastie de banquiers puissamment riches mais sans la moindre goutte de sang aristocratique : les Médicis. Et Léonarde avait découvert avec plaisir que son nouveau maître appartenait à la fine fleur de la cité dont il avait toutes chances d’être un jour l’un des prieurs ou même le gonfalonier lorsqu’il aurait atteint ses quarante-cinq ans.

Dans la maison Beltrami, la nouvelle venue avait été adoptée d’autant plus aisément qu’elle avait appris la langue toscane avec une incroyable rapidité. Elle y avait mis son point d’honneur, le fait de parler deux langues -et même trois si l’on tenait compte du latin d’Église – lui semblant une marque de dignité et d’intellectualité on ne peut plus flatteuse. Mais, à Fiora dont elle s’était uniquement occupée dans les premiers temps, elle s’était attachée à ne parler que le français, avec l’accord de Beltrami d’ailleurs, afin que l’enfant conserve au moins cette trace de ses racines. Cela lui avait permis de ne jamais lui adresser l’habituel tutoiement florentin car, pour elle, la petite fille devenue pour tous Fiora Beltrami, fille « naturelle de Francesco et d’une noble dame morte en couches », n’en restait pas moins l’enfant de Jean et Marie de Brévailles, c’est-à-dire un pur produit de la noblesse bourguignonne. Fiora avait assimilé les deux langues avec une égale facilité et même y avait ajouté le latin et le grec.

Cinq ans après l’arrivée de Léonarde, la vieille gouvernante de Francesco, Nanina, s’était endormie dans le sein du Seigneur et la Bourguignonne avait été appelée à la remplacer. Depuis, elle exerçait sans partage son autorité sur les diverses habitations du négociant à leur commune satisfaction. Seul Marino Betti, l’ancien chef muletier, devenu intendant d’un domaine, échappait à son autorité, au soulagement de Léonarde qui devinait en lui sinon un ennemi du moins un adversaire. En effet, seul avec son maître et la gouvernante, Marino connaissait l’origine de Fiora qu’il n’avait jamais admise sincèrement. Aussi Beltrami avait-il jugé bon de lui lier la langue par un serment solennel prêté devant le premier autel de la Vierge rencontré sur la route et d’y ajouter quelques avantages financiers de nature autant convaincante.

Quant à Jeannette, la jeune nourrice, sa fraîcheur blonde avait conquis un fermier du Mugello. Elle était devenue avec bonheur la signora Crespi et, depuis, dispensait son lait aux seuls enfants que, chaque année, ponctuellement, elle donnait à son époux.

Bien sûr, ceux de Florence avaient appris non sans surprise la soudaine paternité d’un des célibataires les plus riches de la ville mais, se voulant héritiers de la pensée et de la philosophie grecques, ils ne s’attachaient guère à la sévère morale chrétienne et la bâtardise n’était pas considérée comme une tare rédhibitoire, surtout si elle s’accompagnait de beauté. L’enfant s’était vite révélée ravissante et les nombreux amis de son père putatif l’avaient accueillie d’un cœur unanime. Les femmes s’étaient montrées plus difficiles, surtout celles qui avaient une fille à marier, mais beaucoup avaient espéré amener Beltrami à l’autel en proclamant qu’il était indispensable que la petite fille eût une mère.

Francesco avait fait la sourde oreille sans pour autant d’ailleurs que les plus tenaces perdissent espoir. Mais il y avait un petit clan d’opposants irréductibles, dont le chef de file occulte était la cousine germaine de Francesco, Hieronyma, qui avait contracté mariage dans la noblesse en épousant un Pazzi. Ses raisons étaient transparentes car, tant que Beltrami ne se mariait pas et n’avait pas d’enfants, elle et son fils Pietro étaient ses uniques héritiers et l’héritage en l’occurrence n’était pas de ceux auxquels on renonce aisément.

Beltrami n’était pas dupe de ses grâces apparentes et ses états d’âme ne le souciaient guère. A mesure que passaient les années il en venait à se persuader que la petite Fiora était réellement sa fille. L’amour qu’un terrible matin d’hiver il avait voué spontanément à une jeune inconnue dont la beauté l’avait bouleversé, il ne l’oubliait pas mais il le reportait sur cette enfant, trouvant une joie profonde à la regarder grandir et s’épanouir dans le nid qu’il lui avait offert. Fiora suffisait à son bonheur en attendant le jour où Dieu, en le faisant passer de l’autre côté du miroir, lui ferait retrouver la belle de ses amours...

Léonarde posa calmement son plateau sur le lit, alla prendre Fiora par un bras et la tira en arrière tout en refermant, de sa main libre, le panneau composé de petites vitres rondes assemblées par des lamelles de plomb.

– Allez-vous enfin être raisonnable ? gronda-t-elle.

– Je n’ai pas envie d’être raisonnable, protesta la jeune fille en se tortillant comme un ver pour échapper à la poigne de la gouvernante. D’ailleurs, cela veut dire quoi, être raisonnable ?

– Cela veut dire se comporter comme une jeune dame digne de ce nom, fit Léonarde habituée depuis longtemps au caractère frondeur de celle que, dans son for intérieur, elle considérait comme son enfant. Cela veut dire manger ce que je vous ai apporté.

– Je n’en veux pas. Je n’ai pas faim.

– Eh bien, faites semblant ! Et puis laissez-vous habiller ! Votre père vous demande. Vous ne prétendez pas vous présenter à lui en chemise ?

Comme par miracle la rebelle se calma. Elle aimait Francesco d’un amour profond, joyeux et confiant. La seule idée de lui causer une peine, même légère, venait à bout de ses pires colères et Léonarde le savait bien. Docilement, Fiora mangea une tartine et but un peu de lait tandis que la jeune Khatoun, sur un signe de la gouvernante, ramassait l’une des robes dédaignées et se préparait à en revêtir sa maîtresse. Un instant plus tard, Fiora apparut dans une tunique de satin blanc puis dans la robe proprement dite faite d’un beau velours couleur de feuille morte qui s’agrafait sous les seins pour laisser voir le satin de la tunique. Les plis lourds qui s’achevaient en une courte traîne étaient ceinturés haut, juste sous la poitrine par un ruban doré qui entourait les épaules et resserrait les manches étroites, si longues qu’elles recouvraient à demi le dessus de la main.

Tandis que Khatoun laçait les manches dont les crevés laissaient passer, à l’épaule et au coude, le satin blanc légèrement bouffant, Léonarde, armée d’une brosse, s’efforçait de remettre de l’ordre dans l’abondante chevelure d’un noir profond qui croulait en désordre sur le dos de la jeune fille. Dans le grand miroir de Venise que Francesco Beltrami avait fait venir à grands frais pour sa fille bien-aimée, Fiora suivait d’un œil désabusé le travail des deux femmes.

– Je suis affreuse ! déclara-t-elle d’un ton dramatique.

– C’est ce que je me dis tous les matins en entrant ici, ricana Léonarde. Comment messer Francesco qui est homme de goût peut-il supporter la présence d’une fille aussi laide et même pousser l’aveuglement jusqu’à s’en réjouir ? ... Ne dites donc pas de sottises !

Fiora était sincère. Élevée dans une ville où les femmes ne rêvaient que blondeur et se donnaient un mal infini pour éclaircir leurs cheveux au moyen d’une multitude d’onguents et en prenant d’interminables bains de soleil, leur chevelure étalée sur un grand chapeau de carton sans fond, elle était incapable d’estimer à sa juste valeur une chevelure souple et brillante sans doute mais regrettablement foncée.

– Mon père m’aime, murmura-t-elle les larmes aux yeux. Il ne me voit pas telle que je suis. Moi je sais que personne ne m’aimera jamais avec cette tignasse. Surtout pas...

Elle se tut brusquement et rougit à l’idée qu’elle avait failli laisser échapper le secret de son cœur. Elle ne savait pas que, ce secret, Léonarde l’avait percé depuis longtemps. Ne voulant pas augmenter le chagrin de l’enfant, elle fit comme si elle n’avait pas entendu.

– Il ne faut pas faire attendre messer Francesco, dit-elle doucement. Nous finirons la coiffure plus tard. Puis, effleurant d’un doigt caressant la joue de la petite, elle ajouta, avec beaucoup de tendresse : si vous n’en croyez pas votre miroir, mon cœur, croyez-en votre vieille Léonarde... et tous ces garçons qui vous font la cour : vous êtes bien plus jolie que vous ne le croyez et je sais que, plus tard, vous serez très belle. Allez, à présent !

Fiora ne répondit pas. Elle n’était pas convaincue. Bien sûr elle ne se jugeait pas horrible : c’eût été de la mauvaise foi ; bien sûr, il ne manquait pas de prétendants empressés autour de la fille du très riche et très puissant messer Beltrami mais justement parce que son père possédait l’une des plus grosses fortunes de la ville, elle n’arrivait pas à croire en leur sincérité et elle eût donné joyeusement toute cette fortune pour posséder les cheveux d’or rouge de Simonetta...

Au seuil de la chambre, elle demanda :

– Où est mon père ?

– Dans son studiolo[i].

Fiora sortit et se trouva dans la large galerie à colonnes qui, au premier étage du palais, faisait le tour du cortile -la cour intérieure – orné de deux statues antiques et d’orangers plantés dans de grands pots de majolique verte et bleue. Bien qu’on fût au cœur de l’hiver, le temps était doux et ensoleillé, la mauvaise saison, en Toscane, se traduisant plus volontiers par de la pluie que par de grands froids, et la neige y était rare. Fiora, qui n’aimait pas vivre enfermée et qui passait au jardin le meilleur de son temps libre, respira cet air léger qui portait avec lui des odeurs de pain chaud et d’épices fines sur un fond de musique lointain. C’était jour de fête aujourd’hui, 28 janvier, parce que Lorenzo de Médicis voulait célébrer avec faste l’accord qu’il venait de signer contre le Turc avec la Sérénissime République de Venise. Il y aurait joute, banquet et danses...

Le chemin que Fiora avait à parcourir n’était pas long : les appartements de Francesco se trouvant au même étage que ceux de sa fille mais de l’autre côté de la cour. Khatoun, qui ne la quittait jamais, trottant sur ses talons, Fiora se dirigea rapidement vers eux.

Khatoun était tartare et avait le même âge que sa jeune maîtresse. C’était une petite créature menue et gracieuse qui, avec son visage triangulaire, ses yeux étirés vers les tempes et son petit nez plat, ressemblait tout à fait à un chaton. Elle en avait la gaieté et le naturel joueur et caressant. Elle aimait la maison Beltrami, Fiora et la vie douillette qu’elle menait auprès d’elle. Le fait d’être née esclave ne la tourmentait aucunement pour l’excellente raison que personne n’aurait eu l’idée de le lui faire sentir, Fiora ne l’aurait pas permis.

Comme dans toute l’Italie, les esclaves étaient nombreux à Florence, surtout ceux du sexe féminin, et l’opulence d’une maison s’estimait à la fois à leur nombre et à leurs qualités, voire à l’étrangeté de leur apparence. Certains étaient rares et on se les disputait, comme ce couple de danseuses mauresques et cette naine noire que la duchesse de Ferrare enviait furieusement à la duchesse de Milan, Bianca-Maria Sforza.

Les bourgeois des villes riches comme Florence, Milan, Venise ou Gênes pouvaient aussi s’offrir ce luxe coûteux qui valait aux esclaves d’être traités plus souvent en familiers qu’en vulgaires domestiques. Les armateurs vénitiens ou génois les importaient des marchés de la mer Noire, d’Asie Mineure, de la péninsule balkanique, d’Espagne où les Maures tenaient encore Grenade, de Russie ou de Tartarie, et leur prix se situait entre cent et deux cents ducats d’or. Naturellement, s’il s’agissait de chanteuses, de danseuses ou d’habiles brodeuses, de musiciennes ou de nourrices, les prix s’envolaient facilement à cinq ou six cents ducats. En ce qui concerne Khatoun, elle n’était encore qu’un bébé à la mamelle quand elle avait été achetée à Trébizonde par le capitaine de la Santa Madalenna que la beauté de sa mère avait ému et qui l’avait ramenée à Florence. Mais Djamal, la mère, était morte quelques mois après son arrivée et le bébé Khatoun avait été élevé par Léonarde avec Fiora dont elle était destinée à devenir à la fois la compagne et la camériste, le premier avatar étant d’ailleurs beaucoup plus important que le second...

Cette histoire d’esclaves avait beaucoup tourmenté Léonarde lors de son arrivée à Florence. Ses convictions chrétiennes s’insurgeaient devant un tel état de choses mais elle avait vite découvert que les esclaves de Florence étaient souvent beaucoup mieux traités, du fait du prix payé, que certains serviteurs à gages, certains valets de fermes ou certaines filles de cuisine dans les maisons d’au-delà des Alpes. Posséder des esclaves ne gênait nullement les étranges sentiments religieux des Florentins qui, tout en professant une dévotion profonde envers le Christ, la Vierge et les saints, en remplissant leurs églises de fresques, de tableaux et d’œuvres d’art admirables, montraient un goût très vif pour la mythologie et la philosophie grecques, Platon occupant de beaucoup la première place. Elle avait fini par excuser ses nouveaux concitoyens en vertu de leur amour profond de la beauté sous toutes ses formes – et cela jusque dans les plus basses classes de la société – et de leur extraordinaire appétit de vivre...

Arrivée devant la porte de son père, Fiora envoya Khatoun remettre de l’ordre dans sa chambre puis, frappant légèrement, elle entra sans en attendre l’autorisation ; ce en quoi elle eut raison car elle aurait pu l’attendre longtemps. Le menton dans la main et le coude appuyé au bras de son siège, Francesco rêvait devant un tableau posé sur un chevalet d’ébène tourné vers lui... Son visage irradiait un si grand bonheur que la jeune fille en fut étonnée.

– Père ! appela-t-elle doucement.

Francesco tressaillit comme quelqu’un que l’on éveille mais sourit aussitôt, de ce rare sourire qui donnait tant de charme à son visage fatigué. Avec les années, il avait pris un peu de poids et quelques rides tandis que ses épais cheveux noirs commençaient à s’argenter, mais il conservait une grande vitalité et une étonnante puissance de travail.

– Viens voir ! dit-il en étendant le bras pour attirer à lui la jeune fille : Sandro vient de me le faire porter et c’est une merveille...

Fiora s’approcha avec empressement. Quelques semaines plus tôt, elle avait posé pour un jeune peintre du voisinage que Lorenzo de Médias avait distingué et qui, jusqu’à présent, n’avait guère travaillé que pour lui, mais Francesco Beltrami dont on savait la passion qu’il portait à la peinture avait su s’attirer l’amitié de ce garçon imaginatif et songeur, fantasque et même parfois versatile qui nourrissait son œuvre de ses rêves et de ceux des poètes florentins. Il était le fils d’un tanneur du quartier d’Ognissanti et s’appelait Sandro Filipepi ; on commençait à le connaître sous le nom de Botticelli qui signifie petit tonneau, surnom qu’il devait à un frère de vingt-huit ans son aîné, grand buveur devant l’Eternel et qui s’était toujours occupé de l’enfant au point qu’on le croyait son père, le véritable passant pour son grand-père. L’enfant étant « devenu » le Sandro du Botticello, était resté Botticelli.

Le tableau que contemplait Beltrami était un portrait que Fiora considéra avec une stupeur où entrait une forte dose de déception :

– Mais... ce n’est pas moi ?

Le panneau de bois peint représentait, en effet, une toute jeune femme d’une éclatante blondeur, vêtue d’une robe de velours gris brodée d’or comme Fiora n’en avait jamais portée parce qu’elle était d’une mode différente. Différent aussi le petit cône tronqué de dentelle blanche qui coiffait l’inconnue comme d’une couronne et d’où partait une légère écharpe cernant le visage.

– C’est vrai, dit Francesco gravement, et c’est pourtant bien toi car les traits sont semblables. Ce portrait, mon enfant, c’est celui de ta mère. La ressemblance n’était pas évidente quand tu étais toute petite mais, à mesure que tu as grandi, elle s’est développée, accentuée...

– Ce n’est pas vrai ! s’écria Fiora prête à pleurer. Tu t’illusionnes, père. Elle est très belle et moi je ne le suis pas...

– Qui t’a mis cette idée dans la tête ? fit Beltrami stupéfait.

– Personne mais aucune femme ne saurait être belle avec des cheveux noirs !

– Ma parole, tu es folle ? Mais je vais te démontrer que tu te trompes...

Se levant, Francesco alla jusqu’à l’une des armoires marquetées en trompe-l’œil qu’il avait disposées contre les murs de son studiolo. Fiora savait, pour les avoir maintes fois admirées, que ces armoires contenaient des merveilles : livres rares aux précieuses reliures, émaux lumineux, objets d’argent, d’ivoire ou d’or, statuettes chryséléphantines ou danseuses d’albâtre translucide et cent autres jolies choses. Il prit, dans l’une d’elles qu’il déverrouilla avec une clef dorée pendue à son cou par une chaînette, un petit coffre d’argent qui ressemblait à un reliquaire et le posa sur une tablette, l’ouvrit et en sortit, avec des gestes qui étaient ceux d’un prêtre touchant l’hostie, le petit hennin de dentelle qui avait été la dernière coiffure de Marie de Brévailles, le regarda un instant puis y posa ses lèvres. Fiora vit que ses mains tremblaient et qu’il y avait des larmes dans ses yeux quand il se tourna vers elle.

– Laisse-moi faire ! murmura-t-il.

Rejetant en arrière la chevelure noire de sa fille, il dégagea son front qui était haut et bien formé, fixa la coiffure presque à la racine des cheveux, enveloppa le visage du pan de dentelle puis, prenant au mur un miroir, il le posa près du portrait et mena Fiora devant ce miroir :

– Regarde ! dit-il seulement.

La dentelle avait un peu jauni mais, ainsi séparé de son cadre habituel, le visage que reflétait le miroir et celui du portrait étaient étrangement semblables. C’était le même teint délicat d’ivoire rosé, la même bouche au pli rieur, le même nez fin et surtout les mêmes yeux d’un gris nuageux.

– Alors ? demanda Francesco, soutiendras-tu encore que tu es laide ?

– N... on. Mais pourquoi ne suis-je pas blonde comme elle ? Si j’avais ces cheveux d’or, je suis sûre que les poètes me chanteraient et peut-être que j’aurais pu être un jour la reine de la giostra...

– Comme madonna Simonetta ? sourit Beltrami, une flamme de gaieté dans les yeux. J’espère que ma petite fille ne va pas s’aviser d’être sottement jalouse ? Certes, tout Florence admire cette ravissante femme mais, avant que notre Lorenzo n’épouse madonna Clarisa...

– Qui est rousse ! précisa Fiora têtue.

– Qui est rousse... et pas très jolie. Avant donc ce mariage, tout Florence n’avait d’yeux que pour la belle Lucrezia Donati que Lorenzo aimait et qui était brune, comme toi.

Avec les mêmes gestes légers et pieux que tout à l’heure, Francesco ôtait la coiffure et s’apprêtait à la serrer quand Fiora l’arrêta :

– Père ! Ces taches brunes sur la dentelle, que sont-elles ?

Francesco devint très pâle et considéra sa fille avec une sorte d’égarement. Soudain fébrile, il acheva de disposer la relique, referma le coffret, le rangea puis revint vers le portrait qui semblait accaparer toute la lumière de ce beau matin et lorsqu’il prit, pour le recouvrir, un grand morceau de velours noir, Fiora l’arrêta :

– Laisse-moi la regarder encore ! pria-t-elle. Je la connais si peu ! Ni toi ni Léonarde ne m’en parlez jamais. Je ne sais qu’une chose : c’était une noble dame du pays de Bourgogne...

– C’est que, vois-tu, l’histoire en est triste, douloureuse même. Nous n’en parlons que très rarement, Léonarde et moi. Quant à toi, tu es encore trop jeune.

– On n’est jamais trop jeune pour apprendre à connaître sa mère. Je n’ai que vous pour m’en parler et, à présent, cette image mais, si je l’interroge, elle ne me répondra pas puisque messer Sandro n’a fait que copier ma figure.

– Tu es capable, toi, à ton âge, de recevoir le message d’un portrait ? dit Francesco surpris.

– Bien sûr. J’ai vu chez elle le portrait de notre cousine madonna Hieronyma Pazzi par cet ancien moine, mort il y a six ans, messer Filipo Lippi. C’est un beau portrait qui rend pleine justice à sa beauté ; il dit aussi qu’elle est vaniteuse, avide, de cœur faux et cruel. Sur cette image-ci, je ne peux rien lire.

Francesco était abasourdi. Que sa Fiora qu’il considérait toujours comme une petite fille et qui, par bien des côtés l’était encore, pût faire preuve d’un tel don de psychologie le confondait... La jeune fille le sentit et voulut en profiter :

– A présent, ajouta-t-elle doucement, réponds, je t’en prie, à la question que je t’ai posée... ces taches brunes ? ... On dirait du sang !

Beltrami se détourna et alla jusqu’à la fenêtre d’où l’on découvrait, par-dessus les toits de la via delle Vigna Nuova, le magnifique palais Rucellai, l’un des plus neufs de Florence et l’un des plus beaux. Fiora le suivit :

– Réponds-moi, père ! je veux savoir !

– J’oubliais que tu sais, aussi, dire « je veux »... Eh bien oui, c’est du sang... le sien. Ta mère est morte, mon enfant, dans de bien terribles conditions...

– Lesquelles ?

– Ne m’en demande pas plus car je ne te répondrai pas. Plus tard, sans doute, je te dirai...

– C’est quand, « plus tard » ?

– C’est quand tu seras une femme. Pour l’instant tu n’es encore qu’une jeune fille et une jeune fille ne doit avoir que des pensées joyeuses. Surtout un jour de fête ! ... Voyons, que vas-tu mettre pour aller au tournoi comme on dit en France ?

Ramenée à ses préoccupations antérieures, Fiora haussa des épaules désabusées :

– Je n’en sais rien. Je t’avoue que je n’ai pas très envie d’y aller.

– Ne pas aller à la giostra, alors que nos places sont marquées dans la meilleure tribune ?

– Derrière la reine. Donc ce que je mettrai a bien peu d’importance. Personne ne me remarquera !

– Excepté Domenico Accaiuoli, Marco Soderini, Tommaso Salviati, Luca Tornabuoni et quelques autres de moindre importance, récita Francesco qui retrouvait son sourire.

– C’est bien ce que je dis : personne !

Elle n’ajouta pas que le seul qui comptât pour elle, le beau, l’irrésistible Giuliano de Médicis ne regarderait que Simonetta Vespucci. Beltrami s’était mis à rire :

– Comme tu y vas ! Je te trouve bien difficile. Il faudra pourtant bien, un jour, te choisir un époux...

Fiora glissa son bras sous celui de son père et, se hissant sur la pointe des pieds, baisa sa joue bien rasée :

– Le seul homme que j’aime ne saurait m’épouser puisque c’est toi !

– Ah ! Voilà une parole qui mérite récompense ! J’ai quelque chose pour toi.

Se dégageant du bras de sa fille, le négociant alla prendre dans un coffre un petit paquet enveloppé de soie et le tendit à Fiora :

– Tiens, je comptais t’offrir ceci pour ta fête mais l’occasion me paraît opportune...

Les yeux de la jeune fille brillèrent. Comme toutes ses pareilles, elle adorait les cadeaux, les surprises et tout ce qui est inattendu. Rose d’impatience, elle déplia la soie blanche et découvrit un de ces cercles d’or comme aimaient à en porter les élégantes florentines. Celui-là était fait de feuilles de gui dont les boules étaient autant de perles. Une autre perle, en poire, était destinée à retomber sur le milieu du front...

– Oh, père ! C’est ravissant ! Qui a fait cela ?

– Le Ghirlandaio[ii]; Je le lui ai commandé depuis longtemps déjà et je ne pensais pas le recevoir de sitôt mais l’artiste quitte Florence pour San Gimignano où il doit décorer la chapelle de Santa Fina. Je suis heureux de pouvoir t’offrir ce bijou aujourd’hui car tu es en âge, à présent, de recevoir et de porter des joyaux. Tu vois que tu n’as plus aucune raison de me laisser aller seul à la fête. A présent quittons-nous. Il faut que je me prépare pour le banquet du palais Médicis...

– Où les dames ne vont pas...

– Où les dames ne vont pas, comme il se doit quand monseigneur Lorenzo reçoit ambassadeurs et hommes politiques. A la giostra et au bal de ce soir, les dames auront leur revanche...

C’était vrai que la fête promettait d’être belle. Il en était toujours ainsi quand le Magnifique – il avait à peine vingt ans qu’on lui attribuait déjà ce surnom prestigieux -décidait que sa ville devait vivre quelques heures de folie car il n’omettait jamais de la faire participer à tous les événements, familiaux, religieux ou politiques de sa propre vie. Cette nuit, personne ne dormirait à Florence. Il y aurait bal au palais de la via Larga et dans quelques riches demeures mais aussi dans les rues et sur les places où le vin coulerait des fontaines...

Quand, flanquée de Léonarde et de Khatoun qui devaient l’escorter jusqu’à la place Santa Croce où avait lieu la giostra et où elle retrouverait son père, Fiora quitta son palais, elle avait oublié sa matinée maussade et ce qu’elle croyait avoir de raisons sérieuses à une mauvaise humeur pour se laisser entraîner par la joyeuse atmosphère de la ville et par son tourbillon de couleurs et de sons. A travers l’air bleu, les cloches de tous les campaniles sonnaient à rompre les bras des sonneurs et, à chaque carrefour, des musiciens, des chanteurs proclamaient à qui mieux mieux la joie d’être jeune, d’aimer et de vivre à Florence, la plus belle ville du monde. Les façades de toutes les maisons disparaissaient sous les toiles peintes, les soieries, les draps rouges et blancs, aux couleurs de la ville, galonnés d’or ou d’argent. On avait l’impression de marcher à travers une immense fresque chatoyante, mais une fresque animée par la foule en habits de fête qui s’en allait joyeusement vers le lieu du grand spectacle. Sur toutes les places, on avait planté de grands mâts de bois doré auxquels pendaient de longues bannières dont les unes portaient le lys rouge, emblème de Florence, et le lion de saint Marc, emblème de Venise.

Les jours de fête, tout le monde allait à pied, pour mieux jouir des décorations et pour ne pas surencombrer les rues étroites livrées à la liesse populaire. Lorenzo de Médicis donnait l’exemple et entraînait à travers la ville ses hôtes illustres, avec d’ailleurs l’arrière-pensée de leur faire estimer sa popularité, qui était immense, à sa juste valeur.

Devant le palais de la Seigneurie qui, de ses murs sévères et de son haut campanile dominait les maisons d’alentour et imposait l’image intransigeante de la foi, Fiora rencontra son amie Chiara Albizzi, une charmante fille de son âge qu’elle connaissait depuis toujours et pour qui elle n’avait pas de secrets... peut-être parce que la jeune Chiara était presque aussi brune qu’elle et regardait choses et gens d’un œil aussi curieux et aussi acéré. Comme Fiora elle-même, Chiara, fille de la noblesse, était escortée d’une gouvernante et de deux serviteurs armés. Quand le vin coule à flots, les mauvaises rencontres sont toujours possibles.

Se prenant par le bras, les deux jeunes filles laissèrent légèrement en arrière leur escorte bienveillante. Léonarde appréciait infiniment la compagnie de la grosse Colomba, la nourrice de Chiara, qui était sans doute la pire commère de Florence et qui portait généralement avec elle un plein sac de nouvelles dont sa fille de lait était toujours, naturellement, la première bénéficiaire.

– Je croyais que tu ne voulais pas venir ? dit Chiara. Qu’est-ce qui t’a fait changer d’idée ?

– Mon père. Il tient beaucoup à ce que je paraisse auprès de lui à la giostra. Il m’a même offert ce bijou pour la circonstance.

– Compliments ! Mais, il a raison : tu es superbe ! déclara la jeune Albizzi en inspectant d’un œil connaisseur la symphonie de brocart et de velours gris clair, de la teinte exacte de ses yeux, qui habillait son amie et le savant édifice de tresses soyeuses, d’or et de perles qui avait demandé à dame Léonarde une petite heure d’efforts.

– Toi aussi tu es superbe, dit Fiora reconnaissante et d’ailleurs sincère. Tu as l’air d’une aurore, Tu es toute rose !

– J’ai surtout l’air de quelqu’un qui veut s’amuser tandis que toi tu parais bien décidée à souffrir. Ne peux-tu vraiment t’ôter Giuliano de Médicis de la tête ?

– Chut ! Et ce n’est pas ma tête qui souffre, c’est mon cœur. On ne peut rien contre les mouvements du cœur, soupira Fiora si tragiquement que son amie se mit à rire.

– J’espère bien que tu en auras d’autres, des mouvements du cœur, et que tu ne vas pas passer ta vie à soupirer après un garçon qui n’a d’yeux que pour une autre. Abandonne Giuliano à ses amours idéales... ou alors prends patience !

– Que veux-tu dire ?

– Ce que tout le monde sait : les amours des frères Médicis ne sont jamais de très longue durée. En outre, Marco Vespucci commence à sécréter de l’aigreur. Un mari jaloux c’est encombrant. Tu devrais savoir cela, toi : votre palais est voisin de celui des Vespucci. Mais, au lieu d’attendre, tu ferais mieux de regarder autour de toi : Luca Tornabuoni est plus beau que Giuliano et il est fou de toi. D’ailleurs... quand on parle du loup...

Le jeune homme en question venait de déboucher d’une rue en compagnie de plusieurs compagnons. Tout de suite, les deux jeunes filles furent entourées par une bande joyeuse et bavarde qui les sépara de leur escorte et les mena triomphalement jusqu’au lieu du tournoi. Luca Tornabuoni avait osé, à la faveur du tumulte, prendre la main de Fiora et la garder dans la sienne après y avoir posé un baiser furtif :

– Vos beaux yeux auront-ils aujourd’hui pour moi un regard plus doux que d’habitude ? pria-t-il en français. Elle lui sourit et pensa qu’en effet il était très beau, avec sa haute taille qui l’obligeait à lever un peu la tête bien qu’elle fût grande, son profil de médaille, ses épais cheveux noirs et bouclés et ses yeux sombres qui étincelaient en la regardant.

– Pourquoi aujourd’hui ? fit-elle taquine.

– Parce que c’est jour de fête, parce qu’il fait beau, parce que vous êtes plus belle que jamais, parce que...

Qui veut être heureux se hâte

Car nul n’est sûr du lendemain...

Il avait achevé sa phrase en fredonnant cette chanson qu’avait composée Lorenzo de Médicis, qui était sa chanson favorite et qui, de ce fait, devenait l’évangile de toute la jeunesse de Florence. Plus bas, il ajouta ardemment :

– Laissez-moi parler à votre père, Fiora ! Acceptez de devenir ma femme !

– Même si j’acceptais, mon père ne dirait pas oui. Il me trouve trop jeune...

– Alors, donnez-moi au moins un espoir, un gage. Je vais combattre pour vous...

Luca était l’un de ceux qui allaient se mesurer à Giuliano de Médicis dans la joute de cet après-midi. Touchée, malgré tout par cette prière passionnée, elle lui tendit son mouchoir qu’il glissa aussitôt sous son pourpoint :

– Merci, ma douce dame, s’écria-t-il joyeusement. Il faut à présent que je remporte la victoire pour vous faire honneur...

– De toute façon, remarqua Chiara, ce n’est pas Fiora qui te couronnerait en admettant que tu gagnes. Ce n’est pas elle la reine de la joute.

– Pourquoi : en admettant ? Doutes-tu de mon courage ?

– Ni de ton courage ni de ta valeur, beau chevalier mais il ne serait pas convenable que Giuliano soit battu puisque sa dame est reine.

Le jeune homme les quitta aussitôt. On arrivait à la place Santa Croce à l’entrée de laquelle des tentes de soie multicolores avaient été dressées pour les combattants Des pages, rouge et or, et des palefreniers donnaient leurs soins aux chevaux superbement caparaçonnés suivant les couleurs de leurs maîtres... C’étaient tous des chevaux de prix venant des écuries célèbres du marquis de Mantoue ou bien des chevaux arabes fournis par Venise. Seul Giuliano de Médicis devait monter un admirable destrier alezan offert récemment, avec une jument de même robe par le roi de France à son frère Lorenzo. Louis XI, dont on disait cependant que la cour était la moins fastueuse d’Europe, était un connaisseur en la matière et savait se montrer royal quand il s’agissait de ses alliés ou de ses amis. Ce cheval en était la preuve.

Devant la façade de brique rose, très simple, de l’église Santa Croce[iii] une grande tribune drapée de pourpre et d’or avait été dressée pour le maître de Florence et ses invités. Le trône de la reine du tournoi en occupait le centre. De chaque côté, se faisant face, de hauts balcons de bois avaient été dressés le long des maisons. Les dames et les demoiselles de la ville y prenaient place dans leurs plus beaux atours, accompagnées de leurs époux, de leurs pères ou de leurs amants. Elles composaient ainsi une double guirlande colorée et scintillante digne d’une cour royale, et le petit peuple qui s’entassait derrière des barrières tendues de soie dans des habits aux couleurs joyeuses ne déparait pas le tableau. Ce n’étaient partout que rubans, banderoles et bannières qu’un vent léger faisait voltiger. Tout cela bruissait, frissonnait, et Florence, en ce beau jour, n’était plus que soie, or et argent comme une immense tapisserie qui se serait mise à vivre par la volonté de quelque tout-puissant magicien.

Justement ledit magicien allait faire son apparition. Annoncé par la sonnerie triomphale des longues trompettes d’argent auxquelles pendait, sur un carré de cendal blanc le lys rouge de Florence, précédé de porte-étendard qui faisaient tournoyer et lançaient en l’air leurs bannières bariolées, un brillant cortège venait de faire son apparition. En tête, vêtu de velours vert sombre ourlé de zibeline, un large collier d’or ciselé au cou et une fortune en perles et en rubis à son bonnet marchait Lorenzo de Médicis, le roi sans couronne de cette étrange république, le maître de vingt-sept ans auquel elle avait donné son cœur bien qu’il fût aussi laid que son frère était beau. Mais de quelle puissante laideur ! Le Magnifique portait sur un long corps maigre et vigoureux un visage quasi simiesque auquel le reflet d’un génie triomphant, d’une intelligence exceptionnelle tenaient lieu de beauté. Les cheveux noirs et raides, le nez long et pointu, les traits fortement accusés et une grande bouche aux lèvres minces ne pouvaient rien contre la fascination qui s’emparait de quiconque le rencontrait ni contre l’attrait que cet aspect énigmatique et sombre exerçait sur les femmes.

Le pouvoir politique avait été dévolu aux deux frères à la mort de leur père, Piero le Goutteux, or cette égalité n’était qu’apparente. Le seul chef c’était cet homme exceptionnel sur les larges épaules duquel reposaient l’une des plus grosses fortunes d’Europe, les responsabilités du pouvoir et les ramifications compliquées d’une politique qui ne s’étendait pas seulement aux relations avec les autres Etats italiens mais aussi avec les grandes puissances telles que la France, l’Angleterre, l’Allemagne, la Castille et l’Aragon. Banquier des rois qui comptaient avec lui, le Magnifique avait resserré avec la France les liens d’amitié jadis tissés par son père auquel le roi Louis XI avait offert la faveur insigne de graver les fleurs de lys sur l’une des sept balles qui composaient se armes.

Lorenzo arrivait alors au sommet de son pouvoir et en connaissait cependant les faiblesses. Il avait étendu le frontières de Florence, conquis Sarzana, maté les révolte de Volterra et de Prato, vaincu la faction des Pitti envoyé en exil, épousé une princesse romaine et de tout cela 1 peuple lui était reconnaissant. Il avait évincé du Conseil de la république de grandes familles nobles comme le Guicciardini, les Ridolfi, les Nicolini et les Pazzi pour le remplacer par des gens de petite condition et ces gens dont les fortunes étaient encore respectables, rongeaient leur frein et entretenaient une clientèle qui pouvait toujours susciter des remous, armer des assassins. Aussi Lorenzo, sous une apparence joviale et détendue, cachait il une prudence et même une méfiance toujours au : aguets car, même s’il avait succédé à son père et celui-ci son propre père, Cosimo le Vieux, il savait qu’il tenait soi pouvoir du peuple et non du droit divin. Cependant, il régnait, roi sans couronne, tandis que son jeune frère Giuliano se contentait, joyeusement et sans chercher à en obtenir davantage, du rôle aimable du Prince Charmant rôle qu’il remplissait à merveille. Florence l’aimait pou sa jeunesse, sa beauté, son élégance et même pour se folies car il lui offrait d’elle-même une image séduisante...

Répondant d’un sourire et d’un geste de la main aux vivats frénétiques dont la foule saluait son arrivée, le Magnifique s’avança vers la grande tribune, menant par la main celle qui allait être la reine du tournoi, cette Simonetta Vespucci que l’on acclamait presque autan que son guide et que Fiora détestait de toute l’ardeur jalouse de ses dix-sept ans. D’autant plus qu’elle était bien obligée d’admettre, même si cela lui arrachait le cœur, que cette rivale inconsciente était absolument ravissante.

Longue, fine avec un corps souple et charmant qui était la grâce même, un mince cou flexible, un petit nez un peu retroussé et de grands yeux bruns, doux comme ceux d’une biche, Simonetta portait fièrement sa petite tête parfaite alourdie d’un casque de cheveux d’or roux fait de tresses brillantes, retenues par des épingles de perles et entremêlées d’un mince cordon d’or natté qu’achevait, au-dessus du front, une brochetta, un amusant bijou d’or et de perles qui ressemblait à une minuscule aigrette.

D’autres perles encore – elle n’aimait que les perles mais elle les aimait à la folie – parsemaient ses vêtements d’une blancheur brillante, brodés de fines feuilles d’or et réchauffés d’hermine immaculée. Et elle était si belle ainsi que le cœur de Fiora se serra : jamais elle ne pourrait atteindre à cette perfection ! Simonetta était unique, inoubliable...

– Je reconnais qu’elle est belle, fit Chiara d’un ton mécontent mais il n’empêche que ce culte affiché que lui rendent, non seulement Giuliano dont elle est sûrement la maîtresse, mais aussi Lorenzo qui ne cesse de rimer pour elle et sans compter tous les imbéciles comme le Botticelli ou Pollaiuolo qui se traînent à ses pieds, a quelque chose de choquant. Elle est mariée, que diable ! Et veux-tu me dire où se trouve, à cette heure, Marco Vespucci ?

Car Simonetta était mariée. Née à Porto-Venere au nom prédestiné – le port de Vénus ! – d’une riche famille d’armateurs génois, les Cattanei, elle avait épousé six ans plus tôt et dans sa seizième année Marco Vespucci, l’aîné d’une noble famille florentine dont le palais était voisin de celui des Beltrami. Dès sa première apparition en public, lors des fêtes du mariage de Lorenzo de Médicis avec la princesse romaine Clarissa Orsini, elle avait subjugué, non seulement les deux frères mais aussi toute la ville émerveillée par celle que l’on appelait avec ferveur « l’Etoile de Gênes »...

– J’ai beau chercher, soupira Fiora, je ne le vois pas...

– Parce qu’il n’y est pas. Et pas davantage madonna Clarissa. Elle reste dignement au logis pendant que son époux et son beau-frère donnent des fêtes pour y célébrer leur « Étoile ». Ne t’y trompe pas ! L’ambassadeur de Venise n’est qu’un prétexte... Et, pour l’amour du ciel, cesse de faire cette mine ! Tu devrais porter la tête aussi haut que Simonetta. Quand donc comprendras-tu que tu as le droit d’être fière de toi-même ?

Instantanément, les yeux de Fiora se chargèrent d’éclairs :

– Je suis fière de ce que mon père a fait de moi et du nom que je porte. N’est-ce pas suffisant ?

– Non, il est temps que tu comprennes que tu n’es plus une petite fille mais une jeune fille... très séduisante !

Fiora se mit à rire de bon cœur :

– Mon père et Léonarde disent comme toi. Je vais finir par vous croire tous les trois.

– Et tu feras bien ! D’autres se chargeront d’ailleurs de te convaincre, dès que tu admettras qu’on peut te courtiser pour toi et non pour la fortune de ton père. Je me demande d’ailleurs où tu as pris des idées pareilles ?

– Oh ! cela remonte à loin. Je devais avoir sept ou huit ans quand un jour, donna Hieronyma...

– Ta cousine ?

– Celle de mon père, oui. Elle passait avec une amie dans le jardin où je jouais et elle s’est arrêtée. Elle a prié une mèche de mes cheveux et elle a dit : « Cette petite est vraiment laide ! Une vraie fille d’Egypte ! Sans la dot qu’elle aura, aucun garçon certainement ne voudra d’elle. »

– Et tu l’as crue ? Il est vrai qu’elle est payée pour s’y connaître en laideur : son fils est un monstre.

– Je t’en prie, ne parlons plus de cela ! Ce n’est ni le lieu ni le moment.

La grande tribune s’emplissait. La reine prenait place sur son trône de part et d’autre duquel s’installaient le Magnifique et l’ambassadeur de Venise, Bernardo Bembo. Francesco Beltrami vint rejoindre les deux jeunes filles en compagnie de l’oncle de Chiara, sur le balcon latéral le plus proche de la tribune.

– Eh bien, jeunes dames ? fit-il avec bonne humeur, j’espère que vous êtes satisfaites de vos places ? Rien ne saurait vous échapper de la joute ni de ce qui se passe dans la tribune de la reine.

C’était, en effet, intéressant et les deux amies s’amusèrent un moment à annoncer tous ceux qui y prenaient place. Les prieurs de la Seigneurie d’abord, en bonnets fourrés et dalmatiques de velours pourpre accompagnés du gonfalonier[iv] Petrucci. Puis quelques-uns des hommes les plus nobles ou les plus riches de la ville. Il y avait là aussi l’entourage habituel du maître : le philosophe-médecin Marsile Ficino qui lui avait enseigné la doctrine platonicienne, le poète hellénisant Angelo Poliziano qui était le plus proche compagnon du Magnifique, chargé par lui d’élever son fils, les trois sœurs Médicis, Bianca, Maria et Nannina, le vieux savant Paolo Toscanelli, l’astronome qui avait imaginé une nouvelle technique pour les gnomons[v] et en avait même installé un sur l’église Santa Maria del Fiore, la cathédrale de marbre blanc, rouge et vert, l’admirable Duomo dont les Florentins étaient fiers à juste titre. Toscanelli était en outre conservateur de la Bibliothèque médicéenne et Fiora le connaissait bien pour avoir reçu de lui des leçons d’astronomie comme elle avait reçu d’autres maîtres des cours de grec, de latin, de mathématiques, de chant, de danse, de versification et de toutes ces choses inhabituelles en d’autres lieux qui faisaient, en Italie, de véritables savantes des filles de grandes maisons. Auprès du vieux maître, son élève favori, Amerigo Vespucci, le jeune beau-frère de Simonetta, se rongeait les ongles d’un air vague et ne regardait rien ni personne, mais son goût pour le voyage dans les étoiles était trop connu pour que quiconque s’en souciât.

Un vigoureux coup de coude vint mettre fin à l’exploration de Fiora.

– Regarde ! chuchota Chiara surexcitée : Qui est celui-là ? ...

– Qui donc ?

– Est-ce que tu ne vois pas cet homme qui est en train de prendre place auprès de monseigneur Lorenzo ? Un étranger sûrement car je ne l’ai jamais vu.

Avec un aimable geste d’invitation, le Magnifique faisait asseoir à sa gauche un inconnu de haute taille, qui pouvait avoir de vingt-cinq à trente ans et dont l’allure annonçait à la fois le seigneur et le guerrier. Sur de larges épaules, il érigeait une tête arrogante dont les courts cheveux bruns devaient être plus habitués au port du heaume qu’à celui du chaperon de velours noir, orné d’une large médaille d’or qui les coiffait. Le visage aux maxillaires puissants, au grand nez dédaigneux, aux lèvres minces qu’un pli railleur relevait d’un côté était trop asymétrique pour prétendre à la pureté grecque mais quand il lui arrivait de sourire, cette bouche dure montrait des dents éclatantes et, sous l’abri des sourcils droits, les yeux noisette pétillaient d’intelligence et d’ironie. Le grand manteau que l’inconnu portait négligemment rejeté sur les épaules découvrait un pourpoint de velours noir sur lequel tranchait un large collier d’or auquel pendait un curieux bijou représentant un bélier plié en deux.

– Père, pria Fiora, sauriez-vous nous dire...

– ... qui est cet intéressant étranger ? compléta Beltrami en adressant un sourire moqueur aux deux curieuses. Il se nomme Philippe de Selongey, chevalier de la Toison d’or et envoyé extraordinaire du très puissant duc Charles de Bourgogne que l’on appelle souvent le Grand

Duc d’Occident et plus souvent encore, mais plus bas, le Téméraire à cause de son courage indomptable et de son orgueil effréné qui le poussent parfois dans de bien dangereux chemins ! Il est arrivé ce matin seulement et de là vient que les armes de son maître ne figurent pas aux côtés des nôtres et de celles de Venise. A présent, oubliez-le car voici le tournoi qui commence...

A nouveau les trompettes sonnaient, à nouveau les étendards voltigeaient aux mains habiles de leurs porteurs et le fabuleux cortège des chevaliers qui allaient s’affronter défila sous les acclamations de la foule. Ils ne portaient pas l’habituel harnois de guerre mais des armes dorées, des boucliers ronds et des casques fantastiques ornés de chimères, de dragons, des casques à la grecque comme on imaginait qu’en avait porté Alexandre le Grand, ornés de lauriers ou de ciselures compliquées. Des cascades de plumes aux couleurs différentes tombaient des cimiers... Les demi-cuirasses étaient à l’antique.

Sous la sienne qui était d’argent et d’or, Giuliano portait une tunique de velours rouge et blanc constellée de perles et, sur son bouclier d’or, la Gorgone ciselée arborait au front le Libro, le plus gros diamant des Médicis. Le jeune homme rayonnait de jeunesse et de joie. Il tenait, appuyé à sa cuisse, un grand étendard d’une symbolique tellement obscure qu’elle échappa à la majorité des spectateurs mais qui avait coûté beaucoup de peine à Sandro Botticelli.

C’était un gorifalon en taffetas d’Alexandrie frangé d’or tout autour qui, au sommet, portait un soleil et, au milieu, une figure de Pallas en cothurnes bleus et tunique d’or sur une robe blanche qui ressemblait beaucoup à Simonetta. Cette figure posait les pieds sur des flammes qui brûlaient des branches d’olivier alors que, vers le haut, d’autres branches demeuraient intactes. Elle avait sur la tête un casque bruni à l’antique et des cheveux tout tressés qui volaient au vent. Dans sa main droite, elle tenait une lance et de la gauche le bouclier de Méduse. Auprès d’elle, il y avait une prairie émaillée de fleurs et un tronc d’olivier auquel le dieu d’amour était lié avec des cornes d’or. A ses pieds, Éros avait un arc, un carquois et des flèches brisées. Enfin dans une branche de l’olivier quelques mots étaient écrits en français et en lettres d’or : « La sans par (eille) ». Ladite Pallas regardait fixement le soleil.

Ce monument fit grand effet mais, de sa place, Fiora entendit l’ambassadeur vénitien demander à son voisin, un certain Augurelli de Rimini, ce que cela signifiait. L’autre ne put que hausser les épaules dans un geste d’ignorance. L’explication allait venir cependant quand Poliziano, du haut de la tribune, entama la lecture d’un long poème de son cru qui était censé raconter un songe de Giuliano, cela pendant que les cavaliers évoluaient gracieusement pour faire valoir leur habileté et la beauté de leurs montures :

Il lui semble voir sa dame, cruelle,

Toute sévère et arrogante de visage,

Lier Cupidon à la verte colonnette

De l’heureux arbuste de Minerve,

Armée par-dessus sa blanche robe

Et protégeant son chaste sein avec la Gorgone

Et il semble qu’elle lui arrache toutes les plumes des ailes

Et qu’elle brise l’arc et les traits du malheureux.

Mais dans son rêve Giuliano promet à Pallas de porter ses couleurs sur le champ clos et ainsi s’achève le poème qui fut fort applaudi, non sans soulagement, peut-être. Pour sa part, Fiora afin de se désennuyer observait l’étranger qui l’avait tant intriguée mais elle dut détourner souvent son regard parce que, la plupart du temps, ses yeux et ceux du Bourguignon se rencontraient, ce dont elle éprouvait une bizarre impression de gêne mêlée de plaisir secret.

Le spectacle des joutes finit par retenir l’attention de tous mais c’était plutôt un ballet bien réglé qu’un véritable combat. Les armes en étaient courtoises et le jeune Médicis vint à bout sans grande peine de presque tous ses adversaires. Deux seulement lui donnèrent du fil à retordre.

Le premier fut Luca Tornabuoni au cimier duquel était attaché le petit mouchoir blanc et or de Fiora et qui se donna vraiment beaucoup de peine pour venir à bout du plus jeune des Médicis. Sans y parvenir d’ailleurs. Comme les autres il vida les étriers et Fiora en éprouva un peu d’irritation : elle n’avait pas donné son gage à cet imbécile pour qu’il le fasse traîner dans la poussière...

Le second était inattendu. Alors que Giuliano allait être proclamé vainqueur, un cavalier dont l’armure ordinaire tranchait avec les brillants équipements des autres se présenta et alla frapper de sa lance le bouclier de Giuliano. C’était un homme jeune, laid, courtaud, noir de poil et brun de peau. En l’apercevant, Lorenzo fronça les sourcils.

– Tu arrives bien tard, Francesco Pazzi. Pourquoi n’as-tu pas fait connaître plus tôt ton désir de prendre part à la giostra ?

– Parce que je n’ai pas envie de me déguiser. Je me présente à mon heure, à moins que ce tournoi ne soit pas ouvert à tout appelant ?

– Pourquoi ne le serait-il pas ? Et si tu souhaites te mesurer à mon frère...

– A lui ou à n’importe quel autre, c’est sans importance ! Ce que je veux, c’est recevoir la couronne et le baiser de la main et des lèvres de la belle Simonetta. A moins que ses faveurs ne soient réservées exclusivement à ton frère ?

– Si tu les veux, viens les chercher, gronda Giuliano furieux. Mais tu ne les auras pas sans peine...

– C’est ce que nous verrons !

Le combat qui s’engagea n’avait plus grand-chose de courtois. Pazzi se battait avec hargne, Giuliano avec rage et cela donna lieu à quelques échanges de coups qui attirèrent les applaudissements du public. Pour sa part, Fiora fut assez satisfaite de cette lutte sans concessions car elle avait enfin effacé le demi-sourire ironique de Philippe de Selongey. Jusque-là, cet étranger avait paru considérer la superbe giostra comme un jeu d’enfants.

Enfin Pazzi mordit la poussière et se retira sous les huées de la foule auxquelles Fiora s’associa de bon cœur. Le vaincu était le beau-frère de Hieronyma, sa cousine abhorrée et elle en était venue à détester tous les Pazzi en général. De plus, ceux-ci cachaient à peine leur animosité envers les Médicis et l’on disait que Francesco avait tenté, certain jour, d’obtenir par la force les faveurs de Simonetta. Le voir vaincu était une bonne chose et Fiora en oublia presque d’avoir un peu de peine quand vint le moment que tous attendaient, le clou du spectacle qui était le couronnement du vainqueur par la reine du tournoi.

Giuliano vint s’agenouiller devant Simonetta qui posa sur sa tête une couronne de violettes avant de lui donner un baiser un peu plus long peut-être que ne l’exigeait la circonstance. Ce que voyant, la foule leur fit une ovation ; les hommes hurlaient, les femmes pleuraient d’attendrissement, les bonnets volaient en l’air et l’enthousiasme était à son comble quand un jeune homme dégringola de la tribune et vint se planter près du trône de la reine. C’était un garçon maigre avec, sur un visage osseux, des cheveux blonds indisciplinés qui ressemblaient à du chaume. Ses yeux clairs mais sévères auraient pu appartenir à un moine ou a un prophète,

– Ma sœur, dit-il calmement, ne te semble-t-il pas que ta place est au foyer de ton époux et non là où il n’est pas ?

– Seigneur ! souffla Fiora enchantée, voilà notre Amerigo descendu de ses chères étoiles...

– ... pour s’occuper de celle de Gênes, renchérit Chiara que le moindre incident ravissait toujours. Est-ce que tout n’irait pas pour le mieux chez les Vespucci pour que l’illuminé de la famille s’en mêle ?

Mais déjà le Magnifique interpellait le perturbateur :

– Retire-toi, Amerigo Vespucci ! Simonetta règne sur Florence par sa beauté et les siens devraient en être fiers. S’il n’a pas plu à Marco, son époux, de l’accompagner, nous le regrettons mais nous n’y pouvons rien.

– Il sait trop qu’il ne serait pas le bienvenu ! Je me retire donc puisque tu l’ordonnes mais j’ai tenu à ce que tu saches que la famille n’approuve pas...

Quelqu’un vint le tirer par la manche et Fiora reconnut son peintre. Sandro Botticelli et le jeune Vespucci étaient amis, la maison de l’un et le palais de l’autre étant voisins dans le quartier d’Ognissanti. Cependant Fiora et Chiara s’apprêtaient à prendre hautement le parti d’Amerigo. Leurs père et oncle entreprirent de les calmer.

– Tu devrais savoir que ces gens perdent la tête dès que l’on touche à leur idole, fit Albizzi mécontent. Quant aux Médicis, nous sommes payés pour savoir qu’ils sont rancuniers et je n’ai aucune envie d’être exilé comme mon père.

Francesco, lui, se contenta de sourire à sa fille et de l’obliger à se rasseoir car le spectacle n’était pas encore tout à fait terminé. Elle reprit donc sa place et, machinalement, regarda l’envoyé bourguignon mais elle détourna la tête aussitôt en rougissant jusqu’à la racine de ses cheveux : non seulement l’insolent se permettait de lui sourire mais, du bout des doigts, il lui envoyait un baiser...

Tandis que les chevaliers de légende, plus ou moins bosselés et salis, regagnaient en bon ordre les tentes qui les attendaient, le Magnifique faisait venir devant le trône de Simonetta, pour le féliciter, l’homme qui avait mis en scène le fastueux spectacle, dessiné les costumes et peint les décors : Andrea di Cioni, dit Verrochio. Il était alors le peintre et le sculpteur le plus célèbre de Florence et les élèves se pressaient dans son atelier d’où était sorti Botticelli.

Il vint sous les applaudissements de la foule et, n’étaient ses habits élégants, on l’eût pris sans peine pour un paysan avec sa taille courte et épaisse, sa grosse tête ronde couverte de cheveux noirs et frisés mais, auprès de lui, marchait son élève préféré qui l’avait aidé dans la préparation de la fête et celui-là grand, mince et blond attirait les regards de tous parce qu’il avait l’impassible beauté d’une statue de dieu grec. C’était Hermès revenu sur terre. Et, tandis que Verrochio se confondait en remerciements, le dieu grec reçut les félicitations du maître avec un salut, un sourire et, sans le moindre mot.

– Mon oncle, déclara Chiara, si ce jeune homme est peintre, tu devrais lui demander de faire mon portrait. J’aimerais poser pour lui...

– Jeune folle ! tu demanderas cela à ton époux quand tu en auras un. D’ailleurs, on ne sait même pas son nom...

– S’il n’y a que cela, dit Beltrami, je peux te renseigner. C’est le fils d’un notaire des environs avec qui j’ai eu, naguère, une affaire à traiter. Ce jeune homme s’appelle Leonardo... Leonardo da Vinci et Verrochio en fait grand cas. C’est un garçon étrange mais de beaucoup de talent...

– Leonardo ? Je n’aime pas beaucoup ce nom-là. Il me fait penser à ta gouvernante, fit Chiara avec un sourire moqueur.

Fiora haussa les épaules.

– Qu’est-ce qu’un nom ? D’autant que ce jeune homme est vraiment trop beau pour évoquer dame Léonarde...

La nuit venait rapidement. D’un seul coup, comme sous la baguette d’un magicien, la place s’illumina des flammes de centaines de torches. Les trompettes lancèrent vers le ciel assombri leur appel triomphant et le cortège de la reine se reforma. Lorenzo offrit sa main à Simonetta pour l’aider à descendre de son trône. Dans les lumières mouvantes la jeune femme brillait comme une étoile...

– Mes amis, lança le Magnifique de sa voix rauque, le service des dames nous réclame à présent. Allons danser !

Derrière eux, les invités quittèrent leurs places. Fiora vit alors que l’étranger la contemplait toujours.

CHAPITRE II

L’ENVOYÉ DE BOURGOGNE

– Madonna, il faut me croire, j’étais prêt à mourir plutôt que d’être vaincu sous vos yeux...

Luca Tornabuoni priait aux genoux de Fiora, assise entre une tapisserie d’Arras parfilée d’or et une crédence chargée de verreries de Venise aux couleurs chaleureuses et d’orfèvrerie précieuse, dans la plus reculée des salles du palais Médicis où la jeune fille s’était réfugiée pour trouver un peu de tranquillité... Il n’y avait là que peu de monde, la plupart des invités se tenant dans la salle voisine où une alerte romanesca entraînait les danseurs au son des violes, des harpes, des flûtes et des tambours.

Comme tous les Florentins, Fiora adorait la musique mais, ce soir, elle préférait écouter que danser, le spectacle de Giuliano menant le bal en tenant Simonetta par la main ne lui étant pas particulièrement agréable. Elle s’était donc réfugiée dans cette pièce plus paisible. Hélas, il avait fallu que ce grand dadais l’y poursuivît ! Elle le récompensa de sa protestation enflammée par un sourire acide :

– A mourir peut-être... mais pas à déplaire à monseigneur Lorenzo, fit-elle. Tout le monde savait que Giuliano devait être le vainqueur de la journée puisque l’Étoile de Gênes était reine de la giostra. Elle ne pouvait être déçue et qui déçoit Simonetta déplaît à Lorenzo...

– Êtes-vous en train de dire... que je me suis laissé battre ?

– C’est à peu près cela. Voyons, Luca, vous êtes deux fois plus vigoureux que Giuliano et vous avez une demi-tête de plus que lui ! Contre Lorenzo, je ne dis pas. Mais contre son frère, vous deviez vaincre. J’avais espéré que mon gage vous conduirait à la gloire. Comme il n’en fut rien... rendez-le-moi !

Le jeune homme appuya sa main sur sa poitrine pour mieux en défendre le précieux dépôt :

– Vous n’êtes tout de même pas aussi cruelle ?

– Je n’aime pas les vaincus. Allons, rendez-moi mon mouchoir ! Il n’est pas fait pour essuyer des larmes de regrets.

Un éclat de rire fit retourner la jeune fille. Appuyé à la tapisserie, les bras croisés sur sa poitrine toujours ornée du collier au mouton plié en deux, Philippe de Selongey considérait le couple avec un sourire narquois que la jeune fille jugea parfaitement détestable. Quand il vit que Fiora le regardait, l’envoyé de Bourgogne frappa ses mains l’une contre l’autre en un applaudissement moqueur :

– Bravo, demoiselle ! Il semble qu’en dépit de votre jeune âge vous fassiez preuve d’un singulier esprit de pénétration...

– Que voulez-vous dire ? fit Fiora avec hauteur.

– Que vous n’êtes pas dupe – pas plus que je ne le suis – de la comédie martiale qu’on nous a donnée tout à l’heure. Le décor était parfait mais les rôles bien mal tenus.

– Cela signifie quoi ? gronda Luca en marchant vers le perturbateur, ce qui permit à la jeune fille de constater que, si Tornabuoni était plus grand que Giuliano, le Bourguignon était plus grand que Tornabuoni.

– Le sens est clair, il me semble, fit Selongey avec un dédain qui fit monter le rouge aux joues de Fiora, nous avons vu un fort beau spectacle... qui ne ressemble en rien à ce qu’est un tournoi digne de ce nom.

– Qu’en savez-vous ? Nous avons combattu, il est vrai, à armes courtoises...

– Vous appelez cela armes courtoises ? Moi, je dirais plutôt armes symboliques... ou même armes inexistantes. Si vous voulez savoir ce qu’est un véritable tournoi, venez à Bruxelles, à Bruges, à Gand ou à Dijon et vous pourrez constater que nos armes courtoises pourraient servir en temps de guerre... à des gens comme vous !

La colère empourpra soudain le beau visage de Luca et, arrachant la dague pendue à sa ceinture dans une riche gaine de cuir de Cordoue, il s’élança, l’arme haute sur l’homme qui le défiait si insolemment.

– Voilà des paroles que vous allez regretter ! L’autre ne décroisa même pas les bras et considéra l’agresseur avec l’indulgent sourire que l’on réserve aux enfants ou aux irresponsables :

– Que prétendez-vous faire ? Prouver votre valeur en ce lieu, c’est-à-dire hors de propos... ou bien m’assassiner ?

– Je prétends que nous nous mesurions sur l’heure, dans le jardin de ce palais, par exemple, afin de vous montrer si je suis un enfant ou un fou ! Venez-vous ou dois-je vous frapper ?

– Vous y tenez vraiment ?

– J’y tiens... essentiellement !

– Dieu que vous êtes ennuyeux ! Vous avez tellement envie de finir la nuit dans votre lit avec un ou deux trous dans la peau ? Il me semble que, ce soir il y a mieux à faire.

– Quoi par exemple ?

– Mais... vous enivrer, par exemple. Les vins de monseigneur Lorenzo, s’ils ne sont pas de Bourgogne, sont dignes d’estime. Ou encore prier à danser quelque belle dame. Tout ce que je désire, moi, c’est que vous partiez d’ici. Voyez-vous, j’ai grande envie de prendre votre place aux genoux de cette jolie damoiselle à qui personne n’a encore consenti à me présenter...

C’était apparemment le soir des propos interrompus car une voix basse et rauque se fit entendre et la haute silhouette du Magnifique apparut soudain entre les deux hommes qui – il faut le souligner – reculèrent avec respect chacun d’un pas en ébauchant un salut :

– Voilà une lacune que je peux combler aisément, dit Lorenzo en un français parfait. Souffrez, madonna Fiora, que je vous présente le comte Philippe de Selongey, chevalier de la Toison d’or comme vous le pouvez voir et ambassadeur de monseigneur le duc Charles de Bourgogne. Quant à vous, messire Philippe, j’espère que vous apprécierez à sa juste valeur l’honneur qui vous est fait en étant admis à saluer donna Fiora Beltrami, qui est l’un des plus jolis ornements de cette ville et la fille d’un homme que je tiens en grand respect. Etes-vous satisfait ?

– Entièrement, monseigneur !

Et le salut que Philippe offrit à Fiora eût comblé une impératrice.

– Alors, faites-moi la grâce de vous faire conduire dans mon cabinet des médailles. Nous avons à parler. Voici Savaglio qui va vous y mener. Quant à vous, adorable Fiora, m’accorderez-vous la joie de danser avec vous cette piva !

L’atmosphère, si menaçante l’instant précédent, venait de s’alléger comme par enchantement. Les deux adversaires se séparaient : Philippe de Selongey pour rejoindre le capitaine des gardes du palais et Luca Tornabuoni pour offrir sa main à une jeune femme rousse qui venait d’apparaître à point nommé. Fiora se retrouva en route pour la salle de bal, sa main fine logée dans le poing du maître qui l’élevait très haut comme pour mieux faire admirer sa danseuse. Ensemble, ils allèrent prendre place en tête de la double file des danseurs tandis que les musiciens préludaient.

Les figures d’une danse qui exigeait la perfection des gestes les tinrent silencieux durant un court moment.

Fiora s’abandonnait au plaisir d’évoluer au son de la musique avec l’ardeur de sa jeunesse mais aussi avec une pointe d’orgueil. C’était assez grisant de danser avec celui que beaucoup nommaient tout bas « le prince » et d’être ainsi le point de mire de tous ces yeux. La fermeté de la main qui tenait la sienne lui communiquait une étrange assurance. Pour la première fois de sa vie, la jeune fille goûtait la joie de se sentir belle et admirée. Cela lui venait de l’expression toute nouvelle qu’elle pouvait voir dans les yeux sombres de Lorenzo. Il la regardait comme s’il ne l’avait jamais vue et sous ce regard insistant elle se sentit rougir.

– Quel âge as-tu ? demanda soudain Lorenzo.

– Dix-sept ans, monseigneur.

– Vraiment ? Je t’aurais donné davantage. Cela tient sans doute à cette façon que tu as de porter fièrement la tête et de regarder bien droit. La plupart des filles de ton âge baissent les yeux au moindre mot et j’ai toujours pensé qu’il entrait, dans cette attitude, une bonne part d’hypocrisie. Rien de tout cela chez toi ! Tu restes sereine en toutes circonstances... du moins tu en donnes l’impression.

– Parce que je ne me suis pas évanouie d’émotion lorsque le maître m’a invitée ? (Elle se mit à rire, d’un rire musical auquel le timbre chaud de sa voix donnait un charme inattendu.) Quant à ma sérénité, il n’y faut pas croire. Je sais très bien me mettre en colère. Et je sais aussi rougir...

– J’ai vu... et c’est bien joli. Ton père songe-t-il à te marier ?

– Je ne crois pas qu’il le souhaite déjà. Et moi non plus, seigneur Lorenzo, si tu veux la vérité... D’ailleurs, les filles d’ici ne se marient guère avant vingt ans.

– Quelle étrange créature tu es ! Dès l’âge de dix ans, tes pareilles rêvent d’un époux et, d’après ce que j’ai pu voir, tu ne manques pas de soupirants. Quand deux hommes sont prêts à se battre, c’est une preuve, il me semble ? Aucun d’eux ne saurait-il toucher ton cœur ?

– Aucun. D’ailleurs ce n’était pas pour moi que Luca Tornabuoni et l’étranger allaient se battre mais pour la façon dont on conçoit les tournois ici et en pays de Bourgogne...

– Quelle grossièreté ! Si j’avais su cela, je les aurais fait arrêter. A une jolie femme on ne devrait parler que d’elle. En vérité, je suis déçu.

– Pas moi, dit Fiora tranquillement. Vois-tu, monseigneur, je ne suis pas certaine d’être courtisée uniquement pour moi-même... J’entends trop parler de la fortune de mon père et je suis sa fille unique.

Le bras que Lorenzo venait de passer autour de la taille de Fiora resserra un peu son étreinte et sa voix se chargea de sévérité :

– De telles idées ne sont pas de ton âge ! Elles ne devraient jamais effleurer ton esprit. Tu ne devrais songer qu’à la joie d’être jeune et ravissante, au bonheur qui te viendra un jour, aux fêtes que te donnera l’amour. En vérité, je commence à croire qu’il n’y a pas un seul miroir digne de ce nom au palais Beltrami...

Le couple se sépara pour le salut final et Fiora reçut en plein visage le sourire narquois du Magnifique :

– Je t’en enverrai un. A présent, je te rends ta liberté, bel oiseau, et je vais où la politique m’appelle...

Les danseurs s’étaient arrêtés face aux sièges d’apparat où étaient assises Lucrezia Tornabuoni, la mère de Lorenzo et de Giuliano, grande dame imposante dans ses velours noirs givrés d’argent, et Clarissa, la rousse Clarissa Orsini, l’épouse de Lorenzo en brocart brun et toile d’or. Fiora leur offrit une révérence pleine de respect qui lui valut un double sourire puis s’éloigna, cherchant des yeux Giuliano pour voir s’il avait été témoin de ce qu’elle considérait comme son triomphe mais le jeune homme, assis sur un carreau de velours aux pieds de Simonetta qu’une guirlande de poètes entourait, ne prêtait aucune attention à la danse. Il regardait la belle Génoise qui, souvent, se penchait sur lui en souriant.

Tous deux offraient une image si parfaite de cet amour courtois cher aux romans de chevalerie que Fiora en oublia sa jalousie pour admirer, en artiste, le groupe qu’ils formaient, une symphonie de blancheur sur laquelle ressortait le scintillement des joyaux et le doux éclat des perles. Mais il y avait, dans la perfection même de la jeune femme, quelque chose de fragile qui, soudain, frappa celle qui l’observait. La peau si blanche de Simonetta semblait s’être affinée jusqu’à une certaine transparence ces derniers temps et, si le large décolleté de la robe laissait admirer la naissance de seins charmants, le dessin fragile des clavicules y paraissait plus accentué. Quant aux mains dont l’une se posait sur l’épaule de Giuliano, elles étaient d’une blancheur diaphane... Simonetta était-elle malade ?

Bien loin de se réjouir d’une idée dont la réalisation libérerait Giuliano, Fiora éprouva une brusque et profonde pitié. Le Créateur pouvait-il vraiment permettre à une maladie quelconque d’abîmer, en sa fleur, l’une de ses œuvres les plus achevées ? Simonetta était trop jeune, trop rieuse pour que l’on évoque en la regardant les ténèbres du tombeau.

La sensation d’une présence derrière elle fit retourner la jeune fille si brusquement qu’elle heurta un personnage qu’elle n’avait encore jamais vu.

– Oh ! Veuillez m’excusez ! fit-elle en français. L’homme semblait ne s’être aperçu de rien. Les yeux qu’il posait sur le couple Giuliano-Simonetta ne cillaient même pas.

– Et pourtant, dit-il, cela est inéluctable. Vous pensez, jeune fille, que monna[vi] Simonetta est trop jeune pour mourir ? Et que ce serait dommage...

– Comment pouvez-vous savoir cela ? souffla Fiora stupéfaite.

– Je ne le sais pas : je le sens, je l’entends. Il m’arrive de pouvoir entendre les pensées des gens. Quant à cette jeune femme, souvenez-vous de ce que je vous dis ce soir : elle n’a plus que quinze mois à vivre. Alors Florence sera dans l’affliction mais vous ne le verrez pas.

Une soudaine angoisse sécha d’un seul coup la gorge de Fiora.

– Pourquoi ? Est-ce que... je serai... morte, moi aussi ? Les yeux sombres de l’inconnu plongèrent dans ceux de la jeune fille et elle eut la bizarre impression qu’il pouvait lire jusqu’au fond de son âme.

– Non... mais vous le regretterez peut-être car vous serez loin et je ne crois pas que vous en serez heureuse.

– Je serai... loin ? Mais où...

Il l’interrompit d’un geste de sa main osseuse et s’écarta tout aussitôt. Fiora vit sa longue robe noire, semblable à celle que portaient les médecins, s’éloigner parmi les joyeux habits de fête mais elle put suivre son cheminement à travers les salles illuminées car c’était un homme très grand et sa tête coiffée d’un haut bonnet, frappé d’une agrafe d’or, dominait presque toutes les autres. Fiora avait envie de s’élancer derrière lui, pourtant elle en était incapable car les paroles qu’il venait de prononcer l’avaient glacée jusqu’au cœur. Il y avait là une menace imprécise qui l’épouvantait parce qu’elle échappait à l’entendement humain.

La voix familière de Chiara la tira de cette espèce d’accablement et la fit tressaillir.

– Je t’amène un malheureux qui n’ose même plus se présenter devant toi parce qu’il est persuadé que tu le méprises. Je lui ai assuré que ton cœur n’était pas aussi dur que cela.

Fiora regarda sans vraiment les voir son amie et le jeune Tornabuoni qui, tout de suite, devant la pâleur de son visage s’inquiétèrent. Chiara glissa son bras sous celui de son amie pour la soutenir.

– Que t’est-il arrivé ? Tu es malade ? Tu trembles... Va donc lui chercher un verre de vin, Luca ! Elle va s’évanouir.

Le jeune homme fonça en direction d’un des grands buffets disposés à chaque extrémité des salons non sans se retourner plusieurs fois et sans se soucier de ceux qu’il bousculait. Cependant, Chiara conduisait son amie vers l’embrasure d’une fenêtre pour l’y faire asseoir sur un banc garni de coussins. Fiora passa une main encore tremblante sur son front puis sourit au visage inquiet penché sur elle.

– Cela va mieux, rassure-toi. Je ne sais pas ce qui m’a pris, je crois que j’ai eu peur.

– Peur, toi que rien n’effraie jamais ? De quoi, grands dieux ?

– D’un homme que je n’ai jamais vu mais que tu as peut-être remarqué. Il est très grand, un peu voûté. Il a un visage brun encadré d’une courte barbe et de cheveux gris, des yeux de même couleur que son visage. Il porte une longue robe noire et un haut bonnet... Il était ici il y a un instant.

– J’ai vu, en effet, quelqu’un qui ressemble à ta description mais j’ignore son nom. Pourquoi en as-tu peur ?

– Parce qu’il m’a dit des choses terribles. Selon lui, Simonetta mourra l’an prochain. Quant à moi je serai loin d’ici et pas pour mon bonheur.

Une petite flamme s’alluma dans l’œil brun de Chiara.

– Un devin ? C’est une merveille ! Il faut absolument que je lui parle, qu’il me dise... Elle s’élançait déjà. Fiora la retint d’une main ferme.

– Reste ici ! Ce n’est pas un homme sur qui l’on peut se jeter pour lui demander l’avenir. Quand il te regarde, il te glace le sang. Et je t’en prie : pas un mot sur ce que je t’ai confié. Chiara s’inclina mais, à sa mine, Fiora vit bien qu’elle n’était pas convaincue. Heureusement Luca revenait avec un verre de vin de Malvoisie dont Fiora n’avait d’ailleurs aucune envie mais dont elle but tout de même quelques gouttes pour faire plaisir à son amoureux qui la couvait avec des yeux de chien fidèle, heureux de constater qu’un peu de rose revenait aux joues de la jeune fille.

– Cela va mieux, n’est-ce pas ? A présent quels ordres...

– Essaye de savoir qui est certaine personne qui nous intéresse fort ! dit Chiara qui tenait à son idée.

– Quelle personne ?

La jeune fille se lançait dans une description aussi fidèle que possible, car elle était de seconde main, Fiora l’arrêta :

– Ne te fatigue pas ! Je le vois qui parle, là-bas, avec messer Petrucci...

Luca se retourna, regarda dans la direction indiquée et fronça les sourcils.

– Le gonfalonier est la dernière personne avec qui ce sorcier devrait avoir plaisir à s’entretenir. C’est lui qui ouvre le chemin qui conduit au bûcher...

– Un sorcier ? Et tu le connais ?

– Je ne le connais pas, je sais qui il est, précisa Luca avec hauteur ! Ce n’est pas la même chose...

– Peu importe ! Parle, puisque tu sais, au lieu de nous laisser griller.

– Joli mot lorsqu’il s’agit d’un adorateur du diable ! ricana le jeune homme. Eh bien, sachez, belles curieuses, que cet homme s’appelle Démétrios Lascaris. C’est un médecin grec et mon cousin Lorenzo le tient en grande estime à cause de son savoir. Il espère que ce Lascaris, qui prétend descendre des empereurs de Byzance, lui fera recouvrer l’odorat dont il est privé[vii] et il lui a fait présent d’une maison près de Fiesole. Mais on dit qu’il s’y passe d’étranges choses... que l’on y évoque le diable !

La voix de Luca avait baissé de plusieurs tons à mesure qu’il parlait et finit en un chuchotement dramatique. Ce qui eut le don d’agacer Fiora :

– Nous avons une villa[viii] à Fiesole et nous n’avons jamais entendu quoi que ce soit sur ce médecin grec. Dès qu’un homme sort de l’ordinaire, c’est étonnant ce que l’on trouve à clabauder sur lui...

Au prix de sa vie, elle eût été incapable de dire la raison qui la poussait à prendre tout à coup la défense d’un homme qui l’avait si fort effrayée un instant plus tôt. Peut-être parce que élevée par son père à l’école de la philosophie grecque, elle trouvait choquants ces commérages teintés de superstition. L’homme était extraordinaire, cela ne faisait aucun doute, et il semblait posséder un don étrange de divination. Mais de là à l’assimiler à l’un de ces sorciers délirants comme il en fleurissait dans certains villages autour de Florence, il y avait une traite !

– Peut-être vaut-il mieux ne pas colporter ce genre de bruit, ajouta-t-elle. Je serais fort étonnée que monseigneur Lorenzo dont la raison est si claire et l’esprit si profond fasse cas d’une quelconque créature démoniaque !

– Quelle mouche te pique ? protesta Chiara. Regarde ce malheureux que tu ne cesses de maltraiter ! Il en a les larmes aux yeux...

– Alors qu’il me pardonne. Je suis nerveuse, ce soir, un peu irritable peut-être, dit Fiora en se levant. Il y a des jours, comme cela, où rien ne saurait me plaire.

– Le malheur, soupira Luca, c’est que je tombe toujours sur ces jours-là !

Fiora se mit à rire et pour consoler un peu son malencontreux adorateur elle lui caressa la joue du bout du doigt :

– Platon dit que personne n’échappe à sa destinée ! Le bonsoir à vous deux ! Allez donc danser ensemble cette calata que les musiciens attaquent ! Moi je vais rejoindre mon père et le prier de me ramener à la maison... Je suis fatiguée !

La légèreté avec laquelle Fiora virevolta sur ses talons démentait ces dernières paroles mais Chiara aussi bien que Luca savaient qu’il était inutile d’essayer de la retenir quand elle n’en avait pas envie. Avec le même soupir mais des sentiments différents, ils regardèrent sa robe de brocart nacré glisser entre les groupes et quitter la salle des fêtes.

– Eh bien, soupira le jeune Tornabuoni, allons danser puisqu’elle le veut !

– C’est ce que l’on peut appeler une invitation galamment formulée, fit Chiara avec une grimace moqueuse. Après tout, pourquoi pas ? Faire cela ou peigner la licorne, c’est toujours une façon de passer le temps !

Fiora trouva Francesco Beltrami dans la salle de musique. Debout, près de la cheminée où des esclaves noirs ne cessaient d’ajouter des bûches odorantes, il causait avec Bernardo Bembo, l’ambassadeur de Venise, qu’il avait déjà rencontré plusieurs fois lors de séjours au bord de l’Adriatique. Lorsque Fiora s’approcha, c’était ce dernier qui parlait et elle n’osa pas l’interrompre.

– Depuis que le pape Pie II est mort à la peine en essayant de lancer une croisade contre les Turcs, Venise lutte seule face à l’infidèle qui l’a dépossédée de presque toutes ses colonies de Grèce ou d’Asie Mineure. Personne ne semble apprécier à sa juste valeur le danger que fait courir à l’Occident un sultan de la trempe de Mahomet II. Ni le pape Sixte IV uniquement occupé à bâtir dans Rome et à pourvoir richement ses neveux, ni Ferrante de Naples, ni le Sforza de Milan, ni bien sûr Gênes qui se frotte les mains en dénombrant nos pertes en terres, en hommes et en navires. Tout le monde veut oublier que Mahomet à conquis Byzance et que l’étendard du Prophète flotte aussi sur le Parthénon, que seule la largeur de l’Adriatique protège les Etats du pape de la menace des Turcs dont les armées, voici deux ans, ont poussé une pointe jusque dans le Frioul.

– A cette époque, pourtant, Venise donnait une preuve éclatante de courage et de puissance en repoussant l’ennemi des murailles de Scutari, qui se trouvent juste sous son nez.

– Sans doute ! Loredano, avec seulement deux mille cinq cents des nôtres, a rejeté dix mille Turcs à la mer. Mais ce n’est qu’un point entre mille et qui sait si, à l’heure où nous parlons, Scutari est encore à nous ? Les croisières turques attaquent nos navires presque devant les passes du Lido. Et malheureusement notre doge, Pietro Mocenigo, s’il n’a que soixante-huit ans, est affaibli par les nombreuses blessures reçues dans les batailles contre les corsaires ou les janissaires de Mahomet. Il ne durera guère alors qu’il nous faudrait un chef jeune et plein de vie.

– Soit, mais vos marins sont sans rivaux et vous avez en Bartolomeo Colleoni le plus grand condottiere d’Italie...

Un nuage passa sur le visage de Bembo :

– Le Colleoni vient de mourir dans son château de Malpaga. L’éclat de sa renommée était tel qu’il faisait oublier son âge.

– Etait-il si vieux ?

– Il allait avoir soixante-quinze ans. J’ajoute qu’il a légué à la République une somme de cent mille ducats d’or afin que, mort, il puisse participer encore à la guerre contre les Turcs. Mais il a mis une condition à sa générosité : Venise lui élèvera une statue sur la place San Marco...

– Peste ! fit Beltrami en riant, en plein cœur de Venise !

– Nous avons tourné la difficulté : la statue s’élèvera sur la place de la Scuola di San Marco. Et si je suis ici c’est, sans doute, pour demander l’alliance de monseigneur Lorenzo pour nous aider à protéger nos possessions de terre ferme au cas où le Turc s’en approcherait mais aussi pour passer commande de cette statue équestre à votre plus grand sculpteur, le Verrochio. Si Florence veut bien l’y autoriser !

– L’un comme l’autre en seront certainement ravis. Le ton de Beltrami changea subitement en même temps qu’il attirait à lui Fiora qui se tenait à deux pas en arrière attendant que la conversation fût achevée.

– Quant à cette jeune personne dont vous remarquez certainement qu’elle nous écoute, illustrissime seigneur, souffrez que je vous la présente : ma fille unique, Fiora.

Le visage du Vénitien s’éclaira tandis que la jeune fille lui offrait une gracieuse révérence.

– J’avais en effet remarqué que l’on nous écoutait mais la curieuse est si belle que je me sentais des distractions. J’espère n’avoir pas dit de bêtises.

– Soyez assuré du contraire. Que veux-tu, fillette ? Pourquoi n’es-tu pas à danser après cet honneur que monseigneur Lorenzo vient de t’accorder ?

– Justement parce que après lui aucun danseur ne saurait plus me convenir... Puis, plus bas, elle pria : Père, je voudrais rentrer...

La note pressante qui vibrait dans la voix de sa fille fit comprendre à Francesco qu’elle n’obéissait pas à un simple caprice.

– Comme tu voudras mais accorde-moi encore quelques instants. Nous partirons dès que monseigneur Lorenzo en aura fini avec le Bourguignon. Il se consacrera alors au seigneur Bembo que voici.

Il achevait à peine sa phrase que le Magnifique reparut, en compagnie de Philippe de Selongey. Lorenzo était souriant, affable à son habitude mais le Bourguignon était rouge et ses yeux étincelaient comme sous l’empire d’une colère difficilement contrôlée. Tous deux s’avancèrent assez pour qu’il fût possible d’entendre ce qu’ils se disaient.

– Ce que je vous ai dit ne change rien au fait que vous êtes mon hôte, seigneur comte ! Vous êtes jeune et l’heure est au plaisir des dames.

La voix de Philippe de Selongey sonna comme tout à l’heure les trompettes dans le champ clos ;

– Grand merci, monseigneur, mais je ne saurais me rendre au bal. Comme je vous l’ai dit, le duc Charles, mon noble maître se bat et, avec lui, la Bourgogne tout entière est en guerre. Je suis un soldat, non un dameret, et puisque nous n’avons plus rien à nous dire, souffrez que je me retire...

– Comme il vous plaira. Nous nous reverrons.

– Est-ce bien utile ? fit Selongey avec arrogance.

– Sans doute. Ne convient-il pas que je vous remette une lettre pour le Grand Duc d’Occident puisqu’il m’a fait l’honneur de vous adresser à moi ? Une lettre... et un gage d’admiration.

– D’admiration ? Mon maître n’en a que faire dès l’instant où il n’obtient pas ce qu’il demande. Le Milanais s’est montré plus avisé en écoutant les propositions de la duchesse Yolande de Savoie, alliée de la Bourgogne.

– Contre son propre frère le roi de France ? La voix de Médicis s’était faite soudain coupante. Une princesse peut sans doute renier les racines du sang aux applaudissements de tous. Moi, je reste fidèle à mes alliances familiales. Souvenez-vous que mes armes portent les fleurs de lys ! Il est vrai, ajouta-t-il avec un mince sourire où entrait une part de dédain, il est vrai que Bourgogne les porte aussi mais ne s’en soucie guère... Je vous souhaite la bonne nuit, messire de Selongey ! Ah ! seigneur Bembo, je vous cherchais ! M’accompagnerez-vous, s’il vous plaît ?

Les deux hommes se dirigèrent vers la salle des fêtes. Fiora et son père n’avaient pas bougé pour ne pas gêner le départ de l’ambassadeur bourguignon. Comme tous les escaliers des palais florentins, celui de la superbe demeure médicéenne était étroit et raide. Mais Philippe de Selongey ne bougeait pas. Les poings serrés, il luttait visiblement contre l’envie de suivre Lorenzo et, peut-être, de tirer une vengeance aussi brutale qu’immédiate des paroles dédaigneuses qui venaient d’être prononcées. Il se retint, haussa les épaules et se contenta de lancer assez fort pour être encore entendu du Magnifique :

– Tout n’ira pas toujours à votre plaisir, seigneur Lorenzo ! Quand monseigneur Charles aura vaincu les croquants suisses et fait de la Bourgogne le royaume qu’elle était jadis, vous vous apercevrez de ce que pèse sa colère !

D’un geste, il appela deux hommes qui attendaient dans un coin de la salle et qui faisaient sans doute partie de son escorte. Il allait s’éloigner quand il aperçut les Beltrami et vint droit à eux. Un sourire éclaira son visage, si dur l’instant d’avant :

– Damoiselle Fiora vous êtes tout juste celle que je souhaitais voir avant de quitter ce palais. J’avais dans l’idée, sinon de danser, ce que je ne saurais faire, du moins de causer avec vous un moment. Je crois que je vais différer un instant mon départ.

Il offrait son poing fermé afin que Fiora y posât sa main. Beltrami le repoussa doucement.

– Ne différez pas, messire ! Vous venez de prononcer telles paroles qui rendent votre présence peu souhaitable dans cette demeure. Quant à ma fille, je vois mal quel sujet de conversation vous pourriez avoir avec elle ?

– Mais... toutes ces choses charmantes qui peuvent intéresser une jeune fille et peut-être aussi apprendre d’elle pourquoi son visage m’est presque familier. Il me semble l’avoir déjà rencontrée sans pouvoir dire où ni quand... Ce qui me couvre de honte. Pareille beauté ne saurait s’oublier.

Fiora ouvrait déjà la bouche pour dire que le chevalier avait sans doute rencontré autrefois sa mère, Beltrami ne lui en laissa pas le temps.

– Vous êtes victime d’une illusion, messire. Ma fille n’a que dix-sept ans et n’a jamais quitté ce pays. A moins qu’il ne s’agisse d’un stratagème... souvent employé pour lier conversation avec une inconnue qui vous plaît ! Le bonsoir, messire ! Nous partons.

La voix était courtoise mais le ton sans réplique. Selongey n’insista pas et s’écarta en saluant pour livrer passage au père et à la fille. A la dérobée, Fiora saisit son regard, à la fois songeur et interrogatif. Elle n’éprouva pas, cette fois, l’irritation ressentie à leurs précédentes rencontres mais au contraire une curieuse impression de regret comme cela arrive lorsque l’on doit laisser inachevée une chose intéressante. Toutefois, elle était trop respectueuse des volontés paternelles pour les discuter... autrement que dans l’intimité.

Au bas de l’escalier, ils retrouvèrent leurs serviteurs qui les attendaient pour les escorter jusqu’à la maison avec des torches. Cette nuit-là, il n’était guère besoin d’éclairage car les rues de la ville étaient brillantes de lumières et pleines de musique et de joie. On festoyait jusque sur les places où, sur l’ordre de Lorenzo, on régalait le popolo minuto, le petit peuple et, partout, chanteurs et baladins entraînaient les chœurs ou bien faisaient admirer leurs tours. La nuit étendue sur Florence en fête était belle et étoilée...

Devant les portes de bronze du Baptistère dont les personnages dorés semblaient s’animer sous les lumières dansantes, une bande joyeuse d’étudiants, d’apprentis et de filles enveloppa soudain le négociant et sa fille d’une ronde qui les isola un instant de leurs serviteurs :

– Il tombe des caresses[ix], cette nuit, messer Francesco, s’écria, aussitôt repris en chœur par les autres, l’un des garçons. Il n’est pas encore l’heure de rentrer mais de danser...

– Je n’ai plus l’âge de danser, mes amis, lança Beltrami avec bonne humeur, et ma fille est fatiguée...

– Fatiguée ? Avec ces yeux-là ?

Un garçon, qui portait un luth sur le dos, s’était détaché de la ronde. Il venait mettre un genou à terre devant Fiora amusée et chantait :

Ô rose cueillie sur la verte branche,

Tu fus plantée dans un jardin d’amour...

La chanson était célèbre. Tous la reprirent en chœur et Fiora, souriante, tendit sa main au jeune chanteur qui la baisa. En même temps, Beltrami ouvrait sa bourse, en tirait une poignée de pièces qu’il lança dans le cercle :

– La nuit est encore longue, enfants ! Tirez-en le plus d’amusement possible à notre santé !

On l’acclama et les pièces furent vite ramassées, après quoi toute la bande, au son des luths, des flûtes et des tambourins, escorta le père et la fille jusqu’à leur palais où, sur la permission du maître, les valets porte-torches offrirent à boire avant de repartir danser avec les autres jusqu’au lever du jour. Fiora et son père montèrent chez eux et Beltrami, ayant exprimé l’intention de travailler dans son studiolo sur un manuscrit grec récemment acheté, Fiora l’y suivit. Songeuse, elle s’approcha du portrait dont elle releva le voile pour le regarder encore.

– Ce n’est pas l’heure ! reprocha doucement Francesco. Tu devrais aller dormir...

– Je t’en prie, père, laisse-moi la contempler encore un peu ! Songe que je viens seulement de la découvrir ! Tu ne m’as seulement jamais dit son nom.

– Je t’ai dit qu’elle s’appelait Marie.

– Tant de femmes s’appellent Marie ! C’est insuffisant.

– Il faudra pourtant que cela te suffise pour le moment. Plus tard je te dirai...

– Dans ta bouche cela signifie de nombreuses années, n’est-ce pas ? Et moi je voudrais tant savoir... Cet étranger, ce... Philippe de Selongey, ajouta-t-elle en rougissant soudainement, pourrait-il l’avoir connue ?

– En admettant que ce soit possible, il devait être bien jeune alors...

– Pourtant, cette ressemblance dont il parlait ? Beltrami enferma entre les deux siennes les mains de

Fiora.

– N’insiste pas, mon enfant ! Tu ne me feras pas dire ce que je veux garder pour moi et tu me peineras ! Va dormir, à présent ! D’ailleurs, voici donna Léonarda qui vient te chercher...

La porte venait en effet de faire entendre le grattement habituel à la gouvernante. Elle entra aussitôt.

– Je ne vous attendais pas avant les petites heures du matin. Que s’est-il passé ?

– Rien, c’est moi qui ai voulu rentrer. Je ne m’amusais pas autant que je l’avais espéré, dit Fiora.

– Monseigneur Lorenzo a dansé avec elle et elle se plaint !

Mais Léonarde n’écoutait plus. Elle avait aperçu le portrait que Fiora avait déplacé tout à l’heure pour qu’il soit mieux éclairé par les flammes de la cheminée. Au bout d’un instant, ses yeux agrandis se tournèrent vers Beltrami :

– D’où tenez-vous cette image ? demanda-t-elle d’une voix blanche.

– On me l’a peinte en prenant la ressemblance de Fiora. C’est étonnant n’est-ce pas ?

Il eut un petit rire faussement désinvolte mais Léonarde n’entendait toujours pas.

– Pourquoi avoir fait cela ?

– Simplement parce que je le désirais. N’est-ce pas suffisant ?

Un énorme soupir qui évoquait le bruit d’un soufflet de forge s’échappa de la poitrine de la gouvernante :

– Vous êtes seul juge, messer Francesco, mais vous me permettrez de dire que je n’aime pas cela. C’est tenter le destin... et même le diable que de prendre à un visage vivant la ressemblance avec un autre qui ne l’est plus. Si l’enfant allait...

– Sornettes que tout cela ! Allez-vous mettre de telles idées dans la tête d’une fille qui n’a déjà que trop d’imagination... et de curiosité ? Elle a dit être fatiguée : emmenez-la dormir !

Fiora, qui avait suivi le court dialogue avec l’attention que l’on devine, alla présenter son front au baiser de son père puis se laissa emmener sans protestation, mais le trouble de Léonarde ne lui avait pas échappé et, une fois dans sa chambre, tandis que Khatoun, mal réveillée, et la gouvernante la déshabillaient pour la mettre au lit, elle demanda brusquement, en français, pour être comprise de la seule Léonarde :

– Vous non plus, vous ne voulez rien dire ?

– A quel propos ?

– A propos de ma mère. Pourquoi n’ai-je le droit de connaître que son prénom ?

– C’est bien suffisant quand vous priez pour elle. Si votre père ne dit rien, c’est qu’il a ses raisons. Essayez de dormir à présent !

– Je n’ai pas sommeil et je pense que l’histoire de ma mère est une histoire terrible.

– Qu’est-ce qui a pu vous mettre cela dans la tête ?

– Ce que mon père a fait ce matin...

Et elle raconta ce qui s’était passé dans le studiolo quand Francesco avait voulu lui démontrer qu’elle était aussi belle que celle dont il avait voulu perpétuer le souvenir.

– J’ai remarqué une tache brune sur la dentelle, et mon père a dû convenir que c’était du sang. Le sang de ma mère ! Ne pouvez-vous me dire comment elle est morte ?

Léonarde qui, pendant le récit avait donné des signes d’agitation, se signa à plusieurs reprises :

– Non ! ... non, ne comptez pas sur moi ! Je vous dirai seulement ceci : votre mère était une douce et adorable créature que le malheur a poursuivie tout au long de son existence. L’amour que votre père lui a voué est le seul beau présent que lui ait fait la destinée. C’est pourquoi nous ne cesserons jamais de prier pour elle. Dormez à présent !

Empoignant les rideaux de damas blanc du lit, elle allait les fermer quand Fiora l’en empêcha :

– Vous savez bien que je n’aime pas dormir enfermée. Et j’ai encore quelque chose à dire : ce soir, au palais Médicis, un homme étrange m’a fait une prédiction.

– Voilà bien une autre affaire ! Quelle prédiction ? Elle la lui répéta, ajoutant ;

– Votre amie Colomba, qui sait toujours tout, doit avoir entendu parler de ce Démétrios Lascaris ? J’aimerais bien savoir ce qu’elle en pense.

– Certainement aucun bien ! bougonna Léonarde. Ce ne peut être qu’un charlatan et un mauvais homme ! Aller mettre des idées pareilles dans la tête d’une enfant comme vous ! J’espère bien que vous n’en croyez pas un mot ? Quant à monna Simonetta, tout Florence sait qu’elle n’est pas si bien portante. Qu’un médecin soit capable de voir plus loin, c’est possible, mais il n’avait pas à vous mêler à ses folies. Où pourriez-vous être l’an prochain, grands dieux, sinon ici ou à Fiesole ? ... A moins que votre père n’ait décidé de vous emmener dans l’un de ses voyages auquel cas vous aurez peut-être le mal de mer ? Il ne faut pas chercher plus loin, puisque le maître ne veut pas vous marier de sitôt.

– Vous croyez ? fit, avec soulagement, Fiora qui n’avait pas pensé à cette éventualité.

– Bien sûr, mon oiseau bleu. Oubliez tout cela ! Demain, je dirai à messer Francesco de veiller d’un peu plus près aux gens qui vous approchent quand je ne suis pas avec vous...

Renvoyant Khatoun, qui bâillait sans arrêt, au lit de coussins et de fourrure qu’elle occupait dans un coin de la grande chambre, Léonarde éteignit les chandelles, ne laissant qu’une veilleuse d’huile parfumée au chevet du lit. A la demande de Fiora, elle avait laissé la fenêtre à demi ouverte sur l’air frais de la nuit.

Étendue dans son grand lit, Fiora, qui n’était pas d’une piété extrême, marmotta une courte prière puis, sentant le sommeil alourdir ses paupières, ferma les yeux.

Elle les rouvrit presque aussitôt. Un bruit sec de verre cassé suivi d’un choc sourd la dressa sur son séant puis la fit glisser de son lit. Quelque chose avait heurté le battant de sa fenêtre entrouverte, brisant l’un des petits carreaux et ce quelque chose était tombé sur le tapis.

A l’aide de sa veilleuse, Fiora découvrit une pierre autour de laquelle un morceau de papier était lié, bien serré. Le cœur battant soudain la chamade, elle la ramassa puis jeta un coup d’œil vers Khatoun mais la petite esclave n’avait rien entendu et dormait à poings fermés, roulée en boule dans son nid de coussins.

Fiora revint s’asseoir sur son lit, remit la veilleuse à sa place, rompit avec ses dents le lien qui retenait l’étrange message puis le déplia et le lut. Il ne contenait que peu de mots :

« Demain je vous attendrai durant toute la matinée dans l’église Santa Trinita. Ne pourriez-vous venir y prier ? Il faut absolument que je vous parle ! » Et c’était signé : Ph. de S.

Rouge et confuse comme si l’envoyé bourguignon était entré lui-même dans sa chambre, Fiora tourna et retourna le morceau de papier entre ses doigts sans trop démêler si elle était plus furieuse que troublée. Que cet inconnu eût l’audace de lui donner un rendez-vous la scandalisait mais, sans bien s’en rendre compte, elle éprouvait une sorte de fierté mêlée d’excitation devant cette espèce d’aventure qui se présentait à elle. Une aventure comme -elle l’avait appris en entendant bavarder Léonarde et Colomba – il en arrivait à certaines jeunes femmes et jeunes filles de la ville. La question était de savoir si elle irait ou n’irait pas à Santa Trinita. L’église était toute proche et elle savait pouvoir y aller en la seule compagnie de Khatoun. Léonarde, elle, s’y rendait régulièrement chaque matin pour la petite messe de l’aube et ne jugeait pas utile d’y retourner lorsque, par extraordinaire, Fiora se sentait d’humeur pieuse et disposée à entendre un office un autre jour que le dimanche et les grandes fêtes. La jeune fille ne savait pas, dans sa candeur, que, poser la question de cette façon, c’était déjà y répondre et quand, enfin, elle s’endormit après avoir brûlé le papier mais déposé la pierre là où elle l’avait ramassée, elle avait choisi de se rendre à la rencontre de Philippe de Selongey.

Ladite pierre et la fenêtre abîmée intriguèrent dame Léonarde quand elle les découvrit le lendemain matin. Les airs innocents des deux filles – bien joués de la part de Fiora mais tout à fait authentiques chez Khatoun qui n’avait rien vu ni rien entendu – la convainquirent d’attribuer l’incident à un quelconque ivrogne comme il en fleurissait des centaines durant les nuits de fête. Évidemment, elle n’était pas assez simple pour ignorer qu’une pierre lancée par la fenêtre était un moyen connu de faire parvenir un message mais elle pensa qu’en ce cas Fiora eût fait disparaître la pierre aussi bien que le billet. Et elle se rassura tout à fait en pensant que l’expéditeur, s’il s’agissait d’un galant, ne pouvait être que Luca Tornabuoni ou l’un des autres admirateurs de la jeune fille. Auquel cas, il n’y avait pas grand mal.

– J’enverrai réparer cette fenêtre tout à l’heure quand vous aurez pris votre bain.

– S’il vous plaît, dame Léonarde, faites-le préparer tout de suite. Je voudrais aller entendre messe à Santa Trinita.

– Est-ce que vous êtes souffrante ?

– Si j’étais souffrante, dame Léonarde, je resterais au lit, dit Fiora avec une grande dignité. Mais après tout ce qu’il m’est arrivé hier, je pense qu’il me faut aller prier.

Léonarde n’insista pas mais, ses soupçons éveillés par cette soudaine crise de piété chez une fille qui semblait priser davantage Platon, Hésiode ou Sophocle que les évangélistes, elle se promit – en riant sous cape car si la petite commençait à s’intéresser à un autre garçon que Giuliano de Médicis c’était plutôt une bonne chose – de la surveiller sans en avoir l’air. Et elle envoya Khatoun veiller au bain.

Une heure plus tard, enveloppée d’un grand manteau brun à capuche fourré de menu-vair[x] car le temps avait brusquement fraîchi, Fiora trottait vers Santa Trinita, Khatoun sur ses talons portant un coussin et un livre d’heures. A la mort de sa mère, la jeune Tartare avait été baptisée sous le vocable de Doctrovée qui était la sainte de ce jour-là mais personne ne l’avait jamais appelée comme cela. Khatoun elle était, Khatoun elle restait mais grâce à ce baptême elle pouvait accompagner Fiora dans ses dévotions à l’église.

Santa Trinita, devant laquelle chaque année les dames et les demoiselles de Florence célébraient le retour du printemps, était une sévère et noble église gothique qui eût été sombre sans les nombreux cierges qui brûlaient, dans les différentes chapelles. Sous les voûtes décorées à fresques par Baldovinetti, ceux-ci formaient de grands bouquets de lumières que reflétaient les ors des autels.

Une messe commençait dans le chœur et Fiona décida de la suivre avant d’entendre ce que le chevalier bourguignon avait à lui dire de si important. Elle avait d’ailleurs remarqué tout de suite en entrant sa haute silhouette sombre plantée dans la deuxième chapelle à gauche du chœur devant les fresques de Giovanni da Ponte. Le nez levé vers le magnifique tombeau Federighi sculpté jadis par Luca della Robbia, Selongey semblait en étudier chaque détail avec l’attention d’un connaisseur mais Fiora, hypocritement abritée sous son capuchon, vit qu’il jetait de rapides regards à chaque personne qui entrait dans l’église. Alors, elle découvrit suffisamment son visage pour qu’il la reconnût mais ne fit pas mine de l’avoir aperçu et alla s’agenouiller au plein milieu de la nef, un peu en retrait des quelques personnes qui se trouvaient là... Jamais sans doute messe fut suivie si distraitement. Fiora ne priait pas, n’écoutait qu’à peine, uniquement consciente de cette présence qu’elle sentait derrière elle. Elle savait, sans avoir eu besoin de tourner la tête, que cet homme, encore ignoré vingt-quatre heures plus tôt, était là, tout près et elle en éprouvait un trouble qu’elle ne s’expliquait pas mais qu’elle subissait sans déplaisir... Khatoun qui, elle, n’avait aucune raison de ne pas se retourner, lui chuchota :

– Il y a un beau seigneur juste derrière nous et il n’arrête pas de te regarder, maîtresse !

– Je sais, souffla Fiora. Il nous parlera tout à l’heure mais il ne faudra le dire à personne. Tu promets ?

Sans souci de la sainteté du lieu, Khatoun cracha par terre en étendant la main ce qui était sa façon de prêter serment depuis qu’elle avait vu deux mariniers de l’Arno agir ainsi. Fiora ne put s’empêcher de sourire mais distingua nettement un rire étouffé derrière son dos.

Un rire qui d’ailleurs s’étrangla et s’acheva en une brève quinte de toux.

L’office tirait à sa fin. Manié vigoureusement par un jeune diacre aux cheveux en désordre, l’encensoir jeta quelques éclairs et dispensa d’épaisses volutes de fumée odorante qui emplirent le chœur d’un brouillard où s’estompèrent la chasuble diaprée du prêtre et les précieux objets du culte cependant qu’à genoux Fiora poursuivait une prière plus apparente que réelle. Une voix assourdie lui parvint :

– Je vous attends près du bénitier...

Elle inclina légèrement la tête mais ne bougea pas, s’offrant le plaisir bien féminin de faire patienter un peu plus longtemps l’homme qui l’avait si cavalièrement invitée à venir le rejoindre. Cela lui permit d’attendre que l’église se fût vidée presque entièrement. Il ne restait plus que le bedeau occupé à éteindre les cierges des grands candélabres avec un éteignoir à long manche quand, sur un dernier signe de croix, Fiora se releva enfin. A pas comptés, elle remonta lentement, lentement vers le portail puis, soudain, obliqua pour rejoindre celui qui l’attendait dans l’ombre d’un pilier.

Dès qu’elle fut auprès de lui, Selongey la saisit par la main et l’entraîna vers la chapelle la plus proche qui était aussi celle où il y avait le moins de lumière.

– Cette fille qui nous suit ? demanda sèchement le Bourguignon sans se soucier d’une quelconque formule de politesse. Suffoquée de tant d’impertinence, Fiora commença par libérer sa main :

– C’est Khatoun, mon esclave. Et ne comptez pas que je l’éloigne : elle ne me quitte jamais !

– Une esclave ? Vous en êtes encore là et vous me dites cela tranquillement dans une église ? Quel genre de chrétiens êtes-vous donc ?

– Je ne pense pas que vous ayez des leçons à nous donner sur ce chapitre. Nos esclaves sont, paraît-il, mieux traités que vos domestiques ou vos paysans. Comme nous les payons cher nous les soignons bien !

– Vous êtes véritablement des gens incroyables et...

– Brisons-là, messire ! Vous ne m’avez pas fait venir ici, ce matin, pour disputer de nos us et coutumes ? C’est un chapitre sur lequel je ne souffre pas critiques.

– Pardonnez-moi ! Je ne désirais pas vous froisser. Ce que je souhaitais, c’était d’abord vous poser une question, si vous le permettez.

– Tout dépendra de la question, dit Fiora, toujours sur la défensive. Elle se tenait très droite devant son interlocuteur, son regard fier planté dans celui de Philippe qui soudain sourit et murmura d’une voix changée :

– Vous avez des yeux transparents. Il doit être possible d’y lire les moindres mouvements de votre âme...

– Cela non plus ne méritait pas un dérangement... Alors, cette question ? Si, du moins vous en avez réellement une...

– J’en ai une. On m’a dit que votre mère n’était pas d’ici mais une noble dame étrangère.

Je savais que les langues marchaient vite ici, protesta

Fiora, mais j’ignorais que ce fût à ce point ! Vous venez tout juste d’arriver.

– Et je vais bientôt repartir mais il faut si peu de temps pour s’intéresser à quelqu’un ! ... au point de chercher à tout savoir de ce qui le touche. Si je vous demande le nom de votre mère c’est à cause de cette ressemblance que vous avez avec l’un de mes souvenirs de jeunesse. Lorsque j’avais une douzaine d’années, j’étais page de monseigneur le comte de Charolais devenu depuis duc de Bourgogne.

– Je vous en prie, continuez !

– Monseigneur Charles avait alors pour écuyer un jeune homme très beau... et très triste. Il souriait rarement et c’était grand dommage car son sourire était charmant... tout à fait comme le vôtre. Je n’ai jamais oublié ce garçon qui, d’ailleurs, a disparu brusquement. Il s’appelait Jean de Brévailles, de bonne noblesse bourguignonne mais de peu de fortune. Vous lui ressemblez d’étrange façon, autant qu’une jeune fille peut ressembler à un garçon.

– Et vous avez pensé, apprenant mon histoire, que ce jeune homme était peut-être de ma famille ?

– En effet. C’est pourquoi je vous ai demandé le nom de votre mère au risque de vous paraître indiscret.

– Je vous le dirais volontiers si seulement je le savais mais mon père, soucieux sans doute de préserver ses souvenirs... et peut-être l’honneur d’une famille puisque je suis née hors mariage, n’a jamais voulu me le dire. Je ne sais qu’une chose : elle s’appelait Marie.

Le silence si particulier des églises vides dont les murs opposent autant de frontières infranchissables aux bruits du dehors, silence fait de la majesté divine et du vide énorme qu’abritent les voûtes où le moindre bruit s’amplifie et résonne, ce silence s’établit entre les deux jeunes gens. Reprise par l’émotion éprouvée la veille, Fiora revoyait le doux visage d’une jeune femme blonde, Philippe, lui, regardait Fiora.

De l’autre côté du pilier où elle était restée par discrétion, Khatoun toussa et l’église parut tousser après elle. Fiora, tirée de sa songerie, frissonna et, resserrant autour d’elle les plis de son manteau, leva les yeux vers le chevalier et vit qu’il la regardait toujours sans qu’il fût possible de deviner seulement sa pensée. Son visage brun semblait figé et dans le pli sarcastique de sa bouche, la jeune fille crut lire du dédain.

– Ne vous a-t-on pas dit que mon père n’était pas l’époux de ma mère ? Alors voilà qui est fait. Je suis bâtarde, pour parler plus brutalement. J’ajoute que, chez nous, cela n’a pas beaucoup d’importance. Il est vrai, ajouta-t-elle avec un demi-sourire, que nous sommes, nous autres Florentins, des gens étranges, des demi-sauvages...

Son ironie irrita Selongey.

– Ne dites donc pas de sottises ! Je n’ai jamais rien dit de semblable. D’ailleurs, dans nos grandes familles, la bâtardise n’est pas non plus une marque infamante. Seul compte le sang du père. Ainsi le meilleur capitaine de monseigneur Charles est-il son demi-frère, beaucoup plus âgé que lui d’ailleurs : le Grand Bâtard Antoine...

Cette fois Fiora sourit gaiement, creusant des fossettes dans ses joues et montrant l’humide blancheur de ses dents parfaites.

– Ce n’est pas la peine de prendre un ton furieux pour dire cela, messire. Et, puisque nous sommes d’accord, souffrez que je me retire à présent. Ma gouvernante pourrait trouver la messe un peu longue...

– Etes vous si surveillée ?

– Je le suis autant que doit l’être une fille de mon âge et de ma condition, dit Fiora sévèrement. Vous ne devriez pas y trouver à redire.

– Aussi n’est-ce pas mon propos. Mais, je vous en supplie, ne partez pas encore. Je...

Il semblait hésiter tout à coup et Fiora s’impatienta.

– Auriez-vous encore des questions à poser ? En ce cas, je vous prierai de faire vite. Je suis pressée.

– Ce que j’ai à dire mériterait de longs développements mais puisque vous êtes pressée...

Avant que Fiora ait pu seulement esquisser un geste, il l’avait prise dans ses bras et lui imposait un baiser passionné. Suffoquée, la jeune fille se sentit emporter par une force irrésistible, à la fois brutale et infiniment douce, qui la rendait incapable de la moindre réaction. Alors que la plus petite ébauche de caresse venue d’un de ses soupirants déclenchait chez elle une colère hautaine, elle se laissait emporter dans une sorte d’ivresse par cet homme dont elle sentait le cœur battre lourdement contre sa poitrine. Il sentait le cuir, le grand air, l’herbe mouillée et même le cheval et cette odeur avait quelque chose d’enivrant comme était enivrant ce baiser, le premier qu’elle eût jamais reçu. Il allumait un feu dans son sang, un éblouissement divin dans sa tête. C’était un univers qui s’ouvrait soudain devant elle, celui, flamboyant, de l’amour des hommes qui ne ressemblait guère aux rêves bleus d’une jeune fille et qui ne se nourrissait ni de vers précieux ni de soupirs légers...

Trop innocente pour rendre la caresse, Fiora, vidée de ses forces mais le cœur battant la chamade, se laissait aller dans les bras de Philippe et, quand il la lâcha aussi brusquement qu’il s’était emparé d’elle, la jeune fille faillit tomber. Il la retint et plus doucement, la ramena contre sa poitrine. Lui relevant le menton d’un doigt, il l’embrassa légèrement sur le bout du nez et sur chacun de ses yeux :

– Je t’aime ! murmura-t-il avec une ardeur qui la fit rougir. Je t’aime et je te veux...

Cette fois, il se sépara d’elle puis, sans se retourner, quitta l’église en courant. Fiora, encore sous le coup du rêve où il venait de la plonger, se laissa glisser à genoux. Au-dessus d’elle, une statue de sainte que, dans le trouble où elle était elle eût été bien en peine d’identifier, souriait dans la lumière faible et diffuse de deux chandelles. Et, parce qu’il fallait à tout prix qu’elle retrouvât ses esprits et qu’elle laissât à son cœur le temps de se calmer, Fiora se mit machinalement à prier...

Khatoun alors vint s’agenouiller tout près d’elle et lui prit une main sur laquelle elle posa sa joue :

– Il est tard, maîtresse, chuchota-t-elle. Il faut rentrer.

Fiora la considéra d’un œil légèrement égaré :

– Tu crois ? Je... je n’ai pas envie de rentrer. Pas maintenant ! pas encore !

La jeune Tartare eut un petit rire doux comme un roucoulement de colombe.

– Je sais pourquoi. C’est parce que tu as peur que ça se voie sur ta figure.

– Quoi ?

– Que tu sais maintenant ce que c’est que l’amour...

– Folle que tu es ! Tu crois donc que j’aime cet homme ? Est-ce que tu ne sais pas que celui que j’aime c’est Giuliano.

Elle fut stupéfaite, en prononçant le nom, de ne lui plus trouver de couleur ni de résonance. Ce qu’elle éprouvait naguère pour le jeune Médicis venait de s’effacer comme un rêve dont, au matin, on a peine à retrouver le souvenir.

– Non, dit Khatoun, tu as seulement songé à l’aimer. Mais celui qui vient de te quitter, il t’emporte avec lui... et tu le sais bien.

Fiora ne répondit pas et cacha son visage dans ses mains comme pour mieux s’absorber dans sa prière mais c’était seulement pour ne pas rencontrer, à cet instant, le regard de cette fille venue du fin fond de l’Asie et qui lui parlait de certitude alors qu’elle-même n’en était encore qu’à l’éblouissement.

CHAPITRE III

LES SURPRISES DE L’AMOUR

Le lendemain matin, Francesco Beltrami, accompagné de sa fille, se dirigeait vers la boutique du libraire Vespasiano Bisticci. Se tenant par le bras, tous deux allaient d’un pas vif car la température avait encore baissé et il faisait presque froid. Cela n’entamait pas le plaisir de Fiora qui adorait se rendre avec son père – il n’eût pas été convenable qu’elle y allât seule – chez le libraire où se rencontrait l’élite intellectuelle de la ville. Elle considérait cela comme un honneur et son goût des livres trouvait là ample matière à, s’enrichir.

A cette heure de la matinée, la via Larga où Bisticci tenait boutique était très animée. Des ménagères se rendaient au marché, un panier à chaque bras, des dames, la tête couverte d’un voile ou d’un capuchon, sortaient d’une messe à San Lorenzo, l’église voisine du palais Médicis qu’un cloître séparait de la Bibliothèque laurentienne, un chevrier menait son troupeau, des maçons charriaient des pierres sur une charrette faite de grosses branches assemblées, quelques bourgeois passaient en longues robes de serge noire et bonnet à ruban et, dans le recoin d’une maison, des gamins jouaient à la toupie en poussant des cris aigus.

Les saluts, empressés, respectueux ou amicaux jalonnaient le chemin de Francesco Beltrami. Il y répondait avec affabilité et courtoisie, heureux de mesurer à cette aune l’ampleur de sa réputation. Comme le père et la fille allaient atteindre la maison de Bisticci, une troupe de cochons déboucha dans la rue et manqua les jeter à terre tous les deux. Un jeune garçon courait derrière eux. Il devint très rouge en reconnaissant le riche négociant et se jeta à genoux au milieu de la rue :

– Oh pardon, messer Beltrami, mille fois pardon !

Il semblait terrifié et, pour un peu, se serait prosterné :

– Mais, malheureux, dit Francesco en riant, si tu restes ainsi à genoux dans le ruisseau tes cochons vont se perdre. Cours donc après eux, petit imbécile, au lieu de me faire des excuses ! Et tiens ! prends ceci au cas où tu ne les retrouverais pas tous. Il ne faut pas que ton maître te batte...

A l’enfant ébloui il tendait un florin d’or puis entraîna Fiora tandis que le petit porcher, tout joyeux, prenait ses jambes à son cou et déguerpissait.

– C’est à toi que l’on devrait donner le surnom de Magnifique, dit Fiora attendrie. Tu es l’homme le plus généreux de la terre.

– Parce que j’ai donné un florin ? Mais le vrai Magnifique en aurait donné deux. Les choses sont donc bien comme elles sont.

Un instant plus tard, ils atteignaient la boutique du libraire.

Vespasiano Bisticci était à Florence le grand spécialiste des ouvrages antiques et ses correspondants fouillaient sans relâche les cités de Grèce et d’Orient à la recherche de manuscrits rares. Lui-même se présentait sous les traits d’un homme d’une soixantaine d’années, grand et majestueux, très aimable et très érudit. Ses traits étaient nets, bien marqués par un réseau de rides mais ses yeux sombres pétillaient de jeunesse et sa voix était d’une grande douceur.

Il quitta le personnage avec lequel il s’entretenait à l’entrée des Beltrami et vint vers eux avec empressement.

– Sois le bienvenu, ser Francesco, et toi aussi Fioretta ! J’avoue que si j’espérais un peu la visite de ton père, je ne pensais pas que ta présence la rendrait encore plus agréable. Tu es l’image même du printemps...

– Tu vas me la rendre vaniteuse, protesta Francesco. Je viens voir si tu as terminé cette copie des Commentaires que je t’ai demandée.

– Presque. J’ai mis dessus mes meilleurs copistes et je pense te donner bientôt le livre terminé mais j’ai reçu quelque chose qui, je crois, va t’intéresser.

Aussitôt les yeux de Beltrami se mirent à briller.

– Dis vite ! Qu’est-ce donc ?

Il voulut suivre Bisticci qui gagnait les profondeurs de son magasin et, ce faisant, il heurta le personnage à qui le libraire parlait précédemment et aussitôt s’excusa mais l’homme s’était retourné et Fiora reconnut le médecin grec dont elle avait eu si peur au bal des Médicis.

– Vous ne me devez aucune excuse, dit-il de sa voix grave en esquissant un salut courtois, je me trouvais sur votre passage. Et quand je suis ici, je ne fais attention à rien sinon aux ouvrages qui m’entourent...

– Je crois néanmoins vous en devoir. Notre arrivée a rompu votre entretien avec messer Bisticci...

– C’est sans importance ; j’allais partir. J’étais venu en effet pour obtenir copie d’un précieux traité de médecine d’Ibn Sina, que l’on appelle en Occident Avicenne, dont messer Bisticci refuse de me vendre l’original.

– Je vous ai dit que c’était impossible, messer Lascaris, puisque monseigneur Lorenzo l’a retenu mais il consent à ce que l’on en tire copies, fit Bisticci qui revenait, portant un volumineux paquet enveloppé d’étoffe noire. Mon malheur est que mon copiste de langue arabe est au lit avec une forte fièvre et que j’ai dû demander un délai assez long pour livrer le traité.

– L’important est qu’il vienne un jour, dit le Grec doucement. A présent, je me retire et vous laisse causer...

Gênée par sa présence, Fiora s’était écartée et faisait mine de s’intéresser à un évangéliaire grec posé sur un lutrin. Démétrios devait passer près d’elle pour sortir mais, après s’être assuré d’un coup d’œil que le libraire et son client s’installaient près d’un comptoir de chêne ciré au-dessus duquel Bisticci allumait une grosse lampe à huile, il s’approcha de la jeune fille.

– Voilà un texte bien austère pour de si jeunes yeux ! dit-il en excellent français. Lisez-vous donc le grec, mademoiselle ?

Fiora se retourna brusquement et lui fit face. Cet homme lui faisait toujours peur mais c’était une raison de plus pour ne pas reculer.

– En effet. Je lis aussi le latin. Mais vous, messire, lisez-vous toujours dans les pensées comme vous l’avez fait pour moi l’autre soir ?

– Une pensée est aisée à saisir quand elle est née d’une émotion, ou encore quand l’âme de celui ou de celle qui pense est tout à fait pure. Vous seriez sans doute pour moi une élève remarquable si vous n’étiez de haute condition... Néanmoins, je vous prie de vous souvenir de ceci : au cas où le malheur frapperait à votre porte, je serai toujours prêt à vous porter secours. Mon nom est...

– Je sais. On me l’a dit. Mais, messire, c’est la seconde fois que vous m’annoncez des heures sombres. Ne pouvez-vous rien me dire de plus ?

– Pour le moment non parce que votre pensée est tout occupée d’amour et aussi parce que, pendant ce temps, vous ne pourrez que subir votre destinée, mais souvenez-vous de moi quand l’heure en sera venue. Monseigneur Lorenzo m’a fait don d’une maison à Fiesole...

– Nous en avons une aussi.

– Je ne l’ignore pas. Il vous sera donc facile de me trouver.

Après un salut qui le courba légèrement, les mains croisées sur la poitrine, le médecin grec s’éloigna cependant que Fiora, songeuse, rejoignait son père et Bisticci, trop occupés pour s’être seulement aperçus de son rapide entretien avec Démétrios. Usant de précautions, le libraire avait déballé un assez gros livré relié en vieux parchemin, enrichi de ferrures d’argent et d’une croix de même métal où étaient serties des topazes et des turquoises. Fiora entendit qu’il disait :

– Un de mes agents a pu se procurer ce discours de Lysias et j’ai pensé que tu aimerais au moins le voir...

Avec des gestes d’une infinie douceur, Francesco prit le livre, le posa sur un grand lutrin et considéra avec étonnement la croix de la reliure :

– Magnifique ! D’où vient-il ? Je vois ici une croix et des armes qui, si je ne me trompe, sont abbatiales ?

– Tu es toujours aussi curieux, fit Bisticci en souriant. Ce livre vient de l’abbaye d’Einsiedeln mais je ne t’en dirai pas davantage...

Saisi de vénération, Beltrami tourna les épaisses feuilles crissantes sur lesquelles une main habile avait mêlé au texte grec de délicates enluminures.

– Quel que soit le prix que tu en demandes, Vespasiano, je le prends ! Regarde, Fiora : c’est admirable en vérité !

Bisticci se mit à rire :

– J’étais sûr que tu le voudrais. Je verrai pour le prix mais tu peux l’emporter dès maintenant si tu veux.

– Tu ne désires pas en prendre copie ?

– C’est déjà fait. Veux-tu à présent venir voir où en est ton César ?

A regret, Beltrami s’arracha à la contemplation du livre sur lequel Fiora passait une main caressante. Tous deux suivirent Bisticci dans une pièce, à l’arrière de la maison, qui donnait sur le jardin. C’était une longue salle bien éclairée par de larges verrières devant lesquelles une file de lutrins étaient installés. Derrière ces lutrins une dizaine d’hommes s’appliquaient à transcrire fidèlement des manuscrits. Les uns reproduisaient le texte, les autres les grandes lettres enluminées, d’autres encore les miniatures. Certains de ces hommes étaient jeunes, d’autres plus âgés et plusieurs d’entre eux étaient de races différentes. Il y avait un Allemand à la peau blanche et aux cheveux roux, un Grec à barbe noire, un Sicilien aussi brun qu’une châtaigne et même un Noir venu du Soudan. Seul manquait le turban blanc d’Ali Aslam, le copiste arabe et sa place demeurait vide...

Ordinairement Fiora aimait beaucoup regarder travailler les copistes de Bisticci mais cette deuxième rencontre avec Lascaris renforçait l’impression laissée par la première et lui faisait éprouver une vague angoisse. Aussi regarda-t-elle sans vraiment les voir les doigts habiles dessiner des arabesques, étendre les couleurs fines et mettre en place les fragiles rehauts d’or. Heureusement, son père, penché carrément sur les épaules des artistes et pris tout entier par son amour des livres, louait leur travail en termes si chaleureux que la plupart des visages s’éclairaient d’un sourire. Surtout, bien sûr, le vieux copiste qui achevait de transcrire les Commentaires de César pour le riche négociant et qui reçut à titre d’encouragement une belle pièce d’or.

En revenant dans la boutique, Beltrami baissa la voix :

– As-tu enfin réussi à te procurer ce fameux Psautier de Mayence pour lequel Johannes Fust a volé les caractères mobiles de Gutenberg ?

– Non. Le Psautier doit être caché quelque part et il est impossible de mettre la main dessus. Je ne suis pas certain qu’il en existe seulement une copie. Cet ouvrage paraît encore mieux défendu que la fameuse Bible à quarante-deux lignes qui est la première œuvre de Gutenberg. Je ne sais d’ailleurs pas pourquoi...

– Mais enfin, des copies, on doit en trouver puisque aussi bien ce procédé nouveau est fait pour cela ? Evidemment, rien ne vaudra la main d’un artiste mais on peut considérer cela comme une curiosité et c’est à ce titre que je m’y intéresse...

– Moi aussi. Je pense néanmoins qu’il sera possible de contenter bientôt notre curiosité à tous deux. Voici trois ans, environ, deux hommes sont arrivés à Venise : le Français Nicolas Jenson et l’Allemand Jean de Spire et j’ai la certitude qu’ils apportaient avec eux le procédé de Gutenberg...

– Alors comment se fait-il qu’ils n’aient encore rien publié ?

– L’Église sans doute... et peut-être aussi le Conseil des Dix. On n’aime pas beaucoup les nouveautés à Venise. Mais je compte m’y rendre prochainement afin de voir par moi-même ce qu’il en est.

– Sois prudent alors ! Il n’est jamais bon, même pour un étranger, d’avoir affaire au Conseil des Dix...

Deux nouveaux clients venaient de pénétrer dans la boutique et Bisticci s’empressa auprès d’eux car il s’agissait de Lorenzo de Médicis et de son ami Poliziano, venus en voisins. On échangea saluts et politesses de toutes sortes mais Beltrami tenait bien caché sous son manteau le manuscrit d’Einsiedeln...

– Il était temps que nous venions, souffla-t-il à Fiora. A quelques minutes près, le Lysias pouvait m’échapper...

– Messer Bisticci n’a-t-il pas dit qu’il te le réservait ? – Paroles de marchand. Quand il s’agit de clients aussi importants que Lorenzo et moi, c’est toujours le premier arrivé qui l’emporte...

– Cela veut-il dire que tu vas le payer très cher ?

– Bien sûr mais c’est sans importance. L’argent n’est qu’un moyen d’enrichir sa vie par la compagnie des choses les plus belles et les plus rares. Lorsque je mourrai, tu recueilleras un superbe héritage.

– Si superbe qu’il soit, il n’aura jamais autant de prix que ta présence, dit Fiora en serrant plus étroitement le bras de son père qu’elle avait repris. En tout cas, je vais contribuer moi aussi à nos richesses avec ce sonnet de Pétrarque dont messer Bisticci m’a fait présent au moment où nous partions.

– Montre !

Elle déroula la mince feuille de parchemin décorée de rinceaux et de feuilles de laurier comme il était d’usage pour les œuvres du grand poète et lut ce qui tombait sous ses yeux :

Si ce n’est pas l’amour qu’est-ce donc que je sens ? Mais si c’est l’amour, pour Dieu, qu’est-ce que l’amour

[peut être ?

S’il est bon, pourquoi son effet est-il âpre et mortel ? S’il est mauvais, pourquoi tous ces tourments ont-ils l’air si

[doux ?

En lisant, Fiora se sentit rougir. Le poète répondait trop bien aux questions qui hantaient son esprit depuis la veille et qui, une grande partie de la nuit, l’avaient empêchée de trouver le sommeil. La minute vécue entre les bras de Philippe avait été divine mais, rendue à la solitude, la raison et la logique si chères à ses amis les philosophes s’étaient efforcées de combattre et d’apaiser l’affolement de son cœur pris par surprise. En dépit de ce que disait Khatoun qui avait vu dans le geste passionné du chevalier bourguignon une sorte de révélation venue d’en haut, Fiora avait fini par se persuader que Selongey n’avait obéi qu’à une impulsion passagère, au désir d’emporter un souvenir agréable d’une cité qui ne lui avait pas accordé ce qu’il était venu y chercher...

– Pourtant, insistait Khatoun, il a dit qu’il te voulait.

– Il l’a dit mais cela ne signifie pas qu’il aille demander ma main à mon père. Je suis presque certaine qu’il repartira sans que nous l’ayons seulement revu...

Elle savait bien qu’elle n’en pensait pas un mot et qu’elle essayait de se mentir à elle-même mais c’était une façon comme une autre d’essayer de se préserver de la douleur au cas où, effectivement, Philippe repartirait sans qu’elle ait pu le revoir,

En attendant, elle souhaitait apprendre sur lui le plus de choses possible et, dans l’après-midi, elle réussit à convaincre Léonarde de la conduire au palais Albizzi pour y passer un moment avec Chiara. Sans trop de peine en vérité, car la perspective de passer une ou deux heures en compagnie de l’intarissable Colomba n’était pas pour déplaire à la gouvernante. Sans compter le plaisir qu’il y avait à goûter les prunes confites que la grosse Colomba réussissait comme personne.

Malheureusement, Fiora n’apprit pas grand-chose : l’envoyé du Téméraire avait pris logis avec son escorte dans la meilleure auberge de la ville, à la Croce di Malta, sur le Vieux Marché. Il y menait train de prince, buvant les meilleurs vins – qui n’étaient jamais assez bons pour lui ! – et faisant grande chère mais il n’était sorti de son appartement qu’une ou deux fois et encore pour un laps de temps assez court.

– Tu sembles t’intéresser beaucoup à cet étranger ? remarqua Chiara.

– Peut-être parce que je le trouve intéressant. Pas toi ?

– Si, bien sûr, mais un peu comme une curiosité. Certes, il est de belle allure et son visage n’est pas de ceux que l’on oublie facilement mais je crois qu’il me fait un peu peur...

– Pourquoi peur ? Il n’a rien de terrifiant.

– Il sent la guerre. J’ai eu la même impression en rencontrant l’an passé le condottiere Guidobaldo da Montefeltro. Ce sont de ces hommes qui ne vivent que d’elle et pour elle. Et puis ces gens du Nord ne sont pas comme nous, ils n’aiment pas ce que nous aimons...

– On dit pourtant que la cour du duc de Bourgogne est la plus brillante d’Europe comme il est, lui, l’homme le plus riche...

– En ce cas pourquoi a-t-il envoyé messire de Selongey emprunter de l’argent aux Médicis ? Mon oncle, qui en parlait hier, disait que le duc Charles veut devenir roi, qu’il ne cesse de guerroyer dans ce dessein et que, depuis trois mois, il assiège la forte ville de Neuss, en terre d’Allemagne. La guerre coûte plus cher que les fêtes...

– Est-ce que nous ne la faisons jamais ? As-tu oublié le siège de Volterra, il y a peu d’années, et comment notre Lorenzo a traité la ville rendue ?

Chiara se mit à rire.

– Voilà que nous discutons toutes deux comme si nous avions en charge la cité. Décidément, tu t’intéresses beaucoup à messire de Selongey. Il est vrai qu’il t’a beaucoup regardée l’autre jour... L’aurais-tu revu ?

– Non, dit Fiora sans hésiter devant un si gros mensonge mais elle ne voulait partager avec personne le moment vécu à Santa Trinita. Ces quelques minutes étaient à elle seule. C’était comme un trésor caché qu’il ne fallait pas dilapider même avec une amie aussi chère que Chiara. Khatoun suffisait pour pouvoir parler de Philippe quand il serait retourné vers son maître, le Grand Duc d’Occident...

– Alors, essaie de n’y plus penser puisqu’il repart bientôt et que, selon toute vraisemblance, tu ne le verras plus jamais. Au moins aura-t-il servi à t’ôter Giuliano de la tête et tu finiras peut-être par t’intéresser à ce pauvre Luca Tornabuoni qui se dessèche pour toi. Ne ferait-il pas un excellent époux ?

– Que ne l’épouses-tu toi-même puisque tu le trouves si bien ?

– D’abord parce qu’il ne m’aime pas, ensuite parce que nous sommes de trop vieux amis, enfin parce que je suis, tu le sais bien, pour ainsi dire fiancée à mon cousin Bernardo Davanzati. Dans deux ans, on nous mariera puisque ainsi en ont décidé nos familles. Bien sûr, je ne le vois pas très souvent puisqu’il représente, à Rome, les intérêts de sa maison mais je sais qu’il m’aime.

– Et toi ? L’aimes-tu ?

– Il ne me déplaît pas. Aussi n’y a-t-il aucune raison de changer quoi que ce soit aux projets que l’on a élaborés pour nous. Je pense que nous formerons un couple très convenable, ajouta Chiara en souriant.

C’était sans doute une bonne chose que de voir la vie tracée ainsi devant soi en une belle ligne droite. Cependant Fiora, à la lumière de sa récente expérience, n’envisageait plus l’existence de la même façon.

– Es-tu certaine, dit-elle soudain, de ne jamais rencontrer un homme qui fera beaucoup mieux que ne pas te déplaire ? Qui fera battre ton cœur plus vite... et que tu auras envie de suivre jusqu’au bout du monde ?

Chiara ne répondit pas tout de suite. Ses yeux bruns s’étaient fixés sur Fiora avec affection mais aussi avec inquiétude. Pour laisser s’éteindre l’écho des paroles révélatrices de son amie, elle alla prendre sur un dressoir une coupe de verre bleu contenant des prunes confites et vint la déposer devant Fiora qui en prit une. Elle-même considéra un instant le fruit sucré qu’elle tenait au bout de ses doigts fins et soupira :

– Si tu veux mon avis, il est grand temps que certain seigneur de Bourgogne regagne ses brumes du Nord !

Fiora n’eut pas le loisir de protester. L’entrée de Léonarde et de Colomba, qui s’étaient attardées à la cuisine où la gouvernante de Chiara fignolait une nouvelle recette pour farcir les pigeons, mit fin à la conversation. Colomba venait proposer aux deux jeunes filles de reconduire Fiora jusque chez elle en passant par la boutique de l’apothicaire Landucci où elle désirait s’approvisionner en un certain onguent à la citronnelle, miraculeux pour la blancheur des mains.

– C’est une bonne idée, dit Léonarde car nous n’en avons plus guère nous non plus.

On partit par les rues, les deux amies marchant devant. En bonnes Florentines, elles aimaient se promener ainsi, à travers le bruit et l’agitation d’une ville dont les habitants vivaient plus volontiers dehors qu’à l’intérieur de leurs maisons. Les femmes causaient d’une fenêtre à l’autre ou sur le pas des portes. Les hommes, quand le jour tirait vers sa fin, sortaient afin de se réunir entre eux pour discuter des affaires de la cité, se raconter des histoires ou échanger des plaisanteries. Les marchands et les artisans se groupaient au Vieux Marché, les jeunes élégants de la ville sur le pont Santa Trinita d’où ils regardaient le jour s’éteindre dans les eaux du fleuve ; quant aux hommes importants, on les trouvait sous les arcades de la Loggia dei Priori, à l’ombre même de la Seigneurie, et il n’était pas rare que le Magnifique vînt se joindre à eux. Il n’était pas rare non plus, quand le temps était beau, de voir sortir devant les maisons des tables où l’on s’installait pour jouer aux échecs. Cependant, les femmes vaquaient au repas du soir ou causaient entre elles quand la besogne était achevée. Quant aux enfants – uniquement les garçons, bien sûr – leurs cris et le bruit de leurs jeux emplissaient les rues et les places... Puis, à l’appel de l’Angélus, chacun rentrait chez soi car il ne faisait pas bon errer, à la nuit close, hors de son logis.

La Florence respectable s’endormirait entre ses murailles aux soixante-huit tours de guet ou de défense, gardée par ses soldats tandis que l’autre, celle du plaisir et du crime, celle des filles publiques et des coupe-jarrets commencerait à vivre, sortirait de ses repaires et s’infiltrerait comme une marée trouble au long des rues à peine éclairées, de loin en loin, par un brûlot de fer pendu au portail d’un palais.

Hors de l’enceinte, ce serait la paix des douces collines, le vent léger de la nuit aux branches d’un cyprès, la prière nocturne d’un oiseau dans les olivaies ou dans les vignes de San Miniato et de Fiesole, répondant à la cloche grêle d’un monastère de campagne mais, dans la ville, la débauche, la terreur et la mort rôderaient jusqu’à ce que le chant des coqs chassât les oiseaux de nuit et les rejetât, apeurés et clignant des yeux, dans leurs trous équivoques. Et si, pendant les heures nocturnes, un cri déchirait l’ombre entre les rondes de la milice, les bourgeois de Florence n’en dormiraient pas d’un sommeil moins paisible, confiants en la puissance de leur ville et en la protection de Santa Reparata, sa patronne : le sang du ruisseau ne ferait pas plus rouge le lys de Florence.

Cette Florence-là, ni Fiora ni Chiara ne la soupçonnaient, abritées qu’elles étaient par les murs épais de leurs palais gardés par de nombreux serviteurs. Elles n’en connaissaient que l’aimable image diurne, que les heures de soleil qui chauffaient les marbres polychromes du Duomo, l’admirable cathédrale Santa Maria del Fiore à qui la superbe coupole de Brunelleschi avait valu ce surnom.

Les promeneuses s’attardèrent un moment devant les cages des lions installés derrière la Seigneurie. Les animaux royaux étaient les fétiches de la cité qui veillait sur eux avec un soin jaloux et il suffisait que l’un d’eux manquât d’appétit pour que les gens bien informés se missent à prophétiser une catastrophe prochaine ; et, si l’un d’eux mourait, la Vacca, la grosse cloche de la Seigneurie qui ne sonnait que le tocsin, s’ébranlait comme pour une rébellion.

Musant, bavardant, répondant aux nombreux saluts rencontrés en chemin, on finit par arriver au Canto dei Tornaquinci où l’apothicaire tenait boutique. C’était un carrefour continuellement animé grâce à la maison des pompes funèbres qui y était installée et dont les employés jouaient au palet devant la porte en attendant le client.

D’un geste assuré, Colomba poussa une porte basse au rez-de-chaussée d’une maison de belle apparence, avec loggia et colonnettes de marbre, où une grande enseigne peinte de couleurs gaies annonçait : « Aux Étoiles... Ser Luca Landucci apothicaire. » Et les quatre femmes pénétrèrent dans une grande pièce en contrebas, sous un beau plafond sculpté et enluminé car Landucci était un homme riche et considéré qui jouait son rôle dans l’administration de la cité. C’était aussi un ami de Francesco Beltrami et Fiora aimait aller chez lui plus encore que chez Bisticci parce qu’il était aimable et gai et parce que, dans sa maison, on respirait de merveilleuses odeurs de plantes séchées et d’épices fines.

Sa boutique, avec ses rangées de pots de majolique bleue et verte, de fioles étroites aux longs cols de verre translucide, ses mortiers de pierre et de bronze, ses boîtes d’argent ou de bois exotiques et les grandes balances de cuivre disposées sur le comptoir de beau chêne sombre admirablement ciré, respirait l’ordre et, en général, la tranquillité qui convient aux hommes de savoir. Or quand la petite troupe y pénétra, la maison retentissait des éclats d’une violente dispute : deux femmes, qu’à leurs vêtements élégants on pouvait classer dans les bons rangs de la société, s’y querellaient avec l’ardeur et l’impétuosité verbale des poissonnières du Mercato Nuovo.

– Espèce de vieille ânesse, clamait l’une, je t’apprendrai qui je suis !

– Il y a longtemps que je le sais. Si tu étais un bœuf au lieu d’être une vache nous pourrions faire une crèche...

– Mauvaise que tu es ! Ta bouche est pleine de fiel, c’est pour ça que tu as le teint si jaune !

– Moins jaune que le tien ! C’est vrai que ton défunt te pissait dessus tous les matins !

Celle qui venait de recevoir cette dernière injure n’était autre que Hieronyma Pazzi. Folle de rage, elle chercha quelque chose à envoyer à la tête de son adversaire, trouva un bocal de guimauve que l’autre évita de justesse mais qui alla se fracasser sur le dallage. Ce que voyant, l’apothicaire se lança courageusement dans la bataille et chercha à apaiser les deux femmes qui, à présent, en venaient aux mains.

– Venez m’aider, vous autres ! cria-t-il à ses deux garçons de magasin qui, accoudés à un comptoir, dégustaient la scène en connaisseurs. Ils s’exécutèrent mollement, peu désireux, au fond, de voir cesser le combat entre la dame Pazzi et la noble Cornelia Donati, surtout un combat qui commençait si bien. Les deux femmes se haïssaient depuis toujours pour une question de rivalité amoureuse dans laquelle Cornelia avait eu le dessus en soufflant à Hieronyma l’homme qu’elle souhaitait épouser. Depuis, Hieronyma avait pris une certaine revanche car Augusto Donati trompait sa femme avec tout ce qui, vêtu d’un jupon, passait à portée de ses mains mais l’animosité n’avait pas faibli pour autant et, chaque fois que les deux femmes se rencontraient, une querelle éclatait sur le moindre prétexte. Ce jour-là, le brandon de la guerre était un innocent petit pot de pommade d’incarnat pour les lèvres, chef-d’œuvre de l’officine de Landucci, et que chacune des deux adversaires prétendait s’approprier, le malheur voulant qu’il n’y en eût plus qu’un seul.

On parvint enfin à séparer les deux combattantes qui, l’une comme l’autre, avaient laissé quelques plumes dans l’engagement et, tandis qu’elles reprenaient haleine, l’apothicaire trancha le débat en déclarant sévèrement :

– Je ne vendrai cet incarnat à aucune de vous deux ! Madonna Catarina Sforza, l’illustrissime nièce de Sa Sainteté le pape Sixte IV vient justement de m’en faire demander car la réputation de cet onguent est allée jusqu’à elle. C’est donc à Rome que je vais l’envoyer !

Et, d’un geste plein de majesté, il ramassa le pot oublié sur le comptoir et le renferma dans l’une de ses armoires à pentures de fer. Puis il déclara :

– Ce qui n’empêche, madonna Hieronyma, que vous ne me deviez le prix de ce bocal que vous avez brisé et de la guimauve qu’il contenait qui ne saurait plus servir. Je vais faire établir le compte par mon scribe...

– Je n’aurais pas brisé cet objet si cette harpie ne m’avait mise hors de moi, s’écria la dame Pazzi. Elle doit payer autant que moi !

En dépit d’un œil au beurre noir, Hieronyma avait repris toute son assurance. C’était une belle femme de trente-cinq ans qui gardait beaucoup de fraîcheur. Son corps bien en chair demeurait appétissant et l’on chuchotait qu’elle trouvait à son veuvage des compensations avec des hommes discrets ou des hommes qui avaient encore plus d’intérêts à garder ses amours secrètes c’est-à-dire des serviteurs de la maison. Le vieux Jacopo Pazzi, le patriarche qui régnait sur la tribu, passait en effet pour avoir la main singulièrement lourde envers ceux de sa maisonnée qui se conduisaient mal. On parlait – sous le manteau bien sûr – d’un serviteur indélicat, si cruellement mordu par les molosses de chasse, qu’il en était mort, d’une servante trop bavarde enterrée dans un bois, la bouche pleine de terre après avoir été auparavant étranglée, d’une jeune cousine engrossée malencontreusement et morte d’une étrange maladie de langueur, due au fait qu’on l’avait soigneusement vidée de son sang. Et si ce que l’on disait de Hieronyma était vrai, celle-ci risquait gros mais elle était rusée et savait prendre son beau-père sur qui elle avait acquis un grand ascendant parce qu’ils étaient habités tous deux par la même passion : l’argent.

Avec colère, Hieronyma jeta une pièce sur le comptoir et se disposait à partir quand Fiora l’arrêta :

– Tu ne peux sortir ainsi, cousine ! Demande au moins à messer Landucci un onguent pour dissimuler cet œil. Il en a de miraculeux... fit-elle innocemment.

Hieronyma ne le prit pas ainsi. Toisant la jeune fille, elle jeta si furieusement que l’on crut entendre siffler une vipère :

– Mon voile devrait y suffire. Quant à toi, vile bâtarde qui te permet de me traiter en égale, ôte-toi de mon chemin !

Fiora n’était pas fille à se laisser insulter sans répondre :

– Tu n’oserais pas répéter cela devant mon père ! Avec lui tu es sucre et miel et ici tu es chez un ami de mon père.

– Écoutez-la jacasser ! ricana l’autre. C’est une princesse que cette fille, ma parole...

– Je suis plus qu’une princesse puisque je suis la fille de Francesco Beltrami...

– Tu en es bien sûre ?

Si la question perfide troubla Fiora, elle n’en laissa rien paraître. Redressant fièrement la tête, elle lança :

– Mon père, lui, en est sûr ! C’est plus que n’en pourraient dire certains autres hommes...

Cornelia Donati qui s’était remise du choc du bocal vint se ranger aux côtés de la jeune fille.

– Ne te mêle donc pas de discuter avec cette vipère, petite ! Ton père est homme de bien, on le sait. On l’estime. On n’en dit pas toujours autant des Pazzi. Passe ton chemin, Hieronyma ! Nous t’avons assez vue.

– Je pars mais nous nous retrouverons, Cornelia Donati ! Quant à celle-là, le jour est proche où je la tiendrai à merci dans ma maison et où elle saura ce qu’il en coûte de me défier publiquement.

Et elle sortit dans un grand envol de voiles et de drap violets, sa couleur favorite parce qu’elle estimait qu’elle seyait particulièrement à son opulente blondeur. Laissés à eux-mêmes, les occupants de la boutique s’entre-regardèrent stupéfaits par la dernière sortie de Hieronyma :

– Qu’est-ce qu’elle a voulu dire par là ? demanda Chiara. Je ne vois pas bien comment elle pourrait tenir Fiora en sa maison ?

– A moins de lui faire épouser son fils ? susurra Cornelia...

– Cet affreux gnome, bossu et bancal ? s’indigna Chiara. Il faudrait que messer Francesco fût devenu fou... ce qu’il ne sera jamais.

– C’est pourtant ce qu’elle souhaite, dit la grosse Colomba. Une de ses servantes m’en a touché deux mots l’autre jour chez le marchand de chandelles. Donna Hieronyma estime que c’est le meilleur moyen pour que la fortune des Beltrami demeure dans la famille. Chacun sait, en effet, que donna Fiora est l’héritière de son père...

– Ce qui n’est que justice ! affirma Cornelia Donati. Mais je conçois que la Hieronyma guigne cette fortune qui, sans Fiora, lui revenait. On ne se résigne pas facilement à une telle perte. D’autant que son défunt époux n’étant pas le fils aîné, elle n’a pas grand-chose à attendre du vieux Jacopo. La part qu’il laissera ira au malheureux Pietro. Cela ne fera pas grand-chose pour lui et sa mère...

Fiora ne disait rien. Elle était figée d’horreur à la simple pensée de ce qu’elle pourrait devenir aux mains de cette femme. De cette femme qui avait parlé comme si elle était sûre de son fait. Heureusement, Léonarde s’en aperçut et entoura ses épaules d’un bras protecteur :

– N’allez pas vous mettre martel en tête, mon cœur ! Il arrive à tout le monde de faire des rêves impossibles. Celui de donna Hieronyma restera ce qu’il est : un rêve...

Mais elle n’était pas trop rassurée elle-même car elle n’avait pas aimé la petite phrase qui laissait supposer que Beltrami pourrait n’être pas le père de Fiora. Elle se rassura cependant : pour savoir la vérité, il faudrait que cette Hieronyma fût le diable, ou tout au moins sa fille. Elle se promit tout de même d’en dire un mot à Beltrami.

Désireux d’alléger une atmosphère qu’il jugeait tout à fait néfaste à son commerce, le bon Landucci offrit à ces dames un doigt de vin de Chypre pour leur faire oublier le moment désagréable qu’elles venaient de vivre chez lui.

– Moi j’ai trouvé cela plutôt amusant, dit Chiara.

– Pas moi ! fit l’apothicaire. Donna Hieronyma pourra se chercher un autre fournisseur. Je ne la recevrai plus.

– Dans ce cas, il n’y a vraiment aucune raison pour que je n’achète pas cet incarnat ? fit Cornelia qui ne perdait pas de vue la cause de la bataille. Je l’ai conquis de haute lutte, il me semble.

– Il me semble à moi aussi, dit Landucci en riant. Et il ordonna à l’un de ses garçons d’emballer le petit pot.

Leurs achats terminés, Fiora et Léonarde, Chiara et Colomba se séparèrent. Il était déjà tard et, si le palais Beltrami était proche, le chemin était encore assez long pour les habitantes du palais Albizzi. La nuit allait venir.

Cornelia Donati partit avec Chiara et Colomba tandis que l’apothicaire donnait à ses valets l’ordre de fermer boutique. Lui-même avait à faire à la Seigneurie afin d’y rencontrer le prieur de son quartier pour une question délicate : son voisin des pompes funèbres s’était arrogé le droit de vendre certaines drogues destinées à l’embaumement de ses clients, drogues qui étaient du ressort exclusif de l’apothicaire. Landucci devait se dépêcher car ce prieur était son ami et ne serait peut-être plus apte à le secourir dans quinze jours. En effet, les prieurs n’étaient élus que pour deux mois, circonstance qui faisait vivre Florence dans une perpétuelle agitation électorale...

– Il faut aussi que je voie messer Francesco, confia-t-il à Fiora en guise d’adieu, mais j’irai demain à ses entrepôts de la via Calimala... Il m’appuiera certainement.

L’Angélus sonnait, accompagné du claquement de centaines de volets de bois qu’un peu partout les commerçants ou leurs garçons appliquaient sur les boutiques. Les élégants promeneurs du pont Santa Trinita commençaient à quitter la place pour se rendre vers d’autres lieux d’agrément. Un groupe bruyant entourait un jeune homme petit et mince mais vêtu avec une incroyable recherche d’une casaque de satin blanc sur des chausses de velours blanc cousues de dentelles d’argent. Une cape, des bottines et un béret de velours rose, ce dernier agrémenté d’une longue plume de héron, composaient un costume devant lequel tous les autres s’extasiaient. Une chaîne d’or soutenant une lourde médaille, des bagues à tous les doigts, le jeune élégant s’avançait à pas comptés, tournant la tête de tous côtés pour voir s’il récoltait un suffisant tribut d’admiration.

Fiora, elle aussi, avait vu. Tirant brusquement Léonarde par la manche, elle la fit entrer avec elle sous l’arche d’une maison qui abritait l’entrée d’une étroite ruelle.

– Qu’est-ce qui vous prend ? protesta la vieille dame.

– Ne voyez-vous pas ce qui nous arrive là ? Ce fat de Domenico Accaiuoli avec sa bande de courtisans.

– Que vous a-t-il fait ? Je croyais qu’il était de vos amis ? Ne vous fait-il pas la cour ?

– Est-ce que cette sorte de garçons sait faire la cour à une fille ? Il me la ferait de meilleur cœur si j’étais un garçon comme lui. Il veut une épouse fortunée, sans doute, mais je ne suis même pas certaine qu’il saurait lui faire des enfants. En tout cas, la pauvre ne le verrait pas souvent franchir le seuil de sa chambre...

Abasourdie, Léonarde regarda Fiora avec la mine d’une poule qui s’aperçoit soudain qu’elle a couvé un canard :

– Où allez-vous chercher cela ? Ce n’est tout de même pas moi qui vous l’ai appris ?

Fiora se mit à rire et serra plus fort contre elle le bras de sa gouvernante.

– Vous êtes bien trop convenable ! C’est Chiara qui me l’a dit. Son cousin Tommaso fait partie de la bande de Domenico. Et, entre filles, on parle..,

– Je vois qu’en effet vous êtes plus savante qu’on ne le pourrait croire, fit Léonarde vaguement scandalisée.

– Ne faites pas cette mine ! Vous n’aimez pas plus Domenico que je ne l’aime. Soyez certaine que, lorsque je me marierai, ce sera avec un homme digne de ce nom.

Instantanément, son esprit évoqua la puissante silhouette de Philippe de Selongey et, au souvenir du baiser qu’elle en avait reçu, elle ressentit un petit frisson devenu familier. Elle l’éprouvait chaque fois qu’elle évoquait cette minute inoubliable qui l’avait bouleversée, cette minute qu’elle ne revivrait sans doute jamais plus...

– Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, nous pourrions peut-être rentrer, à présent, bougonna Léonarde, le chemin paraît libre. Et il fait diantrement froid dans cette ruelle ; sans compter les odeurs de latrines qu’on y respire. Au moins, messer Domenico sent bon.,.

Elles sortirent de leur cachette et reprirent leur chemin :

– Trop bon, dit Fiora. Sa mère et ses sœurs ne sont pas si parfumées. Un homme, cela doit sentir le savon sans doute mais aussi le cuir, l’herbe fraîche... et même un peu le cheval, ajouta-t-elle rêveusement, donnant libre cours à ses souvenirs et ayant oublié qu’elle n’était pas seule.

– C’est aussi donna Chiara qui vous a enseigné cela ? fit Léonarde de plus en plus sidérée.

– Non, dit Fiora en souriant ingénument à son doux souvenir. C’est seulement ce que je crois.

Pendant ce temps, dans une grosse maison occupant l’angle de la via Calimala et du Mercato Nuovo, une scène étrange se jouait au premier étage, dans la grande pièce sévèrement lambrissée de chêne sombre d’où Francesco Beltrami dirigeait ses nombreuses et importantes affaires ; une de ces scènes où le frein de la courtoisie retient la violence des sentiments et ne lui permet qu’à peine de se traduire en paroles. Assis sur un siège de cuir à haut dossier derrière sa longue table éclairée par un chandelier de bronze à six branches, le négociant affrontait Philippe de Selongey qui, les bras croisés sur la poitrine, se tenait debout simplement adossé à une armoire.

Les deux hommes s’observaient comme des duellistes, les yeux de l’un, dorés par le reflet des flammes, plongés dans ceux de l’autre, sombres et soucieux. Et, depuis un moment, le silence régnait, coupé de loin en loin par le roulement d’une charrette, le pas d’un cheval ou les cris des enfants qui jouaient sur la place... Beltrami semblait écouter mourir en lui-même l’écho des dernières paroles du chevalier bourguignon. Enfin, avec un soupir, il se leva et se dirigea vers la cheminée de pierre grise et s’y chauffa les mains, les frottant doucement comme s’il les lavait au-dessus des flammes...

– C’est une curieuse histoire que vous m’avez contée là, seigneur comte, dit-il doucement, et nous autres gens de Florence aimons à entendre de beaux récits... mais je ne vois pas en quoi elle me concerne.

– Elle vous concerne au premier chef : c’est écrit clairement dans les traits du visage de votre fille.

– Veuillez laisser ma fille en dehors de cet entretien ! Il a commencé, si je me souviens bien par... l’embarras où vous vous trouviez de rejoindre monseigneur de Bourgogne sans le prêt d’argent qu’il sollicitait...

– Monseigneur Charles ne sollicite jamais ! gronda Selongey.

– Pardonnez-moi ce mot qui manque, en effet, aux lois élémentaires de la diplomatie ! Disons : qu’il souhaitait obtenir de la banque Médicis pour lever en Italie des troupes mercenaires. Prêt que monseigneur Lorenzo a dû refuser par loyauté envers le roi Louis de France avec qui, dès longtemps, sa famille a conclu alliance. Et vous souhaitiez établir avec moi un accord analogue. J’ai dû alors vous rappeler que je ne dirige pas, moi, une grande maison de banque et...

– Vous ne m’abuserez pas, Beltrami ! Vous êtes aussi banquier, comme vous êtes aussi armateur. Pour être moins voyante, votre fortune est peut-être aussi grande que celle des Médicis. Mais nous avons réglé cette question et je ne vois pas pourquoi vous y revenez. Attachons-nous plutôt à cette histoire déjà ancienne que j’ai eu l’honneur de vous raconter...

– Et que j’ai appréciée mais que...

– Trêve de finasseries, messire Francesco ! Elles sentent trop la boutique pour me plaire. Répondez seulement à cette question : Étiez-vous à Dijon, il y a un peu plus de dix-sept ans, le jour où, sur la place du Morimont, tombaient les têtes de Jean et Marie de Brévailles ? Et songez que je fais appel à votre honneur qu’un mensonge entacherait... un mensonge inutile.

Le visage de Beltrami se figea jusqu’à n’être plus qu’un masque tragique derrière lequel son esprit s’affolait. Dès l’instant où ce jeune homme était entré dans cette maison, il avait deviné, pressenti qu’il portait avec lui le malheur. Mais il fallait répondre...

– J’y étais, en effet, dit-il fermement. J’ai souvent fait étape à Dijon au cours de mes voyages vers Paris et les cités flamandes. Il se trouve que j’aime cette ville bien que je n’y séjourne jamais longtemps. Je repars toujours le lendemain.

– Mais cette fois vous n’êtes pas parti seul. Vous emportiez avec vous un enfant nouveau-né, une petite fille abandonnée. Celle que vous appelez maintenant votre fille. Le nierez-vous ?

Une brusque colère s’empara de Beltrami, balayant toute cette retenue qu’il s’imposait depuis de longues minutes :

– Et si cela était ? Je ne crois pas que cela vous regarde en quoi que ce soit ! De quoi vous mêlez-vous, à la fin, avec vos sous-entendus, vos questions qui, elles, sentent la basse police ? Qu’avez-vous à faire de ces deux malheureux qu’un peu de pitié eût laissé vivre, de cette enfant à qui un peu d’humanité eût conservé au moins une mère et que j’ai sauvée de la haine d’un homme infâme qui allait l’écraser sur la tombe ignoble où la prétendue justice de vos ducs avait jeté ses parents ? Me croyez-vous assez simple pour ne pas lire clairement dans votre jeu ? Depuis que vous êtes entré ici, vous m’avez parlé argent puis, tout aussitôt, vous m’avez raconté cette affreuse histoire que vous avez déterrée le diable seul sait où...

– Ce qui veut dire ?

– Qu’en dépit de vos éperons d’or de chevalier, en dépit de cet ordre illustre dont l’insigne pend sur votre poitrine, vous n’êtes rien d’autre qu’un maître chanteur, messire de Selongey !

Philippe devint blême et, machinalement, porta la main à la garde de l’épée qui pendait à son côté :

– Vous m’insultez !

– Non. Je vous traite selon vos mérites ! A présent, sortez ! Vous n’aurez pas de moi un seul florin !

Dressés face à face, ils étaient si proches que l’un pouvait sentir le souffle un peu haletant de l’autre mais le but de Selongey n’était pas de pousser cet homme à bout. Il se détourna, s’éloigna vers la fenêtre qui donnait sur la place presque sombre à présent et, un instant, regarda aller et venir les habitants de cette ville étrange où la noblesse de la naissance ne signifiait rien et n’accordait pas un droit obligatoire au respect. Seul l’argent comptait et l’homme qui était en face de lui était l’un .des plus riches.

– Je vous ai dit de sortir ! répéta Beltrami d’une voix où se sentait la lassitude...

– Non. Je me suis mal exprimé et je vous en demande excuses. J’espérais, en effet, intéresser l’homme d’affaires que vous êtes à celles de mon maître qui est le plus noble prince de tout l’Occident. Il vous en aurait eu une royale reconnaissance... à la hauteur de la couronne qu’il coiffera un jour. Mais ce n’est pas uniquement cela que j’étais venu vous demander ce soir...

– Que voulez-vous donc ?

– Que vous m’accordiez la main de votre fille. Je veux l’épouser...

La stupeur laissa le négociant sans voix avec l’impression désagréable que les murs se mettaient à tournoyer autour de lui. Il alla jusqu’à une armoire dissimulée dans la boiserie, y prit un flacon de vin de Chianti et un gobelet d’argent qu’il remplit et vida presque du même mouvement. Alors il se sentit mieux pour affronter la nouvelle bataille qui ne pouvait manquer de venir.

– Vrai dieu ! remarqua Philippe avec un demi-sourire. Je ne pensais pas vous causer une telle émotion !

– Laissez-là mon émotion. Vous voulez épouser Fiora ? Vous ?

– Moi, oui !

– Alors que vous m’avez laissé entendre que vous n’ignorez rien de ses origines, nobles sans doute mais entachées d’infamie par la main du bourreau ? ... Tout au moins selon les lois de votre pays et de votre caste.

– Selon les lois de tous les pays et de toutes les castes. Croyez-vous que votre fortune pourrait la sauver du mépris si l’on savait ici, dans cette incroyable république, qu’elle est le fruit d’un inceste doublé d’un adultère qui s’est achevé sur un échafaud, condamné à la fois par l’Église et par le prince ?

Francesco Beltrami sentit un frisson glacé courir le long de son échine et retourna vers le feu comme vers un ami secourable. Ce démon avait raison et il le savait bien.

– Et vous, fit-il amèrement, investi de la confiance d’un grand prince, vous comte de Selongey, chevalier de la Toison d’or, vous qui êtes sans doute l’un des premiers dans votre pays, vous voulez pour femme cette enfant dont vous dites vous-même que sa naissance est marquée d’infamie. Pourquoi ?

– Je ne chercherai pas à vous dissimuler la vérité, dit Selongey rudement. D’abord parce que je l’aime...

– Allons donc ! Vous n’avez fait que l’entrevoir par deux fois : à la giostra et au palais Médicis...

– Je l’ai rencontrée une troisième fois dans l’église de la Sainte Trinité. Mais une seule rencontre suffisait. Sa beauté... m’a serré le cœur. C’est comme un charme qui s’est emparé de moi...

– Et vous pensez que c’est cela l’amour ? Qu’il suffit d’un instant pour...

– Changer la vie d’un homme ? Vous devriez être le dernier à en douter. Ou alors expliquez-moi pourquoi vous, jeune, riche, libre de toute attache, vous avez chargé votre vie de l’enfant de gens que vous ne connaissiez pas, que vous n’avez fait qu’entrevoir à l’heure de la mort ? Marie de Brévailles était très belle, n’est-ce pas ? Et vous l’avez vue mourir...

Beltrami ferma les yeux, essayant de retenir les larmes qui lui venaient au souvenir de cette heure terrible où l’amour de sa vie avait été foudroyé. II les essuya d’un revers de main rageur...

– Vous parliez de deux raisons... Quelle est la seconde ?

– Je veux sa dot pour les armes de monseigneur Charles !

Il y eut un silence que rompit au bout d’un instant le rire sans gaieté de Beltrami :

– Voilà donc le grand mot lâché et nous en revenons à l’argent ! Mais je ne vous donnerai pas Fiora. Je ne vous laisserai pas l’emmener dans votre pays barbare qui ne saurait que la broyer. C’est une fleur délicate, élevée sous le soleil avec des soins infinis. Elle n’a connu jusqu’ici que la joie, la beauté, les arts, les lettres et même les sciences. Elle a le savoir et le cœur d’une reine. Moi vivant, cet ouvrage de mes mains et de ma tendresse ne sera pas détruit. Je refuse de m’en séparer.

– Mais je ne vous en séparerai pas. Telle n’a jamais été mon intention, dit Philippe doucement.

– Je ne vous comprends pas. Comment l’entendez-vous ?

– Nous somme en guerre et cette guerre est sans merci. Bourgogne vaincra ou disparaîtra. Dans de telles conditions, il est impossible d’emmener une femme avec moi. Où serait-elle mieux qu’auprès de son père ? Si vous me l’accordez, nous serons mariés secrètement mais sans qu’il soit possible de contester le mariage. Dès le lendemain, je repartirai... et vous ne me reverrez sans doute plus.

– Je comprends de moins en moins ! Il y a un instant vous parliez de votre amour...

– Qui est profond... et ardent mais dont sans doute je mourrai. Voulez-vous que je traduise plus clairement les termes du contrat que je veux passer avec vous ? Fiora aura mon nom qui la mettra à l’abri d’une autre reconnaissance toujours possible. Elle sera comtesse de Selongey mais elle vivra auprès de vous et portera mon deuil quand le temps en sera venu...

– Et vous, qu’aurez-vous donc puisque vous voulez porter sa dot à votre duc ?

– Une nuit d’amour ! Une seule nuit dont j’emporterai le souvenir comme un trésor ou qui peut-être m’exorcisera d’une passion qui me brûle. Vous déclarerez le mariage quand bon vous semblera. Assez tard sans doute si vous souhaitez éviter le ressentiment des Médicis que leur attitude fait ennemis de Bourgogne. C’est pourquoi j’ai parlé d’un mariage secret. Après ma mort, Fiora pourra, si elle le veut, se remarier...

– Votre mort, votre mort ! Elle n’est pas encore écrite. Pourquoi tenez-vous tellement à mourir ?

– Pour effacer de mon sang la tache dont je vais souiller mes armes en épousant la fille de Jean et Marie de Brévailles. Cette tache je serai seul à la connaître car je n’ai aucune famille. Elle disparaîtra avec moi et je donnerai en quelques heures tant d’amour à celle qui sera ma femme qu’elle n’en saura jamais rien. Sa vie demeurera inchangée auprès de vous et moi j’aurai eu tout ce que je pouvais espérer en ce monde...

– Vous n’oubliez qu’une chose ; un enfant peut naître de cette seule nuit ?

– En ce cas, vous l’élèverez jusqu’à ce qu’il soit d’âge à porter les armes et à servir ses princes. Alors vous l’enverrez au château de Selongey avec tous les moyens de se faire reconnaître et je serai en paix car ce sera le signe que mes ancêtres m’ont pardonné ce que je vais faire...

Quel étrange garçon ! Francesco se sentait confondu par ce mélange de cynisme et d’innocence, par cette âme féodale pleine de passion et de certitude, capable de tout sacrifier à son maître et à ses propres désirs mais décidée à en payer le prix, ce prix fût-il celui de sa vie...

– Ce que vous allez faire ? Je n’ai pas encore accepté votre pacte.

– Mais vous l’accepterez. Sachez que je suis prêt à tout, vous entendez, pour obtenir Fiora, pour qu’elle soit mienne. Moi vivant, elle ne sera à personne qu’à moi.

– Jusqu’où iriez-vous ? Jusqu’à faire connaître à tous la vérité de sa naissance ? Vous vous feriez écharper sur place..,

– Peut-être, mais vous ne vous en relèveriez pas. Vous seriez obligé de l’enfermer dans un couvent. Mieux vaut accepter, messire Beltrami, et vous le savez bien. Vous êtes sûr ainsi qu’elle ne vous quittera jamais. Cela doit avoir du prix à vos yeux...

Francesco se sentit rougir. Cet homme avait touché du doigt le point sensible, cette répugnance qu’il avait à l’idée de voir, un jour, son enfant bien-aimée s’en aller loin de lui peut-être, au bras d’un époux qui ne saurait jamais l’aimer comme l’aimait son père... Il savait déjà que le chevalier bourguignon avait gagné mais il ne voulait pas encore venir à composition :

– C’est un terrible amour que le vôtre, seigneur comte ! Je n’ai aucune raison de supposer que ma fille pourrait s’en accommoder. Et je ne la contraindrai jamais...

– Pourquoi ne pas le lui demander ? Si elle accepte...

– Alors moi aussi j’accepterai, dit Beltrami gravement, mais sachez que vous serez lié par un engagement qu’il vous sera impossible de rompre au cas où... plus tard, vous changeriez d’avis.

– Voilà le marchand qui reparaît ! fit Selongey avec un sourire de dédain. Je n’ai qu’une parole, sachez-le, messire Beltrami. Jamais je ne l’ai reprise une fois donnée...

– En ce cas, allons chez moi !

Côte à côte, ils marchèrent par les rues, Philippe tenant en bride le cheval qu’il avait laissé à la porte de la maison de commerce. Jamais il n’avait autant marché que depuis son arrivée à Florence, les gens de cette ville semblant préférer la marche à tout autre moyen de locomotion. Il est vrai que les rues, pavées en leur milieu avec un ruisseau de chaque côté, demeuraient propres la plupart du temps mais il était curieux de voir les hauts hommes de la cité s’y déplacer sans plus de décorum que les gens du petit peuple. Cela devait tenir surtout à ce goût extrême qu’ils avaient tous pour la conversation. On ne devait jamais être sûr du temps que l’on mettrait pour aller d’un point à un autre car on ne savait jamais quelle personnes on rencontrerait et le nombre de minutes qu’on leur consacrerait.

Entre le Mercato Nuovo et le palais des bords de l’Arno, le Bourguignon entendit, plus de vingt fois, des passants saluer son compagnon.

– La bonne nuit à toi, messer Francesco ! Dieu te garde et te maintienne en prospérité ! – Salut à messer Beltrami et à tout ce qu’il aime ! ... Les formules étaient diverses mais toutes reflétaient le respect, voire l’affection.

– Je ne vous savais pas si populaire, remarqua Selongey, mais comment se fait-il que tout le monde se tutoie ici ?

– Se disait-on vous à Rome ? Le latin ignore le vouvoiement et le latin demeure ici la langue des poètes et des savants. Notre langue vulgaire n’est qu’un dérivé du latin, comme la langue française d’ailleurs et monseigneur Lorenzo qui s’est mis à poétiser en toscan s’efforce de lui donner ses lettres de noblesse. Il ne fait aucun doute qu’il y réussira car c’est un grand artiste en toutes choses...

– L’est-il aussi en politique ? J’en doute. C’est faute grave qu’opposer un refus au tout-puissant duc de Bourgogne...

– Je ne voudrais pas vous faire de peine, messire de Selongey, mais ce serait plus grande faute encore que rompre l’alliance avec le roi Louis de France qui est peut-être le plus fin politique de son temps !

– Ce piètre sire ? fit dédaigneusement le comte. Ce n’est pas un chevalier.

– Quand on a charge d’un royaume qui, durant cent ans, a connu l’occupation anglaise, il vaut mieux être un grand diplomate qu’un chevalier sans reproche. Le roi

Louis n’est pas sans courage. Il l’a montré en maintes occasions.

– Je vois que vous l’admirez fort. Puis-je vous conseiller, ... en futur gendre, de changer vos amitiés quand il en est temps encore ? En juillet dernier, le roi Edouard IV d’Angleterre a signé avec le duc Charles un traité par lequel l’Anglais s’engage à revenir en France avec une armée cependant que la Bourgogne viendra se joindre à lui avec dix mille hommes avant le 1er juillet prochain. Messire Louis sera balayé et Edouard sera couronné roi de France à Reims comme le veut la raison.

– Mais non l’Histoire ! Votre maître laisserait l’Anglais coiffer la couronne de Saint Louis dont lui-même descend ? Ce serait à mon avis une faute grave. Avoir reconnu jadis le jeune Henri au détriment de Charles VII n’a guère porté chance au duc Philippe le Bon... Le ciel pourrait peut-être susciter une autre Jeanne d’Arc... et, de toute façon, il n’est jamais bon de se tromper de roi. Enfin, Louis XI n’a pas dit son dernier mot. Soyez sûr que, de tout cela, monseigneur Lorenzo n’ignore rien... et il a refusé d’aider votre maître !

– Eh bien, il se trompe ! Songez encore que la propre sœur de Louis XI, la duchesse Yolande de Savoie, est l’alliée de Bourgogne au profit de qui elle a conclu alliance avec le duc de Milan... qui est votre allié.

– Mais non notre ami. Le bel allié que vous aurez là ! Galeazzo-Maria est une tête vide qui n’a de Sforza que le nom mais aucune ressemblance avec son père le grand Francesco qui était l’ami de Louis XI. Toutes ses pensées tournent autour de sa favorite, la belle Lucia Marliani, et dans les lettres qu’il écrit à monseigneur Lorenzo il n’est question que de certain rubis pâle qui appartient aux Médicis et que le Milanais convoite pour sa maîtresse. Votre duc aura des surprises...

– Qui n’en a lorsqu’il s’agit de femme ? Conscient tout à coup de ce qu’il disait, Selongey rougit et se tut. Les deux hommes arrivaient en vue du portail du palais Beltrami éclairé par deux pots à feu brûlant dans des cages de fer et dont les flammes se courbaient et se divisaient au vent froid qui soufflait par les rues. Francesco souleva le lourd heurtoir de bronze représentant une tête de lion. En retombant, il rendit un son ample et profond. Puis, comme la porte s’ouvrait aux mains d’un valet, il s’effaça pour laisser passage à cet hôte inattendu :

– Reste à savoir à présent pour lequel de nous deux sera la surprise, dit-il gravement.

L’heure du souper approchait et Fiora attendait son père dans la grande salle où, devant le feu flambant de la cheminée, le couvert était dressé. Assise près d’un échiquier d’ébène, d’ivoire et d’or, elle jouait avec Khatoun dans le religieux silence qu’imposait le plus savant des jeux et n’entendit même pas le très léger grincement qu’émit la porte en s’ouvrant devant les deux hommes. Seule, Léonarde qui brodait près des deux jeunes filles leva la tête mais, d’un geste, Beltrami lui imposa silence afin de contempler un instant le charmant tableau que composaient les joueuses...

Le feu accrochait ses reflets vivants aux tresses lustrées de Fiora, au bijou d’or qui pendait sur son front, aux cassures des plis de sa robe de cendal d’un rouge profond. Ses cils noirs, doucement recourbés, mettaient une ombre tendre sur le velouté de ses joues et ses dents blanches, qui mordillaient un de ses doigts effilés, brillaient par instants entre ses lèvres fraîches. En face d’elle, Khatoun, vêtue d’une tunique et d’un voile d’un joyeux bleu canard ressemblait à un petit génie de conte oriental.

Beltrami, le cœur étreint d’une subite angoisse, aurait voulu retenir indéfiniment cette minute de paix, cet instant de lumière qui protégeaient encore la quiétude de sa vie de père comblé. Il n’avait pas besoin de se retourner pour deviner de quels yeux ardents l’étranger regardait son enfant. Se pouvait-il qu’à peine sortie de l’enfance elle eût suscité la passion d’un homme ? ... Pour la première fois, il regardait Fiora avec des yeux différents, s’attachant à la finesse de la taille, à la rondeur exquise de la gorge moulée par le tissu chatoyant, à l’ivoire si doucement rosé de la peau soyeuse, à la délicatesse d’une main fine maniant une pièce précieuse... La pensée qu’un homme pouvait prétendre posséder ce miracle de grâce et de beauté lui fut soudain intolérable. Il ressentit l’envie brutale d’appeler ses gens, de faire jeter dehors l’insolent prétendant... mais Khatoun avait vu les deux hommes et d’un geste léger les désignait. Fiora leva les yeux et repoussa son siège...

– Père, reprocha-t-elle gaiement, il me semble que tu rentres bien tard et que...

Elle reconnut soudain Philippe, dont la haute taille dominait celle de Beltrami, et une vague de sang empourpra ses joues. Pour cacher son trouble, elle esquissa une révérence.

– J’ignorais que nous eussions un hôte, murmura-t-elle. Tu aurais dû nous faire prévenir.

– Ma visite est tout à fait impromptue, dit doucement Philippe, et je vous supplie, demoiselle, de me pardonner si elle vous prend au dépourvu. Il se peut d’ailleurs que je ne sois pas votre hôte... très longtemps.

– Veuillez nous laisser, dame Léonarde, dit Beltrami brièvement. Toi aussi Khatoun...

Les yeux pleins de muette interrogation, les deux femmes sortirent sans un mot, laissant Fiora seule face aux deux hommes. Quand la porte se fut refermée sur elles, Beltrami vint prendre sa fille par la main et la conduisit jusqu’au siège qu’elle venait d’abandonner.

– Assieds-toi, mon enfant, dit-il doucement. Ce que nous avons à te dire est grave... d’une extrême importance pour l’avenir...

– Ce que... vous... avez à me dire ? Êtes-vous donc deux à parler à cette heure ?

– En effet...

Beltrami sentit sa gorge se serrer et déglutit nerveusement. L’instant terrible était venu, cet instant qu’il s’était laissé imposer parce que cet homme connaissait son secret... Et tout à coup, il eut hâte d’en finir. Tout valait mieux que l’incertitude. D’ailleurs Fiora connaissait à peine Selongey, elle n’accepterait jamais de l’épouser... Elle allait, avec un sourire, le refuser comme elle refusait les hommages de Luca Tornabuoni. N’avait-il pas cru s’apercevoir qu’elle était amoureuse de Giuliano de Médicis ? Alors, d’une voix claire, il lança.

– Messire Philippe de Selongey que voici est venu, ce soir, me demander ta main...

Ces paroles à peine prononcées, il eut envie de les retirer. Fiora les accueillait avec dans les yeux une immense surprise mais, déjà, une lumière s’y allumait, une lumière qui lui fit mal...

– Vous voulez... m’épouser ? demanda la jeune fille. Vivement, Selongey mit genou en terre devant elle :

– Il n’est rien que je désire davantage, dit-il d’une voix vibrante. Ce que votre père n’a pas dit, Fiora, c’est que je vous aime et n’aimerai jamais que vous.

– Jamais ? ... Que moi ?

– Tant que je vivrai ! J’y engage ma foi de chevalier devant Dieu qui recevra nos promesses si vous acceptez de devenir mienne !

Fiora regarda le visage arrogant tendu vers elle, ces yeux dont la flamme la brûlait, ces lèvres dont le baiser la hantait, cette grande main qui se tendait vers la sienne. Elle chercha le regard de son père mais Beltrami détournait les yeux. Philippe d’ailleurs ajoutait, plus bas mais plus ardemment :

– Répondez, Fiora ! Voulez-vous être ma femme ? Une joie immense envahit la jeune fille. C’était comme

une de ces grandes vagues bleues, délicieuses et tièdes dans lesquelles, à Livourne, elle s’était baignée, un jour d’été. Le rêve commencé sous les voûtes sévères de Santa

Trinita se continuait et, cette fois, il n’aurait plus jamais, jamais de fin. D’un geste charmant et spontané elle mit ses deux mains dans celle qui s’offrait :

– Oui, dit-elle fermement... oui, je le veux ! Francesco Beltrami ferma les yeux un instant pour ne pas voir Philippe baiser tendrement les doigts menus de celle qui était à présent sa fiancée. Tout était dit et il faudrait que ceci allât jusqu’au bout. La surprise avait été pour lui... Frappant soudain dans ses mains, il appela d’une voix forte :

– Du vin ! Que l’on apporte du vin !

Ne convenait-il pas de célébrer par une libation le prochain mariage de Fiora ? Mais, pour la première fois depuis bien longtemps, Francesco Beltrami avait envie de pleurer...

CHAPITRE IV

LA NUIT DE FIESOLE

Le surlendemain, à la même heure, Fiora, le cœur battant, attendait le moment où, pour jamais, elle serait unie à l’homme qu’elle aimait et qui était entré dans sa vie à la manière d’un ouragan. Tout avait été si rapide que la tête lui tournait un peu...

Quand elle avait donné sa main à Philippe, elle pensait que l’on allait célébrer leurs fiançailles puis que son futur époux repartirait pour combattre aux côtés de son duc. La guerre achevée, il reviendrait pour consacrer leurs épousailles et finalement l’emmener dans son pays afin de la présenter à la cour du Grand Duc d’Occident. Elle imaginait déjà les noces fastueuses qui seraient celles de la fille unique du riche Francesco Beltrami...

Et voilà que rien ne ressemblait à ses rêves d’enfance, que rien ne serait même conforme à la tradition. Il n’y aurait pas de grand souper pour la remise de l’anneau, symbole de l’engagement, et pas d’échange de cadeaux. Les jeunes gens ne viendraient pas tendre, à travers sa rue, le ruban ou la guirlande de fleurs cependant que l’un d’eux, le plus beau, viendrait lui offrir un bouquet, après quoi le fiancé pourrait rompre le fragile obstacle. Il n’y aurait pas de cavalcade de dames pour escorter la mariée jusqu’au Duomo tandis que, dans la loggia del Bigallo, près du Baptistère, les trompettes sonneraient le triomphe de l’amour. Il n’y aurait pas de grand banquet au son de

la musique, pas de bal, pas de noix jetées sur le dallage près de la chambre nuptiale pour empêcher que l’on entende ce qui s’y passait, pas de plaisanteries, pas de rires, pas de chante-fables pour égayer la société, pas de romances...

Tout allait se passer dans la grande villa que Beltrami possédait à Fiesole, de nuit, et comme en secret pour que les Médicis ignorent ce mariage qui pouvait offenser leurs amitiés et leur choix politique. Et puis Philippe était pressé. Il aimait trop Fiora pour accepter de s’éloigner d’elle sans s’être assuré qu’aucun autre homme, jamais, ne pourrait la lui prendre...

– Il en eût été de même après des fiançailles, avait fait remarquer la jeune fille, et même sans aucun autre engagement qu’une parole. Il eût suffit que vous me demandassiez d’attendre. J’aurais attendu... ma vie entière.

– Peut-être m’attendrez-vous durant votre vie entière. Je peux être tué, Fiora, et ne jamais revenir. C’est pourquoi j’ai voulu ce mariage dont la rapidité vous effraie peut-être. Je veux, en repartant, être certain que vous êtes à moi. Regrettez-vous tant les fastes d’un mariage au grand jour ?

– Je regretterais surtout que vous n’ayez pas cette hâte. Je regretterais si je ne vous aimais pas...

Tout était dit. Depuis une heure, Beltrami et son futur gendre étaient enfermés dans le cabinet du négociant avec un notaire qui était un ami sûr. Ils discutaient le sévère contrat que Beltrami entendait assurer à sa fille. Dans sa chambre, Fiora était livrée aux soins de ses femmes. Léonarde, le visage hermétique, et Khatoun dont les doigts tremblaient d’excitation l’avaient revêtue d’une grande robe de satin blanc toute brodée d’or. Dans la masse de ses cheveux, haut coiffés, elles avaient piqué des étoiles d’émeraudes et tressé une fine guirlande d’or et, au bord du décolleté, entre les seins juvéniles, Léonarde avait agrafé une chimère aux yeux d’émeraudes dont les ailes étendues étaient diaprées des mêmes pierres. Tout à l’heure, elles poseraient sur sa tête le grand voile que l’on avait fait bénir le matin même au monastère voisin, selon la règle...

Depuis qu’on lui avait annoncé le mariage de Fiora, la vieille gouvernante n’avait presque pas desserré les dents mais elle avait passé de longues heures à l’église. A Fiora qui lui reprochait de ne pas montrer plus de joie de la voir s’unir à un grand seigneur de la Bourgogne qui était son pays à elle, Léonarde avait répondu :

– Je sais que c’est un grand seigneur et je connais bien le château de Selongey qui est une puissante forteresse et une noble demeure. Je sais que vous épousez un homme vaillant et qu’auprès de lui vous aurez une haute position. Je sais...

– Savez-vous que je l’aime... et qu’il m’aime ?

– Il faut bien qu’il en soit ainsi pour bâcler un mariage en deux jours et, je vous l’avoue, je comprends mal votre père, un homme si sage, si mesuré, de donner son accord à pareille...

– Folie ? Il faut croire que mon père sait que d’une folie apparente peut naître un grand bonheur.

Léonarde n’avait rien répondu mais elle avait rougi un peu. Mieux que quiconque, elle savait que Francesco Beltrami était capable d’actes apparemment insensés et elle avait essayé de lui parler mais, se dérobant à une explication, le négociant avait été impossible à atteindre, comme s’il fuyait. Aussi, la vieille dame avait-elle choisi le silence... mais Khatoun parlait pour deux.

La petite Tartare ne cessait de vanter la magnificence du fiancé et de prédire à sa jeune maîtresse un univers d’amour partagé que pour chanter, en s’accompagnant d’un luth, toutes les chansons de son répertoire. Elle avait, sans hésiter, promis de ne révéler à personne ce qui allait se passer et Fiora savait qu’elle se ferait tuer plutôt que trahir un secret confié à son cœur.

Le plus pénible, pour Fiora, était de ne rien pouvoir dire à son amie Chiara. Elle eût aimé, au moins, avoir auprès d’elle cette charmante fille à l’heure où son mariage serait bénit. Elle eût aimé pouvoir partager avec Chiara toute cette joie, tout ce bonheur dont son cœur débordait mais Beltrami s’était montré intraitable :

– N’oublie pas que sa Colomba est la langue la plus agile de toute la ville ! Lui confier un secret c’est le partager avec les courants d’air. En outre, il faut te souvenir que les Albizzi ont été longtemps plus riches et plus puissants que les Médicis, qu’ils ont été exilés et ce serait, peut-être, les mettre dans un mauvais cas que les mêler à ce mariage. D’aucuns pourraient trouver cela étrange.

– N’aurai-je donc jamais le droit de porter devant tous, le nom de mon époux ? J’aimerais tant...

– Que l’on te sache comtesse ? fit Beltrami en souriant.

– Non. Que l’on sache que je suis « sa » femme...

– Cela viendra, sois sans crainte ! Et plus vite peut-être que tu ne le crois. Je veux seulement prendre mon temps pour l’annoncer moi-même au Magnifique. Ce sera plus facile s’il peut croire que tu t’es mariée... à mon insu !

Cette fois Fiora avait compris. Elle connaissait assez les Médicis pour savoir à quel point ils étaient soucieux de leur autorité et cela d’autant plus qu’elle ne leur était pas légalement accordée. Et elle se laissa aller à la joie d’être bientôt à Philippe. Mais, à mesure que l’heure en approchait, son cœur battait sur un rythme plus rapide...

Elle rêvait, debout auprès d’une fenêtre d’où l’on découvrait le jardin en terrasses et, plus bas, Florence tout entière étendue comme un tapis gris et rose au pied de l’ancienne acropole étrusque et romaine qu’avait été Fiesole. De la splendeur d’autrefois il ne restait qu’une enceinte de murailles cyclopéennes, enceinte à demi-écroulée, et beaucoup de pierres anciennes provenant de ce qui avait été un théâtre. Il y avait des vestiges dans presque tous les jardins et, des jardins, il y en avait partout car, si Fiesole avait cessé d’être une cité guerrière, elle demeurait un lieu de plaisance et certainement l’endroit le plus charmant des environs de Florence. Même quand les jardins, comme en ce début de février, n’avaient plus de fleurs, il restait la douceur des vallonnements que soulignaient les fuseaux noirs des cyprès et des ifs, les teintes assourdies de la terre et des oliviers argentés dont les murets de pierres rousses retenaient les racines tordues, l’élégance des quelques demeures patriciennes et, sur la petite place de ce qui n’était plus qu’un gros village, le charme contrasté d’une vieille cathédrale romane à campanile crénelé auprès d’un gracieux palais neuf.

Le soleil s’était couché dans une gloire pourpre annonciatrice de vent dont il demeurait un reflet aux toits du petit couvent franciscain qui couronnait la colline et où l’on conservait le corps du grand saint Antonin, que tout Florence vénérait. C’était dans sa chapelle qu’à la nuit close Fiora et Philippe seraient mariés par le vénérable abbé...

Selongey, son écuyer Mathieu de Prames qui lui servirait de témoin et les quelques hommes qui composaient son escorte avaient franchi les portes de Florence au matin sans esprit de retour. Par un chemin détourné, ils avaient gagné la villa de Beltrami et y étaient entrés par le porche des communs où ils allaient attendre leur vrai départ prévu pour le lendemain matin au petit jour. Seuls, les deux nobles avaient pénétré dans la maison mais, ce que Fiora ignorait c’est que, dans le coffre de son père, reposait déjà une lettre de change de cent mille florins d’or payables chez les banquiers Fugger d’Augsbourg et qui représentaient sa dot quasi royale...

Longtemps, Fiora resta là, regardant mourir le jour et la nuit envahir peu à peu le merveilleux tableau ne laissant plus visibles que des points lumineux, feux sur les remparts ou lumières diverses. Ils composaient un prolongement du ciel où s’allumaient quelques étoiles. Ce soir qui tombait tirait un rideau sur les jours insouciants d’une enfance heureuse et, demain, quand reviendrait le jour, il éclairerait un être nouveau, né de la mystérieuse magie de l’amour.

Comme la plupart des filles de son temps, Fiora savait que ce n’était pas la bénédiction nuptiale qui faisait éclore la femme mais l’union de deux corps et que cette union, au début tout au moins, pouvait être douloureuse, insupportable parfois quand l’acte d’amour devenait viol comme elle l’avait entendu raconter dans les récits de saccages de Volterra et de Prato, peu de temps auparavant, par les mercenaires de Florence. Elle ne craignait rien de semblable de la part d’un homme qui l’aimait et auquel elle était heureuse de s’offrir puisqu’il lui avait suffi d’un baiser pour la conquérir.

L’entrée, silencieuse pourtant, de Léonarde, vint mettre fin à sa rêverie. La gouvernante apportait avec elle le voile dont elle enveloppa la jeune fille, et une grande mante noire à capuchon sous laquelle disparut la robe brillante.

– C’est l’heure ! dit-elle. Venez ! On nous attend... Puis, brusquement, elle saisit Fiora aux épaules et l’embrassa avec une grande tendresse.

– J’espère que vous serez heureuse, mon agneau, et surtout que vous le serez longtemps.

– Je n’ai jamais été aussi heureuse ! murmura Fiora, sincère. Messire Philippe n’a-t-il pas tout ce qu’il faut pour assurer ce bonheur ?

– Certes, mais c’est un soldat et cela ne simplifie pas les choses. Vous aurez à subir de longues absences...

– Les retours n’en seront que plus merveilleux ! Allons, à présent, puisque l’on nous attend.

Léonarde ne répondit pas, se contentant d’ouvrir la porte devant cette enfant qu’elle croyait si bien connaître et qui semblait changer d’instant en instant. Ce mariage, décidément, lui plaisait de moins en moins mais elle se savait impuissante à freiner la roue du destin si brusquement mise en marche.

Quatre silhouettes noires, celles de Beltrami, de Philippe, de son ami Prames et du notaire Buenaventura attendaient sous le portique d’entrée. Quand les deux femmes les rejoignirent, le négociant prit la main de sa fille et se dirigea vers l’entrée des jardins plongés dans l’obscurité. Aucune lumière n’éclairait le chemin mais la nuit n’était pas trop sombre et permettait de se déplacer sans accidents.

Franchies les limites de la propriété, on trouva vite le sentier qui montait au monastère. Aucun bruit ne se faisait entendre. La campagne alentour était silencieuse comme si elle retenait son souffle. On n’entendait ni le vol d’un oiseau, ni l’aboiement d’un chien, ni le passage dans l’herbe d’un des nombreux habitants des champs. Dans les amples manteaux qui les recouvraient, les six promeneurs ressemblaient à une théorie de fantômes... Fiora, elle, se déplaçait comme dans un rêve...

Comme dans un rêve, elle vit s’ouvrir la porte de la petite chapelle à peine éclairée par un gros cierge posé à terre dans un chandelier d’argent et par deux bougies à chaque bout de la vieille pierre d’autel recouverte d’une nappe immaculée. Il faisait sombre et froid. Aucun apparat pour cette messe nocturne, seuls les vases sacrés étaient de précieuses pièces d’orfèvrerie et la chasuble du moine qui allait officier plus dorée encore que la robe de la mariée.

Comme dans un rêve, elle entendit se dérouler le rituel, elle offrit sa main au lourd anneau d’or qu’y passa Philippe. Les paroles du prêtre et les reniflements de Léonarde qui se laissait aller à pleurer troublaient seuls le silence où s’enveloppait le couvent. La réalité revint avec, au sortir de l’église, le retour vers la maison au bras de Philippe et le visage crispé de Francesco Beltrami quand, à l’instant de monter, avec Léonarde et Khatoun, vers la chambre préparée pour la nuit de noces, Fiora offrit son front à son baiser et à sa bénédiction... A l’instant où sa fille le quittait pour rejoindre non son lit de jeune fille mais celui d’un homme, Beltrami, pâle jusqu’aux lèvres, avait la figure d’un martyr dans les tourments. Mais quelles tortures pouvaient être pires que ce qu’il éprouvait ? A l’humiliation d’avoir dû céder à un chantage, se joignait une dévorante jalousie. A cet instant, il avait envie de tuer cet homme trop séduisant qui n’avait eu besoin que d’un moment pour conquérir le cœur de Fiora et qui, à présent, avait le droit d’entrer en maître dans sa chambre et de posséder son corps.

Parce qu’il était honnête, il se demanda si tous les pères éprouvaient cet affreux sentiment de frustration, cette douloureuse tension charnelle ? Les souvenirs qu’il gardait d’autres épousailles lui répondirent par la négative et il eut honte des pensées qui l’avaient envahi, des images que son imagination enfiévrée lui avait montrées. Si Fiora avait été réellement son enfant tout ceci lui eût sans doute été épargné mais elle n’était pas sa fille selon la chair et lui-même réagissait comme un homme à qui l’on vient de prendre la femme qu’il aime. C’était Marie qu’il perdait pour la seconde fois...

Cette nuit-là, le sage Francesco Beltrami but un peu plus que de raison en attendant le jour, ce jour triomphal qui lui apporterait la fin du cauchemar, qui verrait partir sans espoir de retour le Bourguignon détesté et qui lui laisserait Fiora pour tout le temps qui lui resterait à vivre. Pour l’instant, il était trop pénible de s’avouer que c’était cette seule circonstance qui l’avait incité à accepter la demande insensée de Selongey. Le comte n’aurait qu’une seule nuit. Lui, il aurait toute la vie, ce qui n’eût jamais été possible avec un époux florentin...

Pendant ce temps, dans la grande chambre d’apparat doucement chauffée, parfumée et ornée de fleurs et de feuillages, Léonarde et Khatoun préparaient Fiora pour la nuit. Elles défirent l’édifice compliqué de sa coiffure puis peignèrent, brossèrent, lustrèrent ses longs cheveux noirs jusqu’à ce qu’ils fussent aussi brillants, aussi doux que du satin. Elles la dépouillèrent de ses bijoux, de sa robe somptueuse, de son linge, massèrent doucement son corps et ses jambes d’une huile légère et parfumée qui sentait la forêt et l’herbe fraîchement coupée. Puis, la prenant chacune par une main, elles la conduisirent nue jusqu’au grand lit à colonnes drapé de velours pourpre à crépines d’or qui, massif comme un autel de sacrifices, occupait tout le centre de la pièce.

Elles l’étendirent entre les draps soyeux que l’on avait bassinés après avoir étalé, sur l’oreiller, ses cheveux en une noire et brillante auréole. Puis Léonarde alluma la veilleuse du chevet, embrassa Fiora sur le front et ferma les rideaux du lit avant de se retirer avec Khatoun qui chantonnait en s’accompagnant de son luth...

Le son de l’instrument s’éteignit peu à peu et Fiora, le cœur battant follement dans la poitrine, demeura seule dans la lueur rougeoyante de la veilleuse...

Elle n’eut pas longtemps à attendre. Il y eut le léger grincement de la porte, un bruit de pas atténué par les tapis, enfin le glissement des rideaux écartés à deux mains. Fiora ferma les yeux mais les rouvrit presque aussitôt ne voulant perdre aucune image de cette nuit unique. Elle vit Philippe. Debout auprès du lit, les mains encore accrochées aux courtines de velours, il la regardait et ses yeux étincelaient dans son visage bronzé. A l’exception d’un court caleçon blanc, il était nu et la flamme vacillante de la lampe à huile faisait vivre les muscles puissants mais sans lourdeur de ses cuisses, de sa poitrine, où frisait une courte toison, et de ses bras.

Fascinée, Fiora le regardait, pensant qu’il était plus beau encore que cette statue d’Hermès dont Lorenzo de Médicis était si fier mais, déjà, il avait saisi le drap et la couverture et d’un geste vif les rejetait au pied du lit... Les joues soudain brûlantes, Fiora referma les yeux attendant qu’il parlât, qu’il dît quelque chose, n’importe quoi, qu’il fit un geste mais Philippe ne se pressait pas. Il avait pris la veilleuse et l’élevait au-dessus du corps nerveusement raidi de la jeune fille. Il vit qu’elle tremblait et sourit :

– De quoi as-tu peur ? Ton miroir ne t’a-t-il jamais dit que tu étais belle ? ... Si belle ! ... si douce ! ...

Il reposait la veilleuse et, se laissant tomber à genoux, posa ses lèvres sur le ventre de Fiora qu’un long frisson parcourut. Il le sentit et eut un rire léger :

– Bel instrument, murmura-t-il en enveloppant d’une longue caresse les jeunes seins frémissants, quel merveilleux chant d’amour je vais pouvoir jouer sur toi...

Sans quitter sa pose agenouillée, il couvrit tout son corps de baisers légers, léchant doucement les pointes roses qui se dressaient sous ses lèvres cependant que ses mains exploraient les courbes des hanches, les plans soyeux du ventre tendu. Sa bouche suivit ses mains, descendit, descendit encore jusqu’à une douce toison qu’elle ouvrit délicatement. Les yeux grands ouverts, le cœur affolé, Fiora sentait s’éveiller en elle une tempête, une ardeur dont elle ignorait qu’elle fût capable... Tout son corps criait vers cet homme qui jouait en effet de lui comme d’un instrument, en arrachait des soupirs, des plaintes douces, qui appelaient elle ne savait encore quel accomplissement... Enfin, il glissa sur elle, l’enferma dans ses bras et prit sa bouche qu’il fouilla d’un baiser dévorant sous lequel elle défaillit... Son corps se tendit, s’arqua comme s’il voulait échapper au poids qu’on lui imposait mais sans brutalité, Philippe maîtrisa sa révolte et, soudain, elle sentit qu’il entrait en elle...

Une brève, une légère douleur dont il étouffa le cri sous un baiser. Un moment, Philippe resta immobile puis, les mains noyées dans les flots soyeux de la chevelure dont le parfum l’enivrait, il commença doucement, tout doucement sa danse d’amour à laquelle bientôt Fiora s’accorda passionnément... La vague brûlante du plaisir les emporta, les roula jusqu’à l’ultime paroxysme qu’ils atteignirent ensemble en un double râle... Puis la vague retomba, les laissant haletants, naufragés sur la plage froissée des draps qu’étoilaient quelques gouttes de sang... Mais les bras de Philippe ne desserrèrent pas leur étreinte...

Cet être neuf qu’il venait d’éveiller à l’amour venait de lui offrir sans le savoir la plus bouleversante des révélations : celle des profondeurs inattendues de son cœur. Il avait cru aimer Fiora comme il avait déjà aimé souvent. Cette fois, le chasseur était pris à son propre piège et, de ce piège, il n’avait plus envie de s’éloigner. Pourtant il le faudrait bien, quand reviendrait l’aurore. Il devrait partir, prisonnier de sa propre parole et laisser sa femme, celle qu’il n’aurait jamais cru pouvoir trouver, poursuivre sans lui une vie qui lui était totalement étrangère. On ne lui permettrait plus de rien changer au pacte qu’il avait conclu avec Beltrami, surtout pas celui-ci. Philippe l’avait compris au regard meurtrier dont le négociant l’avait suivi au moment où il l’avait quitté pour rejoindre Fiora...

– Je t’aime ! murmura-t-il, la bouche dans ses cheveux. Tu ne sauras jamais à quel point je t’aime...

– Pourquoi ne le saurai-je jamais ? Ne pourras-tu pas me le prouver durant toutes ces années que nous avons à vivre ensemble ?

– Savons-nous seulement si nous avons des années devant nous ? Je vais partir, te laisser puisque je ne peux t’emporter avec moi.

– Après tout, pourquoi ne le peux-tu pas ?

– Tu le sais bien. On n’emmène pas une femme à la guerre.

– Elle saurait peut-être s’y comporter au point de t’en étonner ? Pour te suivre, pour être auprès de toi sans cesse, je crois que j’accepterais bien des dangers.

– Ai-je donc épousé une jeune lionne ? fit-il en l’embrassant. Tu ne fais qu’aviver mes regrets, mon cœur, ma fleur... mon doux amour. Mais tu dois rester... ne fût-ce que pour ne pas mettre ton père en danger. On dit que la rancune du magnifique Lorenzo peut être d’autant plus redoutable qu’il a moins de droits légaux d’exercer le pouvoir. Et je n’ai guère de doute sur ses sentiments envers mon duc. S’il apprenait, maintenant, que ton père t’a donnée à moi sans même lui demander son avis, les conséquences, si j’ai bien jugé l’homme, pourraient être... désagréables pour vous deux.

– Je t’attendrai donc, soupira Fiora, mais ne durera-t-elle qu’une semaine, elle me sera longue cette attente... Dois-tu vraiment partir au matin ? ...

– Je ne peux pas faire autrement...

– Alors, il ne faut pas perdre une minute de cette nuit que le destin nous accorde. Aime-moi ! Philippe, aime-moi encore et encore afin que je puisse vivre de souvenirs durant tous ces jours et toutes ces nuits que je vais passer sans toi.

Philippe n’attendait que cette prière car le désir s’était déjà réveillé en lui mais il craignait, en lui donnant libre cours, d’effrayer et peut-être de blesser cette enfant qui s’était abandonnée à lui avec tant de confiance. Néanmoins, il s’écarta un peu.

– Il ne faut pas aller trop vite, ma douce... Tu es si jeune, si neuve... J’ai si peur de te faire mal !

– Tu ne pourras jamais me faire mal puisque c’est moi qui t’appelle. C’est si doux d’être à toi...

Il la regarda, ébloui, émerveillé... La veilleuse sculptait son corps d’ombres tendres, dorait les rondeurs exquises de sa poitrine, glissait un rayon vers le double fuseau des cuisses à la fois rondes et fines. D’une main, il releva vers lui le beau visage si pur dont les lèvres s’entrouvraient, s’offraient tandis que défaillaient déjà les larges prunelles claires. Jamais pareille beauté ne lui avait été donnée et son cœur se serra en pensant qu’elle allait s’épanouir encore loin de ses yeux :

– Tu le veux ? demanda-t-il d’une voix qui s’enrouait. Tu le veux vraiment ? ...

Alors, le rire de Fiora éclata en cascades joyeuses, enfantines et cependant troublantes :

– Bien sûr que je le veux ! Platon dit qu’il est bon de répéter deux ou trois fois les belles choses !

La stupeur le laissa sans voix. Platon était, certes, la dernière personne dont il attendait l’intrusion dans son lit nuptial. Mais comment imaginer que cette adorable fille, tout juste sortie de l’enfance, soit nourrie de philosophie grecque ? Sa culture à lui n’allait pas au-delà des Commentaires de César et il se sentit un peu vexé...

– Et qu’est-ce que Platon dit de l’amour ? dit-il, tandis que ses doigts recommençaient à glisser sur la peau douce.

– Il... il n’en parle guère, haleta Fiora tandis que son regard se noyait... Mais il dit : ... « Donne, et tu recevras ! » Je... je me donne à toi pour toujours ! Et je te veux à moi, tout entier...

Alors il s’empara d’elle, brutalement, comme il eût fait d’une fille dans une ville conquise. Elle cria sous lui et il étouffa ses cris. Il sentit des larmes couler sur son visage et comprit qu’il lui faisait mal mais il en éprouva une joie mauvaise doublée de la pensée terrible que cette fille née d’un inceste et nourrie d’une philosophie hérétique n’était peut-être, après tout, qu’une envoyée du diable. Il eut envie de la tuer, pour se libérer des chaînes qu’insensiblement elle tissait autour de son âme. Déjà ses mains s’attachaient autour du cou fragile ; il allait même le serrer quand elle ouvrit tout grand ses immenses yeux couleur de nuages que les larmes faisaient étinceler et tendit vers son baiser ses lèvres gonflées...

– Philippe ! murmura-t-elle, mon amour, mon maître...

– C’est le démon qui est ton maître ! gronda-t-il. Pareille beauté ne peut avoir été voulue par Dieu...

Brusquement dégrisée, elle voulut s’arracher à lui :

– Si démon il y a, c’est toi qui l’as fait naître, dit-elle si douloureusement qu’il eut honte. Les larmes qui coulaient à présent n’étaient plus des larmes de bonheur. Il les recueillit une à une avant de baiser longuement cette bouche tremblante tandis qu’à nouveau il faisait exploser le plaisir dans le corps de la jeune femme avant de donner libre cours à son propre assouvissement.

– Pardonne-moi ! souffla-t-il enfin. Je crois que tu me rends fou..,

– Alors, nous sommes fous tous les deux, conclut Fiora, consolée, en nichant sa tête au creux de l’épaule de son époux...

Elle était lasse à présent mais elle ne voulait pas dormir encore. Elle aurait bien le temps de s’abandonner au sommeil quand Philippe ne serait plus là, quand son lit serait vide et froid...

– J’ignorais, soupira-t-elle, que l’amour pût donner tant de joie et je voudrais pouvoir t’en donner autant que tu m’en donnes...

– Ne sens-tu pas à quel point tu me rends heureux ?

– Peut-être... mais il y a un moment, il m’a semblé que tu me détestais...

– Ne crois pas cela... Ce qui est vrai c’est que tu es trop belle et que ta beauté me fait peur.

– Pourquoi, puisque tout ce qui est moi t’appartient entièrement ? Oh ! mon amour, apprends-moi à t’aimer... Enseigne-moi comment te donner moi aussi du plaisir...

– Ce sont des choses que l’on n’apprend pas à une femme honnête, dit-il avec une fausse sévérité...

– Qu’ai-je à faire d’être une femme honnête cette nuit ? Je vais avoir tout le temps pour cela. Je ne veux être que ta femme...

Attendri, il guida ses premiers gestes mais l’élève était digne du maître et un silence peuplé de longs soupirs s’installa sous les courtines pourpres qui enfermaient les deux amants comme au cœur d’un fruit mûr. Et, par trois fois encore, Philippe triompha de ce jeune corps qui semblait insatiable jusqu’à ce qu’enfin, Fiora, foudroyée, s’endormît d’un seul coup, la tête pendant hors du lit et ses longs cheveux trempés de sueur traînant sur le tapis. Philippe, le cœur cognant lourdement dans la poitrine, s’effondra à plat ventre, le visage enfoui dans les oreillers et sombra aussi dans le sommeil.

Mais l’aube n’était plus loin. Quelque part dans la campagne, un coq chanta, relayé par d’autres aux quatre points de l’horizon... La porte de la chambre nuptiale s’ouvrit silencieusement sous la main de Léonarde qui resta un moment immobile, au seuil, fascinée par le spectacle que lui offrait, dans la lueur déclinante de la veilleuse, la coquille rougeâtre de l’alcôve ouverte avec ces deux corps nus que l’amour semblait avoir foudroyé. Celui de Fiora, dans sa pose impudique avait l’air du cadavre d’une bacchante et Léonarde, le sourcil froncé, se signa deux ou trois fois avant de marcher, sans faire le moindre bruit, vers ce lit où, un siècle plus tôt, elle avait couché une vierge innocente...

Doucement, en prenant bien soin de ne pas l’éveiller, elle redressa la jeune femme qui, du fond de son sommeil, murmura des mots indistincts, sourit mais une fois sur l’oreiller, se pelotonna comme une chatte heureuse de retrouver son coussin. Léonarde la recouvrit puis, faisant le tour du lit, s’approcha de Philippe, posa une main sur son épaule et le secoua doucement tout en se penchant vers son oreille.

– Messire, chuchota-t-elle. Il faut vous lever ! Il est l’heure...

Habitué, dès l’enfance, par le dur entraînement chevaleresque à dormir n’importe où et à s’éveiller au premier appel, Philippe se retourna aussitôt et considéra la gouvernante d’un œil presque entièrement lucide...

– Que dites-vous ? grogna-t-il.

– Chut ! ... Je dis que le jour va se lever et que votre escorte s’apprête. Messire de Prames est en train de déjeuner.

– Déjà ? ... Pourquoi faut-il partir si tôt ?

– Vous devriez le savoir. Afin de ne pas éveiller l’attention. N’en aviez-vous pas décidé ainsi avec messire Francesco ? ...

– En effet... mais c’était avant...

Il se penchait sur Fiora pour l’embrasser mais Léonarde le retint :

– Ne l’éveillez pas ! Ce sera plus facile...

– Vous voulez que je parte... sans lui dire adieu ?

– Oui. Ce sera mieux pour elle... et pour vous ! A moins que vous ne préfériez garder le souvenir d’un visage défiguré par les larmes ?

– Non ! ... Non, vous avez raison...

Il se leva d’un mouvement souple qui n’ébranla pas le lit, bâilla en s’étirant largement sans songer le moins du monde à cacher un corps où se voyaient les traces d’anciennes blessures et les légères griffures que lui laissaient les ongles de Fiora. Avant de ramasser la robe d’intérieur avec laquelle il était entré, la veille, dans cette chambre, il se tourna vers la jeune femme qui dormait paisiblement dans la masse noire de ses cheveux défaits, une joue sur sa main et s’accorda une ultime minute de contemplation... Avec les larges cernes bleuâtres qui marquaient ses beaux yeux aux paupières closes, elle lui parut plus belle que jamais et, à l’idée qu’il ne la reverrait plus, quelque chose se serra dans sa gorge... Il eût été doux de passer une vie entière auprès d’elle mais le pacte dont il avait lui-même dicté les clauses ne lui accordait qu’une seule nuit... Se penchant vivement, il prit doucement une des longues mèches noires et y posa ses lèvres...

– Adieu ! ... murmura-t-il... adieu, mon doux amour ! En se redressant, il vit que Léonarde, avec un air bizarre, lui tendait une paire de ciseaux... Il les prit avec un sourire qui bouleversa la vieille dame. Elle n’imaginait pas que cet homme dont elle ne pensait rien de bon, pût avoir ce sourire d’enfant émerveillé.

– Merci ! dit Philippe.

Il coupa une petite mèche qu’il garda au creux de sa main puis, rendant les ciseaux à Léonarde, prit son vêtement et quitta la chambre sans se retourner. Restée seule avec Fiora endormie, Léonarde tira doucement les rideaux du lit afin que la lumière du jour qui commençait à poindre n’éveillât pas la jeune femme puis quitta la pièce sur la pointe des pieds...

Cependant, dans le grand vestibule, dallé de marbre blanc et noir, Philippe de Selongey se disposait à prendre congé de Beltrami qui l’attendait au pied de l’escalier.

En se trempant la tête dans une cuvette pleine d’eau froide, ainsi que l’attestaient ses cheveux encore humides, Francesco avait réussi à chasser les fumées de l’ivresse mais ses yeux étaient encore injectés de sang quand ils regardèrent le Bourguignon, botté et enveloppé de son grand manteau de cheval descendre les dernières marches, notant avec colère qu’il avait la mine d’un homme qui n’a guère dormi et que son pas semblait alourdi... Apparemment, cette unique nuit que Selongey avait exigée, il l’avait bien remplie, et Beltrami sentit s’enfler en lui une fureur insensée. Il eut envie de grimper jusqu’à cette chambre où sa belle Fiora gisait peut-être brisée, sanglotante, malade de dégoût après avoir servi de jouet durant des heures à l’impitoyable lubricité de cet homme mais il aperçut Léonarde qui, dans les ombres denses de l’étage, descendait lentement et il se contint au prix d’un violent effort. Une seule chose était urgente : que cette brute disparût à jamais de son horizon ! A force de tendresse, il saurait bien faire oublier à l’enfant ce qu’elle avait souffert.

D’une voix qui s’efforçait de ne pas trembler, il demanda :

– Vous lui avez dit adieu ?

– Non... Elle dort et je ne l’ai pas éveillée. Vous lui direz adieu pour moi... Vous lui direz...

– Quoi donc ? aboya le négociant.

Philippe eut son drôle de petit sourire qui lui tirait la bouche d’un seul côté et haussa les épaules.

– Rien ! Vous ne sauriez pas...

– De toute façon, je ne lui aurais rien dit ! Et je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour qu’elle vous oublie... le plus vite possible ! Vous avez voulu une nuit, vous l’avez eue. A présent, il vous reste à tenir votre promesse et à vous faire tuer !

– L’ai-je promis ? fit Selongey avec hauteur.

– Il me semble, oui ! Avez-vous oublié vos paroles : après la souillure qu’un mariage avec ma fille impose à votre honneur, vous n’avez d’autre ressource que de laver cette tache dans votre sang. Y a-t-il quelque chose de changé ?

– Rien n’est changé ! Comment présenter à la cour de monseigneur Charles une épouse qui ressemble trait pour trait à une mère exécutée pour inceste et adultère ? ... Non, rien n’est changé mais vous n’imaginez pas à quel point je le regrette !

– Apparemment, cette nuit n’était pas assez longue ? fit Beltrami avec un sourire sarcastique. Peut-être souhaitez-vous que je vous invite à revenir ?

Philippe regarda un instant, en silence, cet homme dont il comprit soudainement ce qu’il avait souffert et ce qu’il souffrait encore pour lui avoir livré Fiora. Il devina ce que ces noces étranges avaient soulevé de dépôt trouble dans le fond de cette âme. Sans doute le Florentin venait-il de découvrir que son amour paternel ne l’était pas autant qu’il l’imaginait et Philippe en éprouva plus de pitié que d’irritation :

– Soyez sans crainte ! Je ne chercherai pas à revenir car j’y perdrais mon âme. Sachez-le, j’ai vécu en quelques heures tout ce que je pouvais espérer de bonheur. Jamais je n’oublierai cette nuit... et j’espère que Fiora ne l’oubliera pas non plus ! A présent, adieu, messer Beltrami ! Veillez bien sur elle !

Enfilant les gros gants de cuir qu’il portait à sa ceinture, Philippe se dirigea vers la porte mais Beltrami l’arrêta et, sortant de sa longue robe de velours noir un rouleau de parchemin scellé, il le tendit au jeune homme.

– Un instant, seigneur comte ! Vous oubliez ceci. N’est-ce pas cependant le prix de cette fameuse tache qui gêne si fort votre honneur ?

Philippe pâlit et esquissa le geste de refuser. Il hésita :

– Je voudrais pouvoir vous la jeter à la figure, votre lettre de change, gronda-t-il, mais monseigneur Charles a trop besoin de cet or. Rassurez-vous cependant ! Cette somme vous sera rendue et davantage encore quand ma femme, après ma mort, héritera de mes biens.

Rageusement, il arracha le rouleau des mains de Beltrami, le glissa dans son pourpoint et sortit en courant, poursuivi par le ricanement ironique du négociant. Traversant une partie du jardin que le petit jour grisaillait, il rejoignit les communs où ses hommes l’attendaient et où Prames l’avait précédé.

Debout dans la zone d’ombre de l’escalier où l’avait figée l’altercation des deux hommes, Léonarde fit un rapide signe de croix en écoutant décroître le bruit des pas de cet étrange époux que l’on avait donné à Fiora. Ce qu’elle venait d’entendre lui expliquait beaucoup de choses et elle entrevoyait à présent les termes de ce contrat par lequel une enfant avait été jetée dans les bras d’un homme qu’elle n’avait jamais vu. Elle descendit lentement les dernières marches et rejoignit Beltrami qui, au seuil de sa maison, montrait un poing furieux à un jardin vide.

– Il savait donc ? demanda-t-elle doucement. Francesco, qui avait oublié sa présence, tressaillit et la regarda sans rien dire. Son bras retomba, sans force, le long de sa robe. Haussant les épaules, il soupira enfin :

– S’il n’avait pas su, croyez-vous que je lui aurais donné Fiora ? Lorenzo de Médicis lui a refusé l’emprunt qu’il venait contracter pour le duc de Bourgogne. La main de ma fille... et sa dot ont été le prix de son silence. Un beau prix comme vous voyez !

– Un homme de son nom et de sa qualité, s’abaisser à ce vil marchandage ? J’ai peine à le croire. Les Selongey ont toujours été gens au caractère rude, difficiles à vivre souvent mais d’une loyauté sans faille envers leurs ducs et incapables d’une bassesse. Et pour quoi ? Pour de l’or ? Ils n’ont jamais été pauvres et leur faveur doit être entière...

– C’est sa seule excuse : il ne voulait pas cet or pour lui-même. Vous l’avez entendu ? Grâce à Dieu, il est parti, à présent et pour toujours ! Jamais nous ne le reverrons !

– Jamais ? A-t-il donc l’intention d’abandonner une jeune épouse dont il semble pourtant fort amoureux...

– Non, mais il a l’intention de se faire tuer à la guerre. Il aime Fiora, du moins il le dit, et c’est peut-être vrai mais il estime qu’en épousant la fille de gens déshonorés il a lui-même porté atteinte à la grandeur de son nom.

– Il a épousé la fille d’un des plus hauts hommes de Florence. Il n’a pas à en rougir, il me semble, tout Selongey qu’il soit ? Personne, ici, n’a jamais entendu parler des Brévailles...

– Sans doute mais lui sait à quoi s’en tenir. Cela suffit pour que la souillure lui soit insupportable.

– Comment a-t-il su ?

– D’honneur, je n’en sais rien. Il dit avoir été frappé par une ressemblance. Frère et sœur, les jeunes Brévailles se ressemblaient beaucoup. Leur fille est le portrait de l’un aussi bien que de l’autre. A présent, je vous en prie, dame Léonarde, ne parlons plus de ce personnage que je souhaite oublier le plus vite possible.

– Croyez-vous pouvoir en faire autant pour Fiora ? Elle s’est donnée à lui trop spontanément pour que son cœur ne soit pas pris et elle est de celles qui n’aiment pas deux fois, j’en jurerais. Elle va souffrir...

– Pas maintenant ! Pas déjà ! Elle sait qu’il doit partir seul pour rejoindre son duc devant Neuss. Elle va l’attendre. C’est quand elle apprendra sa mort qu’elle aura du chagrin. J’espère seulement que l’attente ne sera pas trop longue : la douleur sera peut-être violente mais plus brève...

– Cela peut être long. Un chevalier n’a pas le droit de se donner la mort sous peine d’y perdre son âme et, d’une certaine façon, son honneur. Il faut qu’il se fasse tuer en se défendant, qu’il trouve plus fort que lui. Si j’en crois les récits de son écuyer, un tel adversaire n’est pas facile à rencontrer... Vous avez conclu là un étrange marché, ser Francesco ! Dieu pourrait prendre plaisir à le contrarier...

– Nous verrons bien. Pour l’instant, il faut nous réjouir de ce que notre Fiora ne nous sera jamais enlevée. Nous pourrons continuer à l’entourer, à la chérir.

– Ne portera-t-elle donc jamais le nom de son époux ?

– Bien sûr que si. Dès que la conjoncture politique le permettra sans crainte d’offenser les Médicis, nous déclarerons le mariage.

– Et si l’on pouvait le déclarer en même temps que la mort de l’époux, ce serait encore mieux, n’est-ce pas ? fit Léonarde avec une amertume qu’elle n’arrivait plus à retenir. Elle venait de comprendre que, si Philippe n’avait pas exigé de vivre sa nuit de noces, Beltrami eût trouvé l’incroyable marché tout à fait à son goût et elle découvrait que le meilleur des hommes pouvait se laisser aller à un égoïsme impitoyable. Francesco Beltrami avait dû souffrir mort et martyre durant cette nuit qui livrait Fiora au désir d’un homme mais, maintenant, il ne voulait plus penser qu’au bonheur de garder sa fille auprès de lui pour toujours...

– Eh bien, voilà qui est parfait ! soupira-t-elle. Mais il est temps pour moi de monter auprès d’elle pour surveiller son réveil. Il est possible qu’elle ne trouve pas ce matin aussi heureux qu’il vous apparaît...

Léonarde avait peine à dissimuler sa colère. De combien de larmes son enfant allait-elle payer un bonheur qui n’avait duré que trois jours et une nuit ? Beltrami ne comprenait-il pas qu’elle ne serait plus jamais la même une fois passé le seuil de l’amour physique ? Et si un enfant s’annonçait ?

– Je ne crois pas que ce soit à souhaiter, répondit-elle en elle-même. Si elle était mère, Fiora ne pourrait plus jamais oublier cet époux de quelques heures et l’oubli, c’est encore ce que l’on peut lui souhaiter de mieux.

Mais elle n’y croyait pas. Lentement, en prenant les mêmes précautions, elle regagna la chambre où la jeune femme dormait toujours et tira une chaise auprès du lit pour y attendre son réveil. Elle ne voulait pas que celle-ci ouvrît les yeux sur une chambre vide. Et, en effet, quand Fiora s’éveilla, ce fut le visage familier de Léonarde qu’elle aperçut. Elle lui offrit un rayonnant sourire :

– Vous étiez là ? Est-il donc si tard ?

– Près de midi. Vous avez bien dormi ?

Mais Fiora, déjà, cherchait quelqu’un dans ce lit devenu soudain si grand mais qui gardait encore l’empreinte d’un corps :

– Philippe ! ... Où est-il ?

Léonarde quitta son siège et vint s’asseoir tout près de la jeune femme.

– Il est parti, dit-elle aussi doucement qu’elle put, effrayée soudain de voir les yeux de Fiora, encore embrumés l’instant précédent, s’éclairer d’un seul coup et s’agrandir.

– Parti ? ,.. Pas parti pour...

– Pour rejoindre monseigneur le duc de Bourgogne. Il a quitté cette maison...

– Et vous m’avez laissée dormir ?

Jamais Fiora n’avait regardé sa vieille amie avec ces yeux brûlants de colère.

– Il n’a pas voulu que l’on vous réveillât. Il craignait, je crois, l’instant toujours difficile du départ. Il a seulement coupé, pour l’emporter, une mèche de vos cheveux...

– Devait-il vraiment s’éloigner si vite ? Ne pouvait-il attendre au moins quelques heures ? Nous avons été si heureux ensemble ! .., mais il n’est peut-être pas encore très loin...

Fiora jaillit du lit bouleversé et, sans même songer à se couvrir d’un vêtement, courut jusqu’à la fenêtre qu’elle ouvrit en grand. Le ciel était gris et le vent balayait la fine pluie qui tombait depuis le milieu de la matinée mais Fiora ne s’en souciait pas :

– Philippe ! appela-t-elle de toute sa voix, Philippe ! Reviens !

Beltrami qui faisait quelques pas dans le jardin pour achever de chasser les fumées de sa nuit maudite, entendit ses cris, leva la tête et resta interdit devant ce qu’il voyait : une femme nue, échevelée qui, dans le vent mouillé lançait des appels désespérés. Une femme qui n’était pas, qui ne pouvait pas être sa fille. La voix, chaude et douce de Fiora ne pouvait émettre cette clameur rauque de lionne appelant son mâle...

Les cris ne cessaient pas, l’image impudique et affolante ne s’effaçait pas. Alors, en aveugle, les deux mains sur ses oreilles pour ne plus rien entendre, le malheureux s’enfuit droit devant lui à travers les massifs dépouillés par l’hiver jusqu’à l’abri précaire mais sourd d’une petite grotte de rocailles ou, dans un bassin, coulait une fontaine à tête de lion. Là, couché de tout son long sur la terre humide, Francesco Beltrami pleura ses illusions perdues. L’étranger n’avait demandé qu’une nuit et cette seule nuit lui avait suffi pour faire de Fiora une autre femme, « sa » femme à lui. Et l’enfant de naguère ne reparaîtrait jamais plus...

CHAPITRE V

HIERONYMA

– Tu as changé, Fiora... Voilà des jours et des jours que je t’observe et chaque fois que je te revois, cela me paraît plus évident. Aujourd’hui, il fallait que je te le dise.

Fiora sourit à son amie. Le gentil visage de Chiara portait en effet un pli soucieux qui lui était bien inhabituel et qui lui donnait une sorte de gravité.

– En quoi ai-je tellement changé ?

– Tu ris moins qu’autrefois et je vois bien que, parfois, lorsque nous sommes ensemble, tu as l’air de penser à autre chose. Tu ne réponds pas aux questions que je te pose, ou alors tu y réponds tout de travers. Mais il y a plus grave...

– Plus grave ? Quoi donc, Seigneur ?

– Avant-hier, alors que, près du Baptistère, nous étions à écouter l’histoire que contait le vieux chante-fables, Giuliano de Médicis qui passait par là avec des amis est venu nous saluer. D’habitude, quand tu le voyais, tu devenais rouge comme une pivoine. Cette fois, c’est tout juste si tu l’as regardé et je crois bien que tu l’as vexé.

– Eh bien, il se dévexera. Qu’a-t-il besoin de l’attention, de l’admiration de toutes les femmes alors que les siennes vont exclusivement à Simonetta ? C’est de la fatuité et rien d’autre !

– En voilà un langage ? Est-ce que tu ne l’aimerais plus ?

– L’ai-je aimé ? Je crois... qu’il me plaisait assez. Mais à présent il ne me plaît plus... plus autant tout au moins.

Plantant là son amie abasourdie, Fiora fit quelques pas vers le muret de pierres sèches d’où l’on découvrait tout le panorama de Florence et bien au-delà. Les deux amies, escortées de leurs gouvernantes et de Khatoun étaient sorties à cheval pour se rendre à San Miniato comme elles avaient coutume de le faire chaque fois que revenait le printemps pour cueillir des violettes et des aubépines qui poussaient à foison autour de l’église San Miniato al Monte et du palais des Évêques. Elles disaient qu’elles étaient plus belles à cet endroit bénit que partout ailleurs et que, de là-haut, on avait l’impression que toute la ville s’épanouissait comme une gigantesque fleur. Dans la lumière neuve du printemps, Florence semblait accumuler de la beauté comme un avare accumule son or : un peu n’importe comment pourvu qu’il y en ait beaucoup...

Cette promenade traditionnelle, Fiora aurait voulu la faire avec Philippe, contempler avec lui, derrière la longue mèche blonde de l’Arno, nouée de ponts qui avaient l’air prêts à s’effondrer sous l’entassements des boutiques qui les bordaient, le fouillis de tuiles roses posées sur l’ocre chaud, le gris doux ou le blanc laiteux des murs. C’était comme un tapis de roses d’où émergeaient des joyaux : une bulle de corail posée sur une marqueterie étincelante qui était le Duomo, un lys d’argent qui n’éclorait jamais tout à fait au-dessus du palais des Seigneurs, des tours de cornaline dont les créneaux avaient l’air de papillons et des campaniles qui ressemblaient à des cierges de Pâques dans la gaieté de leurs marbres polychromes. Et puis, un peu partout jaillissait la verdure nouvelle des jardins où s’épanouissaient déjà les glycines et les lilas, les lauriers et les camélias car nulle part, au monde, le printemps n’était plus beau qu’à Florence... et il eût été doux de l’admirer, sa main serrée dans la grande main de son époux puis de revenir avec lui dans le soir tombant et dans la gloire d’un soleil couchant semblable à celui de Fiesole qui serait le prélude d’une nuit d’amour. Mais Philippe était loin, à des centaines de lieues de ses bras et Fiora n’avait même pas la consolation de savoir où il se trouvait exactement.

Il y avait maintenant deux mois qu’il avait quitté la villa Beltrami, deux mois qui auraient aussi bien pu être deux siècles car jamais Fiora n’avait trouvé le temps si long. Après les trois jours qu’elle avait passés enfermée dans sa chambre sans consentir à descendre, sans voir personne d’autre que Khatoun qui lui montait les repas, sans permettre même que l’on changeât les draps de ce lit où Philippe l’avait aimée, elle avait enfin consenti à paraître quand Léonarde était venue lui dire que son père s’apprêtait à partir pour Venise. Elle ne pouvait le laisser s’éloigner sans l’embrasser.

Quand elle le retrouva et vit se tourner vers elle ce visage pâle aux yeux tristes qu’elle ne lui avait jamais vu, elle eut honte d’elle-même et de son égoïste réclusion. Devait-elle le punir parce que son bonheur à elle s’en était allé ? Alors, cédant à l’impulsion de sa tendresse filiale, elle s’était jetée dans ses bras et ils étaient restés un long moment embrassés, pleurant tous deux des larmes différentes mais qui les unissaient tout de même...

– Tu l’aimes donc tant ? avait demandé Francesco d’une pauvre voix sans couleur. Tu l’aimes... au point de ne plus m’aimer ?

– Ne plus t’aimer ? Oh, père, j’espère que tu n’as jamais cru pareille chose ? Personne, jamais, ne pourra prendre dans mon cœur la place qui est la tienne. Lui, c’est différent... il est mon époux. Ce n’est pas la même chose. Et je te demande pardon pour ces trois jours mais je ne voulais pas que tu me voies pleurer...

– Mais tu pleures en ce moment, Fiora... et moi aussi.

Ne crois-tu pas que le chagrin est plus doux quand on peut le partager ?

– C’est pour cela que tu pars ? Pour mieux le partager ? Où bien veux-tu me punir ?

– Non. C’est parce que Lorenzo de Médicis, ayant découvert mon amitié pour Bernardo Bembo, m’a demandé de me rendre là-bas pour quelques jours. Ne me demande pas de te dire pourquoi...

Il en eût été bien incapable. Ce voyage, en effet, n’était qu’un prétexte pour s’éloigner quelque temps de Fiora, pour essayer de redevenir lui-même loin d’un regard qui pouvait être trop clairvoyant. Il avait besoin de prendre un peu de distance pour mieux s’habituer à cette nouvelle Fiora qu’il avait entrevue dans la pluie d’un matin de douleur : une femme ardente et passionnée, donnée corps et âme à un autre...

De son côté, la jeune femme accueillait avec une secrète satisfaction cette courte séparation. Elle avait deviné que ce mariage était peu agréable à son père et qu’il n’aurait aucun plaisir à l’entendre, elle, chanter à longueur de journée les louanges d’un époux trop parfait.

Beltrami partit donc et Fiora, revenue comme il le désirait au palais des bords de l’Arno, put s’en donner à cœur joie de chanter son amour pour Philippe au bénéfice des seules oreilles de Léonarde et de Khatoun. Puis elle se calma. Après le chagrin du départ et la joie rétrospective, Fiora entra dans l’attente d’un retour qu’elle souhaitait proche ou tout au moins d’un message. Elle resta de longues heures dans sa chambre ou au jardin, écoutant Khatoun qui chantonnait pour elle et contemplant le gros anneau d’or frappé aux armes des Selongey que Philippe avait glissé à son doigt en la prenant pour femme. Il était trop large pour son doigt mince et comme il n’était pas possible de le faire rétrécir par un joaillier, pas plus d’ailleurs que de le porter en public, la jeune femme l’avait passé à une mince et longue chaîne d’or qui lui permettait de le dissimuler sous ses robes. La bague pendait entre ses seins et elle aimait, quand il ne lui était pas possible de la sortir, appuyer sa main dessus pour mieux sentir sa présence.

Lorsque Francesco était revenu de son voyage, elle avait offert à son baiser un front serein, et la vie avait repris, comme par le passé, dans la maison des Beltrami. Seule, Léonarde avait poussé un soupir de soulagement en constatant qu’après plus d’un mois la jeune épousée n’annonçait aucun signe de maternité...

Chiara respecta durant un moment la méditation de son amie. Elle-même d’ailleurs avait besoin de remettre de l’ordre dans ses idées. Elle en profita pour augmenter encore le gros bouquet de violettes qu’elle tenait déjà dans ses mains puis, jugeant que le silence avait assez duré, elle jeta un coup d’œil à Léonarde et à Colomba qui, assises sous un pin parasol, bavardaient sans discontinuer en occupant vaguement leurs doigts d’un travail de broderie. Et revint glisser son bras sous celui de son amie :

– As-tu suffisamment rêvé ? fit-elle gaiement. Tu contemples notre bonne ville comme si tu la voyais pour la dernière fois.

– Tu devrais dire comme si je la voyais pour la première fois. Nous sommes venues souvent ici à pareille époque mais cette année, Florence a un charme différent. Même les remparts et les tours de guet semblent participer à la beauté générale. J’aimerais...

– Etre ici avec quelqu’un d’autre qu’une vieille amie ! C’est bien ce que je pensais : tu n’es plus amoureuse de Giuliano parce que tu es amoureuse d’un autre... d’un autre qui est loin ! Je parie pour messire Philippe de Selongey !

Inattendu, ce nom qui était désormais le sien frappa Fiora si soudainement qu’elle tressaillit et devint très rouge.

– Parle plus bas, je t’en prie ! Ou mieux encore : ne parle plus du tout !

– C’est si grave que cela ? murmura Chiara édifiée. Pardonne-moi ! Je pensais seulement à une amourette passagère comme il nous en vient et qui s’en vont avec le vent, comme ton penchant pour Giuliano. Sais-tu seulement si tu le reverras jamais ?

– Je le crois, fit Fiora avec un sourire qui s’adressait davantage à ses propres pensées qu’à son amie. A présent, parlons d’autre chose ! D’ailleurs, est-ce qu’il n’est pas temps de rentrer ? Nous avons assez de fleurs pour deux ou trois églises !

Elles avaient coutume, en effet, d’offrir chaque année leur récolte à Santa Maria del Fiore en joignant à leur offrande parfumée une généreuse aumône pour les enfants pauvres dont s’occupaient les desservants de la cathédrale. Elles allaient donc rejoindre Colomba et Léonarde qui, de leur côté, pliaient bagages quand, soudain, Fiora retint son amie.

– Attends ! dit-elle d’une voix oppressée..,

– Qu’y a-t-il ? Tu es malade ?

– Non... non, mais j’éprouve une sensation bizarre... Tout à l’heure tu as dit que je regardais la ville comme si je la voyais pour la dernière fois...

– En effet... mais c’était une plaisanterie. J’ai dit cela parce que tu avais une expression d’avidité... comme si tu voulais absorber tout cela avec tes yeux. Et tu m’as répondu...

– Je sais... mais à présent je me demande si tu n’avais pas raison. Il y a en moi quelque chose qui dit que... je ne reviendrai jamais à cet endroit !

– Quelle folie ! Tu penses encore à la prédiction du médecin grec ?

– Non. Je te jure que non... c’était même très loin de ma pensée... mais j’ai eu comme un pressentiment, comme si Florence me devenait soudain hostile... me rejetait, moi qui l’aime tant !

– Tu crois qu’elle t’en veut parce que tu te permets d’aimer un étranger quand tant de ses fils soupirent après toi ? Chasse de pareilles idées ! Tu as vécu trop retirée ces derniers temps. Ce qu’il te faudrait c’est une belle fête où tu brillerais de tous tes feux et où le grand Médicis danserait encore avec toi ! Tiens ! Voilà tout justement ce qu’il te faut !

En effet, un groupe de jeunes gens, menés par Luca Tornabuoni en joyeuse cavalcade, débouchait sur le petit parvis de l’église.

– J’étais certain de vous trouver ici, dit le jeune homme en sautant à terre et en ôtant son chaperon. N’est-ce pas le jour de l’année où vous venez cueillir des fleurs pour la Madone ?

– Vous venez nous aider ? fit Chiara en riant.

– A porter tout cela ? Bien sûr. Et aussi vous escorter jusqu’au Duomo pour joindre nos prières aux vôtres !

– Vous voilà bien pieux, ser Luca ! dit Léonarde qui rejoignait le groupe. Je vous croyais un fidèle disciple de Platon et voilà que vous parlez de la Madone comme si vous vouliez entrer au couvent.

– Je n’ai jamais rien souhaité de pareil et il y a un temps pour Platon et un temps pour prier. Il me semble, ajouta-t-il en regardant tendrement Fiora, qu’en allant m’agenouiller à ses pieds en compagnie de certaine jeune fille, elle entendra mieux mes prières...

Il s’attendait à un éclat de rire de la jeune femme mais elle détourna les yeux, gênée par l’image qu’il évoquait et fit comme si elle n’avait pas entendu. Pensant alors qu’il s’était montré trop hardi, il alla prendre par la bride le cheval de Fiora et l’aida à se mettre en selle :

– Quelque chose me dit que je suis mal inspiré, aujourd’hui, Fiora, murmura-t-il en cherchant son regard, mais je voudrais tant que vous m’autorisiez à envoyer mon père auprès du vôtre ! Je sais qu’il vous trouve trop jeune mais si, au moins, nous étions fiancés... j’attendrais tout le temps que vous voudriez ! On a tous les courages quand on sait que l’on peut espérer !

Pour la première fois, elle le regarda avec une sorte de tendresse. Elle qui ne vivait plus que d’espoir pouvait comprendre ce que ressentait le jeune homme mais elle n’avait plus le droit de lui laisser la plus petite espérance.

– Ne me parlez plus de cela, Luca ! Vous perdez votre temps et votre cœur avec moi. Je ne veux pas quitter mon père et je...

– ... et vous ne m’aimez pas ! Vous voyez, je complète votre phrase. Je dis ce que vous n’osiez pas dire. Mais, si vous ne m’aimez pas à présent, vous m’aimerez peut-être plus tard. Vous l’avez dit vous-même : vous êtes encore très jeune... Non ! ne dites rien de plus ! C’est le printemps et il fait beau. Laissez-moi rêver encore !

Il retourna vers son cheval, et la petite troupe chargée de gros bouquets et de branches embaumés redescendit vers la ville tandis que l’un des garçons chantait une romance en l’honneur du printemps. On reprit le refrain en chœur, on rit beaucoup mais Fiora ne réussit pas à se mettre au diapason. A mesure que l’on avançait, la tristesse qui s’était emparée d’elle à San Miniato s’accentuait. S’y joignait une impression de danger imminent. Superstitieuse comme toute bonne Florentine, elle songea que Philippe était à la guerre donc en perpétuel danger mais que, peut-être, il courait en ce moment un péril plus grave et son amour à elle le ressentait comme une prémonition... Bientôt, toute cette gaieté qui l’entourait lui fut insupportable et quand on eut passé le Ponte Vecchio où, à cette heure du jour, les boutiques des bouchers étaient fermées, elle prétexta un soudain malaise et, sans permettre même à Chiara de la raccompagner -ne fallait-il pas qu’au moins une des cueilleuses allât porter les fleurs ? – elle reprit avec Léonarde et Khatoun le chemin de la maison. Elle avait hâte de rentrer, à présent, sans pouvoir dire d’où lui venait cette impatience. C’est tout juste si elle répondit au joyeux salut que lui adressait Gian-Battista di Rinaldo, un batelier du fleuve que Beltrami avait sauvé de la ruine et dont elle était marraine d’un des enfants.

– Il ne faut pas lui en vouloir, cria Léonarde désireuse d’effacer ce que le brave homme pouvait considérer comme une offense, donna Fiora est souffrante et je la ramène à la maison !

– Que Dieu la bénisse et lui rende la santé. On priera pour elle ce soir, chez nous !

– De toute façon, quelques prières ne nous feront pas de mal, marmotta Léonarde en couvant Fiora de son regard inquiet. Que vous arrive-t-il, mon enfant ? Vous êtes réellement malade ? Il est vrai que vous êtes bien pâle...

– Oui... non... je ne sais pas. Mais il faut que je rentre. Je voudrais voir mon père !

– Vous vous tourmentez parce qu’il vous a dit ce matin qu’il se sentait un peu fatigué ? Je crois que vous exagérez...

Fiora ne répondit pas. A quoi bon ? Si elle disait qu’elle avait le pressentiment qu’un malheur l’attendait au palais, Léonarde avec son solide bon sens s’efforcerait de lui démontrer qu’elle avait tort. D’ailleurs on arrivait...

– On dirait que votre père a des visiteurs ! remarqua Léonarde en désignant une mule élégamment harnachée de rouge et deux autres plus modestes qui attendaient placidement attachées près du montoir à chevaux. Dieu me pardonne ! Je crois bien que c’est là l’équipage habituel de votre cousine Hieronyma. Que vient-elle faire ? Ses visites n’amènent jamais rien de bon, ajouta la gouvernante qui gardait en mémoire les menaces formulées contre Fiora dans la boutique de l’apothicaire Landucci.

– En effet, dit Fiora, mais nous n’allons pas tarder à le savoir.

Sautant à terre sous la voûte du palais, Fiora jeta sa bride à un valet et traversa rapidement la cour intérieure où, en effet, attendaient la suivante habituelle de Hieronyma et l’un de ses valets. Elle monta l’escalier en courant et heurta presque le vieux Rinaldo qui était le serviteur particulier de Francesco Beltrami après avoir été celui de son père.

– Où est mon père ? demanda-t-elle.

– Dans la salle de l’Orgue, donna Fiora, mais il n’est pas seul.

– Je sais avec qui il est. Merci Rinaldo ! ... dit la jeune femme un peu surprise car la salle en question, comme le studiolo, était l’un des endroits privilégiés où le négociant aimait se retirer. Il avait appris tout enfant à jouer de l’orgue et, de temps en temps, il s’isolait dans cette grande pièce qui, avec ses murs peints à fresques et son dallage de marbre sans tapis, avait la résonance d’une chapelle. Qu’il y reçût une cousine qu’il aimait peu était tout à fait inhabituel mais peut-être avait-il été surpris par l’arrivée inattendue de la dame.

Quand elle approcha de la porte, Fiora entendit des éclats de voix et ralentit son allure. S’il se disputait avec Hieronyma, Beltrami ne serait peut-être pas content de voir arriver sa fille... Alors, doucement, tout doucement, la jeune femme entrouvrit la porte et la voix de son père, vibrante de colère, arriva aisément jusqu’à elle :

– Jamais, tu entends, jamais je ne donnerai ma fille à ton fils ! Je plains de tout mon cœur ce malheureux garçon qui n’est pas responsable de son physique mais on ne peut demander à une femme jeune et belle de passer sa vie avec un mari tel que lui.

– Parce qu’il est boiteux et contrefait ? Du moins, Pietro est noble et de naissance pure. Ce n’est pas un bâtard, lui !

– Il n’est jamais venu à l’idée de personne de reprocher à Fiora sa bâtardise et je crois que tout le monde le sait !

– En effet... mais tout le monde ne sait pas tout...

Il y eut un silence au fond duquel Fiora crut entendre la respiration soudain plus forte de son père. Elle eut envie d’entrer et en fut incapable, retenue par une force plus puissante que sa volonté. La curiosité sans doute mais il s’y mêlait une sorte de terreur... Enfin, Beltrami soupira et, avec la légère insolence d’un homme que l’on importune, reprit :

– Cela veut dire quoi, ce tout ?

– Faut-il vraiment que je m’explique ? Tu as pâli, Francesco, cela veut dire que tu as deviné de quoi je veux parler ! Tu ne me crois pas ? Tu hausses les épaules ? ... A ton aise : je vais parler clair. Ta précieuse Fiora que tu élèves comme une princesse n’est pas ta fille. Tu n’as jamais eu d’aventure avec quelque dame que ce soit en dehors de notre pays. C’est le fruit d’amours incestueuses et adultères, la fille de gens condamnés à mort par la justice de Bourgogne à cause de leurs crimes et tu l’as ramassée dans la boue...

La maison s’effondrant sur sa tête n’eût pas foudroyé davantage Fiora. Elle dut se retenir à une tenture d’abord, au dossier d’un siège voisin ensuite pour ne pas s’écrouler. La voix mauvaise de Hieronyma sifflait encore dans ses oreilles avec toute la charge de haine qu’elle distillait. Celle de Beltrami, cependant, demeurait froide :

– Et, naturellement, tu as des preuves de ce que tu avances ?

– J’ai mieux : un témoin... oculaire. Quelqu’un qui est prêt à tout dire pour me complaire.

Beltrami venait de comprendre. Son esprit rapide avait déjà fait le rapprochement. Hieronyma vivait le plus souvent à Montughi, dans la propriété de son beau-père et, près de ce même Montughi, Marino, qui avait été investi de toute sa confiance, dirigeait son domaine agricole. Marino qui, jamais, n’avait admis l’adoption de l’enfant et dont il avait cru enchaîner la langue par un serment prêté sur un autel et par de nombreux bienfaits. En même temps, lui revenaient certains bruits, très discrets, à vrai dire, et qu’il avait repoussés avec dédain, sur la conduite de cette veuve pulpeuse qui, privée d’époux, se cherchait des consolations. Elle était belle encore et pouvait séduire un homme tel que l’ancien chef muletier...

Hieronyma prit son silence pour de l’abattement et ironisa :

– Je vois que tu as compris, mon beau cousin. Tu sais à présent que je me montre fort généreuse en proposant un mariage entre mon fils et ta bâtarde qui, ainsi, pourra jouir encore de ta fortune jusqu’à la fin de ses jours. Sa chance, vois-tu, c’est que mon Pietro soit amoureux d’elle et la veuille pour femme. Et moi, je ne veux pas que mon fils soit malheureux. Il oubliera sa disgrâce dans les bras de ta jolie sorcière qui n’aura rien d’autre à faire que lui donner de beaux enfants...

– Et si je refuse ?

– Tu ne refuseras pas. Tu sais trop bien que je pourrais, dès demain, déposer une plainte contre toi pour avoir menti et bafoué la Seigneurie en osant faire une Florentine d’un déchet de l’humanité qu’on aurait dû détruire dès sa naissance.

Incapable de se contenir plus longtemps, Francesco laissa la colère l’emporter :

– Et tu produiras ton témoin ? Tu n’oublies qu’une chose Hieronyma. Des bruits courent sur toi. On dit que tu ne respectes pas plus ton veuvage que la maison de ton beau-père. Il suffirait de faire avouer à Marino Betti qu’il est ton amant et tu pourrais apprendre ce que pèse la justice personnelle du vieux Jacopo. Il ne badine pas sur le chapitre de l’honneur.

– Mais il serait peut-être heureux de voir tomber sur les Pazzi une fortune de l’importance de la tienne. Il n’est plus aussi riche et il le supporte mal. Je crois qu’il m’aiderait, au contraire, de toutes ses forces... mais bien sûr, il ne serait plus question de mariage. Il ne l’admettrait pas. Simplement, après ta condamnation et la privation de tes biens qui me seraient remis comme à ton héritière naturelle, ta Fiora serait livrée à Pietro pour qu’il s’en amuse... après quoi on s’en débarrasserait en la jetant dans un bordel. Tu vois que tu as tout intérêt à accepter ma proposition. Ensuite, je te promets que nous formerons une famille heureuse... et sans histoire !

– Va-t’en ! ... Hors de ma vue !

– Décidément, tu n’es pas raisonnable. Mais je pense qu’une longue nuit de réflexion te fera voir où est ton intérêt. Demain, vers cette heure-ci, je reviendrai chercher ta réponse. Je te souhaite le bonsoir.

Un frisson d’horreur galvanisa Fiora et lui rendit ses forces. Comprenant que la femme allait sortir et ne voulant pas être surprise par elle écoutant à la porte, elle se dissimula derrière une tapisserie, comprimant de son mieux les battements affolés de son cœur. Une sueur froide mouillait son front et son dos comme si l’abîme terrifiant de l’enfer venait de s’ouvrir devant elle. En écartant légèrement la lourde tenture, elle vit Hieronyma sortir de la salle de l’Orgue sans se presser. Sûre de sa victoire, elle se pavanait avec arrogance, posant sur les meubles et les objets précieux au milieu desquels elle passait, un regard avide qui était déjà celui d’une propriétaire.

Pour la première fois de sa jeune vie, Fiora connut l’envie de tuer, d’anéantir cette femme odieuse dont elle comprenait à présent pourquoi elle l’avait menacée chez Landucci. Sortant sans bruit de sa cachette, elle saisit un lourd candélabre de bronze et s’avança lentement vers Hieronyma qui s’était arrêtée pour admirer les pièces d’orfèvrerie disposées sur une crédence mais, comme si elle avait deviné qu’un danger approchait, la dame Pazzi sortit brusquement de la salle sans se retourner au moment même où Beltrami y entrait.

Il vit Fiora ainsi armée prête à s’élancer derrière Hieronyma et comprit ce qu’elle voulait faire. Il s’écria :

– Non, Fiora ! Ne fais pas cela !

– C’est elle ou nous, père ! Laisse-moi faire !

Il courut alors à elle, lui arracha le candélabre et le reposa sur un coffre. Désespérée, Fiora vit qu’il avait vieilli de dix ans et qu’il y avait des larmes dans ses yeux. Alors, elle se jeta à son cou et le tint serré contre elle, pleurant avec lui sur tout ce que l’abominable Hieronyma venait de briser, de souiller. Ce fut là que Léonarde, qui cherchait Fiora, les trouva au bout d’un instant.

– Que s’est-il passé ? demanda-t-elle. Je viens de croiser donna Hieronyma et elle m’a ordonné, en me traitant de vieille maquerelle, de commencer à faire mes paquets !

– Nous sommes au bord de la catastrophe, ma pauvre Léonarde, dit Beltrami. Cette femme est devenue la maîtresse de Marino. Il lui a tout dit et il est prêt à témoigner contre moi... à moins, évidemment, que je ne marie Fiora à son fils !

– Mais elle est déjà mariée, il me semble ? Il fallait le lui dire.

– C’était la dernière chose à faire. Il me reste un faible espoir de nous sauver en allant tout raconter à monseigneur Lorenzo. Il a du respect et de l’amitié pour moi alors qu’il déteste les Pazzi. Evidemment, le mariage le rendrait furieux, mais cela je ne le dirai pas...

Fiora qui était restée blottie contre Beltrami, s’écarta de lui et le regarda avec des yeux pleins d’angoisse :

– Père ! ... Est-il vrai que je ne sois pas ta fille ? Est-il vrai que je suis née...

– Tu as donc entendu ?

– Tout ! J’étais là, près de la porte que j’avais entrouverte. Oh, père ! c’était épouvantable et je crois qu’à présent cela est pire encore ! Moi qui étais si heureuse d’être ta fille ! Et voilà que je ne suis rien... moins que rien ! Que le plus pauvre mendiant est en droit de me mépriser, que...

– Tais-toi, Fiora ! Pour l’amour du ciel, tais-toi ! Tant que tu ne sauras pas tout, tu ne pourras pas juger. Quant à moi, tu es bien ma fille parce que je t’ai voulue, reconnue... et parce que je t’aime ! Viens, viens avec moi !

Allons dans le studiolo ! C’est devant l’image de ta mère que je veux t’apprendre la vérité. C’est une triste et douloureuse histoire que Léonarde connaît bien mais qu’à présent je dois te faire savoir. Viens, mon enfant !

Entourant de son bras les épaules de Fiora, Francesco l’entraîna doucement au long de la galerie jusqu’à la petite pièce intime et accueillante sur laquelle régnait le sourire de Marie de Brévailles. Léonarde les suivit et renvoya Khatoun qui attendait à la porte, l’anxiété peinte sur son joli visage parce qu’il y avait des larmes dans les yeux de Fiora et que Fiora ne pleurait jamais :

– Va l’attendre dans sa chambre ! Elle t’y retrouvera tout à l’heure. Je te suis dans un instant.

– J’aimerais mieux que vous veniez avec nous, Léonarde, dit Beltrami. Deux mémoires valent mieux qu’une lorsque l’on souhaite ne rien oublier...

Ensemble donc, ils entrèrent dans le studiolo. Francesco alla ôter la pièce de velours noir qui recouvrait le portrait de Marie puis revint s’asseoir derrière sa table en désignant un siège à Léonarde. Fiora choisit de s’installer sur un coussin aux pieds de son père.

– Il va te falloir du courage, mon enfant, car je vais t’apprendre une terrible histoire mais c’est aussi une belle et touchante histoire dont la hargne de Hieronyma n’a retenu que les traits les plus affreux... Tu te souviens de cette coiffe de dentelle que je t’ai montrée et que Sandro Botticelli à reproduite sur ce portrait ? Tu avais remarqué des taches de sang et je n’ai pas voulu alors répondre à tes questions.

– Tu disais que tu me répondrais plus tard, quand je serais devenue une femme. Je suis une femme à présent.

– Je n’y suis pas encore habitué, dit Francesco en caressant les cheveux soyeux. Mais ce jour-là, je t’ai menti. Je n’avais pas l’intention de t’apprendre la vérité, à quelque époque que ce soit parce que je voulais qu’elle disparaisse avec moi et avec Léonarde. Entre nous deux, cette vérité était bien gardée. Il a fallu la trahison d’un homme que je croyais fidèle...

– Les gens de Montughi et de la région chuchotent que cette Hieronyma a le feu au derrière, grogna Léonarde. Nous en avons parlé, parfois avec Jeannette mais son époux nous faisait taire par peur du beau-père. Ce serait peut-être une bonne chose de le renseigner sur la conduite de sa belle fille ?

– J’en ai menacé ma cousine mais elle n’a pas eu peur. Elle sait bien qu’entre son inconduite et la perspective de mettre la main sur mes biens, le vieux forban n’hésiterait pas... quitte à châtier la pécheresse un peu plus tard. Une chose à laquelle, tout de même, elle devrait penser. Mais pour nous le mal serait fait.

– Père, pria Fiora, laissons un peu cette femme où elle est ! Vous m’avez fait venir ici pour me raconter l’histoire de ma mère et tout ce que j’en sais est qu’elle est morte tragiquement. Me direz-vous comment ?

– Sur l’échafaud, le col tranché en même temps que celui de ton véritable père. Ils s’appelaient Marie et Jean de Brévailles...

– J’ai déjà entendu ce nom...

– S’il te plaît, Fiora, ne m’interromps plus. C’est déjà assez pénible de revivre ces heures où tout a changé pour moi.

En signe de repentir, Fiora posa un baiser sur la main de son père puis garda cette main entre les siennes cependant que celui-ci, les yeux sur le portrait, commençait son récit :

– Dans les nuits sans sommeil, j’ai si souvent revu les détails de ce jour de décembre gris et froid ou je suis entré dans la ville de Dijon qui est la capitale des ducs de Bourgogne. Une belle ville que je connaissais bien et où j’aimais faire halte...

Peu à peu, la voix du conteur, d’abord un peu étouffée, s’affermit et reprit ses couleurs. Poète comme presque tous les Florentins, Francesco avait le don de la parole et le sens de l’évocation. Devant les yeux des deux femmes qui l’écoutaient, il traça, avec une étonnante sûreté de traits, le tableau de cette place couverte d’une foule silencieuse tandis que sonnait le glas. Avec une douleur qui faisait vibrer sa voix, il évoqua le couple de jeunes condamnés, si beaux, si rayonnants dans le misérable tombereau du bourreau qu’ils semblaient « marcher à leur triomphe », la silhouette affligée du vieux prêtre, celle, sinistre, du bourreau masqué, l’émotion des assistants et le bouleversement de son âme à lui face à la mort de cette exquise jeune femme. Il parla de Regnault du Hamel dont le nom emplit au passage sa bouche d’un goût amer, de sa haine et de son impitoyable cruauté. Il répéta le récit d’Antoine Charruet avec une émotion qui fit trembler sa voix à l’évocation du calvaire gravi par Marie dans la maison de son époux et à celle des efforts désespéré de sa mère pour obtenir une grâce qui lui avait été, et par deux fois, impitoyablement refusée. Enfin, il dit comment il avait sauvé un bébé de la mort, comment il avait décidé d’en faire son enfant et comment Léonarde spontanément avait offert de veiller désormais sur la petite fille privée de sa mère.

Quand il eut fini, Léonarde pleurait mais les yeux de Fiora étincelaient de colère et d’indignation :

– Tous ces gens méritaient la mort plus que... mes pauvres parents ! Ce du Hamel d’abord qui n’est qu’un misérable, et puis ce père qui n’a pas voulu défendre ses enfants. Enfin ce duc Philippe et ce comte de Charolais qui n’ont pas su avoir pitié, qui ont voulu cette exécution publique, cette fosse ignoble, cette honte !

– Le duc Philippe est mort, Fiora. Quant au comte de Charolais, il est à présent le duc Charles, ce Téméraire à qui messire de Selongey a voué une fidélité absolue...

Le rappel au nom de son époux ramena Fiora à l’heure présente.

– Philippe ! ... C’est lui qui m’a parlé de Jean de Brévailles ! Il l’a connu jadis, alors qu’il était lui-même page du comte de Charolais et sa ressemblance avec moi l’avait frappé... Est-ce que... est-ce qu’il savait lui aussi ?

– Oui... C’est même parce qu’il savait tout que j’ai accepté de vous marier.

Fiora se releva si brusquement qu’elle bouscula la table d’où tombèrent quelques papiers :

– Ne me dites pas qu’il a employé le même moyen que cette affreuse Hieronyma pour obtenir ma main, ce chantage indigne ?

Beltrami chercha des yeux le secours de Léonarde. Après tout ce qu’il venait de raconter à Fiora, pouvait-il encore lui assener cette vérité-là ? Elle était encore bien jeune pour la supporter... Mais Léonarde, qui avait séché ses yeux, se levait elle aussi et se tenait debout derrière la jeune femme comme si elle craignait de la voir s’évanouir sous le choc.

– Il faut lui dire toute la vérité, ser Francesco. Elle a l’âme bien trempée. Il y a des choses qu’elle ne doit pas découvrir par elle-même. Ce serait plus dur encore.

– Vous avez raison, soupira Beltrami. Je vais tout lui dire ; c’est vrai, Fiora, messire de Selongey a bien employé ce moyen. Il te voulait à tout prix et il m’a dit être prêt à n’importe quelle action, fût-elle vile pour t’obtenir. La ressemblance l’a frappé, certes, mais surtout, il cousine avec les Brévailles et il a réussi à apprendre, je ne sais comment, ce qui s’était passé ce jour de malheur. Il savait que la fille de Marie vivait à Florence auprès d’un riche marchand qui en avait fait sa fille. Quand il t’a vue, il a su tout de suite qui tu étais et il ne t’a parlé du jeune écuyer que pour voir si tu savais...

De tout cela, Fiora ne retenait qu’une chose : Philippe pouvait, pour elle, aller jusqu’au crime ! Un bonheur infini illumina son visage.

– Il m’aime donc à ce point ! Oh ! Philippe ! Une autre te reprocherait peut-être d’avoir employé un tel moyen, moi je t’en remercie car il m’a permis d’être à toi, ta femme jusqu’à ce que la mort nous sépare.

Beltrami, soudain, ne put supporter ce regard extasié, cette passion qui vibrait dans la voix de sa fille. La jalousie l’emporta plus loin peut-être qu’il ne l’aurait voulu.

– Tu ne le reverras jamais, Fiora ! Jamais, comme tu le crois, il ne viendra te chercher pour te mener à son château et à la cour de son maître. Il ne voulait de toi qu’une nuit, une seule pour assouvir l’ardeur que tu lui inspirais mais toi, tu dois passer ta vie ici, auprès de moi !

Comme un nuage éteint le soleil, le visage de Fiora perdit toute lumière. Elle vacilla sous le coup. Croyant qu’elle allait tomber, Léonarde voulut la prendre dans ses bras mais Fiora la repoussa doucement.

– Je ne sais pas encore tout, n’est-ce pas ? Le notaire, la bénédiction au couvent, tout cela n’était donc que comédie, faux-semblant.

– Non. Tu es bien véritablement la comtesse de Selongey et rien ne peut plus être changé à cet état de choses... sauf par la mort ! Ton époux ne reviendra pas parce qu’il va la chercher sous les armes du duc de Bourgogne.

– Il veut mourir ? Mais pourquoi ?

Cette fois, Beltrami hésita. Ce qu’il avait encore à dire était trop affreux... mais Fiora le tenait sous son regard devenu d’une dureté minérale. Elle répéta, criant presque :

– Je veux savoir pourquoi !

N’osant plus supporter ce regard terrible, Beltrami tourna la tête vers le portrait comme pour lui demander du secours. La voix nette de Léonarde lui parvint comme dans un rêve :

– Il faut aller jusqu’au bout, ser Francesco ! Il faut vider l’abcès. La blessure guérira plus vite.

Alors, sans regarder Fiora, Beltrami livra la vérité :

– Il veut se punir d’avoir souillé son nom en épousant la fille de Jean et Marie de Brévailles...

– Pourquoi l’a-t-il fait alors ? J’étais tombée follement amoureuse de lui. Je crois, Dieu me pardonne, qu’il aurait pu m’avoir sans cette comédie !

– Mais il n’aurait pas pu avoir ta dot ! Et il la convoitait pour financer la guerre de son maître auquel Lorenzo avait refusé de prêter de l’argent... Bien sûr, j’en serai remboursé sur ses biens quand tu seras veuve. Tu auras alors le droit de porter son nom... mais pas d’aller vivre chez lui.

– Et si j’avais eu un enfant ?

– Nous devions l’élever jusqu’à ce qu’il soit en âge de servir. Alors, il nous aurait quitté pour rejoindre la Bourgogne, y recevoir son héritage et y apprendre son métier de chevalier...

– A condition qu’il s’agisse d’un garçon ! Et si c’était une fille, que devions-nous en faire ? La jeter à la rivière sans doute ?

Et Fiora, tournant les talons, sortit en courant du studiolo pour rejoindre le refuge de sa chambre. On entendit la porte claquer derrière elle.

– Laissons-la ! soupira Léonarde. Elle va sans doute pleurer jusqu’à épuisement et, dans ce cas, la douceur de Khatoun sera un meilleur baume que tous mes raisonnements. Mais il faut en revenir à donna Hieronyma. Que comptez-vous faire, ser Francesco ?

– Vous avez raison. Il faut tenter d’oublier le passé pour songer à l’avenir. Je crains que vous ne dormiez pas beaucoup cette nuit, dame Léonarde, car vous allez préparer les bagages de Fiora et les vôtres. Ceci afin qu’ils soient prêts à être emportés rapidement... Ne m’interrompez pas ! Vous partirez avec Fiora et Khatoun sous la garde de deux valets : Jacopo, le fils de mon vieux Rinaldo, et son cousin Tommaso en annonçant que vous allez prier à la chartreuse de Vallombrosa mais quand vous aurez franchi les portes, vous ferez un léger détour pour rejoindre Livourne où vous prendrez place à bord de la Santa Maria del Fiora. Je vous donnerai une lettre pour le capitaine. Et là vous attendrez de mes nouvelles. N’emportez que peu de chose comme il convient à des dames qui ne partent que pour une journée. Je vous ferai parvenir le reste...

– Nous partirons de bonne heure ?

– Non. Vous attendrez mon retour jusqu’à midi. Demain matin, je me rendrai au palais de la via Larga, je verrai Lorenzo de Médicis et, hormis le mariage de Fiora, je lui dirai tout. Il est le maître, après tout et, ici, chacun lui obéit. En outre, il aime les histoires d’amour. La mienne saura peut-être le toucher...

– En ce cas, pourquoi nous envoyer à Livourne ?

– Parce que je ne suis pas sûr de son aide. C’est un homme imprévisible. Il peut être la bonté même ou de la plus froide cruauté. Ses vues sont lointaines parce qu’il est un grand politique et l’on ne peut jamais savoir comment il accueillera une requête... ou une confession. Cela dépend souvent de la place que l’affaire peut prendre dans la mosaïque minutieuse que compose sa politique. Peut-être ne partirez-vous pas du tout mais peut-être aussi devrez-vous quitter la ville au plus vite. Je vous demande seulement d’être prête.

– Nous le serons, soyez sans crainte.

– C’est bien ! Après le souper, je vous demanderai de revenir ici afin que je règle, avec vous, certaines affaires qui me tiennent à cœur. Il me faut prévoir le cas... où je ne reverrais plus Fiora. Son cas est de ceux qui ne peuvent qu’attirer l’anathème de l’Eglise.

– Je croyais que l’Église importait peu au seigneur Lorenzo ? fit Léonarde, sarcastique. Seuls les philosophes, les poètes et les dieux grecs ont droit à sa vénération...

– ... mais il lui arrive de faire retraite dans l’une des cellules de San Marco. Il est vrai que je l’ai souvent soupçonné de n’y aller que pour contempler à son aise les peintures divines de l’Angelico car il demande chaque fois une cellule différente. Mais le fait est qu’il y va, qu’il montre beaucoup d’humble respect au prieur et qu’il entretient avec l’évêque les meilleures relations. Il faut nous méfier...

Après le souper qu’il prit seul en compagnie de Léonarde, Francesco Beltrami s’enferma avec elle dans le studiolo où la chandelle brûla une grande partie de la nuit. Avant la partie difficile qu’il allait jouer, l’homme le plus riche de Florence après les Médicis mettait ses affaires en ordre avec cette vieille fille rencontrée jadis par hasard mais qui était désormais la seule personne, peut-être, au monde à qui il fît entièrement confiance, en dehors de sa fille.

Pendant ce temps, étendue sur son lit et les yeux grands ouverts, Fiora, qui n’avait pas versé une larme, réfléchissait. Sous le coup des révélations de son père, elle avait vu s’écrouler son enfance, ses croyances, ses rêves et ses espérances. Elle se croyait née d’un des hommes les plus riches d’Europe et elle n’était que le fruit d’amours maudites, elle croyait à l’amour d’un homme et cet homme ne voulait d’elle que son corps et sa dot, elle était mariée et pourtant elle n’avait pas le droit de porter son nom d’épouse parce que celui qui le lui avait donné la méprisait au point de préférer la mort à la vie à ses côtés. Il se voulait un chevalier sans peur et sans reproche, il portait au cou la Toison d’or que bien des princes enviaient et, cependant, il avait abusé impitoyablement de son cœur, de son innocence et de sa confiance. Il était parti sans même un dernier baiser en sachant bien qu’il ne reviendrait pas et que cette épouse d’une nuit l’attendrait indéfiniment jusqu’à ce qu’elle n’eût plus de larmes et que ses cheveux blanchissent. Il avait éveillé en elle la passion, le goût de l’amour mais il n’avait consenti à lui donner qu’une seule nuit en échange d’une énorme masse d’or qu’il s’en était allé porter à son maître bien-aimé. Ce maître qui n’avait pas eu pitié de son jeune écuyer et qui l’avait laissé mourir misérablement sur quelques planches tendues de noir, damné à la face du ciel en compagnie de cette sœur trop charmante et qu’il aimait plus que tout au monde...

A mesure que coulaient les heures de cette nuit de désespoir, Fiora faisait le lent et amer apprentissage de la haine. Lasse d’avoir vainement tenté de lui arracher une parole, Khatoun avait fini par s’endormir, roulée en boule au pied du grand lit, son luth inutile entre ses bras. Elle semblait si petite, si fragile et si perdue que Fiora, émue, se leva pour étendre sur elle une chaude couverture. La tendresse de son cœur, Fiora était décidée à la garder pour ceux qui étaient faibles et qui pouvaient avoir besoin d’elle.

Il était une heure après minuit environ quand Léonarde pénétra chez elle sur la pointe des pieds pensant la trouver endormie, épuisée par les larmes versées. Elle sursauta en découvrant, dans la lumière jaune de sa chandelle, Fiora debout au pied de son lit comme une blanche apparition...

– Vous ne dormez pas ? fit-elle sans trop songer à ce qu’elle disait.

– Il me semble que c’est évident...

– Alors, vous allez m’aider. Et Khatoun...

– Laissez-la dormir ! Elle a beaucoup pleuré, ce soir...

– Plus que vous, à ce que l’on dirait, Fiora ? Pourtant...

– Je ne peux pas pleurer. Je crois, pourtant, que j’aimerais, que cela me ferait du bien mais c’est impossible. Il me semble que mon cœur s’est desséché d’un seul coup, fit-elle d’une voix plaintive. C’est peut-être parce que je ne sais plus sur qui ou sur quoi pleurer : sur mes parents si vilainement assassinés, sur mon père qui est à présent en danger, sur moi-même qui...

– ... qui êtes en danger autant que lui ! Nous philosopherons sur la valeur et l’intérêt des larmes une autre fois. Pour cette nuit, nous avons mieux à faire...

Elle retournait à la porte, en revenait, tirant après elle un coffre de voyage en cuir clouté qu’elle amena au milieu de la chambre avant d’aller en chercher un autre, puis un troisième et enfin un quatrième beaucoup plus petit et qui devait tenir aisément à l’arçon d’une selle...

– Que prétendez-vous faire ? demanda Fiora.

– Vos bagages. Demain à midi nous partons pour Livourne où nous attendrons des nouvelles de votre père...

Tout en pliant dans les malles les robes, les manteaux le linge et les souliers de Fiora, Léonarde fit part à la jeune femme des décisions de Beltrami : il fallait que sa fille fût loin de Florence au moment où Hieronyma lancerait sa dénonciation. Fiora s’efforçait de l’aider mais n’était visiblement pas à ce qu’elle faisait et Léonarde finit par lui arracher la robe qu’elle tenait pour la ranger elle-même.

– Laissez-moi faire ! J’irai plus vite sans vous !

– Mais si mon père ne nous rejoint pas à Livourne, que ferons-nous ?

– Le capitaine de la Santa Maria del Fiore aura des ordres. Si, au bout de quarante-huit heures, messer Beltrami ne nous a pas rejointes, il devra mettre à la voile pour nous conduire en France. Ce sera un long voyage car nous irons, par mer et fleuve jusqu’à Paris où nous prendrons logis chez le frère de lait de votre père, Agnolo Nardi, qui tient là-bas le comptoir de la maison. Et puis nous verrons... A présent dépêchons-nous...

– C’est inutile. Je ne veux pas quitter mon père. Nous partirons avec lui ou pas du tout.

Léonarde qui venait de boucler les courroies d’un coffre se redressa et, les mains sur ses reins douloureux, demanda :

– Vous aimez votre père ?

– Quelle question ! Naturellement je l’aime !

– Alors obéissez-lui sans chercher à faire de l’héroïsme ! S’il a décidé cela, c’est parce qu’il pense que c’est la meilleure chose à faire. Vous trouvez qu’il n’est pas assez malheureux avec ce démon femelle qui prétend mordre au plein de sa chair ? Vous trouvez qu’il n’a pas assez peur ?

– Je ne veux pas aggraver ses soucis mais ne ferions-nous pas mieux de fuir tous ensemble ? Nous aurions pu partir hier soir...

– Fuir, c’est s’avouer coupable ou tout au moins avouer que l’on a peur. Peut-être ne partirons-nous jamais pour la France. Cela dépend du Médicis ! Imaginez que, pour éviter le scandale, il décide de vous marier au cousin Pietro ? Au moins votre père pourra dire que vous vous êtes enfuie et qu’il ignore où vous êtes. Mais si le cousin Pietro vous tente...

– Comment osez-vous me parler de la sorte ? Je suis mariée et vous le savez.

– Je sais surtout qu’un mariage, surtout secret, peut s’annuler. C’est souvent une question d’argent. Et l’on dit que le pape Sixte IV aime l’argent plus qu’il ne convient à un souverain pontife. Alors, vous avez compris ?

– Oui. Finissons cela et puis essayons de prendre un peu de repos. Vous êtes bien pâle, Léonarde !

– Si vous voulez tout savoir, je suis morte de fatigue. Et je serai contente en effet de me coucher une heure ou deux. Surtout si demain il faut passer la moitié de la journée à cheval.

Les bagages étaient terminés. On n’avait gardé que les vêtements pour le lendemain. Ce qui était nécessaire pour la route était rangé dans le petit coffre. Les autres furent poussés dans une pièce de débarras attenante à la chambre de Fiora. Avant de se retirer, Léonarde prit la jeune femme aux épaules pour l’embrasser mais ne la lâcha pas aussitôt :

– De quoi souffrez-vous le plus, Fiora ? demanda-t-elle gravement. De la révélation de votre origine... ou de la conduite de votre époux ?

– C’est sans commune mesure. J’aimais ma mère sans la connaître et je crois que je l’aime plus encore pour tout ce qu’elle a souffert. Quant à Philippe de Selongey... oh ! je voudrais le voir mort !

– Et pourtant vous pleurerez, le jour où vous apprendrez qu’il a été tué. Me croirez-vous si je vous dit qu’il vous aime plus qu’il ne l’a cru lui-même, qu’il a été pris à son propre piège ?

– Je vous ai toujours crue... mais cette fois, il me faudrait une preuve éclatante ! Encore n’est-il pas certain que je lui pardonnerais... Allez dormir !

Léonarde se disposait à sortir quand Fiora la retint :

– Un instant, s’il vous plaît !

Avec des doigts qui ne tremblaient pas, elle tira la chaîne pendue à son cou, sous sa chemise, l’ouvrit, y prit l’anneau d’or que lui avait donné Philippe et le tendit à la vieille demoiselle :

– Tenez ! Faites-en ce que vous voulez ! Je n’ai plus envie de le porter...

Léonarde la regarda au fond des yeux et y lut sans doute une volonté absolue car elle prit la bague sans rien dire puis sortit.

Restée seule, Fiora se recoucha mais ne réussit pas à trouver le sommeil en dépit de sa lassitude. L’angoisse qui s’était emparée d’elle à San Miniato revenait depuis que Léonarde était sortie, si douloureuse que Fiora dut lutter pour ne pas courir après la vieille demoiselle afin de lui demander de la laisser dormir auprès d’elle comme elle l’avait fait si souvent quand elle était enfant. Son orgueil la retint. A sa propre surprise d’ailleurs : pouvait-il vraiment lui rester encore une once d’amour-propre après tout ce qu’elle avait entendu dans la soirée ?

Elle se leva, alla boire un peu d’eau miellée, s’approcha de la fenêtre pour regarder la nuit qui s’étendait au-dessus de la ville, constellée comme un manteau royal, écouta un moment les bruits familiers, les pas de la milice raclant les pavés, le grincement d’une rame sur le fleuve, le cri d’un oiseau de mer, la cloche d’un couvent sonnant matines. La pensée que, demain sans doute, elle ne les entendrait plus lui fut pénible : elle découvrait qu’elle était attachée à ces humbles choses. A moins que Lorenzo ne se montrât magnanime et n’agît en ami véritable, ce dont elle ne pouvait s’empêcher de douter, elle coucherait demain dans quelque auberge du chemin et, le soir suivant, à bord de la Santa Maria del Fiore, ce navire qui jadis l’avait amenée de France avec sa nourrice et Léonarde et qui bientôt peut-être la conduirait vers un inconnu qui l’effrayait un peu mais uniquement parce qu’elle craignait de l’affronter sans le bras rassurant de son père. Si Francesco la rejoignait, tout serait tout de suite beaucoup plus facile...

Brusquement, le souvenir de la prédiction de Démétrios traversa son esprit. Le médecin avait dit qu’elle serait loin de Florence et qu’elle ne serait pas heureuse quand la mort emporterait Simonetta, et ce fut pour elle d’une évidence aveuglante. Elle allait partir, pour toujours peut-être et son père ne serait pas avec elle puisqu’elle aurait cessé d’être heureuse...

– Je ne partirai pas ! décida-t-elle tout haut, Léonarde pourra dire ce qu’elle voudra : je resterai avec mon père. Il arrivera ce qu’il arrivera ! Le désastre ne peut pas être plus grand qu’il n’est...

Forte de cette résolution, elle regagna son lit où Khatoun dormait toujours protégée par sa bienheureuse innocence, ferma les yeux... et sombra d’un seul coup dans le sommeil.

Quand elle s’éveilla, il était déjà très tard et elle houspilla Khatoun qui l’avait laissée dormir jusqu’au milieu de la matinée :

– Dame Léonarde a ordonné ! plaida la petite. Mais Fiora ne l’écouta pas. Elle s’était promis, dans la nuit, d’avoir un entretien avec son père avant qu’il ne parte pour le palais Médicis et, espérant qu’il n’était pas encore trop tard, elle s’élança hors de sa chambre. Rinaldo, qu’elle rencontra dans la galerie chargé de plusieurs vêtements qu’il voulait nettoyer, lui apprit que Francesco était parti depuis une grande heure... Elle se mit alors à la recherche de Léonarde mais celle-ci était aux cuisines et Fiora avait défense d’y descendre autrement qu’en la compagnie de la gouvernante quand celle-ci lui enseignait les devoirs d’une bonne ménagère et les secrets de la conduite d’une grande maison. D’autre part, elle n’avait pris le temps d’enfiler sur sa chemise qu’une légère robe d’intérieur et elle était pieds nus.

Pensant qu’elle n’avait rien d’autre à faire, elle remonta dans sa chambre pour procéder à sa toilette. Une fois qu’elle serait habillée elle aurait plus de dignité pour faire entendre sa décision qui était d’attendre, quoi qu’il arrive, le retour de Beltrami... Il était regrettable de n’avoir pu lui parler avant qu’il ne sorte mais Fiora, bien décidée à ne pas partir sans avoir revu son père, pensait qu’il n’était pas trop tard...

Elle comprit qu’elle se trompait et qu’il était déjà beaucoup trop tard quand, quelques minutes plus tard, une troupe hurlante et gesticulante ramena au palais le corps de Francesco Beltrami. Alors qu’il échangeait quelques mots avec un client dans la bousculade du Marché Neuf, une main inconnue lui avait planté un poignard dans le dos.

CHAPITRE VI

REQUIEM POUR UN HOMME DE BIEN

Les hommes qui portaient le corps de Francesco Beltrami le déposèrent sur son lit tandis que les valets faisaient refluer à grand-peine la foule volubile et excitée qui lui avait servi d’escorte. Le palais résonnait de bruyantes lamentations et de menaces de mort, sincères d’ailleurs, car le riche négociant était respecté pour sa richesse et aimé pour sa charité. Léonarde qui ne perdait jamais son sang-froid remercia du haut de l’escalier, fit appel aux prières de tous ces braves gens et, finalement, ordonna qu’on leur servît du bon vin pour les réconforter dans la profonde douleur dont ils faisaient étalage. Elle fit aussi distribuer quelques pièces aux mendiants qui se trouvaient là et tous se retirèrent en louant la générosité des dames de la casa Beltrami et en se lamentant de la perte cruelle qui les frappait.

Après quoi, la gouvernante remonta vivement auprès de Fiora qui, agenouillée auprès du lit, sanglotait éperdument, le visage enfoui dans la couverture de velours sur laquelle reposait son père. Mais la jeune femme n’était pas seule dans la chambre et, en y pénétrant, Léonarde vit qu’il y avait là un homme, grand et maigre, dans une longue robe de velours noir à manches pendantes mais dont le haut col droit se fermait par une riche agrafe d’or. Une calotte assortie coiffait des cheveux gris qui rejoignaient une courte barbe. Les bras croisés sur la poitrine,

il regardait Fiora sans mot dire, respectant sa douleur mais, au bruit que fit Léonarde en entrant, il se tourna vers elle.

– Je suis resté parce que j’ai des choses à dire, fit-il répondant à la muette interrogation de la vieille demoiselle et en français, ce qui ne manqua pas de la surprendre. J’ai assisté au crime...

– Et vous n’avez pas arrêté le criminel ? C’était, il me semble, la première chose à faire ?

– Non. La première chose à faire était de s’assurer que messer Beltrami était déjà au-delà de tout secours humain. Je suis médecin et cette jeune femme me connaît, ajouta Démétrios en désignant Fiora d’un geste du menton. Le meurtrier devait suivre sa victime. Il a profité d’une violente dispute entre deux marchandes de volailles et deux poissonnières qui a dégénéré en bagarre et créé un attroupement. Je ne l’ai pas vu frapper mais j’ai soudain aperçu un couteau planté dans le dos de votre maître qui, d’ailleurs, n’a pas crié. Quant à l’assassin, il a disparu dans la foule, peut-être en se faufilant entre les jambes des gens et les étalages dont certains étaient renversés. Mais je le retrouverai... grâce à ceci !

De sa manche, le Grec tira une lame large, à la pointe acérée, un couteau à manche de corne polie sans aucune marque distinctive que Léonarde considéra avec dégoût.

– J’ai retiré cette arme de la blessure et je vous demande permission de la garder. Je ne pense pas que sa contemplation soit agréable à donna Fiora...

– Je ne le pense pas non plus mais pourquoi voulez-vous la garder ? Le gonfalonier va certainement venir. N’est-ce pas à lui qu’il faudrait la remettre ?

– Il ne saurait qu’en faire tandis que je peux la faire parler. L’arme d’un assassin peut être plus bavarde que vous ne l’imaginez.

– En ce cas, prenez-la ! Si vous réussissez à faire arrêter le misérable, tous ici vous béniront...

Sans répondre, il enveloppa de nouveau le couteau dans son mouchoir et le dissimula dans sa manche. Puis il s’avança vers Fiora, trop abîmée dans la douleur pour s’être seulement aperçue de sa présence. Il se pencha et posa sur son épaule une main ferme sous la pression de laquelle la jeune femme se redressa. Elle tourna vers lui un visage ravagé par les larmes, des yeux qui ne voyaient plus rien :

– Que me veux-tu ? ... Ne puis-je pleurer en paix ?

– Il faut que je te parle, fit Démétrios employant le toscan puisqu’elle avait parlé dans cette langue. Souviens-toi ! Je t’ai dit que si tu avais besoin d’aide, tu pourrais m’appeler...

– Je me souviens. Le médecin grec ? On te dit savant mais tu ne peux pas ressusciter mon père et rien d’autre ne m’intéresse.

– Je ne suis pas Dieu, en effet, mais j’ai plus de puissance que tu ne crois. Et je viens te dire que tu n’as pas de temps pour les larmes. Il faut fuir et le plus vite possible car un danger te menace, un danger qui vient d’une femme...

Fiora se releva pour lui faire face :

– Si tu sais tout cela, tu dois pouvoir empêcher cette femme de me nuire ? Ne vient-elle pas de le faire d’ailleurs ? Je suis sûre que c’est elle qui a ordonné le meurtre...

– Je ne peux empêcher ce qui est déjà en marche. En outre, je suis étranger à cette ville dont je connais cependant la versatilité. Demain tu pourrais avoir autant d’ennemis que tu as d’amis aujourd’hui. Alors, éloigne-toi ! Ne fût-ce que pour te donner le temps de la réflexion.

– Nous devions partir à midi, fit Léonarde.

– Moi, j’étais décidée à ne pas partir sans mon père, dit Fiora en essuyant d’un geste machinal ses yeux et son visage. Pardonnez-moi d’avoir changé d’avis, chère Léonarde, mais tout à l’heure je vous cherchais pour vous l’apprendre et puis... ceci est arrivé et il ne saurait plus être question de départ pour moi. Tu dis que cette ville peut se retourner contre moi ? Elle le fera peut-être mais elle le ferait certainement si je m’en allais, abandonnant à des étrangers le corps de mon père. Je veux lui rendre les derniers devoirs d’une fille aimante... et je veux le venger !

– S’il t’arrive malheur, comment pourras-tu mener à bien cette vengeance ? Va-t’en !

– Non. Je veux rester. Plus tard, quand mon père pourra reposer en paix, je partirai sans doute... car cette justice que je veux rendre n’est pas la seule qui me réclame.

L’entrée du vieux Rinaldo l’interrompit. Il venait annoncer l’arrivée du gonfalonier qui, un instant plus tard, pénétra dans la chambre.

Cesare Petrucchi était un homme d’une soixantaine d’années, petit et râblé, qui portait avec une majesté voulue la robe écarlate de sa fonction. Né d’une antique famille originaire de Sienne, il avait réussi grâce à sa volonté tenace et à une absence totale de mansuétude à s’élever jusqu’à la Seigneurie où l’on disait qu’il régnait par la crainte sur les autres « seigneurs ». Il les tenait fermement dans sa main depuis certain Conseil où, ne pouvant obtenir un vote qui tranchât une question épineuse, il s’était fait apporter les clefs de la salle et s’était assis dessus en déclarant que l’on ne sortirait qu’après avoir voté convenablement. Tout ce qu’il consentait à faire était de nourrir ses collègues jusqu’à ce qu’ils fussent venus à bout de leurs hésitations...

Fiora savait qu’il n’aimait pas son père auquel il reprochait une trop grande fortune sans oser pour autant formuler d’accusations précises mais qu’il eût été enchanté de le trouver en défaut sur quelque point que ce soit. Elle savait aussi qu’elle n’avait à attendre de lui ni compassion ni aide véritable d’aucune sorte et que, de son côté, Francesco Beltrami méprisait un peu ou tout au moins se méfiait du gonfalonier de justice.

Quand il entra, précédé de gardes en casaques vertes -les couleurs de la Seigneurie – Fiora le salua comme il convenait et attendit qu’il parlât. De son côté, Petrucchi commença par s’incliner devant le corps puis vint à son chevet pour le considérer de plus près.

– S’est-on assuré du meurtrier ? demanda-t-il d’un ton important.

– Non, magnifique seigneur, répondit Fiora. Et ceux de cette maison mettent désormais tous leurs espoirs dans la justice de Florence dont tu es l’incarnation !

– Tu peux être certaine que nous nous emploierons à cette justice que tu réclames. Ton vénéré père, que Dieu ait en sa Sainte Garde, se connaissait-il des ennemis ?

– Quel homme riche n’en a pas ? Nous n’imaginions pas, pourtant, qu’il pût s’en trouver d’assez lâche pour frapper à mort et par-derrière un homme qui s’est efforcé au bien durant toute sa vie. Un homme...

Sa voix se fêla. Cette comédie protocolaire à laquelle on l’obligeait lui était insupportable mais il était impossible de s’en dispenser, le « magnifique seigneur » étant de ceux qui, venus du commerce, étaient le plus attachés aux formes extérieures dues à sa fonction. Heureusement, Petrucchi, peu soucieux de sa douleur, se tournait vers Démétrios Lascaris qui, impassible, et les mains au fond de ses manches, le toisait du haut de sa taille :

– Que fais-tu ici ? demanda aigrement le magistrat. Appartiens-tu à cette famille ? Es-tu un ami proche ?

– Ni l’un ni l’autre et tu le sais très bien, magnifique seigneur, répondit le médecin dont la voix profonde laissa percer une note sarcastique. Je suis venu céans porté par la foule indignée, dont tu peux encore entendre d’ici les clameurs. (En effet, des bruits montaient du dehors prouvant que la cohue stationnait toujours devant le palais Beltrami.) Il se trouve que j’étais au Mercato Nuovo quand messer Beltrami a été frappé et j’ai voulu lui donner mes soins malheureusement inutiles car il est mort sur le coup. Enfin...

– Peut-être serait-il bon que nous t’entendions ? coupa Petrucchi. Tu es un témoin précieux...

– Mais qui ne pourra t’en dire plus que tous ceux qui étaient présents. Enfin, disais-je, j’ai pensé que monseigneur Lorenzo serait heureux qu’un de ses amis se trouvât là pour porter, sur-le-champ, un peu de réconfort à celle qu’un crime vient de rendre orpheline et dont la douleur force le respect. A cette heure, donna Fiora a besoin d’amis plus que de magistrats.

Petrucchi devint aussi rouge que sa robe sous ce double rappel aux convenances et à la puissance du Médicis. Il marmotta quelques vagues paroles de condoléances et se retira avec un grand air de dignité. Son pas, qui se voulait la solennité de la loi, résonna dans la galerie puis s’éteignit. Alors Fiora qui avait envie d’être seule, se tourna vers Lascaris :

– Merci ! dit-elle, sincère. Je ne sais pas pourquoi tu t’intéresses ainsi à moi mais je t’en suis reconnaissante... comme de ce que tu as dit à ce vaniteux personnage,

– Tu ne veux toujours pas suivre mon conseil ?

– Je ne le peux, ni ne le veux. Il adviendra de moi ce qu’il plaira à Dieu...

– Je sais depuis longtemps qu’on ne peut aller contre son destin et qu’il est plus difficile encore de retenir l’homme sur la pente qu’il a choisie. Quant à la femme... Souviens-toi cependant de ce que je t’ai dit : appelle-moi quand tu ne sauras plus de quel côté te tourner...

Il salua et disparut comme une ombre, laissant Fiora désorientée. En vérité, elle ne savait que penser. Cet homme semblait posséder le don de lire dans l’avenir mais sans en distinguer les détails. En outre, la jeune femme n’arrivait pas à comprendre quel but il poursuivait en s’attachant ainsi à elle, jeune Florentine parmi beaucoup d’autres. Enfin, elle ne parvenait pas à faire tout à fait confiance à ce personnage bizarre ni d’ailleurs à éprouver pour lui une vraie sympathie. Il y avait en Démétrios quelque chose qui l’attirait et la repoussait à la fois. Mais quoi ?

Léonarde, qui était sortie pour donner quelques ordres, revint et la trouva seule contemplant douloureusement la longue forme immobile, si pâle sur la pourpre du lit, cette apparence qui avait été, deux heures plus tôt, un homme plein d’intelligence et de vie, un homme qui voulait lutter pour le bonheur de celle qu’il avait élue pour fille. Elle la prit doucement par le bras.

– Venez, mon enfant, il faut me laisser vaquer, avec les serviteurs, à la toilette de votre père. Vous-même devez vous préparer car la journée sera longue et pénible, comme celle de demain et celle d’après-demain. J’ai disposé dans votre chambre où Khatoun vous attend ce qu’il vous faut... Mais reposez-vous un peu ! Vous allez en avoir besoin.

Une heure plus tard, Fiora, habillée jusqu’au menton de noir mat, un voile sur ses cheveux sévèrement tressés, attendait auprès de son père dans la chambre que l’on avait tendue de noir, la visite annoncée du maître de Florence.

Selon la coutume de la République qui voulait tous ses citoyens égaux devant la mort, le corps de Francesco Beltrami avait été habillé de simple étamine blanche fourrée de taffetas et coiffé d’un bonnet sans aucun ornement. Pas de bijoux, pas le moindre signe de richesse. On avait glissé sous lui la paillasse obligatoire mais cette paillasse était posée sur le grand lit pourpre qui, dans le décor funèbre, éclatait comme une énorme tache de sang dont la blancheur du défunt figurait le reflet. Deux cierges seulement, mais très gros, brûlaient de chaque côté du lit devenu catafalque. Ils brûleraient ainsi jusqu’à l’heure des funérailles où le corps, uniquement recouvert d’un drap blanc, serait porté à sa sépulture. Seule dérogation à la loi qui faisait du charnier communal le lieu du dernier repos, Beltrami, le plus puissant de ceux de l’art de Calimala, serait enterré dans l’église d’Orsanmichele qui était celle de la corporation.

Fiora ne pleurait plus. Le feu qui brûlait en elle avait séché ses larmes et ne leur permettrait plus de couler. Quand le Magnifique entra, accompagné de ses amis Poliziano et Ridolfi, la jeune femme alla se jeter à ses pieds :

– Justice, seigneur Lorenzo ! Justice pour mon père assassiné au milieu de ta ville ! Moi, sa fille, je n’aurai ni trêve ni repos jusqu’à ce que le meurtrier ne tombe sous ta main souveraine !

Courbant sa haute taille, le Magnifique prit les doigts suppliants qui se tendaient vers lui.

– Moi, Lorenzo, je n’aurai trêve ni repos jusqu’à ce que le criminel se balance, pendu par les pieds, au balcon de la Seigneurie ! Relève-toi, Fiora ! Ton père était l’un des meilleurs de notre cité et il était mon ami. Je te promets vengeance...

Tenant toujours Fiora par la main, il s’avança vers le corps qu’il contempla un instant. La flamme des cierges ciselait le profil net de Francesco qui, dans la mort, semblait avoir retrouvé sa jeunesse.

– Qui veut être heureux se hâte, murmura-t-il, car nul n’est sûr du lendemain ! Francesco possédait tout ce qui fait l’homme heureux et cependant il s’est trouvé une main assez criminelle pour frapper dans le dos, comme un lâche, celui qui n’avait jamais fait de mal à personne. Qui peut-il être celui-là ?

– Tu viens de le dire, seigneur : un lâche qui, sans doute n’a pas agi pour son propre compte.

– Ce qui signifie ?

– Que l’on peut armer une main lorsque l’on n’ose pas frapper soi-même. Les rufians ne manquent pas, dit-on, dans les bas-quartiers et tout s’achète, même la vie humaine. Tout dépend du prix que l’on y met...

Lorenzo regarda Fiora avec une attention qui plissa ses yeux myopes :

– Penses-tu à quelqu’un ? Tu sais qu’une accusation sans preuves est chose grave qui peut être punie par la loi ?

– Aussi n’accuserai-je personne jusqu’à ce que j’aie une certitude. Mais alors...

– Alors c’est moi que cela regardera, dit Lorenzo sévèrement. Puis, plus doucement : « Tu es seule à présent, Fiora, et bien jeune pour la solitude. Ton père ne souhaitait pas te marier encore mais à présent il te faut un compagnon. D’autant que tu hérites d’une grande fortune mais aussi d’affaires complexes. L’affinage des draps ne suffisait pas à Francesco. Il y a joint une banque, des navires dont deux sont basés à Venise sans compter la Santa Maria del Fiore, son bateau personnel, qui mouille dans ce petit port de Livourne dont je sais qu’il souhaitait faire un grand port marchand, une mine d’alun à Volterra et aussi ses comptoirs de Paris, de Londres, de Bruges... et peut-être d’autres choses encore que j’ignore. Il faut un homme à la tête de tout cela... et je sais que mon jeune cousin Luca Tornabuoni est profondément épris de toi. Veux-tu y songer... plus tard, quand ta douleur sera moins vive ? »

– Plus tard... peut-être. Pour l’instant je ne désire pas me marier.

Elle fut surprise de la fermeté avec laquelle ce mensonge venait de passer par sa voix. Elle n’avait même pas rougi en laissant espérer au Magnifique ce mariage impossible avec son cousin mais, d’autre part, elle était un peu choquée de la hâte mise par Lorenzo à pousser ainsi la candidature de Luca. Le chagrin, pour lui, était une chose, les affaires une autre, et il souhaitait évidemment voir le petit royaume de Beltrami rejoindre les biens, déjà immenses, de sa famille.

Après s’être incliné à nouveau devant la dépouille mortelle de son ami, Lorenzo salua Fiora et se dirigea vers la porte mais, soudain, se ravisa :

– Aurais-tu quelques raisons de craindre pour ta propre vie, toi qui es l’unique enfant de Francesco ?

– Je n’en avais pas jusqu’à ce matin, répondit la jeune femme. À présent, je ne sais plus.

– Toutes les précautions sont bonnes à prendre. Je vais t’envoyer Savaglio avec quelques gardes.

– Je te remercie mais est-ce bien utile ? Tu ne peux faire garder indéfiniment cette maison. Et je suis entourée de serviteurs fidèles. Du moins, je le crois...

– De toute façon, la présence d’hommes d’armes est de nature à décourager certaines tentatives, et il faut nous donner le temps de retrouver le meurtrier. Ne sors pas jusqu’aux funérailles qui auront lieu après-demain. Naturellement, nous y serons tous...

– Je t’en remercie du fond du cœur. Ta protection et ton amitié me sont précieuses, seigneur Lorenzo...

– Elles pourraient être impuissantes à te préserver si tu ne choisis pas promptement un mari...

Il n’en dit pas plus mais Fiora le savait tenace. Il reviendrait certainement à la charge et il faudrait bien en venir, un jour, à lui dire la vérité. D’autre part, il avait raison quand il disait qu’un homme était nécessaire à la tête des affaires de Beltrami et Fiora regretta son ignorance. Si elle eût été un garçon, son père, depuis deux ou trois ans déjà, eût commencé à l’initier à son ouvrage afin qu’il pût assumer plus tard la succession mais elle, si savante en d’autres matières, ne savait pas grand-chose des difficiles tractations commerciales. La mort si brutale et si prématurée de son père la laissait désarmée...

– Le seigneur Lorenzo est sage et ne veut que votre bonheur, fit derrière elle la voix tranquille de Léonarde...

– A condition que ce bonheur s’accorde avec les intérêts des siens. En d’autres termes que j’épouse Luca...

– Ce qui est impossible à présent mais il y aurait peut-être une solution. Pourquoi ne pas demander au seigneur Lorenzo d’installer quelqu’un de sage, quelqu’un de toute confiance à la direction de vos affaires ? Il en serait certainement flatté et cela vous permettrait d’éluder assez longtemps son projet de mariage. D’ailleurs votre deuil ne permet pas d’allumer, avant plusieurs mois, les flambeaux des épousailles.

– Le conseil est sage. Dès que mon père... aura quitté cette maison pour toujours, j’en ferai part à Lorenzo de Médicis.

Le lugubre protocole mortuaire était déjà en place. Les annonceurs de mort parcouraient la ville, s’arrêtant aux carrefours pour proclamer le décès de Francesco Beltrami cependant que les employés des pompes funèbres choisissaient des pleureurs parmi les pauvres des bas-quartiers. On leur remettrait de grandes robes à capuchon d’étoffe noire tout juste cousues afin que l’on pût ensuite en faire des habits convenables mais aucun faste ne devait présider aux obsèques car il ne convenait pas d’illuminer pour les morts comme pour une fête. Tout l’éclat de la cérémonie résiderait dans la qualité de ceux qui allaient y assister et l’on ne servirait, au repas traditionnel, que deux plats.

Dans la maison même les visites affluaient. Amis et simples curieux arrivaient sans discontinuer car la nouvelle de la mort tragique du négociant n’avait pas attendu les annonceurs pour se diffuser. Elle avait parcouru la ville à la vitesse du vent et l’on se pressait dans la rue pour saluer le corps et, pour ceux qui n’avaient jamais eu l’occasion de pénétrer au palais Beltrami, dans la simple intention de satisfaire l’envie d’en découvrir la richesse. Heureusement pour Fiora, le capitaine Savaglio, que Lorenzo avait commis à la garde de la demeure, effectuait un tri qui n’était pas toujours exempt d’une certaine brutalité.

– Si je n’y mettais bon ordre, confia-t-il à Léonarde qui lui en faisait la remarque, toutes les putains et tous les rufians de la ville défileraient chez vous. Ils passent, à tour de rôle, un costume convenable qu’ils se prêtent puis ils arrivent benoitement car c’est une trop belle occasion de visiter une riche maison. Malheureusement pour eux, je les connais presque tous !

Luca Tornabuoni accourut sur les traces du Magnifique. Fiora, déjà sur la défensive, s’attendait à de grandes protestations d’amour et même à une immédiate demande en mariage mais le jeune homme, après avoir salué le défunt, vint s’incliner profondément devant la jeune femme, se contentant de lui dire :

– Appelez-moi si vous avez besoin des services d’un fidèle ami qui aimerait infiniment pouvoir apaiser, si peu que ce soit, votre chagrin.

Elle lui en fut reconnaissante et, spontanément, lui tendit la main.

– Merci Luca ! Je m’en souviendrai...

A sa grande surprise, Simonetta et Marco Vespucci, flanqués du cousin Amerigo, vinrent très vite. Blanche et rayonnante à son habitude en dépit de la robe sombre qu’elle avait revêtu par respect, l’Etoile de Gênes vint embrasser Fiora avec une gentillesse et une émotion qui touchèrent la jeune femme.

– Vous allez bientôt vous trouver très seule dans ce grand palais, lui dit-elle. Pourquoi ne viendriez-vous pas vivre quelque temps auprès de moi ? Nous ne nous sommes jamais beaucoup parlé mais j’aimerais que vous voyiez en moi une sœur aînée ou tout au moins une véritable amie...

Fiora lui rendit son baiser avec sincérité et même un peu de honte. Comme elle avait détesté cette merveilleuse jeune femme en qui elle s’obstinait à voir une rivale deux mois plus tôt ! ... ou deux siècles plus tôt ! En vérité, rien n’empêchait plus l’épouse, même dédaignée, de Philippe de Selongey de devenir l’amie de Simonetta. Et elle éprouva soudain un grand chagrin au souvenir de la prédiction du Grec, souhaitant de tout son cœur qu’elle fût erronée...

Marco Vespucci appuya l’invitation de sa femme mais le cousin Amerigo, toujours à mi-chemin des étoiles, causa une légère perturbation en tournant le dos à Fiora pour baiser dévotement la main de Léonarde qui étouffa de son mieux un éclat de rire. Simonetta, levant vers le plafond un regard accablé, sauva la situation en entraînant l’étourdi hors de la chambre mortuaire au pas de charge.

Chiara, que son oncle avait emmenée tôt le matin à sa vigne de San Gervasio, arriva comme une bombe, remorquant après elle la grosse Colomba et un valet chargé d’un coffre à vêtements.

– Je ne te quitte plus ! déclara-t-elle à Fiora en l’embrassant. Je m’installe auprès de toi jusqu’à ce que tu en aies assez. Et n’essaie pas de m’en empêcher. Quelque chose me dit que tu pourrais bien avoir besoin de secours avant qu’il ne soit longtemps.

Sans attendre de réponse, elle alla s’agenouiller auprès du lit et, les mains sur son visage, s’absorba dans une profonde prière. Le cœur réchauffé par cette tendresse spontanée, Fiora la regarda prier un instant puis revint à l’épuisant devoir qui l’obligeait à accueillir tous ceux qui se présentaient en dépit d’une lassitude grandissante. Elle savait néanmoins que le plus dur allait venir, qu’à moins d’un miracle, il lui faudrait tout à l’heure recevoir l’odieuse Hieronyma dont elle était persuadée qu’elle avait fait assassiner son père... Son seul espoir résidait dans le fait qu’au milieu de tout ce deuil la dame n’oserait pas réclamer la réponse à la scandaleuse offre de mariage qu’elle avait formulée la veille. Mais c’était mal la connaître...

Elle vint avec le soir et les échos du palais s’emplirent des clameurs et des sanglots d’une bruyante douleur qui hérissa l’épiderme de Fiora. Sortant de la chambre où, depuis une grande heure, le peintre Sandro Botticelli, assis dans un coin, crayonnait, silencieux, et les yeux brouillés de larmes, l’ultime effigie d’un homme qui croyait depuis toujours à son génie, elle alla attendre, dans la galerie, l’arrivée de son ennemie. Son intention était de lui interdire l’accès de cette pièce où reposait son père.

La vue de Hieronyma, emballée de draperies funèbres comme une matrone de la Rome antique et le visage ruisselant de larmes, lui souleva le cœur. Elle allait crier, ordonner que l’on jetât dehors ce monstre d’hypocrisie mais Chiara la retint :

– Même si tu as raison de croire ce que tu crois, tu dois la recevoir.

– Je ne veux pas qu’elle approche mon père !

– Tu ne peux pas l’en empêcher. Elle est de la famille. Tu ne dois donner prise à aucune critique.

Silencieuse mais rongeant son frein, Fiora salua d’une inclination de tête et ouvrit elle-même devant la visiteuse, la porte de la chambre où celle-ci s’élança en criant :

– Où es-tu, Francesco ! Mon cousin fraternel... mon frère ! Tu ne sauras jamais à quel point tu m’étais cher, à quel point...

– Je crois qu’au contraire, là où il est, mon père sait parfaitement à quoi s’en tenir sur les sentiments de chacun ! dit sèchement Fiora, incapable de se taire plus longtemps. Mets, je t’en prie, un frein à l’expression de... ta douleur, cousine ! Mon père n’aimait pas que l’on extériorise ses sentiments.

– Tu parles de ce que tu ignores ! Nous autres Florentins aimons donner libre cours à nos joies comme à nos douleurs. Mais, pour nous comprendre, il faut être de notre sang...

Elle alla s’agenouiller à la tête du lit, cachant ainsi à Botticelli la tête du défunt. Avec un soupir, le peintre s’arrêta. Il dut attendre de la sorte un grand quart d’heure. L’oraison de Hieronyma, mêlée d’invocations à l’âme de Francesco, se prolongeait, irritante au plus haut point pour Fiora, qui, debout de l’autre côté du lit, observait sa cousine. Finalement celle-ci se pencha, posa un baiser sur le front froid et déclama sur un ton mélodramatique :

– Repose en paix, Francesco ! Je reprends ta charge ! Désormais c’est moi qui veillerai sur tout ce qui t’était cher, je t’en fais le serment !

Elle se relevait, péniblement empêtrée qu’elle était dans ses voiles funèbres. L’œil glacé de Fiora suivait chacun de ses mouvements :

– Serment inutile,  cousine ! Personne,  ici,  ne te mande rien et mon père moins encore que quiconque !

– Je suis la plus aînée de la famille. C’est moi qui, désormais, en suis le chef et je saurai le prouver. Néanmoins, je consens à te donner le choix pour les jours à venir. Préfères-tu venir habiter sous mon toit ou que nous venions, moi et les miens nous installer ici ?

L’impudence de Hieronyma faillit couper le souffle de Fiora mais la haine et la cupidité qu’elle voyait luire dans les yeux sombres de la femme la galvanisèrent.

– Ni l’un ni l’autre ! Comment oses-tu disposer ainsi de ce qui ne t’appartient pas et, en outre, de ma personne ?

– Ce qui ne m’appartient pas encore ne va pas tarder à être mien. Quant à toi, il serait temps que tu oublies tes airs de princesse. Bientôt tu ne seras plus que l’épouse soumise de mon fils Pietro... comme nous l’avions décidé, mon cousin et moi !

– Comment oses-tu, alors qu’il est toujours présent et qu’il nous entend, proférer de tels mensonges ? Crois-tu que j’ignore ce qui s’est dit hier, dans la salle de l’Orgue ? Mon père a repoussé avec dédain un mariage qui l’offensait...

– ... mais qu’il ne pouvait éviter. Et il était trop intelligent pour ne pas le comprendre. Dès la fin du deuil, nous procéderons aux fiançailles.

– Jamais ! Tu ne pourras me forcer ! J’en appellerai à monseigneur Lorenzo !

Hieronyma, soudain, éclata de rire : Ton seigneur ne pourra rien. Nous sommes encore en république en dépit des grands airs qu’il se donne. Il faudra bien qu’il cède devant la volonté du peuple ! Tu verras, tu verras.... Et de rire de plus belle.

Alors, lâchant papier et fusain, Botticelli, pâle de colère, s’élança sur elle pour l’entraîner dehors.

– Es-tu folle ? gronda le peintre. Oser rire, oser menacer dans la chambre d’un mort ? Cela ne porte pas bonheur, donna Hieronyma, et tu devrais craindre davantage la colère de Dieu !

– Lâche-moi, maudit barbouilleur ! Il te va bien d’invoquer les foudres du ciel, toi qui vis, comme tes pareils, dans le vice et la luxure !

– C’est sans doute pour cette raison qu’églises et couvents ne cessent de nous passer commandes. Retire-toi sans plus de bruit, donna Hieronyma ! Tu n’as personne à convaincre ici et tu troubles la paix d’un mort !

D’un geste furieux, Hieronyma arracha son bras de la main du peintre, remit de l’ordre dans sa toilette et, après avoir fait peser sur tout ce qui se trouvait là un regard lourd de menaces, franchit la porte que Léonarde lui tenait grande ouverte :

– Bientôt, je rirai encore et beaucoup plus fort qu’aujourd’hui et ici même et sans que personne puisse m’en empêcher ! Tu me reverras, Fiora ! Et avant qu’il soit longtemps !

– C’est la seconde fois qu’elle menace ainsi, remarqua Chiara qui avait suivi la scène sans mot dire. Où donc en prend-elle le droit ?

Fiora ne répondit pas tout de suite, hésitant encore à confier à une étrangère le drame qui souillait sa naissance et scrutant l’aimable visage pour essayer d’en deviner la qualité profonde. Chiara était-elle assez son amie pour passer outre ou bien s’éloignerait-elle avec dégoût ? Et, soudain sa décision fut prise. L’épreuve valait d’être tentée et si la fille des nobles Albizzi ne la supportait pas, Fiora n’en tirerait qu’un peu plus de solitude en face du désastre où sa vie sombrait davantage chaque jour :

– Viens ! dit-elle. Tu vas savoir...

Allumant une chandelle à la flamme d’un des deux cierges, elle prit la clef du studiolo dans le coffret où son père avait coutume de la ranger et, après un dernier regard à la blanche enveloppe qui avait abrité une âme si forte et si généreuse, Fiora guida son amie dans la galerie mal éclairée par les torches qui, dans la cour, brûlaient à des griffes de fer.

La porte s’ouvrit sans un grincement, découvrant le miroitement des marqueteries précieuses. Fiora fit entrer Chiara, referma soigneusement puis alla droit au portrait. D’une main, elle ôta le velours protecteur cependant que, de l’autre, elle éclairait le visage blond qui, soudain, parut reprendre vie...

– Mais, fit Chiara, c’est toi ! ... et pourtant, ce n’est pas vraiment toi... Cela vient peut-être de ces cheveux blonds...

– C’est moi qui ai posé, sans m’en douter d’ailleurs, mais ce portrait est celui de ma mère, Marie de Brévailles.

– Je croyais que tu ne savais même pas son nom ?

– C’était vrai. Je ne l’ai appris qu’il y a bien peu de temps. A présent je vais, si tu le veux, te raconter son histoire. C’est pour cela que je t’ai amenée ici... Le veux-tu ?

En guise de réponse, Chiara s’installa sur l’un des sièges, croisa les mains et attendit cependant que Fiora allumait l’une après l’autre les bougies du grand chandelier.

– Pourquoi tant de lumière ? demanda Chiara.

– Parce que je vais ouvrir devant toi un abîme sanglant. Les ombres en seront moins denses, même pour moi. Songe que c’est seulement hier que mon père m’a tout raconté ! Hier... et cependant il me semble à présent que j’ai toujours su...

– As-tu vraiment envie de parler ? Tu peux te taire encore si tu le préfères ?

– Non. Je vais te dire mais je ne m’assiérai pas auprès de toi. Je vais me tenir là, près de cette fenêtre afin que tu ne me voies pas. Ensuite... lorsque j’aurai fini, tu pourras quitter cette pièce et cette maison sans te retourner si tu le juges bon !

– Mais...

– Ne dis rien ! Tant que tu ne sais pas, tu ignores ce que tu penseras alors et moi je veux te laisser libre. J’ajoute seulement que si tu pars, je ne t’en voudrai pas !

Lentement, Fiora s’éloigna de la zone lumineuse. Sa robe noire se fondit dans les ombres de la pièce. Impressionnée, Chiara serra ses mains l’une contre l’autre et ferma les yeux, attendant ce qui allait venir avec une angoisse dont elle ne pouvait se défendre. La voix, chaude et calme, de Fiora lui parvint alors comme du fond des âges.

– Chacun croit ici que je suis née secrètement dans les draps de fine toile d’un château français. Rien n’est plus faux ! J’ai ouvert les yeux, à Dijon, sur la paille de la prison où ma mère attendait la mort... et je ne suis pas la fille de Francesco Beltrami.

Ignorant le « oh ! » stupéfié de son amie, Fiora, avec une étonnante sûreté de mémoire, refit pour elle le récit de son père sans en omettre le moindre détail ; mais, en passant par cette jeune voix, tour à tour assourdie ou vibrante, le roman tragique de Jean et Marie de Brévailles se para de couleurs d’une rare intensité. Les yeux rivés au portrait, Chiara osait à peine respirer, suspendue qu’elle était à cette voix de l’ombre qui faisait renaître pour elle les flammes d’une passion irrésistible, allumée sur la grisaille d’un quotidien sordide, la fuite vers l’impossible vie commune, la traque, enfin la sentence de mort, l’exécution et ses détails ignobles contre lesquels s’était dressé l’amour soudain et total, absolu, d’un passant. La jeune Florentine croyait entendre l’un de ces récits fantastiques comme en contaient, dans les carrefours, les chante-fables mais celui-là avait les résonances inimitables de la vérité. Et le charme subsista un moment après que la voix de Fiora se fut éteinte. Un silence suivit, si profond, qu’il devint bientôt insupportable à la conteuse. L’attente d’un verdict qui, à présent, lui faisait peur, serra sa gorge. Cependant, Chiara ne réagissait toujours pas. Ses traits s’étaient figés et ses yeux agrandis contemplaient le néant. Elle ne disait rien.

Soudain elle se leva d’un mouvement brusque et le cœur de Fiora manqua un battement... Mais au lieu d’aller vers la porte, Chiara vint droit à son amie :

– Pourquoi pensais-tu que j’allais te tourner le dos ?

– Cela tombe sous le sens, il me semble ?

– Pas pour moi. Réponds d’abord à une question : qu’éprouves-tu lorsque tu penses à tes parents ? De la honte ?

– Non... oh non ! Une grande pitié dans laquelle il y a de la tendresse. J’ai presque l’âge de ma mère quand elle est morte et j’imagine mal que je puisse être sa fille. Mes parents, je les sens tous deux proches de moi comme un frère et une sœur. Quant à ceux qui les ont menés à l’échafaud, je ne peux les évoquer sans colère : ce mari abominable, ce père qui non seulement a livré sa fille à un tel homme mais n’a pas osé lutter contre une mort publique qui, cependant, le déshonorait. Et puis ces princes sans pitié, ce duc Charles surtout que Jean de Brévailles avait servi si loyalement, qu’il aimait comme...

Elle se mordit les lèvres. Elle allait dire « comme Philippe l’aime... » mais elle ne souhaitait pas parler de cet homme qui l’avait liée à lui par un mariage mensonger et elle reprit, très vite ;

– Pour ceux-là, je n’ai que haine et désir de vengeance...

– De vengeance ? Comment le pourrais-tu ? Le duc Philippe est mort et tu ignores si le seigneur du Hamel et ton grand-père sont encore vivants ?

– Ne l’appelle pas comme ça ! Il n’y a aucun droit. Tant que je vivrai, Francesco Beltrami demeurera mon père, le seul que j’aie connu et aie eu le loisir d’aimer. Mais, je crois qu’un jour, bientôt peut-être, j’irai en Bourgogne afin d’y régler mes comptes. Et si Dieu n’a déjà disposé de leurs vies, j’y mettrai ordre. D’ailleurs, il reste un coupable : le duc Charles !

– Es-tu folle ? Tu veux t’en prendre à un prince que l’on dit plus puissant que tous les autres ? Tiens-tu tellement à mourir comme ta mère ?

– Nous n’en sommes pas là, de toute façon. J’ai d’abord à tirer vengeance du misérable... ou de la misérable qui a fait tuer mon père. C’est son sang qui crie le plus fort ! Les autres viendront à leur tour.

Chiara frissonna comme si le froid de la mort était entré subitement dans la pièce élégante et douillette :

– Ton chagrin t’égare, Fiora ! Laisse la justice à ceux qui en ont la charge ! Lorenzo de Médicis n’a aucune envie de laisser impuni l’assassin de messer Beltrami et tu peux lui faire confiance. Quant à cette malheureuse histoire qui dormait dans le cœur de ton père depuis dix-sept ans, tu ferais mieux d’y penser le moins possible et je suis certaine que s’il vivait encore...

– Mais réfléchis à ce que tu dis ! As-tu oublié Hieronyma ? Crois-tu que, possédant cette arme contre moi elle ne voudra pas s’en servir ? Je viens de refuser, comme mon père l’avait fait, un mariage avec son fils... et tu l’as entendue.

– C’est vrai. Je l’avais oubliée. Il ne te reste alors qu’une solution, celle que ton père voulait tenter : tout dire à Lorenzo ! Ou je me trompe fort, ou il t’aidera !

Fiora alla reprendre la couverture de velours et, avec des gestes très doux, la replaça sur le portrait...

– Je suivrai ton conseil. Dès le soir des funérailles, je lui demanderai de m’entendre...

Tout Florence était dans la rue quand, le surlendemain, Francesco Beltrami quitta sa demeure pour son dernier voyage, couvert d’un drap blanc sur une civière portée par six hommes, les plus puissants de l’art de Calimala. Le cortège funéraire, comme le voulait la loi, était modeste : quatre moines portant des cierges précédaient le corps que suivaient une vingtaine de pleureurs consciencieux dans leurs draperies noires mal cousues. Enfin Fiora, longue forme noire encadrée de Léonarde et de Chiara, venait en tête de tous ses serviteurs et de tous ceux qui, dans ses diverses maisons, avaient travaillé pour le grand négociant. Pas de musique, pas de chants mais, tombant du ciel gris où couraient les nuages, où passait le vol rapide des hirondelles, le glas accordé de toutes les cloches de Florence. Ainsi en avait décidé le Magnifique...

Il avait ordonné aussi, afin que tous pussent y assister, que la cérémonie religieuse aurait lieu au Duomo avant que le défunt ne fût porté à l’église d’Orsanmichele où il serait inhumé.

Sur le chemin, une foule disparate se pressait mais, autour du fabuleux Baptistère et aux abords de la cathédrale polychrome, tout ce qui comptait dans la ville était rassemblé : les Arts majeurs : Calimala, la Laine, la Soie, la Banque, les Juristes, les Apothicaires et les Pelletiers, chacun avec sa bannière particulière, puis les Arts mineurs : bouchers, forgerons, cordonniers, charpentiers, cabaretiers, hôteliers, tanneurs, marchands d’huile, sel et fromages, armuriers et enfin boulangers qui formaient la corporation la moins prisée de la ville parce que la plus accessible... La Seigneurie au grand complet se tenait à la loggia del Bigallo, face à la porte sud du Baptistère. Enfin aux abords mêmes du Duomo, Lorenzo et Giuliano de Médicis, vêtus de velours noir et entourés de leur famille, de leurs amis. Pas un poète, pas un philosophe, pas un peintre qui ne fût présent ! Sandro Botticelli était là et aussi le Verrocchio avec ses élèves : le Pérugin, Léonardo da Vinci, et aussi les apprentis qui broyaient les couleurs, nettoyaient les pinceaux et veillaient au ravitaillement de l’équipe. Il y avait... mais il était impossible de mettre un nom sur tous les visages.

La splendeur venait tout entière de l’église. Devant les portes ouvertes de la cathédrale au fond de laquelle brasillait une forêt de cierges, les chapes d’or, les robes de pourpre, les mitres scintillantes de l’évêque et des abbés de plusieurs monastères composaient une fresque fabuleuse évoquant la magnificence inouïe de ce paradis vers lequel s’avançait l’âme de Francesco Beltrami.

Le son des cloches tombait de toute la hauteur du campanile élancé, dont la grisaille de ce jour n’arrivait pas à éteindre les riches couleurs, cependant qu’à l’intérieur de l’église s’élevait la voix profonde des orgues que celles d’une trentaine de jeunes chantres rejoindraient dans un instant, quand le défunt pénétrerait dans le sanctuaire.

Les porteurs s’avançaient déjà pour suivre le clergé qui commençait à rentrer quand, soudain, une femme drapée de voiles noirs se dressa devant eux, les bras écartés :

– Arrière ! L’homme que vous portez vers ce saint lieu est mort en état de péché ! Il n’entrera pas tant que la vérité ne sera pas connue de tous !

– Hieronyma ! gémit Fiora. Mon Dieu, que va-t-elle faire ?

– J’ai bien peur de m’en douter, murmura Léonarde. En tout cas elle ne manque pas d’audace ! Si messer Francesco est mort sans confession elle y est sûrement pour quelque chose !

– J’en suis sûre ! Malheureusement, nous n’avons aucune preuve pour l’accuser et elle le sait...

Cependant, des remous se formaient dans la foule d’où s’élevait un murmure dont il était impossible de démêler s’il était de colère ou de scandale. Le capitaine Savaglio qui avait suivi en longeant la foule la marche de Fiora, s’élança pour repousser la perturbatrice qui se débattit vigoureusement en hurlant :

– On ne me fera pas taire ! Il faut que justice soit rendue et que le scandale cesse !

– Tiens-toi tranquille, femme et sors d’ici ! tonna Savaglio. C’est ta conduite à toi qui es scandaleuse et sacrilège ! S’il y a quelqu’un ici qui ait droit de réclamer justice, c’est ce mort que l’on a vilainement occis...

Il appelait d’un geste, ses hommes à la rescousse quand le gonfalonier le rejoignit :

– Lâche cette femme ! C’est la loi et c’est l’honneur de notre ville que chaque citoyen puisse s’y exprimer librement.

– Librement, oui, mais pas n’importe quand !

– C’est aussi mon avis, dit la voix rauque de Lorenzo de Médicis qui intervenait à son tour. Nous sommes ici pour un dernier adieu à l’un des nôtres, l’un des meilleurs et ceci est indécent ! Retire-toi, Hieronyma Pazzi. Si tu as une plainte à formuler, elle sera entendue mais plus tard ! On ne fait pas attendre un mort devant la maison de Dieu !

Mais Hieronyma savait bien que, parmi ces gens, il y en avait qui avaient jalousé et détesté Francesco Beltrami, que, d’autre part, en parlant de scandale elle éveillait bien des curiosités malsaines. De toute la force de sa voix, elle cria :

– Ce mort est de mon sang. Pourtant j’en appelle contre lui au jugement du peuple car il a usé de mensonge et de dissimulation ! Il ne mérite pas la pompe qui l’attend ici. Il a trahi Florence et avili la qualité de citoyen de notre république en faisant passer pour sa fille une créature née dans les circonstances les plus déshonorantes !

– Te tairas-tu ? gronda Lorenzo. Ta vertueuse indignation, qui me paraît un peu tardive puisque Fiora Beltrami n’était qu’un bébé quand Francesco l’a ramenée ici, ne viendrait-elle pas plutôt d’un vif désir de te faire attribuer un héritage intéressant ?

– Je n’ai découvert la supercherie que depuis peu et...

– Sornettes ! Nous savons tous que donna Fiora est née des amours de Francesco avec une noble dame française !

– Tu dis sornettes et moi je dis mensonge ! Mon cousin Beltrami a ramassé cette fille dans le sang de l’échafaud où venaient de périr son père et sa mère pour le double crime d’inceste et d’adultère !

Elle avait hurlé si fort que Lorenzo eut un mouvement de recul comme si le souffle de la femme eût été celui-là même de l’enfer. Le gonfalonier Petrucci en profita pour prendre la parole, conscient de l’imperceptible changement qui commençait à se produire dans la foule, cette foule florentine passionnée et versatile, capable sur un mouvement d’humeur d’envoyer à l’échafaud le soir celui-là même qu’elle idolâtrait le matin. C’étaient de ces courtes vagues rapides qui se lèvent soudain sur une mer calme, frissons qui annoncent la fièvre et qui présagent la tempête...

– Monna Hieronyma dit-il, les paroles que tu viens de prononcer sont bien graves et tu comprendras que la Seigneurie ne puisse les accepter sans preuves. Ces preuves, les as-tu ?

– Oui. J’ai reçu les confidences d’un homme qui était présent à Dijon, en Bourgogne, le jour de la double exécution, le jour où mon cousin a adopté cette... cette pourriture ! Il y a d’ailleurs, ici même, un autre témoin : cette femme, ajouta-t-elle en désignant Léonarde du doigt, qu’il a ramenée alors avec lui pour s’occuper de cet être que l’on aurait dû jeter à l’égout mais certes pas couvrir du beau nom de Florentine et qui est là, derrière le corps de mon malheureux cousin, se parant du nom de fille qu’elle n’a pu devoir qu’à une machination du diable...

Cette fois, la foule gronda. Hieronyma savait ce qu’elle faisait en évoquant les pratiques de la sorcellerie et, avec une joie mauvaise, sentit qu’elle était en train de gagner. Avec un peu de chance, la multitude allait prendre feu, se jeter sur cette Fiora qu’elle haïssait et qui, les mains sur son visage, s’efforçait de ne plus rien voir, pour la mettre en pièces... Mais Lorenzo, d’abord surpris, n’entendait pas se laisser ainsi mener par une femme hystérique ni dicter son devoir par un peuple qui reconnaissait son autorité parce qu’il le faisait riche. Enfin, il détestait depuis toujours les Pazzi dont il se méfiait comme de la peste.

– En voilà assez ! cria-t-il. J’ai déjà dit et je répète que cette scène devant une église est scandaleuse, que les funérailles d’un homme toujours respecté et admiré ne doivent pas servir de prétexte à règlement de comptes. Si Francesco Beltrami a, sur ce qui n’a pu être qu’un élan du cœur, manqué aux lois de notre cité, nous en jugerons par la suite... Pour le moment...

– Je te prie de m’excuser, coupa Petrucci, mais qu’entends-tu lorsque tu dis « par la suite » ?

– J’entends lorsque Francesco Beltrami reposera dans le tombeau qui l’attend.

– Tu acceptes donc qu’aussitôt après celle que nous appelions sa fille, la gouvernante et l’accusatrice ainsi que le témoin de celle-ci soient menés à la Seigneurie pour y être entendus et confrontés ?

Le Magnifique hésita. Son regard sombre parcourut le groupe de ses amis, de ses gardes puis passa sur toutes ces têtes, tous ces visages où. il pouvait lire la même attente. Il vit Fiora en larmes, soutenue par une Léonarde blême et par une Chiara Albizzi dont les yeux étincelaient de colère mais des cris fusaient d’un peu partout :

– Justice ! Il faut faire selon le droit ! – et même, hélas – A mort la sorcière !

Il comprit qu’il ne gagnerait rien à s’opposer à la demande du gonfalonier. Il savait trop qu’il devait son pouvoir à l’adhésion du plus grand nombre et qu’une affaire comme celle-là risquait d’être un excellent prétexte à une rébellion.

– Soit ! dit-il enfin. Il en sera fait selon le droit de notre cité.

– En ce cas, gardes de la Seigneurie, assurez-vous de ces femmes et menez-les au palais où elles attendront qu’il soit statué sur leur sort !

Comprenant alors qu’on allait lui voler le droit d’accompagner son père bien-aimé jusqu’au bout du chemin, Fiora se révolta :

– Je veux, cria-t-elle, assister aux funérailles de mon père ! Il était ce que j’avais de plus cher au monde..,

– S’il n’est pas ton père, ricana Petrucci, tu n’as rien à y faire !

– J’ai été légalement adoptée devant cette même Seigneurie.

– Mais apparemment sur une fausse déclaration. Et nous n’aimons pas les fausses déclarations !

– Peut-être. Pourtant vous acceptez comme paroles d’Évangile les accusations de cette femme qui, hier encore, demandait à mon père d’accorder ma main à son fils ! L’ignominie de ma naissance ne semblait pas la gêner beaucoup en comparaison de la fortune qu’elle espérait.., et qu’elle espère encore s’attribuer !

– Est-ce vrai ? demanda sévèrement Lorenzo à Hieronyma.

– C’est faux, brailla celle-ci. Rien n’est plus faux ! Moi, appartenant à une noble famille...

– Tu voulais que j’entre dans ta maison comme belle-fille. Ta dernière visite, la veille même de la mort de mon père a eu des témoins. En dépit des menaces que tu proférais, il a refusé de me marier à ton Pietro..., et, le lendemain, il était assassiné !

Hieronyma hurla comme si un serpent venait de dérouler ses anneaux à ses pieds.

– Tu oses m’accuser, toi, une misérable larve qui retourneras bientôt à la fange dont tu es venue ?

– Je n’ai accusé personne, dit Fiora. Mais si tu t’es reconnue, ce n’est pas ma faute ! Quant à ton témoin, va donc le chercher ! Je sais qui il est : c’est Marino Betti, l’intendant de notre domaine, un homme que mon père croyait fidèle parce qu’il l’avait comblé de ses bontés mais dont la rumeur dit qu’il est ton amant.

Déchaînée, prête à se battre devant tous contre cette femme ignoble qui venait de jeter sa boue sur le suaire immaculé de son père, Fiora allait s’élancer sur elle, toutes griffes dehors, quand Lorenzo la prit à bras-le-corps et l’obligea à se tenir tranquille :

– La colère t’aveugle, Fiora. Tu dois à présent comprendre que tout ce qui vient d’être dit est d’une extrême gravité et qu’avec la meilleure volonté du monde nous ne pouvons plus laisser les choses dans leur état primitif. Soumets-toi de bon gré au jugement des prieurs ! Je serai là, sois-en certaine.

– Alors, toi aussi, tu me refuses le droit de rester auprès de lui jusqu’au dernier instant ? fit-elle douloureusement en désignant le corps que les six notables, rigides comme s’ils eussent été changés en pierre, soutenaient toujours sur leurs épaules.

– Laisse-moi te remplacer ! Quand tout sera rentré dans l’ordre tu pourras prier sur sa tombe autant que tu le voudras...

Elle le regarda droit dans les yeux avec un tout petit sourire.

– Après ce que tu viens d’entendre, seigneur Lorenzo, souhaites-tu toujours que j’épouse ton cousin ? murmura-t-elle de façon à n’être entendue que de lui seul. Luca prétend m’aimer... pourtant, il va me laisser aller seule à un combat dont dépend ma vie...

Fiora ne parlait pas sans raison. Tout à l’heure, en arrivant devant le Duomo, elle avait aperçu Luca Tornabuoni qui se tenait à la gauche de Giuliano de Médicis. Il la couvait alors de regards pleins d’amour et cependant, à cette minute, il avait disparu. Lorenzo à son tour chercha le jeune homme des yeux et rougit, brusquement, de ne pas le trouver :

– Je te demande pardon, fit-il à voix basse. Il se peut que je me sois trompé... Peut-être n’était-il pas là.

– Tu mens bien mal, seigneur Lorenzo...

– Il était là, en effet, fit soudain la voix paisible de Démétrios qui venait d’apparaître derrière le Magnifique. Mais je l’ai vu partir soudainement quand cette femme a parlé de ta naissance, donna Fiora. Je pense qu’il a dû se rappeler tout à coup qu’un de ses chevaux était souffrant et réclamait ses soins...

– Alors, que faisons-nous ? s’impatienta Petrucchi. Fiora se tourna vers lui après avoir appelé Léonarde auprès d’elle.

– Fais-nous conduire à la Seigneurie... magnifique seigneur ! J’y attendrai la décision des nobles prieurs. Mais n’oublie pas d’exiger de cette femme qu’elle produise son témoin !

Le témoin en question n’était naturellement pas bien loin. Il sortit de la foule, les yeux à terre et vint se ranger auprès de celle dont on disait qu’elle était sa maîtresse. Fiora lui lança, sarcastique :

– Tu ne crains pas que l’ombre de mon père vienne tourmenter tes nuits, fidèle Marino ? A ta place je ne serais pas fier...

L’homme ne répondit pas et parut se replier sur lui-même. Mais déjà, les gardes de la Seigneurie les entouraient, lui et Hieronyma, comme ils entouraient aussi Fiora et Léonarde. Le clergé, désorienté par ce qui venait de se passer, réapparut sous le porche pour reprendre la tête du cortège. Les porteurs, visiblement fatigués, se remirent en marche et Fiora, immobile au bras de Léonarde entre quatre soldats, regarda disparaître sous le marbre du portail la forme blanche de son père qu’il lui fallait laisser partir ainsi, dépouillé du seul amour réel qui lui eût jamais été donné d’inspirer.

Le sergent qui commandait les soldats attendit que l’église se fût emplie mais elle ne pouvait contenir cette énorme foule et l’on dut laisser les portes ouvertes. Non sans peine, Fiora réussit à renvoyer Chiara. Outrée de ce qu’elle venait de voir et d’entendre, la jeune fille se refusait farouchement à quitter son amie. Elle prétendait être conduite, elle aussi, à la Seigneurie comme témoin, et peut-être Fiora ne fût-elle pas vraiment parvenue à l’éloigner si son oncle Giorgio Albizzi n’était venu la prendre par le bras :

– Viens ! ordonna-t-il sèchement. Ta place n’est pas ici.

En dépit de son courage, Fiora sentit les larmes lui monter aux yeux en face de cette froide manifestation de mépris. Albizzi avait été l’ami de Francesco et cependant, à la première accusation, il se retirait, enlevant à Fiora l’un de ses plus fidèles soutiens. A travers un humide brouillard, la jeune femme vit disparaître dans la foule qui la regardait à présent, avec la curiosité réservée habituellement à la cage des lions, le petit visage en pleurs de sa seule amie.

Elle s’en détourna puis, s’adressant au sergent qui commandait sa garde :

– Eh bien ? fit-elle rudement. Qu’attends-tu pour nous emmener ?

Cette superbe créature avait tellement d’autorité que le soldat, éberlué, se surprit à lui répondre :

– A tes ordres !

On se mit en marche à travers la foule qui s’effaçait devant eux. Par les portes ouvertes du Duomo, les bouffées orageuses du Requiem venaient déchirer l’air.

Après un instant d’hésitation, la plus grande partie de l’assistance, délaissant des funérailles bien moins intéressantes que ce qui allait suivre, leur emboîta le pas. Le chemin n’était pas long du Duomo au Vieux Palais, siège de la Seigneurie, qui approchait de ses deux siècles et, par la via Calzaiuoli – la rue des Chaussetiers – on l’eut vite parcouru. Appuyée au bras de Léonarde, Fiora sentait se renforcer en elle l’impression absurde d’avoir quitté un monde agréable, doux et soigneusement agencé, pour un autre, menaçant et étranger, peuplé de visages hostiles et de gosiers crachant l’injure. Tous ces gens qui, hier, la saluaient d’un compliment, d’un sourire ou même de quelques vers, s’étaient mués, à la voix vindicative de Hieronyma, en autant d’ennemis qui peut-être l’eussent lapidée sans la barrière de fer dont on l’avait entourée.

– Pourquoi, murmura Léonarde qui s’efforçait de ne pas entendre les injures qui jalonnaient leur route, pourquoi ne pas leur dire que vous n’êtes plus de cette ville, que, par votre mariage, vous êtes une noble dame de notre Bourgogne ?

– Parce que je n’ai aucune preuve de mon mariage. Je ne sais où mon père les a rangées...

– Moi je le sais. La nuit qui a précédé sa mort, votre père m’a appris bien des choses...

– Dont vous ne pourrez peut-être pas vous servir. Nous ne pouvons savoir ce qu’il va advenir de nous et c’est pour vous que je crains le plus...

– Parce que je peux raconter l’histoire autrement que ne le fera Hieronyma ? N’ayez crainte, je sais me défendre. Et puis, je crois sincèrement que vous pouvez compter sur le seigneur Lorenzo. Il semble décidé à vous soutenir en défendant la mémoire de votre père...

– C’est pourquoi je ne peux proclamer mon mariage avec Philippe. Ce serait risquer de perdre mon dernier défenseur. Et le plus puissant. Mais j’y pense : savez-vous où est Khatoun ? Je ne l’ai pas vue depuis que nous avons quitté la maison...

– Elle doit y être encore. Elle ne voulait pas assister à l’enterrement de messer Francesco parce qu’elle craint l’appareil de la mort presque autant que la mort elle-même...

– J’aime autant cela. Cette abominable Hieronyma, qui n’a jamais été assez riche pour s’offrir une esclave, aurait été capable de la faire vendre aux enchères publiques dès demain, ou pire encore en l’accusant elle aussi de sorcellerie...

On arrivait. La silhouette écrasante du Vieux Palais avec ses bossages de pierre brute, son chemin de ronde et sa haute et mince tour d’Arnolfo qui évoquait vaguement la forme d’un lys encore en bouton se dressa devant celles qu’il fallait bien appeler des prisonnières. Des valets en livrées vertes ouvrirent les portes et l’on s’engagea dans l’étroit escalier qui menait à la salle du Conseil où, tout à l’heure, se jouerait le destin de Fiora et de ceux qui lui demeuraient fidèles.

En franchissant la porte basse de la grande salle, Léonarde se signa et Fiora, presque machinalement, l’imita. A présent, il fallait aller jusqu’au bout. Mais où était le bout ?

Deuxième partie

LE CAUCHEMAR

CHAPITRE VII

LE PAIN AMER

La cellule était triste, grise et presque nue : un matelas de paille posé sur deux X de bois avec une couverture trouée, un crucifix au mur dont la blancheur initiale avait subi les atteintes de l’humidité, un escabeau pour s’asseoir, un autre supportant une cuvette et deux serviettes rugueuses, enfin, sous le lit, un vase de nuit en composaient tout le décor. Cela ressemblait tellement à une prison qu’une fois entrée Fiora se retourna pour protester mais, déjà, la porte percée d’un judas grillé se refermait et elle put entendre la clef tourner dans la serrure. Qu’est-ce que cela signifiait ?

La séance dans la grande salle de la Seigneurie avait été des plus houleuses. Devant les prieurs et le gonfalonier réunis en une espèce de tribunal, Hieronyma avait répété son accusation, soutenue par Marino qui, toujours sans oser lever les yeux, rapporta ce qu’il avait vu un lugubre jour de décembre à Dijon. Mais à sa manière fielleuse : Francesco Beltrami aurait tué l’époux de Marie de Brévailles pour lui enlever l’enfant. Léonarde, alors, s’en mêla. Elle traça de Regnault du Hamel un portrait hallucinant de méchanceté qui magnifiait d’autant l’image rayonnante des jeunes amants maudits. Elle dit l’émotion de Francesco Beltrami, sa colère devant le meurtre froidement décidé d’un enfant de quelques jours. Elle parla du vieux prêtre, du baptême de Fiora dans une

chambre de la Croix d’Or et de tous les soins pris par le négociant florentin pour garantir à cette petite fille qu’il avait aimée immédiatement un avenir comme on devrait pouvoir en assurer à tout enfant arrivant dans un monde trop dur pour leur faiblesse. Il avait confiance en ce Marino qui, à présent, le trahissait vilainement en dépit des bienfaits reçus, pour une femme qui, en descendant jusqu’à lui, se déshonorait. Oui, Francesco Beltrami avait voulu que cette enfant de son cœur devînt sa fille aux yeux de tous et, en la déclarant comme telle, il n’avait qu’à peine menti : n’était-elle pas réellement l’enfant bâtarde d’une dame de noble sang ? ... Enfin, en fine mouche qu’elle était, Léonarde Mercet – c’était la première fois que Fiora entendait le nom entier de sa gouvernante – avait achevé sa harangue en appelant sur le serviteur infidèle toutes les foudres du Seigneur et les pires malédictions de l’au-delà. Elle lui avait prédit des nuits sans sommeil, les douze plaies d’Egypte s’abattant sur lui-même et sur ses biens et, pour conclure, la damnation à la fin de ses jours – avec la satisfaction, purement subjective d’ailleurs, de voir le misérable se recroqueviller sous sa parole et perdre contenance jusqu’à se laisser tomber à genoux.

Lorenzo de Médicis s’en était mêlé à son tour, plaidant chaleureusement pour son ami défunt et pour la jeunesse innocente de son enfant élue. Il avait flétri la rapacité de la dame Pazzi et cet étrange comportement qui, après une demande en mariage refusée, lui faisait réclamer hautement justice d’un fait dont elle n’avait pas eu à souffrir. Malheureusement, il avait commis la faute d’englober tous les Pazzi qu’il détestait dans le même anathème et Petrucci l’avait rappelé aigrement à plus de modération.

Pour la Seigneurie qui comptait certes beaucoup d’amis des Médicis mais aussi quelques-uns de leurs ennemis, la situation était confuse et difficile à juger. D’autant que le clergé s’en mêlait en la personne de l’abbé du couvent San

Marco où, cependant, Lorenzo aimait à faire retraite dans l’une des cellules magnifiées par les fresques de l’Angelico mais qui, en bon dominicain, se voulait le grand pourfendeur de Satan et de ses créatures. Or, pour ce moine intransigeant, l’enfant née d’amours incestueuses et adultères ne pouvait être qu’une créature du démon qu’aucun baptême ne pouvait rédimer, l’eau lustrale ne constituant alors qu’un sacrilège de plus.

Sa voix tonnante impressionna les « magnifiques seigneurs » dont quelques-uns étaient des âmes simples, et Fiora, un terrible instant, se demanda si l’on n’allait pas préparer pour elle un bûcher devant le Vieux Palais... D’autant qu’encouragée par une aide inattendue Hieronyma repartit au combat plus venimeuse que jamais, suppliant les prieurs de ne pas permettre qu’un tel scandale s’étalât plus longtemps sous le ciel de Florence qui ne pouvait en retirer que périls et malédictions...

C’était plus que n’en pouvait endurer Fiora. Emportée par la colère, elle s’était dressée devant son ennemie que, d’une voix glacée, elle avait hautement accusée d’avoir fait assassiner son cousin et de vouloir sa perte à elle afin de s’assurer le fabuleux héritage.

Alors ce fut le tumulte, le vacarme, le plus ahurissant tohu-bohu. On s’injuria entre tenants de l’une ou l’autre cause et l’on en vint presque aux mains. Il fallut que Petrucci fît monter la garde pour ramener un peu de calme dans une salle qui, à dire vrai, en avait vu bien d’autres depuis les temps héroïques des Guelfes et des Gibelins. A Florence, on aimait la bagarre presque autant que les fêtes, les cavalcades, les grandes processions et les beaux-arts. C’était une façon comme une autre de se prouver qu’en dépit de la puissance des Médicis on était encore en république.

Quand on retrouva un semblant de silence, les prieurs se décidèrent enfin, après en avoir rapidement délibéré avec Lorenzo. Dans l’impossibilité où ils se trouvaient de trancher une situation qui ne s’était encore jamais présentée à leur sagacité, ils décidèrent que l’ensemble des biens de feu Francesco Beltrami serait mis sous séquestre en attendant qu’intervienne un jugement définitif. D’autre part, un administrateur dont le choix était laissé à la banque Médicis allait être nommé pour assurer la continuation des affaires du négociant défunt, ceci afin de ne pas réduire au chômage ses nombreux employés. Quant à Fiora, qui avait accusé sans preuve, elle était passible de prison ainsi que le lui fit comprendre le froncement de sourcils de Lorenzo. En dépit de sa mise en garde, elle avait été trop loin, et le Magnifique, avec toute son influence, aurait peine à la tirer de là si les prieurs décidaient d’appliquer la loi dans toute sa rigueur. Il y eut alors un instant de flottement mais qui ne dura guère. L’abbé de San Marco revint aussitôt à la charge, poussant devant lui un moine qui portait comme lui la robe blanche, le scapulaire noir et la croix d’argent des dominicains :

– Plaise à vos Seigneuries, nasilla-t-il, que je leur présente Fray Ignacio Ortega qui vient de notre maison de Valladolid en Castille et qui s’est imposé de voyager à travers la chrétienté, comme jadis notre saint fondateur, pour prêcher l’Évangile et traquer les pièges du Malin. Fray Ignacio, qui est orfèvre en matière de diablerie, souhaite vous proposer une solution qui pourrait agréer à tous...

Le nouveau venu se présentait comme un homme d’âge moyen, grand et un peu courbé. Il était presque chauve et son haut front en forme de dôme surplombait l’arche basse de ses sourcils. Il avait le nez puissant, la bouche sévère et des yeux dont, sous le repli de la paupière, il était impossible de saisir le regard. Sa présence avait quelque chose de pesant et de sinistre que tous ressentirent plus ou moins. Invité à s’exprimer, il s’avança, les mains cachées au fond de ses larges manches blanches, salua en homme qui se sait supérieur à ceux auxquels il s’adresse puis attendit.

— Soyez donc doublement le bienvenu, fray Ignacio, dit le plus âgé des prieurs qui faisait office de président. Nous écoutons Votre Révérence avec respect.

Le nouveau venu regarda tour à tour Hieronyma puis Fiora sur le visage de laquelle il s’attarda un instant puis, dans un toscan aisé mais que sa voix âpre rendait curieusement rocailleux, il dit :

– Ces deux femmes se haïssent trop pour qu’il soit possible de leur tirer une vérité mais il existe un moyen de faire éclater cette vérité. Je propose d’en appeler au jugement de Dieu. Soumettons-les l’une et l’autre à l’épreuve de l’eau !

Il y eut un grand silence. Dans cette Florence où la liberté d’esprit et les lumières de la philosophie grecque avaient acquis droit de cité au point d’inquiéter souvent l’Église, l’ordalie n’était guère usitée parce qu’on la considérait comme une pratique d’un autre âge. Tout de suite, d’ailleurs, Lorenzo protesta et chacun put voir, au coup d’œil irrité qu’il lui jeta, que le moine espagnol ne lui plaisait pas plus que sa proposition ;

— Ne pouvons-nous, avant d’en venir à cette extrémité, accorder quelque confiance aux hommes qui, en cette ville, sont chargés de l’ordre et de la justice : à nos magistrats, au bargello[xi] et au gonfalonier Petrucci ? Je les crois capable de découvrir l’assassin de Francesco Beltrami... ou les assassins s’il s’agit d’un exécutant.

Cette flatterie détendit l’atmosphère, les prieurs se trouvant satisfaits que l’on rendît ainsi à leurs mérites ce qu’ils estimaient leur revenir. Lorenzo, encouragé par quelques hochements de tête approbateurs, allait poursuivre pour exploiter son avantage quand Hieronyma s’avança et vint s’agenouiller devant fray Ignacio.

– Je suis prête, en ce qui me concerne, à me soumettre au jugement du Très Haut et j’estime, très révérend père, que vous avez toute raison. Seul Dieu peut me laver d’une accusation infâme mais qui ne m’étonne pas, venant d’une telle créature !

La stupeur, en face de l’incroyable audace de cette misérable, suffoqua Fiora. Méprisait-elle Dieu au point de prétendre l’associer à son crime et en faire son complice ? Mais, en se relevant, Hieronyma déjà triomphante se tournait vers elle.

– A toi, à présent, fille de rien ! Qu’as-tu à dire ?

Ainsi interpellée, Fiora, repoussant doucement Léonarde qui tentait de la retenir, s’avança calmement mais, au lieu d’aller vers le moine étranger, c’est devant la Seigneurie qu’elle s’agenouilla :

– J’accepte, moi aussi, de comparaître devant le tribunal de Dieu et je répète bien haut mon accusation : mon père, que personne ne m’empêchera jamais d’appeler ainsi, a été tué par l’ordre de cette femme et je remercie le vénérable frère Ignacio de me permettre ainsi d’apporter la preuve qui me manque.

Une grande paix était entrée soudain en elle. Bien sûr, elle savait qu’en acceptant l’ordalie elle acceptait du même coup la mort presque certaine : dans deux ou trois jours, en chemise et étroitement liée de cordes qui lui interdiraient tout mouvement, elle serait jetée à l’Arno alors en crue avec bien peu de chances de reparaître à la surface mais, du moins, elle irait rejoindre son père hors d’une vie qui ne l’intéressait plus guère. Le seul être capable de la défendre n’était plus, l’homme qu’elle aimait l’avait bafouée, rejetée sans espoir de retour, enfin elle venait de voir s’écarter d’elle ceux qui disaient l’aimer et la ville entière, qui hier lui souriait et la flattait, se tourner contre elle avec cette joie féroce des médiocres qui voient s’abattre soudain un être jusque-là privilégié.

Une seule chose la consolait : elle mourrait, soit, mais Hieronyma partagerait son sort. A moins que... à moins qu’elle n’eût dans sa cervelle retorse conçu un moyen d’échapper à la noyade. Mais quel moyen ?

Visiblement, le Magnifique se posait la même question.

Son regard sombre ne quittait pas Hieronyma et, pas plus que Fiora, il ne réussissait à comprendre ce qui avait bien pu pousser cette femme à se jeter sur la proposition du moine espagnol comme sur une chance extraordinaire ? Mais à la suite de la double acceptation, le tumulte était reparti. Tout le monde parlait à la fois et il fut bien difficile de ramener le calme. Seuls Lorenzo et les deux moines demeuraient impassibles attendant que le vacarme s’apaisât. Enfin, les membres de la Seigneurie parvinrent à se mettre d’accord et l’on décida qu’après trois jours révolus les deux femmes seraient menées au milieu du fleuve, chacune dans une barque, et jetées à l’eau par la main du bourreau après s’être confessées et avoir entendu messe. La décision de la Seigneurie dépendrait, naturellement, du résultat de l’épreuve. En attendant, elles seraient conduites l’une l’autre au couvent des dominicaines de Santa Lucia pour s’y recueillir et y vivre dans la prière jusqu’à l’heure du jugement.

Fiora cacha sa déception. Elle avait espéré qu’on la laisserait attendre chez elle, dans son cadre familier, l’instant suprême et cela même lui était refusé. Comme pour son père, le voyage entrepris le matin serait le dernier... Dieu, décidément, était parfois bien cruel et la jeune femme n’espérait guère qu’il fît un miracle en sa faveur.

Avec des larmes dans les yeux, elle embrassa Léonarde qui sanglotait sans retenue après qu’on lui eut refusé de suivre le destin de l’enfant qu’elle avait élevée. La gouvernante avait la permission de retourner au palais Beltrami jusqu’au résultat de l’épreuve. On statuerait alors sur son cas.

– Sois sans crainte, murmura Lorenzo de Médicis qui avait réussi à s’approcher de Fiora, je veillerai sur elle si...

Il n’osa pas formuler la fin de la phrase mais la jeune femme comprit que son scepticisme n’attendait pas grand-chose des interventions célestes.

– ... je la prendrai dans ma maison, conclut-il mais Léonarde ne l’entendait pas de cette oreille :

– Si vous permettez que mon enfant laisse sa vie dans ce jugement stupide, déclara-t-elle en français, je ne resterai pas un jour de plus dans cette ville infâme et jusqu’à mon jour dernier je prierai Dieu pour qu’il la couvre de ses malédictions !

– Attendons déjà de voir comment il jugera... soupira Lorenzo impavide.

Mais déjà les soldats s’apprêtaient à conduire les deux ennemies au couvent. Une dernière fois, Fiora embrassa Léonarde qui s’accrochait à elle.

– Veillez sur ma maison et sur tous ceux qui y demeurent. Prenez soin de Khatoun. Elle n’a pas plus de forces qu’un petit chat...

Au-dehors, on retrouva la foule qui, par on ne sait trop quel mystère, savait déjà à quoi s’en tenir. Sa longue attente l’avait rendue plus houleuse encore que durant les funérailles de Beltrami et ce fut au milieu des quolibets, voire des injures que les deux femmes gagnèrent le couvent qui se trouvait non loin de la porte San Niccolo. Pas un visage ami ne se montra durant cette pénible marche, sinon, à l’angle de la loggia dei Priori, la longue silhouette de Démétrios Lascaris dont le regard accompagna Fiora tant que ce fut possible mais il ne fit pas un geste et la jeune femme, se souvenant de l’aide qu’il lui avait offerte quand elle n’en avait nul besoin, pensa que cet homme, pour étrange qu’il fût, était exactement comme les autres : soucieux avant tout de sa propre sécurité. D’ailleurs, en y réfléchissant bien, il n’avait vraiment aucune raison de s’intéresser à elle en particulier... Ce qui n’empêchait pas cette dernière défection de lui être pénible et, quand la lourde porte de Santa Lucia se ferma derrière elle, Fiora eut l’impression d’entendre retomber la pierre de son tombeau...

Assise sur son lit misérable, Fiora revivait sans cesse les heures de cette terrible journée. Elle se sentait lasse et moulue comme si on lui avait tapé dessus avec un bâton. Cette cellule représentait pour elle l’ultime déception car elle savait, pour y être venue en visite deux ou trois fois avec Chiara dont la prieure, Mère Maddalena degli Angeli était vaguement cousine, que les nonnes et les dames qui venaient faire retraite au couvent disposaient d’une chambrette austère sans doute mais d’une parfaite propreté. Ornée d’image saintes et ouvrant sur le cloître au centre duquel fleurissait un beau jardin. L’étroite fenêtre de son logis, à elle, encore rétrécie par deux barreaux en croix, donnait sur la cour de derrière où s’entassaient les détritus et où se trouvaient les latrines. L’odeur en était pénible et, prison pour prison, Fiora regretta qu’on ne l’eût pas enfermée plutôt dans un véritable cachot car cet endroit ignoble donnait la juste mesure de la considération qu’on lui portait.

Ses dernières illusions, si tant est qu’elle en eût encore, s’envolèrent quand, à la nuit tombante, une sœur converse dont la robe constellée de taches proclamait qu’elle travaillait à la cuisine, lui apporta un morceau de pain rassis, une cruche d’eau et une écuelle de soupe aux choux dans laquelle nageait un morceau de lard rance. Avec dégoût, Fiora repoussa l’écuelle :

– La cuisine du couvent n’a pas fait de progrès depuis ma dernière visite, persifla-t-elle. Je pensais avoir droit à un autre traitement ?

– Voyez-moi la mijaurée ! s’écria la sœur qui était une grosse fille rougeaude et moustachue. Notre mère est bien bonne de consentir à recevoir ici et à nourrir une fille du diable comme toi ! Tu devrais l’en remercier à genoux.

– Ah ! Parce qu’à présent je suis une fille du diable ? J’ai pourtant été baptisée. Et, il n’y a pas si longtemps, lorsque je venais ici, on ne ménageait ni les flatteries ni les douceurs à celle en qui l’on voyait la fille du très riche

Francesco Beltrami. Et maintenant je devrais remercier à genoux pour une soupe dont ne voudraient pas les cochons ? Va dire à la mère prieure que je désire lui parler !

– On ne parle pas comme ça à la mère prieure ! Elle est à la chapelle pour unir ses prières à celles de cette sainte dame que l’on nous a envoyée avec toi et qui va souffrir par ta faute.

Entendre traiter Hieronyma de sainte dame était vraiment un comble ! Fiora regarda la grosse religieuse avec un franc dégoût et haussa les épaules :

– N’ai-je pas le droit de prier, moi aussi ? Qu’on me mène à la chapelle !

– Les sorciers se prétendent toujours meilleurs chrétiens que les vrais. Nos sœurs ne veulent pas être souillées par ta présence et, si tu veux prier...

De son gros doigt tremblant de colère elle désigna la croix pendue au mur :

– Tu n’as qu’à prier ici ! Notre-Seigneur est partout mais, bien sûr, tes pareilles ne savent prier que sur des coussins de velours et en respirant le parfum de l’encens...

– Va-t’en ! jeta Fiora excédée. Et remporte cette ignoble soupe. Le pain et l’eau seront suffisants.

Avec un mauvais sourire, la sœur laissa tomber l’écuelle qui se brisa en éclaboussant le bas de la robe noire de Fiora :

– Je dirai que c’est toi qui as fait ça, fit-elle méchamment. J’espère qu’on te donnera le fouet !

– Je ne le conseille pas à tes sœurs sinon dans trois jours lorsque je serai en face de la Seigneurie, je dirai comment j’ai été traitée dans cette maison à laquelle j’ai été confiée. D’ailleurs, je le dirai de toute façon. Je dirai quelle différence on a fait entre moi et la femme qui a assassiné mon père. Je serais surprise que monseigneur Lorenzo en soit satisfait.

La sœur sortit en claquant la porte mais sans oublier de la refermer à double tour. Restée seule, Fiora alla s’asseoir sur son lit. Jamais elle ne s’était senti le cœur aussi lourd. Elle était résignée à mourir mais fallait-il vraiment que ses derniers jours se passent dans la laideur, la crasse et la mesquinerie ? N’était-il pas assez dur, déjà, de n’avoir plus d’espérance que dans la mort, alors qu’elle avait seulement dix-sept ans ?

Alors même qu’elle s’efforçait au détachement des biens de ce monde, la nature en elle demeurait vivace et réclamait son dû. Elle s’aperçut qu’elle avait faim, entama à belles dents le pain qui n’était pas trop dur et but quelques gorgées de l’eau qui était fraîche et pure. Elle se sentit un peu moins misérable mais elle avait froid. La fenêtre n’était qu’une ouverture dans le mur et aucun vitrage ne défendait la pièce contre la température extérieure. Or la pluie, qui avait débuté au moment de l’arrivée à Santa Lucia, tombait à présent par rafales rageuses, poussée par un vent violent venu du nord. Elle pénétrait dans ce qu’il fallait bien appeler une prison, agrandissant la flaque d’eau grasse laissée par l’écuelle brisée.

Fiora eut envie de ramasser les débris de terre cuite et de nourriture qui souillaient le sol pour les jeter par la fenêtre mais son orgueil la retint. Ce n’était pas à elle à faire ce travail de servante. Elle entendait protéger au moins sa dignité autant que faire se pourrait. Après l’ordalie, si elle survivait, il adviendrait d’elle ce qui plairait à une Providence qui ne semblait pas lui montrer beaucoup d’intérêt. Mais, ce dont elle était sûre, c’est qu’elle combattrait jusqu’à l’extrême limite de ses forces pour que justice lui soit rendue.

Isocrate avait écrit quelque part : « Il ne faut pas se décourager quand on doit s’exposer au danger pour une juste cause. » Se souvenir de cette phrase lui apporta un réconfort. Ses chers philosophes grecs savaient toujours ce qu’il fallait dire et ils correspondaient bien davantage à son tempérament combatif que les préceptes résignés de l’Évangile. Platon disait qu’il fallait fuir sans se retourner la compagnie des méchants alors que le Christ recommandait d’aimer son prochain comme soi-même. Or il était impossible à Fiora d’avoir pour Hieronyma des sentiments fraternels. Si elle devait mourir dans trois jours, elle mourrait en la haïssant et elle ne pourrait jamais lui pardonner, pas plus qu’elle ne pardonnerait aux persécuteurs de sa mère ou à l’homme qui, par dévouement pour son prince, lui avait fait à elle tant de mal.

Les douces notes de l’Angélus coulèrent sur cette âme révoltée sans lui apporter l’apaisement. Fiora n’avait même pas envie de prier mais, comme elle avait froid, elle s’enroula dans sa couverture et se coucha pour chercher le sommeil. Qui d’ailleurs ne la fit pas attendre tant son jeune corps épuisé réclamait le repos. Quelques instants après avoir fermé les yeux, Fiora s’endormait profondément.

Impressionné sans doute par l’angoisse de ce qu’elle allait devoir subir bientôt, son esprit l’entraîna dans un mauvais rêve. Elle se vit debout, pieds nus et en chemise au bord d’un fleuve bouillonnant, sulfureux, qui n’avait que de lointaines ressemblances avec le flot familier. Sur l’autre rive, en face d’elle, Philippe de Selongey était debout ; il lui tendait les bras et l’appelait. Elle voulait s’élancer vers lui mais des liens la retenaient, toujours plus nombreux, toujours plus lourds, des liens que des mains cruelles accumulaient. Et Philippe appelait encore... Enfin, elle se sentit poussée violemment et l’eau l’engloutit ; elle réussit à remonter à la surface et le flot la porta mais, sur l’autre berge, Philippe à présent riait, riait des efforts inouïs qu’elle faisait pour le rejoindre. Elle le vit tendre la main vers une femme sans visage qui s’approchait de lui et que, dans son rêve, Fiora savait être très belle. A présent, ils riaient ensemble puis, se détournant, s’éloignèrent en se tenant enlacés. Fiora essaya de crier mais aucun son ne sortit de sa bouche que l’eau emplit...

Une secousse la réveilla. Encore haletante de son cauchemar, elle se dressa sur son séant et vit qu’une religieuse se tenait auprès de son lit et que le jour commençait à poindre. Cette fois, ce n’était plus une converse mais une religieuse de chœur dont la vêture impeccable habillait un corps long et mince. Dans l’ovale étroit laissé par la guimpe blanche, le visage sans âge ne manquait pas d’une certaine beauté due à la régularité des traits mais aucune douceur n’en atténuait la sévérité...

– Lève-toi ! ordonna la dominicaine, et suis-moi ! Machinalement, Fiora obéit et vit alors que la grosse sœur de la veille était agenouillée sur le carrelage et occupée à le nettoyer. Elle releva la tête quand Fiora passa auprès d’elle et cracha avec une telle expression de haine qu’un frisson courut le long du dos de la jeune femme.

– Où me conduis-tu ? demanda Fiora sans obtenir la moindre réponse. La haute silhouette blanche et noire marchait devant elle d’un pas si glissant qu’il n’imprimait qu’un léger mouvement à la robe et Fiora eut l’impression de suivre un fantôme. On traversa ainsi quelques couloirs, on longea la chapelle faiblement éclairée dans laquelle on pouvait entendre les voix accordées des nonnes chantant l’office de l’aube et l’on atteignit le cloître dont Fiora avait gardé le souvenir. Là, son guide ouvrit devant elle la porte d’une cellule qui se trouvait dans l’angle le plus éloigné de la chapelle :

– Pour t’éviter le péché de délation, notre révérende mère a décidé de te loger ici jusqu’au jour du jugement. Bien entendu, tu n’en sortiras pas mais tu trouveras sur la couche des habits propres pour remplacer ton vêtement sali...

– Tu remercieras pour moi la révérende mère, murmura Fiora qui ajouta : Puis-je espérer aussi pouvoir assister aux offices ?

– N’en demande pas trop ! aucune de nos sœurs ne souhaite t’approcher et je t’ai déjà dit que tu ne sortirais d’ici que pour l’ordalie. Repens-toi !

– De quoi ?

– Si tu ne le sais pas, Dieu le sait ! Mais je crois que tu n’en ignores rien. C’est un grave péché qu’accuser une innocente !

– Innocente ? Qu’en sais-tu ?

– Pauvre femme ! Il faut la voir prier, les bras en croix dans notre chapelle, avec des larmes et des supplications afin que la lumière touche enfin ton cœur endurci pour être sûre que son âme est toute pure...

– Parce qu’elle prie pour moi ? articula Fiora sidérée.

– Elle ne fait que cela. C’est pourquoi je dis : repens-toi !

Et sur cette dernière injonction, la religieuse sortit et referma la porte de cette nouvelle cellule aussi soigneusement que l’ancienne, laissant Fiora partagée entre la colère et l’écœurement. Elle n’avait jamais imaginé que l’hypocrisie de Hieronyma pût atteindre de tels sommets. Elle chercha autour d’elle quelque chose sur quoi passer sa fureur mais, s’il était plus confortable et surtout plus propre, ce nouveau logement était aussi dépouillé que le précédent.

Un lit, un vrai lit cette fois bien qu’il fût étroit comme une couchette, occupait, avec ses minces colonnettes à rideaux blancs l’un des côtés ; un lit sur lequel on avait déposé une robe et un voile blanc de novice. Il y avait deux escabeaux et un petit coffre sur lequel étaient placés une aiguière et une cuvette. Au-dessus du coffre une main inconnue, mais inspirée par l’œuvre de Fra Angelico chez les dominicains de San Marco, avait retracé, beaucoup plus laborieusement, la mort de sainte Lucie devant le préfet de Syracuse Paschasius. Debout auprès de la martyre agenouillée qui regardait le ciel en louchant affreusement, le bourreau l’égorgeait, faisant jaillir un flot de sang que le peintre avait enrichi d’or pour bien montrer à quel point il était précieux. Fiora savait que la vie de la sainte, partagée en une série de fresques, ornait certaines cellules des religieuses, les autres racontant la vie du Christ et celle de sainte Agathe sur le tombeau de laquelle Lucie avait été touchée par la grâce.

Poussée par la curiosité et sachant que les nonnes faisaient vœu de pauvreté, Fiora ôta les ustensiles de toilette et ouvrit le coffre mais le referma aussitôt avec un frisson de dégoût : il contenait, en effet, un martinet, une ceinture à pointes de fer et un cilice de crin destinés tous trois à la mortification du corps et au châtiment des pensées impures... Elle se demanda si toutes les cellules contenaient ce genre d’instruments et par quelle aberration des femmes qui se voulaient les épouses d’un Dieu de douceur, d’amour et de miséricorde en arrivaient à utiliser de tels moyens. Quelles amours blessées, quelles passions étouffées pouvaient recourir à la douleur physique pour en effacer le souvenir ? L’amour, tel qu’elle-même l’avait connu entre les bras de Philippe, laissait-il des traces si insupportables ou bien était-ce, au contraire, le regret, pour celles qui entraient vierges dans cette maison, de n’avoir jamais rien connu de semblable ?

Pour sa part, Fiora ne regrettait rien, et dût-elle survivre, elle savait qu’elle ne demanderait jamais à un fouet ou à un cilice d’essayer de lui arracher le souvenir des caresses qu’elle avait connues. Son étrange époux n’avait voulu qu’une nuit d’amour et il la lui avait donnée, inoubliable. Jamais Fiora ne chercherait à en effacer le souvenir, bien au contraire et si, à présent, elle souhaitait tirer vengeance c’était surtout des moyens employés pour obtenir cette même nuit... et la grosse somme en or qui en était le corollaire. C’était parce que Philippe n’avait pas hésité à éveiller l’amour d’une jeune fille en sachant fort bien qu’après l’avoir faite sienne il l’abandonnerait à tout jamais. Il avait fait les affaires de son maître en contentant son propre désir. Quant à cette fable qu’il voulût en mourir, la jeune femme n’y croyait pas. Le seigneur de Selongey aimait bien trop la vie pour songer à la perdre. Il faisait trop bien l’amour pour y renoncer à tout jamais... D’autres femmes recevraient ses baisers, ses caresses et, même si cette pensée lui faisait grincer des dents de rage impuissante, Fiora ne la repoussait pas. Philippe avait trop bien su manœuvrer l’habile commerçant qu’était Beltrami pour ne pas s’encombrer la conscience du souvenir d’un mariage, même déshonorant et qu’il renierait demain. Il était si facile d’oublier celle qu’avec tant de désinvolture il avait condamnée à se faner lentement sans époux, sans enfants, dans la vaine somptuosité d’un palais florentin. Le plus drôle serait qu’il ignorerait sans doute longtemps, sinon toujours, le destin tragique de l’éphémère comtesse de Selongey...

Une idée traversa soudain l’esprit de la jeune femme que la colère et l’impuissance enfiévraient : il lui restait peut-être un moyen, un seul, de déjouer les trames de son époux : sa dot royale Philippe l’avait emportée, elle le savait, sous la forme d’une lettre de change sur la banque Fugger à Augsbourg, une lettre qui, peut-être, n’avait pas encore été payée. Dans deux jours, avant qu’on ne la fasse monter, enchaînée, dans la barque fatale, elle proclamerait hautement, en face des Médicis, ce mariage qui les offensait en demandant seulement, s’il n’était pas trop tard, que la contrepartie en or de la lettre ne soit pas livrée. Ainsi, elle tirerait vengeance à la fois de Philippe et de ce Téméraire auquel il avait osé la sacrifier ! Elle pourrait mourir tranquille !

Dieu sait pourtant que l’idée de cette mort lui faisait horreur. L’espèce d’état de grâce qu’elle avait connu quand, à la suite de Hieronyma, elle avait décidé de se soumettre à l’ordalie s’était enfui. Elle se retrouvait face à elle-même : une fille de dix-sept ans, pleine de santé et que l’on disait belle, une fille qui avait une immense envie de vivre encore, de respirer l’air si doux du printemps, de sentir la caresse du soleil sur sa peau, de rire avec une amie de son âge, de lire de beaux livres, d’écouter les accords du luth et le chant des poètes... d’aimer même si, pour elle, ce mot s’écrivait haïr. Et surtout pas de s’en aller pourrir lentement au fond des eaux, jaunies par les boues de l’hiver, du fleuve qui coulait devant la fenêtre de sa chambre. Une prière trouva soudain le chemin de son cœur à ses lèvres :

– Seigneur, si j’ai raison, faites que je ne meure pas !

Peut-être pour mieux se prouver qu’elle était toujours vivante, elle se sentit prise d’un besoin d’activité, même si l’étroitesse de sa prison ne lui en laissait pas beaucoup. Elle versa de l’eau dans la cuvette, arracha plus qu’elle ne l’ôta sa robe de fin drap noir qui sentait affreusement le chou et entreprit de se laver aussi soigneusement que possible. Ce n’était guère facile dans si peu d’eau, et le savon grossier, fait de suif et de cendre de bois n’avait que de lointains rapports avec les exquises pâtes parfumées que l’apothicaire Landucci faisait venir de Venise mais elle éprouva un réconfort à se sentir propre. Ensuite, avec le peigne qu’elle avait trouvé, elle démêla et lissa longuement ses épais cheveux noirs, où demeurait une trace légère du parfum coûteux que Khatoun y avait mis en la coiffant. Elle le regretta car il n’était pas bon d’évoquer ainsi les images d’un passé agréable puis, s’efforçant de penser à autre chose, elle tressa ses cheveux en une épaisse natte qu’elle laissa retomber sur son épaule gauche. Enfin, elle endossa la robe blanche qu’on lui avait laissée. La laine, tissée au couvent, en était rude mais du moins elle était parfaitement propre et, à tout prendre, agréable à porter...

Le tintement d’une cloche attira Fiora vers la petite fenêtre qui ouvrait, près de la porte, sur les arcades du cloître. Elle vit la longue théorie blanche et noire des religieuses qui se rendaient à la chapelle de ce pas silencieux que leur donnaient les sandales de corde tressée. Aucune ne tourna la tête dans sa direction et elles disparurent derrière les portes de la chapelle en entonnant le Veni Creator...

L’écho de leurs voix s’attarda même après que les portes furent refermées et Fiora resta là, à les écouter, en contemplant l’ordonnance fraîche du jardin intérieur, planté de lauriers, d’ifs et de citronniers qui entouraient les plates-bandes cernées de petit-buis où les nonnes cultivaient des plantes médicinales. Au milieu, il y avait une vasque de pierre avec un mince jet d’eau où les oiseaux venaient boire. Et c’était une image si belle, si apaisante et si douce que la captive resta là un long moment à la contempler. C’était sans doute l’une des dernières qu’il lui serait donné d’admirer mais, du moins, ses yeux pourraient-ils s’emplir de beauté jusqu’au moment du départ. Ensuite, il n’y aurait plus qu’à les lever vers le ciel puis à les fermer... pour ne plus les rouvrir.

Mais, chose étrange, plus Fiora s’efforçait à la résignation, moins elle y parvenait.

La journée fut longue. La captive la passa presque tout entière à observer le jardin et le vol des pigeons. Encore perdit-il beaucoup de son charme quand elle put apercevoir Hieronyma toujours vêtue de ses draperies funèbres, qui s’y promenait au bras de la mère Maddalena comme si elles se connaissaient depuis longtemps... Et soudain, elle se souvint de ce que lui avait dit Chiara à l’une de leurs visites : la supérieure des dominicaines cousinait sans doute avec les Albizzi mais elle avait eu pour mère une Pazzi. C’était dans cette parenté qu’il fallait chercher la cause du traitement de faveur dont jouissait son ennemie. Celle-ci demeurait un membre de la noblesse florentine alors qu’on lui refusait à elle-même le droit de se dire la fille de Francesco Beltrami. L’autre était reçue comme une amie alors qu’on ne voyait en Fiora qu’une prisonnière.

Cependant, sa menace de dénoncer publiquement le traitement indigne qu’on lui faisait subir avait porté ses fruits avec ce changement de chambre. Et quand, au milieu du jour, on lui porta son repas, celui-ci, sans être fastueux, était convenable : des boulettes de viande accompagnées de pâtes, un morceau de pain blanc. Seule l’eau était toujours la même... Fiora dévora le tout en pensant que la faim n’est pas une bonne compagne de combat et que l’on se bat mieux lorsque l’on est en pleine possession de ses forces. Cette idée lui tint compagnie tout le reste du jour mais, quand le soir tomba, l’angoisse reparut. Il eût été doux alors d’avoir auprès d’elle une amie à qui se confier or, dans ce couvent où naguère encore on lui souriait, aucun visage ne souhaitait plus se tourner vers elle. Pire encore : personne ne voulait plus l’approcher.

Les nonnes étaient de nouveau à la chapelle pour chanter complies, qui est le dernier office du soir quand soudain, celle qui était venue la chercher le matin même reparut, toujours aussi froide, toujours aussi lointaine, une chandelle à la main.

– Pose ce voile sur ta tête ! ordonna-t-elle en désignant le tissu blanc dont Fiora n’avait pas jugé utile de se couvrir, et suis-moi !

– Où allons-nous ?

– Tu le verras bien ! Mais je te conseille une attitude moins arrogante ! Là où je te conduis, un comportement modeste s’impose et non ce regard assuré et ce nez au vent !

– Depuis ma plus tendre enfance, on m’a enseigné à tenir la tête droite... en quelque circonstance que ce soit !

La religieuse haussa les épaules, sortit de la cellule et s’engagea dans la travée du cloître opposée à celle qui menait à la chapelle. Fiora suivit. Le courant d’air qui régnait là couchait la flamme de la bougie, inutile d’ailleurs : la nuit où baignait le jardin clos était claire, suffisamment pour que l’on pût se diriger et Fiora, qui avait été enfermée depuis le matin, en respira les odeurs fraîches avec délice. Mais en fait on n’alla pas loin : juste de l’autre côté du cloître où la nonne ouvrit une porte basse et fit entrer sa compagne. Les deux femmes se trouvèrent au seuil d’une salle assez grande où la voûte romane s’étayait sur de lourds piliers ronds. Là, derrière une table sur laquelle brûlait un flambeau à cinq mèches, deux personnages étaient assis, immobiles sous les plis noirs et blancs de leurs costumes presque semblables : la mère Maddalena degli Angeli et le moine espagnol de San Marco : fray Ignacio Ortega.

– Merci, sœur Prisca ! dit la prieure. Quant à toi, Fiora, approche. Notre vénérable frère Ignacio que voici désire te poser quelques questions. N’oublie pas, en lui répondant, qu’il est un envoyé de notre Saint-Père le pape Sixte que Dieu veuille nous conserver en santé et en sainteté.

Fiora s’inclina sans mot dire mais en se demandant ce que faisait un envoyé du pape dans ce couvent de femmes et à cette heure nocturne. Elle ne voyait pas bien non plus ce qu’il pouvait avoir à lui dire mais, se rappelant que c’était lui qui avait proposé le jugement de Dieu, elle pensa qu’il lui fallait se tenir sur ses gardes.

Il y eut un silence. Adossé à la chaire de bois foncé sur laquelle il était assis, le moine, les yeux à demi fermés, regardait la haute et mince silhouette blanche qui se tenait devant lui droite et digne, sans peur apparente mais sans forfanterie. Les flammes du chandelier ciselaient les traits du délicat visage et mettaient des reflets dorés dans les grands yeux gris sous la blancheur du voile d’où glissait, sur une épaule, l’épaisse natte de cheveux brillants. Fray Ignacio mordilla ses lèvres minces qu’il humecta ensuite du bout de sa langue. Puis, quittant avec un soupir sa pose détendue, il vint s’accouder à la table :

– Tu prétends t’appeler Fiora Beltrami ? demanda-t-il après avoir jeté un coup d’œil à quelques papiers posés devant lui.

– Je ne me suis jamais appelée autrement. La révérende mère ici présente peut l’attester ; elle me connaît depuis longtemps.

– Il semblerait que la révérende mère ait été abusée par toi comme tous ceux de cette ville et que tu n’aies aucun droit à ce nom.

– J’ai le droit que m’a accordé la Seigneurie en contresignant l’acte d’adoption que lui avait remis mon père.

– Mais cet acte d’adoption était un faux puisque ton... père a sciemment trompé la Seigneurie. En réalité, tu es la fille de deux misérables que la justice de Dieu a dû plonger au fond des Enfers.

– Dieu seul peut dire ce qu’est sa justice et je crois, moi, avant tout, à sa miséricorde.

La voix de Fiora demeurait ferme comme son attitude. Relevant tout à fait ses paupières fripées, fray Ignacio la fixa comme si, par l’intensité même de son regard, il eût voulu la réduire à la soumission. Fiora rencontra ces yeux sans couleur définie et ne baissa pas les siens. Une légère rougeur colora les joues maigres du moine espagnol.

– Attitude commode ! Est-ce parce que tu crains cette justice ? Pourtant, tu as accepté bien facilement de te soumettre à la sentence de l’ordalie ? Il est vrai que tu y as été un peu obligée... Ce n’est pas toi qui as accepté la première mais celle que tu as accusée. Si elle est innocente, ainsi que tout porte à le croire, tu vas mourir. Ne crains-tu pas la mort ?

– Je mentirais si je disais que je ne la crains pas. J’ai dix-sept ans, révérend père... Mais si j’ai raison, je ne mourrai pas. Hieronyma, par contre, mourra et c’est à elle qu’il faudrait demander pourquoi elle a accepté si facilement...

– Mais justement, parce que sa conscience est aussi pure que son âme, s’écria la mère Maddalena, et parce que sa foi en Dieu est totale. Je ne suis pas certaine que l’on puisse en dire autant de toi !

Levant la main dans un geste apaisant, fray Ignacio mit fin à l’intervention de la prieure.

– Nous verrons cela plus tard. Qui est ton confesseur ?

Fiora hésita. Elle se confessait assez rarement, tantôt au curé de Santa Trinita tantôt au desservant d’Orsanmichele sans qu’il soit possible de dire lequel avait sa préférence. C’était une question d’heure et d’humeur car n’ayant jamais commis de grave péché, il lui semblait sans intérêt d’aller confier ses plus intimes pensées à un presque inconnu. Elle avoua franchement cette double participation à sa vie religieuse et comprit aussitôt qu’elle venait de scandaliser grandement fray Ignacio en voyant son grand nez se pincer :

– Quoi ? Pas de directeur de conscience ?

– J’ai toujours eu confiance en la sagesse et la droiture de mon père. C’est lui qui était mon directeur de conscience...

– Un homme qui savait si bien mentir ? Et qui, naturellement, ne te poussait guère vers l’Église. C’est à elle que tu aurais dû être confiée dès ta naissance afin que tu puisses expier, dans les rigueurs bienfaisantes d’un couvent, le crime de ta conception et le lourd péché dont le baptême n’a pu suffire à te laver...

– Mon père ne pensait pas qu’il me fallût payer ainsi pour ce que je n’avais pas commis. Il voulait que je me croie, toujours, une fille comme les autres. Il me voulait heureuse...

– C’est sans doute pourquoi, coupa mère Maddalena, il t’a fait élever dans les préceptes impies de ces philosophes antiques dont la pensée infecte cette ville où l’on consacre à ces écrits profanes, aux arts, aux fêtes et au plaisir ce qui devrait n’aller qu’à Dieu.

– Le souverain pontife sait tout cela, ma chère sœur, et s’en soucie grandement Le désordre spirituel de Florence l’afflige d’autant plus que l’exemple déplorable vient d’en haut. Les frères Médicis y font bon marché de la foi chrétienne et de l’honneur des femmes. L’adultère et la débauche s’étalent librement dans leur cour. Ils ont appelé en leurs conseils des gens de petit lieu cependant que par l’exil, la mort ou simplement le dédain, ils en écartaient ceux qui depuis toujours contribuaient à la richesse et au bon renom de la ville... Mais Dieu ne les oublie pas !

Fiora regardait avec stupeur ce moine qui semblait pris d’une sorte de transe. Les yeux fixés à la voûte comme s’il attendait qu’elle s’ouvrît pour livrer passage au châtiment céleste, il s’était dressé et, appuyé des deux poings à la table, il vociférait sa fureur fanatique... et sa haine des Médicis...

– Croyez-vous qu’un jour viendra où l’Antéchrist s’éloignera de nous ? demanda la mère Maddalena, les mains jointes et des larmes dans les yeux.

Fray Ignacio redescendit brusquement sur terre et essuya la sueur qui perlait à son crâne chauve :

– C’est ce qu’espère Sa Sainteté et je n’ai été envoyé ici que pour lui apporter le secours de mes yeux et de mes oreilles. Je suis étranger donc impartial mais ce que j’ai vu et entendu jusqu’à présent me fait regretter que la puissante machine de l’Inquisition, si florissante lorsqu’elle était entre nos mains, ait été finalement confiée aux frères prêcheurs qui ne s’en soucient guère. Il serait cependant souhaitable qu’elle reprenne rigueur dans ces pays et d’ailleurs, la reine Isabelle de Castille par qui j’ai été envoyé à Rome, souhaiterait que le pape en autorisât l’installation dans ses royaumes dont elle poursuit la reconquête sur les Maures infidèles... mais il me semble que nous nous éloignons un peu du cas de cette fille que tout ceci ne saurait concerner. Elle nous regarde avec des yeux ronds qu’il lui faudra apprendre à baisser !

– Pas si éloignés que cela, très révérend frère. N’est-elle pas le pire exemple de ce que produit une éducation où Dieu n’entre pas ?

– Lire des livres n’a jamais empêché quiconque de servir et d’aimer le Seigneur, protesta Fiora indignée. Je crois être aussi bonne chrétienne que...

– Que moi, peut-être ? Tu t’oublies Fiora ! ...

– Laissons cela, ma sœur, et finissons-en ! coupa fray Ignacio sèchement. Pour l’instant, je suis ici pour essayer de sauver une âme s’il en est encore temps. Tu m’as dit tout à l’heure que tu craignais la mort, fille pécheresse ? Je veux bien te croire car tu es, en effet, jeune... et belle, même si cette beauté est l’œuvre du Malin. Alors je te pose une question simple : veux-tu vivre ?

– Je vivrai si Dieu le veut et si le fleuve ne m’engloutit pas, dit Fiora calmement.

– Tu es courageuse, je le reconnais... à moins que tu ne comptes sur l’aide... de l’Autre ?

– L’autre ? Quel autre ?

– Ne fais pas l’innocente car tes yeux n’ont rien d’innocent. Je parle de celui qu’invoquent sorciers et sorcières et tu as tout ce qu’il faut pour en être une. J’ai vu de tes pareilles sourire en face d’un bûcher...

– Ne m’avez-vous fait venir ici que pour m’insulter ? s’écria Fiora révoltée. Je ne suis pas une sorcière, pas plus que ne l’étaient mes malheureux parents dont le seul crime fut d’aimer qui leur était défendu !

– Je ne te conseille pas de les évoquer trop souvent ! Mais soit, je veux bien te croire : tu n’es pas une sorcière, fit le moine d’une voix soudain changée, aussi douce et enveloppante qu’elle avait été dure et coupante. Tu n’es qu’une brebis égarée par de mauvais maîtres. C’est pourquoi je te propose de te sauver.

– As-tu donc le pouvoir de m’éviter d’être jetée à l’eau alors que toute la ville attend cela avec impatience ?

– Je vois que tu n’as guère d’illusions sur ce que tu peux attendre de tes anciens amis ? dit fray Ignacio avec un mince sourire. Cela dit, il ne m’est pas possible de t’éviter l’ordalie. La seule personne qui le puisse, c’est toi-même.

– Moi ?

– Qui d’autre ? Et il suffit de bien peu de chose : reconnais devant moi, ici même, que tu as accusé faussement... peut-être sous l’empire du chagrin – tu vois que je m’efforce de te comprendre ! – cette pauvre femme... Souviens-toi qu’elle a saisi comme une chance la terrible épreuve que j’ai proposée. Elle ne peut donc être coupable. Reconnais que tu t’es trompée et je ferai en sorte d’apaiser ceux d’ici...

– Et, si j’accepte, qu’adviendra-t-il de moi ensuite ?

– Tu resteras d’abord dans le couvent, confiée aux soins de mère Maddalena. Ce sera plus prudent car tu le dis toi-même : ces bons Florentins ne voient plus en toi... qu’une fille de rien. Tu ne pourrais recouvrer les biens de ton père : Médicis sera trop heureux de les garder par-devers lui. Tu serais honnie, jetée au ruisseau...

– Pourquoi serais-je obligée de rester ici ? Je pourrais quitter Florence !

– Mais tu quitteras Florence. Quand les esprits seront un peu apaisés et qu’on t’aura un peu oubliée, je te ferai conduire à Rome où Sa Sainteté, sur ma prière, t’accueillera. Tu pourras alors choisir entre un couvent agréable ou le service de quelque noble dame. La nièce du pape, par exemple : la comtesse Catarina... Elle recevrait certainement avec bonté, une jeune femme indignement abandonnée et spoliée par les Médicis.

Fiora d’abord désorientée par le ton si soudainement amical du moine espagnol et qui ne saisissait pas dans quel dessein il tenait tellement à la faire renoncer à son accusation, comprit d’un seul coup. Venu enquêter sur la dépravation et les exactions supposées de Lorenzo et de Giuliano, fray Ignacio comptait faire d’elle l’un des pions de son jeu. Bien que peu au fait de la politique, elle en savait assez cependant pour ne pas ignorer que Sixte IV, ennemi mortel des Médicis, parce que désireux d’offrir Florence à son neveu Girolamo Riario, l’époux de Catarina Sforza, s’efforçait de réunir autour de lui tous les ennemis du maître de la cité convoitée. Fiora rejoindrait à

Rome Francesco Pazzi le vaincu de la giostra dont on chuchotait que le pape l’intéressait à ses affaires d’argent et qui avait transféré à Rome, avec la bénédiction du vieux Jacopo, la majeure partie de la fortune familiale. Cependant Hieronyma reconnue hautement innocente et pure constituerait une insulte vivante pour Lorenzo qui avait tenté de défendre Fiora... et, très certainement elle réussirait à se faire attribuer par la Seigneurie une bonne part de la fortune des Beltrami.

Voyant que la jeune femme gardait le silence, fray Ignacio s’impatienta :

– Eh bien ? Qu’as-tu à dire à présent ? Je crois que ce que je t’offre est généreux ?

– Je le crois aussi, dit la prieure. J’accepte, pour ma part, de te garder ici où tu seras traitée comme la protégée de l’Eglise que tu vas être...

Fiora les considéra l’un et l’autre : elle, avec ses yeux encore humides d’un stupide attendrissement, lui, avec le tic agaçant de sa bouche qu’il mordillait puis humidifiait. Ils lui répugnaient autant l’un que l’autre.

– Je vous remercie tous deux... bien sincèrement de l’intérêt généreux que vous me portez mais je préfère affronter le jugement de Dieu. J’espère qu’il me permettra de prouver que j’ai raison !

Fray Ignacio qui s’était rassis, jaillit de son siège comme si un ressort s’était soudainement déclenché :

– Pauvre folle ! Tu viens de signer ta condamnation à mort ! hurla-t-il tandis que sa compagne levait les mains et les yeux au ciel.

– Tu n’en sais rien, révérend père ! Je peux survivre à la noyade.

– Mais pas au feu ! J’avais raison : tu n’es qu’une sorcière et si, par malheur, le fleuve te rejette vivante, c’est au bûcher que je te ferai condamner ! Comme j’y ferai peut-être condamner un jour le Médicis et toute sa bande. Je n’ignore pas qu’il garde auprès de lui un médecin grec magicien et voyant qui ne peut être qu’un suppôt de

Satan ! Quand le pape aura étendu sa main sur cette cité maudite, ils brûleront tous... mais toi, tu brûleras avant eux pour la plus grande gloire de Dieu !

Il ne se possédait plus et, dans la lumière ondoyante des chandelles, sa bouche écumante tordue par la rage, et ses yeux flamboyants lui donnaient le masque même d’un démon.

– Il en sera ce que Dieu voudra. Mais tu devrais le laisser se charger lui-même de sa gloire. Il s’y entend certainement mieux que toi !

– C’est ton dernier mot ? Tu refuses ?

– Je refuse. Et maintenant, avec ta permission, je souhaiterais regagner ma cellule. Il se fait tard... et je voudrais prier en paix.

– Sacrilège ! Le feu de l’enfer t’attend après celui des hommes !

Il criait si fort que, craignant sans doute qu’il ne fût entendu par toute la communauté, la mère Maddalena se hâta de rappeler la sœur Prisca en frappant dans ses mains. La religieuse ne devait pas être loin car elle reparut aussitôt. L’instant suivant, Fiora reprenait derrière elle le chemin de son logis. Elle y était à peine revenue qu’elle entendit les nonnes sortir de la chapelle. Fiora perçut leur pas glissant et des chuchotements : les filles de Santa Lucia devaient se demander pourquoi la mère prieure n’avait pas assisté à l’office du soir. Puis il n’y eut plus aucun bruit sinon, dans le voisinage, les aboiements furieux d’un chien et, un peu plus tard, l’appel répété des soldats de garde, qui, sur les remparts, se répondaient d’une tour à l’autre.

Fiora vit qu’en son absence on lui avait apporté son souper. Il se composait de pâtes au fromage avec une sauce au basilic. Mais le tout était froid. Elle en mangea un peu. Trouvant le plat collant, elle se rabattit sur le pain et l’eau. En dépit du fait qu’elle n’avait pas bougé de la journée, elle se sentait fatiguée, mais c’était surtout l’esprit qui était las... Quand les portes du couvent s’étaient refermées sur son passage, Fiora avait espéré goûter au moins un peu de calme. Or depuis qu’elle était entrée dans ce lieu fait pour la prière et la méditation, elle n’avait rencontré que la méchanceté, la mesquinerie, le mépris. Ce soir, il lui avait fallu affronter un couple de fanatiques, décidés à employer tous les moyens pour lui faire servir leurs desseins tortueux. Le moine l’avait même menacée du bûcher. Elle n’avait pas cédé en dépit de la peur que ce moine lui inspirait et elle en était heureuse...

Elle songea qu’il ne lui restait plus que deux jours et son cœur se serra en face du temps qui fuyait inexorablement. Son destin commencé dans une prison devait-il vraiment s’achever dans une autre prison ? Elle pensa à sa mère, à tout ce qu’elle avait enduré. Comme Marie avait dû souffrir, dans son corps et dans son cœur, durant les heures pénibles de l’accouchement, surveillée par des geôliers sans pitié avec l’idée affreuse que ce petit être sorti de sa chair, elle n’aurait pas le droit de le regarder vivre et que, certainement, il serait voué à la mort à brève échéance ! Des jours, des nuits d’agonie peut-être avec le glaive du bourreau pour seule espérance... Mais, au moins, elle était soutenue par son amour tout proche, un amour qu’à l’heure dernière elle avait pu prendre par la main tandis que celui de Fiora criait dans le désert... Comme tout eût été différent si Philippe l’avait aimée vraiment, aimée comme Jean – ce Jean en qui elle ne parvenait pas à voir un père – avait aimé Marie !

Un jour, l’étrange époux apprendrait que cette Fiora à laquelle il avait juré de l’aimer et de la défendre, de la garder en sa maison pour le meilleur et pour le pire, était morte misérablement. Lui donnerait-il seulement un regret, une larme ? Mais non, un Selongey ne devait pas savoir pleurer. Ce qu’il éprouverait serait plus certainement un grand soulagement. La honte n’existait plus, la souillure était effacée... Il pourrait joyeusement se tourner vers une autre femme... une femme qui peut-être occupait déjà sa vie et ses pensées ?

Fiora ne réussit pas à prier, ce soir-là. Dieu était trop loin, trop indifférent puisqu’il permettait que pèse sur une innocente le poids d’une malédiction imméritée. Quant aux représentants de sa gloire et de sa bonté qu’il avait mis sur le chemin de sa victime, il s’en fallait de beaucoup qu’ils eussent montré les doux visages du Crucifié et de Sa tendre Mère... Et ce fut en pleurant que Fiora s’endormit.

La journée du lendemain fut morne. Tôt le matin, une autre sœur converse vint enlever l’écuelle encore pleine et procéder à un rapide nettoyage de la cellule mais elle tint les yeux obstinément baissés durant tout le temps que dura son travail et ne répondit à aucune des paroles que Fiora lui adressa.

Personne ne reparut tant que dura le jour. Constatant qu’on ne lui apportait même pas à manger, Fiora pensa que l’on avait décidé de lui appliquer un sévère régime de pénitence, conséquence évidente de son attitude en face de l’espèce de tribunal que constituaient la veille la prieure et le moine espagnol. Elle s’y résigna, regrettant seulement, quand sonnerait l’heure de l’ordalie, d’affronter l’épreuve avec des forces diminuées.

Elle passa toute la journée pelotonnée sur son lit. Depuis le matin, une pluie fine tombait incessamment, noyant le jardin où il n’y avait plus d’oiseaux et Fiora sentait son cœur s’alourdir à mesure que passait le temps.

A sa grande surprise, la même sœur que le matin revint à la nuit tombante avec du pain, de l’eau et une grande écuelle de soupe épaisse qui sentait bon les légumes frais. Et à sa plus grande surprise encore, on lui parla.

– C’est chaud, dit la converse. Dépêche-toi de manger !

Le ton était presque amical et Fiora sentit son cœur se réchauffer. C’était bien la première créature qui, dans cette maison, s’adressait à elle comme à un être humain.

« Merci », dit-elle avec un sourire qu’on n’alla tout de même pas jusqu’à lui rendre. Mais c’était sans importance. Avec l’appétit de son âge elle attaqua la soupe qui lui parut succulente bien qu’elle eût un goût un peu inhabituel difficile à déterminer. Elle n’eut d’ailleurs pas tellement le temps de se poser de questions à ce sujet car, la dernière cuillerée avalée, l’écuelle s’échappa de ses mains. Ses yeux se fermèrent et Fiora tomba dans un profond sommeil...

CHAPITRE VIII

LA VIRAGO

Fiora ouvrit les yeux sur un décor si étranger à celui où elle s’était endormie qu’elle les referma aussitôt en pensant qu’elle était encore en train de rêver mais sa tête lourde et douloureuse, sa bouche sèche et une pénible sensation de nausée la rappelèrent à une pesante réalité. A nouveau elle souleva ses paupières puis essaya de se redresser mais l’élancement soudain qui lui vrilla la tête l’obligea à se recoucher avec un gémissement. Immobile, alors, elle contempla sans rien y comprendre, le cadre invraisemblable au milieu duquel elle se trouvait.

Cela ressemblait à une étuve car il y avait un grand baquet de bois posé sur un sol dallé et creusé d’une rigole d’évacuation des eaux qui aboutissait à un trou percé dans la muraille. Il y avait aussi un brasero, éteint d’ailleurs, mais dont les fumées avaient noirci le plafond grossièrement crépi. Cela ressemblait à une prison car un soupirail l’éclairait de haut et mal, enfin cela ressemblait finalement à une chambre car le lit dans lequel Fiora était couchée, assez grand pour accueillir trois ou quatre personnes, était confortable. Les draps et couvertures étaient propres mais les rideaux qui l’enveloppaient faits d’un tissu à grands ramages criards, rouges et jaunes, passablement effilochés, montraient cependant ici et là des fils brillants, signes d’un passé plus fastueux. Sur un gros coffre vert à la peinture écaillée, un chandelier de fer, alourdi de coulures de cire, supportait six chandelles allumées éclairant le mur en face duquel le lit était placé. Or, ce mur était peint...

Grossièrement sans doute, car il n’avait pas la patte des jeunes génies qui faisaient l’orgueil de Florence mais par contre un grand sens du réalisme et une véritable débauche de couleurs, le peintre inconnu avait étalé sur le mur les amours d’une nymphe dodue et d’un satyre membru. Épouvantée, Fiora devint pourpre et ferma les yeux en les plissant très fort pour ne plus voir la vilaine image.

– Si tu prétends faire semblant de dormir, fit une voix de rogomme, c’est pas la bonne manière !

Rouvrant les yeux avec précaution, Fiora ne vit plus la peinture. Elle était remplacée par une sorte de monstre ; une créature taillée comme un lansquenet dont elle avait la voix râpeuse, avec des mains comme des battoirs à linge, des épaules de portefaix et des bras bosselés de muscles. De la position allongée où se trouvait Fiora, elle apparaissait immense et presque aussi large que haute. Néanmoins il fallait bien se rendre à l’évidence : la créature était une femme ! L’attestaient les seins qui pointaient comme des caronades sous la soie vert cru de la robe et les longs cheveux roux crespelés qui encadraient un visage aux dimensions du reste mais qui, peut-être, n’eût pas été sans beauté s’il avait été débarrassé de sa couche de peinture et si les yeux avaient été plus grands ; ils ressemblaient en effet à deux cailloux verts dont ils avaient à peu près la tendresse. Une profusion de bijoux clinquants achevait le personnage et scintillait à chacun de ses mouvements.

– Je ne fais pas semblant de dormir, dit Fiora, mais je voudrais savoir où je suis.

– Ça, c’est pas difficile : t’es chez moi.

– Où cela, chez toi ? Et qui es-tu ?

La femme s’appuya aux colonnes du lit qui trembla sous le choc, procurant à Fiora un nouvel élancement douloureux.

– Où c’est chez moi, t’as pas besoin de le savoir ! Quant à moi, on m’appelle Pippa, la grande Pippa ou encore la Virago. Comme on fréquente pas le même monde ça ne doit pas te dire grand-chose.

– Non... rien du tout. Mais comment suis-je venue ici ? Je me suis endormie hier soir au couvent.

– Pas hier soir : avant-hier soir. J’ai cru que tu te réveillerais jamais... M’est avis qu’ les nonnes ont eu la main trop lourde avec leur drogue...

– Une... drogue ? Mais pourquoi ?

La Pippa éclata d’un rire hennissant en montrant des dents qui devaient être capables de moudre le blé :

– Par pure bonté. C’est des saintes femmes, tu sais ? Elles devaient penser qu’c’était gâcher d’la belle marchandise que de te jeter à l’eau.

– Tu veux dire.., que ce sont elles qui m’ont apportée ici ?

– Faut rien exagérer ! Tu vois des bonnes sœurs venir ici ?

Et de hennir de plus belle !

– Par pitié, gémit Fiora, tais-toi ! J’ai affreusement mal à la tête... et mal au cœur ! Il me semble que j’ai de la laine dans la bouche.

Pippa s’arrêta net, fronça les sourcils et vint poser sa patte sur le front de la jeune femme :

– C’est bien c’que j’disais : elles ont eu la main trop lourde. On va arranger ça !

Elle revint peu après portant une grande tasse de terre cuite dans laquelle fumait un liquide à l’odeur agréable. Elle la mit entre les mains de Fiora puis, prenant celle-ci sous les épaules, elle la fit asseoir.

– Tu bois tout ! Je sais que c’est très chaud mais ça fait rien.

Fiora se brûla héroïquement. Amère en dépit du miel que l’on y avait ajoutée, la tisane contenait une forte dose de citron, de la menthe et une autre substance indéfinissable. Quand elle eut tout avalé, la jeune femme était rouge jusqu’à la racine des cheveux et transpirait comme une gargoulette. Sans rien vouloir entendre de ses protestations, Pippa la recoucha et empila sur elle tout ce qu’elle put trouver de couvertures dans le coffre en bois.

– Voilà ! fit-elle avec satisfaction. Dans une heure, je viendrai voir où t’en es. Et n’essaie pas de bouger !

Une heure plus tard, le lit était trempé et Fiora n’avait plus mal à la tête ni mal au cœur. En revanche, elle mourait de faim et quand la femme revint avec des draps secs, elle demanda s’il était possible de lui donner quelque chose à manger. Pippa éclata de rire :

– On dirait que ça va mieux ? J’préfère ça. J’aime pas qu’on soit malade chez moi. On t’apportera à manger tout à l’heure. Pour l’instant lève-toi. Faut changer tout ça !

Fiora se leva et constata qu’elle portait toujours la chemise qu’on lui avait donnée à Santa Lucia et que cette chemise était mouillée comme le reste.

– Enlève ça ! ordonna Pippa qui en un tournemain avait allumé le brasero, jeté dessus quelques herbes odorantes et s’attaquait au lit. Le tout dans une atmosphère de tremblement de terre.

– Que vais-je mettre ? demanda Fiora cherchant un quelconque vêtement autour d’elle.

– Enlève toujours ! On verra après ! Allons, vite ! Fiora ôta la chemise et tendit la main vers l’une des couvertures que Pippa venait d’enlever pour s’en vêtir mais la femme l’arrêta d’un brutal :

– Reste tranquille ! Faut tout de même que j’voie à quoi tu ressembles à poil. Une belle gueule c’est bien mais faut qu’ le reste aille avec... Reste tranquille, que j’te dis ! M’oblige pas à aller déjà chercher l’ fouet !

– Le fouet ? s’écria Fiora indignée. Je t’interdis bien de me toucher ! Tu t’imagines que je me laisserais faire ? Je ne te connais pas et je veux sortir d’ici !

Sans se soucier de sa tenue sommaire, elle s’élançait déjà vers la porte mais Pippa la saisit au vol par un bras que Fiora crut pris dans un étau :

– Tranquille, hein ? gronda la femme. Ici, on fait c’que j’ dis et on n’en sort que pour aller où j’ veux ! T’as compris ?

Fiora se tordit sous la terrible poigne et ne réussit qu’à se faire mal. Bon gré mal gré, il lui fallut bien se tenir droite et subir l’examen de la femme en retenant des larmes de rage. L’autre la lâcha et s’écarta de quelques pas pour la voir de pied en cap puis revint, lui prit les seins pour éprouver leur fermeté, toucha son ventre, palpa ses fesses, caressa ses cuisses et finalement soupira en jetant à Fiora une chemise de soie rouge usagée :

– Si j’ fais pas fortune avec toi c’est que je serais vraiment la reine des gourdes ! Par Belzébuth, t’es un vrai morceau de roi ! Le client s’ra content mais faut pas qu’y t’abîmes...

– Le... client ? répéta Fiora abasourdie. Quel client ? Et d’abord, qu’est-ce que c’est que cette maison ? Que veux-tu de moi ?

La Pippa se carra devant elle, les poings sur les hanches, la dominant de toute sa tête :

– Le client, c’est celui qui t’a fait mettre ici, chez la Pippa, la maquerelle la plus fameuse d’la Tyrrhénienne à l’Adriatique ! Il veut te dépuceler et coucher avec toi jusqu’à ce que l’envie lui passe ! Ou jusqu’à ce qu’il ait plus d’argent et j’espère bien que ça sera bientôt parce que maintenant que je t’ai vue, j’ai pas l’intention d’te vendre à n’importe qui. J’ai même déjà une idée...

Contrairement à ce que la Pippa pensait, le fait de découvrir l’horreur de sa situation galvanisa le courage de Fiora :

– Parce que tu t’imagines que je vais me laisser faire ? cria-t-elle. Tu ne sais pas qui je suis...

– Qui tu étais, tu veux dire ? Parce que t’es plus rien maintenant, Fiora Beltrami, moins que rien même : une criminelle en fuite, une sorcière recherchée par l’Église et par les gens du Bargello ! Tu veux que je t’explique pourquoi ?

– Bien sûr, je le veux !

– Alors écoute ! Hier matin, les sœurs d’Santa Lucia se sont aperçues qu’ tu t’étais enfuie de chez elles, par la cour des cuisines et en passant le mur avec une échelle. On a retrouvé ton voile sous l’échelle. Tout le monde croit qu’ t’as pris la poudre d’escampette parce que t’avais la frousse du jugement d’ Dieu. C qui voulait dire qu’ t’étais que d’la mauvaise graine. Comme t’étais pas là, la Seigneurie t’a condamnée. Et il y avait là 1’ prieur d’San Marco avec un moine espagnol et ils ont d’mandé que si on t’ retrouve, tu sois j’tée aux Stinche[xii] en attendant ton jugement... et le bûcher ! T’as compris, cette fois ?

Fiora plia sur ses jambes et se laissa tomber sur le tas de couvertures abandonné sur le sol. Oui, elle avait compris l’infernale machination montée contre elle. Certainement par les Pazzi, le vieux Jacopo et son infâme belle-fille. Elle avait compris pourquoi Hieronyma avait réclamé l’ordalie avec autant de zèle : tout devait être réglé avant que n’eût lieu la scène scandaleuse qui avait eu pour cadre le parvis du Duomo. Les complicités étaient acquises, à commencer par celles du prieur de San Marco et de fray Ignacio Ortega – celui-ci ne venait-il pas de Rome où Francesco Pazzi était bien en cour ? – et Fiora découvrait avec amertume que la puissance des Médicis avait des pieds d’argile, qu’il était possible, sinon facile de la neutraliser en agissant sur le peuple, ce monstre à cent mille têtes aux idées changeantes, et même sur la Seigneurie où, cependant, Lorenzo avait installé des hommes qu’il croyait à lui. Elle, Fiora, venait d’être emportée par cette brusque bourrasque, une autre pouvait entraîner les Médicis eux-mêmes puisque, tenus à l’écart et à demi ruinés, les Pazzi pouvaient encore agir et gagner.

Dressée de toute sa taille devant Fiora, la Virago, les bras croisés sur sa poitrine, jouissait de son triomphe sur cette belle créature qu’elle croyait brisée. Mais elle la connaissait mal et même pas du tout. Brusquement, Fiora se releva, fit face :

– Si l’on me croit en fuite, est-ce que tu ne prends pas de grands risques en me gardant ici ? demanda-t-elle froidement.

– Je ne crois pas qu’le risque soit si grand. Qui aurait l’idée de chercher la fille de Beltrami dans une maison comme la mienne ? De toute façon, le jeu en vaut la chandelle. Je viens d’te dire que j’ compte sur toi pour asseoir définitivement ma fortune...

– En me livrant aux hommes qui viennent chez toi ? Tu n’oublies qu’une chose : beaucoup de gens me connaissent à Florence ; quelqu’un pourrait...

– Te reconnaître ? Tu m’ prends pour une imbécile ? Bien sûr que ça pourrait arriver mais tu ne penses tout de même pas qu’en dehors de celui qui te veut, j’ vais t’ faire coucher avec n’importe qui, au risque qu’un ivrogne t’éventre d’un coup de couteau ? T’es pas d’la marchandise pour marin ivre. Si tu veux tout savoir, ceux qui t’ont amenée ici veulent qu’après ce que tu sais, je t’emmène à Ancône où j’ai des intérêts pour t’y vendre discrètement... mais cher, à quelque pirate turc.

– A Ancône ? Dans les États du pape ? Comme c’est vraisemblable !

– Plus que tu ne le crois. Notre Saint-Père actuel se soucie pas d’une croisade. Il aime surtout l’or. D’ailleurs il sait pas toujours c’ qui s’ passe derrière son dos... Mais rassure-toi, tu n’iras pas là-bas. J’ vais pas risquer les aléas d’une vente à la sauvette avec un Turc alors qu’il y a à Rome un cardinal qui me donnera ton poids en or...

– Un cardinal ? fit Fiora horrifiée.

– Pourquoi pas ? C’est des hommes comme les autres et celui-là est encore plus homme que tous les autres. Faut pas lui en promettre d’ la belle fille. S’appelle Rodrigo Borgia, c’est 1’cardinal-vice-chancelier, un vrai taureau ! Tu verras...

– Je ne verrai rien du tout, cria Fiora. Crois-tu vraiment que je vais rester ici ?

– Tu pourras pas faire autrement !

– Alors je me tuerai !

– T’en auras pas l’occasion. On t’ surveillera ma belle. Mais maintenant assez parlé. J’ croyais qu’t’avais faim ?

– Les charmes de ta conversation me l’ont fait oublier...

Brutalement, la Pippa saisit le visage de Fiora qu’elle serra à lui faire mal :

– Te fous pas d’moi ! Pourrait t’en cuire !

– Allons donc ! Tu n’es pas femme à abîmer la marchandise, tu me l’as dit...

– Y a d’autres moyens que le fouet. Par exemple, avec un piment placé au bon endroit. Va t’ coucher maintenant. On va t’apporter à manger et puis tu dormiras encore. Rien d’tel qu’ le sommeil, le vrai, et une bonne nourriture pour faire une belle peau. Demain faudra être prête à plaire...

Mais Fiora n’avait plus envie de dormir. Livrée à elle-même, elle fit le tour de son nouveau logis, cherchant une issue, un trou dans lequel se glisser pour retrouver la liberté. La Pippa lui avait bien dit que, dehors, elle risquait une prison plus dure que celle-ci et une mort affreuse mais elle pensait que tout valait mieux que rester ici pour y être livrée au caprice d’un inconnu dont elle cherchait en vain qui il pouvait bien être.

Hélas, l’évasion semblait difficile sinon impossible. La porte, basse et rébarbative avec ses pentures de fer et sa grosse serrure était impossible à forcer. D’ailleurs, lorsqu’on l’ouvrait on pouvait entendre claquer les verrous extérieurs. Il était donc impossible de passer par là à moins d’affronter la lutte avec la Virago et cela relevait de la pure folie : on ne se mesure pas à une montagne...

Le soupirail, qu’elle atteignit en montant sur un escabeau, donnait sur une cour intérieure, une sorte de puits qui semblait aveugle mais qui devait tout de même avoir une issue quelconque. La vue qu’elle en eut permit néanmoins à la jeune femme de constater que sa chambre se trouvait au rez-de-chaussée, ce dont elle se doutait d’ailleurs puisqu’un peu de jour filtrait par le trou d’écoulement des eaux. Seulement, pour passer, il aurait fallu scier ou desceller au moins l’un des barreaux qui interdisaient le passage. A tout hasard, Fiora secoua l’une après l’autre les trois barres de fer et constata que l’une bougeait un peu. Mais le fracas des verrous se faisait entendre et elle bondit jusqu’au lit pour ne pas être surprise dans ses tentatives.

Pippa la trouva couchée et eut un large sourire :

– On dirait qu’ tu sais être raisonnable ? Dans c’ cas on pourra s’entendre. Tiens, j’ t’apporte du poulet au zafferano (safran), du pain blanc et des prunes confites ! Demain, t’auras du chianti pour te donner des couleurs et t’échauffer un peu l’ sang...

Elle disposait l’écuelle sur les genoux de Fiora et, à sa grande surprise, lui jeta même une serviette – cette rareté que l’on ne trouvait alors que dans quelques maisons très raffinées ! – sur l’épaule, ajoutant que c’était pour éviter de salir les draps. Puis elle la regarda prendre élégamment les morceaux de volaille du bout des doigts qui touchaient à peine la sauce rousse :

– On voit qu’ t’as été bien élevée ! commenta-t-elle. Une vraie princesse qui sera à sa place dans les plus beaux palais. Dommage qu’on ne t’ait pas appris à faire l’amour aussi bien mais, après l’affaire de demain soir qui sera peut-être pas très agréable pour toi, je t’apprendrai à donner du plaisir à un homme même s’il en a pas envie. J’ suis sûre qu’ t’es douée...

Fiora ferma les portes de sa mémoire au souvenir toujours brûlant de sa nuit de noces. Philippe avait été un merveilleux professeur mais elle ne voulait pas s’en souvenir ici. D’ailleurs, des cris se faisaient entendre dans les profondeurs de la maison et Pippa se précipita hors de la chambre pour aller voir ce qui se passait en clamant qu’il était impossible « dans c’te taule » d’avoir cinq minutes de paix. Mais, quand elle revint, quelques minutes plus tard, elle tenait dans sa poigne implacable un paquet de haillons grisâtres d’où partaient des gémissements. Elle jeta le tout sur le sol près du lit :

– On a trouvé ça qui rôdait autour de la maison depuis déjà un moment. Tu saurais pas qui c’est par hasard ?

Le tas de chiffons s’agita, s’ouvrit et le visage épouvanté de Khatoun apparut. Du sang coulait de son front.

Fiora poussa un cri et, instantanément, se trouva à genoux auprès de la jeune Tartare dont le visage s’illumina.

– Khatoun ! fit-elle. Qu’est-ce qu’on t’a fait ?

Elle voulut la prendre dans ses bras pour l’appuyer contre son épaule et essuyer le sang qui coulait encore mais Pippa la rejeta brutalement en arrière :

– Pas touche ! On répond d’abord à mes questions ! Qui c’est ?

– Elle s’appelle Khatoun. Mon père a acheté sa mère qui était une Tartare alors qu’elle était enceinte. Celle-ci est née au palais et elle est ma compagne depuis toujours.

– Une esclave, hein ?

– Oui mais je ne l’ai jamais considérée comme telle. Je... je l’aime bien. Il faut la soigner, tu vois bien qu’elle est blessée.

– C’est d’sa faute ! Elle s’ débattait comme un chat en colère quand Beppo, mon p’tit frère, a mis la main d’ssus. L’a même griffé. Alors il a cogné. Maintenant, faut savoir ce qu’elle faisait là ?

– Soigne-la d’abord, s’écria Fiora. Tu vois bien qu’elle est en train de mourir !

Khatoun, en effet, avait tenté de se lever mais les forces lui manquant, elle retomba sur le dallage tandis que son petit visage verdissait et que ses narines se pinçaient... Sans répondre à Fiora, Pippa se pencha, la prit dans ses bras et la posa sur le lit en maugréant que les loques dont elle était vêtue allaient gâter ses draps. Mais c’était incontestablement une femme efficace : en un tournemain, sous l’œil inquiet de Fiora, elle lava la blessure, l’enduisit d’une pâte qui arrêta le sang puis promena sous le nez de la malade un flacon de sels qui devaient être particulièrement vigoureux car Khatoun sortit de son évanouissement en éternuant.

– Là ! fit Pippa. Tu vois bien qu’elle est pas morte ! Maintenant, va falloir qu’elle cause ! ...

– Un peu de patience ! s’indigna Fiora. Donne-lui quelque chose à boire ! Un peu de vin !

– Mais, ma parole, elle me donne des ordres ? rugit la Virago qui s’en alla tout de même chercher un flacon de vin dont elle fit boire un fond de gobelet à Khatoun qui, en dehors du fait qu’elle semblait recrue de fatigue, reprit tout à fait ses esprits. Elle raconta alors, comment, dès le lendemain des funérailles de son maître, elle s’était rendue, sous des haillons de mendiante aux abords du couvent de Santa Lucia. Son instinct, aiguisé comme celui d’un animal fidèle, lui soufflait que Fiora était en danger dans cette « sainte » maison. Et elle était restée là, ne s’écartant que pour acheter le peu de nourriture que lui procuraient les piécettes jetées par les passants...

– T’as pas eu d’ennuis avec la confrérie des mendiants ? remarqua Pippa. Tu m’étonnes un peu : les places devant les églises et les couvents sont des places de choix. Ça se paie, en général...

– Je n’ai vu personne, dit Khatoun en levant sur l’immense femme un regard plein d’innocence. Le mendiant habituel était peut-être malade ?

– Peu probable ! C’est solide c’te race-là. On est vivant ou on est mort. Pas de d’mi-mesures. Mais continue ton histoire !

Il restait peu à raconter. La deuxième nuit de sa faction, la petite esclave avait vu la porte s’ouvrir au cœur le plus noir de la nuit. Des hommes masqués s’étaient approchés et avaient reçu un long paquet sombre que l’un d’eux avait chargé sur son épaule. Ils étaient partis silencieusement et Khatoun les avait suivis jusqu’à cette maison où elle les avait vus entrer. Elle était sûre, sans pouvoir expliquer pourquoi, que le paquet n’était autre que Fiora. Elle comprit qu’elle avait raison quand la rumeur coléreuse de la ville lui apprit que le jugement n’aurait pas lieu parce que l’accusatrice s’était enfuie... Dès lors, elle avait été certaine que Fiora se trouvait dans cette maison où elle avait vu entrer les deux hommes...

Les yeux brillants d’espoir, Fiora suivait passionnément le récit de la jeune Tartare mais elle n’osa pas, par prudence, poser la question qui lui brûlait les lèvres. Ce fut Pippa qui la posa, négligemment, comme s’il s’agissait d’une chose sans importance mais en jouant avec la longue épingle qu’elle venait de retirer de sa tignasse.

– Comment ça s’ fait qu’ t’as pas été appeler à l’aide ? T’as pas été chercher du s’cours ?

Khatoun baissa les yeux et l’on put voir des larmes couler lentement sur ses joues couleur d’ivoire.

– Je suis retournée au palais pour prévenir et pour chercher de l’aide mais je n’ai pas pu en approcher. Il y avait des soldats tout autour qui retenaient la foule. Une foule... qui criait « A mort ! ... A mort, la sorcière ! » Il y en avait d’autres à l’intérieur. Ils fouillaient partout et... et ils pillaient ; On entendait craquer les meubles qu’ils jetaient dans la cour... C’était... affreux ! Et moi, je ne savais plus où aller... qui chercher. J’ai pensé à donna Chiara mais le portier m’a chassée. Alors, je suis revenue ici pour essayer... je ne sais pas trop quoi.

La gorge nouée, Fiora avait écouté ces quelques phrases qui lui annonçaient sa ruine totale et la fin de tous ses espoirs. Ce n’était pas du chagrin qu’elle éprouvait – le chagrin, celui si cruel de la mort de son père, on ne lui avait même pas laissé le temps de l’éprouver et elle savait qu’il reviendrait à la charge plus tard – c’était de la fureur, de la rage impuissante. On lui avait tout arraché en lui laissant tout juste l’honneur et, dans quelques heures, cela même n’existerait plus. Elle serait profanée, avilie, irrémédiablement souillée, rendue à la fange dont le bon Francesco Beltrami avait voulu préserver un bébé innocent... Elle finit par exploser :

– Et Lorenzo ? ... Lorenzo de Médicis, le maître de Florence, que faisait-il pendant que l’on me cherchait pour me tuer, pendant que l’on pillait ma maison... que l’on massacrait sans doute ma vieille Léonarde ? Où était-il le Magnifique, le Tout-Puissant ? Dans son jardin de la Badia ou de Careggi ? A regarder fleurir les lauriers en composant des vers à la louange de la beauté ? Ou encore à lire quelque livre rare ? Mon père en avait d’admirables... mais peut-être a-t-il pris soin de les faire enlever pour sa propre bibliothèque ?

Elle criait, pareille à quelque pleureuse antique cependant que des larmes amères jaillissaient de ses yeux... Vivement, Pippa lui appliqua sa grande main sur la bouche :

– Tais-toi donc ! Tu veux donc nous faire tous pendre ? Il y a du monde dans cette maison. Les filles sont au travail et les clients arrivent.

– Qu’as-tu à craindre ? dit Fiora avec amertume. Je viens de te dire que les Médicis ne sont pas si puissants que ça...

– Ils ont tout de même des espions partout. C’est grâce à ça qu’ils sont les plus forts, ça et l’or ! Z’ont pas l’ sang plus bleu qu’ moi et il le sait bien le Lorenzo qu’a été épouser une princesse romaine pour en tirer de la graine de prince. Allez, calme-toi ! Si ça peut t’ faire plaisir, j’te comprends. La poire elle est dure à avaler.

– C’est le moins qu’on puisse dire.

– D’accord mais t’as tout d’même pas tout perdu. Y t’ reste ta belle gueule... et ton corps. Quand j’t’aurai appris à t’en servir tu verras qu’on peut faire de grandes choses avec. A Rome tu t’ feras une fortune et t’arriveras peut-être même un jour à t’ venger. Alors maintenant tu t’ couches et tu dors ! Quant à celle-là...

– Qu’est-ce que tu vas lui faire ? s’écria Fiora déjà sur la défensive en entourant Khatoun de ses bras.

– J’ pensais la tuer parce qu’y a qu’ les morts qui parlent pas mais y a peut-être mieux à faire...

– Quoi ?

– La déballer d’ ses chiffons pour voir c’ qui y a dessous ! Une esclave tartare ça vaut cher. Elle sait faire quoi ?

– Chanter, danser, jouer du luth... Mais je t’interdis de la mettre sur un marché d’esclaves. Elle est à moi et j’ai beaucoup d’affection pour elle. Si tu nous sépares, tu n’obtiendras rien de moi. Je réussirai bien à me tuer !

Sans répondre mais avec un soupir excédé, Pippa fit lever Khatoun et entreprit de la dépouiller. Elle ressemblait à quelque grand singe roux en train d’éplucher une noix fraîche. Trop fatiguée pour seulement songer à réaliser, Khatoun se laissait faire mais elle vacillait sur ses jambes et ses yeux se fermaient d’eux-mêmes en dépit des efforts qu’elle faisait pour les garder ouverts. Sans paraître s’en apercevoir, la Virago la soumit au même examen qu’elle avait fait subir à Fiora. Celle-ci attendait impatiemment qu’elle eût fini mais, soudain, elle sursauta, n’en croyant pas ses yeux ni ses oreilles : entre les mains de Pippa qui glissaient doucement sur son corps, Khatoun gémissait, se tordait, bien réveillée cette fois, en dépit de ses yeux qui à demi révulsés se fermaient. Elle ronronnait comme une chatte sous ce qu’il fallait bien appeler des caresses. Et, soudain, elle se laissa tomber sur ses genoux écartés, ses mains agrippées à ses seins tandis que les doigts de Pippa cherchaient son intimité. Le jeune corps d’ivoire se tendit comme un arc, haletant comme une bête assoiffée puis s’affaissa dans un cri et se tordit en un long spasme... Pippa, qui s’était agenouillée, se releva comme si ce qui venait de se passer était la chose du monde la plus naturelle :

Elle lança à Fiora abasourdie un regard narquois :

– Devrait savoir faire aut’chose que danser et jouer du luth, c’te petite ! T’as jamais fait l’amour avec elle ?

– Tu es folle ? s’écria Fiora indignée ? L’amour, on ne peut le faire qu’avec un homme... et un homme que l’on aime !

– Eh bien, t’as encore pas mal de choses à apprendre ! On peut se rendre de grands services entre femmes, des services bien agréables qui font oublier la brutalité des hommes. Sont rares ceux qui savent donner du plaisir. La plupart s’comportent comme des reîtres dans une ville prise d’assaut. Tandis qu’une autre femme... Tu veux que j’te montre ?

– Non merci ! dit Fiora qui, à présent, regardait avec un peu de dégoût le corps inerte de Khatoun passé sans transition de la volupté au sommeil. Elle avait l’impression que sa petite esclave venait d’être souillée... Pippa éclata de rire, se baissa, ramassa Khatoun sans effort apparent puis la jeta sur le lit :

– Fais pas cette tête-là ! C’est naturel c’qui vient d’se passer, surtout pour une fille d’Asie. Garde-la c’te nuit ! Demain j’la mettrai au travail. Pour l’instant, elle est tellement crevée qu’elle se rappellera même pas c’qui vient d’se passer...

Elle allait sortir quand elle se retourna :

– Au fait ! Toi aussi, d’main soir tu s’ras au travail. Et ça risque d’pas être drôle. Mais j’ t’aiderai !

Cette nuit-là Fiora ne réussit pas à trouver le sommeil. La maison, livrée à l’orgie, résonnait comme un tambour et résonnait aussi la tête de la jeune femme. Les chansons d’ivrognes, les cris, les rires et les râles, elle entendait tout et ce tout lui répugnait. Vers deux heures, des grands coups de pied furent donnés dans sa porte mais la serrure était solide et personne n’entra. Il y eut aussi des injures, des gémissements douloureux et elle comprit ce que Pippa voulait dire quand elle parlait de la brutalité des hommes... En se tournant sur le côté, elle vit Khatoun qui dormait profondément et sentit une profonde pitié l’envahir. Du même coup, elle s’en voulut de l’avoir un instant méprisée. Pauvre petit être qui venait de lui montrer un si grand dévouement, qui s’était livrée volontairement au froid, à la pluie, à la fatigue, à la peur, à la rue, à la nuit et au danger des mauvaises rencontres pour essayer, elle si faible et si pauvre, d’arracher sa maîtresse à un sort affreux ! L’idée que, dès le lendemain, la Virago la ferait entrer dans son enfer, la livrerait aux brutes qu’elle entendait rire et s’injurier l’épouvantait. Elle redoutait cela plus que son propre sort parce qu’elle se sentait à présent une force qu’elle n’avait jamais soupçonnée encore. La haine et la cupidité de Hieronyma l’avaient arrachée à son monde aimable et élégant pour la jeter parmi les fauves et elle savait maintenant que, si elle voulait vivre, il lui faudrait combattre et avec les armes qui lui tomberaient sous la main. Plus encore si elle voulait assouvir un jour ce goût de la vengeance qui enserrait son cœur comme ces mauvaises plantes dont les spires mortelles étouffent lentement leurs sœurs sans autre défense que la main du jardinier. Mais aucun jardinier bienfaisant ne viendrait délivrer ce cœur fait tout entier pour l’amour et qui peu à peu se dessécherait... à moins que l’eau de la tendresse ne lui soit redonnée. Mais le seul capable d’accomplir ce miracle ne s’en souciait et ne s’en soucierait jamais...

Le chant du coq ramena le silence dans la maison de Pippa. Fiora entendit s’éloigner le dernier ivrogne. Il massacrait d’une voix atrocement fausse une chanson que Fiora aimait :

J’allais cherchant à cueillir une fleur

Vous en avez de si belles sur votre blanc visage...

Passant par cette voix hoquetante la romance était à peine reconnaissable. Elle était l’image même de ce qu’était devenue la vie de Fiora : une caricature, un cauchemar, une dérision dont elle ne voyait pas, du fond de ce cloaque où elle était tombée, comment elle pourrait en sortir... et en quel état ! Du moins avait-elle à présent, en Khatoun, une compagne de misère. D’un seul coup, les distances s’étaient abolies – en admettant qu’il y en eût vraiment ! – entre elle et la jeune esclave qui lui devenait une sœur, plus fragile peut-être, et qu’il allait falloir protéger mais avec laquelle il devenait possible d’établir un plan de fuite puisque Khatoun, au moins, savait où se trouvait la maison de Pippa.

Fiora ne s’endormit qu’à la première lueur de l’aube alors que la maison ne résonnait plus que des ronflements de ses habitants...

Un bruit de portes claquées et de chute d’eau la réveilla. Pippa, négligemment vêtue d’une sorte de peignoir de soie bleu vif, était occupée à verser, dans le baquet, le contenu de seaux d’eau qu’elle prenait devant la porte. Apparemment, le côté étuve de l’étrange logis allait servir : Pippa préparait un bain.

Entre ses cils baissés Fiora l’observait. Elle découvrit que cette femme était bâtie comme un homme, à l’exception de deux seins de marbre blanc que le vêtement découvrait par instant. Elle en avait la musculature noueuse qui gonflait ses bras et ses épaules mais sans une once de graisse et la peau, très blanche, semblait aussi lisse que celle d’un enfant sauf sur l’une des épaules où une vilaine cicatrice, trace d’un ancien coup de couteau, parlait d’une existence d’où le danger n’était pas exclu.

Quand elle jugea qu’il y avait assez d’eau, Pippa y trempa son bras pour contrôler la température, disparut un instant, revint avec une boîte où elle prit une poignée de quelque chose qu’elle jeta dans le baquet. L’odeur familière de résine de pin et de feuilles de laurier -Léonarde, rompue aux habitudes florentines en faisait mettre toujours dans les lessives pour parfumer le linge -emplit la pièce. Mais ce n’était pas de lessive qu’il s’agissait ce jour-là...

Sans même s’assurer qu’elle était réveillée, Pippa enleva Fiora de son lit et la plongea dans l’eau où elle disparut jusqu’aux épaules, non sans protester :

– Est-ce qu’il n’était pas plus simple de me dire de me lever et d’entrer dans ce bain ? dit-elle.

– C’est pas certain. Y a des gens qu’aiment pas s’laver. Comme ça j’évite les discussions.

– Mais j’aime me laver et Khatoun aussi. Chez nous, il y a une grande étuve. Je m’y baignais chaque jour !

Pippa renifla d’un air méfiant :

– C’est pas un peu beaucoup ? Un bain tous les jours ça doit user la peau ?

– Tu vois bien que non. J’ai aussi entendu dire que la Zafolina, la fameuse courtisane que se disputent les hommes les plus riches de la ville, en prenait quelquefois deux !

Cette fois Pippa était franchement sidérée. Selon son éthique personnelle, il était impensable que la fille de Francesco Beltrami pût seulement savoir qu’il existait des courtisanes. Fiora lui expliqua alors que la Zafolina était si bien élevée, si discrète, si pieuse et si généreuse qu’il n’était pas rare qu’elle fût reçue dans les meilleures maisons. On admirait ses toilettes, ses bijoux, on aimait l’entendre parler ou chanter. Rien à voir...

– Avec c’qui s’passe ici ? compléta Pippa tout en savonnant vigoureusement la jeune femme : Ben, tu vois, c’est cette vie-là que t’auras si tu fais c’que j’te dis. Seulement ça sera encore plus beau parce que ça s’ra à Rome et qu’tu chanteras pour le pape ! On s’ra riches comme la reine du sabbat...

« de Saba ! » rectifia machinalement Fiora mais la Virago ne l’écoutait pas. Tout en lavant rigoureusement les cheveux de sa nouvelle pensionnaire, elle rêvait tout éveillée, se voyant déjà régnant sur les affaires d’une Fiora couverte d’or et de joyaux par tout le Sacré Collège répandu à ses pieds. Mais, à dire vrai, la jeune femme ne l’écoutait pas davantage.

Elle réfléchissait tout en se laissant aller au simple plaisir de ce bain chaud et parfumé et dont elle avait grand besoin. Un plaisir qu’elle n’avait pas goûté depuis plusieurs jours car la coutume voulait que l’on n’allât pas aux étuves lorsque la mort passait dans une maison...

Après le bain dans lequel Khatoun la remplaça après avoir reçu l’ordre de se débrouiller toute seule, Pippa enveloppa Fiora dans un drap et l’installa le dos au brasero pour faire sécher ses cheveux :

– J’reviendrai t’masser et t’parfumer tout à l’heure ! déclara-elle en quittant la chambre à la grande satisfaction de Fiora qui se rapprocha aussitôt de Khatoun occupée à se savonner avec un soin maniaque.

– Je ne te remercierai jamais assez pour ce que tu as fait, lui dit-elle. Peux-tu me dire, à présent, où nous sommes ?

– Dans le quartier San Spirito, outre Arno. La maison est derrière celle d’un marchand de chandelles vers le milieu d’une petite rue qui débouche en face du grand palais inachevé...

– Le palais des Pitti ? Celui dont ils ont dû abandonner la construction ?

– C’est ça. On entre ici par un long couloir et il n’y a aucune fenêtre donnant sur la ruelle. Il y a une lanterne rouge au-dessus de la porte.

– Autrement dit, ça ne va pas être facile d’en sortir, sinon impossible, Qui viendrait nous chercher ici ?

– Il y a tout de même quelqu’un qui sait... Khatoun baissa la voix de plusieurs tons et agita l’eau du bain pour mieux la couvrir. C’est un vieux mendiant que j’ai rencontré près du couvent. Il a été très bon, très généreux. La femme avait raison : c’est défendu de mendier sans la permission des autres mais lui m’a permis. Il m’avait prise un peu sous sa protection et il était avec moi quand les hommes t’ont apportée ici...

– Tu lui avais dit pourquoi tu t’étais installée près de Santa Lucia ?

– Oui.

– Et il t’a aidée tout de même ?

– Oui mais ensuite il m’a conseillé de rentrer à la maison. Je n’ai pas voulu. Alors, il a disparu en me disant que si je restais là je me ferais prendre...

Tristement, Fiora retourna prendre sa place auprès du feu. Le mince espoir qu’elle avait conçu s’évanouissait comme le mendiant dans la nuit. Il avait eu pitié de Khatoun et c’était tout ! Fonder quelque espérance sur l’intérêt d’un être aussi dépourvu qu’un mendiant relevait de la pure folie. Il faudrait essayer de trouver autre chose. Mais quoi ?

Quand Pippa revint, elle lava les cheveux de Khatoun et la fit sortir de l’eau, ôta la bonde du baquet pour le vider puis revenant à Fiora, la fit étendre sur le lit pour oindre son corps d’une huile parfumée tandis que Khatoun se séchait à son tour. Le nez froncé, Fiora renifla l’odeur qui s’échappait des mains de la Virago.

– Qu’est-ce que ce parfum ? Celui que j’employais était fait d’iris, de verveine et d’un peu de jasmin.

– Ça sent sûrement très bon mais ça ne doit pas valoir grand-chose pour l’amour. Ça, c’est du nard et ça coûte assez cher pour qu’tu fasses pas la grimace. Si tu sais t’en servir, ça rend les hommes fous...

Brusquement, Fiora saisit la main que Pippa approchait de son ventre.

– C’est toujours... pour ce soir ?

– Qu’j’attends celui qui t’veut ? C’est oui mais ne m’demande pas son nom : j’te l’dirai pas. Tu verras bien...

– Et elle, dit Fiora en désignant du menton son ancienne esclave. Vas-tu vraiment la jeter, dans l’enfer que j’ai entendu cette nuit, à des ivrognes, à des brutes ?

– T’inquiète pas ! J’vais la donner à quelqu’un qui saura apprécier. Ça vaut cher une p’tite chose comme elle et on peut en tirer pas mal d’argent. En plus, elle aime l’amour...

– Tu n’as pas peur qu’on la reconnaisse et que, par elle, on remonte à moi ? Les esclaves tartares sont assez rares pour que la mienne soit connue. Laisse-la auprès de moi. Tu l’emmèneras à Rome avec moi. Le cardinal Borgia sera sûrement assez riche pour l’acheter ou bien moi je te la paierai quand j’aurai gagné beaucoup d’or...

Il en coûtait à Fiora de parler ce langage de courtisane mais pour sauver Khatoun d’un sort affreux, elle eût marchandé avec le diable en personne.

– Elle peut pas rester avec toi c’soir, répondit Pippa en malaxant énergiquement les épaules et la poitrine de sa pensionnaire. Et puis elle pass’ra peut-être une bonne soirée. L’client à qui j’vais la donner est un seigneur pour la générosité et il est pas d’ici. Donc rien à craindre...

Fiora comprit qu’il n’y avait rien à faire et se tut, laissant Pippa poursuivre son massage. A présent son corps embaumait comme la boutique de Landucci quand il recevait un chargement de parfums. Au bout d’un moment, elle demanda avec amertume :

– Et moi, dois-je m’attendre à ce que tu appelles une bonne soirée ?

Pippa s’arrêta. Essuyant machinalement ses mains à son vêtement, elle soupira :

– Non. Tu m’as l’air d’une fille assez courageuse pour que j’te dise la vérité et puis vaut toujours mieux être prévenue. T’auras un mauvais moment à passer parce que... parce qu’il est à moitié fou. Mais j’serai là... ou tout au moins pas loin pour éviter l’pire. Quant à toi t’auras qu’à penser à c’que j’tai promis... à ta fortune future !

L’or semblait décidément représenter pour cette femme le bien suprême, le but à atteindre, et Fiora qui, un instant, avait pensé qu’il serait peut-être possible d’attendrir son cœur, y renonça. On avait payé Pippa pour accomplir sa vilaine besogne et, si elle traitait sa prisonnière avec une certaine douceur, c’était uniquement parce qu’en la voyant, elle avait découvert qu’avec des ménagements elle pouvait en tirer beaucoup plus d’or qu’elle ne l’avait cru.

La journée s’étira occupée par les soins que Pippa ne cessait de prodiguer, un repas léger et quelques heures de repos. Quand vint la nuit, la Virago vint habiller – à peine – Fiora d’une ample tunique de mousseline blanche parfaitement transparente et piqua dans ses cheveux des brins de jasmin et quelques boutons d’oranger. Khatoun, vêtue d’une robe de soie rouge qui lui laissait les seins libres, des sequins dans les cheveux, avait disparu...

– T’as presque l’air d’une mariée ! dit Pippa en contemplant son œuvre. Ça va lui plaire. C’t’un gars qu’aime surtout les pucelles. C’est son plaisir d’les ouvrir et j’lui en ai déjà procuré quéqu’s’unes. Y s’en désintéresse assez vite après mais toi c’est pas pareil : t’es tellement belle !

Fiora faillit dire qu’elle n’était plus vierge mais pensa que cela ne la sauverait pas. Si cet homme s’était donné tant de mal pour l’avoir c’est qu’il tenait à elle pour une raison ou pour une autre. Elle avait vainement cherché à imaginer qui pouvait être cet inconnu. Tout ce qu’elle espérait à présent, c’était qu’il fût un être, brutal sans doute, mais peut-être accessible à certains sentiments humains et, s’efforçant de raffermir son courage, elle attendit, à demi étendue sur le lit ouvert dans la lumière douce des chandelles qui faisait briller ses cheveux et caressait le velours de sa peau.

Mais, quand la porte s’ouvrit sous la main de Pippa pour livrer passage au « client », Fiora poussa un cri d’horreur et sautant à bas du lit, se réfugia dans les rideaux qu’elle serra autour d’elle : celui qui entrait c’était Pietro Pazzi, le bossu, le boiteux, l’affreuse créature à laquelle Hieronyma avait donné le jour, le garçon qu’elle prétendait lui offrir pour époux...

Il n’avait que vingt ans mais, en réalité, il était sans âge car les griffes du vice avaient déjà marqué son visage au teint blême. Il avait un long nez aplati du bout, le cheveu rare et plat, de grandes oreilles, le menton en galoche, de petits yeux noirs dont l’un se fermait par instants quand un tic habituel lui remontait un côté du visage. Seules ses dents, très blanches, possédaient quelque beauté.

Jusqu’à présent, Fiora avait plaint de tout son cœur un garçon ainsi disgracié et que l’ironie du sort avait fait naître dans la ville d’Europe où la beauté avait le plus d’importance. On ne le voyait d’ailleurs jamais se mêler aux jeunes gens de son âge dont la cruauté n’avait que railleries et sarcasmes pour sa difformité. Les filles le fuyaient, celles du moins à qui leur nom ou leur fortune le permettait. Ainsi Chiara le détestait et même en avait peur. Elle disait que le diable l’avait engendré et se gardait bien de mettre les pieds au palais Beltrami quand elle savait que le jeune Pazzi devait y venir. Ce qui était rare car il ne quittait guère le domaine de son grand-père à Montughi où l’on disait qu’il s’adonnait à l’alchimie et à l’élevage de chiens féroces.

La terreur de Fiora parut l’amuser car il éclata de rire.

– Eh bien, ma belle fiancée, est-ce là tout l’accueil que puisse attendre un amoureux ? On dirait que je te fais peur ?

Cette voix sarcastique rendit à Fiora sa colère que la peur avait chassée un instant. Sans quitter l’abri de ses rideaux, elle riposta :

– Je n’ai jamais eu peur de toi et tu le sais très bien. Je crois même avoir été toujours aimable...

– Certes, certes ! Aimable... oui. Pourtant tu as refusé de m’épouser. Ton « amabilité » n’allait pas jusque-là, n’est-ce pas ?

– On ne peut donner sa main sans donner son cœur. Je suis désolée Pietro mais je ne t’aime pas.

– Ne sois pas si désolée : moi non plus je ne t’aime pas... et même je crois que je te déteste mais je voulais t’avoir à moi.

– Sois franc ! C’était ma dot que tu voulais et ensuite la fortune de mon père...

– Ne te déprécie pas tant ! fit-il avec un ricanement qui passa comme une râpe sur les nerfs à vif de la jeune femme. Bien sûr, je voulais la fortune des Beltrami et elle me revient de droit puisque tu n’es rien. Mais je te voulais, toi surtout, pour t’apprendre à vivre à ma manière. Pour te soumettre à tous mes désirs, à tous mes caprices... Ah, la belle vie que je t’aurais faite, enchaînée jours et nuits à mon lit, comme une chienne... Tu n’as jamais vu mes chiens, je crois ? ... C’est dommage... Ils sont beaux et forts et ils lèchent mes mains pour avoir des caresses. Tu aurais vécu avec eux, partageant leur pitance... J’avais même déjà fait faire un beau collier de cuir brodé d’argent pour ce joli cou. Ah, comme nous aurions été heureux tous ensemble ! Je te voyais déjà dormant nue sur le tapis de ma chambre auprès de Moloch, mon molosse favori, venant à moi sur un simple claquement de fouet... Ce fouet-là, tu vois ? ... et de sous le manteau noir qu’il portait négligemment jeté sur ses épaules, il sortit une longue lanière de cuir tressé qu’il fit claquer. Mais il n’est pas trop tard, tu sais ? Je vais d’abord t’épouser à ma manière, là, sur ce lit de bordel... et puis, on verra comment réaliser ce beau rêve... Viens à présent, ma douce, viens voir ton maître !

Il était fou, cela ne faisait aucun doute. Avec ses yeux exorbités et sa bouche d’où coulait un filet de bave, Pietro était terrifiant, démoniaque...

– Jamais ! cria Fiora éperdue. Je t’interdis de m’approcher !

– Tu m’interdis ? Tu interdis quelque chose à ton maître ? Tu vas le regretter... J’ai dit ici ! Au pied et à genoux !

Pippa effrayée par la tournure que prenait la scène, intervint :

– Un peu d’patience, seigneur ! Tu t’serviras de ce fouet plus tard, quand elle sera un peu habituée à toi, fit-elle d’une voix paisible et qu’elle voulait lénifiante. Songe que t’as devant toi une douce jeune fille, une vierge pure qu’a encore jamais imaginé les joies d’une union avec toi... Commence par la prendre ! Ensuite, j’en suis persuadée, elle sera douce... et soumise !

Le regard de Pietro vacilla. Il respira deux ou trois fois, très fort, et lâcha son fouet :

– Tu as raison. Célébrons d’abord les noces ! Amène-la-moi !

Pippa ne se le fit pas répéter. En dépit de la défense désespérée fournie par Fiora, elle l’arracha de son abri précaire et la força à se coucher sur le lit où la jeune femme immédiatement se pelotonna sur elle-même. Son cœur cognait éperdument dans sa poitrine car, avec un cri de rage, Pietro avait repris son fouet et lui en cinglait les épaules et le dos qu’elle lui offrait. Il allait frapper encore mais la Virago, comprenant qu’il était capable de tuer sa précieuse pensionnaire, arrêta son bras.

– J’tai déjà conseillé un peu d’patience, seigneur ! Inutile de frapper : le sang te tacherait. J’vais t’la tenir !

– Tiens-la bien alors ! Elle est capable de me griffer !

– Sois sans crainte ! J’y veillerai. Déshabille-toi seulement ! et, tout bas, elle chuchota dans l’oreille de Fiora : Pour l’amour de Dieu, laisse-toi faire ! Il est capable d’te tuer !

Que Pippa invoquât l’amour de Dieu en un pareil lieu et un pareil moment donnait le juste degré de son inquiétude mais elle n’avait pas besoin du secours de quiconque : elle eût tôt fait de briser la résistance de la malheureuse qui se retrouva étendue en travers du lit, les épaules et les bras solidement maintenus.

Cependant Pietro ôtait son grand manteau qu’il jetait dans un coin :

– Je ne me déshabille jamais pour dépuceler une fille. Elles trouvent ce vêtement plus agréable. Il les excite !

Le pourpoint qu’il portait était en effet constellé de petites plaques de fer pointues qui sans causer de blessures graves devait égratigner cruellement la peau de ses compagnes.

– Par tous les diables ! souffla Pippa stupéfaite. Elle savait bien pourtant que le fils de Hieronyma n’était pas normal et, dans sa maison, elle avait rencontré bien des hommes cruels mais celui-ci la confondait.

Voyant qu’il approchait, Fiora ferma les yeux très fort et serra nerveusement les jambes mais le monstre les lui ouvrit d’un violent coup de genou puis, se libérant, entra en elle brutalement... mais se retira aussitôt griffant les seins et le ventre de la jeune femme qui ne put retenir un gémissement :

– Elle n’est plus vierge ! hurla-t-il.

– Elle n’est plus vierge ? répéta Pippa ahurie. Tu dois t’tromper seigneur ! Tu y as été fort !

– Je ne suis pas fou, Pippa, et j’ai toujours su quand une fille était neuve ou pas ! Celle-ci a déjà servi... mais elle va me dire à qui ? Tu entends, sale petite putain ? Avec tes grands airs tu ne valais pas mieux que les filles qui traînent dans les tavernes du fleuve ! Alors tu vas parler !

Il se jeta sur elle à nouveau, saisit sa gorge et commença à serrer, serrer. Pippa poussa un cri :

– Comment veux-tu qu’elle parle si tu l’étrangles ? Lâche-la... Je t’dis de lâcher !

Elle saisissait déjà le monstre aux poignets quand soudain un homme surgit sans qu’elle pût deviner d’où il sortait, un homme drapé de haillons qui lui donnaient l’air d’une chauve-souris si grand et si noir qu’elle crut voir le diable en personne. Mais elle eut à peine le temps d’apercevoir l’éclair de la dague dont par deux fois, il frappa Pietro dans le dos...

Le bossu ne poussa qu’un cri et s’affaissa. Ses mains lâchèrent prise juste à temps pour Fiora qui suffoquait. Pippa, qui se tenait à genoux de l’autre côté du lit pour mieux immobiliser la jeune femme, se releva péniblement.

Ses yeux affolés allèrent du corps inerte à l’homme en haillons qui, d’une main et sans effort apparent, saisissait le mort par le col de son pourpoint et l’enlevait de Fiora sur laquelle il pesait péniblement pour le rejeter à terre avec dégoût comme une chose immonde. Le corps de la jeune femme apparut, couvert de petites griffures où perlait le sang ; il ne remua pas. Les ailes du nez pincées, Fiora respirait avec difficulté...

– T’as fait du beau ! murmura Pippa qui regardait avec horreur la tache de sang s’élargissant dans le dos de Pietro. Et d’abord, qui tu es, toi ?

– Quelqu’un qui t’aurait fait pendre... ou peut-être même brûler si ce monstre avait tué madonna Beltrami chez toi. C’était déjà assez grave de retenir prisonnière une femme enlevée de force de l’asile d’un couvent, dit tranquillement Démétrios qui palpait avec douceur le cou meurtri pour s’assurer qu’il n’y avait rien de brisé. Tu étais complice. Tu lui tenais les bras pendant qu’il l’étranglait.

– J’l’aurais pas laissé aller jusqu’au bout ! J’le jure sur...

– Ne jure pas, la Pippa ! C’est du temps perdu. Tu ferais mieux de la soigner. Il l’a mise dans un bel état !

Le médecin grec tira de sous ses habits crasseux un petit flacon qu’il approcha des lèvres blanches de Fiora ; quelques gouttes glissèrent dans la bouche et, dans les secondes qui suivirent, tout le corps fut parcouru d’un long frisson. Enfin, Fiora ouvrit les yeux et regarda avec une immense surprise le visage barbu penché sur elle. Elle retint à temps une exclamation car Démétrios avait posé vivement un doigt sur sa bouche :

– Cela va mieux ?

– Oui, souffla-t-elle. Oui... merci !

Pippa à présent s’activait, achevait d’arracher ce qui restait de la tunique de mousseline, lavait le corps avec de l’eau d’oranger puis cherchait un petit pot dont elle tira une noisette de pommade qu’elle répartit sur toutes les blessures tout en prodiguant à la victime des paroles apaisantes sans pour autant cesser de guetter du coin de l’œil son étrange visiteur :

– Là, ma colombe, là ! Ça s’ra rien ! Une bonne nuit d’sommeil par là d’ssus et il y paraîtra plus !

– Je suis d’accord pour la bonne nuit de sommeil, fit Démétrios, mais pas ici ! Habille-la avec ce qui te tombera sous la main. Je l’emmène !

Du coup Pippa retrouva toute sa combativité. Sautant sur ses pieds, elle fit face au Grec, les poings sur les hanches, faisant saillir ses muscles, formidable et menaçante :

– T’emmènes rien du tout ! Tu m’as assez fait d’tort comme ça en tuant un bon client. Mais elle, j’me la garde ! t’ as compris ? Après tout, qu’est-ce que t’es ? Rien qu’un mendiant et moi j’ai ici un ou deux bons gars qui m’ prêteraient main-forte. Sans compter que j’ peux appeler à la garde. J’ dirai la vérité : qu’ t’as tué un noble et c’est toi qu’on pendra ! Au fait... pourquoi qu’j’appellerais pas tout d’suite ?

Elle allait crier mais Démétrios étendit un bras, ses doigts écartés dirigés vers les yeux de la femme qui resta la bouche ouverte sur un hoquet. Sans changer de position, le Grec avança d’un pas et Pippa recula d’un pas, ainsi de suite jusqu’à ce qu’elle soit acculée au mur, aussi raide qu’une planche. Les yeux noirs que Démétrios dardait sur elle flamboyaient comme des chandelles.

– Tu n’appelleras personne, Pippa, dit-il d’une voix calme et sans la quitter des yeux. Au contraire, tu vas m’obéir... Entends-tu ma voix ?

– Oui... oui j’entends ta voix ! Parle ! J’obéirai ! Sa voix, à elle, était toute différente, lointaine...

– Alors, écoute : tu vas habiller cette jeune femme et puis tu nous accompagneras jusqu’à la porte. Ensuite, tu appelleras ton frère et, tout à l’heure, quand ta maison sera vide, vous porterez tous deux ce corps jusqu’au fleuve où vous le jetterez après l’avoir lesté d’une ou deux grosses pierres. Puis vous rentrerez. Alors seulement tu te réveilleras mais tu auras tout oublié de ce qui vient de se passer ici. Quant à ta prisonnière, elle a réussi à s’enfuir pendant que des ivrognes entrés ici se battaient...

Toute sa force semblait concentrée dans son regard et dans la main qui clouait Pippa au mur. Il détachait clairement chaque syllabe comme pour mieux les faire pénétrer dans l’esprit de la femme. Celle-ci avait les yeux grands ouverts et ne bougeait absolument pas. Elle avait l’air d’une grande statue que Fiora regardait avec stupeur. Cependant, Démétrios, après un court silence, demandait :

– Tu as compris mes ordres ?

– Oui.

– Tu les exécuteras ? Sans rien manquer ?

– Sans rien manquer...

– Alors va, obéis ! ajouta-t-il d’une voix forte en laissant lentement retomber son bras. Pippa vacilla comme si un soutien venait de lui manquer puis se mit à l’œuvre avec des gestes bizarres d’automate. Elle habilla Fiora qui n’osait plus bouger, lui passa les vêtements que la jeune femme portait à son arrivée et qu’elle tira du coffre : sa chemise, la robe blanche de novice, les sandales de corde tressée. Démétrios ramassa alors le manteau noir que Pietro avait abandonné et le lui remit pour qu’elle en enveloppât la jeune femme puis tendit la main à celle-ci.

– Viens ! dit-il. Et ne crains rien ! Elle va, comme je le lui ai ordonné, nous accompagner jusqu’à la porte...

Pippa, en effet, aussi indifférente que si elle était seule, allumait une chandelle au candélabre et se dirigeait vers la porte. Mais Fiora résista à la main qui voulait l’entraîner :

– Et Khatoun ? Je ne peux pas partir sans elle !

– La petite Tartare qui t’es si dévouée ? Où est-elle ?

Fiora eut un geste vague :

– Je ne sais pas. Quelque part dans cette maison... avec un homme... un étranger. Pippa a dit qu’elle allait la donner à quelqu’un qui saurait l’apprécier... Il faut la trouver !

Démétrios fronça les sourcils :

– C’est impossible cette nuit. Cette maison est grande et on ne peut pas fouiller partout. De plus, je ne peux pas endormir une foule comme j’ai endormi cette femme. Il faut partir sans elle.

– Non ! dit Fiora. Je me refuse de l’abandonner. Dieu sait ce qui lui arriverait, livrée seule à ces démons !

– Je n’ai pas remarqué que tu puisses grand-chose pour la protéger. Mais, rassure-toi : elle ne risque rien. Pippa connaît trop la valeur marchande d’une jolie fille. D’ailleurs demain je l’enverrai chercher. La Virago ne résiste pas longtemps à l’or et elle en aura. Viens à présent, il faut faire vite !

Pippa attendait au seuil comme une servante bien stylée. Quand Démétrios et Fiora la rejoignirent, elle se mit en marche en les précédant, levant sa chandelle pour éclairer leur chemin. On longea un couloir plongé dans la nuit et qui débouchait sur une cour intérieure, celle-là même sur laquelle donnait la chambre-étuve de Fiora. Des cris et des rires se firent entendre quand on passa sous une voûte où débouchait un escalier. C’était si proche que la fugitive sentit une angoisse à la pensée qu’une porte pouvait s’ouvrir, libérant quelques-uns de ceux qui là-dedans menaient une véritable bacchanale.

– N’aie pas peur, chuchota Démétrios. Avec elle nous n’avons rien à craindre. D’ailleurs, elle a évité la grande salle... Et nous sommes presque dehors...

Au bout d’un dernier couloir, Pippa ouvrit une porte et s’écarta pour laisser passer ses compagnons. Puis referma derrière eux. Avec une joie infinie, Fiora regarda le grand ciel bleu sombre, piqueté d’étoiles, dans lequel l’ombre des maisons rapprochées de la ruelle découpaient un ruban scintillant. Elle respira à pleins poumons l’air humide qui charriait des odeurs de poisson, d’huile et de bois brûlé et serra plus fort la main de Démétrios :

– Gomment te remercier... commença-t-elle, mais il la fit taire.

– Plus tard nous aurons tout le temps de causer. Pour le moment, il faut nous mettre à l’abri jusqu’à la fin de la nuit. Au lever du jour, quand les portes seront ouvertes, je te conduirai chez moi, à Fiesole...

– Où allons-nous ? ...

– Chez l’ami à qui je dois cette défroque... et quelques autres choses...

Ils sortirent de la ruelle avec d’infinies précautions et seulement lorsqu’ils eurent acquis la certitude que le pas de la milice s’éloignait au lieu de se rapprocher. En face d’eux s’étendait ce qui ressemblait à un amas de ruines et qui, en fait, était un chantier inachevé : celui d’un grand palais ne comportant qu’un rez-de-chaussée et une partie de l’étage mais qui n’en était pas moins impressionnant par les pierres énormes, à peine dégrossies, rugueuses, barbares de son appareil[xiii].

Les gens du quartier ne s’en approchaient pas car il avait mauvaise réputation. L’homme qui l’avait voulu, Luca Pitti, l’un des plus riches de Florence, en avait demandé les plans à Brunelleschi, l’architecte génial qui avait érigé le Baptistère et coiffé le Duomo de son énorme bulle corail. Il le voulait le plus grand, le plus riche de la ville, à la hauteur de son ambition effrénée. Après la mort de Cosimo, le grand-père de Lorenzo, Pitti avait conspiré avec Soderini, le gonfalonier d’alors, pour arracher le pouvoir des mains plus faibles de Piero le Goutteux, son fils, mais le complot avait échoué et Pitti, ruiné et exilé, était parti mourir loin de la ville bien-aimée. L’imagination populaire qu’une fin si simple ne satisfaisait pas, prétendait, à mots couverts bien sûr, que les restes de Luca Pitti, assassiné par les gens des Médicis, étaient enfouis sous son palais inachevé et, comme les légendes ont la vie dure, les femmes se signaient en passant devant les murs énormes et les grandes arches vides qui ouvraient les yeux aveugles de leurs fenêtres rectangulaires sur des profondeurs obscures. Personne ne se fût avisé de venir chercher l’une de ces pierres abandonnées que l’on disait maudites. Cela durait depuis trente-cinq ans...

Pourtant Démétrios entraîna sa compagne droit vers le chantier délaissé sans se laisser impressionner par la crainte qu’elle manifestait.

– Une fille dont l’esprit a été éclairé par la lumière grecque ne se laisse pas troubler par une sotte légende ! lui dit-il en manière de réconfort...

L’un tirant l’autre, ils contournèrent le palais, trouvèrent l’ébauche d’un jardin qui aurait dû s’étendre sur une colline puis s’engouffrèrent dans l’une des portes qui n’avaient jamais reçu de vantaux. Tâtonnant dans l’obscurité, Démétrios repéra un mince rai de lumière filtrant sous un assemblage de planches et alla y frapper selon un code particulier. A l’intérieur, une voix rocailleuse demanda :

– Qui est là ?

– Mendici ! [xiv]

Ce qui tenait lieu de porte s’ouvrit, découvrant ce qui aurait dû être une pièce de service. La lumière provenait d’un petit feu allumé au milieu, à même le sol de terre battue. Quant à celui qui accueillait les arrivants, c’était un petit homme squelettique dont le visage parcheminé s’ornait d’une barbe maigre et s’encadrait de longs cheveux gris. Il jeta un rapide coup d’œil à ses visiteurs puis retourna s’accroupir auprès de son feu pour remuer quelque chose dans un pot d’argile :

– Tu as réussi, à ce que l’on dirait ?

– Oui. Grâce à toi, Bernardino. Mais il était temps. J’ai dû tuer Pietro Pazzi. C’est lui qui avait fait enlever Fiora et il allait l’étrangler quand je suis arrivé. A l’heure qu’il est la Pippa et son frère doivent être en train de le jeter dans l’Arno avec quelques pierres pour l’empêcher de remonter.

– Une mauvaise graine de moins ! approuva le vieillard. Quant à toi, jeune fille, sois la bienvenue ! Tu es chez un ami... et d’ailleurs tu me connais car tu m’as souvent fait la charité.

Elle se souvenait, en effet, de ce vieil homme qui mendiait toujours près des portes du Duomo en chantonnant une vieille complainte...

– Je te remercie, dit-elle, mais... je te croyais aveugle et sourd ?

Il rit doucement puis expliqua avec fierté qu’il fallait une grande expérience pour apprendre à ne montrer que le blanc des yeux mais qu’il n’était pas difficile d’être sourd.

– A présent, tu peux dormir un moment car tu dois en avoir besoin. Voici mon lit, ajouta-t-il en désignant l’un des tas de chiffons qui servaient de meubles à sa demeure. Quand le coq chantera, je t’éveillerai...

– Tu m’accueilles chez toi et, de ce fait, tu risques ta vie. Je suppose que tu le sais ?

– Je risque moins que tu ne l’imagines, fillette. Ne t’arrête pas au misérable décor où je vis car je dispose d’une puissance qui ferait envie à bien des princes. La confrérie des mendiants, la plus nombreuse qui soit, se reconnaît, tout autour de la Méditerranée et au-delà par ce seul mot Mendici ! et moi je règne sur ceux de Florence : les estropiés vrais ou faux, les coupeurs de bourse, les mendiants de tout poil. Cela fait une armée dont les coups, pour être portés souvent dans les ténèbres, n’en sont pas moins redoutables. Quand une émeute gronde, nous sommes toujours au cœur de l’agitation.

Mais, vois-tu, cette vie qui m’est chère, je la dois à l’homme qui t’accompagne car son savoir m’a sauvé. Et Bernardino paie toujours ses dettes ! ... Dors à présent et ferme tes oreilles car nous avons à causer, le Grec et moi-Étendue sur le tas de chiffons malodorants comme sur les coussins les plus doux, Fiora, oubliant son corps égratigné et sa gorge douloureuse sombra presque aussitôt dans un profond sommeil. A quelques pas d’elle, accroupis l’un en face de l’autre de chaque côté du feu comme d’étranges oiseaux nocturnes, le médecin grec et le roi des mendiants s’entretinrent à voix basse de leurs souterraines affaires jusqu’aux abords de l’aube. Quand le coq fit entendre son chant, Démétrios tira de sous ses loques une poignée de florins qu’il posa dans la griffe de son compagnon. Puis il se leva et étira ses longs membres :

– Penses-tu y parvenir ? demanda-t-il.

L’autre haussa les épaules et fit couler les pièces d’or d’une main dans l’autre avec délectation :

– C’est l’enfance de l’art. Dans deux heures, le bruit que la jeune fille a été enlevée du couvent et ne s’est pas enfuie courra les parvis et les marchés aussi vite que le vent d’autan.

– Tu es certain que ni toi ni tes frères ne risqueront de tomber sous la main du Bargello ?

– On n’arrête pas le vent. Il naît sans que l’on sache pourquoi ni d’où il vient, il passe mais nous veillerons à ce qu’il ne s’éteigne pas trop vite. Sois sans crainte ! Nous sommes habiles et les commères en auront pour leur argent.

Démétrios hocha la tête, sourit et s’en alla réveiller Fiora. Une heure plus tard, après avoir traversé toute la largeur de la ville au milieu des charrettes de légumes et de volailles qui s’en allaient vers le marché, ils franchissaient, dans l’indifférence générale et sans même que les soldats de garde leur accordassent un regard, la porte a Pinti qui regardait vers Fiesole, longeaient le mur du couvent des Camaldules et celui du merveilleux jardin de la Badia construite jadis par Cosimo de Médicis.

L’air du matin était léger, pur et transparent, avec cette belle lumière irisée qui annonce une journée de soleil mais le cœur de Fiora, s’il était délivré de la peur, demeurait lourd tandis qu’elle cheminait auprès de Démétrios dans la poussière de ce chemin tant de fois parcouru jadis au trot de son cheval ou dans le joyeux carillon des sonnailles d’une mule. Là-haut, il y avait sa maison dont elle pouvait apercevoir le grand toit brun, cette douce maison dans les lauriers où Philippe lui avait donné quelques heures de merveilleux bonheur et elle clignait des yeux, dans la lumière, comme un oiseau de nuit projeté soudain dans le soleil. Les choses n’avaient plus le même visage ni la même couleur et Fiora se retrouvait étrangère, reine déchue devenue mendiante, au milieu de ce beau pays qu’elle aimait de toutes les fibres de son corps, de toute la tendresse de son cœur et qui ne la reconnaissait plus.

Démétrios qui l’observait du coin de l’œil, la voyant buter dans une ravine laissée par les dernières pluies, saisit son bras et ne le lâcha plus :

– La côte est rude et le chemin te paraît amer, Fiora Beltrami, parce que tu es tombée de haut et que tes blessures saignent encore mais sache que celui qui veut atteindre le sommet de la montagne ne peut s’abstenir d’en gravir la pente.

– Crois-tu qu’il existe encore un sommet pour moi ? Je suis lasse, Démétrios...

– Je te l’ai dit : tu saignes encore mais les cicatrices font la peau plus dure. Je vais te guérir et tu pourras alors apercevoir de nouveau l’horizon. Tu découvriras que tu as envie ... d’aimer et d’être aimée.

– Jamais ! Jamais plus je n’aimerai ! Il y a trop d’amertume dans mon cœur pour que l’amour y revienne un jour. Tout ce que je désire, à présent, c’est venger mon père, ma mère et me venger moi-même. Songe que l’on m’a tout pris, que ma maison a été pillée, dévastée, que l’on a tué peut-être celle qui a veillé sur mon enfance, ma chère Léonarde à laquelle j’osais à peine penser dans cette maison dont tu m’as tirée...

– Je peux t’assurer que personne n’a été tué quand le palais Beltrami a été envahi. Les serviteurs qui ne se sont pas enfuis ont été dispersés. Bernardino le mendiant s’est renseigné. Ta Léonarde a trouvé un refuge.

– Où ? Toutes les portes ont dû se fermer devant elle, même celle de Colomba, la gouvernante de mon amie Chiara Albizzi. A moins ... qu’elle n’ait pu aller chez sa nièce, Jeannette, qui a épousé un fermier du Mugello ? Oh ! si je pouvais en être sûre ?

– Je la retrouverai, sois sans crainte ! Quant à la vengeance, il est naturel que tu y songes.

– Je ne pense qu’à cela ! mais je n’ai plus rien pour m’aider à la poursuivre, rien que ces deux mains, ajouta-t-elle avec amertume en étendant devant elle ses doigts minces qui avec leurs ongles cassés, semblaient incroyablement fragiles pour si lourde tâche.

– Ne peux-tu me faire confiance ? Les armes qui te manquent, nous les trouverons ensemble. Garde l’espoir ! Je sais que la route est longue et qu’elle te réserve bien des surprises. J’ai beaucoup à t’apprendre...

Fiora regarda son compagnon avec curiosité :

– Tu es un homme étrange et ce n’est pas la première fois que je m’en aperçois. Je n’ai pas oublié ta prédiction, le soir du bal, au palais Médicis...

– Ni, je l’espère, la promesse que je t’avais faite de te secourir quand tu en aurais besoin ? ...

– Je ne l’avais pas oubliée... mais je n’y croyais pas. Pardonne-moi car tu viens de me sauver d’un sort bien pire que la mort et je ne t’en remercierai jamais assez. Pourtant, je te l’avoue, tu me fais un peu peur. D’où tires-tu ces pouvoirs étranges qui sont les tiens ? Hier, sur un simple geste, tu as changé la Virago en servante obéissante et...

– Chut ! Nous parlerons de cela plus tard. On ne sait jamais jusqu’où le vent peut porter les paroles... Sache seulement ceci : on s’empare assez facilement de l’esprit d’un être quand il est sous le coup d’une émotion...

Ils poursuivirent leur chemin en silence. Abandonnant la route, Démétrios choisit un sentier grimpant entre des murets de pierre sèche qui retenaient la terre sous les vignes et les oliviers. Le soleil montait dans le ciel. Il répandait sa chaleur printanière sur les collines piquées ici et là de grands cyprès noir. Perché dans le feuillage argenté d’un vieil olivier, un merle se mit à siffler. Fiora s’arrêta un instant pour l’écouter et aussi pour se reposer. La sueur perlait à son front, à sa lèvre supérieure et ses pieds, couverts de poussière dans leurs sandales de corde, lui faisaient mal :

– Pourquoi passons-nous par ici ? demanda-t-elle. Ce chemin n’est-il pas plus long ?

– Il est au contraire plus court pour qui se rend chez moi. Et puis... il évite de passer près d’une maison qui doit t’être doublement chère ? N’y es-tu pas devenue l’épouse du comte de Selongey, l’envoyé du Téméraire ?

Foudroyée par ces quelques mots, Fiora leva sur son bizarre compagnon un regard épouvanté et retint de justesse un signe de croix.

– Pour savoir cela, il faut que tu sois le diable en personne ! murmura-t-elle.

Le médecin grec se mit à rire et elle en fut vaguement scandalisée comme si cette manifestation humaine était déplacée chez un personnage aussi singulier qu’elle ne pouvait s’empêcher de trouver un peu sulfureux.

– Non, dit-il tranquillement. Simplement je sais toujours ce que j’ai besoin de savoir. A présent, reprenons, s’il te plaît, notre chemin ! Nous avons tous les deux besoin de vêtements propres, d’un peu de repos... et d’un verre de vin frais !

CHAPITRE IX

LE MÉDECIN DE BYZANCE

La maison du médecin grec se dressait à l’écart du bourg de Fiesole, au bout d’une double rangée de hauts cyprès qui dressaient autour du visiteur deux murailles de verdure. Construit deux siècles plus tôt, au temps des luttes fratricides des Guelfes et des Gibelins, c’était un petit castello qui devait, jadis, renforcer la défense des remparts de l’antique cité étrusque. Il avait de hauts murs rougeâtres dont les anciens créneaux étaient coiffés d’un grand toit à faible pente. Une tour carrée, couverte elle aussi, accentuait l’aspect guerrier de la bâtisse mais les jardins qui l’enveloppaient n’avaient rien à envier à ceux des plus riches demeures et adoucissaient ses vieux murs au point de les rendre aimables.

De grands pins parasols au pied desquels coulait une fontaine aux flots paresseux rafraîchissaient un grand bassin carré et formaient une oasis préservée où s’épanouissaient à loisir des haies de lauriers-roses – et de lauriers-sauge ! -, des buissons d’églantines, de grands iris bleus et noirs, des touffes de lavande, de grosses pivoines blanches, des grenadiers à fleurs pourpres, des citronniers et des orangers dans de grands pots de terre rouge et, dans de vastes plates-bandes cernées de cordons de buis, toutes les plantes médicinales, tous les « simples » dont pouvait avoir besoin un médecin. Il y avait aussi des arbres fruitiers : cerisiers, pruniers, poiriers et enfin, derrière un ressaut de la colline, un grand carré de légumes qui rejoignait les bâtiments d’une ferme. En outre, une sorte de terrasse faite d’un ancien mur tassé sous la terre s’étendait derrière la maison à l’ombre d’une vieille vigne encore vigoureuse. Tel était le logis que Démétrios tenait de la générosité de Lorenzo.

– En tant que son médecin, je possède aussi une chambre au palais de la via Larga comme dans ses autres résidences mais il sait que j’aime vivre libre et à l’écart. C’est pourquoi il m’a donné cette maison. Elle n’est ni assez grande ni assez belle pour exciter les convoitises mais je m’y trouve bien et j’y travaille dans une tranquillité d’autant plus grande que les gens d’ici se sont hâtés de me faire une réputation de sorcellerie et se tiennent à l’écart. Il est vrai qu’au bout de mon jardin passe le chemin qui mène à Fontelucente...

Sur ce sujet, Fiora n’avait pas besoin d’explications. Comme tous les habitants de la région, elle savait que les grottes de Fontelucente abritaient une communauté de sorciers aussi célèbre que celle de Norcia, près de Spolète. Jamais Beltrami n’avait permis à sa fille de diriger ses promenades dans cette direction dangereuse. Elle ne connaissait donc pas la maison de Démétrios bien qu’elle ne fût pas éloignée de la villa Beltrami.

Un homme ouvrit devant les arrivants la lourde porte à gros clous de fer rouillé qui fermait la maison. Il était aussi court et trapu que Démétrios était long et maigre. Il avait un visage carré, au nez cassé, à l’expression hardie. Le cou épais, les épaules puissantes, la bouche forte, il était beaucoup plus jeune que son maître et pouvait avoir trente-cinq ans. Des cheveux, noirs, raides et rétifs, complétaient le personnage qui les accueillit avec une joie aussi évidente que son soulagement :

– J’ai cru que tu ne reviendrais jamais, maître ! fit l’homme. Sa Seigneurie de Médicis t’a fait demander par deux fois...

– Qu’as-tu répondu ?

– Ce que tu m’avais dit : que tu te rendais à Prato afin d’y faire toucher à la Sainte Ceinture un baume que tu as composé pour les reins douloureux de madonna Lucrezia, la mère de Sa Seigneurie...

– Et la seconde fois ?

– Que tu n’étais pas encore revenu...

– C’est parfait, approuva Démétrios avec un demi-sourire. Fiora, ajouta-t-il en posant une main sur l’épaule de son serviteur, je te présente Esteban. Il vient de Tolède, en Espagne. C’est là que je l’ai rencontré il y a quelques années. Il est à la fois mon assistant, mon majordome, mon jardinier, l’exécuteur de mes volontés et, parfois aussi, mes yeux et mes oreilles... Tu ne le connais pas mais il te connaît bien. C’est lui qui, certaine nuit d’hiver, a vu quelques personnes se rendre au couvent voisin et en ressortir... dans un ordre différent. Avec Samia, une esclave égyptienne que m’a prêtée le palais Médicis et qui est fort heureusement muette, il compose tout le domestique de cette maison.

Esteban salua avec une souplesse que l’on n’eût pas attendue d’un homme si lourdement charpenté puis frappa dans ses mains. Une grande fille à la peau foncée, vêtue d’une tunique bleu sombre, retenue serrée aux hanches par une écharpe rouge vif, apparut et s’inclina :

– Voici donna Fiora, lui dit le Grec. Tu dois la servir aussi bien que moi-même. Elle est épuisée de fatigue, elle est sale et elle a faim. Tu sais ce que tu dois faire. Tu brûleras les vêtements qu’elle porte sur elle et tu soigneras comme je te l’ai appris les meurtrissures qu’elle a sur le corps. Quant à toi, Fiora, il faut te reposer et, avant tout, te vider l’esprit. Dors aussi longtemps que tu en auras envie. Il n’y a pas de meilleur remède.

Après s’être inclinée de nouveau, Samia vint prendre la jeune femme par la main. Ensemble, elles traversèrent la pièce d’entrée qui était une grande salle blanchie à la chaux sans autre ornement que des voûtes d’arêtes peintes en rouge et bleu. Le sol était fait de petites briques et, aux murs, des harnais de chevaux, des brides, des licols, des fouets étaient accrochés au-dessus d’outils de jardinage posés à terre... Au bout de cette salle, qui avait dû être autrefois une salle de garde, une porte donnait sur une petite cour par où l’on entrait dans l’habitation proprement dite. Samia dirigea sa compagne vers la grande cuisine embaumée par le ragoût qui cuisait dans une marmite au-dessus du feu et par les chapelets d’oignons, d’aulx, de piments et les touffes de thym, de laurier, de marjolaine et de romarin qui pendaient de la voûte.

Sachant toute conversation difficile sinon impossible, Fiora se laissa faire. Samia la dépouilla de ses vêtements qu’elle jeta dans un coin pour les brûler plus à loisir, la mit dans une grande bassine où elle la lava à grande eau, la sécha rapidement, lui passa une chemise de fine toile et des pantoufles de velours un peu trop grandes mais confortables puis l’installa à table pour lui servir une grande écuelle de son ragoût de mouton aux herbes, une large tranche de fromage et des petits gâteaux à la pâte d’amande, le tout arrosé d’un généreux chianti qui ramena des couleurs aux joues de la rescapée des bas-quartiers.

Fiora, qui avait littéralement dévoré ce bon repas, sentit davantage la fatigue de son corps et de son esprit. Elle se laissa emmener docilement dans une chambre de l’étage où elle ne vit qu’une chose : un lit bien blanc l’y attendant, la couverture ouverte. Elle se glissa avec bonheur dans les draps qui sentaient bon la lavande et s’endormit dès que sa tête reposa sur l’oreiller.

Samia resta un instant auprès d’elle puis, constatant qu’elle dormait, tira les rideaux du lit et quitta la chambre pour rejoindre dans la cuisine Démétrios et Esteban qui, à leur tour, venaient se mettre à table. Le médecin grec avait échangé ses haillons pour l’une de ces robes de velours noir qu’il affectionnait après avoir fait une toilette rapide à la fontaine du jardin.

Tandis qu’Esteban taillait de larges tranches de pain dans la miche posée sur la table, Démétrios se versa un plein gobelet de vin qu’il but lentement avec la visible satisfaction d’un homme qui n’a rien dégusté de tel depuis longtemps :

– L’hospitalité de nos amis mendiants est généreuse mais leur ordinaire n’atteint pas les mêmes sommets. Il est bon de se retrouver chez soi...

Il attaqua avec appétit le ragoût que lui servait son esclave, but encore un verre puis se tourna vers Esteban :

– As-tu fait ce que je t’avais ordonné ?

– Oui, maître... L’autre jour, quand les deux femmes sont parties pour le couvent Santa Lucia, je me suis approché de l’homme que tu m’avais désigné...

– Marino Betti, celui qui, en dépit de son serment, avait raconté l’histoire de Beltrami en Bourgogne à la dame Pazzi ?

– Sois tranquille, je n’ai pas commis d’erreur. Je l’ai abordé. Au milieu de ces gens qui parlaient tous à la fois, il avait l’air désorienté. Alors, j’ai joué les enthousiastes. Je lui ai dit combien je l’admirais d’avoir fait passer son devoir de citoyen de Florence, et même de chrétien en dénonçant la fraude commise par feu Beltrami au mépris de ses propres intérêts puisqu’il allait perdre, de ce coup, une intendance qui devait lui rapporter pas mal d’argent... Mes paroles ont eu l’air de lui remonter le moral, d’autant que les autres avaient plutôt tendance à s’écarter de lui. Nous sommes partis ensemble...

Esteban s’interrompit pour boire un coup.

– Ensuite ? fit Démétrios.

– On est allés dans une taverne de mariniers au bord du fleuve et j’ai commandé à boire. Il a vidé deux gobelets coup sur coup comme quelqu’un qui en a grand besoin. Naturellement, je l’ai resservi tout en essayant de le faire parler mais il ne me répondait que par monosyllabes et il y avait de la peur dans son regard fixé dans le vague par-dessus mon épaule. Il s’était remis à boire, plus lentement. Alors j’ai commandé du pain, du jambon, du fromage en disant que ce n’était pas bon de boire avec un estomac vide et là encore il a été d’accord. On s’est mis à manger. J’avais sorti mon couteau et lui le sien. C’était un couteau à peu près de la forme de celui que vous m’aviez confié...

– Celui du meurtrier !

– Oui, mais celui-là avait un manche de bois au lieu d’un manche de corne. On a bu encore et j’ai feint d’être pris de boisson.

– Et lui ?

– C’est un ancien muletier : il tient bien le coup mais, tout de même, il commençait à vaciller un peu et j’ai pensé que c’était le moment. Je m’étais mis à faire de grands gestes et le couteau est tombé de la table. Je me suis baissé pour le ramasser et là, je l’ai échangé contre l’autre couteau. Il ne s’est pas aperçu tout de suite de la substitution. Et puis, soudain, il a vu. Il est devenu tout pâle et j’ai cru que ses yeux allaient lui sortir de la tête. Il s’est levé brusquement et il a saisi l’arme pour m’en frapper mais je me tenais sur mes gardes et j’ai esquivé le coup. La table s’est effondrée entre nous et on s’est retrouvés face à face, armés tous les deux. Il me regardait avec des yeux de fou mais je l’attendais. Je me suis mis à rire et j’ai dit : « On m’a raconté que les gens d’ici ont une peur bleue des fantômes. Quelque chose me dit que tu ne dormiras plus aussi bien qu’autrefois ? Un maître trahi et assassiné, ça devrait faire un spectre bien altéré de vengeance ? » Je ne pensais pas lui faire un tel effet. Si jamais j’ai vu l’épouvante sur le visage d’un homme c’est bien sur celui-là. Il a reculé comme si le fantôme en question se dressait entre lui et moi, et puis il a pris ses jambes à son cou et il s’est enfui comme si tous les diables de l’enfer étaient à ses trousses.

– Et toi, qu’as-tu fait ?

– Je l’ai laissé filer... et j’ai payé la casse, conclut Esteban avec philosophie. J’ai bien pensé un moment à courir après et à le tuer mais, en pleine rue...

– Tu as bien fait. La vie de ce misérable c’est à celle qui dort là-haut qu’elle appartient...

– Sans doute mais c’est une dame et je la vois mal brandir le couteau. Note que je suis tout prêt à faire ça à sa place !

– Elle ne reculera pas car elle est assoiffée de vengeance. Son horoscope, que j’ai tiré, m’a appris qu’en cette belle jeune femme, faite pour l’amour et pour le bonheur paisible que donne une belle fortune jointe à toutes les grâces, repose une impitoyable Némésis. Songe qu’il a suffi d’un peu plus d’une semaine à la haine et à la cupidité d’une femme pour lui arracher tout ce à quoi elle tenait, à commencer par son père et sa fortune... et en finissant par sa fierté de femme et son honneur. C’est chez la Pippa, la maquerelle du borgo San Spirito, que je l’ai retrouvée au moment où Pietro Pazzi, le bossu, allait l’étrangler après l’avoir violée. J’ai tué cette pourriture... A propos de la Pippa, tu vas seller ton cheval et te rendre chez elle pour lui racheter une petite esclave tartare nommée Khatoun qui appartient à donna Fiora et qui s’est fait prendre en essayant de la libérer. Emporte de l’or !

– Pour quoi faire ? J’ai une épée et une dague. Cela doit suffire comme moyens de négociation...

– Je préfère l’or. La Virago est peut-être plus forte que toi ! Elle est dangereuse et elle a des protecteurs. En outre, elle doit mourir de peur depuis qu’un Pazzi a été tué chez elle. Si elle ameute ses gens et ses clients contre toi, tu n’auras peut-être pas le dessus. Avant de partir, selle ma mule. Le Magnifique m’a assez attendu... Au fait, sais-tu où il est ?

– Il était à la Badia mais il a dû rentrer au Palais pour recevoir un émissaire du roi Edouard d’Angleterre.

Comme chaque fois que le temps le permettait, Lorenzo de Médicis était dans son jardin. Poète autant qu’homme d’État, il aimait reposer ses yeux et son esprit sur la foisonnante verdure, entendre le chant des oiseaux et ne sentir au-dessus de sa tête que l’azur infini du ciel. Dans l’espace forcément restreint qu’autorisait un palais urbain, ses jardiniers, préférant le buis à toute autre plante, l’avaient sculpté en forme de chiens, de cerfs, d’éléphants. Il y avait même une galère aux voiles déployées, tout cela ordonné autour d’un chef-d’œuvre : la Judith de Donatello qui s’élevait sur une grande coupe de granit. Sous la colonnade qui donnait accès au jardin, on pouvait voir trois sarcophages romains, un antique Marsyas habilement restauré et l’admirable David de Donatello.

Lorsque Démétrios arriva, il s’arrêta sous cette colonnade et chercha même abri à l’ombre du Marsyas. Le Magnifique, en effet, n’était pas seul : en face de lui et de la Judith à laquelle il s’appuyait, se dressaient la robe blanche et le scapulaire noir de fray Ignacio. Il ne s’agissait d’ailleurs pas d’un entretien secret car la voix du moine sonnait comme la trompette du jugement dernier dans l’intention d’être entendue par le plus de monde possible. Démétrios, derrière son satyre, n’avait donc aucun besoin de tendre l’oreille :

– As-tu connaissance de ce bruit, venu on ne sait d’où et qui court la ville depuis ce matin ? claironna l’Espagnol. La fille qui devait être soumise à l’ordalie et qui s’est enfuie du couvent Santa Lucia ne se serait pas sauvée, ce qui, je ne te le cache pas, me surprenait un peu : elle aurait été enlevée.

– Je sais cela. Madonna Lucrezia, ma mère, en revenant ce matin de la messe, m’a rapporté ce propos. Mais tu le dis toi-même : on ne sait d’où il vient. Il est donc difficile d’en tenir compte.

– On dit, chez nous, qu’il n’y a pas de fumée sans feu...

– On le dit aussi chez nous mais ce que tu ignores, puisque tu n’es pas de ce pays, c’est qu’aucun peuple n’a plus d’imagination que celui de Florence. Il aime le merveilleux, le fantastique et il sait aussi bien conter les vieilles histoires qu’en inventer d’autres...

Dans sa robe blanche, le corps maigre du moine se raidit encore.

– Il me semble que tu prends cette affaire bien légèrement ? Ne crois-tu pas que des recherches s’imposent ?

– J’ai déjà fait rechercher Fiora Beltrami et cela sans résultat. La Seigneurie également et sans plus de succès. La pauvre enfant a dû quitter la ville...

– Tu appelles pauvre enfant ce que je nomme moi sorcière ! Cette créature du diable possède ici même, dans ta ville et peut-être même dans ton palais, des appuis qui l’ont soustraite à la justice de Dieu comme à celle des hommes.

Un éclair traversa les yeux sombres du Magnifique :

– Dans mon palais ? Insinuerais-tu que je suis l’auteur de cet enlèvement et que je la cache ici ?

Devant la colère qui vibrait dans la voix rauque de Lorenzo, fray Ignacio battit en retraite :

– Pardonne-moi si je me suis mal exprimé et songe que seul le zèle que m’inspire le service de Dieu m’anime. Je n’ai pas parlé de toi. Il y a beaucoup de monde dans ton palais et tu ne peux savoir tout ce que font tes nombreux amis... des amis qui ne sont peut-être pas toujours ceux qu’il conviendrait de voir autour d’un grand prince...

– Je ne suis pas prince mais seulement le premier des citoyens de cette ville. Nous sommes ici en république, fray Ignacio ! J’ai donc droit de choisir les amis qui me plaisent !

– Ne joue pas sur les mots. Si tu n’es pas prince, ton épouse l’est et tes fils le seront et il ne convient pas que des enfants de haute naissance, voués aux grandes destinées, soient élevés hors de la religion chrétienne. Or tu leur as donné pour maître un traîne-misère sorti on ne sait d’où mais qui parle grec et qui leur offre pour modèle les démons que les anciens appelaient des dieux...

– Ne pouvons-nous nous en tenir à un seul sujet ? fit Lorenzo d’une voix coupante. De quoi au juste es-tu venu me parler, moine ? De l’enlèvement éventuel d’une malheureuse dont je cherche en vain pourquoi tu la poursuis d’une telle hargne... ou de l’éducation de mes enfants ?

– Je suis venu te parler de ta ville, dit fray Ignacio avec emphase, de ta ville qui oublie le Christ et qui est moins ardente à entendre sa parole qu’à écouter des chansons, de ta ville que tu entraînes sur le chemin de la perdition. C’est là le souci majeur de Sa Sainteté...

– Je t’arrête tout de suite, moine ! Sa Sainteté comme tu dis est surtout soucieuse de faire tomber Florence et sa région entre les mains de son neveu Riario, l’ancien douanier. De là ce grand intérêt qu’il lui porte.

– Honte et malheur sur toi, Lorenzo de Médicis, si tu ne te résous pas à entendre l’appel de Dieu que je t’apporte ! Le pape Sixte IV m’envoie...

– Le pape dispose de quarante cardinaux, d’une armée d’évêques et d’abbés, pourquoi donc t’envoie-t-il toi, un Espagnol, porter ici sa parole ?

– Pour juger de ce que valent mon courage et mon ardeur à servir Dieu en face d’une cité de perdition avant de me renvoyer dans mon pays où la tâche qui m’attend est immense. C’est du moins ce que je pense. La reine Isabelle de Castille est soucieuse, en effet, des désordres que créent dans son royaume les juifs et les conversos et elle a demandé, par ma voix, l’aide de Sa Sainteté qui lui veut du bien.

Un sourire sarcastique plissa la grande bouche de Lorenzo et rapprocha son long nez de son menton :

– Il me semble que la reine Isabelle a de plus graves soucis que l’état de l’Église ? Couronnée reine de Castille en décembre dernier à Ségovie, contre la volonté de la moitié de ses grands et sans avoir jugé bon d’associer à ce sacre son époux, le prince Ferdinand d’Aragon, elle est aujourd’hui en guerre contre le roi Alphonse V de Portugal qui a épousé la fille – bâtarde dit-on ? – du défunt roi de Castille Henri IV dont Isabelle n’est que la sœur. Tu vois que je suis au courant... comme d’ailleurs de tout ce qui se passe en Europe.

– J’imagine que tu as des espions partout mais ils te renseignent mal. La reine Isabelle place Dieu au-dessus de tout. Elle entend, en Son nom, reconquérir tout ce que le Maure tient encore sous sa griffe noire et elle espère pouvoir établir enfin dans ses royaumes la Sainte Inquisition...

– Dont tu aimerais être le chef ! Je reconnais que tu sembles fait pour cela... mais Florence n’a pas besoin d’un Grand Inquisiteur. Aussi, fray Ignacio, je te prie de cesser de te mêler de nos affaires... et, mieux encore, de retourner à Rome. Je te remettrai, pour le pape, une lettre attestant de ton zèle comme de tes capacités.

– Je partirai lorsque la fille d’iniquité aura subi, comme elle l’avait accepté, le jugement de Dieu. Fais fouiller cette ville rue par rue, maison par maison... sans oublier celle de tes amis... et ta propre demeure ! Trouve-la et je m’estimerai satisfait... pour le moment. Seule l’Église sait comment il faut traiter les êtres de cette sorte.

– Elle... ou sa fortune ?

– La robe que je porte devrait m’épargner ce genre d’insinuation. Que m’importe cette fortune ?

– A toi, je veux bien le croire mais elle intéresse fort un proche ami de notre Saint-Père, un certain Francesco Pazzi.

– Je ne connais pas cet homme.

– Tant mieux pour toi. Quoi qu’il en soit... et au cas où tu le rencontrerais plus tard, dis-lui que la fortune des Beltrami n’ira jamais enrichir les Pazzi. Que l’on retrouve Fiora ou non !

– Donna Hieronyma y a tous les droits !

– Donna Fiora a été adoptée officiellement. Sur un faux peut-être mais il y a là un point de droit qui doit être longuement discuté et qui peut-être ne sera jamais tranché. En attendant, la banque Médicis assumera la garde et le développement de cette fortune. Sous le contrôle de la Seigneurie, bien sûr, ajouta Lorenzo avec un sourire qu’un observateur non prévenu eût peut-être qualifié de diabolique. Mais le visage de fray Ignacio était encore moins agréable à contempler. Sa figure devint plus jaune comme si la bile, quittant ses voies naturelles, s’infiltrait dans son sang. Ses yeux fulgurèrent et, levant vers le ciel son bras maigre que la large manche découvrit :

– Prends garde de lasser la patience de Dieu, Médicis ! fulmina-t-il. Un jour...

L’entrée en scène de Démétrios lui coupa la parole. Le Grec, pensant que son arrivée débarrasserait peut-être Lorenzo du moine espagnol, s’était décidé à quitter l’abri de son Marsyas. Le sourire de Lorenzo lui fit comprendre qu’il avait pensé juste.

– On m’a dit que tu me faisais chercher, seigneur ? Es-tu souffrant ? Puis, adressant au moine un salut cérémonieux : Pardonne-moi de t’avoir interrompu, saint homme. Il faut n’y voir que ma hâte de porter secours à qui en a besoin. Tu disais ?

Fray Ignacio avait laissé retomber son bras menaçant et glissait à présent ses mains dans ses manches mais ses yeux avaient pris la dureté du granit en considérant l’importun. Avec une grimace de dégoût, il jeta :

– Qu’un jour la foudre s’abattra sur ce nid d’hérétiques ! Comment oses-tu adresser la parole à un homme de Dieu, sorcier, suppôt de Satan ? Arrière ! Ton souffle seul empuantit l’air...

– C’est à celui qui se sent incommodé de se retirer, dit calmement Lorenzo. Je te donne le bonsoir, fray Ignacio !

Ainsi formellement congédié, le dominicain s’éloigna sans saluer, mâchant des malédictions entre ses dents serrées. Les deux hommes le regardèrent franchir la colonnade, puis le cortile et finalement le portail du palais.

– Le vilain oiseau que voilà ! grogna Démétrios. Qu’est-il venu chercher ici ?

Lorenzo éclata de rire, un rire jeune et joyeux mais tonitruant et qui fit envoler un couple de tourterelles grises et roses qui s’étaient perchées sur l’épaule de Judith :

– Allons, Démétrios ! Tu le sais aussi bien que moi. Crois-tu que je ne t’ai pas aperçu, tout à l’heure, quand tu t’es réfugié derrière Marsyas ? Tu as bien fait d’ailleurs.

Quittant enfin l’appui de la statue, il resserra autour de ses reins la ceinture de cuir qui retenait les plis lourds de sa longue robe de velours brun garnie d’une bande de martre et glissa son bras sous celui du médecin :

– Rentrons, à présent, mon ami. Ce moine a gâché pour aujourd’hui le charme du jardin. Allons dans mon studiolo...

Côte à côte, les deux hommes gravirent le raide escalier qui menait à l’étage. Lorenzo marchait en regardant ses pieds et ne disait rien. Le médecin respectait son silence, devinant en partie les pensées qui s’agitaient sous ce grand front intelligent. Ensemble, ils parcoururent les salles de réception bourrées d’œuvres d’art, réchauffées de tapisseries précieuses et de tapis chatoyants venus des lointains marchés d’Orient et atteignirent enfin une grande pièce entourée d’armoires de chêne aux solides pentures de fer dont certaines, ouvertes, laissaient voir qu’elles étaient remplies de livres reliés de velours ou de cuir d’Espagne mais tous richement décorés. Un petit homme entre deux âges, vêtu comme un chanoine et portant des lunettes sur le bout de son nez, travaillait devant l’une de ces armoires, assis à une table marquetée.

Il leva les yeux à l’entrée des deux hommes, sourit et voulut se lever mais la main de Lorenzo le maintint sur son siège :

– Reste là, Marsile ! C’est l’ami que je reçois plus que le médecin et ta sagesse peut nous être d’un grand secours.

– Elle est tout entière à ton service, dit le petit homme et il se rassit... Marsile Ficino, philosophe platonicien, médecin et chanoine de l’église San Lorenzo – triple fonction dont il se tirait avec originalité en vivant comme un sybarite, en laissant la médecine aux autres et en prêchant Platon en chaire – était l’un des plus proches commensaux du Magnifique.

Celui-ci alla s’asseoir auprès d’une table sur laquelle brillait un extraordinaire vase taillé dans une énorme améthyste et serti de perles. Il ne disait toujours rien mais Démétrios nota l’air las avec lequel il chercha l’appui de la table.

– Tu souffres, seigneur, dit-il. Se peut-il que tu aies eu réellement besoin de ton médecin, toi qui es jeune et si solidement bâti ? En ce cas, pardonne le retard que j’ai mis à te rejoindre !

– Ma gorge m’a fait un peu mal mais cela va mieux. On m’a dit d’ailleurs que tu étais en mission sainte pour le compte de ma mère, ajouta-t-il avec un sourire moqueur. Tu aurais jugé utile de faire approcher la ceinture de la Vierge à certain baume destiné à ses reins douloureux ? Toi qui ne crois ni à Dieu ni à diable ? J’espère que mon oncle Paolo qui est grand prévôt de la cathédrale de Prato t’a réservé bon accueil ? Un mécréant de ta hauteur !

– J’avais ordonné que l’on fît cette réponse au cas où tu me demanderais. J’ignorais quel serviteur tu chargerais de ton appel. Le recours au miracle est toujours bien vu du petit peuple...

– Sagement pensé ! Mais si tu n’étais pas à Prato où donc étais-tu ?

– Je travaillais pour la justice pendant que mon serviteur traquait l’assassin de Francesco Beltrami.

Lorenzo tressaillit et se redressa, l’œil allumé :

– L’a-t-il trouvé ?

– Oui. C’est Marino Betti, l’intendant de Beltrami, celui qui l’a trahi pour les beaux yeux de la dame Hieronyma. Je m’en doutais d’ailleurs...

– Tu as des preuves ?

– Non mais une certitude absolue...

Et Démétrios raconta ce qui s’était passé dans la taverne au bord du fleuve.

– Il ne l’a pas tué estimant que ce n’était pas à lui de faire justice, ajouta-t-il.

– Sans preuves, la Seigneurie n’acceptera jamais de le faire arrêter. Elle a été trop contente de livrer le palais Beltrami au pillage de ses sbires et, si je n’étais pas là, elle aurait déjà mis la main sur le fabuleux héritage... Chacun réclame sa part de la curée.

– Esteban ne pensait pas à cette justice-là mais à celle qu’est en droit d’exercer la fille de la victime !

– Fiora ? fit Lorenzo avec un haussement d’épaules. Encore faudrait-il savoir ce qu’elle est devenue ? Les bruits les plus contradictoires courent depuis ce matin. On la croyait en fuite, ce qui m’étonnait d’elle. On parle à présent d’enlèvement et tout à l’heure j’ai reçu la visite de la jeune Chiara Albizzi. Elle réclamait justice pour son amie et criait encore plus fort que le moine espagnol. Elle allait même jusqu’à dire que, selon elle, Fiora Beltrami aurait été assassinée comme son père.

– Une amie fidèle, soupira Démétrios, quel présent des dieux ! Cela suppose du courage quand une ville entière se transforme en meute assoiffée de sang, lancée sur la trace d’une pauvre biche.

– Tant que les philosophes ne seront pas rois dans les cités, cita Marsile Ficino, il n’y aura pas de cesse aux maux des hommes...

– Le goût du sang et l’amour de l’argent sont des maux incurables que l’on soit philosophe ou pas ! dit Démétrios. Et Platon n’a pas toujours raison. Quant à la petite Albizzi, elle a vu juste en craignant le pire : donna Fiora a bien failli être assassinée...

– Quand ? Par qui ? Et comment le sais-tu ?

– Quand ? La nuit dernière. Par qui : Pietro Pazzi. Où ? – car tu as oublié de demander où – chez la Virago...

Lorenzo bondit de son siège. Son visage s’empourpra.

– Chez cette femme ? ... mais qu’est-ce que...

– Qu’est-ce que la fille chérie de Francesco Beltrami faisait là-dedans ? Voilà une bonne question à laquelle je vais me faire un plaisir de répondre parce que c’est moi qui, en le poignardant, ai empêché le bossu d’étrangler donna Fiora ! Assieds-toi, seigneur, pour éviter le vertige car je vais ouvrir devant toi un cercle de l’enfer que Dante a oublié...

Tirant pour lui-même un escabeau sur lequel il établit sa longue personne, Démétrios retraça pour ses auditeurs ce qu’avait été le calvaire de Fiora depuis qu’on l’avait arrachée à son chagrin pour l’obliger à défendre sa propre vie. Il le fit sans emphase, en phrases courtes, précises et d’autant plus frappantes. Il savait que l’imagination des deux autres ferait le reste. Mais bien avant la fin de son récit, Lorenzo, rejetant son siège qui s’abattit sur le dallage précieux sans qu’il songeât à le relever, s’était mis à arpenter la pièce, tête basse et les mains nouées derrière le dos. Quand Démétrios se tut, il explosa :

– Les moniales de Santa Lucia capables de livrer ainsi un être qui leur a été confié ! Les Pazzi tramant leurs complots ignobles dans ma ville, sous mon nez ! Fiora, si belle, si pure... livrée à la prostitution !

Il arrêta brusquement sa promenade agitée en face du médecin grec :

– Et, naturellement, elle est chez toi ?

– Où veux-tu qu’elle soit ? J’espère seulement, ajouta Démétrios avec un sourire, que tu n’iras pas confier cela à ton ami fray Ignacio ? Il nous jetterait tous les deux sur le même bûcher...

Au regard que lui lança Lorenzo, il comprit qu’il avait été trop loin et s’excusa, mettant sa phrase malheureuse sur le compte de l’indignation ressentie tout à l’heure en écoutant le moine espagnol. Il ajouta en manière de conclusion :

– Il te reste à me dire ce que je dois en faire. Lorenzo ne répondit pas. Il réfléchissait. Mais le chanoine-philosophe prit la parole.

– Une chose m’intrigue, Démétrios, et je te prie de me pardonner si je te parais indiscret. Tu es un homme d’âge déjà, un homme de science fort éloigné des folies de la jeunesse. Pourquoi t’intéresses-tu tellement à cette jeune fille ? Pour sa beauté ? Cela peut s’expliquer chez un Grec...

– Il est vrai que je ne supporte pas de voir abîmer une œuvre d’art. Mais en ce qui concerne donna Fiora, il y a autre chose. ... Tu sais que je consulte les astres et qu’il m’arrive d’avoir, de l’avenir, certaines visions inexplicables. Or, j’en ai eu une, lorsqu’au soir de la giostra j’ai rencontré cette jeune fille...

– Qu’as-tu vu ? demanda Ficino avec curiosité.

– Je préfère ne pas le dire. Mais, à la suite de cela, j’ai réussi à obtenir la date et le lieu de sa naissance et j’en ai tiré un horoscope qui, par certains côtés, se rapproche du mien. J’ai su, de façon certaine, qu’elle allait perdre prochainement son défenseur naturel, qu’elle aurait besoin d’aide et j’ai décidé de m’attacher à une étoile dont la lumière demeurait incertaine mais qui peut-être jettera un jour de grands feux...

Lorenzo, qui s’était rapproché, avait écouté les paroles du Grec. Il posa une main sur son épaule :

– Puisque tu connais son destin, pourquoi me demandes-tu ce que tu dois en faire ?

– Je ne sais pas tout... et tu es le maître. Tu connais à présent la vérité en ce qui la concerne. Pourquoi ne pas lui faire rendre justice ? Son père n’a eu à se reprocher qu’un mensonge bien naturel et elle est tout à fait innocente. N’a-t-elle pas assez souffert ?

– Si tu entends par rendre justice la rétablir dans son palais, ses biens et remettre les choses dans l’état où elles se trouvaient naguère, c’est impossible. Le peuple ne le permettrait pas. L’image qu’il a d’elle est celle d’une créature diabolique. Il faudrait la faire garder jour et nuit. Et puis... Je suis moins sûr que je ne l’étais de la loyauté de défunt Beltrami...

– Comment est-ce possible ? s’indigna Marsile Ficino. Il était l’homme le plus généreux, le plus franc et le plus honnête que je connaisse... après toi !

– Alors comment expliques-tu ceci ?

Lorenzo alla prendre dans une armoire un coffret de malachite, l’ouvrit et en tira un rouleau de parchemin qu’il déroula et tint devant lui entre ses deux mains :

– Angelo Donati à qui j’ai confié, d’accord avec la Seigneurie, l’administration provisoire des affaires de Beltrami a reçu, de la banque Fugger, à Augsbourg, la demande de remboursement d’une lettre de change, remise par Francesco Beltrami à messire Philippe de Selongey, lettre d’une valeur de cent mille florins d’or...

– Peste ! dit Ficino : la belle somme ! Une rançon royale !

– Pour quel prisonnier ? Le plus curieux est, qu’à la demande de Selongey, la somme a été versée directement au trésor du duc Charles de Bourgogne. Voilà pourquoi, aujourd’hui, je doute de la loyauté de Beltrami. Il savait mon étroite alliance avec le roi Louis de France et cependant il a contribué – et en quelles proportions ? – au trésor de guerre de son ennemi qui, de ce fait, est le nôtre. Si le Téméraire menait à bien son rêve d’empire, la guerre éclaterait aussitôt entre nous, la Savoie et Milan, ses alliés, devenus tout-puissants... Moi j’appelle cela de la trahison !

– Ne juge pas tant que tu n’as pas en main toutes les données du problème, fit Démétrios. Il doit y avoir à cela une raison... simple mais qui t’échappe pour le moment.

Fais crédit à ce mort que tu aimais et dis-moi ce que tu décides pour sa fille ! – Garde-la chez toi ! C’est encore là qu’elle sera le plus en sécurité à condition qu’elle n’en sorte sous aucun prétexte et qu’elle s’arrange pour n’être vue de personne.

On la connaît à Fiesole. Pour la suite, nous verrons : il faut que je réfléchisse !

Le ton était sec et Démétrios pensa qu’il eût été maladroit, voire dangereux, d’insister. Lorenzo, il le savait, pouvait se montrer impitoyablement cruel s’il se croyait trahi et les profondeurs de son âme avaient des obscurités insoupçonnées. Il se leva pour partir et salua profondément :

– Je rapporterai tes paroles à donna Fiora mais, avant de te quitter, puis-je te demander une faveur ?

– Demande !

– Cette pauvre enfant est en peine d’une certaine Léonarde qui l’a élevée et à qui elle est très attachée. Cette femme a disparu le jour où le palais a été pillé. Il se peut que donna Chiara Albizzi sache où elle se trouve. Or je ne peux me rendre chez elle sans éveiller les soupçons et déplaire peut-être à sa famille...

– Si Chiara sait quelque chose, je le saurai. Va en paix !

Comme il disait ces mots, le silence qui enveloppait le palais Médicis éclata sous les accents d’une joyeuse musique et de l’écho d’une chanson qui accompagnaient le pas des chevaux et les sonnailles des mules. Une brillante cavalcade encombrait la rue et se bousculait pour pénétrer dans la cour du palais. Giuliano et ses amis revenaient d’une partie de campagne et emplissaient la via Larga d’une étonnante fresque colorée. Les costumes étaient roses, blancs, corail, vert pâle ou jaune soleil et c’était comme si le vent, passant sur tous les jardins de Florence, avait emporté les pétales des fleurs pour les déposer au cœur de la ville. Les montures étaient harnachées de rouge ou de bleu liseré d’or ; les jeunes femmes portaient toutes de grands bouquets de lilas blanc dont le parfum sensuel les enveloppait d’une nouvelle séduction. Tous les visages avaient la fraîcheur du printemps, tous les visages souriaient autour de Giuliano et de Simonetta, lumineuse et diaphane à son habitude, qui ne regardaient qu’eux-mêmes... Les flûtes et les violes semblaient ne jouer que pour eux...

Démétrios qui descendait l’escalier embrassa d’un coup d’œil la troupe turbulente, nota l’absence de Chiara Albizzi, ce qui n’avait rien d’étonnant puisque la jeune fille était venue au palais dans l’après-midi, mais remarqua, par contre, la présence de Luca Tornabuoni. Superbe dans une courte tunique jaune brodée d’argent, les boucles noires de ses cheveux brillant dans la lumière du soleil déclinant, le jeune homme assiégeait visiblement de ses attentions et de ses sourires une blonde enfant aux yeux bleus qui riait en lui promenant sous le nez la hampe parfumée d’une branche de lilas... Puis tous descendirent de cheval et le Grec remarqua encore qu’en aidant sa compagne Luca la gardait contre lui un peu plus longtemps qu’il ne le fallait...

Obéissant à une impulsion, Démétrios s’approcha des deux jeunes gens et, s’adressant à la jouvencelle :

– Ne laisse pas prendre ton cœur par ce garçon, demoiselle, car il est le plus inconstant qui soit au monde !

Le jeune Tornabuoni devint rouge de colère :

– La faveur dont t’honore mon cousin Lorenzo ne te donne pas le droit de m’insulter.

– T’ai-je insulté en énonçant une simple vérité ? Tu en aimais une autre, il y a une semaine, mais ta flamme n’a pas résisté une heure, rien qu’une heure au vent du malheur. Et tu prétends être un homme... Prends garde que le destin ne te frappe, un jour, et que tu voies tes amis se détourner de toi !

De pourpre qu’il était, Luca, sous le regard scintillant du médecin, devint blême :

– Que veux-tu dire ? Es-tu sorcier ? As-tu le pouvoir de lire dans l’avenir ?

– Peut-être... mais c’est sans importance. Toi aussi tu es sans importance. Vis ta vie douillette, mon garçon, tu n’es pas fait pour autre chose ! De toute façon, ajouta-t-il avec un sourire sardonique, elle ne t’aimait pas.

Et tournant les talons, il alla reprendre son cheval attaché à l’un des gros anneaux de fer qui pendaient à cet effet aux murs du palais. Il éprouvait une joie cruelle d’avoir éteint celle de ce couple insouciant. Leur bonheur lui avait fait l’effet d’une injure de plus adressée à celle qui, dépouillée de tout, n’avait même plus de destin et attendait, là-haut, qu’une foule imbécile voulût bien l’oublier. C’était, de sa part, une façon comme une autre de lui rendre hommage.

Il était mal satisfait aussi des réactions de Lorenzo car il avait l’impression que la lettre de change des banquiers d’Augsbourg était arrivée bien à propos pour justifier la mise sous contrôle d’une fortune qui était le bien propre de Fiora et de personne d’autre. Sous la torture, Marino Betti eût avoué son crime et sans doute dénoncé Hieronyma mais Lorenzo ne voulait même pas l’arrêter par crainte des réactions de la Seigneurie et plus encore de celle d’un peuple dont il connaissait le caractère versatile et cruel. Qui pouvait dire si, à cette crainte, ne se mêlait pas l’intime satisfaction de contrôler désormais des biens qui eussent dû lui demeurer étrangers ? Que le Magnifique eût peur de cette foule qui cependant l’acclamait et l’encensait, cela ne faisait aucun doute pour Démétrios. Il savait que, lorsqu’il allait à pied par les rues, Lorenzo glissait une chemise de mailles sous ses robes de velours ou de drap fin. Il était le premier d’une ville qui se voulait libre et non le tyran d’une cité soumise par la force, même s’il en avait les instincts...

Laissant sa bride sur le cou de son cheval, Démétrios remonta la via Larga au pas. C’était l’heure où les boutiques se fermaient, celle aussi de la conversation. De petits groupes se formaient sur le pas des portes, d’autres – les hommes surtout – se dirigeaient seuls ou en compagnie vers les places où ils étaient sûrs de rencontrer leurs habituels commensaux. Démétrios chassa, du revers de la main, une mouche précoce qui annonçait un été chaud mais acheva son geste en salut : du seuil de sa boutique, le libraire Bisticci lui faisait signe. Il s’approcha :

– As-tu des nouvelles pour moi ?

– Oui... et d’excellentes ! J’ai trouvé un jeune Arabe qui a une écriture superbe. Le traité d’Ibn Sina est à la copie. Tu l’auras dans un mois ou deux !

Démétrios montra une joie d’autant plus vive qu’il ne la ressentait pas vraiment. Il avait trop attendu ce livre... et puis, dans deux mois, où serait-il ? Un de ces pressentiments qui lui tenaient parfois lieu de seconde vue lui soufflait qu’à cette époque le castello sous l’épaulement de la colline serait vide et que lui-même serait loin. Mais où ? ... Il s’en souciait peu d’ailleurs car, depuis sa jeunesse, sa vie avait été une longue errance à la recherche du savoir mais l’entrée de Fiora dans son existence lui laissait entrevoir une possibilité d’accéder enfin à un vieux rêve : voir un jour à ses pieds le cadavre du dernier de ces ducs de Bourgogne, de ces Grands Ducs d’Occident qui emplissaient le monde de leur splendeur, de leur puissance et de leur orgueil mais dont la vantardise avait tué son jeune frère Théodose aussi sûrement que le bourreau turc qui l’avait empalé ! Son petit frère ! Le seul être qu’il eût jamais aimé !

Quinze années les séparaient et, après la mort de leurs parents, ils étaient restés seuls dans le grand palais du Phanar, à Byzance, où Théodose était né. Démétrios, lui, avait vu le jour dans l’île de Cos, patrie d’Hippocrate, où son père avait des propriétés. Sa vocation était née là.

Quand, en 1453, le sultan turc Mahomet II était venu mettre le siège devant les murs de Byzance, Démétrios avait trente-cinq ans et Théodose vingt. L’un était déjà un savant médecin, l’autre appartenait à la jeunesse dorée comme il convenait au descendant d’une riche et ancienne famille qui avait, un jour, accédé au trône, et l’aîné souriait avec indulgence aux folies du plus jeune. Et puis, il avait fallu se battre. Tous deux l’avaient fait, chacun à sa place : Théodose sous le casque d’argent des gardes de l’empereur Constantin auquel il vouait une véritable dévotion, Démétrios dans l’hôpital qu’il avait improvisé sous son propre toit pour les dizaines de blessés qui affluaient chaque jour...

La ruée des Turcs, ce triste matin du 23 avril où les Byzantins effarés s’étaient aperçus que les galères de l’ennemi flottaient à présent dans la Corne d’Or après avoir franchi une colline, était passée comme une tempête sur le palais-hôpital. Démétrios alla rejoindre les derniers combattants. Le 29 mai, près de la porte Saint-Romain, il vit tomber le Basileus[xv] qui n’avait gardé des signes extérieurs de l’empire que ses campagia de pourpre, ses brodequins ornés de l’aigle bicéphale. Il réussit à entraîner Théodose qui voulait mourir là.

Au prix de mille difficultés, les deux Lascaris réussirent à quitter la ville en feu, à trouver un bateau et à gagner Venise où la nouvelle de la catastrophe pesait comme un suaire. Tout l’Occident chrétien s’indignait, réclamait la guerre contre le sultan et plus fort, plus haut peut-être que les autres princes, le duc Philippe de Bourgogne. Théodose, qui ne rêvait que revanche, avait entraîné son aîné à la cour de Bourgogne où ils avaient reçu grand accueil. On fêtait les rescapés de Byzance, on se les disputait, surtout le plus jeune car Démétrios lui, avec sa clairvoyance, pressentait tout ce que cette agitation pouvait avoir de factice. Mais Théodose y croyait.

Il y crut plus encore lorsqu’il fut donné aux deux frères d’assister, à Lille, à la plus fabuleuse fête qui eût jamais été donnée, à celle dont l’Histoire se souviendrait sous le nom de « vœu du Faisan »...

Il s’agissait d’un antique usage : lorsque seigneurs et chevaliers s’engageaient pour une plus grande action et voulaient conférer à leur serment une importance particulière, ils aimaient à le prêter sur un oiseau noble, tel que le paon, par exemple. Au cours d’un festin solennel, l’oiseau était apporté rôti et paré de ses plumes. Un chevalier le découpait de telle façon que chacun des jureurs en reçut un morceau établissant ainsi une alliance mystérieuse entre compagnons d’armes où se retrouvaient le souvenir de la Cène et celui de la Table Ronde.

Le 17 juin 1454 vit cette fête du Faisan pour laquelle on employa les costumes et les décorations les plus magnifiques, les machineries les plus singulières. Sur un superbe oiseau portant collier d’or et de pierreries, le duc Philippe, son fils Charles, les chevaliers de la Toison d’or et les plus hauts seigneurs présents jurèrent de partir en croisade contre Mahomet II et de lui arracher Byzance...

Dès lors tout était dit pour Théodose qui pleura de joie et qui, nanti des encouragements des Bourguignons, voulut repartir toutes affaires cessantes afin d’annoncer la bonne nouvelle à ce qui restait du peuple de ses ancêtres et les préparer à la lutte. Démétrios, en proie pourtant aux pires pressentiments, repartit avec lui. Pendant des mois, ils parcoururent les terres et les îles grecques, annonçant la venue de la croisade comme un nouvel Évangile mais rien ne venait... Théodose refusait l’évidence : le vœu du Faisan n’avait été que l’occasion de fabuleuses réjouissances. Le duc Philippe ni son fils n’avaient envie de quitter ce qui était presque un royaume pour aller chercher querelle à un lointain ennemi même si, cet ennemi, ils le considéraient comme l’Antéchrist. Ils n’avaient fait que se faire plaisir à eux-mêmes en ressuscitant ainsi ces antiques traditions chevaleresques auxquelles l’un comme l’autre se proclamaient si fort attachés. Rien de plus !

De tout cela, Théodose ne croyait rien. Il avait foi en un serment solennel qui ne pouvait être violé sans manquer à l’honneur. Installé à Athènes avec son frère, il attendait la venue des croisés ; il prêchait l’espoir, la résistance.

Hélas ! Ce n’était pas la brillante armée de la croisade qu’il avait vue venir, c’était encore et toujours le Turc invincible. En 1456, Athènes tombait à son tour et Théodose avait été pris. Démétrios, occupé à soigner des blessés en un autre point de la ville, n’était pas auprès de lui mais il l’avait vu mourir et de cette mort atroce parce que, prisonnier, il continuait encore à annoncer que le Grand Duc d’Occident viendrait bientôt châtier les ennemis du Christ. Démétrios avait cru devenir fou. La nuit venue, il avait poignardé Théodose pour abréger ses souffrances puis il s’était enfui. C’est de ce jour qu’il avait cessé de croire en Dieu et qu’il s’était juré de tirer vengeance de ceux par la faute de qui son jeune frère était allé vers une fin abominable. Mais la Bourgogne était loin, elle était riche, puissante, ses princes étaient bien défendus et lui n’avait plus rien que la besace où il rangeait les quelques instruments dont il pouvait avoir besoin.

Alors, pendant des années, Démétrios s’était efforcé d’acquérir toujours plus de savoir car, de ce savoir, il espérait tirer la puissance qui lui manquait. Il l’avait cherché partout : en Egypte et dans les sables de l’Arabie, en Afrique et dans le dernier royaume maure d’Espagne, auprès des juifs de Tolède où il avait été initié à la Kabbale, dans l’université célèbre de Montpellier où demeurait le souvenir des grands Arnauld de Villeneuve et Guy de Chauliac ; il l’avait cherché aussi dans les antres noirs des sorciers et des magiciens. Il avait étudié la course des astres et leurs rapports avec la destinée humaine. Il avait développé, par le jeûne – souvent obligatoire ! – ses dons de voyance et appris, d’un médecin juif de Malte, les étranges pouvoirs d’un regard joint à une volonté inflexible. Pensant alors qu’il détenait enfin cette puissance tant désirée, il s’était embarqué, avec Esteban qui s’était attaché à lui en Castille, pour Marseille. Une tempête les avait jetés tous deux au fond du golfe de Gênes plus démunis que jamais, malades de surcroît. Un marchand les avait recueillis, réconfortés et avait appris à Démétrios qu’un sien cousin, Constantin Lascaris, célèbre grammairien, était attaché à la cour du duc de Milan. Il pourrait certainement apporter une aide à un médecin de si grande valeur.

Le cousin Constantin s’était montré aimable mais, de toute évidence, il ne souhaitait pas voir s’étoffer la famille Lascaris à Milan et il avait obtenu de son duc une belle lettre de recommandation – qu’il avait d’ailleurs écrite lui-même ! – pour Lorenzo de Médicis toujours avide d’accueillir les hommes de grande culture venus des terres grecques.

Démétrios était las. Il souhaitait un peu de repos. Il l’avait trouvé à Florence où le Magnifique l’avait traité en ami et installé selon ses souhaits et même au-delà. Dans son castello de Fiesole, l’errant se trouvait bien. Il travaillait à un ouvrage sur la circulation sanguine dans lequel il réfutait vigoureusement les théories de Galien, le tout-puissant, l’enfant chéri de l’Eglise qui avait élevé ses œuvres à la hauteur d’un article de foi. Qui n’était pas d’accord avec les idées du défunt médecin de Pergame risquait d’être accusé d’hérésie. Mais dans cette Florence tout imprégnée d’humanisme, Démétrios ne craignait pas les foudres de l’Église. Il s’adonnait avec ardeur à sa tâche de savant et, dans cette passion qui l’habitait, le goût de la vengeance s’était un peu estompé. Et puis, le même jour, il avait rencontré Fiora et cet envoyé du Téméraire dont la présence avait réveillé la vieille haine. Il avait espionné ce dernier, vu se dérouler son bref roman avec la jeune Florentine qui lui avait inspiré quelques visions.

La révélation du secret de sa naissance ne fit que confirmer ce que lui avait appris le thème astral de la jeune fille qu’il compara, poussé par l’une de ses intuitions, à celui de Charles de Bourgogne. Il comprit alors qu’il tenait peut-être avec elle l’arme qu’il n’espérait plus trouver. Et il s’était attaché à la sauver coûte que coûte.

Le cri perçant d’un freux qui s’envolait d’un buisson tira Démétrios de son amère songerie. Il se secoua, vit qu’il était à présent sur la route et que les portes de la ville étaient déjà loin derrière lui. La nuit s’annonçait dans les derniers reflets mauves et orangés du soleil. Le médecin pressa un peu sa monture. Il avait hâte à présent de rentrer chez lui car il n’avait pas pris de repos depuis au moins trente-six heures.

Il trouva Fiora sous la vigne de la terrasse. Elle portait une tunique de soie pourpre appartenant à Samia et Démétrios en conclut qu’il faudrait lui procurer quelques habits, tout en constatant malgré tout que ce simple vêtement convenait à merveille à sa beauté pure. Avec ses cheveux simplement relevés d’un ruban, elle ressemblait à une jeune Grecque.

Esteban était assis près d’elle et semblait sous le charme. Il est vrai que la jeune femme s’entretenait avec lui en castillan et que l’ancien batteur d’estrade était sensible à tout ce qui lui rappelait un pays qu’il aimait en dépit de ce qu’il y avait souffert. En s’approchant, Démétrios comprit aux paroles échangées et aux larmes qui brillaient dans les yeux de Fiora qu’Esteban rendait compte de sa mission chez Pippa et que cette mission devait se solder par un échec.

– Tu ne l’as pas ramenée ? demanda-t-il. La Virago a refusé ? Je t’avais pourtant dit ce qu’il fallait faire.

– La Virago n’a rien refusé du tout. Elle m’aurait même donné son âme si je la lui avais demandée tant elle avait envie de ce que j’offrais mais la fille Tartare n’est plus chez elle. Le client avec qui elle a passé la nuit en est tombé amoureux au point d’avoir voulu à tout prix l’acheter. Comme il donnait une belle somme, Pippa s’est laissé convaincre. D’autant plus facilement qu’elle ne tenait plus guère à garder un témoin si compromettant...

– Elle avait parlé d’un étranger, dit Fiora. A-t-elle au moins dit son nom et où il allait ?

– A Rome, mais elle ne connaît pas son nom. Elle sait seulement que c’est un médecin qu’elle appelait ser Sebastiano... Elle a dit aussi... que la fille semblait heureuse de partir avec cet homme qui est jeune... et pas laid !

Fiora ne dit plus rien. Elle se sentait désorientée... Se pouvait-il que Khatoun eût trouvé le bonheur dans un endroit tel que la maison de Pippa ? Ou bien, se croyant abandonnée par Fiora, avait-elle choisi délibérément la première planche de salut qui s’offrait à elle ?

– De toute façon, soupira Démétrios qui avait suivi le cheminement de sa pensée, il nous est impossible de nous lancer à sa poursuite. Et puis, si elle était consentante, pourquoi ne pas lui laisser une chance d’être heureuse ?

– Peut-on faire confiance au récit d’une femme comme la Pippa ? demanda Fiora.

– Pourquoi pas ? Elle n’avait aucune raison de mentir dès l’instant où on lui offrait de l’or. Allons souper à présent ! Je suis... très las.

Trop las même pour raconter, dès ce soir, à Fiora ce qui s’était passé entre Marino Betti et Esteban. Cela pouvait vraiment attendre... Il y avait longtemps qu’il ne s’était senti aussi fatigué. Pour la première fois, il pensa qu’il n’était plus jeune...

Fiora, elle, resta longtemps au jardin. Ayant dormi une partie de la journée, elle n’avait pas sommeil et la nuit était magnifique. Elle regarda longuement les étoiles, ces étoiles dont Démétrios connaissait le langage mais qui, pour son ignorance, n’étaient qu’un merveilleux spectacle. Elle eût aimé pourtant savoir laquelle était la sienne... et si elle rejoindrait un jour celle de cette petite Khatoun, sa dernière amie, dont, l’ayant perdue, elle sentait combien elle lui était devenue chère.

CHAPITRE X

DESCENTE AUX ENFERS

– Que vas-tu faire de moi ? demanda Fiora. Occupé à écrire, assis devant une grande table chargée de volumes plus ou moins poussiéreux, de papiers couverts de chiffres et de dessins étranges, Démétrios leva les yeux, et regarda la jeune femme.

– Tu t’ennuies déjà ?

– Non. Et, je ne voudrais pas te paraître ingrate mais je ne peux pas rester indéfiniment assise dans ton jardin à regarder voler les oiseaux ou dans ta cuisine à observer Samia tandis qu’elle prépare les repas. J’ai besoin de faire quelque chose. Ne fût-ce que pour essayer d’oublier que, de tous ceux que j’aime, il ne me reste personne.

– Hier, fit Démétrios avec un soupir, j’ai posé au seigneur Lorenzo la question que tu viens de formuler.

– Et qu’a-t-il répondu ?

– Que tu ne bouges surtout d’ici sous aucun prétexte et que tu ne te laisses voir par personne du pays.

Fiora haussa les épaules avec agacement. Ne rien faire... attendre ! Alors qu’elle brûlait de se lancer sur la trace de ses ennemis, d’attaquer à son tour...

– Souviens-toi de tes paroles ! Ne m’as-tu pas promis de me donner les armes qui me manquent pour venger les miens ?

– Je te l’ai promis et je tiendrai parole. Mais sache ceci : la première de ces armes, c’est la patience. J’ai peur que tu n’aies beaucoup de peine à l’apprendre et c’est normal : tu es jeune, impulsive. Tu ressembles à un oiseau que l’on vient d’installer dans une cage pour le mettre à l’abri du chat qui le guette. Il ne comprend pas et vole de tous les côtés mais ne réussit qu’à se blesser aux barreaux de la cage. Toi tu sais que tu es en danger. Alors laisse aux esprits le temps de se calmer !

– Et à Hieronyma le temps de triompher ?

– Pourquoi pas ? Rien de plus dangereux que le triomphe ! Il rend aveugle, il émousse les facultés, relâche les défenses, endort dans une sécurité trompeuse... Laisse cette femme se croire victorieuse et sûre de l’impunité ! Tu ne l’atteindras que plus aisément. Elle est déjà atteinte, même si elle l’ignore encore puisqu’elle a perdu son fils... Mais c’est cela la patience : attendre ! Savoir attendre dans l’ombre, dans la nuit, dans la ruelle. Moi il y a bientôt vingt ans que j’attends !

– Et quoi donc ?

– La même chose que toi : une vengeance ! Tu m’as demandé pourquoi je m’intéressais à toi depuis que je t’ai rencontrée et pourquoi je t’ai, tout de suite, proposé mon aide ? Tu t’es imaginé peut-être que j’avais des intentions équivoques, que ta beauté m’attirait ?

– Je n’ai jamais rien imaginé de tel ! fit Fiora en haussant les épaules.

– Et tu as eu raison. Je n’éprouve rien pour toi : ni désir ni amour. Peut-être, à présent, un peu d’amitié parce que tu es courageuse. Non, je t’ai offert mon aide parce que je savais que tu allais en avoir besoin mais avec l’arrière-pensée d’obtenir ensuite ton assistance pour mes propres projets. Les astres m’ont dit que cela était possible.

– Les astres ? S’occupent-ils à ce point des humains ?

– Ils ne s’en occupent pas mais ils sont et leurs positions au moment de la naissance, leurs évolutions permettent aux initiés de lire bien des choses dans ce grand livre qu’est le ciel. Tiens !

Démétrios fouilla dans une armoire placée derrière le dossier de sa cathèdre et en tira des rouleaux de parchemin. Il en déroula deux qu’il fixa sur la table avec divers objets :

– Voici mon thème astral et voici le tien. J’ai eu beaucoup de mal à obtenir la date exacte de ta naissance et il m’a été impossible d’en découvrir l’heure, bien entendu. C’est pourquoi ton horoscope est incomplet et un peu vague mais les lignes essentielles y sont. Et j’y trouve certaines concordances avec le mien. Nos destinées s’unissent pendant un certain laps de temps...

– Et celui-là ? dit Fiora en désignant le troisième parchemin encore enroulé sous son ruban rouge :

– Nous y viendrons plus tard, si tu le veux bien. A présent... toujours si tu le veux bien et puisque tu n’as rien à faire, ajouta le Grec avec un de ses rares sourires, je désire te raconter une histoire ; mon histoire ! Ensuite tu me diras si tu acceptes de souscrire au pacte que je t’offrirai.

– Et si je n’accepte pas ?

Démétrios considéra un instant la jeune femme puis sourit à nouveau :

– Pour le simple plaisir de refuser, n’est-ce pas ? Cela m’étonnerait mais si cela était, tu resterais ici le temps qui te plairait puis je te remettrais un peu d’argent, un cheval et j’ouvrirais la porte devant toi pour que tu ailles où bon te semblerait.

Fiora débarrassa un escabeau des livres qui l’occupaient et s’assit :

– J’ai toujours aimé les histoires, dit-elle simplement. Je t’écoute !

Démétrios reprit place sur son siège, s’appuya sur les accoudoirs et ferma les yeux :

– Je n’ai pas toujours été cet oiseau de nuit que je suis devenu et qui fait peur aux petits enfants... et à d’autres. J’ai été jeune, riche, prince car les Lascaris ont régné sur Byzance. J’avais un palais, comme toi, et j’avais un jeune frère...

Et devant les yeux, d’abord froids et indifférents puis de plus en plus attentifs de la jeune femme, Démétrios déroula sa vie comme une longue tapisserie à personnages. Sa voix profonde possédait une étonnante puissance d’évocation et sa jeune auditrice oublia bientôt le décor qui l’entourait, la grande pièce aux murs blanchis à la chaux avec ses armoires de bois sombres, le fourneau en terre réfractaire qui en occupait un coin sous une sorte d’entonnoir renversé de tôle noircie, le grand soufflet en peau de chèvre et les rayonnages où s’alignaient des pots d’apothicaires, des paquets d’herbes sèches et tout un fatras de cornues, de fioles et de mortiers. A leur place, elle vit Byzance, d’azur et d’or, posée comme un joyau sur le Bosphore et la Corne d’Or, agrafe précieuse entre l’Europe et l’Asie, elle vit les voiles rouges du sultan infidèle, et puis la guerre, le sang, le massacre. Elle vit Théodose qui lui sembla un héros selon son cœur avec son courage et sa folie. Elle vit le faste délirant de la fête du Faisan et, dressés sur cette toile de fond scintillante, les visages de deux hommes qu’elle avait déjà appris à détester : le duc Philippe et son fils Charles, cet homme qui ignorait la pitié, ce chevalier qui n’accomplissait pas ses vœux, ce prince enfin pour les armes duquel Philippe l’avait cueillie et rejetée...

Mais autant le conteur avait mis de flamme et de couleur pour faire vivre son récit jusqu’à la mort de Théodose, autant il se montra concis pour les événements de sa propre vie qu’il résuma en quelques phrases. Ce qu’avaient été ses études, ses découvertes et ceux auxquels il les devait, il n’en parla pas. C’était son domaine réservé et il n’entendait pas laisser Fiora y pénétrer. Celle-ci d’ailleurs ne posa pas de questions. Quand Démétrios se tut, elle se contenta de désigner du doigt le rouleau de parchemin qu’il n’avait pas ouvert.

– Cet horoscope, c’est celui du duc de Bourgogne, n’est-ce pas ?

– Tu es intelligente. Je n’en ai jamais douté.

– Et ce pacte dont tu parlais tout à l’heure ?

– Je crois que tu as déjà compris : je t’aiderai dans ta vengeance si tu m’aides dans la mienne.

– D’autant plus volontiers que j’ai, moi aussi, un compte à régler avec celui que l’on appelle le Téméraire. Mais je t’avoue que je ne vois pas très bien comment cela sera possible ?

– Et pourtant cela sera ! J’en ai eu la certitude quand j’ai vu l’envoyé de Bourgogne se diriger vers toi, te rechercher et enfin t’épouser...

– Ne me parle pas de lui ! s’écria Fiora prise d’une colère subite.

– Et pourtant, il faudra en parler. Tu es, bien réellement, la dame de Selongey, sa femme, et il faudra bien qu’il t’accueille. Mais laissons cela pour le moment. Acceptes-tu le traité que je t’offre ?

– D’autant plus volontiers que tu en as déjà accompli une part. N’as-tu pas tué Pietro ? Dois-je écrire mon engagement sous ta dictée ?

– Non. Le lien du sang me paraît plus solide qu’un chiffon de papier. Il fera de toi ma sœur, une sœur que je saurai rendre redoutable, je t’en fais le serment.

Les yeux noirs et les yeux gris se croisèrent comme deux mains qui se serrent.

– J’accepte ! dit Fiora.

Démétrios tira le stylet pendu à sa ceinture dans une gaine de cuir.

– Donne-moi ta main gauche !

La jeune femme obéit. D’un coup léger, le médecin lui fit, au poignet, une petite blessure où le sang perla. Puis, il entailla son bras droit et appliqua les deux estafilades l’une sur l’autre.

– Nos sangs se sont mêlés, dit-il. Désormais nous sommes unis dans le bien comme dans le mal !

Cherchant un flacon, il en fit couler quelques gouttes sur le poignet de Fiora. Le sang s’arrêta. Il fit de même pour lui. Fiora regardait, fascinée :

– M’apprendras-tu certains de tes secrets ? demanda-t-elle.

– Je t’apprendrai beaucoup de choses. L’art des philtres qui enchaînent et des poisons qui tuent, l’art de lire un caractère sur les traits d’un visage, l’art de...

– Je t’arrête ! Pourquoi les poisons ?

– Cela peut être fort utile...

– Pas à moi ! Connaître les drogues qui procurent le sommeil, oui, pas le poison. Je préfère d’autres armes : celles des hommes par exemple. Je suis bonne cavalière, je crois, mais j’aimerais savoir tirer l’épée, me servir d’une dague...

Pour la première fois, Fiora entendit rire Démétrios :

– Cela, c’est le domaine d’Esteban. Il y est d’une extrême habileté et il se fera un plaisir de t’enseigner : je crois que tu l’as séduit...

En vertu de l’adage qui veut que lorsque l’on parle du loup on en voie les oreilles, le personnage en question entra brusquement dans le cabinet...

– Maître ! Il y a deux moines qui viennent ici !

– Des moines ? De quelle sorte ?

– D’après leurs robes, ce sont des frères prêcheurs, comme ceux de là-haut, expliqua Esteban avec un mouvement de tête qui désignait approximativement la direction du couvent où Fiora s’était mariée...

– Ils ont dû se tromper de route. Va au-devant d’eux et remets-les dans le bon chemin ! De toute façon, je vais aller voir.

Démétrios quitta la pièce sur les talons de son serviteur et Fiora suivit jusqu’à la salle d’entrée. Par la porte ouverte, elle aperçut dans la lumière rouge du soleil couchant et, au milieu de l’allée de cyprès deux moines qui, le capuchon sur le nez, s’avançaient au pas paisible de leurs mules. L’un des moines était mince mais l’autre, celui qui marchait en tête, devait être gras à souhait car son froc était beaucoup plus rempli que celui de son compagnon. Fiora vit Esteban courir à leur rencontre en faisant de grands gestes pour expliquer à ces voyageurs qu’ils se trompaient de chemin mais les moines refusèrent de le rebrousser. Après avoir échangé quelques mots, tout le monde se remit en marche en direction de la maison.

– Cache-toi ! ordonna Démétrios à la jeune femme. Je vais voir ce que l’on nous veut.

A regret, Fiora se retira dans la cour intérieure mais de façon à garder un œil sur ce qui se passait devant la maison. Démétrios aborda les deux cavaliers qui, à sa vue, relevèrent leur capuchon... Avec un cri de joie, Fiora, oubliant toute prudence, s’élança à son tour : le gros moine c’était Colomba et l’autre c’était Léonarde...

Riant et pleurant tout à la fois, elle tomba dans les bras de sa vieille gouvernante qui s’était vivement laissée glisser à terre pour la recevoir. Les deux femmes s’étreignirent au seuil de la porte sans paraître s’apercevoir des efforts de Démétrios qui les poussait à l’intérieur...

– Vous ? balbutiait Fiora retrouvant automatiquement la langue française, vous, ma Léonarde ? Je n’espérais plus vous revoir... Je craignais... je croyais... oh ! mon Dieu ! Je dis n’importe quoi ! fit-elle en s’écartant pour mieux regarder celle qui lui revenait. Mais par quel miracle ?

– Pas de miracle, donna Fiora, zozota Colomba, simplement des précautions ! Dès le lendemain de ton emprisonnement à Santa Lucia – la pauvre ! En voilà une qui est mal servie ! Il faudra que je lui brûle quelques cierges ! – qu’est-ce que je disais ? Ah oui ! ... Dès le lendemain donc, nous sommes allées chez toi avec donna Chiara et nous avons emmené donna Léonarda. Nous savions qu’il lui arriverait malheur si elle restait seule au palais. Les domestiques étaient tous morts de peur... et d’ailleurs nous avons eu raison. Quand on pense à ce qui s’est passé ! Ces soldats abominables, cette belle demeure mise à sac ! Il y a vraiment des gens qui ne craignent ni Dieu ni diable !

Lorsque Colomba était lancée, il était aussi difficile de l’arrêter que de retenir le flot tumultueux d’un torrent. Mais Fiora, cette fois, l’écoutait avec ravissement, guettant le court silence qui lui permettrait d’exprimer sa gratitude. Elle tenait Léonarde par un bras comme si elle craignait de la voir disparaître tout à coup. La vieille demoiselle cependant la considérait avec stupeur :

– Mais comme nous voilà vêtue, mon ange ? dit-elle enfin. Cette chose rouge... alors que vous êtes en grand deuil ?

– Cette tunique appartient à Samia, la servante de Démétrios. Je n’ai rien d’autre à me mettre. Ma robe noire est restée au couvent...

– Donna Chiara y a pensé, reprit Colomba. Nous avons avec nous une mule chargée de vêtements pour toi et Léonarda et de quelques petites choses que nous avons pu emporter. Poveretta ! Tant de malheurs à la fois ! On ne t’a même pas laissé pleurer tranquille... Et maintenant, on va te faire pleurer encore-Quelque chose de glacé coula sur la joie de Fiora, sans réussir à l’éteindre tout à fait mais en faisant renaître cette angoisse qui avait été sa compagne durant tous ces jours passés. Son regard chercha celui de Démétrios comme pour lui demander secours. Cependant Léonarde réprimandait son amie :

– Faut-il parler déjà de cela ? Nous venons à peine d’arriver...

– Et vous avez besoin de prendre du repos et de la nourriture, enchaîna le médecin. Venez dans la cuisine ! L’heure du repas approche et Samia ajoutera ce qu’il faut. Esteban va mettre vos mules à l’écurie car je ne pense pas que tu redescendes ce soir, donna Colomba ? Ce ne serait pas prudent et puis les portes de la ville seront fermées dans quelques instants...

Ce flot de paroles tellement inhabituel chez Démétrios réussit à réduire l’excellente femme au silence. Elle marmotta que donna Chiara ne l’attendait que le lendemain et qu’elle serait contente de manger un petit quelque chose.

Le médecin poussa tout le monde dans la cuisine : Samia, prévenue par Esteban, s’activait, mettait deux poulets à la broche et commençait à tailler d’épaisses tranches dans un jambon qu’elle avait décroché d’une solive. Colomba considéra tous ces préparatifs avec satisfaction et s’installa même auprès du feu en proposant de tourner la broche si l’on voulait bien lui donner un doigt de quelque chose « d’un peu réconfortant » car le pas de sa mule lui avait donné mal au cœur. Démétrios se hâta de la satisfaire en allant décrocher une fiasque enveloppée d’un tressage d’osier qu’il laissa d’ailleurs sur la table après que sa replète visiteuse eut avalé d’un trait un demi-gobelet de grappa... Il disposa même d’autres gobelets en proposant à Léonarde de goûter au réconfortant breuvage. La pauvre femme montrait, en effet, une mine défaite et des yeux rougis par des larmes récentes, ce dont, dans la joie des retrouvailles, personne ne s’était encore avisé. Elle refusa ;

– Tout à l’heure, peut-être. Ce que j’ai à dire est tellement affreux ! Fiora, elle aussi, pourrait en avoir besoin...

– Mais enfin, interrogea la jeune femme, que s’est-il passé ?

– Une horreur qui n’a de nom dans aucune langue, mon agneau. Je n’aurais jamais cru les gens d’ici capables d’une telle infamie, d’un sacrilège aussi abominable—

En quelques phrases rapides qu’elle semblait cracher de peur que les mots n’empoisonnassent sa bouche, elle raconta. Ce matin, en entrant dans l’église d’Orsanmichele pour préparer l’autel à la première messe, le sacristain avait découvert un spectacle qui l’avait jeté dans la rue, hurlant de terreur : la tombe encore fraîche de Francesco Beltrami avait été ouverte. Des mains criminelles en avaient tiré le corps qui avait été coupé en quartiers et abandonné là sans même essayer de dissimuler si peu que ce soit l’abominable ouvrage...

Blanche jusqu’aux lèvres et les yeux pleins d’épouvante, Fiora s’était dressée :

– Pourquoi ? ... mais pourquoi ?

– Pour prendre le cœur, répondit Colomba. C’est une vieille idée de par ici : afin d’empêcher le fantôme d’un mort de venir troubler les nuits des vivants, on fait ça. J’ai expliqué à Léonarda : il faut brûler le cœur et jeter les cendres au vent... C’est sûrement l’assassin qui l’a pris.

Cela ne faisait aucun doute pour Démétrios qui se souvenait de la menace dont Esteban avait couvert la fuite de Marino Betti à la taverne... Mais voyant que Fiora tremblait de tous ses membres, il la fit asseoir doucement et l’obligea à absorber un peu de grappa.

– A-t-on trouvé des cendres dans l’église ? demanda-t-il.

– Non, répondit Colomba, l’homme a dû avoir peur d’être découvert s’il faisait du feu dans l’église. Il l’a emporté. Mais la ville est sens dessus dessous et, comme on ne sait pas à qui s’en prendre, on court dans tous les sens en criant « à mort ! » sans bien savoir pourquoi.

– Il n’y a pourtant aucun mystère dans cette abomination, dit Démétrios. Le meurtrier de ser Francesco craignait pour la tranquillité de ses nuits...

– Mais personne ne sait qui il est ? fit Léonarde cependant que Fiora levait sur le Grec un regard plein de reproches.

– Je croyais que le couteau devait te parler ? Tu avais promis de retrouver l’assassin de mon père.

– Je l’ai retrouvé. Ou plutôt Esteban l’a retrouvé pour moi. Si je ne te l’ai pas encore dit c’est parce que je voulais que tu prennes ici les quelques jours de repos dont tu as le plus grand besoin...

– Je me suis assez reposée ! Qui est-ce ?

– Qui veux-tu que ce soit ? Marino Betti, bien sûr. Il a tué sur l’ordre de la dame Pazzi.

Et il raconta comment Esteban avait, dans la taverne du fleuve, acquis la certitude de la culpabilité de l’intendant. Aussitôt, la décision de Fiora fut prise.

– Donnez-moi cette robe de moine, chère Léonarde, ordonna-t-elle et toi Démétrios, donne-moi une arme et un cheval ! Notre domaine n’est qu’à une petite lieue d’ici et je ne veux pas que ce misérable qui craint tant les fantômes, voie se lever une autre aurore !

– Doucement ! fit Démétrios en appuyant sa main sur l’épaule de la jeune femme. Il faut à ce genre d’affaire un peu de préparation. L’homme est plus fort que toi. As-tu envie de mourir cette nuit, toi aussi ? Montughi est tout près de la ville. S’il y a eu tant de vacarme, ce Marino doit en être informé. Gomme il a peur, il se tient sur ses gardes. Peut-être même se cache-t-il ?

– Eh bien, il faudra le trouver. Sinon lui, du moins sa complice qui est plus criminelle encore que lui. Je veux y aller !

– Nous irons, toi, moi et Esteban, mais seulement la nuit prochaine.

Léonarde prit Fiora dans ses bras, non sans peine car elle était raide comme une planche :

– C’est la sagesse qui parle par sa voix. Écoutez-le, mon ange, et accordez-moi ce soir où nous nous sommes retrouvées. Tout a été fait pour votre pauvre père sur l’ordre de monseigneur Lorenzo. Le corps à nouveau bénit et encensé a été remis au tombeau. Des gardes veillent même autour de l’église profanée que l’évêque viendra purifier demain. La colère gronde chez ceux de Calimala dont elle est le sanctuaire. Je suis sûre que si monseigneur Lorenzo savait qui a tué notre bon maître...

– Il le sait, coupa Démétrios. Je le lui ai dit hier... Il s’approcha de Fiora qui, dans les bras de Léonarde, demeurait aussi rigide qu’une statue. Elle semblait ne rien voir, ne rien entendre, plongée par l’horreur de ce qu’elle venait d’entendre dans une sorte de transe. Il se pencha vers elle et, plongeant son regard dans celui de la jeune femme, il prit sa tête entre ses deux mains, les pouces sur le front et se mit à masser doucement ce front, ces tempes en murmurant quelques paroles que personne ne comprit. Puis, doucement, il ajouta :

– Reviens à toi, Fiora ! Reviens à nous ! Laisse ton corps se détendre et s’apaiser ! Apaise aussi cette flamme qui te brûle ! Demain, je te mènerai vers ton ennemi et il devra payer pour ses crimes... Demain, Fiora, demain...

Un long frisson parcourut le corps de la jeune femme et la vie revint dans son regard :

– Demain... murmura-t-elle.

Puis, sans transition, elle s’écroula dans les bras de Léonarde, secouée de sanglots et pleurant comme une fontaine.

– Laisse-la pleurer autant qu’elle voudra, dit Démétrios, les larmes vont emporter la menace qui vient de peser sur elle.

– Quelle menace ? demanda Léonarde à voix basse...

– La folie ! Elle en a trop enduré... Il serait temps que cela s’arrête...

Le lendemain, à la nuit tombée, trois cavaliers quittaient le castello, bottés et armés. Démétrios avait abandonné ses longues robes pour des chausses collantes et un pourpoint noir. Quant à Fiora, elle avait découvert avec surprise parmi les vêtements que son amie Chiara lui avait envoyés, un costume de garçon d’un joyeux vert feuille sur lequel était épingle un morceau de papier portant ces simples mots : « Tu pourrais en avoir besoin ! Je t’aime bien... ». Et, en les endossant, ce soir, elle avait rendu grâces, de tout son cœur, à la prévoyance dictée par sa sincère amitié à cette tête folle de Chiara...

Fiora allait en tête car elle connaissait par cœur le chemin qui, à travers les collines et la vallée du Mugnone que l’on traversa près de la Badia allait, en quatre lieues environ, de la villa de Fiesole au domaine agricole que dirigeait Marino. Cette nuit d’avril était belle et douce. Toutes les étoiles étaient présentes et enveloppaient la campagne d’un somptueux manteau de velours bleu piqué d’une multitude de petits diamants. Cela sentait le lilas et le pin, la terre encore humide d’une petite pluie brève qui était venue en fin de journée. Par endroits et selon les caprices du chemin, elle apercevait les murailles de Florence où brûlaient les pots à feu des sentinelles, les campaniles et les dômes qui semblaient faire sourdre leur propre lumière. La ville se rapprochait à mesure que l’on avançait, mais après un détour de la route, on ne la vit plus.

A quelque distance du hameau de la Pietra où tout dormait, Fiora engagea sa monture dans un chemin qui s’enfonçait entre deux haies d’arbustes et le suivit pendant quelques minutes jusqu’à ce que se dessine dans la nuit la silhouette noire de grands bâtiments de ferme précédés d’un immense pin dont la large cime étalait une tache d’encre sur le ciel. La jeune femme les désigna du bout de sa houssine :

– Nous y sommes, chuchota-t-elle. Tout doit dormir. On ne voit aucune lumière.

– Laissons tout de même les chevaux ici, fit Esteban qui commandait l’expédition ayant davantage l’habitude des coups de main que son maître. Celui-ci approuva silencieusement.

Les trois cavaliers mirent pied à terre, attachèrent leurs montures à un arbre puis s’avancèrent en faisant le moins de bruit possible. Le chemin sablé leur facilitait d’ailleurs la tâche :

– Il n’y a pas de chiens ? demanda Démétrios.

– Si, répondit Fiora, mais ils sont dans la cour de la ferme et d’ailleurs ils me connaissent...

– Je ne m’y fierais pas, à ta place. Tu portes des vêtements dont ils n’ont pas l’habitude. Quant à nous, ils ne nous connaissent pas du tout... Mais rassure-toi, j’ai ce qu’il nous faut.

– C’est tout de même étrange, reprit la jeune femme, un instant plus tard. Si peu de bruit que nous fassions, ils devraient nous entendre. Or, ils n’aboient pas... Et, regardez ! Le portail est grand ouvert !

En effet, la double porte qui défendait l’accès de la propriété béait largement, laissant apercevoir une grande cour vide et au bout, une maison basse dont la porte était ouverte elle aussi et qui ne montrait aucun signe de vie.

– Mais on dirait qu’il n’y a personne ? souffla Fiora. Où sont les chiens et...

Soudain Esteban, qui avait pris la tête, fit volte-face, revint vers Fiora et se plaça devant elle, les bras écartés pour lui interdire d’avancer :

– Ramène-la aux chevaux, maître ! Je viens d’apercevoir quelque chose qui n’est pas fait pour les yeux d’une jeune dame...

– Quoi que ce soit, je veux le voir, protesta celle-ci. Tu oublies que nous sommes ici chez l’assassin de mon père et que je suis venue pour le tuer de ma main.

– Tu n’auras pas cette peine : c’est déjà fait ! Je me disais aussi que cette odeur n’était pas naturelle même aux abords d’une ferme.

En effet, depuis un moment, des effluves fades et écœurants chassaient le parfum frais de la campagne. Esteban s’écarta, à regret, puis tendit le bras vers le grand pin qui ombrageait l’entrée du domaine. A l’une de ses branches basses pendait un fruit abominable : le corps éventré de Marino Betti. L’odeur était celle du sang et de la mort.

A l’inverse de ce qu’Esteban avait craint, Fiora regarda sans faiblir l’affreux cadavre. Son bourreau l’avait ouvert du sternum au bas ventre et d’une hanche à l’autre. Les entrailles pendaient. En outre, on lui avait coupé le poing droit... Démétrios tira de sa poche un briquet et une sorte de rat-de-cave et battit l’un pour enflammer l’autre mais ordonna à Esteban :

– Emmène-la à présent ! Elle en a assez vu mais moi, il y a certaines choses que je désire examiner...

Contrairement à ce qu’il appréhendait, Fiora se laissa emmener sans résistance. En face de cette justice barbare, elle avait éprouvé une poussée de joie sauvage mais incomplète : la main qui avait frappé son père avait été abattue mais la tête restait. Néanmoins, elle ressentait une sorte de soulagement bien naturel. N’ayant jamais tué personne jusqu’à présent, elle se méfiait d’elle-même et elle avait craint, durant tout le chemin, de faiblir au moment de frapper. Grâce à Dieu, Marino avait trouvé son châtiment sans qu’elle eût à se salir les mains mais peut-être la Providence ne ferait-elle pas toujours la besogne à sa place ? Il allait falloir faire en sorte, à l’avenir, d’être certaine de ne jamais céder à sa naturelle sensibilité de femme.

– Eh bien ? demanda-t-elle quand Démétrios les rejoignit en achevant d’essuyer ses doigts à son mouchoir. Qu’as-tu découvert ?

– L’homme a été torturé, dit-il. On lui a brûlé les pieds. En outre on lui a enlevé le cœur.

– Dès l’instant où je n’y suis pour rien, je me demande qui a bien pu faire ça ? fit Esteban. On dirait le travail d’un boucher ou d’un chirurgien tant les incisions sont nettes...

– Ou de n’importe quel homme habitué à manier des armes ! coupa Fiora. Qu’est-il besoin de chercher tant de détails ? La justice de Dieu a frappé, voilà tout !

– Tu n’es pas curieuse, remarqua Démétrios. Je pencherais plutôt pour la justice de Lorenzo de Médicis. Une justice discrète mais assez dans sa manière quand il ne peut pas faire autrement. Son capitaine, Savaglio, ne connaît ni hésitation ni pitié quand il s’agit du service de son maître. En outre, comme tu l’as dit, Fiora, il manie les armes en virtuose. Oui, ce pourrait être cela... s’il n’y avait ce cœur arraché ?

– N’a-t-il pas arraché celui de mon père ? C’est justice,

il me semble ?

– Peut-être... mais en ce cas, on n’avait aucune raison de le conserver or je n’en ai pas trouvé trace. Il est vrai que Marino a dû être tué la nuit dernière, que des chiens ont pu passer par là... Personne ne pourra nous renseigner. Il n’y a plus âme qui vive dans cette ferme. La terreur a fait fuir tout le monde...

Le médecin pensait tout haut, sans plus s’occuper de ses compagnons :

– Oui... c’est sans doute cela, poursuivit-il. A moins encore que Savaglio, si c’est lui, n’ait voulu rapporter à son maître cette preuve de l’exécution ? C’est encore possible, bien sûr... pourtant je n’arrive pas à y croire.

– Pourquoi ? demanda Fiora impatientée par ces cogitations pour elle sans objet...

– Parce que nous sommes le 28 avril...

– Et alors ?

– Après-demain ce sera le 30.

– C’est l’évidence même. Mais encore ?

– Sache ceci : la nuit qui va du dernier jour d’avril au premier jour de mai est une grande nuit pour les sorciers de tous les pays. En Allemagne, dans les montagnes du Harz où se tient le grand sabbat, on l’appelle Walpurgisnacht, la nuit de Walpurgis. Après-demain, les sorciers de Norcia seront au rendez-vous... et aussi ceux de Fontelucente !

– Je ne vois toujours pas le rapport avec ce que nous venons de voir ?

Sans répondre, Démétrios se dirigea vers son cheval, le fit tourner et se hissa en selle. Puis attendit que les autres le rejoignissent.

– J’ai toujours été curieux de nature, dit-il tranquillement. Et quelque chose me dit qu’il sera peut-être intéressant de savoir ce qui se passera cette nuit-là...

L’aube n’était plus très éloignée quand on rentra au castello. Léonarde, qui partageait le lit de Fiora et n’avait pu trouver le sommeil, attendait, penchée à la fenêtre. Mais ses yeux seuls interrogèrent la jeune femme quand elle entra dans la chambre en ôtant le chaperon à la mode française qui dissimulait ses cheveux et le jeta sur un coffre. Depuis que son « enfant » l’avait quittée en annonçant son intention de tuer Marino Betti, la pauvre femme ne vivait plus... Fiora eut pour elle un demi-sourire :

– Quand nous sommes arrivés, il était déjà mort, dit-elle. Je n’y suis pour rien...

– Dieu soit loué ! Je ne supportais pas l’idée que vous, mon ange, puissiez...

– Léonarde ! Léonarde ! je vous en prie... Il faut que vous compreniez que rien n’est plus comme avant et ne le sera jamais plus. Vous savez à présent ce qui s’est passé depuis que nous nous sommes quittées. Je ne suis plus cette innocente Fiora que vous avez bercée et regardé grandir. Je suis une autre... une autre qu’à dire vrai je ne connais pas encore très bien et qui peut-être, un jour prochain, vous fera horreur.

– Jamais ! jamais, quoi que vous fassiez ! Vous êtes l’enfant de mon cœur et rien ni personne... pas même vous, n’y pourra changer quoi que ce soit. Songez seulement que la vengeance, si elle a quelque chose de grisant, laisse toujours un goût amer et que Dieu...

– Ne me parlez pas de Dieu ! Ne m’en parlez plus jamais ! s’écria Fiora. Il ne cesse de frapper sur moi à coups redoublés alors que je n’ai jamais commis le mal. Il me traite en ennemie, en réprouvée ! Qu’est-ce que tous ces crimes, toutes ces abominations qui ne cessent de s’étaler devant moi ? La volonté de Dieu ? Je le croyais bon et miséricordieux...

– N’a-t-il pas lui-même accepté la souffrance en permettant que son fils endure le supplice de la croix ? dit Léonarde avec une grande tristesse.

– La souffrance d’un dieu est-elle la même que celle d’un homme ou d’une femme ? Peut-il seulement être atteint par la douleur, lui qui est immensité ? Non, Léonarde : je vous en prie, laissez-moi à la tâche que je me suis donnée et ne me parlez plus de Dieu !

– Comme vous voudrez ! Mais vous ne m’empêcherez pas de Lui parler de vous...

Le surlendemain, quand Démétrios, après le souper, se prépara pour se rendre chez les sorciers, Fiora lui déclara qu’elle entendait l’accompagner. Il lui jeta alors un regard oblique :

– Je ne suis pas certain que ce soit un spectacle pour toi. Il s’y passe des choses déplaisantes et, en outre, c’est dangereux.

– Cesse de vouloir épargner mes yeux ! Ou de faire semblant. Quand tu as parlé de cette réunion, tu savais très bien que j’irais avec toi.

– Oui... oui, je le savais mais je regrette à présent de t’en avoir parlé. Ne vaudrait-il pas mieux t’arrêter un moment et ne pas poursuivre jusqu’au fond cette descente aux Enfers que tu as commencée ? Je voudrais que tu t’épargnes toi-même...

– C’est le premier pas qui coûte. Je verrai au moins si Dante a raison qui, dans son enfer, montre les sorciers la tête tordue en arrière de façon que leurs larmes coulent sur leur dos...

Fontelucente jouissait d’une détestable réputation. C’était, de notoriété et de terreur publiques, le plus fier repaire de sorciers de toute la Toscane. Il y avait là des amoncellements rocheux, une grotte et des cabanes où vivaient des créatures qui n’avaient d’humain que la forme extérieure. C’étaient pour la plupart des malheureux réduits par la misère, la maladie ou la bêtise des gens à une forme quasi larvaire et qui avaient puisé, dans leur dénuement et dans la nature environnante de bizarres recettes. Chassés, traqués de partout, ils se détournaient du ciel et d’une miséricorde à laquelle ils ne croyaient plus pour tenter d’entretenir, avec les puissances infernales, un commerce qui les vengeât et leur permît de semer une peur qui les protégeait. Ils y réussissaient parfaitement et la crainte qu’ils inspiraient avec leurs incantations et leur magie était telle que le désert s’était fait autour de ce lieu, riant et fertile, mais que l’on disait maudit. Pourtant, une source pure, une source brillante prenait naissance à cet endroit, entretenant une végétation épaisse et variée mais il suffisait que cette eau prît naissance dans ce site réprouvé pour que l’on s’en écartât par crainte des sortilèges.

Cependant, il arrivait, par les nuits sombres, qu’une forme masquée et enveloppée d’un manteau sombre, se glissât jusqu’à Fontelucente. Fille qui cherchait à cacher le fruit d’amours coupables, femme jalouse acharnée à la perte d’une rivale, garçon amoureux dédaigné par sa belle ou même noble dame, réduite par ses passions à chercher d’infâmes secours royalement payés. Ceux-là puisaient dans leur crainte, leur haine ou leur amour, le courage d’aller vers les sorciers dont certains étaient plus riches qu’ils n’en avaient l’air.

A vivre ainsi, au sein de la nature, ces gens avaient découvert bien des secrets. S’y ajoutaient les recettes abracadabrantes, les compositions redoutables ou répugnantes, les philtres et les charmes qu’ils vendaient à leur clientèle. Parfois, leurs recettes se révélaient efficaces et le malade guérissait. Alors, la reconnaissance leur tenait lieu de sauvegarde presque autant que la crainte.

A des dates précises mais le plus souvent à la lune nouvelle, les sorciers se réunissaient avec des confrères disséminés dans la région et même avec d’autres, venus de beaucoup plus loin pour festoyer et vénérer leur protecteur, le dieu de ténèbres, leur prince du mal, celui dont les humbles n’osaient pas prononcer le nom et que les gens d’Église nommaient Satan en se signant. Mais, par prudence, le lieu de réunion changeait chaque fois et le mot était donné par des messages d’apparence innocente qui couraient les chemins et les marchés. Ainsi, Démétrios, descendu ce matin-là en ville, l’avait reçu de Bernardino qui mendiait, comme d’habitude, devant le Duomo et qui le lui avait soufflé contre une belle pièce d’argent.

Cette fois, il s’agissait d’un champ, au flanc du mont Ceceri, adossé à un petit bois et enclos, loin de toute habitation, dans les vieux murs écroulés d’un ancien prieuré abandonné..

Il était près de minuit quand Démétrios, Fiora et Esteban arrivèrent aux abords du champ. Par prudence, ils étaient venus à pied et par un chemin difficile qui serpentait entre les buissons et des quartiers de roche. Le Grec allait d’un pas sûr, en homme qui sait où il va. Il s’arrêta enfin derrière l’un des murs ruinés qui formait à cet endroit une petite excavation couronnée d’une épaisse végétation.

– D’ici, nous verrons tout sans risquer d’être vus. Je connais bien cet endroit où il m’est arrivé de venir méditer...

Il fit asseoir Fiora sur une grosse pierre et lui montra comment, en écartant légèrement les branches d’un épais cornouiller, doublé d’un roncier, elle aurait une vue satisfaisante. Par surcroît de précautions, la jeune femme, comme ses compagnons, portait le masque noir et les gants épais préconisés par Démétrios. Ils étaient ainsi invisibles et suffisamment protégés contre les épines des ronces. En face d’elle, le champ formait un large espace découvert au milieu des ruines d’anciens bâtiments conventuels, une grande nappe sombre entre des formes incertaines. Aucun bruit ne se faisait entendre sauf, venu du bosquet voisin, le ululement d’une chouette qui résonna par trois fois et il y eut, dans le champ, comme une sorte de grand soupir.

Soudain, un homme sortit des ruines, portant une torche à l’aide de laquelle il alluma rapidement deux bûchers préparés à droite et à gauche du pré dont cette partie s’éclaira d’un seul coup comme une scène de théâtre découvrant un effrayant décor. Entre les deux bûchers se dressait une table grossière faite de deux pierres et d’une dalle disposées devant un petit tertre habillé de lierre qui supportait une statue peinte d’une manière si réaliste que

Fiora sentit ses tempes se resserrer et ses cheveux se dresser sur sa tête.

C’était, sur des pattes de bouc repliées en tailleur, un corps d’homme nu surmonté d’une tête hideuse. Les oreilles pointues, les longues cornes enroulées et la barbe filandreuse étaient d’un bouc mais le long nez crochu, la bouche rouge et grimaçante, les yeux luisants blancs et rouges étaient presque humains. Entre les cornes, trois chandelles étaient posées que l’homme alluma cependant que, dans l’une de ses mains griffues, la statue tenait une faux et dans l’autre une coupe dorée..,

– Le diable ! souffla Fiora qui, machinalement, se signa. Mais déjà Démétrios lui appuyait sur la bouche une main péremptoire :

– Plus un mot ! chuchota-t-il à son oreille. Tu risques de nous faire prendre...

En effet, la mise à feu des bûchers avait révélé, autour du hideux simulacre, une rangée de fantômes enveloppés de tissus sombres qui, d’un même mouvement, rejetèrent leurs manteaux et firent apparaître, vêtue d’oripeaux bariolés, la plus étrange collection de figures de cauchemar que puisse rêver un cerveau pris par la fièvre : vieilles édentées aux lèvres rentrées, hommes contrefaits aux yeux luisants sous des tignasses sales, femmes encore jeunes mais flétries par la débauche, ceux de Fontelucente et quelques-uns de leurs pareils se tenaient là, immobiles et silencieux comme des gargouilles de cathédrale, à peine moins repoussants que le maître qu’ils s’étaient donnés.

Cependant, l’homme à la torche la plantait en terre, s’éloignait et reparaissait avec un drap noir qu’il jeta sur la pierre puis deux chandeliers de fer, garnis de gros cierges en cire noire qu’il alluma. Une épaisse fumée âcre se dégagea et monta vers la tête de l’idole. Alors une mélopée se fit entendre, émise par les bouches closes des sorciers, sourde d’abord mais qui allait en s’amplifiant et sur son rythme lent, hommes et femmes se mirent à se balancer avec ensemble, de gauche à droite, sans cesser de tenir leurs regards fixés devant eux et leurs mains croisées sur leurs genoux. Cela donnait un grondement vaguement musical qui s’étendait sur la prairie avec les lourdes volutes de fumée. Peu à peu le champ commençait à s’animer...

Par deux, par trois ou isolément, des gens masqués sortaient des bois et des murailles effondrées. Quand ils ouvrirent leurs manteaux, Fiora dont les yeux dilatés ne manquaient pas un détail, vit qu’il y avait là des paysans, hommes ou femmes, des vieillards en robes noires et usagées dont les fronts dégarnis et les yeux fatigués trahissaient les longues veilles à la recherche d’introuvables secrets, des mendiants parmi lesquels elle crut bien reconnaître Bernardino, des garçons jeunes et robustes et quelques jolies filles. Avec stupéfaction, elle nota aussi la présence de trois femmes masquées dont les vêtements luxueux trahissaient une haute condition et de quelques hommes, masqués eux aussi, en habits brodés. Mais le plus extraordinaire était l’espèce de fraternité qui mêlait tous ces gens, une dame entre un mendiant loqueteux et un paysan avec, au fond de leurs yeux, la même attente.

Les flammes des bûchers dans lesquelles on avait jeté de la résine donnaient une lumière jaune qui uniformisait les visages. Impassibles, les sorciers se balançaient toujours en chantant leur mélopée lente et lugubre et qui semblait n’avoir pas de fin mais que les arrivants reprenaient avec eux en même temps que le balancement qui devenait général. Fiora, fascinée, dut se cramponner aux branches qui la masquaient pour ne pas faire comme eux mais l’épine d’une ronce en traversant son gant secoua cette espèce d’envoûtement...

Soudain, un son grave et profond se fit entendre, semblable à celui que produit un gong et, instantanément, le silence se fit. Un cortège sortait des ruines...

En tête, portant une croix à laquelle était attaché le cadavre d’un chien venait un Noir athlétique vêtu d’une chasuble écarlate dont les fentes laissaient entrevoir son corps luisant comme un bronze. Derrière lui venaient deux jeunes filles à peine vêtues de tuniques blanches transparentes. Elles étaient couronnées de lierre et l’une portait un encensoir cependant que l’autre élevait entre ses mains une coupe pleine de grains de blé et d’olives noires. Un homme qui avait l’air d’un prêtre fermait la marche.

Il portait une réplique exacte de la chasuble d’un officiant chrétien. La sienne était blanche, doublée d’écarlate et brodée de longues flammes noires. La croix y était remplacée par une tête grimaçante. Une sorte de casque noir, étroit, orné de deux cornes enserrait sa tête barbue et il tenait en main un calice recouvert d’un voile rouge. Sur son passage, les sorciers se levaient et s’inclinaient. Ils s’écartèrent de l’autel, puisqu’il fallait bien l’appeler ainsi, pour se ranger en deux lignes aux deux ailes de l’assistance.

Le prêtre alla poser son calice sur l’autel puis, tombant à genoux, leva les deux bras vers la statue démoniaque et s’écria d’une voix forte :

– Père du mal et du péché, père du vice et du crime, Satan, dieu du plaisir et de la richesse, source éternelle de virilité et des passions interdites, maître des luxurieux et des fornicateurs, visite-nous en cette nuit, en ce lieu où nous sommes réunis pour t’honorer et t’adorer ! ...

En dépit des recommandations de Démétrios, Fiora ne put s’empêcher de demander tout bas :

– Qui est cet homme ?

– Un moine défroqué. Il faut avoir été prêtre pour pouvoir célébrer la messe vaine...

– Il va...

– Oui, mais tais-toi et, quoi que tu puisses voir, ne dis plus rien !

Une nouvelle phase du cérémonial se déroulait : les sorciers d’abord, puis les assistants s’avancèrent deux par deux, un homme et une femme, pour saluer le démon. Ils se prosternaient devant l’autel et la statue puis revenaient se ranger comme les fidèles à l’église. Une femme restait seule, qui vint la dernière, l’une des trois qui devaient appartenir à la haute société. Elle portait entre ses mains une sorte de patène d’argent sur laquelle il y avait quelque chose d’indistinct. En s’agenouillant, elle tendit le petit plat au prêtre qui l’éleva vers l’idole :

– Accepte, ô père du mensonge et du crime, ces cœurs, arrachés à un menteur et à un assassin et que t’offre ta servante pour que tu la couvres de tes bienfaits ! Elle s’offre aussi elle-même pour que le sacrifice que nous allons célébrer soit accompli sur son corps.

Démétrios, sentant trembler Fiora, mit un bras autour d’elle et à nouveau, plaqua sa main sur sa bouche par crainte d’une manifestation involontaire.

– Je t’ai dit, souffla-t-il, que ceci était une descente aux Enfers... Courage !

Cependant, dans la lumière des brasiers, la femme se dévêtait entièrement et, nue, allait s’étendre sur l’autel. En dépit de son masque, Fiora, horrifiée, avait déjà reconnu Hieronyma. Le calice, un instant ôté, fut posé sur son ventre blanc. En dépit du fait qu’elle n’avait plus vingt ans, elle avait un corps plantureux mais ferme qui devait attirer le désir de bien des hommes et expliquait l’emprise qu’elle avait fait peser sur Marino Betti.

La messe, si l’on pouvait appeler ainsi cette suite d’imprécations et de sacrilèges, commença. Fiora, les oreilles bourdonnantes, n’en entendit pas grand-chose. Elle était hypnotisée par cette femme nue dont les longs cheveux artificiellement blondis, traînaient jusqu’à terre.

Soudain, il se passa une chose si odieuse que Fiora, sous la main de Démétrios, se mordit les lèvres au point de se faire saigner. Des premiers rangs de l’assemblée, une femme venait de sortir avec au fond des yeux, une extase imbécile. Elle portait, sur ses mains étendues, un enfant nouveau-né qu’elle tendit à l’officiant. Celui-ci le prit, le posa sur le corps de Hieronyma et d’un rapide coup de couteau lui ouvrit la gorge. Il n’y eut qu’un tout petit cri mais une sorte de frisson courut sur tous ces gens. Fiora crut que c’était d’horreur mais ne vit, sur tous les visages qu’une joie stupide, une cruauté bestiale, un plaisir trouble. Le sang apportait à cette monstruosité l’élément qui lui manquait.

Le prêtre l’avait recueilli dans le calice. Il y trempa ses lèvres, en marqua les seins de Hieronyma puis le passa à l’une de ses acolytes pour qu’elle fît circuler le vase au premier rang. En même temps, l’autre fille apportait une jarre pleine d’un vin dans lequel on avait mélangé une décoction qui en décuplait l’action. Tous burent et mangèrent des galettes que l’on distribua aussitôt. Puis se mirent à danser au son de la flûte dans laquelle soufflait le grand Noir. Ils dansaient en se tenant dos à dos, les mains unies et la tête tournée de façon à joindre leurs joues.

L’office sacrilège s’achevait. L’officiant, se débarrassant de sa chasuble sous laquelle il était nu, se coucha sur Hieronyma. Ce fut le signal d’une invraisemblable scène de débauche dans la lumière rouge des brasiers qui faiblissaient. Les couples roulèrent un peu partout, au hasard, sans distinction d’âge ou de rang social, le vieil homme avec la jeune fille, la grande dame avec le valet de ferme. Fiora qui se sentait devenir folle ferma les yeux. Démétrios, alors la lâcha :

– Ne bouge surtout pas ! souffla-t-il. Je te laisse avec Esteban. Je reviendrai vous chercher...

– Où vas-tu ?

Pour toute réponse il posa un doigt sur sa bouche et s’évanouit dans l’ombre sans faire seulement bouger une branche. On n’entendait plus ni le chant ni la flûte ; simplement des soupirs, des râles, des bruits d’étoffe déchirée. Fiora n’osait même pas tourner les yeux vers Esteban, dont elle entendait, auprès d’elle, la respiration écourtée. Et, soudain, il y eut un grand cri :

– La milice ! Sauve qui peut !

Ce fut la panique. Chacun, oubliant son compagnon ou sa compagne d’un instant, ne songeait plus qu’à fuir. Le prêtre maudit s’arracha de Hieronyma et disparut dans la nuit cependant que son acolyte et les deux filles emportaient le diable de bois peint. Fiora vit Hieronyma, qui avait ôté le masque qui l’étouffait, essayer de se relever mais une haute silhouette noire se dressa soudain devant elle, un bras étendu, trois doigts pointés vers ses yeux affolés... Elle tenta vainement de lutter contre le pouvoir invisible de cet homme et retomba sur l’autel, inanimée...

Démétrios se pencha, saisit le petit corps de l’enfant sacrifié qui avait été rejeté à terre, le posa sur celui de la femme déjà souillé de son sang et s’éloigna en courant. La lueur de nombreuses torches et l’écho de pas ferrés se faisaient entendre...

Un instant plus tard, Démétrios avait rejoint Fiora et Esteban :

– Venez ! ordonna-t-il. Et venez vite ! Nous avons juste le temps de fuir...

– C’est vraiment la milice qui arrive ? demanda Fiora.

– Oui. Juste à l’heure que j’avais indiquée. Le seigneur Lorenzo a bien suivi mes explications.

– Qui a donné l’alerte ?

– Moi, bien sûr. Je ne voulais tout de même pas que tous ces malheureux qui cherchent une compensation à leur misère soient voués à la prison, à la torture et au feu... La dame Hieronyma finira la nuit au cachot en attendant d’être livrée au bourreau...

– Mais comment pouvais-tu savoir qu’elle serait là, cette nuit ?

– Je t’ai déjà dit que je sais toujours ce que j’ai besoin de savoir... Pressons-nous un peu, à présent. Je ne me soucie pas que l’on nous coure après...

Une heure plus tard, ils étaient de retour au castello où Léonarde, qui avait envoyé Samia se coucher, les attendait. Ignorant ce qu’était au juste cette mystérieuse expédition dans laquelle ils se lançaient, elle les accueillit sans un mot mais leur servit aussitôt du vin chaud à la cannelle qui mijotait doucement dans les cendres de la cheminée. Elle regardait Fiora dont le visage pâle et les traits tirés disaient assez qu’elle n’avait pas vécu des moments très agréables mais la jeune femme, en entourant de ses doigts glacés le bol empli du liquide brûlant, lui sourit avec tant de tendresse que la gouvernante, vexée de n’avoir pas été tenue au courant, n’y tint plus :

– Vous semblez bien lasse, mon agneau, mais il y a longtemps que je ne vous ai vu ce sourire. Êtes-vous heureuse, cette nuit ?

– Oui... et pour la première fois depuis longtemps ! La mort de mon père est vengée, ma chère Léonarde, ainsi que tout ce que j’ai eu à souffrir à cause de Hieronyma. Je vous dirai tout demain mais, pour l’instant, je meurs de sommeil...

– S’il en est ainsi, justice vous sera-t-elle rendue et pensez-vous pouvoir, enfin, rentrer chez vous ?

– Je n’en sais rien... Peut-être, puisque à présent mes ennemis sont abattus...

– Il en reste toujours, dit sévèrement Démétrios qui chauffait à la flamme ranimée ses longues mains pâles. Mais est-ce vraiment là ce que tu souhaites : rentrer chez toi, retrouver ta fortune et ne plus penser à rien ? As-tu oublié que...

– Que nous avons conclu un pacte ? Je l’oublie d’autant moins que je désire à présent retrouver l’homme qui m’a abandonnée au lendemain de notre mariage et tirer vengeance de ceux qui ont mené mes parents à l’échafaud. Mais j’avoue que j’aimerais, pour un temps, retrouver la paix de ma maison, revoir mon amie Chiara, pouvoir, comme naguère, passer dans les rues de Florence sans entendre des cris de mort ou recevoir des pierres, aller fleurir le tombeau de celui qui sera toujours mon père, laisser s’apaiser cette fureur qui m’habite depuis tant de jours, être encore une Florentine comme les autres et acquérir la certitude qu’au retour des voyages que j’entreprendrai, je pourrai m’y retrouver chez moi... Est-ce trop demander ?

Démétrios détourna les yeux de ce regard qui implorait une réponse et quitta la cuisine. On entendit son pas dans l’escalier de la tour au sommet de laquelle il aimait se retirer pour observer les étoiles et en écouter le langage. Mais en cette fin de nuit, car l’aube allait bientôt paraître, il se détourna du ciel pour regarder la ville endormie. Il savait que Florence ne voulait plus de Fiora Beltrami mais il n’avait pas le courage de le lui dire...

CHAPITRE XI

« AVANT QUE J’ATTEIGNE À LA RIVE ESPÉRÉE... »

Le bruit, parti du fleuve où les mariniers s’affairaient, fila par les rues et les places, atteignit d’abord la milice que l’on avait tout de suite appelée, le Bargello et la Seigneurie puis tout le reste de la ville à la façon d’un brandon lancé dans une botte de paille : un pêcheur avait retiré de l’Arno le corps de Pietro Pazzi, poignardé entre les deux épaules...

Esteban, descendu faire le marché comme il le faisait trois fois la semaine au Mercato Vecchio, l’entendit alors qu’il achetait des fromages, le retrouva chez la marchande de volailles et en eut les oreilles emplies quand il atteignit l’étal du boucher mais avec des variantes car la fête aux « on-dit » était lancée. Chacun prétendait en savoir plus que son voisin et les versions les plus fantaisistes commençaient à circuler...

Esteban n’aimait pas les bavardages. Là-bas, en Castille, ils avaient causé la mort de sa mère accusée par un voisin d’avoir empoisonné l’eau de son puits et d’avoir noué l’aiguillette de son fils. Bien que bonne chrétienne, la vieille femme avait été conduite au bûcher et son fils, désespéré, avait donné tout ce qu’il avait d’argent au bourreau pour qu’il l’étranglât avant les flammes. Ensuite il avait tué le voisin, son fils, et mis le feu à leur ferme. Démétrios Lascaris qui venait d’arriver dans le pays, l’avait emmené avec lui juste avant qu’on ne vînt l’arrêter, lui sauvant ainsi la vie et s’attirant à tout jamais son dévouement et sa reconnaissance...

Non, Esteban n’aimait pas les commérages. Il les haïssait presque autant que les prêtres qui, de compte à demi avec l’alcade du pays, avaient condamné sa mère parce que l’accusateur était riche et elle pauvre... Le service du médecin grec, philosophe, astrologue et magicien lui convenait tout à fait car, en dehors de menues besognes quotidiennes, il y trouvait une certaine forme de liberté : jamais Démétrios ne lui avait reproché d’aimer le vin et les filles et il les aimait autant que le combat, les armes et la guerre qui avaient été sa vie depuis l’âge de douze ans...

Décidé à obtenir des informations aussi claires que possible, il confia sa mule déjà chargée à l’auberge de la Croce di Malta où on le connaissait et se dirigea vers le palais de la Seigneurie et son complément, la loggia dei Priori, où l’on était toujours certain de trouver trois ou quatre notables en train de discuter. Cela lui permit de voir arriver le vieux Jacopo Pazzi qui occupait alors sa demeure florentine et qui entra en tempête, chargeant comme un taureau furieux, dans le vieux palais. Il en ressortit un moment plus tard, escorté du Bargello et d’une escouade de gardes. Un frémissement courut alors sur la place : le patriarche était-il arrêté ? Mais ce ne fut qu’un instant. La troupe se dirigea vers le Ponte Vecchio. Esteban suivit avec la petite foule qui s’était aussitôt formée. Cela lui permit d’assister à l’arrestation de la Virago et de son frère. Pippa fournit une défense si vigoureuse qu’il fallut cinq hommes pour en venir à bout. On l’emmena finalement vers les Stinche, la prison de la ville, vociférant et hurlant des imprécations et des injures auxquelles les assistants se hâtèrent de répondre car, même lorsqu’ils ignoraient de quoi il était question, les Florentins ne laissaient jamais passer une occasion de se faire entendre et de manifester. Quand on emmenait quelqu’un en prison, on pouvait toujours crier « A mort ! » à tout hasard avec une chance de ne se tromper qu’une fois sur deux.

Beaucoup plus froid, Esteban jugea qu’il en avait assez vu et qu’il était grand temps pour lui d’aller prévenir son maître de ce qui se passait, d’autant que le cortège de Pippa, en refranchissant le pont, s’était augmenté d’une unité : fray Ignacio qui rejoignait le vieux Pazzi et se mit à son pas en lui parlant avec volubilité. Or, le Castillan avait détesté d’instinct son compatriote qu’il jugeait faux, cruel et perfide, ce en quoi il ne se trompait pas de beaucoup. Le rapprochement de ces deux hommes lui parut des plus inquiétants...

Jouant des coudes pour se dégager de la foule, il alla rechercher sa mule au chargement de laquelle il ajouta une petite jarre d’huile d’olive, alla boire son coup de vin habituel pour ne pas soulever de curiosité et quitta la ville au plus vite mais non sans remarquer le rassemblement qui se formait déjà devant le palais des Médicis et faisait un bruit affreux car tout le monde parlait en même temps et en faisant force gestes.

En rentrant à Fiesole, il trouva Démétrios dans son cabinet, occupé à emballer soigneusement quelques livres dans des morceaux d’étoffe et à les ranger dans un petit coffre posé sur un escabeau. A un coin de la table, sur un morceau de daim, étaient alignés, dans un ordre parfait et tout brillants d’un récent astiquage, les instruments de chirurgie, lancettes, scalpels, trépans, aiguilles droites ou courbes, pinces et autres qui avaient suivi le médecin depuis Byzance et qu’il avait réussi à conserver quelles qu’eussent été les vicissitudes de ses longues pérégrinations. Le vieux sac de cuir qui les contenait habituellement était posé à côté et tout ouvert.

Esteban embrassa d’un regard rapide ces préparatifs :

– Maître, dit-il, est-ce que tu t’apprêtes à partir ?

– Il faut toujours être prêt à partir, mon garçon. Mais toi, dis-moi pourquoi tu es revenu plus vite que d’habitude ? Je vois à ta mine que tu as quelque chose à raconter.

– C’est vrai et c’est vrai aussi que je suis inquiet.

Le Castillan n’était pas l’homme des grandes narrations. En quelques phrases, il eut rapporté ce qu’il avait vu et entendu, tout en guettant sur le visage du Grec l’effet de ses paroles. Mais Démétrios, qui avait fini de remplir son coffre, se contenta de le fermer et de dire :

– Ah !

Puis s’approchant de ses instruments, il les essuya soigneusement l’un après l’autre puis les roula dans la peau de daim qu’il introduisit ensuite dans son sac. Esteban le regardait faire en silence, devinant qu’il réfléchissait. Au bout d’un moment, Démétrios leva les yeux sur lui :

– Va me chercher donna Fiora ! Elle est au jardin en train de donner à manger aux pigeons...

Fiora entra un instant plus tard, mince silhouette noire et blanche, nette et conventionnelle. L’échappée du couvent en bure blanche et sandales de corde, la jeune Grecque en tunique pourpre, le page en pourpoint vert avaient disparu pour laisser place à cette jeune femme en deuil, aux nattes sages, et Démétrios se surprit à le regretter mais les grands yeux gris pâle étaient toujours les mêmes et le Grec savait qu’ils pouvaient refléter tous les orages du ciel et que cette apparence élégante et sereine cachait les flammes d’un cœur ardent et d’un caractère fier et courageux. Tout comme si elle eût été en visite, Léonarde l’avait accompagnée et se tenait près de la porte, les mains nouées sur son giron comme il convenait à la suivante d’une noble dame. Démétrios eut la tentation de la prier de les laisser seuls mais pensa qu’en agissant ainsi il rejoindrait le terrain des conventions sociales qui l’agaçaient si fort. En outre, Léonarde était désormais embarquée sur cette galère, battue des vents et sans cesse menacée, qui était celle de son élève. Il était inutile de lui cacher quoi que ce soit, d’autant qu’elle serait très vite mise au courant. Le Castillan était entré derrière elle...

– Esteban vient de rentrer avec des nouvelles que je juge inquiétantes, fit Démétrios. Il faut que tu les entendes.

Elle les entendit et n’en parut pas autrement troublée. Seule, la mention du moine espagnol lui fit froncer les sourcils.

– Encore cet homme ! soupira-t-elle. Comment se fait-il qu’il s’attache à ce point à la cause des Pazzi ? Il semble vouloir les défendre envers et contre tout...

– S’il est vraiment l’envoyé secret du pape Sixte IV, cela s’explique car il est certainement aussi le mandataire de son favori, Francesco Pazzi... Je croyais que tu avais compris cela ?

– Sans doute ! Mais il est l’un de ces prêtres fanatiques dont le diable est l’obsession et qui voient des sorciers partout. Or, la milice, l’autre nuit, à dû trouver Hieronyma dans l’état où nous l’avons laissée : nue, étendue sur un autel satanique, marquée du sang du sacrifice avec, sur elle, le corps d’un enfant égorgé. Il me semble que cela devrait intéresser fray Ignacio au premier chef ? Et pourtant Esteban l’a vu parler à Jacopo Pazzi comme à un ami !

– Tout à fait comme à un ami ! approuva Esteban en écho.

– Tu as raison, c’est étrange ! dit Démétrios qui se tourna vers son serviteur : Au fait, tu n’as pas rendu entièrement compte de ta mission. As-tu entendu, par la ville, les gens parler de la dame Hieronyma que la milice a dû jeter en prison ?

Le Castillan secoua sa tête aux cheveux hirsutes :

– Non. Je n’ai rien entendu dire. Je venais d’arriver au marché quand j’ai appris que le corps de son fils venait d’être tiré de l’eau. Tous ne parlaient que de ça...

– Bizarre ! La ville devrait en être bouleversée. Quant au moine, pour une pareille affaire, il devrait réclamer la tête de toute la famille... et il parle amicalement avec le patriarche ? Difficile à comprendre ! ... Mais il faut savoir ! Selle la mule, Esteban !

– Où veux-tu aller ? demanda Fiora.

– Voir le seigneur Lorenzo. C’est avec lui que j’avais réglé l’intervention de la milice au mont Ceceri. Il doit tout de même savoir ce qui s’est passé ensuite ?

– N’y va pas ! Quelque chose me dit que tu serais en danger, pria la jeune femme avec angoisse. Tu vois, c’est moi qui, aujourd’hui, ai un pressentiment. Ils ont pris Pippa. Dieu sait ce que cette femme va dire !

– Elle ne peut rien dire. Elle n’a vu qu’un mendiant...

– Doué de pouvoirs peu communs. Es-tu bien certain qu’aucun souvenir ne subsiste quand on s’éveille de ce sommeil que tu provoques ? La Virago est habile, rusée ; pour sauver sa vie, elle dira n’importe quoi, elle accusera n’importe qui...

– Ou elle dira qu’elle ne sait rien. Que le jeune Pazzi est sorti de chez elle comme il y était entré...

– Peut-être mais une chose est certaine : le vieux Jacopo savait tout et pourquoi son petit-fils allait ce soir-là chez Pippa. Reste ici, je t’en prie ! Attendons un peu ! Lorenzo te fera peut-être savoir de ses nouvelles...

Elle tremblait, tout à coup, et son émotion frappa Démétrios. D’ailleurs, Esteban venait à la rescousse :

– Elle a raison, maître. Rien ne presse. Laissons finir le jour et passer la nuit. Demain, si tu veux, j’irai aux nouvelles dès l’ouverture des portes. Tu pourras me donner une lettre que je porterai au seigneur Lorenzo... Toi qui jamais ne te laisses gagner par l’impatience, je ne te reconnais plus.

Le médecin haussa les épaules et passa sur son visage une main un peu fébrile. Il alla vers le sac de cuir qu’il avait fermé tout à l’heure et s’y appuya comme s’il cherchait à en tirer un renouveau de forces. Puis, se retournant, il regarda Léonarde qui était toujours debout près de la porte aussi muette et immobile qu’une statue :

– Et vous, dame Léonarde, fit-il en français, quel est votre conseil ?

– Je ne pensais pas que mon avis pût avoir une importance à vos yeux mais je suppose que vous vous attendiez à un événement quelconque depuis ce matin... un événement qui pourrait vous obliger à partir. Sinon pourquoi ce coffre, ce sac, ces rangements que vous n’avez cessé de faire ?

– Je devrais savoir qu’aucun détail de ce genre n’échappe aux regards d’une bonne maîtresse de maison, fit-il avec un sourire. C’est vrai : depuis cette nuit je m’attends à quelque chose mais je ne saurais dire à quoi. Il me semble que l’heure approche où il va falloir quitter cette maison.

– Alors que ce soit au moins librement ! Suivez le conseil d’Esteban ! Quelques heures de plus ou de moins ne changeront rien...

Démétrios hocha la tête puis, sans rien ajouter, quitta la pièce. Fiora le suivit. L’un derrière l’autre et sans échanger seulement un mot, ils montèrent au sommet de la tour. La jeune femme cherchait encore à comprendre pourquoi, tout à l’heure, elle s’était opposée si vivement au départ du Grec mais une chose était certaine : à cet instant, elle avait su, aussi clairement que si une voix secrète le lui avait crié, que si Démétrios se rendait à Florence, il n’en ressortirait pas vivant. Et l’idée de perdre ce dernier ami qui, pour l’aider, avait été jusqu’à tuer, lui était devenue insupportable. Cet homme étrange et curieux, dont elle avait eu peur jadis, lui tenait au cœur à présent. Ce n’était ni la profonde tendresse éprouvée pour son père, ni l’amour brûlant que lui avait inspiré Philippe et qu’elle soupçonnait de couver encore sous les cendres, ni l’affection qu’elle vouait à sa vieille Léonarde et dont Khatoun avait emporté une part, ni la joyeuse amitié qui la liait à Chiara Albizzi, c’était un sentiment fait de reconnaissance, d’amitié et aussi de respect un peu craintif assez semblable à celui qu’elle portait autrefois à ces maîtres qui avaient ouvert son esprit à la culture et à la beauté. C’était, en résumé, quelque chose de solide et de fort. Tous deux n’étaient-ils pas liés d’ailleurs par ce pacte qu’ils avaient conclu et où leurs sangs s’étaient mêlés ? ... Quand ils furent en haut de la tour, Fiora s’approcha de Démétrios qui s’appuyait, d’un geste familier, au vieux créneau et posa sa main sur la sienne.

– Nous n’avons plus beaucoup de famille, toi et moi, dit-elle doucement.

– Tu as un mari...

– Non. C’est un rêve que j’ai fait et qui s’est tourné en dérision. Si je souhaite le retrouver c’est pour lui faire payer ma souffrance et son mépris. Il a tout pris de moi sans rien donner, qu’un nom que je ne porterai jamais. Toi, tu m’as sauvée et même, au prix de ta sécurité, tu as assumé ma vengeance. Et puisque nous avons mêlé nos sangs, j’aimerais que tu voies en moi... une fille.

– Une petite-fille ! Je pourrais être ton grand-père, Fiora. Mais vois-tu, nous ne savons pas ce que l’avenir nous réserve...

– Même toi ?

– Même moi ! Le voile du destin ne se lève pas toujours et le cours des étoiles oublie bien des détails. Peut-être vaut-il mieux ne pas nous laisser prendre au piège de l’affection ? Nous pourrions avoir à en souffrir. Nous nous sommes unis pour être compagnons de combat : essayons de nous en contenter mais je veillerai sur toi... comme un grand-père. Et je n’oublierai jamais ce que tu m’as offert aujourd’hui : mon premier instant de joie depuis la mort de Théodose...

A son tour, il prit la main de Fiora, y posa un baiser léger puis glissa cette main sous son bras :

– C’est l’heure du repas. Descendons pour éviter à Esteban de grimper jusqu’ici nous chercher.

Vers la fin du jour, ils remontèrent à la tour. Une rumeur montait de la ville avec des nuages de poussière. Il se passait quelque chose qui déchaînait l’agitation populaire, toujours à fleur de peau chez les Florentins. Ce n’était pas l’émeute car la Vacca, la grosse cloche de la Seigneurie qui ne servait que pour sonner le tocsin, restait muette. Soudain, des appels de trompettes se firent entendre et Démétrios se pencha, abritant ses yeux de sa main :

– Regarde ! Le soleil n’est pas encore couché et cependant on ferme les portes...

C’était vrai. Même à cette distance on pouvait entendre le bruit des herses qui retombaient, le grincement des pont-levis qui remontaient. L’œil aigu de Démétrios, servi par la pureté de l’air des collines, avait même aperçu ces mouvements. La ville se refermait plus tôt que d’habitude. Il semblait même qu’il y eut plus de soldats aux remparts...

– Est-ce qu’un ennemi marcherait sur nous ? demanda Fiora.

– En ce cas, la Vacca sonnerait pour l’appel aux armes. Non c’est à l’intérieur que cela se passe et l’on veut éviter que l’agitation se répande dans la campagne... Mais regarde encore ! Il y a quelque chose qui brûle là-bas...

En effet, en un point de la ville, vers le fleuve, une épaisse fumée noire, traversée d’éclats rouges, montait...

– Mon Dieu ! gémit Fiora, c’est folie que d’allumer un feu en ville où il y a encore bien des maisons de bois ! Et, on dirait que c’est près de chez nous...

Démétrios ne répondit pas. Tous deux restèrent là un moment, regardant monter cette fumée au sud et le soleil s’enfoncer vers la mer. La campagne devint violette et le calme du soir permit de mieux distinguer le tintamarre qui régnait dans la ville close... Fascinés, le Grec et la jeune femme ne pouvaient détacher leurs yeux de cette espèce de marmite bouillonnante où les toits mêmes, dans la poussière et la lumière incertaine, semblaient bouger à la manière des vagues. La voix essoufflée d’Esteban qu’ils n’avaient pas entendu venir éclata soudain auprès d’eux :

– Maître ! Le seigneur Lorenzo est là ! Il veut te voir, toi et donna Fiora ! Vite !

Ils descendirent en hâte, croyant à peine le témoignage de leurs oreilles. Mais Lorenzo était bien là. Dans la robe verte qu’il affectionnait, il se tenait debout près de la fenêtre dans le cabinet de Démétrios en compagnie de son ami Poliziano qui jouait avec ses gants, adossé à l’une des armoires. Le souci marquait son maigre visage mais il parut à Fiora plus grand qu’à leur dernier revoir, sous les voûtes de la Seigneurie. Les entendant entrer, il abandonna la fenêtre et leur fit face :

– Toi ici, Seigneur ? fit Démétrios en s’inclinant tandis que sa compagne ployait légèrement le genou pour le plus raide des saluts. C’est un grand honneur.

– Il fallait que je vienne car le temps presse. Tout à l’heure, j’ai quitté la ville pour la Badia où se tient une réunion de notre Académie platonicienne mais en donnant l’ordre de fermer les portes derrière moi. Elles ne s’ouvriront qu’à l’heure habituelle demain matin. Il faut que cette nuit vous mettiez le plus possible de chemin entre vous et ceux qui veulent votre mort !

– Nous diras-tu ce qui se passe, seigneur ? demanda Fiora d’une voix glacée. Nous savons que le corps de Pietro Pazzi a été repêché dans l’Arno, que la Pippa a été arrêtée mais je ne vois pas pourquoi l’on voudrait nous tuer, nous ?

– Parce que cette femme a parlé. Elle t’accuse d’avoir poignardé le bossu avec l’aide d’un sorcier habillé comme un mendiant...

– Moi ? Et comment suis-je censée être entrée chez elle ?

– Elle dit qu’elle te connaissait depuis longtemps, que tu... venais chez elle pour y rencontrer des hommes et que, tout naturellement, c’est dans sa maison que tu es venue chercher refuge après ta fuite du couvent... Pietro était... l’un de ceux que tu venais rencontrer parce qu’il était très amoureux de toi...

– Et quoi encore ? s’écria la jeune femme. Peut-on vraiment dans cette ville, ta ville, raconter n’importe quoi sur n’importe qui ? On l’a crue, bien entendu ?

– On croit toujours ce qui plaît à la populace.

– Vraiment ? Alors dis-moi comment la populace a reçu la nouvelle de l’arrestation de Hieronyma ? Comment il se fait que son beau-père fasse le jour et la nuit à la Seigneurie ?

– Le peuple n’a rien su de cette arrestation.

Lorenzo détourna les yeux de ce jeune visage flamboyant de colère et sa voix rauque parut s’assourdir encore lorsqu’il dit :

– Hieronyma s’est enfuie des Stinche avant que la nouvelle ne soit sue. Elle est en fuite à présent et l’on ne sait où elle est...

– Quoi ? crièrent d’une même voix Fiora et Démétrios mais ce fut le Grec qui reprit la parole :

– Comment est-ce possible ?

– Dans la milice il y avait deux clients des Pazzi. Ils ont prévenu aussitôt le vieux Jacopo. Il est venu lui-même, avec ses gens et le moine espagnol chercher sa belle-fille qui était encore inconsciente d’ailleurs. Cela leur a permis de dire qu’elle était victime d’une affreuse machination et d’un sortilège... Le repêchage du corps de Pietro et les aveux de la Virago ont mis le feu aux poudres. Ce fray Ignacio a prêché, tout le jour, sur les places et dans les carrefours pour que l’on s’empare de toi, Fiora, et de Démétrios...

– Et toi, lança Fiora, que faisais-tu pendant tout ce temps ? Toi le maître de Florence, le tout-puissant, le Magnifique ? Que faisais-tu pendant que l’on assassinait ton ami, mon père, que faisais-tu pendant que l’on me mettait en accusation à Santa Lucia, pendant que l’on m’arrachait du couvent pour me jeter à la Virago, livrée à n’importe qui et, surtout, à ce misérable Pietro qui avait commencé à m’étrangler ? Je serais morte sans Démétrios parce que toi, tu ne faisais rien. Tu me laisses dépouillée de tout, tu laisses...

– Mettre le feu au palais Beltrami, fit doucement le Grec. C’est bien lui qui brûle, n’est-ce pas ?

Fiora se retourna et le regarda avec horreur ;

– C’est... ma maison ?

– Oui Fiora, dit Lorenzo, c’est ta maison. Quand comprendras-tu que nous sommes en république et que je n’ai de pouvoir qu’autant que je fais cette république riche, heureuse et puissante ?

– Je vois. Tu préfères laisser un moine étranger manier les foules pendant que tu discutes avec les rois et les grands de ce monde ? Mais sais-tu seulement que cet homme, cet envoyé occulte d’un pape qui te hait, est ton ennemi plus encore que le mien ? Je suis un pion, sur son échiquier, un prétexte.

– Qu’en sais-tu ?

– J’en sais plus que toi...

Et rapidement, elle raconta ce qui s’était passé dans la salle capitulaire de Santa Lucia.

– Laisse le moine achever son ouvrage ! ajouta-t-elle avec mépris, et bientôt le neveu de Sixte IV sera le maître de Florence, un maître qui, lui, saura imposer sa volonté !

A mesure qu’elle parlait, le visage simiesque et cependant séduisant de Lorenzo avait verdi comme si sa robe de velours avait soudain déteint sur lui.

– Le moine loge à San Marco. Cette nuit même, il y sera arrêté et conduit sous bonne escorte aux frontières de Florence. Je te remercie d’avoir apporté une preuve de ce que je craignais déjà. Démétrios peut te le dire...

– Sans doute ! fit celui-ci avec ironie, mais nous n’en sommes pas moins désignés à la vindicte publique... alors que la dame Pazzi court les grands chemins.

– Je te promets de la faire rechercher mais il est vrai que je ne peux rien pour vous, sinon vous faire partir et vous mettre en lieu sûr...

– Je la chercherai bien toute seule, lança Fiora farouchement. Ne t’occupe pas de moi puisque tu n’as même pas su venger mon père assassiné et souillé...

– Marino Betti est mort. Et c’est moi qui l’ai fait tuer par Savaglio.

– Mais de nuit, mais chez lui et pas en plein jour et sur la place publique ! Ce qui fait qu’aux yeux de tous mon père passe toujours pour un misérable, un menteur et pourquoi pas un traître ?

– Pourquoi pas, en effet ? fit Lorenzo que la colère gagnait. J’ai tout lieu de supposer qu’il trahissait la république en favorisant, de son or, les armes du duc de Bourgogne. Les Fugger ont réclamé le remboursement d’une lettre de change de cent mille florins payés au trésor de Bourgogne pour le compte de messire Philippe de Selongey. Qu’as-tu à dire à cela ?

– Rien... si ce n’est une question ; la somme a-t-elle été payée ?

– A la banque Fugger ? Certainement pas. Ton père est mort et ses biens sous contrôle...

– Ton contrôle ! Et sans le moindre droit !

– C’était la seule façon de les empêcher de tomber aux mains des Pazzi et ton adoption est entachée de faux ! Quant aux Fugger tant pis pour eux ! Ils s’arrangeront avec le duc de Bourgogne...

– Ainsi, dit Fiora lentement, mon père passe pour un misérable et un menteur mais aussi pour un homme malhonnête, lui dont la parole n’a jamais été mise en doute ? Cet argent était ma dot !

– Ta dot ?

– Mais oui. Dans la nuit qui a précédé son départ j’ai, ici même, dans la chapelle du couvent voisin, épousé l’envoyé de Bourgogne. Il savait la vérité sur ma naissance et il a exigé ce mariage parce que tu avais refusé d’aider son maître. Je suis la comtesse de Selongey.

– Des preuves ! Tu as des preuves de cela, s’écria Lorenzo dont la figure après avoir été trop pâle s’empourprait. Fiora allait répondre qu’elle ne savait, à présent, où se trouvaient ses preuves quand une autre voix se fit entendre :

– Les voici, seigneur ! dit tranquillement Léonarde qui s’avança, un rouleau d’où pendait un ruban vert entre les mains. Tu trouveras là les actes d’adoption de donna Fiora, son contrat de mariage signé et scellé de son époux, la copie de la lettre de change et même une attestation portant la signature et le sceau du padre Antonio le prieur du couvent. Ser Francesco Beltrami, à la veille de sa mort, et parce qu’il se savait guetté par ses ennemis, m’a remis tout cela...

Le Magnifique prit le rouleau, le tendit à Poliziano qui perdit aussitôt son immobilité de statue puis, d’un pas soudain alourdi, il alla s’asseoir dans la haute chaise à bras qui avait été celle de Démétrios.

– Lis ! dit-il seulement.

Le poète dénoua le ruban et parcourut les documents d’un œil habitué puis les roula de nouveau :

– Tout est en ordre, seigneur.

– Il y a encore une autre preuve, dit Léonarde. Et, tirant de son corsage l’anneau d’or aux armes des Selongey, elle le montra à Lorenzo puis, avec un rien de solennité dans la démarche, alla glisser la bague au doigt de Fiora qui referma sa main sur elle sans pouvoir se défendre d’un frémissement.

– Ainsi donc, murmura Lorenzo, tu es la femme d’un des hommes les plus importants de Bourgogne ? Il eut un petit rire sans gaieté et ajouta : Alors, pourquoi donc ton époux n’est-il pas venu, quand il en était temps, te réclamer hautement devant ceux qui t’accusaient ? Pourquoi n’a-t-il pas réclamé réparation par les armes pour l’offense involontaire faite à son nom ?

– Parce qu’à cette heure, dit Fiora avec amertume, je suis sans doute veuve. Messire de Selongey était décidé à mourir pour se punir d’avoir, en m’épousant, infligé une souillure à son nom... Il s’est vendu pour aider le Téméraire !

Lorenzo se redressa, fit quelques pas pour retrouver un peu de calme puis s’arrêtant devant Fiora dont les larmes coulaient en silence sur son visage immobile :

– Pauvre enfant ! fit-il avec une infinie douceur. Pourras-tu un jour croire, à nouveau, à la loyauté et à l’amour d’un homme ?

Incapable d’articuler une parole et se sentant infiniment lasse tout à coup, elle hocha la tête, négativement.

– En tout cas, enchaîna Lorenzo, si ton époux est mort, c’est tout récent. Le jour où ton palais a été mis à sac, il était là !

Le sang monta d’un seul coup aux joues de Fiora :

– C’est impossible ! fit-elle d’une voix éteinte...

– Non, dit Poliziano, c’est la vérité. Je l’ai vu et d’abord j’ai hésité à le reconnaître parce qu’il était vêtu comme n’importe quel homme de petite condition. Il se tenait dans la foule ; il regardait. J’ai vu qu’il parlait à quelqu’un. Sans doute demandait-il ce que cela voulait dire. Moi, je ne savais pas ce qui l’attirait là et j’ai hésité un moment à l’aborder. Quand je me suis décidé, la foule m’a empêché de l’approcher et il a disparu sans que je puisse seulement retrouver sa trace...

– J’ai cru qu’il venait espionner, reprit Lorenzo. J’ai fait fouiller les auberges, les tavernes mais personne ne l’avait vu, personne n’a pu dire ce qu’il était devenu...

Fiora, les yeux pleins de lumière, écoutait ces paroles comme elle eût écouté chanter les anges :

– Il est revenu ! soupira-t-elle. Il est revenu alors qu’il avait juré de ne plus me revoir...

– Pardonne-moi ce que je vais dire, Fiora, dit Lorenzo, mais es-tu certaine qu’il cherchait à te revoir ?

– Et qui d’autre ? s’écria-t-elle avec une soudaine violence.

– Ton père ! ... La ville de Neuss tient toujours contre le Bourguignon et avant-hier, premier de mai, la trêve signée voici trois ans entre France et Bourgogne et prorogée par deux fois, a pris fin... définitivement !

– Oses-tu insinuer qu’il venait encore chercher de l’argent ?

– Quoi d’autre ? Il a dû savoir ce qui t’est arrivé, s’il a questionné les gens de la rue... et pourtant il est reparti, il ne t’a pas cherchée. Voyant Fiora osciller sur ses jambes comme une grande fleur secouée par le vent, Démétrios intervint et, offrant à la jeune femme l’appui de son bras :

– Ne peut-on au moins lui accorder le bénéfice du doute ? reprocha-t-il. Doit-elle vraiment partir désespérée ? Je te rappelle respectueusement qu’en arrivant ici tu as insisté sur l’urgence qu’il y avait pour nous à fuir cette ville. Voilà beaucoup de paroles, il me semble et puisque l’on nous chasse...

– Je ne vous chasse pas, fit Lorenzo avec lassitude, j’essaie de vous sauver car même si vous refusez de le croire, vous m’êtes chers, l’un et l’autre. La preuve, la voici !

Il tira de sa robe une lettre scellée à ses armes qu’il tendit à Démétrios :

– Cette lettre est pour le roi Louis de France à qui je t’envoie. Il accueillera l’habile médecin que tu es car il souffre, sans pouvoir en guérir... de fort gênantes hémorroïdes. En outre, je lui dis que tu es mon ami.

– Je t’en remercie. Et... elle ? fit Démétrios en désignant de la tête Fiora que Léonarde avait fait asseoir.

– Je pensais que tu pourrais la conduire à Paris où elle... ou Beltrami avait un cousin qui tenait son comptoir. Elle n’y manquerait de rien puisque Donati qui gère actuellement les affaires de son père doit y veiller. Mais ce que je viens d’apprendre change bien des choses. Donne-moi de quoi écrire pendant que vous vous préparerez au départ...

– Tout est prêt en ce qui me concerne, fit Démétrios.

– Nous aussi ! dit Léonarde.

Le médecin avait disposé sur la table ce qu’il fallait pour écrire et Lorenzo prenait déjà la plume quand Fiora l’arrêta ;

– Que veux-tu faire ?

– Te recommander au roi Louis afin que...

– ... La femme de Philippe de Selongey puisse lui servir d’otage ? Tu viens de dire toi-même que je ne saurais compter pour l’homme auquel j’ai été unie.

– Non, fit Lorenzo gravement. Lui dire que je lui envoie la fille... malheureuse de Francesco Beltrami, l’ami que j’ai perdu. Son nom est connu à la cour de France.

Il allait se mettre à écrire mais elle saisit la page encore vierge et la déchira :

– Laisse-moi mener à ma guise ma destinée ! Tant que je n’aurai pas été reconnue innocente de tout ce que l’on m’a imputé et rétablie aux yeux de tous dans mes droits... et cela par toi-même, je n’ai que faire de tes recommandations.

– Fiora, je t’en supplie : laisse faire le temps !

– Le temps ? Dans quel poème Pétrarque a-t-il écrit : « Avant que j’atteigne à la rive espérée, on trouvera le laurier sans feuilles vertes... » ? Jamais tu n’oseras aller contre la volonté du peuple, Lorenzo... mais prends garde au jour où il se laissera attirer par une nouvelle idole ! Et prends garde au pape !

Droite et fière, la tête haute comme si elle marchait à la gloire au lieu de faire ses premiers pas dans une direction dont elle ignorait encore où elle la conduirait, Fiora tourna le dos au Magnifique, à cet homme en qui s’incarnait toute la grâce et toute la splendeur de sa jeunesse... et sortit de la pièce.

Un quart d’heure plus tard, cependant, vêtue du pourpoint vert que lui avait donné Chiara, elle posait le bout de sa botte sur l’étrier que lui tenait Lorenzo. C’était son propre cheval qu’il lui donnait, comme Démétrios et Léonarde recevaient les chevaux qui avaient amené

Poliziano et Savaglio. Les trois hommes redescendraient à pied à la Badia. Esteban avait sa monture habituelle et la mule, qui servait indistinctement à lui et à son maître, portait les quelques bagages.

Démétrios, avant de le quitter, regarda le petit castello qui lui avait offert sa première halte paisible et douce après tant d’années d’errance. Il allait être fermé – à moins que la foule furieuse n’y mît le feu demain ! – et la belle Samia regagnerait la Badia ou le palais de la via Larga. Le Grec savait qu’il laissait tout de même derrière lui des amitiés : Poliziano l’avait embrassé en pleurant et Lorenzo lui-même l’avait serré dans ses bras... en lui murmurant qu’il y avait de l’or dans les sacoches de son cheval comme dans celles de la monture de Fiora... Mais, le médecin n’était pas triste : il pensait à sa vengeance qui allait enfin devenir possible grâce à cette belle femme dont le ciel... ou le diable avait fait sa compagne et peut-être sa complice... Et puis il était trop habitué aux départs fréquents pour que celui-là lui fût pénible.

Sans vouloir l’avouer, Léonarde était heureuse. Elle avait retrouvé son enfant et elle allait revoir sa terre natale, ce pays de Bourgogne que la beauté de Florence n’avait jamais réussi à lui faire oublier. C’était au moins un vrai pays chrétien où l’on ne chantait pas la messe après avoir louange des divinités païennes !

Esteban ne pensait à rien. Il allait où allait le maître auquel il s’était attaché mais il était tout de même satisfait de partir. Il aimait trop l’aventure et la bagarre pour se satisfaire vraiment des plaisirs du marché et d’une vie paisible au sein d’une nature aimable. Certes, les choses étaient devenues plus passionnantes avec l’entrée dans cette vie de celle qu’il appelait en lui-même « la madone aux yeux gris » mais il était bien que l’on allât maintenant vers d’autres horizons... Des horizons où l’on faisait la guerre.

Fiora écoutait la nuit. Le vent s’était levé et portait avec lui les rumeurs de la ville qui ne se calmeraient pas. Elle pouvait apercevoir les lueurs mouvantes et les fumées légères qui serrées dans la ceinture des remparts évoquaient le cratère d’un volcan qui s’éveille... C’était sa mort que l’on appelait là-bas et elle devait laisser toute espérance d’y revenir jamais. Pourtant, en dépit de ce qu’elle avait souffert, les racines de son cœur demeuraient enfouies dans la cité du Lys Rouge. La voix de Lorenzo, qui retenait encore les rênes du cheval, lui parvint comme dans un songe...

– Ne me diras-tu pas adieu, Fiora ? Même si tu me détestes, je veux que tu saches que rien ne sera plus comme avant. Tu emportes un peu de la beauté de cette ville...

– Adieu, seigneur Lorenzo ! Si tu tiens tant à la beauté de ta ville, veille sur Simonetta Vespucci... Tu pourrais la perdre aussi... dit-elle, se souvenant de la prédiction de Démétrios.

– Qu’importe Simonetta ! Ce n’est pas moi qu’elle aime... et toi, il me semble à présent que j’aurais pu t’aimer...

Il lui rendit les rênes et elle les prit d’une main ferme. Dans l’obscurité, elle vit briller les yeux sombres de Lorenzo et, soudain, obéissant à une soudaine impulsion, elle se pencha et, un court instant, posa ses lèvres sur celles du Magnifique :

– Alors... regrette-moi, monseigneur ! Pense à moi ! Elle allait s’élancer ; il retint le cheval avec une force que sa maigre silhouette ne laissait pas soupçonner.

– Qui m’a donné ce baiser ? Est-ce Fiora Beltrami, est-ce la dame de Selongey ?

– Ni l’une ni l’autre. Une fille de ce pays : une Florentine... une simple Florentine !

Et parce qu’elle ne voulait pas qu’il devinât les larmes qui lui venaient aux yeux, elle enleva son cheval et partit au galop dans la longue allée de cyprès mais, parvenue au bout, elle retint la bête pour attendre ses compagnons. Démétrios la rejoignit le premier.

– Nous devons aller chercher la route de Prato, dit-il de sa voix basse et rassurante. Il faut passer par les collines... Laisse-moi te guider !

Elle lui sourit :

– Seulement si tu me mènes là où je veux aller ! ... Hieronyma s’est échappée mais un jour je la retrouverai. En attendant, nous avons d’autres comptes à régler.

Pour sentir encore une fois l’air des collines dans ses cheveux, elle ôta son chaperon et leva la tête. La nuit était belle et douce, pleine de toutes les senteurs du printemps. Une nuit faite pour le bonheur et qui, pourtant, était pour elle la nuit de l’exil... Rendue plus grêle encore par l’éloignement, la cloche du couvent de Fiesole sonna le dernier office du soir. Fiora ferma les yeux pour mieux en graver l’écho dans sa mémoire. En même temps, sa main cherchait sous son pourpoint l’anneau d’or qui avait repris sa place au bout de sa chaîne :

– Philippe, murmura-t-elle pour elle seule et si bas que le vent lui-même ne l’entendit pas, Philippe... pourquoi es-tu revenu ?

Saint-Mandé, 1ermars 1988.

Moitié bibliothèque moitié cabinet d'études et de curiosités, le
Le Guirlandier –
C'était le
Officier de justice, au Moyen Age, de cités ré
Précurseurs du cadran solaire.
Monna est la contraction de madonna.
Le Magnifique n'avait en effet aucun odorat.
Au sens antique du terme.
Ex
Petit-gris.
Le chef de la
La
Le
Mendiants.
L'em