Ivan Efremov

La Nébuleuse d’Andromède

ROMAN D’ANTICIPATION

ИВАН ЕФРЕМОВ

ТУМАННОСТЬ АНДРОМЕДЫ

(НАУЧНО-ФАНТАСТИЧЕСКИЙ РОМАН)

ИЗДАТЕЛЬСТВО ЛИТЕРАТУРЫ НА ИНОСТРАННЫХ ЯЗЫКАХ

МОСКВА

TRADUIT DU RUSSE PAR H. LUSTERNIK

PRESENTATION DE N. GRIСHINE

CHAPITRE PREMIER

L’ETOILE DE FER

A la lueur pâle du tube sinueux encastré dans le plafond, les rangées d’appareils avaient l’air d’une galerie de portraits: les ronds étaient malicieux, les ovales aplatis s’épanouissaient dans une fatuité insolente, les carrés demeuraient figés dans une assurance obtuse. Les lumières bleues, orangées, vertes, qui clignotaient à l’intérieur, accentuaient l’impression de vie.

Au milieu d’un tableau de commande bombé, ressortait un large cadran pourpre. Une jeune fille se penchait au-dessus dans l’attitude incommode d’une adoratrice, négligeant le fauteuil proche ou voisin. Elle approcha la tête du verre. Le reflet rouge rendit plus mûr et plus austère son visage juvénile, marqua des ombres nettes autour des lèvres pleines et effila un peu le nez légèrement retroussé. La ligne noire des sourcils froncés prêtait aux yeux une expression sombre et désolée.

Le grésillement ténu des compteurs fut interrompu par un son métallique. La jeune fille tressaillit et redressa son dos fatigué, ses bras minces repliés derrière la tête.

La porte claqua, une ombre parut, devint un homme aux mouvements brusques et précis. Une clarté blonde inonda la pièce et alluma des reflets ardents dans la chevelure roux foncé de la jeune fille. Ses yeux aussi brillèrent, tournés vers le nouveau venu avec une expression tendre et inquiète.

— Vous n’avez donc pas dormi? Cent heures sans sommeil!

— L’exemple est-il mauvais? demanda-t-il gaiement, quoique sans sourire. Sa voix avait des notes aiguës et métalliques qui paraissaient river les mots.

— Les autres reposent, fit timidement la jeune fille, et… ils ne savent rien, ajouta-t-elle dans un chuchotement instinctif.

— Parlez sans crainte. Les camarades dorment. Nous ne sommes que deux à veiller dans l’univers, à cinquante billions de kilomètres de la Terre, un parsec[1] et demi à peine!

— Et nous n’avons de carburant que pour un seul élan! s’écria-t-elle avec terreur et exaltation.

Erg Noor, chef de la 37e expédition astrale, fit deux pas rapides vers le cadran rouge.

— Le cinquième tour!

— Oui, nous y sommes. Et toujours rien. La jeune fille jeta un regard éloquent sur le haut-parleur du poste automatique.

— Vous voyez, pas moyen de dormir. Il faut envisager loiitcs les versions, toutes les possibilités. Nous devons trouver la solution à la fin du cinquième tour.

— Cent dix heures à attendre…

— Bien, je vais faire un somme ici, dans le fauteuil, quand la sporamine[2] aura cessé d’agir. J’en ai pris une dose il y a vingt-quatre heures…

La jeune fille réfléchit un moment et hasarda:

— Si nous réduisions le rayon du cercle? Peut-être que leur poste d’émission est en panne?

— Non, non! Si on réduit le rayon sans ralentir le mouvement, le vaisseau périra aussitôt. Ralentir… voguer ensuite sans anaméson… Un parsec et demi à la vitesse des fusées lunaires primitives? Nous atteindrions notre système solaire dans cent mille ans…

— Je comprends… Mais n’auraient-ils pas…

— Non. Dans les temps immémoriaux, les hommes pouvaient commettre des négligences, se tromper eux-mêmes ou les uns les autres. Mais plus maintenant!

— Il ne s’agit pas de ça, répliqua vivement la jeune fille d’un ton vexé. Je voulais dire que peut-être L’Algrab s’était écarté de sa route et nous cherchait, lui aussi…

— Il n’a pas pu dévier à ce point. Il est certainement parti à l’heure. Si, par impossible, les deux émetteurs s’étaient détraqués, il aurait évidemment traversé le cercle suivant le diamètre et nous l’aurions entendu à la réception planétaire. Pas moyen de s’y tromper: la voilà, la planète conventionnelle!

Erg Noor désigna les écrans réflecteurs disposés dans des niches profondes, aux quatre côtés du poste de commande. Des étoiles innombrables luisaient dans le noir sans fond. Sur le premier écran de gauche, un petit disque passa, gris, à peine éclairé par son astre, très éloigné du système B-7336-C + 87-A, où se déroule l’action de ce chapitre.

— Nos phares à bombes[3] fonctionnent bien, quoique nous les ayons lancés il y a quatre années indépendantes[4].

Erg Noor montra une raie lumineuse sur la glace allongée de la paroi gauche.

— L’Algrab devrait être là depuis trois mois… S’il n’y est pas, Noor hésita, comme s’il n’osait prononcer la sentence, c’est qu’il a péri!

— A moins qu’il n’ait été endommagé par une météorite et ne puisse aller rapidement… répliqua la jeune fille rousse.

— Et ne puisse aller rapidement! répéta Erg Noor, n’est-ce pas la même chose? Si des millénaires de voyage s’interposent entre le vaisseau et son lieu de destination, c’est encore pire, car la mort, au lieu d’être instantanée, surviendra après des années de desespoir. S’ils appellent, peut-être le saurons-nous… dans six ans à peu près… sur la Terre.

D’un geste impétueux, Erg Noor tira un fauteuil pliant de sous la table de la machine à calculer électronique, modèle réduit de la MNU-11. Jusqu’ici on n’avait pas pu munir les astronefs de machines électroniques universelles du type ITU, trop lourdes, encombrantes et fragiles. A défaut de ce cerveau artificiel, il fallait donc au poste de commande un homme, d’autant plus que sur les trajets jçTune telle longueur l’orientation exacte était impossible.

Noor fit courir ses mains sur les manettes et les boutons, avec la virtuosité d’un pianiste. Son visage pâle, aux traits prononcés, avait pris une immobilité de pierre; le grand front incliné sur le tableau de bord semblait défier les forces de la nature hostiles à ce petit monde de vivants qui s’étaient aventurés dans les profondeurs interdites de l’espace.

Niza Krit, jeune astronavigatrice qui en était à sa première expédition, observait Noor en retenant son souffle. Qu’il était calme, énergique et intelligent, son bien-aimé… Elle l’aimait depuis les cinq ans que durait le voyage. Inutile de dissimuler… et il le savait, Niza s’en rendait compte… Maintenant que ce malheur était arrivé, elle avait la joie de veiller avec lui. Trois mois en tête à tête, pendant que le reste de l’équipage dormait d’un bon sommeil hypnotique. D’ici treize jours, ils s’endormiraient, eux aussi, pour six mois, relevés par deux autres équipes de navigateurs, d’astronomes et de mécaniciens. Los biologistes, les géologues, dont le travail ne commencerait qu’à l’arrivée, pouvaient continuer à dormir… tandis que les astronomes étaifent toujours surchargés de besogne.

Erg Noor se leva, et les pensées de Niza s’interrompirent.

— Je m’en vais dans la cabine des cartes astrales… Votre pause… il consulta la montre dépendante, est dans neuf heures. D’ici là j’ai le temps de dormir.

— Je ne suis pas fatiguée, je peux rester autant qu’il le faudra, pourvu que vous vous reposiez!

Erg Noor fronça les sourcils, prêt à riposter, mais cédant à la caresse des paroles et des yeux dorés, pleins de confiance, il sourit et s’en fut sans mot dire.

Niza s’assit dans le fauteuil, embrassa les appareils d’un regard habitué et s’absorba dans ses reflexions.

Au-dessus d’elle les surfaces noires des écrans réflecteurs transmettaient au poste central l’aspect du gouffre environnant. Les feux multicolores des étoiles semblaient des aiguilles de lumière qui traversaient l’œil de part en part.

Le vaisseau stellaire dépassait une planète dont l’attraction le faisait osciller dans un champ de gravitation instable. Et les étoiles majestueuses et sinistres bondissaient sur les écrans. Le dessin des constellations se modifiait à une vitesse inouïe.

La planète K-2-2N-88, éloignée de son soleil, froide et inanimée, était un endroit commode pour le rendez-vous des astronefs… mais le rendez-vous n’avait pas eu lieu. Le cinquième tour — Niza imagina son vaisseau décrivant à une vitesse réduite ce cercle immense, d’un milliard de kilomètres de rayon, et dépassant continuellement la planète qui se mouvait à une allure d’escargot. Le cinquième tour s’achèverait dans cent dix heures… et après? L’esprit puissant d’Erg Noor s’était appliqué tantôt à rechercher la meilleure issue. Chef de l’expédition et commandant du vaisseau, il ne pouvait commettre d’erreur, sinon la Tantra, astronef de première classe, ayant à son bord l’élite des savants, ne reviendrait jamais de l’espace infini! Non, Erg Noor ne se tromperait pas…

Niza Krit sentit tout à coup un affreux malaise, qui témoignait que le vaisseau s’était écarté de sa route d’une fraction infime de degré, admissible seulement à vitesse réduite, sans quoi sa frêle cargaison aurait péri. A peine la brume grise qui voilait les yeux de Niza s’était-elle dissipée, que le malaise la reprit: le vaisseau avait regagné sa route. C’étaient les détecteurs supersensibles qui avaient signalé dans le gouffre noir une météorite, principal danger des astronefs. Les machines électroniques qui gouvernaient le vaisseau (elles seules pouvaient effectuer toutes les manipulations avec la rapidité voulue, les nerfs humains étant inadaptés aux vitesses cosmiques) avaient dévié la Tantra en un millionième de seconde et, le danger passé, l’avaient ramenée aussi prestement sur sa route.

«Qu’est-ce qui a donc empêché les machines de sauver L’Algrab ? songea Niza, revenue à elle. Je suis sûre qu’il a été détérioré par une météorite. Erg Noor a dit que jusqu’ici un vaisseau sur dix périssait à la suite de ces collisions, malgré les détecteurs très sensibles, comme celui de Voll Hod, et les enveloppes de protection énergétiques, qui rejettent les corps célestes de faibles dimensions.» Le désastre de L’Algrab les mettait eux-mêmes dans une situation précaire, alors qu’on croyait avoir tout prévu et calculé. La jeune fille évoqua tous les détails du voyage, à partir de l’envol.

La 37e expédition astrale avait pour but le système planétaire d’une étoile d’Ophiuchus, dont la seule planète habitée — Zirda — conversait depuis longtemps avec la Terre et les autres mondes par le Grand Anneau. Or, elle s’était tue soudain. Aucune communication depuis plus de soixante-dix ans. Le devoir de la Terre, la plus proche voisine de Zirda parmi les planètes de l’Anneau, était de connaître la cause de ce silence. C’est pourquoi le vaisseau avait embarqué beaucoup d’appareils et plusieurs savants éminents, dont le système nerveux s’était révélé, après de nombreuses épreuves, capable de supporter des années de réclusion dans l’astronef. Les réserves de carburant — l’an’améson, matière aux liens mésoniques détruits, douée d’une vitesse d’écoulement égale à celle de la lumière — étaient réduites au minimum, non à cause du poids de l’anaméson, mais vu l’énorme volume des réservoirs. On comptait se réapprovisionner sur Zirda. Au cas où il serait arrivé quelque chose de grave à la planète, L’Algrab, vaisseau stellaire de seconde classe, devait rencontrer la Tantra près de l’orbite de la planète K 2-2N-88..

Niza, qui avait l’oreille fine, perçut un changement de ton dans le réglage du champ de gravitation artificielle. Les disques de trois appareils de droite clignotèrent par à-coups, la sonde électronique du bord droit se brancha. Une forme anguleuse et brillante apparut sur l’écran éclairé. Elle fonçait, tel un obus, droit sur la Tantra et devait par conséquent être loin. C’était un énorme fragment de matière, comme on en rencontre très rarement dans d’espace cosmique, aussi Niza s’empressa-t-elle d’en déterminer le volume, la masse, la vitesse et la direction. Seul, le déclic de la bobine automatique du journal de bord rendit Niza à ses souvenirs.

Le plus impressionnant était le soleil sanglant qui rougeoyait dans le champ visuel des écrans réflecteurs, aux derniers mois de la quatrième année de voyage. La quatrième pour les passagers de l’astronef qui filait à une vitesse de 5/6 de l’unité absolue: la vitesse de la lumière. Mais sur Terre il s’était déjà écoulé près de sept années dites indépendantes.

Des filtres superposés aux écrans pour préserver l’œil humain amortissaient l’intensité des rayons astraux autant que le faisait l’atmosphère terrestre, avec ses couches protectrices d’ozone et de vapeur d’eau. La clarté violette, fantastique, indescriptible des astres aux températures excessivement élevées, semblait azurée ou blanche, les étoiles maussades, d’un rosé grisâtre, devenaient jaune d’or, comme notre Soleil. Et, au contraire, celles qui brillaient d’un éclat rouge vif, prenaient une nuance pourprée, dans laquelle l’observateur terrestre est habitué à voir les étoiles de classe spectrale[5] M5. La planète se trouvait bien plus près de son soleil que la Terre du sien. A mesure qu’on se rapprochait de Zirda, son astre devenait un disque rouge de plus en plus large, qui émettait des masses de radiations thermiques.

Deux mois avant le voyage, la Tantra avait essayé de communiquer avec la station externe de la planète. Il n’y avait là qu’une station sur un petit satellite naturel, sans atmosphère, situé plus près de Zirda que la Lune de la Terre.

L’astronef continuait ses appels, alors qu’il restait trente millions de kilomètres jusqu’ià la planète et que la vitesse formidable de la Tantra avait été réduite à trois mille kilomètres par seconde. C’était Niza qui était de service, mais tout l’équipage veillait devant les écrans du poste central.

Niza lançait les appels en amplifiant la puissance d’émission et projetant les rayons en éventail.

Ils aperçurent enfin le point minuscule du satellite. Le vaisseau se mit à décrire une orbite autour de la planète, se rapprochant d’elle peu à peu, en spirale, et réglant sa vitesse sur celle du satellite. Bientôt l’astronef et le satellite semblèrent reliés par un câble invisible et le vaisseau surplomba la petite planète au cours rapide. Les stéréotélescopes électroniques du vaisseau fouillaient la surface du globe. Un spectacle inoubliable s’offrit soudain aux yeux de l’équipage.

Un vaste édifice de verre flambait à la lumière du soleil sanglant. Sous la toiture plate il y avait une sorte de salle de réunions où se massait, immobile, une foule d’êtres qui ne ressemblaient pas aux terriens, mais étaient certainement des hommes. Pour Hiss, l’astronome de l’expédition, réglait d’une main tremblante le foyer de sa lunette. Les rangées d’hommes ne bronchaient toujours pas. L’astronome augmenta le grossissement. On vit alors une estrade bordée d’appareils, une longue table où un homme se tenait assis, face à l’auditoire, les jambes croisées, les yeux fixes, effrayant…

— Ils sont morts, congelés! s’écria Erg Noor. Le vaisseau restait suspendu au-dessous du satellite de Zirda, et quatorze paires d’yeux contemplaient sans relâche la tombe de verre, car c’en était une. Depuis combien de temps étaient-ils là, ces cadavres? Il y avait soixante-dix ans que la planète s’était tue.

En y ajoutant les six années du trajet des rayons, cela faisait un quarts de siècle…

Tous les regards s’étaient tournés vers le chef. Erg Noor, la figure pâle, scrutait la brume jaunâtre de l’atmosphère, à travers laquelle s’ébauchaient vaguement les lignes des montagnes et les reflets des mers, sans que rien ne leur fournît l’explication qu’ils venaient chercher.

— La station a péri et on ne l’a pas refaite en soixante-quinze ans! Gela prouve qu’il est arrivé une catastrophe sur lu planète. Il faut descendre, percer l’atmosphère, atterrir peut-être. Puisque vous voilà tous rassemblés, dites-moi votre avis…

L’astronome Pour Hiss fut le seul à répliquer. C’était un novice du Cosmos, qui avait remplacé juste avant le départ un collègue tombé malade. Niza considérait avec indignation le grand nez crochu et ses vilaines oreilles plantées trop bas.

— S’il est arrivé une catastrophe, nous n’avons aucune chance de nous procurer de l’anaméson. Le survol de la planète à faible altitude, et à plus forte raison l’atterrissage, diminueraient nos réserves de carburant planétaire[6]. Et puis, nous ne savons pas ce qui s’est passé. Il peut y avoir des radiations mortelles…

Les autres membres de l’expédition soutinrent leur chef:

— Notre vaisseau a une cuirasse cosmique qui le protège contre les radiations. Ne sommes-nous pas chargés de tirer les choses au clair?… Que répondra la Terre au Grand Anneau? (le n’est pas tout de constater le fait, il faut l’expliquer; pardonnez-moi ces raisonnements d’écolier! disait Erg Noor de sa voix métallique où sonnait l’ironie. Je ne pense pas que nous puissions manquer à notre devoir…

— La température des couches supérieures de l’atmosphère est normale! s’écria joyeusement Niza qui avait procédé à des mesures hâtives.

Erg Noor sourit et commença la descente avec précaution, spire par spire, ralentissant à mesure qu’on se rapprochait de irda. Elle était un peu plus petite que la Terre, et pour la survoler à basse altitude on n’avait pas besoin d’aller à très grande vitesse. Les astronomes et les géologues vérifiaient les cartes de la planète d’après les données des instruments d’optique de la Tantra. Les continents présentaient absolument les mêmes contours, les mers luisaient, paisibles, au soleil rouge. Les chaînes de montagnes, comparées aux photographies, n’avaient pas changé non plus, mais la planète se taisait.

L’équipage resta trente-cinq heures sans quitter ses postes d’observation, où il se relayait de temps à autre aux appareils.

La composition de l’atmosphère, le rayonnement cosmique, les émanations du soleil rouge, tout correspondait aux renseignements qu’on avait sur Zirda. Erg Noor ouvrit l’annuaire qui concernait cette planète et relut le tableau de sa stratosphère. L’ionisation était plus forte que d’habitude. Un soupçon inquiet s’éveilla dans son esprit.

A la sixième spire de la descente, on vit les contours de grandes villes. Toujours pas de signal aux récepteurs du vaisseau…

Niza Krit, relevée pour manger un peu, s’assoupit. Elle crut avoir dormi quelques minutes à peine. L’astronef survolait le côté nocturne de Zirda, pas plus vite qu’un simple vis-soptère terrestre. Il devait y aveir là-bas des villes, des usines, des ports. Mais pas une lumière ne brillait dans cette nuit noire, explorée à l’aide des puissants stéréotélescopes. Le grondement de l’atmosphère fendue par le vaisseau aurait dû s’entendre à des dizaines de kilomètres. Une heure s’écoula. Pas la moindre lumière. L’attente devenait intolérable. Noor brancha les sirènes d’avertissement. Un hurlement terrible se répandit au-dessus du gouffre obscur; les hommes de la Terre espéraient qu’en se confondant avec le tonnerre du vol, il serait entendu par les habitants de Zirda qui gardaient un silence si énigmatique.

Un flot de lumière violente balaya les ténèbres. La Tantra pénétrait dans la zone éclairée de la planète. Tout en bas, l’ombre veloutée persistait. Des clichés rapidement agrandis montrèrent que c’était un tapis de fleurs noires qui ressemblaient aux pavots terrestres. Ces champs s’étendaient sur des milliers de kilomètres, évinçant les forêts, les broussailles, les broussailles, les herbes… Les rues des villes zébraient, telles les côtes d’un squelette géant, ce tapis sombre que des constructions de fer rouillées marquaient de plaies rouges. Pas âme qui vive, pas un arbre, rien que ces pavots noirs!

La Tantra lâcha une station-bombe d’observation et rentra dans la nuit. Au bout de six heures, la station automatique indiqua la composition de l’air, la température, la pression et 1es autres conditions à la surface du sol. Tout était normal pour la planète, sauf un excès de radio-activité.

— L’affreuse tragédie! murmura d’une voix étranglée le biologiste Eon Tal, en notant les dernières données de la station. Ils se sont tués eux-mêmes en détruisant tout sur leur planète!

— Pas possible? demanda Niza en refoulant ses larmes. C’est donc ça? L’ionisation n’est pourtant pas si forte…

— Des années ont passé depuis, répondit le biologiste d’une voix morne. Son visage caucasien, au nez busqué, viril malgré sa jeunesse, s’était rembruni. Cette désintégration radio-active est précisément dangereuse parce qu’elle progresse imperceptiblement. La quantité d’émanation a augmenté sans doute au cours des siècles, kor par kor[7], comme nous appelons les biodoses[8] radio-actives, puis tout à coup, il y a eu un bond qualitatif. Et voilà l’hérédité décomposée, la stérilité, les lésions épidermiques par radio-activité… Ce n’est pas la première fois que cela arrive. Le Grand Anneau a connu de ces catastrophes…

— Par exemple, ce qu’on appelle la «planète du soleil violet», fit derrière eux la voix d’Erg Noor.

— Le plus tragique, remarqua le sombre Pour Hiss, c’est que son soleil bizarre, 78 fois plus lumineux que les nôtres et de classe spectrale A-zéro, assurait aux habitants une énergie très élevée…

— Où est-elle, cette planète? s’informa Eon Tal. N’est-ce pas celle que le Conseil se propose de peupler?

— Mais oui, c’est en son honneur qu’on a baptisé L’Algrab qui vient de périr.

— L’étoile Algrab ou Delta du Corbeau, s’écria le biologiste. Mais elle est très loin!

— Quarante-six parsecs. Mais nous construisons des astronefs de plus en plus perfectionnés…

Le biologiste hocha la tête et marmonna qu’on avait eu tort de donner à un astronef le nom d’une planète disparue.

— L’étoile existe toujours, et la planète aussi. Avant un siècle, nous l’aurons couverte de plantes et peuplée, affirma Erg Noor.

Il s’était résolu à une manœuvre difficile, qui consistait à changer le chemin orbital du vaisseau et, de latitudinal qu’il était, le rendre longitudinal, c’est-à-dire le situer dans le plan de l’axe de rotation de Zirda. Gomment quitter la planète sans avoir la certitude que tous étaient morts? Peut-être que les survivants ne pouvaient appeler à l’aide parce que les centrales énergétiques étaient détruites et les appareils abîmés?

Ce n’était pas la première fois que Niza voyait le chef au tableau du bord à un moment critique. Le visage impénétrable, le geste brusque et précis, Erg Noor lui semblait un héros légendaire.

De nouveau l’astronef faisait le tour de Zirda, mais d’un pôle à l’autre. Çà et là, surtout aux latitudes moyennes, apparaissaient de vastes zones de sol dénudé. Un brouillard jaune y flottait, à travers lequel on entrevoyait de hautes dunes de sable rouge, échevelées par le vent…

Plus loin, c’étaient encore les suaires de pavots noirs, les seules plantes qui eussent résisté à la radio-activité ou donné sous son influence une mutation viable.

Tout était clair. Il eût été vain, dangereux même, de rechercher parmi les ruines l’anaméson, carburant importé des autres mondes à l’usage des explorateurs par recommandation du Grand Anneau (Zirda n’avait pas encore d’astronefs, mais seulement des vaisseaux planétaires). La Tantra déroula lentement la spirale de son vol en sens inverse, pour s’éloigner de la planète. Accélérant au moyen de ses moteurs ioniques planétaires, utilisés pour les voyages interplanétaires, les envols et les atterrissages, le vaisseau sortit du champ de gravitation de la planète morte. On mit le cap sur un système inhabité, désigné par un chiffre conventionnel, où on avait lancé les phares à bombes et où devait attendre L’Algrab. Les moteurs à anaméson furent embrayés. En cinquante-deux heures, leur force imprima au vaisseau sa vitesse normale de neuf cents millions de kilomètres à l’heure. Il restait jusqu’au point de rendez-vous quinze mois de trajet, onze au temps dépendant du vaisseau. Tout l’équipage, sauf le groupe de service, pouvait sombrer dans le sommeil. Mais la discussion, les calculs et la préparation du rapport au Conseil prirent tout un mois. Les textes des annuaires consacrés à Zirda mentionnaient des expériences hasardeuses avec des carburants atomiques à désintégration partielle. On y trouva des discours de savants émérites qui signalaient des symptômes d’influences nuisibles à la vie et insistaient sur la cessation des expériences. Cent dix-huit ans plus tôt, on avait envoyé par le Grand Anneau un bref avertissement qui aurait suffi à convaincre les esprits éclairés, mais n’avait pas été pris au sérieux par le gouvernement de Zirda.

Plus de doutes que la planète avait péri à cause d’émanations nuisibles, accumulées au cours de nombreux essais imprudents et de l’emploi inconsidéré de formes dangereuses d’énergie nucléaire…

L’énigme est déchiffrée depuis longtemps; l’équipage a passé, deux fois déjà d’un sommeil de trois mois à une vie active de même durée.

Et voici plusieurs jours que la Tantra décrit des cercles ftlitour de la planète grise, et l’espoir de rencontrer L’Algrab diminue d’heure en heure. Cela ne présage rien de bon…

Erg Noor, arrêté sur le seuil, regarde Niza pensive, dont la chevelure abondante ressemble à une belle fleur d’or… Un profil espiègle et garçonnier, des yeux un peu bridés, souvent cligniés dans un rire intérieur, grands ouverts maintenant et scruttant l’inconnu… avec anxiété et courage! La petite ne se rend pas compte du soutien moral qu’elle prête à Noor par son amour dévoué. A cet homme qui, malgré, sa volonté trempée par de longues années d’épreuves, est parfois las d’être un chef toujours prêt à répondre de ses hommes, du vaisseau, du succès de l’expédition. Là-bas, sur la Terre, il n’y a plus guère de responsabilité personnelle: les décisions y sont prises par toute l’équipe chargée d’exécuter le travail. En cas d’imprévu, on est sûr de recevoir aussitôt le conseil le plus compétent, la consultation la plus détaillée. Tandis qu’ici, où il n’y a pas de conseils à prendre, le Commandant est investi de pouvoirs extraordinaires. Il eût mieux valu que cette responsabilité durât deux ou trois ans, et non pas de dix à quinze, délai moyen d’une expédition stellaire.

Il pénétra, dans le poste central. Niza se leva en sursaut,

— J’ai choisi les matériaux et les cartes nécessaires, dit Erg Noor. Nous allons faire travailler la machine à plein rendement!

Allongé dans le fauteuil, il tournait lentement les feuillets métalliques, en indiquant les chiffres des coordonnées, l’intensité des champs de gravitation, la puissance des flux de parcelles cosmiques, la vitesse et la densité des courants météoriques. Niza, concentrée, ramassée sur elle-même, appuyait sur les boutons et tournait les interrupteurs de la machine à calculer. Erg reçut une série de réponses et réfléchit, les sourcils froncés.

— Nous avons sur notre passage un champ de gravitation puissant: l’amas de matière opaque dans le Scorpion, près de l’étoile 6555-ZR+11-PCU, reprit Noor. Pour économiser le carburant, il faut obliquer par là, vers le Serpent… Autrefois on volait sans moteurs, utilisant en guise d’accélérateurs la périphérie des champs de gravitation…

— Pouvons-nous recourir à ce moyen? s’enquit Niza.

— Non, car nos astronefs sont trop rapides. La vitesse de 56 de l’unité absolue, soit 250 000 kilomètres par seconde, augmenterait de 12 fois notre poids dans le champ d’attraction terrestre et nous réduirait donc en poussière. Nous ne pouvons voler ainsi que dans l’espace du Cosmos, loin des grandes accumulations de matière. Dès que le vaisseau pénètre dans le champ de gravitation, il faut ralentir d’autant plus que ce champ est plus puissant.

— Mais il y a contradiction, Niza appuya d’un geste enfantin sa tête sur sa main, plus le champ d’attraction est fort, plus on doit voler lentement!

— Ce n’est vrai que pour les très grandes vitesses, proches de celle de la lumière, qui font que le vaisseau, tel un rayon lumineux, avance en ligne droite ou suivant une courbe dite d’égales intensités.

— Si j’ai bien compris, vous voulez diriger notre astronef droit sur le système solaire?

— C’est là la grosse difficulté de la navigation astrale. II est pratiquement impossible de viser telle ou telle étoile, malgré toutes les corrections apportées aux calculs. Il faut escompter sans cesse l’erreur qui s’accroît en cours de route et changer de direction en conséquence, ce qui exclût l’automatisation absolue de la commande. En ce moment, nous sommes dans une mauvaise passe. Un arrêt, voire un ralentissement brusque après l’élan, serait fatal, car nous n’aurions plus de quoi reprendre de la vitesse. Tenez, le voilà le danger: la région 344 + 2U est inexplorée. On n’y connaît ni étoiles ni planètes habitées, mais seulement un champ de gravitation, dont voici la limite. Pour nous décider, consultons les astronomes: nous réveillerons tout le monde après le cinquième tour, et en attendant…

Erg Noor se frotta les tempes et bâilla.

— L’action de la sporamine touche à sa fin, s’écria Niza. Vous pouvez vous reposer!

— Bien, je vais m’installer dans ce fauteuil… Peut-être y aura-t-il un miracle, ne serait-ce qu’un son!

L’accent d’Erg Noor fit palpiter de tendresse le cœur de Niza. Elle aurait voulu presser contre sa poitrine cette tête volontaire et caresser ces cheveux bruns, mêlés de fils d’argent précoces.

La jeune fille se leva, rangea avec soin les feuillets documentaires et éteignit, ne laissant qu’un faible éclairage vert le long des pupitres qui supportaient les appareils et les montres. Le vaisseau décrivait paisiblement son cercle immense dans le vide absolu. L’astronavigatrice aux cheveux roux se posta en silence au «cerveau» de la Tantra. Les appareils chantaient en sourdine. La mélodie se poursuivait, douce et harmonieuse, témoignant du bon état des mécanismes, car le moindre accroc y eût provoqué une fausse note. De temps à autre, se répétaient des coups discrets, pareils à ceux d’un gong: c’était le moteur planétaire qui se mettait en marche pour incurver la trajectoire de l’astronef. Les formidables moteurs anamésoniens se taisaient. La paix nocturne régnait dans le vaisseau endormi, comme si aucun danger sérieux ne menaçait la Tantra et son équipage. Tout à l’heure, les signaux si impatiemment attendus vont résonner dans le haut-parleur, les deux astronefs freineront leur vol impétueux, se rapprocheront sur des routes parallèles et finiront par égaliser leurs vitesses pour voguer côte à côte. Une large galerie tubulaire les reliera, et l’astronef recouvrera sa force gigantesque..?

Au-dedans d’elle-même, Niza était calme: elle avait foi en son chef. Les cinq années de voyage ne lui paraissaient ni longues ni fatigantes. Surtout depuis qu’elle aimait… Mais auparavant déjà, les observations passionnantes, les enregistrements électroniques des livres, des concerts et des films lui avaient permis de compléter sans cesse ses connaissances et d’oublier la nostalgie de la belle Terre, disparue comme un grain de sable au fond des ténèbres infinies. Ses compagnons, très érudits, l’intéressaient par leurs entretiens, et lorsqu’elle avait les nerfs fatigués par les impressions ou l’intensité du travail, un sommeil prolongé, entretenu par un réglage sur les ondes hypnotiques après une courte préparation médicale, engloutissait de grands laps de temps… Et puis Niza était heureuse auprès de son bien-aimé. Ses inquiétudes ne tenaient qu’aux difficultés qu’éprouvaient les autres, et surtout lui, Erg Noor. Si seulement elle avait pu… mais que valait-elle, pauvre débutante, à côté d’hommes de cette envergure! Pourtant, elle les aidait peut-être par sa tendresse, sa bonne volonté, son désir ardent de les seconder dans leur pénible tâche…

Le chef de l’expédition se réveilla et leva sa tête alourdie. La mélodie se poursuivait, harmonieuse, mais toujours interrompue par les coups espacés du moteur planétaire. Niza Krit surveillait les appareils, le dos un peu voûté, son jeune visage marqué d’ombres de lassitude. Erg Noor jeta un regard sur l’horloge dépendante[9] et se mit debout d’une détente.

— J’ai dormi quatorze heures! Et vous ne m’avez pas réveillé, Niza! C’est… il demeura court devant le joyeux sourire qu’elle lui adressait, allez vous reposer à l’instant!

— Permettez que je dorme ici… comme vous? demanda la jeune fille. Elle courut prendre un casse-croûte, fit sa toilette et s’installa dans le fauteuil. Ses yeux vifs, cerclés de bistre, observaient à la dérobée Erg Noor qui, rafraîchi par une douche ondique et réconforté par une collation, l’avait relevée aux appareils. Ayant vérifié les témoignages des indicateurs de PCE — protection des contacts électroniques — il marcha de long en large, à pas précipités.

— Pourquoi ne dormez-vous pas? demanda-t-il d’un ton impérieux à l’astronavigatrice.

Elle secoua ses boucles rousses qui avaient besoin d’être coupées: Iles membres des expéditions extra-terrestres ne portaient jamais les cheveux longs.

— Je songe… commença-t-elle, hésitante, et maintenant que nous frisons le danger, je m’incline devant la grandeur de l’homme qui est parvenu jusqu’aux étoiles, à travers l’immensité, de l’espace! Vous êtes familiarisé avec cette situation, tandis que moi, j’en suis à mon premier séjour dans le Cosmos! Dire que je fais un voyage interstellaire, vers des mondes nouveaux!

Erg Noor eut un faible sourire et se passa la main sur le front.

— Je dois vous désabuser, ou plutôt vous montrer la véritable portée de notre puissance. Voilà, il s’arrêta devant le projecteur et l’on vit, sur la paroi postérieure de la cabine, la spirale lumineuse de la Galaxie. Erg Noor montra, au bord de la spirale, une traînée d’étoiles clairsemées, presque imperceptible.

— C’est une région désertique de la Galaxie, sa marge pauvre de vie et de lumière, où se trouve notre système solaire et où nous sommes en ce moment… Mais, vous le voyez, cette branche va du Cygne à la Carène et, sans compter son éloi-gnement des zones centrales, elle contient là un nuage opaque… Notre Tantra mettrait près de quarante mille ans à la parcourir. Nous franchirions en quatre mille ans le vide noir qui sépare notre branche de la suivante. Ainsi, nos vols actuels dans l’infini ne sont qu’un piétinement sur un lopin dont le diamètre mesure une cinquantaine d’années-lumière! Sans la puissance de l’Anneau, nous saurions bien peu de chose sur l’univers. Les communications, les images, les pensées transmises des régions encore inaccessibles nous parviennent tôt ou tard et nous renseignent sur des mondes de plus en plus lointains. Notre savoir s’enrichit continuellement.

Niza écoutait, recueillie.

— Les premiers vols interstellaires… continua Erg Noor rêveur. De petits vaisseaux lents, vulnérables… Et la vie de nos ancêtres était deux fois plus brève que la nôtre — voilà où la grandeur de l’homme était vraiment digne d’admiration!

Niza redressa la tête d’une saccade, comme elle faisait toujours pour protester.

— Plus, tard, dit-elle, quand on aura appris à vaincre l’espace sans y foncer à corps perdu, on dira de vous: fallait-il être héroïque pour conquérir le Cosmos par ces moyens primitifs!

Erg Noor sourit gaiement et tendit la main à la jeune fille.

— On le dira aussi de vous, Niza! Elle rougit.

— Je suis fière d’être à vos côtés! Et je donnerais tout pour retourner encore et encore dans le Cosmos.

— Oui, je sais, fit-il, songeur. Mais il y en a qui pensent autrement!

Niza devina par son intuition féminine ce qu’il voulait dire. Il y avait dans sa cabine deux magnifiques stereoportraits aux tons violet et or, qui représentaient l’historien Véda Kong, belle femme aux yeux bleus et limpides comme le ciel terrestre, sous de longs sourcils arqués… Bronzée, montrant dans un sourire des dents éblouissantes, elle touchait des mains ses cheveux cendrés. Et la voici riant aux éclats sur une pièce d’artillerie navale, monument de la plus haute antiquité…

Erg Noor avait perdu son entrain; il s’assit lentement devant l’astronavigatrice.

— Si vous saviez, Niza, avec quelle brutalité le destin a détruit mon rêve là-bas, sur Zirda! dit-il soudain d’une voix sourde, et il posa délicatement les doigts sur la manette des moteurs à anaméson, comme s’il voulait accélérer au maximum le vol de l’astronef.

— Si Zirda n’avait point péri et que nous eussions pu nous réapprovisionner en carburant, continua-t-il en réponse à la question muette de Niza, j’aurais conduit l’expédition plus loin. C’était convenu avec le Conseil. Zirda aurait envoyé à la Terre les messages requis, et la Tantra serait partie avec les volontaires… Les autres se seraient embarqués à bord de L’Algrab qui, après avoir., fait sa besogne ici, aurait été envoyé sur Zirda.

— Qui aurait consenti à rester sur Zirda? s’écria la jeune fille indignée. Peut-être Pour Hiss? Un grand savant comme lui ne se laisserait-il pas entraîner par le désir de savoir?

— Et vous, Niza?

— Moi? Bien sûr!

— Oui mais où? demanda-t-il soudain d’un accent ferme, en la regardant au fond des yeux.

— N’importe où, même… — elle montra le gouffre noir entre deux spires de la Galaxie, et rendit à Noor son regard soutenu, les lèvres entrouvertes.

— Non, non, pas si loin! Vous savez, Niza, ma chère astronavigatrice, qu’il y a près de quatre-vingt-cinq ans, a eu lieu la trente-quatrième expédition astrale, dite «à relais».

Trois astronefs qui se ravitaillaient l’un l’autre en carburant, s’éloignaient de plus en plus de la Terre en direction de la Lyre. Les deux qui ne portaient pas d’équipage revinrent sur la Terre, quand ils eurent donné tout leur anaméson. C’est ainsi que les alpinistes faisaient jadis l’ascension des plus hauts sommets. Enfin, le troisième, appelé la Voile…

— Ah, oui, celui qui n’est pas revenu!… chuchota-t-elle avec émotion.

— Il n’est pas revenu, en effet. Mais il a atteint son but et a péri sur le chemin du retour, après avoir lancé un message. Son but était le grand système planétaire de Véga, étoile de la Lyre. Que de générations humaines avaient admiré l’éclat bleu de cet astre du ciel boréal! Véga est à huit par-secs de notre Soleil, distance jamais encore franchie par les hommes… Quoi qu’il en soit, la Voile est parvenue à destination… On ne sait si la cause de son désastre est une météorite ou une panne grave. Peut-être qu’elle vogue toujours dans l’espace et que les héros que nous croyons morts sont en vie…

— C’est affreux!

— Tel est le sort de tout astronef qui ne peut aller à une vitesse proche de celle de la lumière. Des millénaires s’interposent aussitôt entre lui et sa planète…

— Que nous a communiqué la Voile? demanda rapidement la jeune fille.

— Très peu de chose. Un message entrecoupé, qui s’est arrêté net. Je l’ai retenu par cœur: «Ici Voile, ici Voile, reviens de Véga depuis vingt-six ans… suffisamment… attendrai… quatre planètes de Véga… rien de plus beau.. quel bonheur…»

— Mais ils appelaient à l’aide, ils voulaient attendre quelque part!

— Bien sûr, sans quoi le vaisseau n’aurait pas dépensé l’énergie énorme que nécessitait l’émission. Hélas! nous n’avons plus reçu un mot de la Voile.

— Un parcours de vingt-six années indépendantes, alors qu’il y en a trente et une en tout, de Véga au Soleil. Il était donc dans nos parages, ou encore plus près de la Terre.

— Je ne crois pas… à moins qu’il ait dépassé la vitesse normale et frisé la limite quantique[10]. Mais c’est si dangereux!

Erg Noor résuma le principe de la destruction qui menace la matière quand sa vitesse de déplacement s’approche de celle de la lumière, mais il s’aperçut que Niza l’écoutait d’une oreille distraite.

— Je comprends! s’exclama-t-elle dès qu’il eut terminé son explication. J’aurais compris plus tôt, si la perte du vaisseau ne m’avait pas obscurci les idées… ces catastrophes sont toujours si horribles, si révoltantes!

— Vous concevez maintenant ce qu’il y a d’essentiel dans leur message, dit Erg Noor, la mine sombre. Ils ont découvert des mondes d’une beauté, incomparable. Et j’ambitionne depuis longtemps de refaire le trajet de la Voile avec des appareils plus perfectionnés. C’est désormais possible avec un seul vaisseau. Depuis ma jeunesse, je rêve de Véga, ce soleil bleu aux planètes magnifiques!

— Des merveilles… articula Niza, bouleversée. Mais poui revenir il faut soixante ans terrestres ou quarante années dépendantes… la moitié de la vie.

— Les grandes réalisations exigent de grands sacrifices. Ce n’est d’ailleurs pas un sacrifice pour moi. Ma vie sur la Terre n’a jamais été qu’une série de courtes escales entre les voyages astraux. C’est que je suis né à bord d’un astronef!

— Comment cela s’est-il fait? questionna-t-elle, surprise.

— La trente-cinquième expédition comprenait quatre vaisseaux. Ma mère était astronome sur l’un d’eux. Je suis né à mi-chemin de l’étoile double MN 19026 + 7 AL, ce qui m’a fait commettre deux illégalités. Oui, deux, car j’ai grandi chez mes parents, dans l’astronef, au lieu d’être éduqué à l’école. Que voulez-vous! Au retour de l’expédition, j’avais déjà dix-huit ans. J’excellais à conduire le vaisseau stellaire, j’avais remplacé i’astronavigateur tombé malade et je pouvais être mécanicien des moteurs planétaires et à anaméson, ce qui me fut compté comme exploit d’Hercule à ma majorité…

— Je ne comprends toujours pas…

— Ma mère? Vous la comprendrez un jour! A l’époque, le sérum AT-Anti-Tia ne se conservait pas longtemps. Les médecins l’ignoraient… Quoi qu’il en fût, elle m’apportait au poste central, pareil à celui-ci, et j’écarquillais mes yeux de bébé devant les réflecteurs où oscillaient les étoiles. Nous volions vers Thêta du Loup, où se trouvait une étoile double proche du Soleil. Deux naines — l’une bleue, l’autre orange — cachées par un nuage opaque. Ma première impression consciente fut le ciel d’une planète sans vie, que j’observais de sous la coupole de verre de la station temporaire. La plupart des planètes des étoiles doubles sont inanimées, à cause de l’irrégularité de leurs orbites. L’expédition avait atterri sur l’une d’elles et y fit durant sept mois des prospections. Autant que je m’en souvienne, il y avait là de vastes gisements de platine, d’osmium et d’iridium. Des cubes d’iridium, d’un poids incroyable, me servirent de jouets. Et puis ce ciel tout noir, piqueté d’étoiles claires, immobiles, et orné de deux soleils splendides, orange vif et indigo. Je me rappelle que leurs rayons s’entrecroisaient parfois et inondaient la planète d’une ravissante lumière verte qui me faisait crier et chanter de joie!… Erg Noor conclut: Allons, trêve de réminiscences, il est grantl temps que vous vous reposiez.

— Continuez, c’est si intéressant! supplia Niza, mais le chef resta inflexible. Il apporta le pulsateur hypnotique, et la jeune fille, magnétisée par son regard impérieux ou par l’ap-pareil somnifère, dormit si bien qu’elle ne se réveilla qu’à la veille du sixième tour. Le visage froid d’Erg Noor lui apprit tout de suite que L’Algrab n’était pas retrouvé.

— Vous vous êtes réveillée au bon moment! déclara-t-il, dès qu’elle eut pris son bain d’électricité et d’ondes. Branchez la musique et la lumière du lever. Pour tout le monde!

Niza appuya aussitôt sur plusieurs boutons qui déclenchèrent dans toutes les cabines de l’équipage des lueurs intermittentes et une harmonie d’accords graves qui allaient crescendo. Le système nerveux se dégageait graduellement de l’inhibition pour reprendre son activité normale. Cinq heures après, tous les membres de l’expédition, réconfortés par la nourriture et les toniques, se rassemblaient au poste central.

Chacun réagit à sa manière à la nouvelle du désastre de L’Algrab. Comme l’avait prévu Erg Noor, l’expédition se révéla à la hauteur. Pas un mot de désespoir, pas un regard effrayé. Pour Hiss, qui ne s’était guère montré courageux sur Zirda, fit bonne contenance. Seule, la jeune doctoresse Louma Lasvi pâlit un peu et passa la langue sur ses lèvres sèches.

— Honorons la mémoire de nos camarades! dit le chef en branchant l’écran du projecteur, où surgit L’Algrab photographié au départ de la Tantra. Tous se levèrent. Les clichés se succédaient lentement, visages tantôt sérieux, tantôt gais, des sept membres de l’équipage disparu. Erg Noor les nommait au fur et à mesure, et les passagers leur adressaient le salut d’adieu. C’était la tradition des astronautes. Les vaisseaux stellaires qui partaient ensemble avaient toujours la collection complète des photos du personnel. Ceux qui disparaissaient pouvaient errer longtemps encore dans l’espace cosmique et leurs équipages pouvaient rester vivants des années. Mais cela n’avait aucune importance, car l’astronef ne revenait jamais. On n’avait pas la moindre possibilité de le rechercher, de le secourir. Les pannes légères se produisaient rarement et se réparaient sans peine, tandis que les avaries graves n’avaient jamais pu être réparées dans le Cosmos. Quelquefois l’astronef réussissait, comme la Voile, à lancer un appel suprême. Mais la plupart du temps, les messages ne parvenaient pas, vu la difficulté qu’on avait à les orienter. Pour les émissions du Grand Anneau, on avait repéré, au cours des millénaires, les directions exactes et on pouvait en outre les varier, en transmettant les messages d’une planète à l’autre. Les vaisseaux stellaires se trouvaient en général dans les zones inexplorées où les directions de l’émission ne pouvaient être devinées que par hasard…

La majorité des astronautes admettaient l’existence, dans le Cosmos, de champs neutres ou zones zéro, qui absorbaient les radiations et les messages. Les astrophysiciens, par contre, qualifiaient les zones zéro de chimères nées d’une imagination trop fertile.

Après la cérémonie funèbre et la réunion, qui fut assez brève, Erg Noor tourna la Tantra vers la Terre et brancha les moteurs à anaméson. Ils fonctionnèrent quarante-huit heures, après quoi le vaisseau s’approcha de la Terre à raison de 21 milliards de kilomètres par jour. Il restait environ six ans terrestres de voyage jusqu’au Soleil. Le travail battait son plein au poste central et à la bibliothèque-laboratoire: on calculait et on traçait le nouvel itinéraire.

Il s’agissait de voler pendant six années, en consommant l’anaméson seulement pour rectifier le cours. Autrement dit, il fallait conduire le vaisseau en économisant au maximum l’accélération. La région inexplorée 344 + 2U, entre le Soleil et l’astronef, donnait de l’inquiétude à tout le monde; il n’y avait pas moyen de la contourner: de part et d’autre, on rencontrait des zones de météorites libres, sans compter qu’en virant on perdait l’accélération…

Deux mois plus tard, la ligne de vol était calculée et la Tantra décrivait une courbe douce d’égale intensité.

Le superbe vaisseau stellaire était en parfait état, sa vitesse se jnaintenait dans les limites voulues. Le temps seul — près de quatre années dépendantes — le séparait à présent du sol natal.

Erg Noor et Niza, fatigués par leur service, avaient sombré dans un profond sommeil, ainsi que deux astronomes, le géologue, le biologiste, le médecin et quatre ingénieurs.

Ils étaient relevés par l’équipe suivante: Pel Lin, un astro-navigateur qui en était à sa deuxième expédition, l’astronome Ingrid Ditra et l’ingénieur électronicien Key Baer, qui s’était joint à eux volontairement. Ingrid, avec l’autorisation de Pel Lin, se retirait souvent dans la bibliothèque voisine du poste central. Elle collaborait avec son vieil ami Key Baer à une symphonie monumentale, la Mort d’une Planète, inspirée par la tragédie de Zirda. Quand il était las d’entendre le susurrement des appareils et de contempler les abîmes noirs du Cosmos, Pel Lin mettait Ingrid à sa place et s’appliquait à déchiffrer des inscriptions mystérieuses, provenant d’une planète du Centaure, abandonnée par ses habitants pour une cause inconnue. Il croyait au succès de son entreprise aléatoire…

Il y eut deux relèves encore, le vaisseau s’était rapproché de la Terre d’environ dix trillions de kilomètres, et les moteurs à anaméson n’étaient embrayés que pour quelques heures.

L’équipe de Pel Lin achevait sa quatrième veillée depuis que la Tantra avait quitté le lieu du rendez-vous manqué avec L’Algrab.

L’astronome Ingrid Ditra, ses calculs terminés, se retourna vers Pel Lin qui suivait d’un œil mélancolique la palpitation incessante des aiguilles rouges sur les cadrans bleu clair des intensimètres des champs de gravitation. Le ralentissement habituel des réactions nerveuses, auquel étaient sujettes les natures les plus robustes, se faisait sentir dans la seconde moitié, de la veillée. L’astronef, gouverné automatiquement, suivait pendant des mois et des années une route établie d’avance. S’il survenait un événement extraordinaire, qui dépassait les facultés de l’automate directeur, la catastrophe était presque inévitable, car l’intervention des hommes serait sans effet: le cerveau humain, si entraîné qu’il fût, ne pouvait réagir assez vite.

— A mon avis, nous sommes en plein dans la région inexplorée 344 + 2 U. Le chef voulait veiller lui-même, dit Ingrid à l’astronavigateur. Pel Lin consulta le compteur chronologique.

— De toute façon nous serons relevés dans deux jours. Il n’y a pour le moment rien de particulier… On y va jusqu’au bout?

Ingrid acquiesça d’un signe de tête. Key Baer, sorti des compartiments de l’arrière, occupa son fauteuil près des mécanismes d’équilibre. Pel Lin se leva en bâillant.

— Je vais dormir quelques heures, déclara-t-il à Ingrid. Elle passa docilement au tableau de bord.

La Tantra voguait dans le vide absolu, sans osciller. Pas une météorite, même lointaine, n’était détectée par les appareils de Voll Hotl. La route du vaisseau s’écartait un peu de la direction du Soleil: la différence équivalait à environ un an et demi de voyage. Les réflecteurs avant étaient d’un noir opaque; on aurait dit que l’astronef se dirigeait au cœur des ténèbres. Seuls, les télescopes latéraux continuaient à capter un semis d’innombrables étoiles.

Une angoisse étrange secoua les nerfs d’Ingrid. Revenue auprès de ses machines et de ses télescopes, elle vérifiait à nouveau leurs indications et dressait la carte de la région inconnue. La marche se poursuivait sans encombre, et cependant elle ne pouvait détacher les yeux de l’obscurité sinistre qui s’étendait devant eux. Key Baer avait remarqué l’inquiétude de l’astronome et accordait toute son attention aux appareils.

— Je ne vois rien qui cloche, dit-il enfin. Qu’as-tu donc?

— Je ne sais pas, c’est ce noir qui m’alarme. Il me semble que le vaisseau pénètre dans une nébuleuse opaque…

— Il y a bien là un nuage, mais nous ne ferons que le frôler. C’est conforme aux calculs! L’intensité du champ d’attraction s’accroît petit à petit, régulièrement. En traversant cette zone, nous nous approcherons forcément d’un centre de gravitation. Qu’importe qu’il soit sombre ou lumineux?

— C’est vrai! dit Ingrid, quelque peu rassurée.

— Le chef et ses principaux adjoints sont parfaits. Nous suivons notre route plus vite qu’il n’était prévu. Si ça continue, nous sommes sauvés, et nous atteignons Triton, malgré la pénurie d’anaméson.

Elle se sentit pénétrée de joie à la seule pensée de Triton, le plus gros satellite de Neptune, où l’on avait construit la dernière station astronautique du système solaire. Gagner Triton, c’était revenir chez soi…

— J’espérais qu’on travaillerait un peu à notre symphonie, reprit Key Baer, mais Lin est allé se reposer. Il dormira six ou sept heures; en attendant, je méditerai seul la finale de la seconde partie, tu sais, le passage où nous n’arrivons pas à introduire le motif de la menace. Celui-là… Key chanta plusieurs notes.

— Di-i, di-i, da-ra-ra, répondirent soudain les parois du poste de commande, à ce qu’il parut à Ingrid. Elle tressaillit, se retourna… et comprit aussitôt. L’intensité du champ d’attraction avait augmenté, et les appareils répondaient par un changement de mélodie.

— Curieuse coïncidence! fit-elle avec un rire légèrement penaud.

— La gravitation s’est accrue, c’est normal pour le nuage opaque. Sois donc tranquille et laisse dormir Lin.

A ces mots Key Baer quitta le poste central. Dans la bibliothèque vivement éclairée, il s’assit à un petit piano-violon électronique et s’absorba dans la composition musicale. Plusieurs heures s’étaient sans doute passées, lorsque la porte hermétique de la salle s’ouvrit d’une saccade et Ingrid parut.

— Key, mon ami, réveille Lin.

— Qu’est-ce qu’il y a?

— L’intensité du champ d’attraction augmente plus qu’elle ne le devrait.

— Et qu’y a-t-il sur notre chemin?

— Toujours les ténèbres!

Ingrid s’en fut. Key Baer alla réveiller l’astronavigateur, qui se précipita au poste central.

— Rien de grave. Mais d’où vient ce champ de gravitation? Il est trop puissant pour un nuage opaque, et pas d’étoile à proximité… Lin réfléchit, appuya sur le bouton de réveil de la cabine d’Erg Noor, réfléchit encore et brancha la cabine de Niza Krit.

— Si tout va bien, ils nous relèveront, voilà tout, expliqua-t-il à Ingrid alarmée.

— Et si ça va mal? Erg Noor ne sera revenu à lui que dans cinq heures. Que faire?

— Attendre tranquillement, répondit l’astronavigateur.

— Que veux-tu qu’il arrive en cinq heures, dans cette zone si éloignée de tout système stellaire?

La tonalité du son des appareils baissait continuellement, sans commutation, preuve que les circonstances du vol se modifiaient. L’attente anxieuse ralentissait la marche du temps. Deux heures semblèrent aussi longues que toute une veillée. Pel Lin restait calme en apparence, mais l’agitation d’Ingrid s’était communiquée à Key Baer. Il se retournait fréquemment vers la porte, croyant voir entrer Erg Noor impétueux comme toujours, bien qu’il sût que le réveil après le sommeil prolongé était lent.

Une sonnerie prolongée les fit tous tressaillir. Ingrid se cramponna à Key Baer.

— La Tantra est en danger! L’intensité du champ est deux fois plus forte que ne le prédisaient les calculs!

L’astronavigateur pâlit. Il fallait faire face à l’imprévu. Le sort du vaisseau était entre ses mains. L’attraction croissante imposait la nécessité de ralentit la marche de l’astronef, non seulement parce que son poids augmentait, mais aussi à cause d’une grande accumulation de matière dense qui devait se trouver sur son chemin. Or, si on ralentissait, il n’y aurait plus moyen de revenir à la vitesse initiale! Les dents serrées, Pel Lin tourna la manette des moteurs planétaires; la sonnerie alarmante cessa, l’aiguille de l’appareil indiquant le rapport de la gravitation et de la vitesse confirma que l’équilibre était rétabli. Mais à peine Pel Lin eut-il débranché le frein, que la sonnerie reprit. Cette terrible force d’attraction contraignait le vaisseau à s’arrêter. Sans aucun doute, il fonçait droit sur le centre de gravitation.

L’astronavigateur n’osa pas virer de bord, l’opération étant très risquée. Il freinait à l’aide des moteurs planétaires, malgré l’évidence de l’erreur qu’on avait commise en se dirigeant à travers la masse de matière inconnue.

— Le champ d’attraction est vaste, fit observer à mi-voix I ngrid, peut-être que…

— Il faut ralentir encore, pour tourner, s’écria l’astrona loueur, mais comment accélérer ensuite… On percevait clans ses paroles une indécision funeste.

— Nous avons déjà percé la zone externe, répliqua Ingrid. I,i gravitation s’accroît rapidement.

Des coups sonores se suivaient à un rythme accéléré: les moteurs planétaires s’étaient embrayés automatiquement, lorsque la machine électronique qui commandait l’astronef eut senti devant elle une immense accumulation de matière. La Tantra oscillait. Malgré le ralentissement de la marche, les gens du poste central commençaient à perdre connaissance. Ingrid tomba à genoux. Pel Lin, assis dans le fauteuil, s’efforçait de relever sa tête lourde. Key Baer, en proie à la pani-que, était désemparé comme un enfant.

Les coups des moteurs, de plus en plus précipités, se fondirent en un rugissement continu. Le cerveau électronique du v;iisseau luttait à la place de ses maîtres à demi évanouis. Mais si puissant qu’il fût à sa manière, il ne pouvait prévoir les conséquences complexes, ni trouver la bonne solution dans les cas exceptionnels.

L’oscillation de la Tantra faiblit. Les colonnes indiquant les réserves de charges ioniques planétaires baissaient à vue d’œil. Pel Lin, revenu à lui, comprit que l’étrange accroissement d’attraction était si rapide qu’il fallait prendre des mesures urgentes pour arrêter le vaisseau dans son vol vers le centre du gouffre noir et changer de route.

Il tourna la manette des moteurs à anaméson. Quatre cylindres en borazon-nitrite de bore, visibles par une fente spéciale du tableau, s’éclairèrent en dedans. Une flamme verte s’y démena furieusement, ruissela et s’enroula en spirales serrées. A l’avant du vaisseau, un champ magnétique puissant avait enrobé les tuyères des moteurs pour les préserver de la destruction.

Pel Lin poussa la manette plus loin; on aperçut, à travers le tourbillon de lumière verte, le rayon directeur, un flux grisâtre de particules K[11]. Encore un mouvement et, le long du rayon gris, fulgura un éclair violet, signal de l’échappement impétueux de l’anaméson. Tout le corps du vaisseau réagit par une vibration de haute fréquence, presque imperceptible, mais difficile à supporter…

Erg Noor, après avoir pris sa ration de nourriture, somnolait sous un délicieux massage électrique du système nerveux. Le néant qui lui enveloppait le cerveau et le corps se retirait lentement. La mélodie du réveil résonnait plus fort…

Soudain, une impression désagréable, venue du dehors, vint interrompre la joie du retour à la vie après quatre-vingt-dix jours de sommeil. Erg Noor se sentit chef de l’expédition et lutta avec acharnement pour recouvrer sa conscience normale. Enfin, il constata une perte de vitesse et l’embrayage des moteurs à anaméson, preuve qu’il était arrivé quelque chose. Erg Noor essaya de se lever. Mais son corps restait inerte, ses jambes fléchirent, il s’écroula sur le plancher de la cabine. Au bout d’un moment il réussit à ramper jusqu’à la porte et à l’ouvrir. Sa conscience se faisait jour à travers le brouillard du sommeil; dans le corridor, il se mit à quatre pattes et s’engouffra dans le poste central.

Les gens occupés à surveiller les réflecteurs et les cadrans, se retournèrent avec effroi et coururent à lui. Erg Noor, incapable de se redresser, balbutia:

— Les réflecteurs avant… branchez sur l’infrarouge… arrêtez… les moteurs!

Les cylindres en borazon s’éteignirent en même temps que cessa la vibration du vaisseau. Dans le réflecteur avant de gauche apparut une étoile immense qui dégageait une lueur terne, de couleur marron. Tous s’immobilisèrent, les yeux fixés sur ce disque énorme, surgi des ténèbres en face du vaisseau.

— Imbécile que j’étais! lança Pel Lin, contrit. Moi qui nous croyais près d’un nuage opaque! Or, c’est…

— Une étoile de fer! s’écria Ingrid Ditra épouvantée. Erg Noor se leva en s’appuyant au dossier d’un fauteuil.

Son visage, pâle d’ordinaire, avait blêmi, mais les yeux bril-I.lient comme toujours, d’un vif éclat.

— Oui, c’est une étoile.de fer, dit-il lentement, et tous les regards se tournèrent vers lui avec crainte et espoir. C’est l.i terreur des astronautes! Personne ne l’avait soupçonnée Luis cette région.

— Je ne songeais qu’au nuage, murmura Pel Lin, penaud.

— Un nuage opaque qui possède une telle force d’attraction doit contenir des particules solides assez volumineuses, et la Tantra aurait déjà péri, car il est impossible d’éviter une rollision dans un essaim pareil, dit le chef à mi-voix, d’un ii m ferme.

— Mais ces brusques changements d’intensité, ces remous, ne signalent-ils pas la présence d’un nuage?

— Ou celle d’une ou de plusieurs planètes gravitant autour île l’étoile…

Pel Lin se mordit la lèvre jusqu’au sang. Le chef appuya lui même sur les boutons de réveil.

— Vite, le journal de bord! Calculons les isograves!

Le vaisseau oscilla de nouveau. Quelque chose de gigantesque passa en trombe sur l’écran réflecteur.

— Voici la réponse… nous avons doublé une planète. Minus, au travail!

Erg Noor jeta les yeux sur les compteurs de carburant. Il se cramponna plus fort au dossier du fauteuil, voulut parler i i ne dit rien.

CHAPITRE II

EPSILON DU TOUCAN

Un doux tintement résonna sur la table, accompagné de feux orangés et bleu clair. Des reflets multicolores scintillèrent sur la cloison translucide. Dar Véter, directeur des stations externes du Grand Anneau, observait la spirale lumineuse qui se cambrait dans les hauteurs et décrivait au bord de la mer une ligne d’un jaune mat. Sans la quitter des yeux, Dar Véter tendit le bras pour mettre le levier sur R: la réflexion n’était pas terminée. Un grand changement s’opérait aujour-d’hui dans la vie de cet homme. Ce matin, son successeur, Mven Mas, élu par le Conseil d’Astronautique, était venu de la zone habitée de l’hémisphère austral. Ils opéreraient ensemble la dernière émission par l’Anneau, ensuite… oui, cet ensuite» demeurait encore dans le vague. Il s’était acquitté pendant six ans de sa tâche ardue, pour laquelle on choisissait îles gens aux facultés supérieures, doués d’une excellente raé-iiinire et de connaissances universelles. Lorsque les accès d’indifférence — l’une des plus graves maladies humaines — se multiplièrent avec une sinistre obstination, la célèbre psychiatre Evda Nal l’examina. Le remède éprouvé — musique d’accords tristes dans la salle aux rêves bleus, traversée d’ondes calmantes fut sans effet. Il ne restait plus qu’à changer d’activité se soigner par un labeur manuel, nécessitant encore l’exercice quotidien des muscles. Véda Kong, son amie, lui avait proposé hier de travailler chez elle comme fouilleur. Dans les limilles archéologiques, les machines ne pouvaient pas tout I lire, et la dernière étape s’exécutait à la main. Ce n’étaient pas les volontaires qui manquaient, mais Véda lui promettait un long voyage dans les steppes anciennes, au sein de la nature…

Si seulement Véda Kong… Au fait, il savait à quoi s’en tenir. Elle aimait Erg Noor, membre du Conseil d’Astronautique et chef de la 37e expédition astrale. Il devait donner de ses nouvelles, de la planète Zirda et de plus loin, s’il continuait le voyage. Or, s’il n’y avait pas de message et que le calcul des vols interstellaires fût absolument exact… non, inutile de songer à conquérir le cœur de Véda! Le vecteur d’amitié, voilà tout ce qui les reliait. Néanmoins, il irait travailler avec elle.

Dar Véter déplaça le levier, appuya sur un bouton et la pièce fut inondée de lumière. La fenêtre de cristal constituait la paroi d’une salle qui dominait la terre et la mer. D’un autre tour de levier, l’homme inclina sur lui la baie vitrée, qui découvrit le ciel constellé, et cacha de son châssis métallique les lumières des routes, des bâtiments et des phares côtiers.

Le cadran de la montre sidérale à trois cercles concentriques fixa l’attention de Dar Véter. Le Grand Anneau transmettait ses messages à chaque cent-millième de seconde galactique, c’est-à-dire tous les huit jours, 45 fois par an terrestre. Une révolution de la Galaxie autour de son axe représentait une journée galactique.

L’émission suivante — la dernière pour Dar Véter — devait avoir lieu quand il serait neuf heures du matin à l’Observatoire du Tibet et deux heures du matin ici, à l’Observatoire Méditerranéen du Conseil. Il restait donc un peu plus de deux heures…

L’appareil, sur la table, se remit à tinter et à clignoter. Un homme en costume clair et soyeux parut derrière la cloison.

— Prêts à l’émission et à l’écoute, lança-t-il d’un ton bref, sans la moindre marque extérieure de déférence, bien que son regard recelât de l’admiration pour son chef. Comme Dar Véter demeurait silencieux, son adjoint se taisait également, l’allure dégagée et fière.

— La salle cubique? demanda enfin Dar Véter et, après avoir reçu une réponse affirmative, il s’enquit de Mven Mas.

— Il est à l’appareil de fraîcheur matinale, pour se remettre des fatigues du voyage. Et puis, il me paraît ému…

— Dame, je le serais aussi, à sa place!… prononça Dar Véter pensif. C’était le cas il y a six ans…

L’adjoint rougit à force de vouloir rester impassible. Il sympathisait avec son chef, de toute son ardeur juvénile, peut-être parce qu’il pressentait lui-même les joies et les peines d’un grand travail et d’une grande responsabilité. Le directeur des stations externes se gardait bien de révéler son émotion: à son âge, cela passait pour indécent.

— Amenez-moi Mven Mas dès qu’il sera là… L’adjoint partit. Dar Véter s’approcha du coin où la cloison translucide était noircie du haut en bas, et ouvrit d’un geste large deux battants aménagés dans un panneau en bois précieux. Une lumière jaillit du fond d’un écran qui ressemblait à un miroir. Mais au lieu d’une surface plane et brillante, c’était une sorte de corridor qui s’enfonçait au loin.

Le directeur brancha, au moyen d’une vis spéciale, le vecteur d’amitié, contact direct, permettant aux personnes liées par une grande affection de communiquer entre elles à n’importe quel moment. Le vecteur d’amitié reliait plusieurs résidences habituelles de l’homme: le logis, le poste de travail, le coin de repos favori.

L’écran s’illumina, montrant les tableaux de signes codifiés des films électroniques, qui avaient remplacé les clichés primitifs des livres. Depuis que l’humanité avait adopté un alphabet unique, appelé linéaire, parce qu’il ne comprenait aucun signe complexe, le filmage des livres, même anciens, était devenu encore plus simple et plus accessible aux automates. Les bandes bleues, vertes, rouges désignaient les filmothèques centrales des recherches scientifiques, qu’on ne publiait plus qu’à dix exemplaires. Il suffisait de composer telle ou telle série de signes pour que la filmothèque transmît automatiquement le texte complet de l’ouvrage filmé. La machine en question était la bibliothèque personnelle de Véda. Un déclic, l’écran s’éteignit et se ralluma, montrant une autre pièce, également déserte. Un deuxième déclic transporta la vue dans une salle meublée de pupitres faiblement éclairés. Une femme assise devant l’un d’eux leva la tête; Dar Véter reconnut les sourcils écartés et le charmant visage aux grands yeux gris. Le sourire à dents blanches de la bouche volontaire, qui soulevait les joues de part et d’autre du nez légèrement retroussé, arrondi au bout comme celui d’un enfant, rendait le visage encore plus doux et plus affable…

— Véda, il ne reste que deux heures. Il faut encore vous changer; or, je voudrais que vous veniez à l’observatoire un peu plus tôt…

La femme de l’écran toucha son abondante chevelure cendrée…

— A vos ordres, mon Véter, dit-elle avec un rire silencieux; je rentre.

Dar Véter ne se laissa pas tromper par la gaieté de l’accent.

— Rassurez-vous, courageuse Véda. Tous ceux qui prennent la parole au Grand Anneau, ont eu leur début…

— Ne perdez pas votre temps à me distraire, dit-elle en redressant la tête d’un air obstiné. Je viens.

L’écran s’éteignit. Dar Véter ferma les battants et se retourna pour accueillir son successeur. Mven Mas arrivait à grands pas. Ses traits et la couleur bronzée de sa peau lisse attestaient une origine africaine. Un manteau blanc tombait en plis lourds de ses épaules d’athlète. Mven Mas serra les deux mains de Dar Véter dans les siennes, maigres et vigoureuses. Les deux directeurs — l’ancien et le nouveau — étaient de très grande taille. Véter, dont la lignée descendait du peuple russe, paraissait plus large et plus massif que le svelte Africain.

— Je crois que la journée sera marquante, commença Mven Mas avec la franchise propre aux hommes de l’ère du Grand Anneau. Dar Véter haussa les épaules.

— Elle sera marquante pour trois d’entre nous. Moi, je quitte mon poste, vous, vous l’occupez, et Véda Kong conversera pour la première fois avec l’Univers.

— Elle est vraiment belle? fit Mven Mas d’un ton à moitié interrogatif.

— Vous jugerez par vous-même. A propos, l’émission d’aujourd’hui n’a rien de particulier. Véda fera une conférence d’histoire terrestre pour la planète KRZ 664456 + BGH 3252…

Mven Mas fit un calcul mental instantané.

— Constellation de la Licorne, étoile Ross 614, son système planétaire est connu depuis des temps immémoriaux, mais ils n’ont rien accompli de remarquable… J’aime les archaïsmes, ajouta-t-il d’une voix où perçait un imperceptible ton d’excuse.

Dar Véter se dit que le Conseil savait choisir son personnel. Il déclara:

— Alors vous vous entendrez bien avec Junius Ante, préposé aux machines mnémotechniques. Il s’intitule directeur des lampes de la mémoire. Le mot ne vient pas du pauvre luminaire de l’antiquité, mais des permiers appareils électroniques, balourds, inclus dans des cloches à vide qui rappelaient les ampoules électriques de ce temps-là…

Mven Mas rit de si bon cœur que Dar Véter sentit grandir sa sympathie pour lui.

— Les lampes de la mémoire! fit-il. Nos réseaux mnémoniques sont des couloirs qui mesurent des kilomètres de long et se composent de milliards de cellules! Mais je suis là à m’é-pancher au lieu de prendre les informations. A quel époque Ross 614 s’est-elle mise à parler?

— Il y a cinquante-deux ans. Depuis, ils ont appris le langage du Grand Anneau. Nous ne sommes séparés d’eux que par quatre parsecs. Ils entendront la conférence de Véda dans treize ans.

— Et après?

— Après la conférence, on passe à l’écoute de nouvelles transmises par les vieux amis de l’Anneau.

— Le 61 du Cygne?

— Bien sûr. Et quelquefois par le 107 d’Ophiuchus, pour employer votre terminologie archaïque…

Un homme entra, vêtu du même costume blanc d’argent que l’adjoint de Dar Véter. De taille moyenne, vif, le nez aquilin, il séduisait par le regard attentif de ses yeux de jais. Le nouveau venu caressa son crâne dégarni.

— Je suis Junius Ante, déclara-t-il d’une voix aiguë, s’adres-sant sans doute à Mven Mas. L’Africain salua avec respect. Les préposés à la mnémotechnie étaient d’une haute érudition. C’étaient eux qui choisissaient les communications pour les perpétuer dans les machines, les diriger sur les lignes d’information générale ou dans les palais de la création,

— Encore un brévien, grogna Junius Ante en serrant la main de sa nouvelle connaissance.

— Comment? demanda Mven Mas, interdit.

— Un terme de mon invention, dérivé du latin. C’est ainsi que j’appelle les gens dont la vie est brève, travailleurs des stations externes, pilotes de la navigation interstellaire, techniciens des usines de moteurs astronautiques… Et nous autres. Nous vivons à peine la moitié de l’existence normale. En revanche, la besogne est intéressante! Où est Véda?

— Elle voulait venir un peu plus tôt…. commença Dar Véter, mais sa voix fut couverte par des accords musicaux alarmants, qui avaient suivi un déclic sonore au cadran de la montre sidérale.

— Avertissement pour toute la Terre, les centrales énergétiques, les usines, le réseau des transports et les stations de radio. Dans une demi-heure, il faut cesser la distribution d’énergie et l’amasser dans les condensateurs en quantité suffisante, pour percer l’atmosphère par le canal de radiation dirigée. L’émission prendra 43 % de l’énergie terrestre. La réception, rien que pour l’entretien du canal, 8 %, expliqua Dar Véter…

— C’est bien ce que je pensais, dit Mven Mas en approuvant de la tête. Soudain son regard concentré brilla d’admiration. Dar Véter se retourna. Véda Kong, entrée sans qu’on l’eût aperçue, se tenait contre une colonne lumineuse. Elle avait mis ses plus beaux atours, dont la coupe plusieurs fois millénaire datait de la civilisation Cretoise. Le lourd chignon de cheveux cendrés, relevés sur la nuque, ne pesait guère au cou robuste et élancé. Les épaules satinées étaient nues, un corsage très échancré, en tissu d’or, soutenait la poitrine. Une jupe large et courte, brodée de fleurs bleues sur fond d’argent, découvrait des jambes hâlées et des pieds chaussés de souliers cerise. Des pierres fines de même couleur — des phaantes de Vénus — serties dans une chaîne d’or, scintillaient sur la peau délicate et s’harmonisaient avec les joues et les oreilles rosés de émoi.

Mven Mas, qui n’avait jamais vu un savant historien, l’examinait d’un air extasié.

Véda leva sur Dar Véter des yeux inquiets.

— Très bien, répondit-il à sa question muette.

— J’ai souvent parlé, en public, mais pas de cette manière, dit-elle.

— Le Conseil est fidèle à la tradition. Ce sont toujours les belles femmes qui diffusent les informations interplanétaires. Cela donne une idée du sentiment esthétique des terriens et en dit long, en général, continua Dar Véter.

— Le Conseil ne s’est pas trompé dans son choix! s’écria Mven Mas.

Véda lui adressa un regard pénétrant.

— Vous êtes célibataire? demanda-t-elle à voix basse, et comme il faisait «oui» de la tête, elle se mit à rire.

— Vous vouliez me parler, dit-elle, tournée vers Dar Véter. Ils sortirent sur la grande terrasse annulaire, où Véda exposa avec délices son visage à la brise marine.

Le directeur des stations externes lui confia son désir de participer aux fouilles: il hésitait entre la 38e expédition astrale, les mines sous-marines antarctiques et l’archéologie.

— Non, non, pas d’expédition astrale! se récria-t-elle, et Dar Véter sentit son manque de tact. Tout à ses préoccupations, il avait, sans-le vouloir, touché au point sensible de l’âme de Véda.

La mélodie des accords d’alarme, parvenus de la salle, le tira d’embarras.

— Il est temps, on branche sur l’Anneau dans une demi-heure! Dar Véter prit délicatement Véda Kong par la main. Tout le monde descendit par l’escalier roulant dans un souterrain quadrangulaire, taillé dans le roc.

Partout des appareils. Les parois mates qui semblaient tendues de velours noir, étaient sillonnées de lignes de cristal. Des lueurs dorées, vertes, bleues et orange éclairaient faiblement les colonnes graduées, les signes et les chiffres. Les pointes émeraude des aiguilles tremblotaient sur les arcs sombres, comme si ces larges murs se trouvaient dans une attente fébrile.

Plusieurs fauteuils, une grande table d’ébène engagée dans un écran hémisphérique aux reflets irisés, que cerclait un cadre d’or massif.

Véda Kong et Mven Mas, qui voyaient pour la première fois un observatoire des stations externes, étaient tout yeux.

Dar Véter appela du geste son successeur et désigna aux autres les hauts fauteuils noirs. L’Africain s’avança sur la pointe des pieds, comme marchaient jadis ses ancêtres en chassant les fauves dans les savanes brûlées de soleil. Il retenait son souffle. Là, dans ce caveau inaccessible, s’ouvrirait tout à l’heure une fenêtre sur l’immensité du Cosmos, et les hommes se relieraient par la pensée et le savoir à leurs congénères des autres mondes. Ce petit groupe de cinq personnes représentait à ce moment l’humanité, devant l’Univers. Et à partir de demain, lui, Mven Mas, dirigerait ce système et commanderait tous les leviers de cette force grandiose. Un frisson lui courut dans le dos. Il venait de comprendre tout le poids de la responsabilité qu’il assumait en acceptant le poste offert par le Conseil. Et quand il vit l’ancien directeur s’occuper sans hâte du réglage, son regard exprima un enthousiasme pareil à celui qui brillait dans les yeux du jeune adjoint de Dar Véter.

Il y eut un son grave, inquiétant, comme si on faisait vibrer du cuivre massif. Dar Véter se tourna aussitôt et déplaça un long levier. Le son cessa, un panneau étroit du mur de droite s’éclaira sur toute sa hauteur. Le mur semblait avoir disparu dans l’infini, cédant la place aux contours fantomatiques d’une montagne pyramidale, coiffée d’un énorme disque de pierre. Au-dessous de ce vaste couronnement de lave solidifiée, on apercevait çà et là des plaques de neige éblouissante.

Mven Mas reconnut le Kenya, l’un des plus hauts sommets de l’Afrique.

Un autre coup de gong ébranla le caveau mettant les gens sur le qui-vive.

Dar Véter prit la main de Mven Mas et la posa sur une manette ronde où luisait un œil grenat. Mven Mas la poussa docilement à bloc. Toute la force de la Terre, toute l’énergie des mille sept cent soixante usines électriques se trouvait maintenant concentrée sur l’équateur, sur cette montagne de cinq kilomètres d’altitude. Une auréole multicolore ceignit son sommet, se ramassa en boule et fila subitement en l’air, tel un javelot perçant verticalement les profondeurs du ciel. Le globe vitreux était surmonté d’une mince colonne qui ressemblait à une trombe. Une fumerole bleue, d’une clarté intense, y montait en spirale.

L’émanation dirigée à travers l’atmosphère terrestre formait pour l’émission et l’écoute des stations externes un canal qui tenait lieu de fil. Là-haut, à trente-six mille kilomètres de la Terre, il y avait un satellite journalier, grande station qui faisait le tour de la planète en une journée, dans le plan de l’équateur, et semblait par conséquent suspendu au-dessus du Kenya, en Afrique Orientale, point de communication permanente avec les stations externes. Un autre satellite, qui évoluait à cinquante-sept mille kilomètres, parallèlement au 90e méridien, communiquait avec l’observatoire émetteur et récepteur du Tibet. L’ambiance y était plus favorable à la formation du canal conducteur, mais il n’y avait pas de contact permanent. Ces deux grands satellites étaient reliés à plusieurs autres stations automatiques disposées autour de la Terre.

Le panneau de droite s’éteignit: le canal était branché sur le poste de réception du satellite. L’écran irisé, encadré d’or, s’éclaira à son tour. Au centre, une figure curieusement agrandie parut, se précisa, sourit de sa bouche énorme. Gour Gan, observateur du satellite journalier, avait l’air ici d’un géant des contes de fées. Il salua gaiement de la tête et, tendant son bras de trois mètres de long, brancha le réseau des stations externes de notre planète, qui fut incorporé dans un circuit unique par la force envoyée de la Terre. Les yeux sensibles des récepteurs se dirigèrent dans tous les sens de l’Univers. Gour Gan se mit en liaison avec le système planétaire d’une étoile pourpre de la Licorne, qui avait lancé récemment un appel et qui était plus facile à fixer du satellite 57. Le contact entre la Terre et un autre corps céleste ne pouvait durer que trois quarts d’heure. Il n’y avait donc pas une minute à perdre.

Sur un signe de Dar Véter, Véda Kong vint se placer devant l’écran, sur un disque de métal bleuté. Des rayons invisibles qui tombaient en cascade puissante, approfondissaient la nuance bronzée de sa peau. Les machines électroniques qui traduisaient les paroles de Véda en langage du Grand Anneau, se mirent en marche silencieusement. Dans treize ans, les récepteurs des planètes de l’astre rouge enregistreraient l’émission par des symboles universels que les machines à traduire — s’il y en avait là-bas — reconvertiraient en paroles humaines.

— Dommage que nos auditeurs lointains ne puissent entendre la voix mélodieuse de la femme terrestre, songea Dar Véter, ni apprécier ses intonations… Qui sait comment sont faites leurs oreilles… L’ouïe peut être de types si différents! Seule, la vue, toujours desservie par les ondes électromagnétiques qui pénètrent l’atmosphère, est presque la même partout; ils verront donc l’adorable Véda palpitante d’émotion…

Dar Véter écouta la conférence sans quitter des yeux la petite oreille de Véda, à demi cachée sous une mèche de cheveux.

Véda évoquait en termes laconiques les principaux jalons de l’histoire; elle parlait des temps anciens où l’humanité vivait déchirée par des antagonismes économiques et idéologiques, et qu’on groupait sous le nom général d’EMD: Ere du Monde Désuni. Mais ce n’était pas l’énumération des guerres destructrices, des horribles souffrances ou des prétendus grands chefs d’Etat, qui importait aux hommes de l’ère du Grand Anneau. Ils s’intéressaient bien plus au développement des forces productives, à la formation des idées, des arts, des sciences, à la lutte spirituelle pour l’homme et l’humanité véritables, à l’évolution du besoin de créer, à la naissance des nouvelles conceptions du monde et des rapports sociaux, des devoirs, des droits et du bonheur, qui avaient fait croître et prospérer sur toute la planète le puissant arbre de la société communiste…

Au dernier siècle de l’EMD, surnommé le siècle de la Scission, les hommes avaient fini par comprendre que tous leurs malheurs provenaient d’un régime social datant des époques barbares, et que la force et l’avenir de l’humanité étaient dans le travail, dans les efforts conjugués de millions d’hommes libérés de l’oppression, dans la science et la réorganisation scientifique de la vie. On avait compris les lois essentielles de l’évolution sociale, le cours dialectiquement contradictoire de l’histoire, la nécessité d’une discipline stricte, d’autant plus importante que la population de la planète devenait plus nombreuse.

La lutte entre les idées anciennes et nouvelles s’intensifia au siècle de la Scission et aboutit au partage du monde en deux camps. La découverte des premières formes d’énergie atomique et l’obstination des partisans de l’ancien régime faillirent provoquer une terrible catastrophe.

Mais le régime nouveau devait forcément remporter la victoire, qui fut cependant retardée par les difficultés d’éducation. La réorganisation du monde suivant les principes communistes était impossible sans la suppression de la misère, de la famine et d’un labeur épuisant. Et pour transformer l’économie, il fallait une gestion très complexe de la production et de la répartition, qu’on ne pouvait assurer qu’en développant la conscience sociale de chaque individu.

Le communisme ne s’étendit pas d’emblée à tous les peuples, à tous les Etats. L’extirpation de la haine et surtout des mensonges accumulés par la propagande hostile, au cours de la lutte idéologique, exigea des efforts immenses. Nombre d’erreurs furent commises dans l’évolution des nouveaux rapports humains. Il y eut des révoltes soulevées par des éléments arriérés qui, par ignorance, espéraient trouver dans la résurrection du passé la solution des problèmes qui se posaient à l’humanité.

Mais le régime nouveau se propageait inéluctablement sur la Terre, et les races les plus différentes constituèrent une seule famille unie et sage.

Tel fut le début de l’EU, Ere de l’Unification, comprenant les siècles de l’Union des Pays, des Langues Hétérogènes, de la Lutte pour l’Energie et la Langue Commune.

L’évolution sociale allait en s’accélérant, chaque époque passait plus vite que la précédente. Le pouvoir de l’homme sur la nature progressait à pas de géant. Les anciens utopistes rêvaient d’un monde graduellement affranchi du travail. Les écrivains prédisaient qu’une besogne de deux à trois heures par jour donnerait à l’homme le moyen de se livrer le reste du temps à une oisiveté béate.

Ces fictions provenaient du dégoût pour le labeur pénible et coercitif d’autrefois.

Mais bientôt les hommes réalisèrent que le travail c’était le bonheur, de même que la lutte incessante avec la nature, les obstacles à surmonter, la contribution incessante au développement de la science et de l’économie. Le travail à plein rendement, mais un travail créatgur, correspondant aux aptitudes et aux goûts innés, multiforme et diversifié de temps à autre — voilà ce qu’il fallait à l’homme. Le développement de la cybernétique, science de l’autorégulation, une instruction poussée, une haute intellectualité, une bonne éducation physique de chaque individu permirent aux gens de changer de spécialité, d’apprendre rapidement d’autres professions et de varier à l’infini leur activité laborieuse en y trouvant de plus en plus de satisfaction. La science, dans son expansion croissante, embrassa toute la vie humaine, et la joie de percer les mystères de la nature devint accessible à une multitude de personnes. L’art assuma un rôle de premier ordre dans l’éducation sociale. Ce fut l’avènement de l’ETG, l’Ere du Travail Général, la plus magnifique de l’histoire de l’humanité, comprenant les siècles de la Simplification des choses, de la Réorganisation, de la Première Abondance et du Cosmos.

La condensation de l’électricité, qui aboutit à la création d’accumulateurs de grande capacité et de moteurs électriques de dimensions réduites, révolutionna la technique des temps modernes. On avait réussi antérieurement, au moyen de semiconducteurs, à tisser des réseaux complexes de courants de basse tension et à construire des automates. La technique amenée à la finesse et à la précision de la joaillerie asservit les puissances de grandeur cosmique.

Mais la nécessité de satisfaire chacun au maximum fit simplifier considérablement la vie domestique. L’homme cessa d’être l’esclave des objets, et l’élaboration de standards détaillés permit de créer n’importe quels articles et mécanismes avec un nombre minime d’éléments, de même que les multiples espèces d’organismes vivants sont constituées par des cellules peu variées, la cellule par les albumines, les albumines par les protéides, etc. Le gaspillage de la nourriture était jadis si fantastique, qu’on put économiser dessus sans nuire à la santé d’une population accrue de plusieurs milliards d’habitants.

Les forces dépensées à la fabrication des engins de guerre, à l’entretien d’armées nombreuses qui ne faisaient aucun travail utile, à la propagande politique et au trompe-l’œil, servirent à organiser la vie et à développer les sciences…

Sur un signe de Véda Kong, Dar Véter appuya sur un bouton, et un globe terrestre apparut près de la belle conférencière.

— Nous avons commencé, poursuivit-elle, par modifier complètement la répartition des zones habitables et industrielles de la planète…

Les bandes brunes du globe, qui longent les trentièmes degrés de latitude nord et sud, présentent une suite ininterrompue de localités urbaines, situées au bord des mers dans les régions au climat doux. On ne prodigue plus l’énergie à chauffer les demeures pendant l’hiver et à confectionner des vêtements lourds. La population la plus dense est concentrée sur le littoral méditerranéen, berceau de la civilisation. La largeur de la zone subtropicale a triplé depuis la fonte artificielle des glaces polaires. Au nord de cette zone, s’étendent de vastes régions de prairies et de steppes où pâturent d’innombrables troupeaux. La production des aliments végétaux et du bois a été concentrée dans les tropiques où elle est infiniment plus avantageuse que dans les régions froides. Il y a longtemps déjà que la synthèse des hydrates de carbone — sucres obtenus à partir de la lumière solaire et de l’acide carbonique — a dispensé l’agriculture de nous fournir toutes les denrées alimentaires, comme elle le faisait dans le temps. La fabrication des sucres, des graisses et des vitamines est pratiquement illimitée. Rien que pour l’extraction des albumines, il y a de vastes champs de plantes terrestres et d’algues. L’humanité est débarrassée à jamais de la peur de la famine, qui avait régné sur le monde durant des dizaines de millénaires.

L’une des plus grandes joies de l’homme, c’est le goût des voyages, hérité de nos ancêtres chasseurs, qui pérégrinaient en quête de leur maigre pitance. De nos jours, la planète est ceinte de la Voie Spirale, qui relie par des ponts immenses tous les continents.

Véda indiqua du doigt une ligne d’argent et tourna le globe.

Elle est parcourue sans cesse par les trains électriques, et des centaines de milliers de gens peuvent passer très rapidement de la zone habitable dans les régions steppiques, champêtres, montagneuses, forestières.

L’organisation planifiée de la vie a mis fin à la terrible course de vitesse, à la fabrication de moyens de transport de plus en plus rapides. Les trains de la Voie Spirale font deux cents kilomètres à l’heure, les véhicules des ramifications latérales, encore moins. On n’utilise que rarement les aéronefs express qui franchissent en une heure des milliers de kilomètres. Il y a quelques centaines d’années, nous avons sensiblement amélioré l’aspect de notre planète. Dès le siècle de la Scission, on a découvert l’énergie atomique et appris à en dégager une part infime pour la transformer en chaleur, avec radiations résiduelles nocives. Le danger qu’elle présentait pour la vie de la planète se fit bientôt sentir et posa des lumites étroites à l’ancienne énergétique nucléaire. Presque en même temps, les astronomes découvrirent par l’étude de la physique des étoiles lointaines, deux nouvelles méthodes pour obtenir de l’énergie atomique — Q et F — beaucoup plus efficaces et ne laissant aucun produit dangereux de désintégration.

Nous employons toujours ces deux méthodes, mais pour les moteurs des astronefs on utilise une autre forme d’énergie nucléaire, l’anaméson, qu’on a connu en observant les grandes étoiles de la Galaxie par le Grand Anneau.

Tous les anciens stocks de matériaux nucléaires, isotopes radio-actifs de l’uranium, du thorium, de l’hydrogène, du cobalt, du lithium, furent détruits dès qu’on eut trouvé le moyen d’expulser les produits de leur désintégration hors de l’atmosphère terrestre.

Au siècle de la Réorganisation, on fit des soleils artificiels «suspendus» au-dessus des régions polaires. En réduisant les champs de glace qui s’étaient constitués aux pôles à l’époque quaternaire, nous avons transformé le climat de la planète. Le niveau des océans s’est élevé de sept mètres, les fronts polaires ont nettement diminué dans la circulation atmosphérique, les alizés qui desséchaient les déserts en bordure des tropiques se sont affaiblis. Les ouragans et les autres troubles météoriques violents ont presque entièrement cessé.

Les steppes chaudes ont atteint les soixantièmes parallèles, tandis que les prés et les bois de la zone tempérée ont franchi 70° de latitude.

L’Antarctide aux trois quarts libérée des glaces est devenue le trésor minier de l’humanité: elle avait gardé intactes les richesses du sous-sol, très appauvries ailleurs par suite de la dispersion insensée des métaux dans les guerres mondiales. C’est l’Antarctide qui permit d’aménager la Voie Spirale.

Dès avant la transformation des climats, on avait creusé d’immenses canaux et fendu les chaînes de montagnes pour équilibrer la circulation des eaux et de l’air. Des pompes diélectriques perpétuelles ont assuré l’irrigation des terres, y compris les hauts plateaux désertiques de l’Asie.

Les possibilités de l’industrie alimentaire se sont multipliées, de nouveaux territoires ont été. rendus habitables.

Les anciens vaisseaux planétaires, si dangereux et fragiles qu’ils fussent, ont néanmoins ouvert l’accès des plus proches planètes de notre système. Une ceinture de satellites artificiels, d’où les hommes ont étudié de près le Cosmos, a entouré la Terre. Là-dessus, il y a quatre cent huit ans, est arrivé un événement qui a inauguré une ère nouvelle dans l’existence de l’humanité, l’Ere du Grand Anneau ou EGA.

La pensée humaine s’évertuait depuis longtemps à transmettre à distance les images, les sons, l’énergie. Des centaines de milliers de savants émérites travaillaient dans une organisation appelée jusqu’ici l’Académie des Emissions Dirigées. Quand ils réussirent à transmettre l’énergie au loin sans conducteurs, en contournant la loi selon laquelle le flux d’énergie est proportionnel au sinus de l’angle d’écartement des rayons, les faisceaux de radiations parallèles permirent de communiquer en permanence avec les satellites artificiels et, de ce fait, avec tout l’Univers. Dès la fin da l’Ere du Monde Désuni, nos savants avaient établi que de puissantes émanations radioactives se déversaient du Cosmos sur la Terre. Ces flux provenant des constellations et des galaxies nous apportaient des appels et des messages du Cosmos par le Grand Anneau. Sans les comprendre encore, on avait appris à capter ces signaux mystérieux qu’on prenait pour des radiations naturelles.

Le savant Kam Amat, d’origine indienne, eut l’idée de faire sur les satellites artificiels des expériences avec les récepteurs d’images, essayant, durant des dizaines d’années, différentes combinaisons de diapasons.

Kam Amat capta une émission du système planétaire d’une étoile double nommée le 61 du Cygne. Un être qui ne ressemblait pas aux terriens, mais un homme assurément, apparut sur l’écran et montra une inscription en symboles du Grand Anneau. On ne réussit à la lire que quatre-vingt-dix ans plus tard. Elle orne aujourd’hui, traduite en notre langue, le monument à Kam Amat: «Salut, frères entrés dans notre famille. Séparés par l’espace et le temps, nous voilà unis par l’Anneau de la Grande Force.»

Le langage des symboles, des épures et des cartes du Grand Anneau s’est révélé facile à comprendre au niveau actuel de l’évolution humaine. Au bout de deux cents ans, nous pouvions converser à l’aide de machines à traduire avec les systèmes planétaires des étoiles les plus proches, prendre et émettre des scènes de la vie si diverse des mondes. Nous avons reçu dernièrement la réponse de quatorze planètes de Deneb, important centre de vie du Cygne, astre géant, 4 800 fois plus lumineux que notre soleil et situé à 122 parsecs. La pensée s’y développait d’une autre manière, mais elle a atteint également un niveau élevé.

Quant aux mondes anciens — les amas sphériques de notre Galaxie et la vaste région habitée qui entoure son centre — ils nous envoient des tableaux et des signes étranges, qu’on n’a pas encore déchiffrés. Enregistrés par les machines mnémotechniques, ils sont transmis à l’Académie des Limites du Savoir, organisation qui étudie les problèmes naissants de notre science. Nous nous efforçons de comprendre cette pensée qui dépasse la nôtre de plusieurs millions d’années et s’en distingue nettement, la vie ayant suivi là-bas de tout autres voies d’évolution.

Véda Kong se détourna de l’écran qu’elle avait fixé d’un regard hypnotisé et leva sur Dar Véter des yeux interrogateurs. Il lui sourit et fit un geste d’approbation. Elle redressa fièrement la tête, tendit les bras et s’adressa au public invisible et inconnu, qui percevrait dans treize ans ses paroles et son image:

— Tel est notre passé, l’ascension difficile, longue et complexe des sommets du savoir. Frères nouveaux, fusionnez avec nous dans le Grand Anneau pour répandre dans l’Univers infini la puissance de la raison!

La voix de Véda vibra, triomphante, comme si elle avait absorbé la force de toutes les générations humaines, assez évoluées aujourd’hui pour porter leurs desseins au-delà de la Galaxie, vers d’autres îles astrales du Cosmos…

Un son cuivré retentit: c’était Dar Véter qui avait débranché d’un tour de manette l’émission. L’écran s’éteignit. Sur le panneau translucide, il ne restait plus que la colonne lumineuse du canal conducteur.

Véda, lasse et silencieuse, se pelotonna au fond d’un grand fauteuil. Dar Véter fit asseoir Mven Mas au pupitre de commande et se pencha sur son épaule. On entendait dans le silence le bruit presque imperceptible des dédies.

L’écran au cadre d’or disparut soudain, découvrant une profondeur inouïe. Véda Kong qui voyait pour la première fois cette merveille, poussa un grand soupir. Même les gens initiés au secret de l’interférence complexe des ondes lumineuses, qui donnait cette ampleur de perspective, trouvaient toujours le spectacle étonnant.

La surface sombre d’une planète étrangère approchait, grandissant à vue d’œi’l. C’était un système rare d’étoile double, où deux soleils s’équilibraient de façon à doter leur planète d’une orbite régulière et à y rendre la vie possible. Les deux astres — l’un orange, l’autre écarlate — pkis petits que le nôtre, éclairaient d’une lueur rougeâtre les glaces d’une mer gelée. Au bord d’un plateau noir, un large édifice s’étalait dans d’étranges reflets violets. Le rayon visuel, dirigé sur une terrasse de sa toiture, semblait la transpercer, et tout le monde vit un homme à peau grise, aux yeux ronds comme ceux d’une chouette et cernés d’un duvet argenté. Il était de haute taille, mais très mince, avec de longs membres pareils à des tentacules. Après un hochement de tête grotesque, qui ressemblait à un salut précipité, il fixa sur l’écran ses yeux impassibles comme des objectifs et ouvrit une bouche sans lèvres, recouverte d’un clapet de peau molle, en forme de nez. Aussitôt, la voix mélodieuse de la machine à traduire se fit entendre.

— Zaf Ftète, préposé aux informations extérieures du 61 du Cygne. Nous transmettons aujourd’hui pour l’étoile jaune STL 3388 + 04KF… Nous transmettons…

Dar Véter et Junius Ante échangèrent un regard, Mven Mas serra le poignet de Dar Véter. C’étaient les appels sidéraux de la Terre, ou, plus exactement, de notre système planétaire considéré jadis par les observateurs des autres mondes comme un seul grand satellite qui faisait le tour du Soleil en 59 ans. C’est au cours de cette période que se produit l’opposition de Jupiter et de Saturne, qui déplace le Soleil visiblement pour les astronomes des étoiles voisines. La même erreur était commise par nos astronomes à l’égard de nombreux systèmes planétaires dont la présence autour de certaines étoiles avait été décelée aux temps anciens.

Junius Ante vérifia plus hâtivement qu’au début de l’émission le réglage de la machine à traduire et les indications des appareils OES qui veillaient à son fonctionnement.

La voix impassible de l’interprète électronique continuait:

— Nous avons pris l’émission de l’étoile… — nouvelle série de chiffres et de sons saccadés — par hasard, entre les émissions du Grand Anneau. Ils n’ont pas déchiffré le langage de l’Anneau et dépensent en vain l’énergie en lançant leurs messages pendant les heures de silence. Nous leur répondons selon l’horaire de leurs émissions à eux; les résultats ’ seront connus dans trois dixièmes de seconde…

La voix se tut. Les appareils de signalisation restaient allumés, sauf l’œil vert.

— On ignore jusqu’ici les causes de ces interruptions, peut-être est-ce le fameux champ neutre des astronautes, qui passe entre nous, expliqua Junius Ante à Véda.

— Trois dixièmes de seconde galactique, cela fait près de six cents ans à attendre, grommela Dar Véter. Pourquoi faire, je me le demande?

— Si j’ai bien compris, l’étoile qu’ils ont contactée est Epsilon du Toucan, constellation du ciel austral, intervint Mven Mas. Elle est située à quatre-vingts parsecs, ce qui est presque la limite de nos contacts permanents. Nous ne les avons pas encore établis au-delà de Deneb.

— Ne prenons-nous pas le centre de la Galaxie et les amas sphériques? demanda Véda Kong.

— Oui, mais irrégulièrement, par captage fortuit ou par l’intermédiaire des machines mnémotechniques des autres membres de l’Anneau, qui s’échelonnent à travers la Galaxie, répondit Mven Mas.

— Les messages envoyés il y a des milliers, voire des dizaines de milliers d’années, ne se perdent pas dans l’espace et finissent par nous parvenir, ajouta Junius Ante.

— Par conséquent, nous jugeons de la vie et des connaissances des mondes lointains avec un retard qui, pour la Galaxie, par exemple, est de vingt mille ans?

— Oui, que les données soient transmises par les machines mnémotechniques des mondes proches ou captées par nos stations, les mondes lointains nous apparaissent tels qu’ils étaient dans un passé très reculé. Nous voyons des hommes morts et oubliés depuis longtemps sur leur planète…

— Sommes-nous donc si impuissants, nous, les maîtres de la nature! protesta Véda avec une indignation puérile. Ne pourrait-on pas atteindre les mondes lointains autrement que par le rayon ondulatoire ou photonique[12]?

— Comme je vous comprends, Véda! s’écria Mven Mas.

— L’Académie des Limites du Savoir étudie les possibilités de vaincre l’espace, le temps, l’attraction, fit observer Dar Véter, mais ils n’en sont pas encore aux expériences et n’ont pas pu…

L’œil vert se ralluma tout à coup, et Véda eut de nouveau le vertige en voyant l’écran s’enfoncer dans le gouffre cosmique.

Les contours nets de l’image témoignaient que c’était un enregistrement de machine mnémotechnique et non un captage direct.

On aperçut d’abord la surface d’une planète, vue naturellement d’une station externe placée sur un satellite artificiel. Un soleil immense, mauve pâle, d’une intensité qui le faisait paraître irréel, inondait de ses rayons pénétrants les nuages bleus de l’atomsphère.

— C’est-bien l’étoile Epsilon du Toucan, classe G9 d’une température très élevée et 78 fois plus lumineuse que nos soleils, chuchota Mven Mas.

Dar Véter et Junius Ante firent un signe affirmatif.

La vue se modifia, parut se rétrécir et descendre au ras du sol du monde inconnu.

De hautes montagnes qui semblaient moulées en terre, profilaient sur le ciel leurs dômes cuivrés. Une roche ou un métal inconnu, de structure granulée, scintillait à la lumière éclatante du soleil bleuté. Bien que la transmission fût imparfaite, le tableau était d’une splendeur solennelle, triomphante.

Les rayons réfléchis faisaient aux monts cuivrés un nimbe rosé qui se mirait en un large ruban dans les flots calmes d’une mer violette. L’eau couleur d’améthyste semblait lourde et imprégnée d’étincelles rouges qui clignotaient comme des essaims de petits yeux vivants. Les vagues léchaient le soubassement massif d’une statue géante, en pierre rouge sombre, dressée loin du rivage dans une solitude orgueilleuse. C’était une figure de femme qui renversait la tête et tendait les bras dans une attitude d’extase vers la voûte ardente du ciel. Elle aurait pu être la fille de la Terre: sa ressemblance avec les terriens était non moins frappante que la beauté de la sculpture. Son corps, tel le rêve incarné d’un artiste de la Terre, alliait la puissance à la spiritualité de ses moindres lignes. La pierre polie dégageait une flamme de vie mystérieuse et fascinante.

Les cinq spectateurs terrestres contemplaient en silence ce monde surprenant. La poitrine robuste de Mven Mas exhala un long soupir: du premier coup d’œil jeté sur la statue, ses nerfs s’étaient tendus dans une attente joyeuse.

En face du monument, sur la côte, des tours d’argent ajourées marquaient le départ d’un large escalier blanc qui s’élançait librement par-dessus le bois d’arbres sveltes, au feuillage d’azur.

— Elles doivent sonner! chuchota Dar Véter à l’oreille de Véda, en montrant les tours. Elle acquiesça.

L’appareil visuel de la nouvelle planète s’enfonçait toujours, en un mouvement continu et silencieux.

On entrevit des murs blancs, à ressauts, percés d’un portail en pierre bleue, et l’écran se déploya dans une haute salle inondée de lumière. La teinte nacrée des parois sillonnées de rainures prêtait à toutes choses une netteté particulière. L’attention des terriens fut attirée par un groupe de gens debout devant un panneau vert émeraude.

Le rouge feu de leur peau correspondait à la nuance de la statue au bord de la mer. Il n’avait rien d’étonnant pour les habitants de la Terre, car certaines tribus d’Indiens de l’Amérique centrale, d’après les chromophotographies conservées depuis l’antiquité, avaient une couleur d’épiderme à peine moins vive.

Il y avait là deux femmes et deux hommes. Les deux couples portaient des habits différents. Ceux qui étaient plus près du panneau vert, avaient des vêtements courts, sorte d’élégantes combinaisons dorées, à plusieurs fermetures. Les deux autres étaient enveloppés des pieds à la tête de manteaux semblables, de la même nuance nacrée" que les murs.

Les deux premiers touchaient, avec des mouvements plastiques, des cordes tendues en biais au bord gauche du panneau. La paroi.d’émeraude polie ou de verre devenait diaphane. Au rythme de leurs gestes, des images nettes se succédaient dans le cristal. Elles changeaient si vite que même les yeux exercés de Junius Ante et de Dar Véter avaient de la peine à en saisir le sens.

Dans cette alternance de montagnes cuivrées, d’océans violets et de forêts d’azur, on devinait l’histoire de la planète. Des animaux et des plantes, parfois monstrueux, parfois superbes, défilaient, spectres du passé. Beaucoup d’entre eux ressemblaient à ceux dont les vestiges s’étaient conservés dans les strates de l’écorce terrestre. La longue échelle des formes de la vie attestait une évolution qui paraissait aux habitants de la Terre plus ardue, plus tourmentée que leur propre généalogie.

De nouveaux tableaux surgissaient dans la clarté fantomatique de l’appareil: des entassements de rochers dans les plaines, des combats avec des bêtes féroces, des cérémonies funèbres et religieuses. Une silhouette d’homme drapé dans une fourrure bigarrée, occupa toute la hauteur de l’écran. Appuyé d’une main sur un javelot et levant l’autre vers les étoiles d’un geste large, il avait posé un pied sur le cou d’un monstre terrassé, à la crinière de poils rudes et aux longs crocs. A l’arrière-plan, il y avait une rangée de femmes et d’hommes qui se tenaient les mains deux par deux et semblaient chanter.

Les visions disparurent, cédant la place à la paroi de pierre sombre et polie.

Alors, les deux êtres vêtus d’or s’écartèrent à droite et l’autre couple s’avança. Les manteaux furent jetés bas d’un geste rapide et les corps rouges flamboyèrent sur le fond irisé des murs. L’homme tendit les bras à sa compagne, elle lui répondit par un sourire si fier et si rayonnant que les terriens ne purent s’empêcher de sourire. Là-bas, dans la salle nacrée du monde lointain, une danse lente commençait. C’était moins une danse que des poses rythmiques, destinées sans doute à montrer la beauté et la souplesse des corps. Cependant, on devinait dans la succession cadencée des gestes une musique solenelle et triste, tel le souvenir de la grande cohorte des victimes de l’évolution qui avait abouti à cette forme admirable de l’être pensant: l’homme.

Mven Mas croyait entendre la mélodie, gerbe de notes hautes et pures, soutenue par le rythme régulier des sons graves. Véda Kong pressa la main de Dar Véter qui n’y fit aucune attention. Junius Ante regardait, immobile, sans un souffle, tandis que de grosses gouttes de sueur perlaient sur son front dégagé.

Les hommes du Toucan ressemblaient tellement à ceux de la Terre, qu’on perdait peu à peu l’impression d’un autre monde. Mais les hommes rouges étaient d’une beauté accomplie qu’on rencontrait rarement sur la Terre, où elle vivait dans les rêves et les œuvres des artistes et s’incarnait dans un petit nombre d’individus.

«Plus la voie de l’évolution animale jusqu’à l’être pensant était longue et pénible, plus les formes supérieures de la vie sont parfaites et par conséquent plus belles, songeait Dar Véter. Les terriens ont compris depuis longtemps que la beauté est l’expression d’une structure logique, bien adaptée à sa destination. Plus la destination est variée, plus la forme est belle: ces hommes rouges doivent être plus intelligents et plus habiles que nous… Il se peut que leur civilisation tienne du développement de l’homme lui-même, de sa puissance physique et spirituelle, plus que du progrès technique. Même à l’avènement de la société communiste, notre culture restait essentiellement technique, et c’est seulement depuis l’Ere du Travail Général qu’elle s’applique à perfectionner l’homme et non seulement ses machines, ses maisons, sa nourriture et ses divertissements…»

La danse avait cessé. La jeune Peau-Rouge s’avança au milieu de la salle, et le rayon visuel de l’appareil se concentra sur elle. Ses bras ouverts et son visage étaient levés.

Les yeux des terriens suivirent machinalement son regard… La salle n’avait pas de plafond, à moins que ce ne fût un ingénieux, simulacre de ciel semé d’étoiles brillantes. Lesconstellations étrangères n’évoquaient aucune association connue. La jeune fille agita la main gauche, et une bille bleue apparut au bout de son index. Un rayon d’argent en jaillit, tenant lieu de baguette. Le rond de lumière à son extrémité s’arrêtait sur telle ou telle étoile du plafond. Aussitôt le panneau émeraude montrait une image immobile, à grande échelle. Le rayon indicateur se déplaçait lentement, faisant surgir à la même cadence les vues des planètes désertes ou peuplées. Les étendues pierreuses ou sablonneuses brillaient d’un éclat lugubre sous les soleils rouges, bleus, violets, jaunes. Parfois, les rayons d’un astre bizzare, plombé, animaient sur leurs planètes des dômes aplatis et des spirales saturées d’électricité, qui nageaient comme des méduses dans une atmosphère épaisse ou un océan orange. Dans un monde au soleil rouge, croissaient des arbres géants, à l’écorce noire et visqueuse, qui brandissaient d’un air désespéré des milliards de branches torses. D’autres planètes étaient complètement submergées par une mer sombre. D’énormes îles vivantes, animales ou végétales, flottaient partout, remuant dans les eaux calmes leurs innombrables tentacules velus…

— Dans leur voisinage, il n’existe pas de planètes à formes biologiques supérieures, dit soudain Junius Ante, qui ne quittait pas des yeux la carte du ciel inconnu.

— Mais si, répliqua Dar Véter. Par là, ils ont un système stellaire plat, de formation récente, qui appartient à la Galaxie. Or, nous savons que les systèmes plats et sphériques, anciens et nouveaux, alternent fréquemment. En effet, voici du côté d’Eridan un système peuplé d’êtres pensants et qui fait partie de l’Anneau…

— VVR 4955 + MO 3529… etc, intervint Mven Mas, mais pourquoi n’en savent-ils rien?

— Le système a adhéré au Grand Anneau il y a 275 ans, et cette communication est antérieure, répondit Dar Véter.

La jeune fille du monde lointain fit tomber de son doigt la bille bleue et se tourna vers les spectateurs, les bras ouverts, comme pour étreindre quelqu’un. Elle rejeta un peu-la tête et les épaules, comme aurait fait une femme de la Terre dans un élan passionné. Les lèvres entrouvertes murmuraient des paroles inaudibles. Elle se figea dans cette attitude invocatoire, jetant à travers les ténèbres glacées des espaces cosmiques son ardente oraison en faveur de ses frères, hommes des autres mondes.

Et de nouveau sa beauté éblouissante frappa d’admiration les observateurs de la Terre. Elle n’avait pas les traits sévères et. accentués des Peaux-Rouges terrestres. Son visage rond, au nez délicat, à la bouche petite et aux grands yeux bleus, largement écartés, l’apparentait plutôt à nos Scandinaves. Les cheveux noirs, épais et ondulés, n’étaient pas rudes. Toutes les lignes du visage et du corps dénotaient une assurance gaie et légère, le sentiment inconscient d’une grande force.

— Alors, ils ne savent vraiment rien du Grand Anneau? gémit presque Véda Kong, en s’inclinant devant sa magnifique sœur du Cosmos.

— Ils doivent être renseignés à l’heure actuelle, repartit Dar Véter. Car enfin, ce que nous voyons là remonte à trois cents ans…

— Quatre-vingt-huit parsecs, barytonna Mven Mas, quatre-vingt-huit… Tout ceux que nous avons vus sont morts depuis longtemps. Et comme pour confirmer ses paroles, la vision merveilleuse disparut, l’œil vert, indicateur du contact, s’éteignit. La transmission par le Grand Anneau était terminée.

Les spectateurs restèrent un moment figés. Dar Véter fut le premier à reprendre ses esprits. Mordant ses lèvres avec dépit, il se hâta de déplacer la manette grenat. Le débranchement de la colonne d’énergie dirigée s’annonça par un son cuivré qui rappelait aux ingénieurs des stations énergétiques la nécessité de répartir le flux puissant dans ses canaux habituels. Après avoir fait toutes les opérations nécessaires, le directeur des stations externes se retourna vers se compagnons.

Junius Ante, les sourcils levés, maniait des feuillets couverts de signes.

— II faut envoyer sans retard à l’Institut du Ciel Austr l’enregistrement mnémonique de la carte représentée au plafond! dit-il au jeune adjoint de Dar Véter. Celui-ci le regarda, ébahi, comme réveillé en sursaut.

Le grave savant dissimula un sourire: la vision n’avait-elle pas été, en effet, un beau rêve envoyé à travers l’espace trois siècles auparavant?… Un rêve que verraient en toute netteté des milliards d’hommes sur la Terre et dans les cités de la Lune, de Mars et de Vénus.

Dar Véter sourit:

— Vous aviez raison, Mven Mas, quand vous prédisiez un événement extraordinaire. C’est la première fois, depuis huit siècles d’adhésion au Grand Anneau, que nous voyons surgir du fond de l’Univers une planète habitée par des hommes qui sont nos frères non seulement par l’esprit, mais aussi par le corps. Cette découverte me comble de joie! Votre entrée en fonctions débute bien! Les anciens y auraient vu un heureux présage, et nos psychologues auraient dit que c’est un concours de circonstances favorable au travail ultérieur…

Dar Véter se tut à demi-mot: la réaction nerveuse l’avait rendu loquace; or, dans l’Ere du Grand Anneau, la prolixité passait pour un des vices les plus honteux de l’homme.

— Oui, oui! fit distraitement Mven Mas. Junius Ante qui perçut dans sa voix et dans la lenteur de ses gestes une nuance de détachement, dressa l’oreille. Véda Kong effleura du doigt la main de Dar Véter et montra l’Africain d’un signe de tête.

— Serait-il trop impressionnable? se demanda Dar Véter et il regarda fixement son successeur. Cependant Mven Mas qui avait senti la perplexité cachée de ses compagnons, se ressaisit et redevint un spécialiste attentif. L’escalier roulant les monta vers les larges baies et le ciel étoile, aussi lointain qu’il l’avait été au cours des trente millénaires d’existence de l’homme, ou plus exactement de son espèce dite Homo sapiens: homme sage.

Mven Mas et Dar Véter devaient rester à l’observatoire. Véda Kong chuchota à ce dernier qu’elle n’oublierait jamais cette nuit.

— Ma propre personne m’a paru si minable! conclut-elle, dans un rayonnement qui contredisait ses paroles. Dar Véter comprit ce qu’elle entendait par là et secoua la tête.

— Je suis certain, moi, que si la femme rouge vous avait vue, elle aurait été fière de sa sœur… Ma parole, notre Terre vaut bien leur monde!

Et l’amour éclaira son visage.

— Vous êtes partial, cher ami, remarqua-t-elle, souriante. Demandez donc l’avis de Mven Mas!… Elle mit la main sur ses yeux d’un geste badin et disparut derrière la courbe du mur…

Lorsque Mven Mas fut enfin seul, l’aube pointait. Un jour grisâtre se répandait dans l’air frais et serein, la mer et le ciel étaient d’une limipidité de cristal, argentée pour l’une, nuancée de rosé pour l’autre.

L’Africain s’attardait sur le balcon à examiner les contours des bâtiments.

A quelque distance, sur un plateau assez bas, s’élevait un arc immense en aluminium, barré de neuf faisceaux de tubes, en aluminium également, dont les intervalles étaient remplis par des vitres en matières plastiques opalines et blanc d’argent. C’était le siège du Conseil d’Astronautique. Devant l’édifice, s’érigeait un monument aux premiers hommes qui avaient pénétré dans les espaces du Cosmos: un escarpement entouré de nuages et de tourbillons et surmonté d’un astronef de modèle ancien, fusée pisciforme dont la tête effilée visait les hauteurs encore inaccessibles. Autour du soubassement, s’enroulait une chaîne de personnages en métal — pilotes de fusées, physiciens, astronomes, biologistes, romanciers à l’imagination hardie — qui grimpaient au prix d’efforts surhumains en se soutenant les uns les autres… L’aurore rougissait déjà les flancs de l’astronef et les silhouettes ajourées des bâtiments, mais Mven Mas arpentait toujours le balcon à grands pas. Il n’avait jamais été si bouleversé. Eduqué selon les règles de l’Ere du Grand Anneau, il avait subi une rude trempe physique et accompli avec succès ses exploits d’Hercule. C’est ainsi qu’on appelait, en souvenir des beaux mythes de l’Hellade, les tâches difficiles exécutées par chaque jeune homme à la fin des études scolaires. S’il y réussissait bien, il était jugé digne de recevoir une instruction supérieure.

Mven Mas avait assuré le ravitaillement en eau d’une mine du Tibet occidental, restauré la forêt d’araucarias sur le plateau de Nahebt en Amérique du Sud, et fait la chasse aux requins qui avaient reparu près de l’Australie. Son expérience de la vie, ses origines et ses capacités remarquables lui avaient permis de consacrer des années à l’étude et de se préparer à une activité difficile et responsable. Or, voici que dès la première heure de son noi eau travail, la rencontre d’un monde apparenté à la Terre avait bouleversé son âme. Il sentait avec inquiétude s’ouvrir en lui un gouffre auprès duquel il avait marché toute sa vie sans s’en douter. Comme il souhaitait revoir la planète de l’étoile Epsilon du Toucan, ce monde qui semblait sorti des plus beaux contes de l’humanité terrestre! Il ne pouvait oublier la jeune fille à la peau rouge, l’appel de ses bras tendus, de ses jolies lèvres entrouvertes!…

La distance infranchissable de deux cent quatre-vingt-dix années-lumière, qui le séparait du monde merveilleux, loin d’affaiblir son désir ardent, ne faisait que l’intensifier.

Dans son âme, il était né quelque chose qui vivait par soi-même, rebelle au contrôle de la volonté et de la raison. Dans son existence studieuse et presque ascétique, il n’avait pas connu l’amour et jamais éprouvé cette agitation, cette joie que lui causait la vision parvenue aujourd’hui à travers le champ démesuré de l’espace et du temps!

CHAPITRE III

PRISONNIERS DES TENEBRES

Sur les colonnes orangées des indicateurs d’anaméson, les grosses aiguilles noires étaient à zéro. L’astronef ne s’écartait toujours pas de l’étoile de fer, il fonçait vers le corps sinistre, invisible à l’œil humain.

L’astronavigateur aida Erg Noor, tremblant d’effort et de faiblesse, à s’asseoir devant la machine à calculer. Les moteurs planétaires, débranchés du pilote automatique, s’étaient tus.

— Ingrid, qu’est-ce qu’une étoile de fer? demanda à voix basse Key Baer, qui était resté tout le temps immobile derrière l’astronome.

— Une étoile invisible, de classe spectrale T, éteinte, mais incomplètement refroidie ou pas encore rallumée. Elle émet des ondes longues de la partie thermique du spectre; sa lumière infrarouge, noire pour nous, n’est visible qu’à travers l’inverseur électronique[13]. Une chouette, qui voit les rayons thermiques infrarouges, aurait pu la discerner.

— Pourquoi l’appelle-t-on étoile de fer?

— Parce que son spectre en contient beaucoup et que ce métal doit abonder dans la composition de l’astre. C’est pourquoi, si l’étoile est grande, sa masse et son champ de gravitation sont énormes… je crains que ce ne soit justement le cas…

— Qu’allons-nous devenir?

— Je ne sais. Tu vois bien, nous n’avons plus de carburant. Mais nous continuons à voler droit sur l’étoile. Il faut réduire la vitesse de la Tantra à un millième de l’unité absolue, pour pouvoir dévier suffisamment. Si on manque aussi de carburant planétaire, le vaisseau se rapprochera toujours de l’astre et finira par tomber. Ingrid eut un haut-le-corps, et Baer caressa doucement son bras nu frissonnant.

Le chef de l’expédition passa au tableau de bord et s’absorba dans l’examen des appareils. Tout le monde se taisait, n’osant respirer; Niza Krit, qui venait de se réveiller, gardait aussi le silence, car elle avait compris la gravité de la situation. Le carburant ne pouvait suffire qu’au ralentissement, et en perdant de la vitesse le vaisseau aurait de plus en plus de peine à surmonter, sans moteurs, l’attraction tenace de l’étoile de fer. Si la Tantra ne s’en était pas rapprochée à ce point et que Lin eût réalisé à temps… Mais à quoi bon revenir là-dessus!

Au bout de trois heures environ, Erg Noor se décida. La Tantra frémit sous les coups puissants des moteurs planétaires. L’astronef ralentit. Une heure s’écoula, puis deux, trois, quatre… Imperceptible mouvement du chef, horrible malaise de tout l’équipage… L’astre brun, lugubre, disparut d’un réflecteur pour surgir dans l’autre. Les chaînes invisibles de l’attraction continuaient à lier le vaisseau et se manifestaient dans les appareils. Deux yeux rouges s’allumèrent au-dessus d’Erg Noor. D’une violente traction des manettes, il arrêta les moteurs.

— Sauvés! murmura Pel Lin soulagé. Le chef reporta lentement les yeux sur lui.

— Ce n’est pas dit! Il reste tout juste assez de carburant pour la révolution orbitale et l’atterrissage.

— Que faire alors?

— Attendre! J’ai dévié légèrement le vaisseau, mais nous passons trop près. La lutte se déroule entre l’attraction de l’étoile et la vitesse réduite de la Tantra. Elle vole à présent comme une fusée lunaire et, si elle réussit à s’éloigner, nous irons vers le Soleil et pourrons appeler. Il est vrai que cela allongera sensiblement le voyage. "ÏSTous lancerons l’appel dans une trentaine d’années, et l’aide viendra huit ans après…

— Trente-huit ans! chuchota Baer à l’oreille d’Ingrid. Elle le tira vivement par la manche et se détourna.

Erg Noor se renversa dans son fauteuil et laissa tomber les mains sur les genoux. Les gens se taisaient, les appareils chantonnaient discrètement. Une mélodie étrangère, discordante et, de ce fait, chargée de menace, se mêlait aux sons des appareils de bord. C’était l’appel presque palpable de l’étoile de fer, la force vive de sa masse noire, qui poursuivait l’astronef épuisé.

Les joues de Niza Krit brûlaient, son cœur battait la chamade. Cette attente passive lui devenait intolérable.

…Les heures traînaient en longueur. Les membres de l’expédition qui avaient dormi, entraient l’un après l’autre au poste central. Le nombre des muets grandissait jusqu’à ce que l’équipage fût au complet.

Le ralentissement devint tel que la Tantra ne pouvait échapper à l’attraction de l’étoile de fer. Les gens, qui avaient perdu le sommeil et l’appétit, restaient là des heures dans l’angoisse, tandis que la route de l’astronef s’incurvait de plus en plus. Quand elle suivit l’ellipse de l’orbite fatale, le sort de la Tantra devint clair pour tout le monde.

Un hurlement les fit sursauter. L’astronome Pour Hiss avait bondi et agitait les bras. Son visage crispé était méconnaissable, indigne d’un homme de l’Ere du Grand Anneau. La peur, l’apitoiement sur soi-même et la soif de vengeance avaient effacé toute trace de pensée de son visage.

— C’est lui, lui, vociférait-il en montrant Pel Lin. Imbécile, butor, ganache… L’astronome resta court, tâchant de se remémorer les insultes des ancêtres. Niza, qui se tenait près de lui, s’écarta avec dégoût. Erg Noor se leva.

— Cela ne sert à rien de blâmer un camarade. Nous ne sommes plus à l’époque où les erreurs pouvaient être préméditées. En l’occurrence, Noor tourna négligemment les manivelles de la machine à calculer, la possibilité d’erreur est de trente pour cent, comme vous voyez. Si on y ajoute la dépression inévitable de la fin de la veillée et l’ébranlement dû à l’oscillation du vaisseau, je ne doute pas, Pour Hiss, que vous auriez commis la même faute!

— Et vous? s’écria l’astronome, furieux.

— Moi, non. J’ai vu de près un monstre pareil à celui-ci, lors de la 36e expédition… Je suis plus coupable que les autres d’avoir voulu conduire seul l’astronef dans une région inexplorée, d’après de simples instructions, sans avoir tout prévu!

— Comment pouviez-vous savoir qu’ils s’engageraient dans cette zone en votre absence? intervint Niza.

— J’aurais dû le savoir, répondit Erg Noor d’un ton ferme, refusant le secours de l’amie, mais il ne sied d’en discuter que sur la Terre…

— La Terre! clama Pour Hiss d’une voix si aiguë, que Pel Lin lui-même fronça les sourcils, perplexe. Parler de la

Terre quand tout est perdu et que nous sommes voués à la mort!

— Non pas à la mort, mais à une grande lutte, répliqua Erg Noor avec sang-froid, en s’asseyant devant la table. Prenez place! Rien ne presse, tant que le vaisseau n’aura pas fait une révolution et demie…

Les astronautes obéirent en silence, Niza échangea avec le biologiste un sourire triomphant, malgré l’heure critique.

— L’étoile a certainement une planète, même deux, à en juger d’après la courbe des isograves[14]. Ces planètes, vous le voyez, Erg Noor traça d’une main rapide un schéma soigné, doivent être grandes et, par conséquent, posséder une atmosphère. Mais nous ne sommes pas obligés d’atterrir: nous avons encore assez d’oxygène solide.

Il fit une pause pour réfléchir.

— Nous tournerons autour de la planète, à la manière d’un satellite. Si l’atmosphère est respirable, et que nous dépensions tout notre air, le carburant planétaire suffira à atterrir et à lancer un message. En six mois nous calculons la direction, nous transmettons les données de Zirda, nous faisons venir un aéronef de sauvetage et nous voilà dépannés…

— Ce n’est pas sûr… grimaça Pour Hiss en contenant sa joie naissante.

— En effet! convint Erg Noor. Mais c’est là un but bien déterminé. Il faut tout mettre en jeu pour l’atteindre… Pour Hiss et Ingrid, observez et calculez les dimensions des planètes; Baer et Niza, trouvez d’après leur masse la vitesse d’éloigne-ment et, d’après elle, la vitesse orbitale et le radiant optimum[15] de révolution du vaisseau.

Les explorateurs préparèrent à tout hasard l’atterrissage. Le biologiste, le géologue et le médecin s’apprêtaient à lâcher un robot de reconnaissance, les mécaniciens réglaient les détecteurs, les projecteurs et montaient une fusée-satellite pour l’envoi d’un message à la Terre.

Après l’accès d’épouvanté et de désespoir, le travail allait bon train, interrompu seulement par le tangage du vaisseau dans les remous de gravitation. Mais la Tantra avait ralenti au point que ses oscillations n’étaient plus mortelles.

Pour Hiss et Ingrid établirent l’existence de deux planètes. On dut renoncer à aborder la première, énorme, froide, enveloppée d’une atmosphère dense et probablement toxique. Tant qu’à mourir, il valait mieux brûler au voisinage de l’étoile de fer que de sombrer dans les ténèbres d’une atmosphère ammoniacale, après avoir enfoncé l’astronef dans une couche de glace mesurant des milliers de kilomètres d’épaisseur. Le système solaire avait des planètes géantes tout aussi terribles: Jupiter, Saturne, Uranus, Neptune.

La Tantra se rapprochait toujours de l’étoile. Au bout de dix-neuf jours, on apprit les dimensions de la seconde planète: elle était plus grande que la Terre. Située près de son astre, elle tournait autour de lui à une vitesse folle: son année ne devait guère dépasser deux ou trois mois terrestres… L’étoile invisible la réchauffait sans doute suffisamment de ses rayons noirs: si elle avait une atmosphère, la vie était possible à sa surface, ce qui eût rendu l’atterrissage particulièrement dangereux…

Une vie étrangère, évoluée dans les conditions d’autres planètes tout en gardant la forme générale des corps albumi-neux, était très nuisible aux habitants de la Terre. L’immunité des organismes contre les déchets nocifs et les bactéries dangereuses, élaborée au cours de millions d’années sur notre planète, était inefficace ailleurs. Les êtres vivants des autres planètes couraient le même danger chez nous.

Au contact des animaux de mondes différents, l’activité essentielle de la vie animale — dévorer en tuant et tuer en dévorant — se manifestait avec une férocité abominable. Des maladies sans nom, des épidémies foudroyantes, des microbes multipliés à une vitesse inouïe, des lésions affreuses avaient accompagné les premières explorations de planètes habitées, mais sans hommes. Les mondes peuplés d’êtres pensants procédaient à de nombreuses expériences et à des travaux préliminaires avant d’entrer en contact interstellaire direct. Notre Terre éloignée des centres compacts de la Galaxie, où la yie foisonnait, n’avait jamais encore reçu la visite de messagers d’autres étoiles, représentants de civilisations hétérogènes. Le Conseil d’Astronautique avait récemment pris les mesures nécessaires pour accueillir les amis des étoiles proches d’Ophiuchus, du Cygne, de la Grande Ourse et du Phénix.

Erg Noor, en prévision d’une rencontre avec une vie inconnue, fit sortir des magasins les moyens de protection biologique, dont il s’était largement approvisionné dans l’espoir de visiter Véga.

La Tantra avait enfin équilibré sa vitesse orbitale avec la planète de l’étoile de fer et tournait autour d’elle. La surface floue, brunâtre du globe, ou plutôt son atmosphère éclairée par la lueur rousse de l’énorme étoile, n’était visible qu’à travers l’inverseur électronique. Tous les membres de l’équipage étaient postés aux appareils.

— La chaleur des couches supérieures de l’atmosphère, du côté éclairé, est de 320 degrés Kelvin.

— La révolution autour de son axe est d’environ ving: jours.

— Les détecteurs signalent la présence d’eaux et de terres…

— L’épaisseur de l’atmosphère est de 1 700 kilomètres.

— La masse est de 43,2 fois supérieure à celle de la Terre. Les informations se suivaient, révélant peu à peu le caractère de la planète.

Erg Noor notait les chiffres pour calculer ensuite le régime orbital. 43,2 masses terrestres: la planète était grande. Son attraction clouerait le vaisseau contre le sol. Les gens seraient comme de pauvres insectes englués…

Le chef de l’expédition se rappela les histoires sinistres, à demi légendaires, d’astronautes tombés accidentellement sur des planètes géantes. Les vaisseaux interstellaires d’autrefois périssaient souvent à cause de leur vitesse réduite et de leur carburant trop faible. Terrible rugissement des moteurs et vibration du vaisseau qui, incapable de s’échapper, adhérait à la surface de la planète. L’astronef restait intact, mais les os des gens qui essayaient de ramper dessus, étaient broyés. L’horreur indescriptible de ces catastrophes se faisait sentir dans les cris entrecoupés des derniers messages, des émissions d’adieu.

Ce sort ne menaçait pas l’équipage de la Tantra, aussi longtemps qu’on tournerait autour de la planète. Mais si on devait atterir, seuls les individus très robustes pourraient porter leur propre poids dans ce refuge où ils seraient contraints de passer des dizaines d’années. Survivraient-ils dans ces conditions, sous un lourd fardeau, dans la nuit éternelle du soleil infrarouge et dans l’atmosphère compacte? Mais c’était Tunique espoir de salut, on n’avait pas le choix!

La Tantra décrivait son orbite aux confins de l’atmosphère. Les astronautes ne pouvaient manquer l’occasion d’explorer cette planète située relativement près de la leur. Son côté éclairé ou, plus exactement, réchauffé, se distinguait de l’autre par une température beaucoup plus élevée et aussi par une forte concentration d’électricité qui influençait les puissants détecteurs et déformait leurs indications. Erg Noor décida d’étudier la planète au moyen des stations-bombes. On en lâcha une, et l’automate annonça, à la surprise générale, la présence de l’oxygène libre dans une atmosphère néono-azotée, des vapeurs d’eau et une température de 12 degrés. Ces conditions ressemblaient, dans l’ensemble, à celles de la Terre. Seule, la pression atmosphérique était supérieure de quatre dixièmes et l’attraction dépassait de deux fois et demie celle de notre globe…

— On peut y vivre! dit le biologiste avec un faible sourire, en communiquant ces données au chef.

— Alors, il y a des chances que cette sinistre planète soit habitée et que ces êtres soient petits et malfaisants.

A la quinzième révolution de l’astronef, on prépara une staition-bombe munie d’un puissant appareil de télévision. Mais, lancée dans l’ombre, alors que la planète avait tourné de 120 degrés, la station disparut sans donner de signaux.

— Elle a plongé dans l’océan, constata le géologue Bina Led, en se mordant les lèvres de dépit.

— Il faudra recourir au détecteur principal avant de lâcher l’autre robot à télévision! Nous n’en avons que deux!

La Tantra survolait la planète en émettant un faisceau de rayons radio-actifs qui fouillaient les contours vagues des terres et des mers. Une vaste plaine s’ébaucha, qui s’avançait dans l’océan ou séparait deux mers presque à l’équateur. Les rayons parcouraient en zigzag une zone de deux cents kilomètres de large. Soudain, un point brillant s’alluma sur l’écran du détecteur. Un coup de sifflet qui fouetta les nerfs tendus de l’équipage, confirma que ce n’était pas une hallucination.

— Du métal! s’écria le géologue. Un gisement à ciel ouvert.

Erg Noor secoua la tête.

— Si brève qu’ait été l’étincelle, j’ai remarqué la netteté des contours. C’est un gros morceau de métal, une météorite ou…

— Un vaisseau! s’écrièrent en chœur Niza et le biologiste.

— Fiction! trancha Pour Hiss.

— Réalité peut-être, répliqua Erg Noor.

— Inutile de discuter, insistait Pour Hiss, car il n’y a pas de preuves. Nous n’allons pourtant pas atterrir…

— Nous vérifierons la chose dans trois heures, quand nous serons revenus au-dessus de cette plaine. Notez que l’objet métallique se trouve sur un terrain que j’aurais choisi moi-même pour l’atterrissage… C’est là que nous lancerons la station de télévision. Réglez le faisceau du détecteur sur la commande de six secondes!

Le plan d’Erg Noor réussit, et la Tantra recommença sa révolution de trois heures autour de la planète obscure. Cette fois, aux abords de la plaine continentale, le vaisseau reçut un communiqué du poste de télévision automatique. Tous les yeux se rivèrent sur l’écran éclairé. Le rayon visuel, branché avec un bruit sec, remua de-ci, de-là, tel un œil humain, décrivant les contours des objets au fond du gouffre sombre.

Key Baer croyait voir tourner la tête mobile de la station, sortie de sa cuirasse solide. Dans la zone illuminée par le rayon de l’appareil, défilaient des collines basses, des ravins sinueux. L’image d’une chose pisciforme et brillante traversa tout à coup l’écran, et l’obscurité se rétablit autour d’un plateau en gradins que le faisceau lumineux avait arraché aux ténèbres.

— Un astronef!

Le cri avait jailli de plusieurs gosiers à la fois. Niza adressa à Pour Hiss un regard de triomphe. L’écran s’éteignit, la Tantra s’éloigna de nouveau de l’appareil de télévision, mais le biologiste Eon Tal avait déjà fixé la pellicule du cliché électronique. De ses doigts tremblant d’impatience, il l’inséra dans le projecteur de l’écran hémisphérique[16], dont les parois internes renvoyèrent une image agrandie…

Voici l’avant fuselé, au profil si familier, le renflement de l’arrière, la haute crête du récepteur d’équilibre… Si invraisemblable que parût cette vision, cette rencontre inespérée sur une planète obscure, le robot ne pouvait s’abuser: c’était bien un astronef terrestre! Posé horizontalement sur de puissants supports il était intact, comme s’il venait de faire un atterrissage normal.

La Tantra qui décrivait autour de la planète des cercles très rapides à cause de sa proximité, envoyait des signaux qui restaient sans réponse. Plusieurs heures s’étaient écoulées quand les quatorze membres de l’expédition furent de nouveau réunis au poste central. Erg Noor, jusque-là plongé dans ses réflexions, se leva.

— J’ai l’intention d’atterrir. Peut-être que nos frères ont besoin de secours, peut-être que leur vaisseau est endommagé et ne peut retourner sur la Terre. Dans ce cas, nous les recueillons, nous embarquons de l’anaméson et nous voilà tous dépannés. Inutile de lancer une fusée de sauvetage: elle ne nous fournirait pas de carburant et dépenserait tant d’énergie qu’on n’aurait plus de quoi envoyer l’appel à la Terre.

— Et si eux aussi sont là par manque d’anaméson? hasarda Pel Lin.

— Il doit du moins leur rester de puissantes charges planétaires, car ils n’ont pas pu tout dépenser. Vous voyez, l’astronef est en position normale, preuve qu’ils ont atterri avec les moteurs planétaires. Nous prenons donc leur carburant ionique, nous repartons et, parvenus à la position orbitale, nous appelons et attendons le secours de la Terre. En cas de réussite, nous n’avons que huit ans à attendre. Et si nous nous procurons de l’anaméson, c’est la victoire…

— Peut-être que leurs charges de carburant planétaire ne sont pas ioniques mais photoniques? objecta l’un des ingénieurs.

— Nous pourrons l’utiliser dans les moteurs principaux en déplaçant les godets réflecteurs des moteurs auxiliaires.

— Vous avez tout pesé, à ce que je vois! reconnut l’ingénieur.

— Reste le risque de l’atterrissage et du séjour sur cette planète lourde, ronchonna Pour Hiss. Ce monde des ténèbres est effrayant, rien que d’y penser!

— C’est un risque, bien sûr, mais le risque existe déjà dans notre situation, et je ne crois pas que nous l’aggravions. D’ailleurs, la planète où s’est posé l’astronef n’est pas si mal que ça! Pourvu que la Tantra demeure saine et sauve!

Erg Noor jeta un regard sur le niveleur de vitesse et s’approcha en hâte du tableau de bord. Debout devant les manettes et les verniers de commande, le dos voûté, le visage impassible, il remuait les doigts de ses grandes mains comme un musicien qui prendrait des accords sur son instrument.

Niza Krit marcha vers le chef, lui prit hardiment la main droite et l’appliqua contre sa joue satinée, rouge d’émotion. Il répondit par un signe de tête reconnaissant, effleura d’une caresse l’abondante chevelure de la jeune fille et se redressa.

— Nous descendons vers les couches inférieures de l’atmosphère et vers le sol! dit-il d’une voix forte, en branchant le signal. Le mugissement déferla à travers l’astronef, tous s’empressèrent de gagner leurs places pour s’enfermer dans les sièges hydrauliques flottants.

Erg Noor s’abandonna à l’étreinte moelleuse du fauteuil d’atterrissage, sorti d’une trappe devant le tableau de bord. On entendit les coups tonnants des moteurs planétaires, et l’astronef piqua en hurlant vers les rochers et les océans de la planète.

Les détecteurs et les réflecteurs infrarouges fouillaient les ténèbres; des feux pourpres brillaient au chiffre voulu de l’altimètre: 15 000 mètres. Il ne fallait pas s’attendre à des sommets dépassant 10 kilomètres sur cette planète où l’eau et la chaleur du soleil noir érodaient le sol comme sur la Terre.

Dès le premier survol, on découvrit sur la majeure partie de la planète des collines à peine plus hautes que celles de Mars. L’orogenèse devait avoir complètement cessé ou s’être interrompue.

Erg Noor déplaça de deux mille mètres le limiteur d’altitude et alluma de puissants projecteurs. Un vaste océan, véritable mer d’épouvanté, s’étendait sous l’astronef. Les vagues d’un noir opaque se soulevaient et s’abaissaient au-dessus des profondeurs mystérieuses.

Le biologiste s’efforçait, tout en épongeant son front moite, de capter le reflet lumineux de l’eau par un appareil très sensible qui déterminait l’albédo — rapport de la quantité de lumière diffusée à la quantité de lumière reçue par une surface éclairée — pour connaître la salinité ou la minéralisation de cette mer des ténèbres…

Au noir luisant de l’eau succéda un noir mat: la terre ferme. Les rayons croisés des projecteurs traçaient entre les murailles d’ombre un chemin étroit où surgissaient subitement des couleurs: tantôt des taches de sable jaunâtre, tantôt des ondulations rocheuses gris vert.

La Tantra, guidée par une main experte, filait au-dessus du continent…

Enfin, Erg Noor retrouva la plaine. Trop basse pour être qualifiée de plateau, elle dominait pourtant la grève d’une centaine de mètres et se trouvait donc hors d’atteinte des marées et des tempêtes de la mer obscure.

Le détecteur avant de gauche siffla… La Tantra braqua ses projecteurs dans la direction indiquée. A présent, on distinguait nettement le vaisseau atterri, un astronef de première classe. Sa cuirasse de tête en iridium anisotrope scintillait à la lumière. Pas de constructions provisoires dans le voisinage, pas de feux; l’astronef, sombre et inanimé, ne réagissait d’aucune façon à l’approche de son congénère. Les rayons des projecteurs glissèrent plus loin et flamboyèrent, renvoyés par un immense disque bleu, à ressauts en spirale. Il était incliné sur la tranche et partiellement engagé dans le sol noir. Les observateurs crurent voir un instant des rochers qui le surplombaient et, au-delà, une obscurité encore plus dense. Ce devait être un précipice ou une pente raide…

Un mugissement formidable fit vibrer le fuselage de la Tantra. Erg Noor voulait atterrir le plus près possible de l’autre astronef et prévenait les gens d’en bas, dont la vie pouvait être en danger, à un millier de mètres à la ronde autour du point d’atterrissage. Le tonnerre des moteurs planétaires gronda si fort qu’on l’entendit même à l’intérieur du vaisseau, un nuage de parcelles incandescentes, soulevé du sol, parut sur les écrans. Le plancher s’inclinait en arrière. Les sièges des fauteuils hydrauliques basculèrent sans bruit pour rester parallèles a l’horizon.

Les énormes supports articulés se détachèrent du fuselage et reçurent les premiers le contact du monde étranger. Une’ secousse, un choc, une secousse… la Tantra oscilla de l’avant et s’immobilisa en même temps que s’arrêtèrent les moteurs. Erg Noor leva la main vers le tableau de bord qui se trouvait au-dessus de sa tête, et débrancha d’un tour de manette les supports. La tête de l’astronef s’abaissa lentement, par saccades, jusqu’à la position normale. L’atterrissage était terminé. Comme toujours, il avait ébranlé l’organisme humain au point que les astronautes, à demi-couchés dans les fauteuils, mirent du temps à reprendre leurs esprits.

Un poids écrasant pesait sur eux. Ils pouvaient à peine se soulever, comme après une grave maladie. L’infatigable biologiste réussit néanmoins à prélever un échantillon d’air.

— C’est respirable, annonça-t-il, je vais maintenant l’examiner au microscope!

— Pas la peine, répondit Erg Noor en défaisant l’enveloppe du fauteuil d’atterrissage. On ne peut quitter l’astronef sans scaphandre, car il peut y avoir ici des spores et des virus très dangereux.

Dans la cabine intermédiaire, on avait préparé d’avance les scaphandres biologiques et les «squelettes sauteurs», carcasses d’acier enrobées de cuir et munies d’un moteur électrique, de ressorts et d’amortisseurs, qu’on mettait par-dessus les scaphandres pour se mouvoir quand la force de pesanteur était trop grande.

Tous étaient impatients de sentir sous leurs pieds le sol, même étranger, après six ans de vagabondage dans les gouffres interstellaires. Key Baer, Pour Hiss, Ingrid, la doctoresse Lou-ma et deux ingénieurs-mécaniciens devaient rester à bord pour veiller à la radio, aux projecteurs et aux appareils.

Niza se tenait à l’écart, son casque à la main.

— Pourquoi hésitez-vous? lui demanda Erg Noor qui vérifiait le poste téléphonique au sommet de son casque. Allons voir l’astronef!

— Je… je crois qu’il est inanimé, qu’il est là depuis longtemps… Encore une catastrophe, une victime de l’implacable Cosmos. On ne peut l’éviter, je le sais bien, mais c’est toujours si pénible… surtout après Zirda, après VAlgrab…

— Peut-être que la mort de cet astronef nous sauvera la vie, remarqua Pour Hiss en dirigeant la lunette à court foyer sur l’autre vaisseau plongé dans l’obscurité.

Les huit voyageurs étaient passés dans la cabine intermédiaire.

— Branchez l’air! commanda Erg Noor à ceux de l’astronef, séparés de leurs camarades par une cloison étanche.

Quand la pression à l’intérieur de la cabine fut de dix atmosphères, c’est-à-dire supérieure à celle du dehors, des vérins hydrauliques ouvrirent la porte qui adhérait solidement à son cadre. La pression de l’air expulsa littéralement les gens, sans ’laisser pénétrer le moindre élément nocif du monde étranger dans cette parcelle de la Terre. La porte se referma aussitôt. Le projecteur traça un chemin lumineux que les astronautes suivirent en clopinant sur leurs jambes à ressorts, traînant à grand-peine leur corps alourdi. Au bout de l’allée de lumière, s’élevait le grand vaisseau. L’impatience et les cahots sur le sol raboteux, semé de cailloux et chauffé par le soleil noir, firent paraître bien longs les mille cinq cents mètres à parcourir.

Les étoiles luisaient, floues et ternes, à travers l’atmosphère dense, saturée d’humidité. Au lieu de la splendeur rayonnante du Cosmos, le ciel n’offrait que des ébauches de constellations, dont les faibles lueurs ne pouvaient combattre la nuit à la surface de la planète.

L’astronef ressortait nettement dans les ténèbres environnantes. La couche épaisse de vernis qui recouvrait la cuirasse, s’était usée par endroits; le vaisseau avait dû naviguer longtemps dans l’Univers.

Eon Tal poussa une exclamation qui résonna dans tous les téléphones. Il montrait de la main la porte béante et un petit ascenseur au sol. Des plantes croissaient alentour. Leurs grosses tiges dressaient à un mètre de haut des coupes noires, fleurs ou feuilles de forme parabolique, aux bords dentelés comme des roues d’engrenage. Leur enchevêtrement immobile avait un aspect sinistre. Le trou muet de la porte était encore plus inquiétant. Ces plantes intactes et cette porte ouverte attestaient que les hommes ne circulaient plus par là depuis longtemps et ne protégeaient plus leur îlot terrestre contre le monde étranger…

Erg Noor, Eon et Niza entrèrent dans l’ascenseur, et le chef tourna le levier de commande. Le mécanisme entra en action avec un grincement léger et monta docilement les explorateurs dans la cabine intermédiaire. Lès autres suivirent peu après. Erg Noor transmit à la Tantra la demande d’éteindre le projecteur. Aussitôt, la poignée d’hommes se perdit dans l’abî’ me des ténèbres. Le monde du soleil de fer s’appesantissait sur eux, comme pour engloutir ce faible foyer de vie terrestre plaqué au sol de l’immense planète obscure.

On alluma les lampes tournantes fixées au sommet des casques. La porte intérieure, close, mais pas verrouillée, céda sans résistance. Les astronautes gagnèrent le corridor central: ils s’orientaient facilement dans ce vaisseau dont la structure ne différait guère de celle de la Tantra.

— Sa construction remonte à quelques dizaines d’années, dit Erg Noor en se rapprochant de Niza. Elle se retourna. Vu dans la pénombre, à travers la silicolle[17] du casque, le visage du chef semblait énigmatique.

— Une idée saugrenue, reprit-il. Ne serait-ce pas…

— Là Voile ! s’écria Niza, oubliant le microphone, et elle vit ses compagnons se retourner.

Ils pénétrèrent dans la bibliothèque-laboratoire, puis au poste central. Clopinant dans sa carcasse, titubant et se heurtant aux cloisons, Erg Noor atteignit le tableau de distribution d’électricité. L’éclairage était branché, mais il n’y avait pas de courant. Seuls, les indicateurs et les signes phosphorescents brillaient dans l’obscurité. Erg Noor rétablit le contact et, à l’étonnement général, une lumière faible se répandit, qui parut éblouissante. Elle dut s’allumer également près de l’ascenseur, car on entendit au téléphone la voix de Pour Hiss qui demandait les nouvelles. Bina Led, le géologue, lui répondit, tandis que le chef s’arrêtait au seuil du poste central. Niza suivit la direction de son regard et aperçut en haut, entre les deux réflecteurs avant, une double inscription, en langue terrestre et en code du Grand Anneau: Voile. Au-dessous, s’alignaient les signaux galactiques de la Terre et les coordonnées du système solaire. L’astronef, disparu depuis quatre-vingts ans, était retrouvé dans le système d’un soleil noir, qu’on avait longtemps pris pour un simple nuage opaque…

La visite des locaux ne révéla pas les traces des hommes. Les réservoirs d’oxygène n’étaient pas épuisés, la provision d’eau et de nourriture aurait suffi pour subsister plusieurs années, mais il ne restait aucun vestige des voyageurs.

Des traînées bizarres, de couleur sombre, se voyaient çà et là, dans les couloirs, au poste central et dans la bibliothèque. Sur le plancher de la bibliothèque, s’étalait une mare de liquide desséché, qui se recroquevillait en plaque feuilletée. A l’arrière, dans le compartiment des machines, des fils arrachés pendaient devant la porte du fond, et les supports massifs, en bronze phosphorique, des refroidisseurs étaient tordus. Comme, à part cela, l’astronef était intact, ces détériorations dues à des coups très violents étaient inexplicables. Les astronautes cherchèrent en vain la cause de la disparition et de la mort certaine de l’équipage.

On fit en même temps une découverte importante: les réserves d’anaméson et de charges ioniques planétaires pouvaient assurer l’envol de la Tantra et son retour sur la Terre.

La nouvelle, transmise aussitôt à bord de l’astronef, dissipa l’angoisse qui s’était emparée de l’équipage depuis que le vaisseau était prisonnier de l’étoile de fer. On n’avait plus besoin de s’attarder à communiquer avec la Terre. En revanche, le transbordement des réservoirs d’anaméson nécessitait un pénible labeur. La tâche, ardue en soi, devenait sur cette planète à pesarîteur presque triple de celle de la Terre, un problème qui exigeait une grande habileté technique. Mais les hommes de l’Ere du Grand Anneau, loin de redouter les questions difficiles, avaient du plaisir à les résoudre…

Le biologiste sortit du magnétophone du poste central la bobine inachevée du journal de bord. Erg Noor et le géologue ouvrirent le coffre-fort hermétique qui contenait les documents de l’expédition. C’était un lourd fardeau à transporter: quantité de films photono-magnétiques, de comptes rendus, d’observations et de calculs astronomiques. Mais les passagers de la Tantra, qui étaient eux-mêmes des explorateurs, ne pouvaient abandonner un seul instant cette précieuse trouvaille.

A demi morts de fatigue, ils rejoignirent dans la bibliothèque de la Tantra leurs camarades qui brûlaient d’impatience. Là, dans le décor familier, autour de la table accueillante, vivement éclairée, l’obscurité funèbre et l’astronef abandonné semblaient une fantasmagorie de cauchemar. Seule, la gravitation de la planète continuait à les accabler, et à chaque geste les astronautes grimaçaient de douleur: faute d’habitude, il était très difficile de s’adapter aux mouvements du squelette d’acier. Ce désaccord provoquait des heurts et de violentes secousses. Aussi étaient-ils tous fourbus, quoique la marche n’eût guère été longue. Bina Led, la géologue, avait sans doute une légère commotion cérébrale; elle s’appuyait à la table, les mains aux tempes, mais refusait de s’en aller avant d’avoir écouté la dernière bobine du journal de bord. Niza s’attendait à des choses poignantes. Elle imaginait des appels rauques, des cris de détresse, des adieux tragiques. La voix sonore et froide qui s’échappa de l’appareil, la fit tressaillir. Même Erg Noor, ce grand spécialiste des vols interstellaires, ne connaissait personne de l’équipage de la Voile. Composé uniquement de jeunes, le groupe était parti pour son voyage téméraire à destination de Véga, sans avoir remis au Conseil d’Astronautique les clichés de ses membres.

La voix inconnue exposait des événements postérieurs de sept mois au dernier message envoyé sur la Terre. L’astronef avait été endommagé un quart de siècle auparavant, en franchissant la ceinture de glace cosmique ià la limite du système de Véga. On avait réparé la brèche de l’arrière et continué l’avance, mais l’accident avait détraqué le réglage superflu du champ de protection des moteurs. Après vingt ans de lutte, on avait dû les arrêter. La Voile avait poursuivi son chemin par inertie pendant cinq ans, jusqu’à ce que l’inexactitude naturelle du trajet l’eût déviée. C’est alors que fut émis le premier message. Comme l’astronef s’apprêtait à en lancer un autre, il pénétra dans le système de l’étoile de fer. La suite était analogue à l’histoire de la Tantra, sauf que la Voile, privée de l’usage de ses moteurs principaux, ne pouvait opposer aucune résistance. Elle ne pouvait devenir un satellite de la planète, car les moteurs planétaires d’accélération, situés à l’arrière, étaient également hors d’état. La Voile réussit à atterrir sur le plateau côtier. L’équipage assuma les trois tâches qui lui incombaient: réparer si possible les moteurs, envoyer l’appel à la Terre, étudier la planète inconnue. Avant qu’on eût terminé le montage de la tourelle pour la fusée, les gens commencèrent à disparaître. Ceux qui partaient à leur recherche ne revenaient pas. On avait cessé l’exploration, on quittait ensemble l’astronef pour aller sur le chantier et on s’enfermait dans le vaisseau durant les longues pauses qui coupaient le travail, rendu exténuant par la force de pesanteur. Dans leur hâte à lancer la fusée, ils n’avaient pas commencé l’étude d’un autre astronef, voisin de la Voile, qui devait être là depuis longtemps…

— Le disque! songea Niza. Son regard rencontra celui du chef qui, ayant compris sa pensée, fit un signe affirmatif. Sur les quatorze membres de l’équipage de la Voile, il n’en restait que huit, mais depuis qu’on avait pris les mesures de précaution, plus personne ne disparaissait. La chronique présentait ensuite une interruption de trojs jours, après quoi elle fut reprise par une voix claire de jeune femme.

— Aujourd’hui, le 12 du septième mois, an 723 de l’Anneau, nous, les survivants, avons achevé les préparatifs pour le lancement de la fusée de transmission. Demain à cette heure.

Key Baer jeta un coup d’œil instinctif sur la graduation horaire du ruban: cinq heures du matin à l’heure de la Voile, et on ne savait combien à l’heure de cette planète…

— Nous enverrons suivant une trajectoire bien calculée… La voix s’arrêta net, puis reprit, assourdie, comme si la femme s’était détournée du récepteur:

— Je branche! Encore!…

L’appareil se tut, mais le ruban continuait à tourner. Les auditeurs échangèrent des regards anxieux.

— Il est arrivé quelque chose!… intervint Ingrid Ditra.

Des paroles précipitées, étranglées, jaillirent du magnétophone: «Deux ont échappé… Laïk n’a pas sauté assez haut… l’ascenseur… n’ont pu fermer que la seconde porte! Sack Kton rampe vers les moteurs… On frappera avec les planétaires… ils ne sont rien que rage et terreur! Rien de plus…» Le ruban tourna un moment sans bruit, et la voix continua;

«Kton n’a pas réussi, je crois. Me voilà seule, mais je sais ce que j’ai à faire. Avant de commencer, la voix raffermie avait un ton convaincant. Frères, si vous retrouvez la Voile, je vous préviens qu’il ne faut jamais quitter l’astronef.»

L’inconnue poussa un grand soupir et dit, comme se parlant à elle-même: «Je vais voir ce qu’est devenu Kton, à mon retour je raconterai tout en détail…»

Un claquement sec, et le ruban s’enroula pendant une vingtaine de minutes, jusqu’à la fin de la bobine. C’est en vain que les oreilles se tendaient, attentives: la femme ne s’expliqua pas, n’étant sans doute plus revenue.

Erg Noor débrancha l’appareil et s’adressa à ses camarades:

— Nos sœurs et frères disparus nous sauvent la vie! Ne sentez-vous pas la main puissante de l’homme de la Terre! Il y a de l’anaméson à bord de l’astronef, et nous voici prévenus d’un danger mortel qui guette dans ce monde les hôtes des autres planètes. J’ignore ce que c’est, mais ce doit être une vie étrangère. Des forces cosmiques inanimées auraient non seulement tué les hommes, mais détérioré le vaisseau! Prévenus comme nous le sommes, il serait honteux de ne pas nous tirer d’affaire. Notre devoir est de rapporter sur la Terre les découvertes de la Voile et les nôtres, afin que les exploits des morts et leur longue lutte avec le Cosmos n’aient pas été inutiles!

— Comment voulez-vous prendre le carburant sans sortir de l’astronef? s’informa Key Baer.

— Pourquoi sans sortir? Vous savez bien que c’est impossible et qu’il nous faudra travailler dehors. Mais nous sommes avertis et nous prendrons nos précautions…

— Je devine, dit le biologiste Eon Tal. Un barrage autour de l’endroit où se fera le travail.

— Et tout le long du trajet entre les deux astronefs! ajouta Pour Hiss.

— Bien sûr! Comme nous ne savons pas ce qui nous menace, nous ferons un barrage double, radio-actif et électrique. On tendra des fils, on fera un corridor de lumière. Derrière la Voile, il y a une fusée abandonnée, dont l’énergie suffira pour toute la durée des travaux.

La tête de Bina Led heurta la table. Malgré la pesanteur exténuante le médecin et le second astronome s’approchèrent de leur compagne évanouie.

— Ce n’est rien! déclara Louma Lasvî, une commotion et de la surtension. Aidez-moi à la mettre au lit.

Cette simple besogne aurait pris pas mal de temps, si le mécanicien Taron n’avait pas eu l’idée d’employer un chariot automatique. On put de cette manière voiturer les huit éclaireurs jusqu’à leurs couchettes: il était temps de se reposer, pour éviter que la surtension de l’organisme inadapté aux conditions nouvelles ne se changeât en maladie. A ce moment critique, chaque membre «de l’expédition était irremplaçable.

Deux véhicules automatiques accouplés, pour les transports de toute sorte et les travaux publics, nivelèrent bientôt le chemin entre les astronefs. De gros câbles furent tendus de part et d’autre de la route. On érigea auprès des deux vaisseaux des miradors à cloche épaisse en silicobore[18], où se tenaient des observateurs armés de chambres pulsatives qui envoyaient de temps à autre, le long du chemin, des faisceaux de rayons mortels. La vive lumière des projecteurs ne s’éteignait pas un instant. Dans la carène de la Voile, on ouvrit la grande trappe, on démonta les cloisons et on s’apprêta à descendre sur les chariots quatre containers d’anaméson et trente cylindres de charges ioniques. Leur embarquement à bord de la Tantra ;était beaucoup plus compliqué. On ne pouvait ouvrir l’astronef comme la Voile, hors d’usage, et y introduire du même coup les produits assurément nocifs de la vie étrangère. Aussi ne fit-on que préparer la trappe et, après avoir écarté les cloisons intérieures, on amena les ballons d’air comprimé de la Voile. Dès l’ouverture de la trappe et jusqu’à la fin de l’embarquement des containers, on comptait balayer constamment la trémie par un jet puissant d’air. En outre, le vaisseau serait protégé par une émanation en cascade.

Les hommes s’accoutumaient peu à peu aux «squelettes» d’acier et à la force de pesanteur presque triple. Les douleurs intolérables qui leur avaient tenaillé les os au début faiblissaient.

Plusieurs jours terrestres s’écoulèrent. Le «rien» mystérieux ne se montrait pas. La température ambiante baissait rapidement. Un ouragan s’éleva, s’accrut d’heure en heure. C’était le soleil noir qui se couchait: la rotation de la planète amenait du côté «nocturne» le continent où se trouvaient les astronefs. Les courants de convection, la restitution de chaleur par l’océan et l’épaisse enveloppe atmosphérique amortissaient l’écart de température; néanmoins, vers le milieu de la «nuit» planétaire, le froid devint intense. On poursuivit les travaux en prenant soin de brancher les dispositifs thermogènes des scaphandres. Comme on avait transporté vers la Tuntra le premier container descendu de la Voile, un nouvel ouragan, bien plus terrible, se déchaîna au «lever», La température monta vite au-dessus de zéro, les flux d’air conv pact charriaient des masses de précipitations, d’innombrables éclairs sillonnaient le ciel. La poussée monstrueuse du vent ébranlait l’astronef. L’équipage concentra tous ses efforts sur la fixation du container sous la carène de la Tantra. Le rugissement de la tempête s’amplifiait, des tourbillons pareils aux tornades terrestres se démenaient sur le plateau. Dans la zone éclairée surgit une trombe d’eau, de neige et de sable, dont le sommet en entonnoir butait contre le ciel bas, sombre, lépreux. Les lignes de courant à haute tension s’étaient rompues sous le choc, les étincelles bleuâtres des courts-circuits fulguraient parmi les fils enroulés. La lumière jaune du projecteur de la Voile s’éteignit comme une bougie soufflée.

Erg Noor donna l’ordre à ses hommes de se réfugier dans le vaisseau.

— Et l’observateur qui est resté là-bas! s’écria Bina Led en montrant le feu presque imperceptible du mirador.

— Oui, il y a Niza, j’y vais, répondit Erg Noor.

— Le courant est coupé, le «rien» entre dans ses droits, objecta sérieusement Bina.

— Si l’ouragan agit sur nous, il doit en faire autant pour le «rien». Je suis sûr qu’il n’y a aucun danger jusqu’à la fin de la tempête. Quant à moi, je suis trop lourd ici pour que le vent m’emporte, si je rampe plaqué au sol… Il y a longtemps que j’ai envie de surprendre ce «rien» du haut du mirador!

— Permettez que je voifs accompagne? fit le biologiste en le rattrapant d’un bond.

— Venez, vous et personne d’autre. C’est de votre ressort.

Ils rampèrent longuement, en s’accrochant aux aspérités et aux fissures des rochers et louvoyant entre les tourbillons. L’ouragan s’efforçait de les arracher au sol, de les retourner, de les rouler au loin. Il y réussit une fois, mais Erg Noor saisit Eon et se coucha sur lui à plat ventre, cramponné de ses gants griffus aux bords d’un roc…

Niza ouvrit le portillon du mirador et les rampeurs s’y glissèrent l’un après l’autre. Pas un souffle à l’intérieur, la tou relie tenait bon, dûment consolidée en prévision des tempêtes. La jeune astronavigatrice fronçait les sourcils, tout en se réjouissant de la venue de ses compagnons. Elle avoua que la perspective de passer la journée en tête à tête avec Tintent périe ne lui souriait guère, Erg Noor annonça à bord de la Tantra le succès de la tra-versée, et le projecteur de l’astronef s’éteignit. La faible lumière du mirador luisait seule dans la nuit. Le sol tremblait sous les rafales, la foudre et les trombes. Niza, assise sur le siège: totjif-nant, s’adossait au rhéostat. Le chef de l’expédition logiste s’installèrent à ses pieds, sur la saillie annulaire du soubassement. Epaissis par les scaphandres, ils occupaient presque toute la place disponible.

— Dormons un peu, dit au téléphone la voix basse d’Erg Noor. L’aube noire qui ramène le calme et la chaleur, ne viendra pas avant douze heures.

Ses compagnons acquiescèrent. Ils dormirent accablés par la triple pesanteur, recroquevillés dans les scaphandres dont les carcasses dures leur comprimaient le corps, à l’étroit dans la tourelle ébranlée par la tempête. Telles sont les facultés d’adaptation de l’organisme humain et les forces de résistance recelées en lui.

Niza s’éveillait de temps à autre pour communiquer à l’homme de service de la Tantta des nouvelles rassurantes et s’assoupissait de nouveau. L’ouragan tombait à vue d’œiL, les secousses du sol avaient cessé. Le «rien», ou plutôt le «quelque chose» pouvait apparaître maintenant. Les observateurs prirent des PA — pilules d’attention — pour réconforter leur système nerveux déprimé.

— L’astronef étranger me préoccupe sans trêve, avoua Niza. Je brûle de savoir ce qu’ils sont, d’oàdls vieneônt, — eom-rHent ils sont arrivés ici…

— Moi de même, répondit Erg Noor. Mailla présence de l’engin s’explique facilement… Voici longtemps qu’on transmet par le Grand Anneau des récits sur les étoiles de fer, et leurs redoutables planètes. Dans les parties les plus peuplées de la Galaxie, où les astronefs volent depuis des millénaires, il existe des planètes d’astronefs perdus. Que de vaisseaux, surtout anciens, ont adhéré à ces corps célestes, que d’histoires angoissantes courent sur leur compte, devenues aujourd’hui presque des légebdes de la rude conquête du Cosmos. Peut-être y a-t-il ici des astronefs encore plus vieux, bien que dans notre zone, où la vie est rare, la rencontre de trojs vaisseaux soit un événement tout à fait exceptionnel. On ne connaissait jusqu’ici aucune étoile de fer au voisinage du Soleil, nous avons découvert la première…

— Vous comptez explorer l’astronef discoïde? s’enquit le biologiste.

— Mais ouï! Ce serait impardonnable pour un savant de manquer une occasion pareille. On n’a jamais signalé d’astronefs discoïdes dans les régions habitées qui confinent à la nôtre. Celui-ci, venu de très loin sans doute, a peut-être vagabondé pendant des millénaires après la mort de l’équipage ou une panne irréparable. Il est possible que les données recueillies sur cet engin élucident un grand nombre de messages transmis par le Grand Anneau… Ce n’est pas un simple disque, c’est une spirale discoïde, car les saillies en colimaçon de sa surface sont très prononcées. Nous nous occuperons plus tard de cette curiosité; en attendant, nous avons besoin de tout notre personnel pour le transbordement.

— Nous avons pourtant exploré la Voile en quelques heures…

— J’ai examiné le disque au stéréotélescope. Il est clos, on n’y voit pas d’entrée. Or, il est très difficile de pénétrer dans un vaisseau cosmique, protégé contre des forces beaucoup plus puissantes que les éléments de la nature terrestre. Essayez de vous introduire dans la Tantra fermée, de percer sa cuirasse en métal à structure cristalline modifiée, ou sa toiture en borazon. Cette tâche ardue se complique encore lorsqu’il s’agit d’un astronef étranger, dont on ne connaît pas le principe. Mais nous essayerons d’avoir la clef de l’énigme!

— Et les trouvailles de la Voile, quand allons-nous les étudier? demanda Niza. Elles doivent contenir de précieux renseignements sur les mondes splendides dont il était question dans le message.

Le téléphone transmit le rire débonnaire du chef.

— Moi qui rêve de Véga depuis mon enfance, je suis plus impatient que les autres. Mais nous aurons tout le temps sur le chemin du retour. Il faut d’abord s’échapper des ténèbres, de cet enfer, comme on disait jadis. Les astronautes de la Voile n’ont jamais atterri auparavant, sans quoi nous aurions trouvé dans les magasins aux collections beaucoup d’objets provenant d’autres planètes. Vous vous souvenez, nous n’avons découvert, après une perquisition minutieuse, que des films, des mesures et des levées des échantillons d’air et des ballons de poussière explosive…

Erg Noor se tut et prêta l’oreille. Les microphones très sensibles ne captaient plus le bruit du vent: la tempête s’était calmée. Une sorte de crissement se transmettait par le sol aux parois du mirador.

Le chef fit un geste; Niza, qui avait compris, brancha l’éclairage. Dans la tourelle chauffée par les émanations infrarouges, l’obscurité semblait dense, comme un liquide noir; on se serait cru au fond de l’océan. A travers la cloche diaphane silicobore, les astronautes virent nettement des feux follets bruns qui clignotaient, petites étoiles aux rayons pourpres ou vert foncé, s’éteignaient et se rallumaient. Leurs files s’enroulaient en anneaux ou en huit, glissaient sans bruit à la surface de la cloche, unie et dure comme le diamant. Les explorateurs sentirent une douleur cuisante aux yeux, un élancement le long du dos et des membres, comme si les rayons courts des étoiles brunes leur piquaient les nerfs.

— Niza, chuchota Erg Noor, mettez le régulateur au maximum d’incandescence et allumez aussitôt.

Une vive lumière du jour inonda le mirador. Les gens éblouis ne virent rien, ou presque. Eon et Niza avaient aperçu… à moins que ce ne fût une illusion? L’ombre, à droite de la tourelle, qui au lieu de se retirer instantanément, était restée un moment sous l’aspect d’un large paquet hérissé d’innombrables tentacules. Le «quelque chose» avait rétracté en un clin d’œil ses tentacules et reculé avec l’obscurité chassée par le projecteur.

Niza émit une supposition:

— Serait-ce un mirage? L’obscurité condensée autour de charges d’énergie analogues à nos éclairs en boule? Puisque tout est noir ici, les éclairs doivent l’être également…

— Votre hypothèse est poétique, répliqua Erg Noor, mais elle est douteuse. Il est évident que ce «quelque chose» nous assaillait, en voulait à notre chair vivante. C’est lui ou ses congénères qui ont exterminé l’équipage de la Voile. S’il est organisé et stable, s’il peut se mouvoir à son gré, amasser et dégager de l’énergie, il ne peut certainement pas être question de mirage. C’est une créature vivante qui cherche à nous dévorer!

Le biologiste se rangea à l’avis du chef.

— Je crois que sur cette planète ténébreuse, du moins pour nous dont les yeux sont insensibles aux rayons infrarouges du spectre, les autres rayons — jaunes, bleus, etc., — doivent agir fortement sur ses habitants. Leur réaction est si rapide, que les camarades disparus de la Voile ne voyaient rien en éclairant le lieu de l’attentat… ou alors, s’ils voyaient quelque chose, il était trop tard et les mourants ne pouvaient plus parler…

— Nous allons recommencer l’expérience, si désagréable que soit l’approche de ce…

Niza éteignit, et les trois astronautes, replongés dans l’obscurité absolue, attendirent de nouveau la créature des ténèbres.

— Quelles sont ses armes? Çourquoi son approche se fait-elle sentir à travers la cloche et le scaphandre, se demandait à haute voix le biologiste… Serait-ce une forme particulière d’énergie?

— Les formes d’énergie ne sont guère nombreuses, et celle-ci est assurément électromagnétique. Mais il en existe de multiples variétés, sans aucun doute. Ce monstre a une arme qui agit sur notre système nerveux. J’imagine ce que doit être le contact d’une de ses tentacules sur la peau nue!

Erg Noor frissonna et Niza Krit fut horrifiée à la vue des colliers de feux bruns qui arrivaient de trois côtés,

— Il n’est pas seul! s’écria Eon à mi-voix. Je pense qu’il vaudrait mieux les empêcher de toucher à la cloche.

— Vous avez raison. Que chacun tourne le dos à la lumière et regarde droit devant lui.,

Cette fois chacun aperçut un détail, et en réunissant leurs impressions, les observateurs eurent une idée générale de ces êtres, pareils à de gigantesques méduses aplaties qui flottaient au-dessus du sol en laissant pendre des franges drues et mouvantes. Certaines tentacules, assez courtes par rapport aux dimensions des monstres, mesuraient à peine un mètre. Aux angles du corps en losange, se tordaient deux bras beaucoup plus longs. Le biologiste remarqua à leur naissance de grosses ampoules phosphorescentes, qui semblaient répandre des feux étoiles tout le long du membre…

Soudain, la voix claire d’Ingrid résonna dans les casques:

— Observateurs, pourquoi ces signaux lumineux? Avez-vous besoin d’aide? La tempête s’est apaisée et on se remet à l’œuvre. Nous vous rejoignons.

— Gardez-vous-en bien! ordonna sévèrement le chef. Il y a un grand danger. Convoquez tout le monde!

Erg Noor parla des terribles méduses. Après avoir tenu conseil, on décida d’avancer sur un chariot l’un des moteurs planétaires. Des jets de flamme de trois cents mètres de long rasèrent la plaine pierreuse, balayant tout sur leur passage. Moins d’une heure après, les gens remettaient en place les cables rompus. La défense était rétablie. Le bon sens exigeait que I’anaméson fût embarqué avant la tombée de la nuit planétaire. On y réussit au prix d’efforts surhumains, et les voyageurs exténués se retranchèrent derrière la cuirasse indestructible de l’astronef, dont ils écoutaient tranquillement les trépidations. Les microphones transmettaient du dehors les clameurs et le fracas de l’ouragan; et par l’effet du contraste, le petit monde éclairé, à l’abri des forces ténébreuses, semblait encore plus sympathique.?i

Ingrid et Louma avaient déployé l’écran stéréoscopique. Le choix du film était heureux. L’eau azurée de l’océan Indien clapotait aux pieds des spectateurs. On montrait les Jeux de Poséidon, compétitions nautiques mondiales. A l’Ere de l’Anneau, tous les hommes étaient aussi amis de la mer que les peuples maritimes d’autrefois. Plongeons, natation, canotage sur planches à moteur et radeaux à voiles. Milliers de beaux corps bronzésy chants et rires sonores, musique solennelle des arrivées…

Niza se pencha vers son voisin, le biologiste, transporté par sa rêverie dans les lointains infinis, sur la douce planète natale, à la nature soumise.

— Eon, vous avez participé à ces jeux? Il la regarda avec des yeux absents.

— Hein, à ceux-ci? Non, jamais… J’étais perdu dans mes pensées et je ne vous ai pas comprise tout de suite.

— Vous ne pensiez donc pas à ça? Niza désigna l’écran. N’est-ce pas que la perception de la beauté de notre monde est délicieuse après les ténèbres, la tempête et les méduses électriques?

— Oui, bien sûr. Et on n’en a que plus envie d’attraper un de ces monstres. Justement, je me torturais l’esprit à résoudre cette question.

Niza Krit se détourna du biologiste rieur et aperçut le sourire d’Erg Noor.

— Vous aussi, vous méditiez la capture de cette horreur noire? railla-t-elle.

— Non, je songeais à l’exploration de l’astronef discoïde. Ses yeux pétillants de malice irritèrent presque la jeune fille.

— Je vois maintenant pourquoi les hommes de l’antiquité faisaient la guerre! Je croyais que ce n’était que vantardise de la part du sexe fort, comme on disait dans la société mal organisée…

— C’est inexact, quoique vous ayez compris jusqu’à un certain point notre ancienne mentalité. Pour moi, plus je trouve ma planète belle et aimable, plus j’aspire à la servir. Je voudrais planter des jardins, extraire des métaux, produire de l’énergie, de la nourriture, créer de la musique, de manière à laisser après moi une œuvre réelle, due à mes mains et à mon esprit… Mais je ne connais que le Cosmos, l’astronautique, et c’est là que je peux servir mon humanité… Or, le but, ce n’est pas le vol lui-même, c’est l’enrichissement de la science, la découverte de mondes nouveaux, dont nous ferons un jour des planètes aussi magnifiques que notre Terre. Et vous, Niza, quel est votre idéal? Pourquoi êtes-vous aussi fascinée par le mystère de l’astronef discoïde? Ne serait-ce que de la curiosité?…

D’un effort impétueux, elle surmonta le poids de ses mains lasses et les tendit à Erg Noor, II les prit entre ses larges paumes et les caressa doucement. Le visage de la jeune fille rosit en harmonie avec son opulente chevelure, une force nouvelle anima son corps fatigué. Comme naguère, avant l’atterrissage périlleux, elle pressa sa joue contre la main d’Erg Noor et pardonna du même coup au biologiste son apparente trahison à l’égard de la Terre. Afin de leur prouver à tous les deux son assentiment, elle leur fit part d’une idée qui venait de l’illuminer: pourvoir un réservoir à eau d’un couvercle basculant automatique et y mettre en guise d’appât un morceau de viande fraîche stérilisée, qui constituait une friandise en supplément aux vivres conservés des astronautes. Si la «chose noire» y pénétrait et le couvercle se rabattait dessus, on introduirait à l’intérieur, par un robinet prévu à cet effet, un gaz terrestre inerte et on souderait le bord du couvercle.

Eon était ravi de l’ingéniosité de cette gamine rousse. Presque du même âge qu’elle, il la traitait avec la tendre familiarité d’un camarade d’école. Le piège, perfectionné par les ingénieurs, fut construit en neuf jours de la nuit planétaire.

Erg Noor, de son côté, s’appliquait à régler un robot anthropoïde et préparait un puissant burin électro-hydraulique pour percer l’astronef discoïde de l’étoile lointaine.

Dans l’obscurité devenue familière, l’ouragan s’était calmé, le froid avait cédé la place à la tiédeur: le «jour» de neuf journées commençait. Il y avait encore du travail pour quatre jours terrestres: l’embarquement des charges ioniques, de provisons et d’instruments de valeur. En outre, Erg Noor tenait à emporter quelques effets personnels de l’équipage disparu, pour les remettre, après une désinfection soignée, aux familles des défunts. A l’Ere de l’Anneau, les bagages n’étaient guère encombrants, aussi n’eut-on aucun mal à les transférer à bord de la Tantra.

Au cinquième jour, on débrancha le courant et le biologiste accompagné de deux volontaires — Key Baer et Ingrid — s’enferma dans le mirador proche de la Voile. Les êtres noirs surgirent presque aussitôt. Le biologiste les surveillait à l’aide d’un écran infrarouge. Une des «méduses» s’approcha du piège et tenta de s’y glisser, roulée en boule, les tentacules rétractés. Mais voici qu’un autre losange noir apparut à l’entrée du réservoir. Le premier monstre détendit ses tentacules, les feux étoiles clignotèrent à un rythme fantastique, se changeant en raies pourpres tremblotantes, qui faisaient courir des éclairs verts sur l’écran des rayons invisibles. Comme le premier venu s’écartait, l’autre se ramassa en un clin d’oeil et se laissa choir au fond du récipient. Le biologiste avança la main vers le bouton, mais Key Baer l’arrêta. La première bête suivit sa compagne. A présent, elles étaient deux là-dedans. On ne pouvait que s’étonner de leur faculté de rétrécissement. Une pression sur le bouton, le couvercle se rabattit, et aussitôt cinq ou six monstres noirs se collèrent de toutes parts sur le vaste récipient plaqué de zirconium. Le biologiste alluma et demanda à ceux de la Tantra de brancher la protection. Les fantômes noirs se dissipèrent instantanément, selon leur habitude, mais deux restaient captifs sous le couvercle hermétique du réservoir.

Le biologiste s’en approcha, effleura le couvercle et reçut à travers le corps une violente décharge qui lui arracha un cri de douleur. Son bras gauche retomba, paralysé.

Taron, le mécanicien, revêtit un scaphandre antithermique pour épurer le réservoir ià l’azote terrestre et souder le couvercle. On souda aussi les robinets, puis le réservoir fut enveloppé d’un morceau de toile isolante et placé dans la chambre aux collections. La victoire avait coûté cher: le biologiste ne recouvrait pas l’usage de son bras, malgré les efforts du médecin. Eon Tal souffrait beaucoup, mais ne voulait pas renoncer à la visite de l’astronef discoïde. Erg Noor, qui tenait en haute estime son goût insatiable de la recherche, n’eut pas le courage de le laisser à bord de la Tantra.

L’engin étranger se trouvait plus loin de la Voile qu’on ne l’avait cru au début. La lumière floue des projecteurs avait faussé les dimensions de l’astronef mystérieux. C’était un ouvrage vraiment colossal, dont le diamètre mesurait au moins cinquante mètres. On dut prendre-des câbles de la Voile pour prolonger le système défensif jusqu’au disque. Il surplombait les hommes, telle une muraille dont le haut se perdait dans l’ombre tachetée du ciel. Les nuages sombres se chevauchaient, dissimulant le bord supérieur du disque géant. Il était entièrement enrobé d’une masse couleur de malachite, toute craquelée, d’environ un mètre d’épaisseur. Les fissures découvraient un métal azuré, à reflets bleus. La face tournée vers la Voile présentait une saillie en colimaçon, d’une quinzaine de mètres de large sur près de dix mètres de haut. L’autre face, plongée dans les ténèbres et plus bombée, était un segment de sphère rattaché au disque de vingt mètres d’épaisseur. Là aussi, on voyait une haute spirale qui ressemblait à la paroi extérieure d’un tuyau incorporé.

Le disque était profondément engagé dans le sol. Au bas de ce mur métallique, on aperçut une pierre fondue qui s’était étalée comme de la poix.

Les explorateurs mirent des heures à chercher une trappe, un orifice quelconque. Mais l’entrée était camouflée sous l’enduit vert ou fermée sans le moindre joint apparent. On ne trouva ni les trous des instruments d’optique ni les robinets de ventilation. Le bloc de métal paraissait plein. Erg Noor, qui avait prévu la chose, décida de percer l’enveloppe de l’astronef à l’aide du burin électro-hydraulique qui venait à bout des cuirasses les plus résistantes. Après un bref conciliabule, on convint d’entamer le sommet de la spirale. Il devait y avoir là un vide, un conduit ou un passage par lequel on pourrait atteindre les locaux internes de l’astronef sans risquer de buter contre une série de cloisons.

L’étude du disque offrait un grand intérêt. Il renfermait peut-être des appareils et des documents, tout le matériel de ceux qui avaient traversé des gouffres auprès desquels les trajets des astronefs terrestres semblaient de timides excursions.

La spirale de l’autre face touchait le sol. On y amena le projecteur et les lignes à haute tension. La lumière bleutée, réfléchie par le disque, se dispersait en brume dans la plaine et atteignait des formes hautes aux contours indéfinis; sans doute des montagnes coupées de gorges d’ombre impénétrable. Ni la clarté vague des étoiles ni le rayon du projecteur ne prêtaient à ces portes des ténèbres l’aspect d’une matière solide, Ce devait être un débouché sur la grève entrevue lors de l’atterrissage.

Le chariot automatique arriva dans un grondement sourd et déchargea le seul robot universel de la Tantra. Insensible à la triple pesanteur, il s’approcha rapidement du disque et s’arrêta à sa base, tel un gros homme aux jambes courtes, au tronc allongé et à la tête énorme, inclinée dans une attitude menaçante.

Obéissant à la commande d’Erg Noor, le robot souleva dans ses quatre bras le burin massif et se planta, les jambes écartées, prêt à exécuter la dangereuse besogne.

— Le robot sera conduit par Key Baer et moi-même, qui avons des scaphandres de protection supérieure, déclara le chef au téléphone. Les autres, vêtus de scaphandres biologiques légers, éloignez-vous…

Erg Noor demeura court. Une angoisse subite lui serra le cœur et fit fléchir ses genoux. Sa superbe volonté humaine céda la place à une docilité de bête de somme. Ruisselant de sueur, il fit un pas machinal vers la porte d’ombre noire. Un cri de Niza, perçu au téléphone, le fit revenir à lui. Il s’arrêta, mais la force ténébreuse surgie dans son esprit le poussa de nouveau en avant.

Key Baer et Eon Tal, qui se trouvaient à la limite de la zone éclairée, suivirent le chef avec les mêmes arrêts lents, en proie à une lutte intérieure. Là-bas, à la porte d’obscurité voilée de brouillard, une forme remua, incompréhensible et d’autant plus effrayante. Ce n’était pas une méduse, mais une large croix portant au milieu une ellipse en relief. Au sommet et à l’extrémité des bras il y avait des lentilles qui brillaient à la lumière du projecteur estompée par la brume. La base de la croix plongeait dans l’ombre d’une dépression de terrain.

Erg Noor, pressant l’allure, s’approcha d’une centaine de mètres de cet objet bizarre et tomba. Avant que ses compagnons stupéfaits eussent réalisé qu’il y allait de la vie de leur chef, la croix noire domina les câbles électriques et se pencha comme la tige d’une plante, évidemment dans l’intention d’atteindre sa victime par-dessus le champ protecteur.

D’un effort suprême, Niza bondit vers le robot et tourna les manettes de commande. L’automate leva le burin lentement, comme s’il hésitait. Alors, désespérant de conduire cette machine complexe, elle se précipita en avant pour couvrir Erg Noor de son corps. Des serpentins lumineux jaillirent du monstre. La jeune fille tomba sur Erg Noor, les bras ouverts. Heureusement, le robot avait pointé son burin sur le centre de la croix. Celle-ci se cambra, comme si elle se renversait en arrière, et disparut dans l’ombre opaque, au pied des rochers. Erg Noor et ses deux camarades, qui avaient repris connaissance, relevèrent Niza et battirent en retraite pour s’abriter derrière le disque, Les autres, revenus de leur stupeur, amenaient déjà un moteur planétaire converti en canon, Erg Noor, pris d’une rage qu’il ne se connaissait pas, dirigea les émanations sur les gorges rocheuses, balayant toute la plaine et soucieux de ne pas manquer un mètre carré de terrain. Eon Tal, à genoux devant la jeune fille, l’interrogeait doucement au téléphone et la dévisageait à travers la silicolle du casque. Elle gisait immobile, les yeux fermés. Le biologiste ne percevait pas le moindre souffle.

— Le monstre l’a tuée! s’écria-t-il, consterné, à la vue d’Erg Noor qui l’avait rejoint. On ne pouvait distinguer les yeux du chef dans l’étroite fente visuelle du casque de protection supérieure.

— Transportez-la vite à bord de la Tantra, auprès de Louma. Les notes métalliques vibraient plus distinctes que jamais dans la voix d’Erg Noor. Aidez le médecin à déterminer la nature du mal… Nous autres, nous restons ici afin de terminer l’exploration. Que le géologue vous accompagne pour ramasser en chemin les échantillons de roche: impossible de s’attarder sur cette planète! Les recherches ne peuvent être effectuées que dans des tanks de protection supérieure. Sans eux, nous exposons l’équipage à un risque inutile. Prenez un troisième chariot et hâtez-vous i

Erg Noor fit volte-face et partit vers l’astronef discoïde. On plaça le «canon» à l’avant-poste. L’ingénieur-mécanicien qui le desservait, allumait le jet de feu toutes les dix minutes et le promenait en arc de cercle, jusqu’au bord du disque. Le robot appliqua le burin contre l’arête de la deuxième spire extérieure du colimaçon qui se trouvait à la hauteur de sa poitrine.

Le grondement sonore traversa les scaphandres de protection supérieure. L’enduit vert se couvrit de minces fissures sinueuses. Des morceaux de cette substance solide heurtaient avec bruit le corps métallique de l’automate. Les mouvements latéraux du burin détachèrent toute une plaque et mirent à nu une surface granuleuse, dont l’azur vif était agréable, même à la lumière du projecteur. Après que le robot eut décapé un carré assez large pour le passage d’un scaphandrier, Key lui fit pratiquer dans le métal bleu une rainure profonde qui ne traversa pourtant pas toute son épaisseur. L’automate traça une seconde ligne formant angle avec la première, et imprima à l’outil un mouvement de va-et-vient, en augmentant la tension. L’entaille dépassa un mètre de profondeur. Quand le troisième côté du carré fut tracé, les lèvres des incisions commencèrent à s’écarter en se retroussant.

— Attention, reculez, tout le monde à plat ventre! hurla Erg Noor au microphone, en débranchant le robot et s’éloi-gnant d’un bond. L’épais fragment de métal se replia soudain, comme le couvercle d’une boîte de conserves. Une flamme éblouissante, irisée, jaillit du trou, suivant la tangente à la spirale. Cette déviation, ainsi que la fonte du métal bleu qui reboucha aussitôt le trou, sauvèrent les explorateurs. Il ne restait du puissant robot qu’une masse informe d’où sortaient piteusement deux jambes courtes. Erg Noor et Key Baer devaient leur salut aux scaphandres. L’explosion avait rejeté les deux hommes loin de l’engin, dispersé les autres, culbuté le «canon» et rompu les câbles électriques.

Revenus de la commotion, les astronautes se virent sans défense. Heureusement, ils se trouvaient dans la clarté du projecteur. Personne n’avait souffert, mais Erg Noor jugea que c’en était assez. Abandonnant les instruments désormais inutiles, les câbles et le projecteur, ils montèrent sur le chariot intact et revinrent en hâte vers la Tantra.

… L’heureux concours de circonstances lors du forage imprudent du disque n’était pas dû à la prévoyance du chef. Une autre tentative aurait donné des résultats beaucoup plus funestes… et Niza, la chère astronavigatrice, qu’avait-elle?… Erg Noor espérait que le scaphandre avait affaibli le pouvoir meurtrier de la croix noire. Le contact de la méduse n’avait pourtant pas tué le biologiste… Mais pourrait-on combattre ici, loin des instituts médicaux de la Terre, l’effet de l’arme inconnue?…

Dans la cabine intermédiaire, Key Baer s’approcha du chef et montra la partie postérieure de son épaulière gauche. Erg Noor se tourna vers les miroirs, attributs indispensables des cabines, qui permettaient aux gens de s’inspecter au retour de l’exploration d’un monde étranger. La mince feuille de l’épaulière en alliage de zirconium et de titane était fendue. Un morceau de métal bleu ciel avait pénétré dans la doublure isolante, sans avoir percé la couche intérieure du scaphandre. On eut bien de la peine à l’extraire. C’était donc au prix d’un danger sérieux et tout à fait par hasard, en somme, qu’on rapporterait sur la Terre un échantillon de l’astronef discoïde.

Erg Noor, débarrassé du scaphandre mais toujours accablé par l’attraction de la terrible planète, put enfin rentrer cahin-caha dans son astronef.

Tous les membres de l’équipage l’accueillirent avec joie. Ils avaient observé la catastrophe aux stéréovisotéléphones et jugeaient superflu de poser des questions.

CHAPITRE IV

LE FLEUVE DU TEMPS

Véda Kong et Dar Véter se tenaient sur la plate-forme d’un vissoptère qui survolait lentement la steppe infinie. La brise faisait courir de grandes ondes sur l’herbe drue, émaillée de fleurs. Au loin, à gauche, on apercevait un troupeau de bestiaux noirs et blancs, descendants de métis obtenus en croisant des yacks, des vaches et des buffles.

Les collines basses, les rivières calmes aux larges vallées, tout respirait la paix et la liberté dans ce secteur du globe terrestre qui s’appelait jadis la région de Khanty-Mansiisk.

Dar Véter contemplait d’un air songeur ces terrains autrefois couverts de mornes marécages et de bois chétifs du Nord sibérien. Il revoyait en pensée un tableau de peintre ancien, qui lui avait laissé depuis l’enfance une impression ineffaçable. Sur un promontoire contourné par la boucle d’un grand fleuve se dresse une chapelle solitaire en bois, toute grise et croulante de vieillesse, qui semble regarder avec mélancolie l’immensité des champs et des prés. La croix mince de la coupole se profile sous les nuages bas. Dans le petit cimetière, un bouquet de bouleaux et de saules ploie sous le vent ses cimes échevelées. Les branches touchent presque les croix vermoulues, renversées par le temps et les rafales dans l’herbe humide. Au-delà du fleuve, se chevauchent des nuées gris violet, compactes comme des roches. Le cours d’eau brille d’un éclat froid. Le sol est détrempé par une de ces pluies tenaces, propres aux automnes moroses des latitudes septentrionales. Et toute la gamme de tons neutres du tableau évoque l’étendue de terres inhospitalières, où l’homme souffre du froid et de la faim, où s’accentue la sensation d’isolement, si caractéristique en ces temps de déraison.

Cette pièce de musée, rénovée et éclairée par des rayons invisibles, derrière une plaque de protection transparente, lui semblait une fenêtre ouverte sur un passé immémorial…

Dar Véter se tourna vers sa compagne sans mot dire. La jeune femme avait posé la main sur le garde-fou. Elle méditait, la tête penchée, en observant les hautes herbes inclinées par le vent. Les stipas argentés ondoyaient lentement, au-dessous du vissoptère qui voguait sans hâte. De petits tourbillons chauds assaillaient parfois les voyageurs, tiraillaient les cheveux et la robe de Véda, soufflaient espièglement dans les yeux de Véter. Mais le régulateur d’altitude fonctionnait plus vite que la pensée humaine, et la plate-forme volante ne faisait que tressaillir ou osciller légèrement.

Dar Véter se pencha sur l’indicateur itinéraire. La carte géographique s’y déplaçait rapidement, reflétant leur route: peut-être avaient-ils trop obliqué vers le Nord. Ils avaient franchi depuis longtemps le soixantième parallèle, dépassé le confluent de l’Irtych et de l’Obi et s’approchaient des hauteurs appelées Remparts de Sibérie.

Le paysage de steppe était devenu familier aux deux voyageurs qui avaient travaillé quatre mois à d,es fouilles de tumu-lus dans les steppes torrides des contreforts de l’Altaï. Leurs recherches archéologiques les avaient reportés aux âges où ce pays n’était traversé que par de rares détachements de cavaliers en arme.

Véda, silencieuse, indiqua de la main un îlot sombre qui flottait à l’horizon dans les vibrations d’air surchauffé et paraissait détaché du sol. Quelques minutes après, le vissoptère s’approcha d’une butte qui devait être le déblai d’une mine abandonnée. Ni bâtiments, ni puits: ce monticule couvert de merisiers était tout ce qui restait de l’ancienne exploitation.

La plate-forme volante pencha soudain.

Dar Véter saisit machinalement Véda par la taille et se jeta vers le bord relevé de la plate-forme. Le vissoptère se redressa pour un instant et s’abattit au pied de la butte. Les amortisseurs agirent, et le coup en retour projeta Véda et Dar Véter à flanc de coteau, en pleines broussailles. Après un bref silence, le rire mélodieux de Véda s’éleva dans la steppe muette. Dar Véter imagina sa propre face, ahurie, écorchée. Revenu de son étourdissement, il rit à son tour, heureux de voir sa compagne saine et sauve et de s’en être tiré lui-même à si bon compte.

— Ce n’est pas sans raison qu’il est interdit de voler en vissoptère à plus de huit mètres du haut, articula Véda Kong un peu essoufflée. A présent je réalise…

— Dès qu’il y a une panne, l’engin tombe et il n’y a plus d’espoir que dans les amortisseurs. On n’y peut rien, c’est un tribut payé en échange de la légèreté et des dimensions réduites. Je crains que nous n’ayons à payer encore pour tous nos vols réussis, dit Dar Véter avec une indifférence un peu affectée.

— A savoir? fit Véda redevenue sérieuse.

— Le fonctionnement impeccable des appareils de stabilité implique une grande complexité des mécanismes… Je crains de mettre beaucoup de temps à m’y retrouver. Il faudra se débrouiller à la manière de nos ancêtres les plus primitifs.

Véda, le regard amusé, lui tendit la main et Dar Véter la releva sans effort. Ils descendirent vers le vissoptère, enduisirent leurs égratignures d’une solution cicatrisante et recollèrent leurs vêtements déchirés. Véda s’étendit à l’ombre d’un buisson, Dar Véter rechercha les causes de l’avarie. Comme il l’avait pressenti, c’était une panne du niveleur automatique dont le dispositif de blocage avait débranché le moteur. A peine eut-il ouvert le carter, que la difficulté de la réparation lui apparut en toute évidence: il faudrait s’attarder indéfiniment à l’étude d’une électronique supérieure. Dar Véter redressa avec un soupir de dépit son dos fatigué et loucha vers le buisson où Veda Kong s’était pelotonnée dans une attitude confiante. La plaine, torride et silencieuse, s’étendait à perte de vue. Deux grands rapaces plantent au-dessus de la couche d’air vibrante de chaleur…

La machine, naguère si docile, n’était plus qu’un disque inerte qui gisait sur le sol desséché. Dar Véter eut une impression bizarre de solitude qui semblait lui venir du fond de la mémoire.

Et cependant, Dar Véter était sans inquiétude. La nuit venue, la visibilité serait meilleure, ils apercevraient certainement des lumières et s’en iraient dans leur direction. Ils s’étaient envolés en promeneurs, sans radiotéléphone, sans lampes ni vivres.

«Autrefois, on risquait de mourir de faim en partant dans la steppe sans avoir fait provision de nourriture et d’eau», songeait l’ex-directeur des stations externes. Abritant de la main ses yeux contre la lumière aveuglante, il choisit une petite place sous le cerisier qui ombrageait Véda, et s’allongea tranquillement sur l’herbe dont les brins secs le piquaient à travers l’étoffe mince des habits; Le murmure du vent et la chaleur lui engourdissaient l’esprit: ses pensées coulaient lentement, les tableaux du passé défilaient un à un, les peuples, les tribus, les hommes isolés se suivaient en longues théories… C’était comme un grand fleuve d’événements, de personnages, de costumes variés.

— Véter!

L’appel de la chère voix le tira de sa torpeur. Il s’assit. Le disque rouge du soleil touchait déjà l’horizon assombri, pas un souffle n’agitait l’air somnolent.

— Véter, mon seigneur, plaisante Véda, prosternée devant lui à la manière des femmes anciennes de l’Asie, daignez vous réveiller et vous souvenir de moi.

Il fit quelques exercices de gymnastique qui achevèrent de chasser la torpeur. Véda acquiesça à son projet d’attendre la nuit. L’obscurité les surprit en train de discuter avec animation de leur travail passé. Dar Véter la vit soudain frissonner. Comme elle avait les mains froides—, il comprit que sa robe légère ne la protégeait nullement contre la fraîcheur nocturne de ce pays nordique.

La nuit d’été du soixantième parallèle était claire; ils purent amasser un gros tas de broussailles.

Une décharge électrique tirée par Véter du puissant accumulateur du vissoptère, claqua bruyamment, et un grand feu prodigua bientôt aux rescapés sa chaleur bienfaisante.

Véda, engourdie l’instant d’auparavant, s’était épanouie de noveau, comme une fleur au soleil, et tous deux s’abandonnèrent à une rêverie presque hypnotique. Au cours des cent millénaires où le feu avait été le refuge et le salut de l’homme, il s’était déposé dans le tréfonds de, son âme un indestructible sentiment de sécurité et de bien-être qui renaissait devant le feu chaque fois que le froid et l’obscurité l’environnaient.

— Qu’est-ce qui vous déprime, Véda? s’enquit Dar Véter en voyant un pli de tristesse marquer la bouche de sa compagne.

— Je repense à l’autre… à la jeune femme au foulard, répondit-elle à mi-voix, sans quitter des yeux les braises dorées. Dar Véter avait compris. A la veille de leur vol, ils avaient terminé dans la steppe de l’Altaï la fouille d’un grand tumu-lus scythique. II y avait à l’intérieur de la cage en rondins un squelette de vieillard entouré d’ossements de chevaux et d’esclaves recouverts par le bord du talus. Le vieux chef avait son épee, son bouclier et sa cuirasse, et à ses pieds était recroquevillé le squelette d’une femme toute jeune. Un foulard en soie, jadis roulé autour de la figure, adhérait au crâne. On n’avait pas pu conserver le tissu, malgré toutes les précautions; mais avant qu’il ne fût tombé en poussière, on avait réussi à reproduire exactement les traits du beau visage empreints dessus depuis des millénaires. Le foulard rendait un détail effrayant: les yeux exorbités de la femme, certainement étranglée au moyen de cette pièce d’étoffe et jetée dans la tombe du mari pour l’escorter sur les chemins inconnus d’outre-tombe. Elle devait avoir tout au plus dix-neuf ans, lui, au moins soixante-dix, âge vénérable pour l’époque. Dar Véter se rappela la vive discussion soulevée à ce sujet parmi les jeunes membres de l’expédition archéologique. La femme avait-elle suivi de gré ou de force son mari? Pourquoi? En quel nom? Si c’était par amour, comment avait-on eu le cœur de Ja tuer, au lieu de l’épargner comme le meilleur souvenir du défunt dans le monde des vivants?

Alors Véda Kong avait pris la parole. Elle fixait le tumulus de ses yeux ardents, s’efforçant de pénétrer les couches des temps révolus.

— Tâchez de comprendre ces gens. L’étendue des steppes anciennes était infinie pour les moyens de locomotion de l’époque: chevaux, bœufs, chameaux… Et dans cette immensité campaient des groupes d’éleveurs nomades non seulement désunis, mais opposés les uns aux autres par une hostilité perpétuelle. Les haines et les rancunes s’accumulaient de génération en génération, tout étranger était un ennemi, toute tribu — un butin de bétail et d’esclaves, c’est-à-dire d’hommes qui travaillaient sous le fouet, comme des bêtes de somme… Ce régime social engendrait, d’une part, une liberté individuelle inconnue de nos jours et permettant aux privilégiés d’assouvir toutes leurs passions; et, d’autre part, une restriction extrême des rapports humains et une incroyable étroitesse d’idées. Si la peuplade ou la tribu était un petit groupe de gens capables de vivre de la chasse et de la récolte des fruits, ces nomades libres étaient dans la terreur continuelle d’être attaqués et asservis ou massacrés par leurs voisins belliqueux. Mais si le pays se trouvait isolé et possédait une population nombreuse, susceptible de créer une grande force militaire, les gens payaient de leur liberté la garantie contre les attaques du dehors, car dans ces Etats puissants, se développaient toujours le despotisme et la tyrannie. C’était ainsi dans l’Egypte antique, en Assyrie et Babylonie.

Les femmes, surtout les belles, étaient la proie et le jouet des forts. Elles ne pouvaient exister sans maître et protecteur. S’il mourait, elles restaient au milieu d’un monde cruel des hommes, sans défense contre les brutalités. Les aspirations et les volontés de la femme comptaient si peu… si peu qu’en face d’une vie pareille… qui sait, peut-être que la mort paraissait plus légère.

Ces propos de Véda avaient impressionné les jeunes. La trouvaille du tumulus scythique laissait à Véter aussi un souvenir inoubliable. Répondant à ses pensées, Véda se rapprocha de lui, tisonnant dans le bûcher, les yeux sur les flam-mettes bleuâtres qui parcouraient les charbons.

— Quel courage il fallait alors pour rester soi-même et s’élever dans la vie, au lieu de descendre, murmura-t-elle.

— A mon avis, répliqua Dar Véter, nous exagérons la dureté de la vie antique. Outre qu’on y était accoutumé, sa désorganisation multipliait les hasards imprévus. La volonté et l’énergie humaines en tiraient des joies romantiques, comme on fait jaillir les étincelles de la pierre grise. Ce qui m’effraye davantage, ce sont les dernières étapes de la civilisation capitaliste, à la fin de l’Ere du Monde Désuni, lorsque les hommes confinés dans les villes, retranchés de la nature, épuisés par un travail monotone, dépérissaient sous l’atteinte des maladies et devenaient de plus en plus chétifs…

— Moi aussi je suis stupéfaite que nos ancêtres aient été si longs à comprendre cette simple loi que le destin de la société dépend uniquement d’eux-mêmes, que le caractère de la société résulte de l’évolution morale et idéologique de ses membres, laquelle dépend à son tour de l’économie…

— … Et que la forme parfaite de l’organisation scientifique de la société n’est pas une simple accumulation de forces productives, mais un degré qualitatif. La notion de l’interdépendance dialectique qui fait que les nouveaux rapports sociaux sont aussi impossibles sans hommes nouveaux que ces derniers sans une économie nouvelle, a conduit l’humanité à accorder le maximum d’attention à l’éducation physique et morale de l’homme. Quand est-ce qu’on y est enfin parvenu?

— Dans l’EMD, à la fin du siècle de la Scission, peu après la Deuxième Grande Révolution.

— Ce n’était pas trop tôt! La technique destructive de la guerre…

Dar Véter se tut et se tourné vers l’ombre qui séparait le feu de la butte. Un piétinement lourd et un grand souffle haletant firent sauter sur pieds les deux campeurs.

Un énorme taureau noir apparut devant le brasier qui allumait des reflets sanglants dans ses yeux furibonds, à fleur de tête. Le monstre, prêt à l’attaque, renâclait et labourait de ses sabots la terre sèche. A la faible lueur des flammes il paraissait gigantesque, sa tête baissée ressemblait à un rocher de granit, son garrot aux muscles saillants s’érigeait en montagne. Ni Véda ni Dar Véter n’avaient jamais encore eu à braver la force malfaisante d’un animal dont le cerveau était fermé à toute influence raisonnable…

Véda, les mains pressées sur la poitrine, demeurait immobile, comme hypnotisée par une vision surgie des ténèbres. Dar Véter, sous l’impulsion d’un instinct puissant, s’interposa entre le taureau et la jeune femme, comme l’avaient fait des milliers de fois ses ancêtres. Mais l’homme de l’ère nouvelle était désarmé.

— Véda, sautez à droite… A peine avait-il parlé que l’animal se rua sur eux. Les corps bien entraînés des deux voyageurs pouvaient rivaliser de vitesse avec l’agilité primitive du taureau. Le géant passa en trombe et pénétra à grand fracas dans le taillis, tandis que Véda et Dar Véter se trouvèrent dans l’obscurité, à quelques pas du vissoptère. A cette distance du feu, la nuit n’était pas si sombre qu’on l’aurait cru, et la robe de la jeune femme se voyait certainement de loin. Le taureau sortit des fourrés. Dar Véter souleva sa compagne qui atteignit d’un bond la plate-forme de l’appareil. Pendant que l’animal se retournait en labourant le sol, Dar Véter rejoignit Véda. Il échangea avec elle un coup d’œil rapide et ne vit dans ses yeux qu’un ravissement sincère. Le carter du moteur avait été ouvert dans la journée, alors que Dar Véter tentait de voir clair dans ce mécanisme compliqué. A présent, dans une tension de tous les muscles, il arracha au garde-fou de la plate-forme le câble du champ niveleur, fourra son bout dénudé sous le contact principal du transformateur et écarta prudemment Véda. Le taureau accrocha d’une corne le garde-fou, et le vissoptère oscilla sous la formidable secousse. Dar Véter, le sourire aux lèvres, toucha du bout du câble le nez de l’animal. Un éclair jaune, un coup sourd, et la brute féroce s’écroula.

— Vous l’avez tué! s’écria Véda indignée.

— Je ne pense pas, car le sol est sec! repartit le malin d’un air satisfait. Et en confirmation de ses paroles, le taureau mugit faiblement, se leva et s’en fut d’un trot indécis, comme s’il avait honte de sa défaite. Les voyageurs revinrent vers le feu, dont une nouvelle brassée de bois ranima la flamme.

— Je n’ai plus froid, dit Véda, montons sur la butte. Le sommet du mamelon cachait le feu; les astres pâles du ciel d’été s’estompaient à l’horizon.

A l’ouest, on ne voyait rien; au nord, des lumières presque imperceptibles clignotaient à flanc de coteau; au sud, très loin aussi, brillait l’astre éclatant du mirador des éleveurs.

— C’est ennuyeux, il va falloir marcher toute la nuit, marmonna Dar Véter.

— Mais non, voyez!

Véda montra l’est, où venaient de s’allumer quatre feux disposés en carré. Ils étaient à quelques kilomètres à peine. Ayant repéré la direction d’après les étoiles, ils redescendirent. Véda s’arrêta auprès du feu mourant, comme si elle tâchait de se rappeler quelque chose.

— Adieu, notre foyer, dit-elle, pensive. Sans doute que les nomades avaient toujours eu des logis pareils, éphémères et fragiles… J’ai été aujourd’hui une jeune femme d’autrefois.

Elle se tourna vers Dar Véter et lui posa la main sur le cou, d’un geste confiant.

— J’ai senti si vivement le besoin d’être protégée! Ce n’était pas la peur, non, mais une sorte de soumission fascinante au destin… Il me semble…

Les mains croisées derrière ha, tête, elle s’étira souplement devant le feu. L’instant d’après, ses yeux recouvrèrent leur éclat mutin.

— Allons, conduisez-moi… héros! Sa voix- grave avait pris un ton énigmatique et tendre.

La nuit claire, saturée de parfums d’herbes, s’animait des frôlements de bestioles et de cris d’oiseaux. Véda et Dar Véter marchaient avec précaution, de crainte de mettre le pied dans un terrier ou une crevasse. Les pinceaux des stipas effleuraient sournoisement leurs chevilles. Dar Véter scrutait l’ombré, dès que dés silhouettes de buissons en émergeaient.

Véda rit doucement:

— Il aurait peut-être fallu prendre l’accumulateur… et le câble?

— Vous êtes légère, Véda, répliqua-t-il avec bonhomie. Plus légère que je ne supposais!

Elle reprit tout à coup son sérieux.

— J’ai trop bien senti votre protection… Et elle parla ou plutôt réfléchit tout haut à l’activité future de son expédition. La première étape des fouilles était terminée, ses collaborateurs retournaient à leurs anciennes tâches ou en assumaient de nouvelles. Quant à Dar Véter qui n’avait pas choisi d’autre occupation, il était libre de suivre sa bien-aimée. D’après les informations qui leur parvenaient, Mven Mas se débrouillait bien… De toute façon, le Conseil n’aurait pas renommé de sitôt Dar Véter à ce poste. A l’époque du Grand Anneau, on évitait de faire faire longtemps aux gens le même travail. Cela émoussait le don le plus précieux de l’homme — le pouvoir créateur — et on ne pouvait reprendre son ancienne besogne qu’après une longue interruption…

— Après six ans de communication avec le Cosmos, ne trouvez-vous pas notre travail mesquin et monotone?

Le regard clair et attentif de Véda cherchait celui de Dar Véter.

— Pas du tout, protesta-t-il, mais il ne provoque pas en moi la tension d’esprit à laquelle je suis habitué. Sans elle, je deviens trop placide… comme si on me traitait aux rêves bleus!

— Rêves bleus…. répéta-t-elle, et la suspension de son souffle en dit davantage à Véter que la rougeur de ses joues, invisible dans la nuit.

— Je pousserai mes recherches en direction du sud, dit-elle en se reprenant, mais pas avant d’avoir recruté une nouvelle équipe de fouilleurs volontaires. En attendant, j’aiderai des collègues à faire des fouilles sous-marines ainsi qu’ils me le proposent depuis longtemps.

Dar Véter comprit et son cœur palpita de joie. Mais il se hâta de refouler ses sentiments et vint au secours de Véda en demandant d’une voix calme:

— Il s’agit de la ville immergée au sud de la Sicile? J’ai vu au palais de l’Atlantide des choses magnifiques qui en proviennent…

— Non, nous explorons maintenant les côtes orientales de la Méditerranée, la mer Rouge et les rivages de l’Inde, à la recherche des vestiges historiques conservés au fond de la mer, depuis la culture indo-crétoise jusqu’à l’avènement des Siècles Sombres.

— Ce qu’on cachait dans la mer ou y jetait simplement, lors de la ruine des îlots de civilisation… sous la poussée des forces fraîches, barbares et insouciantes: je vois ça, prononça pensivement Dar Véter qui surveillait toujours la plaine blanchâtre. Je conçois aussi l’effondrement de la civilisation antique, lorsque les Etats, forts de leur union avec la nature, furent incapables de rien changer au monde, de venir à bout d’un esclavage de plus en plus odieux et d’une aristocratie parasitaire…

— Et les hommes ont troqué leur matérialisme primitif contre la nuit religieuse du Moyen Age, enchaîna Véda. Mais qu’est-ce que vous ne comprenez pas?

— Je me représente mal la culture indo-crétoise.

— Vous n’êtes pas au courant des dernières recherches. On retrouve aujourd’hui ses traces sur un vaste territoire qui s’étend de l’Afrique au sud de l’Asie Centrale, aux Indes et à la Chine occidentale, et qui englobe l’île de Crète.

— Je ne soupçonnais pas qu’en ces temps reculés il y eût des cachettes pour les trésors d’art, comme à Carthage, en Grèce ou à Rome.

Venez avec moi et vous verrez, dit Véda à voix basse. Dar Véter marchait, silencieux. Le terrain montait en pente douce. En haut de la côte, Dar Véter s’arrêta net.

— Merci, j’accepte…

Elle tourna un peu la tête, incrédule, mais dans la pénombre de la nuit nordique les yeux de son compagnon étaient noirs et impénétrables.

Passé la côte, les lumières se révélèrent toutes proches. Munies de cloches polarisantes, elles ne rayonnaient pas et semblaient de ce fait plus lointaines qu’elles n’étaient. L’éclairage concentré témoignait d’un travail nocturne. Le grondeaient d’un courant à haute tension s’amplifiait. Les contours argentés de poutres en treillis luisaient sous les hautes lampes bleuâtres. Un mugissement les fit s’arrêter: c’était le robot de barrage qui intervenait.

— C’est dangereux, obliquez à gauche, n’approchez pas des poteaux! hurla un haut-parleur invisible. Ils se dirigèrent vers un groupe de maisonnettes transportables.

— Ne regardez pas le champ! insistait l’automate.

Les portes de deux maisons s’ouvrirent simultanément, deux faisceaux de lumière intersectés tombèrent sur la route sombre. Plusieurs personnes, hommes et femmes, firent aux voyageurs un accueil aimable et s’étonnèrent de leur moyen de locomotion primitif, en pleine nuit…

La cabine étroite, où un entrecroisement de jets d’eau odorante, saturée de gaz et d’électricité, piquetait la peau d’agréables décharges, était un lieu de délices.

Les voyageurs ravigotés se rencontrèrent à table.

— Véter, mon ami, nous sommes chez des confrères! Véda, fraîche et rajeunie, versa une boisson dorée.

— «Dix tonus» dans ce coin perdu! s’écria-t-il ravi, en tendant la main vers son verre.

— Vainqueur du taureau, vous vous ensauvagez dans la steppe, protesta Véda. Je vous annonce des nouvelles intéressantes, et vous ne songez qu’à la nourriture!

— Des fouilles, ici?

— Oui, mais des fouilles paléontologiques. On étudie les fossiles de l’étage permien, qui remonte à deux cent millions d’années. Je n’en mène pas large avec nos pauvres millénaires.

— On étudie ces restes d’emblée, sans les déterrer? Comment ça?

— Ils ont un moyen ingénieux, mais je ne sais pas encore ce que c’est,

Un des convives, homme maigre, au teint jaune, se mêla à la conversation.

— A l’heure actuelle, notre groupe prend la relève. On vient d’achever les opérations préliminaires et on va commencer la radiographie…

— Aux rayons durs, devina Dar Véter.

— Si vous n’êtes pas trop fatigués, je vous conseille d’aller voir. Demain, nous déplacerons la plate-forme, ce qui ne présente guère d’intérêt pour vous.

Véda et Dar Véter acceptèrent avec joie. Leurs hôtes hospitaliers quittèrent la table pour les conduire dans la maison voisine. Des vêtements de protection y pendaient dans des niches surmontées d’indicateurs.

— L’ionisation de nos tuyaux est très forte, expliqua sur un ton d’excuse une grande femme un peu voûtée qui aidait Véda à passer le costume en tissu serré, le casque translucide, et lui fixait dans le dos les sacoches des piles. La lumière polarisée accentuait la moindre aspérité de la steppe raboteuse. Au-delà du champ carré, limité par des tringles, on entendit un gémissement sourd. Le sol bomba, se fendilla et s’éboula, formant un entonnoir au centre duquel pointa un cylindre effilé et brillant. Une crête hélicoïdale enlaçait la surface polie de la tige, une fraise électrique en métal bleu tournait à son extrémité. Le cylindre bascula par-dessus le bord de l’entonnoir, vira en découvrant ses pales postérieures agitées d’un mouvement rapide, et commença à s’enfouir de nouveau, quelques mètres plus loin, son nez planté presque verticalement dans le sol.

Dar Véter remarqua deux câbles jumelés — l’un isolé, l’autre à nu — qui suivaient le cylindre. Véda toucha la manche de son compagnon et lui montra un point au-delà des tringles en magnésium. Un autre cylindre, pareil au premier, sortit du sol, bascula à gauche et replongea sous terre, comme dans l’eau.

L’homme au teint jaune les pressa du geste.

— Je l’ai reconnu, chuchota Véda en rattrapant les autres. C’est Lao Lan, le paléontologue qui a percé le mystère du peuplement de l’Asie dans l’ère paléozoïque.

— Il est d’origine chinoise? s’informa Dar Véter qui revoyait les yeux noirs et légèrement bridés du savant. J’avoue, à ma honte, que j’ignore ses travaux…

— Vous n’êtes pas ferré sur la paléontologie terrestre, à ce que je vois, fit observer Véda. Je parie que vous connaissez mieux celle de certains mondes stellaires.

Dar Véter imagina un instant les innombrables formes de la vie, les millions de squelettes bizarres, enfermés dans les terrains des diverses planètes, vestiges du passé dissimulés dans les strates de chaque monde habité, souvenirs enregistrés par la nature elle-même jusqu’à ce que survienne un être pensant, capable de retenir et même de reproduire les choses oubliées…

Ils étaient sur une petite plate-forme fixée au bout d’un demi-arc ajouré. Un grand écran terne se trouvait au milieu du plancher. Les huit personnes s’assirent sur des banquettes basses, dans une attente silencieuse.

— Les «taupes» auront fini tout à l’heure, dit Lao Lan. Comme vous l’avez deviné, elles passent au travers des roches le câble nu et y tissent un réseau métallique. Les squelettes fossiles gisent dans du grès tendre, à quatorze mètres de profondeur. Plus bas, au dix-septième mètre, s’étend le réseau métallique branché sur de puissants inducteurs. Il en résulte un champ réflecteur qui renvoie les rayons X sur l’écran où se forme l’image des os pétrifiés…

Deux grandes boules en métal tournèrent sur leurs socles massifs. Les projecteurs s’allumèrent, le mugissement de la sirène prévint les hommes du danger. Un courant continu d’un million de volts dégagea une fraîcheur ozonée et prêta aux contacts, aux isolateurs et aux suspensions une phosphorescence bleuâtre.

Lao Lan maniait les boutons du pupitre de commande avec une aisance parfaite. L’écran s’éclairait de plus en plus, des silhouettes vagues y défilaient, éparpillées dans le champ visuel. Le mouvement s’arrêta, les contours flous d’une large tache remplirent presque tout l’écran, se précisèrent… Quelques manipulations encore, et les spectateurs distinguèrent dans une auréole brumeuse le squelette d’un être inconnu,

Les grosses pattes griffues étaient recroquevillées sous le tronc, la longue queue s’enroulait en anneau. On était frappé par le volume des os aux extrémités renflées et torses, munies d’apophyses pour l’insertion des muscles géants. Le crâne aux mâchoires fermées montrait de fortes incisives. Vu d’en haut, le monstre avait l’air d’une lourde masse d’os, à la surface ravinée. Lao Lan changea la distance focale et le grossissement: tout l’écran fut occupé par la tête du reptile antédiluvien qui avait rampé là, il y avait deux cents millions d’années, sur les rives d’un ancien cours d’eau.

Les parois de la boîte crânienne avaient au moins vingt centimètres d’épaisseur. Des excroissances osseuses surmontaient les orbites, les cavités temporales et les bosses des pariétaux. A l’occiput se dressait un cône où béait le trou d’un œil énorme. Lao Lan poussa un soupir d’extase.

Dar Véter ne pouvait détacher les yeux de la carcasse balourde de cette créature qui avait vécu prisonnière de contradictions irrésolues. L’accroissement de la force musculaire entraînait l’épaississement des os soumis à une charge pesante, et l’augmentation du poids du squelette nécessitait un nouveau renforcement des muscles. Cette dépendance directe, propre aux organismes primitifs, conduisait souvent le développement des animaux à des impasses, jusqu’à ce qu’un perfectionnement physiologique important leur permît de supprimer les contradictions existantes et d’atteindre un degré d’évolution supérieur… Il semblait incroyable que des êtres pareils eussent figuré parmi les ascendants de l’homme dont le corps magnifique était d’une mobilité et d’une adresse extraordinaires.

Dar Véter contemplait les grosses arcades sourcilières qui exprimaient la férocité stupide du reptile permien, et lui comparait la gracieuse Véda, dont les yeux clairs brillaient dans un visage vif et intelligent… Quelle différence dans l’organisation de la matière vivante! Il loucha machinalement vers elle, s’efforçant de distinguer son visage sous le casque, et quand son regard revint à l’écran, la vision avait changé. C’était à présent le crâne parabolique et aplati d’un batracien, d’une salamandre condamnée à demeurer dans l’eau tiède et sombre du marécage permien, guettant l’approche d’une proie. Un bond, un happement… et de nouveau l’immobilité, une patience infinie, dénuée de pensée. Ces images de l’évolution longue et féroce de la vie déprimaient, irritaient Véter… Il se redressa, et Lao Lan, devinant son état d’esprit, lui proposa d’aller se reposer dans la maison. Véda, qui était d’une curiosité insatiable, s’en alla à regret, lorsqu’elle vit les savants brancher simultanément les machines électroniques pour la photographie et l’enregistrement sonore, afin d’économiser le courant de grande puissance.

Elle s’étendit bientôt sur un large divan, au salon d’une maisonnette de femmes. Dar Véter se promena un moment sur la terrasse, évoquant les impressions de la journée.

Le matin nordique avait lavé de sa rosée les herbes poussiéreuses. L’imperturbable Lao Lan, revenu du travail, offrit à ses hôtes de les faire conduire à l’aérodrome en «elfe», petite automobile à accumulateurs. Le terrain d’atterrissage des avions sauteurs à réaction n’était qu’à cent kilomètres au sud-est, sur le cours inférieur du Trom-Iougan. Véda voulut se mettre en liaison avec son équipe, mais aux fouilles il n’y avait pas de poste émetteur assez puissant. Depuis que nos ancêtres avaient compris la nocivité des émanations radioactives et institué un régime strict, les émissions dirigées nécessitaient des appareils beaucoup plus complexes, surtout pour les échanges à grande distance. En outre, le nombre des stations avait nettement diminué. Lao Lan décida d’appeler le plus proche mirador des éleveurs. Ces tours communiquaient entre elles par émissions dirigées et pouvaient envoyer n’importe quel message au poste central de la région. La jeune stagiaire qui devait ramener T «elfe» au camp des paléontologistes, conseilla aux voyageurs de s’arrêter au mirador pour parler eux-mêmes au vidéophone. Dar Véter et Véda ne demandaient pas mieux. Un vent frais soulevait la poussière fine et tourmentait les cheveux courts de la jeune fille au volant. On était à l’étroit sur le siège, car le grand corps de l’ex-directeur des stations externes empiétait sur la place de ses voisines. La silhouette mince du mirador se voyait à peine dans le ciel bleu. L’«elfe» stoppa bientôt à son entrée. Des jambages de métal, largement écartés, soutenaient un auvent en matière plastique, sous lequel stationnait un autre «elfe». Une cage d’ascenseur traversait l’auvent dans son milieu. La cabine minuscule les monta à tour de rôle, au-dessus de l’étage d’habitation, jusqu’au sommet où les accueillit un jeune gars bronzé et presque nu. Le trouble soudain de leur chauffeur apprit à Véda que sa sagacité avait des racines plus profondes…

La pièce ronde aux murs de cristal oscillait sensiblement, la tour légère résonnait comme une corde tendue. Le plancher et le plafond étaient peints d’une couleur sombre. Des tables étroites, chargées de jumelles, de machines à calculer, de cahiers de notes, s’incurvaient le long des fenêtres. De cette hauteur de quatre-vingt-dix mètres, le regard embrassait une vaste superficie de terrain, jusqu’aux limites de visibilité des autres miradors. On y surveillait constamment les troupeaux et on faisait le compte des réserve de fourrage. Les labyrinthes de la traite, où on parquait deux fois par jour les vaches laitières, dessinaient dans la steppe leurs cercles verts concentriques. Le lait, qui n’aigrissait jamais, comme celui des antilopes africaines, était collecté et aussitôt congelé dans des frigidaires souterrains; il pouvait se conserver très longtemps. La conduite des troupeaux se faisait à l’aide des «elfes» affectés à chaque mirador. Les observateurs avaient la possibilité d’étudier pendant leur service, aussi la plupart étaient-ils élèves d’écoles supérieures. Le jeune homme emmena Véda et Dar Véter à l’étage d’habitation, suspendu à quelques mètres plus bas, entre des poutres croisées. Les locaux avaient des murs isolants, impénétrables au son, et les voyageurs se trouvèrent plongés dans un silence absolu. Seule, l’oscillation incessante rappelait que la pièce était à une hauteur périlleuse.

Un autre garçon travaillait justement au poste de radio. La coiffure compliquée et la robe voyante de son interlocutrice, dont l’image se voyait sur l’écran, attestaient qu’il était en contact avec la station centrale, car les gens de la steppe portaient des combinaisons courtes et légères. La jeune fille de l’écran se mit en communication avec la station de ceinture, et on vit bientôt au vidéophone du mirador le visage triste et la silhouette menue de Miika Eigoro, première adjointe de Véda Kong. Ses yeux noirs et bridés comme ceux de Lao Lan exprimèrent une surprise joyeuse, la petite bouche s’entrouvrit d’étonnement. L’instant d’après, c’était une figure impassible, où on ne lisait plus qu’une attention soutenue. Remonté au sommet de la tour, Dar Véter trouva la jeune paléontologiste en conversation animée avec le premier gars, et sortit sur la plate-forme annulaire qui ceignait la pièce du cristal. A la fraîcheur humide du matin avait succédé un midi torride, qui effaçait l’éclat des couleurs et les aspérités du terrain. La steppe s’étalait à perte de vue, sous le ciel clair et chaud. Dar Véter éprouva de nouveau la vague nostalgie du pays nordique de ses ancêtres. Accoudé à la balustrade du balcon mouvant, il sentait mieux que jamais la réalisation des rêves des anciens. Les climats rigoureux étaient refoulés par la main de l’homme loin au nord, et la chaleur vivifiante du sud se répandait sur ces plaines, jadis transies sous les nuages froids…

Véda Kong revint dans la pièce vitrée et annonça que le radio se chargeait de les conduire à destination. La jeune fille aux cheveux coupés la remercia d’un long regard. On apercevait à travers la paroi translucide le dos large de Véter figé dans la contemplation.

— Vous songez…. prononça une voix derrière lui. A moi, peut-être?

— Non, Véda, je pensais à ce principe de l’antique philosophie indienne: le monde n’est pas créé pour l’homme, qui devient grand seulement quand il apprécie la valeur et la beauté d’une autre vie, celle de la nature…

— Mais je ne comprends pas: c’est incomplet!

— Incomplet? Peut-être. J’ajouterai que seul l’homme est en mesure de voir tant la beauté que les défauts de la vie. Et lui seul peut souhaiter et créer une vie meilleure!

— Cette fois j’y suis, murmura Véda. Et après un long silence elle reprit: Vous avez bien changé, Véter.

— Je vous crois! A force de remuer avec une simple bêche les pierres et les rondins vermoulus de vos tumulus, j’en suis venu à voir la vie plus simplement et à chérir ses humbles joies…

Véda fronça les sourcils:

— Ne plaisantez pas, Véter, je parle sérieusement. Quand je vous ai vu, maître de toute la force de la Terre, parler aux mondes lointains… Là-bas, dans vos observatoires, vous sem-bliez un être surnaturel, un dieu! comme disaient les anciens. Tandis qu’ici, à ce modeste travail collectif, vous…

Elle se tut.

— Eh bien, s’enquit-il avec curiosité, j’ai perdu ma grandeur? Qu’auriez-vous dit en me voyant tel que j’étais avant d’entrer à l’Institut d’Astrophysique: machiniste de la Voie Spirale? C’est moins illustre, pas vrai? Ou mécanicien des récolteuses dans la zone des tropiques?

Véda éclata de rire.

— Je vous confierai le secret de mon adolescence. A l’école du troisième cycle, j’étais amoureuse du machiniste de la Voie Spirale: je ne pouvais me figurer quelqu’un de plus puissant… Au fait, voici le radio. En route, Véter!

Avant de faire monter Véda et Dar Véter dans la cabine, le pilote demanda une fois de plus si leur santé leur permettait de supporter la brusque accélération de l’avion sauteur. Il s’en tenait strictement aux règles. Quand il reçut une seconde réponse affirmative, il les installa dans des fauteuils profonds, à l’avant translucide de l’appareil, qui ressemblait à une énorme goutte d’eau. Véda se sentit très mal à l’aise: les sièges s’étaient renversés en arrière, dans le fuselage dressé. Le gong du départ vibra, un puissant ressort projeta l’avion presque verticalement, le corps de Véda s’enfonça lentement dans le fauteuil, comme dans un liquide épais. Dar Véter tourna la tête avec effort pour lui adresser un sourire encourageant. Le pilote embraya. Un rugissement, une dépression dans tout le corps, et l’avion en forme de goutte fila, décrivant une courbe à vingt-trois mille mètres d’altitude. Quelques minutes à peine semblaient s’être écoulées, lorsque les voyageurs descendirent, les jambes flageolantes, devant leurs maisonnettes de la steppe altaïque, tandis que le pilote leur faisait signe de s’éloigner. Dar Véter comprit qu’à défaut de catapulte il fallait embrayer au sol, il prit Véda par la main et s’enfuit vers Miika Eigoro qui courait légèrement à leur rencontre. Les femmes s’embrassèrent, comme après une longue séparation.

CHAPITRE V

UN CHEVAL AU FOND DE LA MER

La mer tiède et limpide roulait paresseusement ses vagues glauques, d’un coloris superbe. Dar Véter y pénétra jusqu’au cou et ouvrit les bras, tâchant de se maintenir sur le fond oblique. Les yeux fixés sur l’horizon étincelant, il se sentait fondre dans l’eau et devenir une partie de l’immense nature. Il avait apporté ici une tristesse contenue depuis longtemps: la tristesse d’avoir quitté la grandeur passionnante du Cosmos, l’océan infini du savoir et de la pensée, le recueillement austère de sa profession. Son existence n’était plus du tout la même. L’amour croissant qu’il éprouvait pour Véda embellissait les journées de travail inaccoutumé et les loisirs mélancoliques d’un cerveau entraîné à la réflexion. II s’absorbait dans les recherches historiques avec un zèle d’écolier. Le fleuve du temps, reflété dans ses pensées, l’aidait à se faire au changement de vie. Il savait gré à Véda Kong d’organiser, avec un tact digne d’elle, des randonnées en vissoptère dans les pays transformés par le labeur humain. Ses ennuis personnels se noyaient dans la grandeur des travaux terrestres, comme dans l’immensité de la mer. Dar Véter se résignait à l’irréparable, qui est toujours particulièrement dur à accepter…

Une voix douce, presque enfantine, l’interpella. Il reconnut Miika, agita les bras et fit la planche, en attendant la petite jeune fille. Elle se précipita dans la mer. De grosses gouttes roulaient sur ses cheveux durs, couleur de jais; l’eau nuançait de vert son corps jaunâtre. Ils nagèrent côte à côte, au-devant du soileil, vers un îlot qui dressait sa masse noire à un kilomètre du rivage. Tous les enfants de l’Ere de l’Anneau, élevés au bord de la mer, devenaient d’excellents nageurs, et Dar Véter avait en plus un talent inné. Il nagea d’abord sans hâte, de crainte de fatiguer Miika, mais elle glissait auprès de lui, légère et insouciante… Un peu interdit, il pressa l’allure… Mais il avait beau s’évertuer, elle ne se laissait pas distancer et son charmant visage restait calme. On entendit le ressac du large battre la côte de l’île. Dar Véter se retourna sur le dos, tandis que la jeune fille, emportée par son élan, décrivait une courbe et revenait vers lui.

— Miika, vous êtes une admirable nageuse! s’écria-t-il, et aspirant l’air à pleins poumons, il retint son souffle.

— Je nage moins bien que je ne plonge, avoua-t-elle, et Dar Véter s’étonna de nouveau.

— Je suis d’origine japonaise, poursuivit-elle. Il y avait jadis une tribu dont toutes les femmes étaient pêcheuses de perles et d’algues alimentaires. Le métier, transmis d’une génération à l’autre, devint au cours des millénaires un art accompli. Je l’ai hérité par hasard à notre époque où il n’y a plus de peuple japonais distinct, ni langue japonaise, ni Japon…

— J’étais loin de me douter…

— Qu’un rejeton de plongeuses pût devenir historien? Nous avions dans notre famille une légende. Il y avait une fois un peintre japonais du nom de Yanaguihara Eigoro.

— Eigoro? Alors, votre nom…

— Est un cas exceptionnel à notre époque, où on s’appelle comme on veut, pourvu que ça sonne bien. Du reste, tout le monde s’applique à choisir des consonances ou des mots de la langue que parlaient les peuples dont on provient. Vos noms à vous, si je ne me trompe, se composent de racines russes?

— En effet! De mots entiers même. Le premier veut dire Don, le second Vent…

— J’ignore le sens du mien… Mais le peintre a existé. Mon bisaïeul a retrouvé un de ses tableaux dans un musée. C’est une grande toile que vous pouvez voir chez moi: elle présente de l’intérêt pour un historien… Une vigoureuse évocation de la vie rude et courageuse, de la pauvreté et de la modestie d’un peuple serré dans l’étau d’un régime cruel! On continue à nager?

— Une minute, Miika!.. Et ces plongeuses?

— Le peintre s’éprit de l’une d’elles et se fixa dans sa tribu. Ses filles furent plongeuses aussi, toute leur vie… Voyez comme cette île est bizarre: on dirait un réservoir ou une tour basse pour la production du sucre.

— Du sucre! Dar Véter pouffa malgré lui. Quand j’étais petit, ces îles désertes me fascinaient… Solitaires, entourées d’eau, elles renferment des mystères dans leurs falaises ou dans leurs bois: on peut y rencontrer tout ce qu’on imagine…

Le rire clair de Miika lui fut une récompense. Cette jeune fille, taciturne et un peu triste d’ordinaire, était transfigurée. Bravement lancée en avant, vers les vagues pesantes, elle demeurait néanmoins aux yeux de Dar Véter une porte close contrairement à la transparente Véda dont le courage était une belle confiance plus qu’un effet de l’énergie.

Les grands rochers de la côte abritaient d’étroites criques bleues, imprégnées de soleil. Ces galeries sous-marines tapissées d’épongés et frangées d’algues conduisaient à la partie est de l’îlot, où se creusait un abysse obscur. Dar Véter regretta de ne pas avoir emprunté à Véda une carte détaillée des lieux. Les radeaux de l’expédition maritime luisaient au soleil, près du cap occidental, à quelques kilomètres de là. Il y avait en face une excellente plage, où Véda était en train de se baigner avec ses camarades. Aujourd’hui on changeait les accumulateurs des machines et toute l’équipe avait congé. Tandis que lui, Véter, s’était livré à sa passion d’explorer les îles désertes… Une sinistre falaise d’andésite surplombait les nageurs. Les cassures des roches étaient fraîches: un tremblement de terre avait récemment écroulé une partie de la côte. Le vent soufflait du large. Miika et Dar Véter nagèrent longtemps dans l’eau sombre de la côte orientale, jusqu’à ce qu’ils eussent trouvé une saillie en terrasse où Dar Véter fit grimper sa compagne qui le hissa à son tour.

Les mouettes effarouchées se démenaient, le choc des vagues ébranlait l’andésite. Pas la moindre trace d’animaux ou d’hommes, rien que le rocher nu et des buissons épineux…

Ils montèrent au faîte de l’îlot pour admirer d’en haut la fureur des vagues, puis redescendirent. Une odeur acre émanait des buissons qui sortaient des crevasses. Dar Véter, allongé sur la pierre chaude, regardait nonchalamment l’eau du côté du sud.

Miika, accroupie au bord du rocher, scrutait les profondeurs. Il n’y avait là ni plate-forme côtière ni entassements de rochers. La falaise tombait à pic dans l’eau noire et huileuse. Le soleil ourlait son arête d’une ligne éblouissante. Là où la lumière pénétrait dans l’eau limpide, on entrevoyait à peine le scintillement blond du sable.

— Qu’est-ce que vous voyez, Miika?

La jeune fille, absorbée dans ses pensées, ne se retourna pas tout de suite.

— Rien. Vous aimez les îles désertes,’ et moi, le fond de la mer. J’ai toujours l’impression qu’on peut à découvrir des choses intéressantes…

— Alors, pourquoi travaillez-vous dans la steppe?

— C’est difficile à expliquer. Pour moi, la mer est une telle joie que je ne puis être tout le temps auprès d’elle, comme on ne peut toujour écouter une belle musique. Nos rencontres n’en sont que plus précieuses.

Dar Véter fit un signe affirmatif.

— On plonge? Il montra le scintillement au fond de l’eau. Miika releva ses sourcils arqués.

— Vous le pourriez? Il y a au moins vingt-cinq mètres, c’est seulement à la mesure d’un bon plongeur…

— J’essaierai… Et vous?

Au lieu de répondre, elle se mit debout, regarda tout autour, choisit une grosse pierre et la traîna au bord du rocher.

— Laissez-moi plonger d’abord… Ce n’est pas dans mes habitudes de me servir d’une pierre, mais je soupçonne qu’il y a du courant, car le fond est bien net…

Elle leva les bras, se pencha, se redressa, la taille cambrée. Dar Véter observait ses mouvements respiratoires, dans l’intention de les imiter. Miika ne disait plus un mot. Après quelques exercices, elle saisit la pierre et s’élança dans le gouffre noir.

Lorsqu’il s’écoula plus d’une minute sans que l’intrépide jeune fille reparût, Dar Véter sentit une vague anxiété. Il chercha à son tour une pierre, en se disant que la sienne devait être beaucoup plus lourde. A peine avait-il ramassé un bloc d’andésite de quarante kilogrammes, que Miika remonta à la surface. Elle était essoufflée et paraissait très lasse.

— Il y a là… là… un cheval, articula-t-elle à grand-peine.

— Gomment? Un cheval?

— Une énorme statue de cheval… dans une niche naturelle. Je vais l’examiner comme il faut…

— C’est trop pénible, Miika. On va retourner au rivage, prendre des appareils de plongée et un bateau.

— Oh, non! Je veux y aller moi-même, tout de suite! Ce sera ma victoire à moi, et non celle d’un appareil. Ensuite on appellera les autres!

— Soit, mais je vous accompagne!

Dar Véter empoigna sa pierre. Miika sourit.

— Prenez-en une plus petite, celle-ci, tenez. Et votre respiration?

Il fit docilement les exercices et piqua une tête, la pierre dans les mains. L’eau le frappa au visage, le détourna de Miika, comprima sa poitrine, lui causa une sourde douleur aux oreilles. Il la surmontait dans une tension de tous les muscles, les mâchoires serrées. La pénombre grise et froide se condensait, la lumière du jour ternissait à vue d’œil. La force hostile des profondeurs le subjuguait, lui donnait le vertige, lui endolorissait les yeux. Subitement, la main ferme de Miika effleura son épaule, il toucha des pieds le sable compact et argenté. Puis, tournant avec effort la tête dans la direction indiquée par Miika, il recula, surpris, lâcha la pierre et fut aussitôt projeté vers le haut. Il ne sut pas comment il avait atteint la surface: un brouillard rouge lui obscurcissait la vue, il happait l’air convulsivement… Un peu plus tard, l’effet de la pression sous-marine disparut et la mémoire lui revint. Que de détails notés par les yeux et enregistrés par le cerveau en un instant!

Les rochers noirs se rejoignaient en une immense ogive, sous laquelle s’érigeait la figure d’un cheval géant. Pas une algue ni un coquillage n’adhéraient à la surface polie de la statue. L’artiste, désireux de rendre avant tout la force, avait agrandi la partie antérieure du corps, élargi le poitrail, accentué la courbe du cou. Le pied de devant gauche était levé, avançant vers le spectateur le relief du genou, tandis que l’énorme sabot touchait presque le poitrail. Les trois autres pesaient lourdement sur le sol, le corps surplombait le spectateur et l’écrasait de sa puissance fantastique. L’arc du cou portait, en guise de crinière, une crête dentelée, le museau rejoignait presque la poitrine; les yeux, sous le front baissé, exprimaient une hargne qui se retrouvait dans les petites oreilles couchées du monstre de pierre.

Miika, rassurée sur le compte de Dar Véter, le laissa étendu sur la dalle et replongea. Enfin, épuisée par les immersions et rassasiée du spectacle de sa trouvaille, elle s’assit à côté de son compagnon et demeura silencieuse jusqu’à ce que sa respiration se fût rétablie.

— Je me demande quel est l’âge de cette sculpture, dit-elle pensivement à part soi.

Il haussa les épaules, au souvenir de ce qui l’avait le plus étonné:

— Pourquoi n’y a-t-il pas d’algues ni de coquillages sur ce cheval?

Miika se retourna précipitamment.

— En effet! J’ai déjà vu des choses pareilles. Elles semblaient recouvertes d’une substance qui empêchait les êtres vivants de se coller dessus. L’époque doit donc être proche du Siècle de la Scission.

Un nageur apparut entre le rivage et l’îlot. Parvenu plus près, il sortit de l’eau jusqu’à mi-corps et agita les bras. Dar Véter reconnut les larges épaules et la peau sombre et luisante de Mven Mas. Sa haute silhouette grimpa sur le rocher, et un bon sourire éclaira le visage humide du nouveau directeur des stations externes. Il salua la petite Miika d’un signe de tête et Dar Véter d’un geste dégagé.

— Nous sommes vertus vous demander conseil, Ren Boz et moi….

— Qui est-ce, Ren Boz?

— Un physicien de l’Académie des Limités du Savoir…

— Je ïe connais un peu. Il étudie les rapports entre l’espace et le champ. Où l’avez-vous laissé?

— Sur le rivage. Il ne nage pas… pas aussi bien que vous, en tout cas.

Un léger clapotis l’interrompit.

— Je vais voir Véda, cria Mîika de l’eau. Dar Véter lui sourit.

— Elle vient de faire une découverte! expliqua-t-il à Mven Mas et il le mit au courant de leur trouvaille sous-marine. L’Africain l’écoutait sans intérêt, palpant son menton de ses longs doigts. Dar Véter lut dans ses yeux une inquiétude mêlée d’espoir.

— Vous avez de gros ennuis? Alors, pourquoi tergiverser? Mven Mas ne se le fit pas dire deux fois. Assis sur le rocher, au bord du gouffre qui recelait le cheval mystérieux, il parla de ses doutes cruels. Sa rencontre avec Ren Boz n’était pas l’effet du hasard. La vision du monde splendide de l’Epsilon du Toucan l’obsédait. Depuis cette nuit, il rêvait de se rapprocher de ce monde en surmontant coûte que coûte l’immensité de l’espace. Il voulait éviter que l’émission et la réception des messages, des signaux et des vues fussent séparées par un délai de six cents ans, inaccessible à la vie humaine; il voulait sentir tout près la pulsation de cette vie magnifique et si analogue à la nôtre, tendre la main aux frères par-dessus les abîmes du Cosmos. Mven Mas accordait toute son attention aux questions en suspens, aux expériences qu’on faisait depuis des millénaires, relativement à l’espace considérée en fonction de la matière. C’était le problème dont Véda Kong rêvait la nuit de sa première conférence diffusée par le Grand Anneau.

A l’Académie des Limites du Savoir, ces recherches étaient dirigées par Ren Boz, jeune physicien-mathématicien. Son entrevue avec Mven Mas et l’amitié qui s’en était suivie étaient conditionnées par la communauté d’aspirations.

Ren Boz estime que le problème est suffisamment élaboré pour passer à l’expérience. Celle-ci, comme tout ce qui concerne les dimensions cosmiques, ne peut être effectuée au laboratoire. La grandeur de la question exige l’essai à grande échelle. Ren Boz recommande de faire l’expérience par les stations externes, en utilisant toute l’énergie terrestre, y compris la station de réserve Q de l’Antarctide…

A voir les yeux fébriles et les narines palpitantes de Mven Mas, Dar Véter eut la sensation du danger.

— Vous voulez savoir ce que j’aurais fait à votre place? demanda-t-il tranquillement.

Mven Mas répondit par l’affirmative et passa la langue sur ses lèvres sèches.

— Je me serais abstenu, martela Véter, indifférent à la grimace douloureuse qui altéra les traits de l’Africain et disparut si vite qu’elle aurait échappé à un interlocuteur moins attentif.

— J’en étais sûr! s’écria Mven Mas.

— Alors pourquoi faisiez-vous cas de mon conseil?

— J’espérais vous convaincre…

— Essayez toujours! Mais rejoignons les camarades. Je parie qu’ils préparent les appareils de plongée pour voir le cheval!

Véda chantait, accompagnée de deux voix féminines inconnues.

A la vue des nageurs, elle leur fit signe d’approcher, en repliant» les doigts d’un geste enfantin. La chanson se tut. Dar Véter reconnut dans une des femmes Evda Nal. C’était la première fois qu’il la voyait sans sa blouse blanche de médecin. Sa silhouette élancée se distinguait des autres par la blancheur de la peau: sans doute la célèbre psychiatre était-elle trop occupée pour se griller au soleil. Ses cheveux noirs comme l’aile du corbeau étaient partagés par une raie au milieu et relevés aux tempes. Les pommettes saillantes, au-dessus des joues un peu creuses, accentuaient la forme en amande des yeux scrutateurs. Ce visage rappelait vaguement un sphinx de l’Egypte ancienne, érigé dans la plus haute antiquité au bord du désert, devant les tombes pyramidales des pharaons. Le désert avait disparu depuis des siècles, des vergers bruissaient sur les sables, et une cloche de verre protégeait le sphinx, sans dissimuler les creux de sa face rongée par le temps…

Se rappelant qu’Evda Nal descendait des Péruviens ou des Chiliens, Dar Véter la salua selon le rite antique des adorateurs du soleil sud-américains.

— Le travail avec les historiens vous profite, dit-elle. C’est Véda qu’il faut remercier…

Dar Véter se tourna en hâte vers sa grande amie, mais elle le prit par la main pour le présenter à son autre compagne.

— Voici Tchatra Nandi! Nous sommes tous ses hôtes et ceux du peintre Kart San, car ils habitent ce rivage depuis un mois déjà. Leur atelier ambulant est au bout du golfe… Dar Véter tendit la main à la jeune femme, qui le regarda de ses grands yeux bleus. II en eut le souffle coupé: quelque chose en elle lui paraissait extraordinaire. Ce n’était pas seulement la beauté. Elle se tenait entre Véda Kong et Evda Nal, très belles aussi et affinées par un intellect supérieur, ainsi que par la discipline d’un long travail scientifique.

— Votre nom ressemble un peu au mien, remarqua Dar Véter.

Les coins de la petite bouche tressaillirent dans un sourire contenu.

— Autant que vous me ressemblez vous-même!

Il regarda par-dessus la chevelure abondante et lustrée de la jeune femme dont la tête lui arrivait aux épaules, et adressa à Véda un large sourire.

— Véter, vous ne savez pas complimenter les femmes, dit celle-ci d’un ton malicieux, la tête penchée de côté.

— Est-ce indispensable à notre époque exempte de tromperies?

— Oui, intervint Evda Nal, et cette nécessité ne disparaîtra jamais!

Il fronça légèrement les sourcils.

— Expliquez-vous, je vous prie.

— Dans un mois, je prononcerai mon discours d’automne à l’Académie des Peines et des Joies; j’y parlerai beaucoup des émotions directes. Pour le moment…. Evda fit un signe de tête à Mven Mas qui arrivait.

L’Africain marchait de son pas régulier et silencieux.

Dar Véter s’aperçut que Tchara avait tressailli et que ses joues s’étaient empourprées, comme si le soleil qui imprégnait tout son corps, perçait subitement à travers la peau. Mven Mas salua avec indifférence.

— Je vous amène Ren Boz. Il est assis là-bas, sur une pierre…

— Allons à lui, proposa Véda, et au-devant de Miika qui est partie chercher les appareils. Etes-vous des nôtres, Tchara Nandi?

La jeune fille secoua la tête.

— Voici mon seigneur et maître. Le soleil décline, le travail va bientôt commencer.

— Cela doit être pénible de poser, dit Véda. Un véritable exploit! Moi, j’en serais incapable…

— Je le croyais aussi. Mais si l’idée du peintre vous accapare, on participe à sa création. On cherche à incarner l’image… Il existe des milliers de nuances dans chaque mouvement, dans chaque ligne! Elles se captent comme les sons fugitifs de la musique…

— Tchara, vous êtes une trouvaille pour l’artiste!

— Une trouvaille! interrompit une forte voix de basse. Si vous «aviez comment je l’ai trouvée! C’est incroyable!

Le peintre Kart San agita son gros poing levé. Ses cheveux pâles en coup de vent surmontaient un visage tanné par le grand air. Les jambes musclées, velues, étaient enracinées dans le sable.

— Si vouz avez le temps, accompagnez-nous, demanda Véda, et racontez-nous l’histoire.

— Je suis un mauvais narrateur. N’empêche que c’est intéressant. Je m’occupe de reconstitutions. Je peins des types humains qui ont existé jusqu’à l’Ere dû Monde Désuni. Depuis le succès de ma Fille de Gondvana, je brûle de créer une autre incarnation ethnographique. La beauté corporelle est la meilleure expression de la race à travers les générations d’une vie saine et pure. Toute race avait à l’origine son idéal, son canon de beauté, établi dès l’époque de la barbarie. Telle est notre conception à nous, les peintres, qu’on prétend retardataires… Cette opinion doit s’être implantée dès l’âge de pierre. Zut, voilà que je m’écarte du sujet… J’ai conçu un tableau intitulé La fille de Thétis, c’est-à-dire de la Méditerranée. Ce qui m’a frappé, c’est que dans les mythes de la Grèce antique, de Crète, de la Mésopotamie, de l’Amérique, de la Polynésie, les divinités naissent de la mer. Quoi de plus merveilleux que la légende hellénique d’Aphrodite, déesse de l’Amour et de la Beauté! Et ce nom même d’Aphrodite Anadyomène: née de l’écume, sortie de l’écume… Une déesse issue de l’écume fécondée par la clarté des étoiles sur la mer nocturne — a-t-on jamais rien imaginé de plus poétique…

— De la clarté des étoiles et de l’écume de mer, chuchota Tchara.

Véda, qui avait entendu, la regarda de biais. Le profil net, comme taillé dans le bois ou la pierre, évoquait les peuples anciens. Le nez petit, droit et légèrement arrondi, le front un peu fuyant, le menton volontaire et surtout la grande distance du nez à l’oreille plantée haut, étaient autant de traits caractéristiques de vieilles races méditerranéennes.

Véda l’examina discrètement des pieds à la tête et trouva tout en elle un peu exagéré. Une peau trop lisse, une taille trop fine, des hanches trop larges… Et cette raideur de la taille qui avançait trop les seins fermes… Peut-être étaient-ce là les accents que cherche l’artiste?

Comme une chaîne de rochers leur barrait le chemin, Véda changea d’opinion: Tchara Nandi sautait d’une pierre à l’autre avec une grâce de danseuse.

«Elle a certainement du sang indien dans les veines, conclut Véda. Je le lui demanderais plus tard.»

— Pour créer La Fille de Thétis, reprit le peintre, j’ai dû me familiariser avec la mer, m’apparenter à elle. C’est que ma Cretoise sortira de la mer comme Aphrodite, mais de façon à ce que chacun le comprenne. Quand je projetais de peindre La Fille de Gondvana, j’ai travaillé trois ans dans un centre forestier de l’Afrique Equatoriale. Le tableau achevé, je me suis embauché comme mécanicien à bord d’un glisseur postal et j’ai distribué pendant deux ans le courrier à travers l’Atlantique, à toutes ces usines de pêche, d’albumine et de sel, qui flottent sur d’immenses radeaux de métal.

Un soir, je conduisais mon engin dans l’Atlantique, à l’ouest des Açores, où le contre-courant rejoint le courant septentrional. L’océan y est toujours houleux. Mon glisseur, tour à tour, s’élançait vers les nuages bas et se précipitait dans les intervalles des lames. L’hélice rugissait; je me tenais sur la passerelle, auprès du timonier. Et soudain — quel spectacle inoubliable!

Figurez-vous une vague plus haute que les autres, courant à notre rencontre. Et sur la crête de cette muraille d’eau, juste au-dessous des nuages denses et nacrés, se dressait une jeune fille au corps de bronze rouge… La vague roulait en silence, et elle volait dessus, orgueilleuse dans sa solitude au milieu de l’océan infini. Mon glisseur bondit, nous passâmes près de la jeune fille qui nous salua en agitent la main… Alors je vis qu’elle se tenait sur une de ces planches à moteur, que l’on conduit avec les pieds…

— Je sais, intervint Dar Véter, c’est un appareil spécialement destiné aux promenades sur les vagues…

— Ce qui m’a le plus impressionné, c’est qu’il n’y avait rien alentour que les nuages bas, l’océan désert dans la lueur du soir, et la jeune fille rasant la vague énorme. Cette jeune fille, c’était…

— Tchara Nandi! s’écria Evda Nal, je m’en doute! Mais d’où venait-elle?

— Certes, pas de l’écume et de la clarté des étoiles! Tchara eut un rire clair:

— Je venais tout bonnement d’un radeau d’usine d’albumine. Nous étions alors au bord des sargasse[19] où on cultivait les chlorelles[20] et où je travaillais comme biologiste.

— Admettons, convint Kart San, mais depuis, vous êtes devenue pour moi la fille de la Méditerranée, issue de l’écume. Le modèle parfait de mon tableau. Je vous avais attendue un an.

— Peut-on venir voir? demanda Véda Kong.

— Je vous en prie, mais pas aux heures de travail. Je peins très lentement et je ne supporte alors aucune présence étrangère.

— Vous peignez aux couleurs?

— Les procédés n’ont guère changé depuis les millénaires d’existence de la peinture. Les lois optiques et l’œil humain sont toujours les mêmes! La perception de certaines nuances s’est aiguisée, on a inventé les couleurs chromcatoptriques[21], aux réflexions internes, on a trouvé des méthodes nouvelles pour harmoniser les tons. Mais dans l’ensemble, le peintre de l’antiquité travaillait comme moi. Mieux, sous certains rapports… La foi, la patience nous manquent: nous sommes trop impétueux et pas assez sûrs d’avoir raison… Or, dans les arts, une naïveté sévère est parfois préférable… Voilà que je m’écarte encore du sujet! Il est temps… Venez, Tchara.

Tous s’arrêtèrent pour suivre des yeux le peintre et son modèle.

— Je sais maintenant qui c’est, dit Véda. J’ai vu sa Fille de Gondvana.

— Moi aussi, firent en chœur Evda Nal et Mven Mas.

— Gondvana, c’est le pays de Gondes, une région de l’Inde? s’enquit Dar Véter.

— Non, c’est l’appellation collective des continents méridionaux, le pays de l’ancienne race noire.

— Et comment est-elle, cette Fille des Noirs?

— Le tableau est simple: une jeune fille noire passe devant un plateau steppique, à l’orée d’une forêt tropicale, dans la lumière éblouissante du soleil. Une moitié du visage et du corps ferme est vivement éclairée, l’autre baigne dans une pénombre transparente, mais profonde. Un collier de crocs blancs ceint le cou élancé, les cheveux sont noués au sommet de la tête et couronnés de fleurs écarlates. De sa main droite, levée au-dessus de la tête, elle écarte de son chemin la dernière branche d’arbre; de la gauche, elle repousse loin de son genou une tige épineuse. Le corps en mouvement, la respiration libre, le geste large du bras révèlent l’insouciance d’une vie juvénile qui forme avec la nature un tout, mobile comme un torrent… Cette fusion se conçoit comme un savoir, une perception instinctive du monde… Dans les yeux de jais, qui regardent au loin, par-dessus la mer d’herbe bleutée, les contours estompés des montagnes, on lit si bien l’anxiété, l’attente de grandes épreuves dans le monde nouveau qui vient de s’ouvrir à elle! Evda Nal se tut.

— Plus que l’attente, une certitude douloureuse. Elle sent le dur destin de la race noire et cherche à comprendre, ajouta Véda Kong. Mais comment Kart San a-t-ïl su le rendre? Peut-être par le froncement des sourcils fins, le cou légèrement incliné en avant, la nuque découverte, sans défense… Les yeux sont étonnants, pleins de sagesse primitive… Et, le plus étrange, c’est cette impression simultanée de force insouciante et d’anxiété…

— Dommage que je ne l’aie pas vue, soupira Dar Véter. Il faudra que j’aille au Palais de l’Histoire. Je vois le coloris du tableau, mais je ne puis me représenter l’attitude de la jeune fille.

Evda Nal s’arrêta:

— L’attitude… la voici, La Fille de Gondvana.

Elle jeta la serviette pendue à son épaule; leva son bras replié, cambra un peu la taille et se mit de trois quarts par rapport à Dar Véter. Sa longue jambe se souleva et s’immobilisa à mi-pàs, les orteils effleurant le sol. Aussitôt son-corps souple parut s’épanouir. Tous s’arrêtèrent, saisis d’admiration.

— Evda, vous me surprenez! s’écria Dar Véter. Vous êtes dangereuse comme la lame d’un poignard à demi dégainé.

— Encore vos compliments maladroits, remarqua Védâ en riant. Pourquoi «à demi» et non «tout à fait»?

— Il a raison, Evda Nal sourit, redevehue ce qu’elle était d’ordinaire, «à demi» est le mot. Notre nouvelle connaissance, l’adorable Tchara Nandi, voilà un poignard tout à fait dégainé, pour parler le langage épique de Dar Véter.

— Je ne puis croire qu’on puisse vous comparer quelqu’un! fit une voix un peu rauque, de derrière un rocher. Evda Nal aperçut des cheveux roux en brosse et des yeux bleu pâle qui la regardaient d’un air extasié qu’elle n’avait jamais vu sur un visage humain.

— Je suis Ren Boz! dit timidement l’homme roux, lorsque sa silhouette plutôt malingre, aux épaules étroites, se dressa au-dessus du rocher.

— C’est vous que nous cherchions. Véda le prit par la main.

— Voici Dar Véter!

Ren Boz rougit, ce qui fit ressortir les abondantes taches de rousseur qui lui mouchetaient la figure et même le cou.

— Je me suis attardé là-haut.

Il montra la pente rocheuse, auprès d’une tombe ancienne.

— C’est celle d’un poète célèbre de l’antiquité, déclara Véda.

— Il y a une inscription.gravée, la voilà.

Le physicien ouvrit un feuillet de métal, passa dessus une courte règle, et quatre rangs de signes bleus apparurent sur la surface dépolie.

— Tiens, ce sont des lettres européennes, des signes d’écriture utilisés avant l’adoption de l’alphabet linéaire universel. Leur aspect biscornu dérive de pictogrammes[22] encore plus anciens… Mais je connais cette langue…

— Lisez donc, Véda!

— Quelques minutes de silence! commanda-t-elle, et tout le monde s’assit sur les rochers. Au bout d’un instant, Védâ se plaça eh face de ses compagnons et lut:

Les pensées, les faits, les songes, les vaisseaux

Se perdent dans le temps et sombrent dans l’espace…

Et moi, j’emporte dans mon voyage éternel

Ce que la Terre offre de plus beau!…

— C’est magnifique! — Evda Nal se releva sur les genoux. Un poète moderne ne saurait mieux exprimer la puissance du temps… Mais quel est ce don de la Terre, qu’il jugeait le plus beau et qu’il évoquait à son moment suprême?

Ren Boz repartit vivement, les yeux rivés sur Evda Nal:

— Une belle femme, évidemment…

Un canot en matière plastique translucide surgit au loin, ayant deux personnes à son bord.

— Ce sont Miika et Cherlis, un mécanicien du pays, il l’accompagne partout, dit Véda. Hé non, c’est Frit Don lui-même, le chef de l’expédition maritime! A ce soir, Véter, j’emmène Evda: vous avez à causer tous les trois!

Les deux femmes coururent vers les vagues légères et partirent à la nage en direction de l’île. Le canot s’était tourné vers elles, mais Véda l’envoya du geste en avant. Ren Boz les regardait, immobile.

— Réveillez-vous, Ren, et parlons affaires! lui cria Mven Mas. Le physicien répondit par un sourire confus.

La nappe de sable compact, entre deux chaînes de rochers, s’était transformée en salle de conférences scientifiques. Ren Boz, armé d’un éclat de coquillage, dessinait et écrivait, se jetait fébrilement à plat ventre pour effacer de son corps ce qu’il avait tracé, et se remettait Jt l’œuvre. Mven Mas l’approuvait ou l’encourageait par de brèves exclamations. Dar Véter, les coudes sur les genoux, essuyait son front où la tension d’esprit faisait perler la sueur. Enfin, le physicien roux se tut et s’assît dans le sable en haletant.

— Ma foi, Ren Boz, dit Dar Véter après un long silence, vous avez fait une grande découverte!

— Je ne suis pas le seul… L’ancien mathématicien Heisen-berg a formulé le principe de l’indétermination, l’impossibilité de définir exactement la place des particules infimes. Or, l’impossible est devenu possible en tenant compte de transitions réciproques, c’est-à-dire grâce au calcul répagulaire[23]. C’est à la même époque environ qu’on a découvert le nuage annulaire mésonique du noyau atomique et l’état transitoire entre le nucléon et cet anneau, c’est-à-dire qu’on est parvenu au seuil de la notion d’antigravitation.

— Soit. Je ne suis pas ferré sur les mathématiques bipolaires[24], encore moins sur des chapitres tels que le calcul répagulaire, la recherche des limites de transition. Mais ce que vous avez fait en matière de fonctions ombrées est absolument nouveau, quoique assez difficile à comprendre pour nous, les profanes. Mais je conçois l’importance de la découverte. Seulement… Dar Véter resta court.

— Quoi donc? intervint Mven Mas alarmé.

— Comment faire l’expérience? A mon avis, nous n’avons pas les moyens de créer un champ électromagnétique assez puissant…

— Pour équilibrer le champ de gravitation et obtenir l’état transitoire? demanda Ren Boz.

— Mais oui. Et dans ce cas, l’espace situé au-delà du système restera hors de notre portée.

— En effet. Mais selon les règles de la dialectique, il faut toujours chercher la solution dans l’opposé. Si on obtenait l’ombre d’antigravitation par la méthode vectorielle…

— Oh, oh! Mais comment?

Ren Boz traça rapidement trois lignes droites, un secteur étroit et coupa le tout par un arc de cercle à grand rayon.

— On le savait dès avant les mathématiques bipolaires. Il y a deux mille cinq cents ans, on l’appelait le problème des quatre dimensions. Les gens ignoraient les propriétés ombrées de la gravitation, ils tentaient de les assimiler aux champs électromagnétiques et croyaient que les points singuliers[25] signifiaient la disparition de la matière ou sa transformation en quelque chose d’inexplicable. Comment pouvait-on se représenter l’espace en connaissant si mal les phénomènes naturels? Mais nos ancêtres soupçonnaient la vérité: voyez, ils ont compris que si la distance d’une étoile A au centre de la terre, suivant cette ligne OA, est de vingt quintillons de kilomètres, la distance à la même étoile suivant le vecteur OB équivaut à zéro… plus exactement à une grandeur tendant vers zéro. Ils disaient que le temps se réduisait à zéro, si la vitesse du mouvement égalait celle de la lumière… Or, le calcul cochléaire[26] aussi a été découvert assez récemment!

— Le mouvement spiral est connu depuis des millénaires, remarqua prudemment Mven Mas. Ren Boz eut un geste de dédain.

— Le mouvement, oui, mais pas ses lois! Eh bien, si le champ de gravitation et le champ électromagnétique sont deux aspects d’une même propriété de la matière, si l’espace est fonction de la gravitation, la fonction du champ électromagnétique est l’anti-espace. La transition de l’un à l’autre donne la fonction ombrée vectorielle de l’espace zéro, connu dans le langage commun sous le nom de vitesse de la lumière. Or, j’estime possible d’obtenir l’espace zéro dans n’importe quelle direction… Mven Mas veut atteindre Epsilon du Toucan; moi, peu m’importe, pourvu que je fasse l’expérience! Pourvu que je fasse l’expérience! répéta le physicien en abaissant avec lassitude ses cils courts et blondasses.

— Pour l’expérience, vous avez besoin non seulement des stations externes et de l’énergie terrestre, comme disait Mven Mas, aussi d’une installation spéciale. Je ne pense pas qu’on puisse la réaliser de sitôt!

— Nous avons de la chance. On peut utiliser celle de Kor Ioulle, à proximité de l’observatoire du Tibet, où on a fait des expériences relatives à l’espace, il y a cent soixante-dix ans. Il faudra la remanier, mais j’aurai toujours cinq milles, dix mille, vingt mille aides volontaires, qui viendront au premier appel…

— Vous avez réellement tout prévu. Reste une chose, mais c’est ce qu’il y a de plus sérieux: le danger de l’expérience. Les résultats peuvent être des plus inattendus, car les lois des grands nombres ne se vérifient pas en petit. On est obligé de passer d’emblée à l’échelle extraterrestre…

Ren Boz haussa les épaules:

— Qud est le savant qui craint le risque?

— Je ne parle pas pour nous! Je sais que des milliers d’hommes se présenteront dès que l’entreprise périlleuse sera à point. Mais l’expérience englobera les stations externes, les observatoires, tout le cycle des appareils qui ont coûté à l’humanité un labeur inouï; des appareils qui out percé une fenêtre dans le Cosmos et initié les terriens à la vie, à l’activité, au savoir des autres mondes peuplés. Cette fenêtre est une réalisation extraordinaire du génie humain. Sommes-nous autorisés — vous, moi ou n’importe quel autre — à risquer de la refermer, ne serait-ce que momentanément? Je voudrais savoir si vous vous sentez ce droit et sur quoi vous le fondez?

Mven Mas se leva:

— Ce droit, je l’ai et je le fonde… Vous avez participé à des fouilles… ces milliards d’ossements ensevelis, est-ce qu’ils ne clament pas leurs exigences et leurs reproches? Je vois ces milliards de vies humaines éteintes, dont la jeunesse, la beauté et le bonheur ont fui comme le sable entre les doigts… Elles exigent que soit résolue la grande énigme du temps! La victoire sur l’espace, c’est aussi la victoire sur le temps — voilà pourquoi je suis sûr de la justesse et de la grandeur de notre dessein!

— Mon sentiment à moi est différent, dit Ren Boz. Mais c’est un autre aspect de la même question. L’espace est insurmontable dans le Cosmos; il sépare les mondes, nous empêche de trouver les planètes semblables à la nôtre par leur population, et de former avec elles une seule famille heureuse et puissante. Ce serait la plus grande transformation après l’Ere de l’Unification, depuis que l’humanité a enfin supprimé l’absurde scission des peuples pour s’unir et s’élever ainsi, d’un bond, à un nouveau degré de pouvoir sur la nature. Chaque pas dans cette voie nouvelle compte plus que toutes les autres recherches et connaissances.

A peine Ren Boz s’était-il tu, que Mven Mas reprit:

— Et puis, j’ai aussi.un motif personnel. Dans ma jeunesse, j’ai lu une collection de vieux romans historiques. L’un d’eux concernait vos ancêtres, Dar Véter. Ils étaient attaqués par un de ces grands conquérants, destructeurs d’hommes, qui abondaient dans l’histoire de l’humanité à l’époque des sociétés primitives. Le héros, un vaillant jeune homme, aimait d’un grand amour une jeune fille. On fit prisonnière sa fiancée et on la «déporta». Figurez-vous des femmes et des hommes garrottés, qu’on chassait comme du bétail au pays des envahisseurs. Plusieurs milliers de kilomètres séparaient les deux amoureux. On ignorait alors la géographie de la Terre, les seuls moyens de locomotion étaient les chevaux de selle et les bêtes de somme. Notre planète était plus mystérieuse et plus vaste, plus dangereuse et plus infranchissable que ne l’est aujourd’hui l’Univers. Le jeune héros chercha sa bien-aimée durant des années, bravant toute sorte de périls, jusqu’à ce qu’il la retrouvât au cœur des montagnes de l’Asie. Je ne puis rendre l’impression que fit ce livre sur mon âme d’adolescent, mais il me semble toujours que je pourrais, moi aussi, poursuivre mon idée à travers tous les obstacles du Cosmos! Dar Véter eut un faible sourire.

— Je comprends vos sentiments, mais je ne vois pas le rapport logique entre le roman russe et votre rêve de,dompter le Cosmos. Les arguments de Ren Boz sont plus à ma portée. Au fait, vous m’avez prévenu que c’était personnel…

Et Dar Véter s’enferma dans un silence si prolongé, que Mven Mas s’agita, pris d’inquiétude.

— Je réalise maintenant, reprit l’ex-directeur des stations externes, pourquoi les gens d’autrefois buvaient, fumaient, usaient de narcotiques aux heures d’indécision, d’angoisse, de solitude. Me voici à mon tour solitaire et indécis, je ne sais que vous dire. Qui suis-je pour vous défendre de tenter une glorieuse expérience, mais est-il en mon pouvoir de vous le permettre? Adressez-vous au Conseil, et alors…

— Non, non.

Mven Mas se leva, son grand corps tendu comme devant un danger mortel.

Répondez: feriez-vous l’expérience, vous, en tant que directeur des stations externes? Pour Ren Boz, c’est différent!

— Non! répondit Dar Véter d’un ton ferme, j’attendrais….

— Quoi donc?

— La construction d’un centre expérimental sur la Lune!

— Et l’énergie?

— En utilisant le champ d’attraction de la Lune et en réduisant l’échelle de l’expérience, on pourrait se contenter de quelques stations Q…

— Tout de même, cela prendrait une centaine d’années et je ne le verrais jamais!

— C’est vrai, mais il n’importe guère à l’humanité que cela se fasse maintenant ou à la génération suivante.

— Mais ce serait pour moi la fin, la fin de mon rêve! Et pour Ren aussi…

— Moi, si je ne puis vérifier mon œuvre par l’expérience, je serai dans l’impossibilité de la corriger, de la continuer!

— Plusieurs avis valent mieux qu’un! Adressez-vous au Conseil.

— Le Conseil a déjà avisé, son point de vue est le vôtre. Nous n’avons rien à en attendre, prononça tout bas Mven Mas.

— Vous avez raison. Le Conseil refusera.

— Je ne vous demande plus rien. Je m’en veux d’avoir reporté sur vous tout le poids de la décision.

— C’est mon devoir d’aîné. Ce n’est pas votre faute si la tâche s’est avérée grandiose et redoutable. J’en suis affligé…

Ren Boz proposa de retourner au camp de l’expédition. Les trois hommes cheminèrent la tête basse, déplorant chacun à sa manière l’obligation de renoncer à l’expérience. Dar Véter regardait de biais ses compagnons et songeait qu’il souffrait plus que les autres. Il y avait en lui une témérité qu’il devait combattre toute sa vie. Il était un peu comme les anciens brigands: pourquoi avait-il éprouvé tant de joie dans la lutte audacieuse avec le taureau? Son âme se révoltait contre la décision qu’il avait prise, décision sage, mais dénuée d’héroïsme.

CHAPITRE VI

LA LEGENDE DES SOLEILS BLEUS

La doctoresse Louma Lasvi et le biologiste Eon Tal sortirent péniblement de la cabine aménagée en infirmerie. Erg Noor s’élança au-devant d’eux.

— Niza?

— Elle est vivante, mais.

— Elle meurt?

— Pas encore. Une paralysie complète. La respiration est très ralentie. Le cœur bat un coup toutes les cent secondes. Ce n’est pas la mort, c’est un collapsus qui peut durer indéfiniment.

— La conscience et les douleurs sont exclues?

— Oui.

— Absolument?

Le regard du chef était aigu, exigeant, mais le médecin ne se laissa pas décontenancer.

— Absolument!

Erg Noor interrogea du regard le biologiste qui répondit par un signe affirmatif.

— Que comptez-vous faire?

— La garder dans un milieu à température constante, dans le repos absolu, sous une lumière faible. Si le collapsus ne progressé pas… ce sera une sorte de sommeil… qui durera jusqu’à la Terre… Ensuite, on la mettra à l’Institut des Gourants Neurologiques. Le mal a pour cause un courant quelconque… Le scaphandre est perforé en trois endroits. Heureusement qu’elle respirait à peine!

— J’ai remarqué les trous et les ai bouchés avec mon emplâtre, dit le biologiste.

Erg Noor, reconnaissant, lui serra le bras au-dessus du coude sans mot dire.

— Seulement…. fit Lourna, il vaut mieux quitter au plus vite le champ de gravitation accrue… Or, le plus dangereux dans l’affaire, ce n’est pas l’accélération de l’envol, c’est le retour à la force de pesanteur normale.

— Je vois: vous craignez que le pouls ne ralentisse encore. Ce n’est pourtant pas un pendule qui accélère ses oscillations dans un champ de gravitation accrue?

— Le rythme des impulsions dans l’organisme est régi dans l’ensemble par les mêmes lois. Si les battements du cœur ralentissent jusqu’à un coup par deux cents secondes, l’afflux du sang au cerveau sera insuffisant et…

Erg Noor, tout à ses pensées, avait oublié ses interlocuteurs; revenu à lui, il poussa un grand soupir. Les autres attendaient patiemment.

— Si on soumettait l’organisme à l’hypertension dans une atmosphère enrichie d’oxygène? hasarda le chef, et les sourires satisfaits du médecin et du biologiste lui apprirent que l’idée était bonne.

— Saturer le sang de gaz, sous une grande pression partielle, c’est excellent… Bien entendu, nous prendrons des mesures contre la thrombose, et alors un coup toutes les deux cents secondes ne présentera aucun danger. Cela se régularisera par la suite.

Eon montra ses grandes dents blanches sous la moustache noire, et son visage austère devint aussitôt jeune et gai.

— L’organisme restera inconscient, mais il vivra, dit Louma d’un ton soulagé. Nous allons préparer la chambre. Je veux utiliser la grande vitrine de silicolle destinée aux collections de Zirda. On peut y placer un fauteuil flottant que nous transformerons en lit pendant l’envol. L’accélération déterminée, nous installerons Niza définitivement…

— Dès que vous serez prêts faites-le savoir au poste. Nous ne tarderons pas une minute… Assez de ténèbres et de pesan teur!…

Chacun regagna en hâte son compartiment, luttant de son mieux contre l’attraction accablante de la planète noire.

Les signaux du départ entonnèrent leur chant triomphal.

C’est avec un soulagement jamais encore ressenti que les membres de l’expédition s’abandonnèrent à la douce étreinte des fauteuils hydrauliques. Mais l’envol à partir d’une planète lourde était une entreprise difficile et dangereuse. L’accélération nécessaire au décollage se trouvait à la limite de l’endurance humaine, et la moindre erreur du pilote risquait d’entraîner une catastrophe.

Dans le rugissement formidable des moteurs planétaires, Erg Noor conduisit l’astronef suivant la tangente à l’horizon.

Les leviers des fauteuils s’enfonçaient de plus en plus sous la pesanteur croissante. S’ils allaient ainsi jusqu’au bout, l’accélération broierait, comme sous une presse, les os humains. Les mains du chef, posées sur les boutons des appareils, lui semblaient d’une lourdeur de plomb. Mais les doigts vigoureux fonctionnaient, et la Tantra, décrivant une vaste courbe, s’échappait des ténèbres opaques vers le noir diaphane de l’infini. Erg Noor ne détachait pas les yeux de la ligne rouge du niveleur horizontal, qui oscillait dans un équilibre instable, montrant que le vaisseau était sur le point de redesoendre suivant la trajectoire de chute. La planète gardait encore l’astronef prisonnier. Erg Noor résolut d’embrayer les moteurs à ana-méson, d’une puissance à toute épreuve. Leur vibration sonore ébranla le vaisseau. La ligne rouge monta d’une dizaine de millimètres au-dessus du zéro. Encore un peu…

A travers le périscope de visée supérieure, Erg Noor vit la Tantra se couvrir d’une mince couche de flamme bleutée, qui glissait lentement vers l’arrière. L’atmosphère était dépassée! Dans le vide, selon la loi de supraconductibilité, les courants résiduels ruisselaient à même le fuselage.

Les étoiles se précisaient de nouveau, la Tantra libérée s’éloignait de plus en plus de la terrible planète. L’attraction diminuait d’une seconde à l’autre. Le corps s’ajllégeait. L’appareil de gravitation artificielle se mit à susurrer, et sa tension terrestre parut bien faible après les jours vécus sous la presse écrasante de la planète noire. Les gens bondirent de leurs fauteuils. Ingrid, Louma et Eon exécutaient un pas de danse fantastique. Mais la réaction inévitable survint bientôt, et la majorité de l’équipage sombra dans un sommeil de repos momentané. Erg Noor, Pel Lin, Pour Hiss et Louma Lasvi étaient seuls à veiller. Il s’agissait de calculer l’itinéraire provisoire de l’astronef et de décrire une vaste courbe perpendiculaire au plan de rotation du système de l’étoile T, pour éviter sa ceinture mé-téoritique. Après quoi, on pouvait lancer le vaisseau à la vitesse normale, voisine de celle de la lumière, et passer à la longue étude de son véritable trajet.

La doctoresse surveillait l’état de Niza après l’envol et lé retour à une force de pesanteur normale pour les terriens. Elle put bientôt rassurer ses compagnons éveillés, en leur annonçant que le pouls était parvenu à la constante d’une pulsation par cent dix secondes. Dans une atmosphère fortement oxygénée, ce n’était pas mortel. Louma Lasvi se proposait de recourir au thyratron, stimulant électronique de l’activité cardiaque, et à des stimulants organiques[27].

La vibration des moteurs à anaméson fit gémir pendant cinquante-cinq heures les parois de l’astronef, jusqu’à ce que les compteurs eussent indiqué la vitesse de 970 millions de kilomètres à l’heure, proche de la limite de sécurité. La distance de l’étoile de fer augmentait de plus de vingt milliards de kilomètres en 24 heures terrestres. Il serait difficile de rendre le soulagement des treize voyageurs après les rudes épreuves subies: la planète tuée, la disparition de L’Algrab, enfin l’horrible soleil noir. La joie de la délivrance n’était pourtant pas complète: le quatorzième membre de l’équipage, la jeune Niza Krit, gisait immobile, dans un sommeil voisin de la mort… Les cinq femmes: Ingrid, Louma, le second ingénieur électronicien, le géologue et Ioné"Mar qui cumulait les fonctions de professeur de gymnastique rythmique, de distributrice de rations alimentaires, d’opératrice aérienne et de collecteur de matériaux scientifiques, se réunirent comme pour une cérémonie funèbre de l’antiquité. Le coups de Niza, débarrassé des vêtements, fut lavé aux solutions TM et AS, puis étendu sur un tapis épais, cousu à la main, en éponges moelleuses de la Méditerranée. On plaça le tapis sur un matelas pneumatique et on le recouvrit d’une cloche en silicolle rosée. Un appareil de précision, le thermobaro-oxystat, pouvait y entretenir, durant des années, la température, la pression et le régime d’air voulus. Les souples saillies de caoutchouc maintenaient la dor «meuse dans la même position, que Louma Lasvi comptait changer une fois par mois. Il fallait surtout craindre les meurtrissures dues à une longue immobilité. Le médecin décida donc de veiller Niza et renonça à dormir d’un sommeil prolongé pendant un pu deux ans de voyage. L’état cataleptique de la malade persistait. Le médecin n’avait réussi qu’à accélérer le pouls jusqu’à une pulsation par minute. Si infime que fût ce succès, il évitait aux poumons une nuisible saturation d’oxygène…

Quatre mois s’écoulèrent. L’astronef suivait sa route véritable, dûment calculée, qui contournait la région des météorites libres. L’équipage, exténué par ses aventures et un pénible labeur, se refaisait dans un sommeil de sept mois. Cette fois, il y avait non plus trois, mais quatre veilleurs: à Erg Noor et Pour Hiss qui faisaient leur service, s’étaient joints Louma Lasvi et le biologiste Eon Tal.

Erg Noor qui avait surmonté les plus grosses difficultés qu’eussent jamais éprouvées les astronautes de la Terre, se sentait bien seul. C’était la première fois que quatre ans de voyage jusqu’à la Terre lui paraissaient interminables. Il ne cherchait pas à s’illusionner: son impatience tenait au fait que la Terre seule lui donnait l’espoir de sauver son astronavigatrice si dévouée et qui lui était devenue chère.

Il remettait d’un jour à l’autre ce qu’il eût fait le lendemain de l’envol: la projection des filins électroniques de la Voile. Erg Noor voulait voir et entendre avec Niza les premières nouvelles des mondes splendides, des planètes qui tournent autour de l’étoile bleue. Il voulait qu’elle fût là quand se réaliseraient les rêves les plus hardis du passé et du présent: la découverte des mondes stellaires, futures îles lointaines de l’humanité…

Ces films, tournés il y avait quatre-vingts ans, à huit par-secs du Soleil, et restés dans l’astronef ouvert, sur la planète noire de l’étoile T, s’étaient parfaitement conservés. L’écran hémisphérique emporta enfin les quatre spectateurs de la Tantra vers la région où Véga rayonnait dans toute sa gloire.

Les sujets se succédaient rapidement, cadres instantanés de la vie du vaisseau, dans l’éblouissante clarté du soleil bleu. Le chef de l’expédition, un tout jeune homme — vingt-huit ans à peine — travaillait à la machine à calculer; des astronomes encore plus jeunes faisaient leurs observations. Voici les danses et les sports quotidiens, poussés à une perfection acrobatique. Une voix moqueuse spécifia que le record était détenu tout le long du voyage par la biologiste. En effet, cette jeune fille aux cheveux courts, blonds comme le lin, pliait dans les exercices les plus difficiles son corps superbe de gymnaste entraînée…

A voir ces images qui avaient gardé leur fraîcheur de coloris, on oubliait que les jeunes astronautes, si gais, si énergiques, étaient dévorés depuis longtemps par les horribles monstres de la planète de l’étoile de fer.

La chronique succincte de la vie de l’expédition passa en un clin d’œil. Les amplificateurs de lumière dans l’appareil de projection se mirent à bourdonner: l’astre violet brillait d’un éclat si intense, que son pâle reflet sur l’écran obligea les spectateurs à mettre des lunettes fumées. L’étoile gigantesque, très aplatie, d’un diamètre et d’une masse presque triples de ceux du Soleil, tournait à la vitesse équatoriale de 300 kilomètres par seconde. Cette sphère de gai incandescent dont la température superficielle mesurait onze mille degrés, étendait à des millions de kilomètres ses ailes de feu nacré. Les rayons de Véga semblaient d’immenses javelots qui filaient dans l’espace en balayant tout sur leur passage. Au sein de leur clarté se cachait la planète la plus proche de l’étoile bleue. Mais aucun vaisseau de la Terre ou de ses voisins de l’Anneau ne pouvait atteindre cet océan de flamme. La projection visuelle céda la place à un compte rendu verbal des observations; on vit apparaître sur l’écran des épures stéréométriques qui montraient la disposition de la première et de la seconde planète de Véga. La Voile n’avait pas pu s’approcher de la seconde planète, séparée de l’étoile par une distance de cent millions de kilomètres.

Des protubérances monstrueuses, jaillies du fond de l’océan de feu violet qui enveloppait l’astre, tendaient dans l’espace leurs bras destructeurs. L’énergie de Véga était si grande qu’elle émettait la lumière des quanta maxima, partie violette et invisible du spectre. Aux yeux humains, même protégés par un triple filtre, elle donnait une terrible sensation d’irréalité, d’un fantôme porteur d’un danger mortel… Des tempêtes de lumière se déchaînaient, surmontant l’attraction de l’étoile. Leurs répercussions lointaines secouaient et balançaient la Voile, Les compteurs de rayons cosmiques et d’autres radiations dures cessaient de fonctionner. Une ionisation dangereuse se produisait à l’intérieur du vaisseau, malgré sa cuirasse. On ne pouvait que deviner la frénésie du rayonnement qui se précipitait dans le vide en un torrent formidable.

Le chef de la Voile conduisit prudemment l’astronef vers la troisième planète, volumineuse, mais revêtue d’une atmosphère mince et transparente. Le souffle embrasé de l’étoile bleue avait sans doute chassé la couche des gaz légers, qui suivaient à présent la planète du côté ombreux, sous l’aspect d’une longue traîne luminescente. Les émanations corrosives du fluor, le poison de l’oxyde de carbone, la densité des gaz inertes, rendaient cette atmosphère irrespirable pour tout être terrestre…

L’intensité du soleil bleu provoquait l’activité de la matière minérale inerte. Des pics, des crêtes aiguës, des murailles dentelées de roches, rouges comme des plaies vives ou noires comme des abîmes, saillaient des entrailles de la planète. Les plateaux de lave balayés par des tourbillons furieux présentaient des crevasses et des effondrements qui sécrétaient du magma chauffé au rouge et semblaient des veines de feu sanglant.

D’épais nuages de cendre, d’un bleu éblouissant du côté lumière, d’un noir impénétrable du côté ombre, s’élevaient à une grande hauteur. Des éclairs géants, mesurant des milliers de kilomètres de long, zigzaguaient en tous sens, témoins de la saturation électrique de cette atmosphère sans vie.

Sous le terrible fantôme du soleil violet et le ciel noir à moitié caché par le halo nacré, s’étalait un bariolage d’ombres écarlates parmi le chaos des rochers, les sillons, les méandres et les cercles de flamme et le scintillement continuel des éclairs glauques.

Les stéréotélescopes transmirent et Iles films électroniques enregistrèrent ce tableau avec une précision impartiale, étrangère à l’esprit humain.

Mais auprès des appareils, il y avait la raison des astronautes, qui protestait contre ces forces ineptes de destruction et d’accumulation de la matière inerte et concevait l’hostilité de ce monde de feu cosmique déchaîné. Hypnotisés par ce spectacle, les quatre astronautes échangèrent des regards approbateurs lorsque la voix annonça que là Voile se dirigeait sur la quatrième planète.

La sélection humaine des événements avait raccourci le temps: la dernière planète de Véga, d’une dimension proche de celle de la Terre, grandissait déjà sous les télescopes de carène du vaisseau..La Voile descendait rapidement. Son équipage avait apparemment décidé d’explorer coûte que coûte la dernière planète, dans l’espoir suprême de découvrir un monde sinon splendide, du moins habitable.

Erg Noor se surprit à prononcer mentalement ce terme con-cessif: «du moins». C’était sans doute le point de vue des gens qui avaient gouverné la Voile et examiné la planète au télescope…

«Du moins»… ces deux syllabes renfermaient le renoncement au rêve de voir autour de Véga des mondes splendides, de trouver des planètes-perles au fond de l’océan cosmique, au prix de quarante-cinq ans de réclusion dans l’astronef.

Mais, captivé par le spectacle, Erg Noor n’y songea pas tout de suite. L’écran hémisphérique l’entraînait au-dessus de la planète lointaine. La désillusion fut amère pour les explorateurs, pour les disparus comme pour les vivants: la planète ressemblait à Mars, voisin de la Terre et connu depuis l’enfance. La même enveloppe gazeuse, mince et transparente, le même ciel vert sombre, toujours serein, la même surface unie des continents déserts, aux chaînes de montagnes écroulées. Mais sur Mars, les nuits étaient d’un froid mordant et les jours se distinguaient par de brusques écarts de température. Il y avait là des marais peu profonds, pareils à des flaques géantes, presque à sec, des pluies ou du givre chiches et rares, une maigre flore et une faune bizarre, malingre, souterraine.

Tandis qu’ici, la flamme joyeuse du soleil bleu apparentait la planète à nos déserts les plus brûlants. Les vapeurs d’eau montaient en quantités infimes dans.les couches supérieures de l’enveloppe aérienne, et les vastes plaines n’étaient ombragées que par des remous de courants thermiques qui troublaient sans cesse l’atmosphère. La planète tournait aussi vite que les autres. Le refroidissement nocturne avait changé les roches en mer de sable dont les grandes taches orangées, violettes, vertes, bleuâtres ou neigeuses semblaient de loin des nappes d’eau ou des fourrés de plantes imaginaires. Les montagnes érodées, plus hautes que celles de Mars, mais toutes mortes, étaient vêtues d’une écorce brillante, noire ou brune. Les puissantes radiations ultraviolettes du soleil bleu désagrégeaient les minéraux, évaporaient les éléments légers.

Les plaines de sable clair paraissaient dégager elles-mêmes du feu. Erg Noor se rappela qu’au temps jadis où lés savants ne constituaient qu’une petite minorité de la population terrestre, les écrivains et les artistes rêvaient d’hommes d’autres planètes, adaptés aux températures élevées. C’était beau et poétique, cela exaltait la foi dans la puissance de la nature humaine. Les habitants de planètes merveilleuses, accueillant leurs frères terrestres dans le souffle embrasé des soleils bleus!… Beaucoup de gens, dont Erg Noor, avaient été impressionnés par un tableau exposé au musée d’un centre oriental de la zone Sud: une plaine de sable écarlate, embrumée à l’horizon, un ciel gris en feu et, sous cette voûte incandescente, des formes humaines en scaphandres thermiques, qui projettent des ombres bleu-noir, d’une brutalité inouïe. Elles sont arrêtées dans des poses dynamiques, pleines de surprise, devant l’angle d’un ouvrage métallique, chauffé presque à blanc. Auprès du métal, se tient une femme nue, aux cheveux roux dénoués. L’éclat de sa peau blanche éclipse celui des sables; les ombres mauves et carminées accentuent chaque ligne de la svelte silhouette, dressée tel un drapeau de la vie splendide, victorieuse des forces du Cosmos. Oui, splendide, c’est là l’essentiel! Peut-on considérer comme une victoire l’adaptation aux conditions difficiles d’un être réduit à l’état d’un dévoreur informe? Rêve hardi mais absolument irréalisable, contraire à toutes les lois de l’évolution biologique qui sont bien mieux étudiées aujoutrd’hui, à l’époque de l’Anneau, qu’aux temps de cette peinture.

Erg Noor tressaillit lorsque la surface de la planète, vue sur l’écran, fonça à sa rencontre. Le pilote de la Voile se préparait à atterrir. Des cônes de sable, des rochers noirs, des gisements de cristaux verts scintillants défilaient sous les yeux. L’astronef tournait en spirale autour de la planète, d’un pôle à l’autre. Pas trace d’eau ni de vie, si primitive qu’elle fût. Encore un terme concessif, âme humaine résignée!

La triste solitude du vaisseau perdu parmi les horizons inanimés, au pouvoir de l’étoile de flamme bleue… Erg Noor partageait l’espoir des auteurs du film, qui avaient observé la planète, à la recherche de la vie… ne fût-ce que passée. Quiconque avait visité des planètes "mortes, sans eau ni atmosphère, connaissait si bien ces recherches anxieuses de ruines présumées, vestiges de villes et de constructions, dans les contours fortuits, des crevasses et de rocs, dans les escarpements des montagnes désolées!

Terre du monde lointain, privée d’ombre, calcinée, tourmentée par les rafales… Erg Noor, conscient de la ruine du grand rêve, se demandait d’où avait pu naître la fausse idée des mondes brûlés de l’étoile bleue.

— Nos frères terriens seront déçus, murmura le biologiste qui s’était rapproché du chef. Des millions de gens ont regardé Véga pendant des millénaires. Les nuits d’été, dans le nord, tous les jeunes rêveurs et amoureux contemplaient le ciel. En été, Véga, si claire, si bleue, scintille presque au zénith: comment ne pas l’admirer? Depuis des siècles, on savait pas mal de choses sur les étoiles. Mais, par une singulière aberration de l’esprit, on était loin de soupçonner que la plupart des astres à rotation lente et au champ magnétique puissant avaient des planètes, de même que la plupart des planètes ont des satellites. Les hommes ignoraient cette loi, mais dans leur solitude, ils rêvaient de confrères peuplant les autres mondes, en premier lieu celui de Véga, le Soleil Bleu. Je me rappelle les traductions de beaux vers en langue ancienne, consacrés à des demi-dieux d’une étoile bleue.

— J’ai rêvé de Véga après le communiqué de la Voile. Le chef s’était carrément tourné vers Eon Tal.

— Dans le désir de voir mon rêve réalisé, j’ai interprété le communiqué à ma guise. A présent il est clair que l’attrait millénaire des mondes lointains a aveuglé nombre de gens sérieux…

— Gomment déchiffrez-vous maintenant l’information de la Voile ?

— Simplement: «Les quatre planètes de Véga sont inanimées. Il n’est rien de plus beau que notre Terre, quel bonheur de revenir!»

— Vous avez raison! s’écria le biologiste, que n’y avait-on songé avant?…

— On y a songé peut-être, mais pas nous, les astronautes, ni sans doute le Conseil. Cela nous fait néanmoins honneur, car c’est le rêve hardi, et non la désillusion sceptique, qui triomphe dans la vie!

Le survol de la planète était terminé sur l’écran. Vinrent les enregistrements de la station automatique lâchée pour analyser les conditions à la surface de la planète. Puis il y eut une violente détonation. C’était le lancement d’une bombe géologique. Un immense nuage de parcelles minérales projetées atteignit l’astronef. Les pompes mugirent, aspirant la poussière dans les filtres des canaux latéraux. Des échantillons de poudre provenant des sables et des montagnes de la planète brûlée remplirent plusieurs éprouvettes en silicolle; Pair des couches supérieures de l’atmosphère fut enfermé dans des ballons de quartz. Puis la Voile entreprit le voyage du retour qui aurait duré trente ans et qui resta inachevé. C’était maintenant son camarade terrestre qui rapportait aux hommes les données recueillies par les disparus avec tant d’efforts et de patience… La suite des enregistrements — six bobines d’observations — devait être étudiée spécialement par les astronomes de la Terre, et l’essentiel serait diffusé par le Grand Anneau.

Personne n’avait envie de voir les films concernant le sort ultérieur de la Voile, sa lutte acharnée contre l’avarie et l’étoile T, et le dénouement tragique: les propres émotions de l’équipage étaient encore trop récentes. On décida de remettre la projection au jour où tous seraient réveillés. Les astronautes de service, surchargés d’impressions, allèrent se reposer un moment, laissant leur chef au poste central.

Erg Noor ne pensait plus à son rêve écroulé. Il tâchait d’a-nailyser les parcelles de savoir amer dont deux expéditions — celle de la Voile et la sienne — réussiraient à enrichir l’humanité au prix de si grands sacrifices. A moins que ces résultats ne fussent amers seulement par suite de la désillusion!

Erg Noor envisagea pour la première fois sa belle planète natale comme un inépuisable trésor d’âmes humaines, affinées et curieuses, libérées des soucis de la société primitive et des dangers de la nature. Les souffrances, les recherches, les échecs, les erreurs et les déceptions survivaient à l’époque de l’Anneau, mais ils» concernaient désormais une sphère supérieure de créations dans les sciences, les arts et l’édification… C’était seulement le savoir et le travail créateur qui avaient affranchi la Terre des horreurs de la famine, de la surpopulation, des maladies, des animaux malfaisants. Les hommes étaient sauvés de l’épuisement du combustible, du manque d’éléments chimiques utiles, de la faiblesse et de la mort prématurée. Et ce peu de savoir que rapportait la Tantra participerait, lui aussi, au grand courant de pensée qui progressait de décade en décade dans l’organisation de la société et la connaissance de la nature!

Erg Noor ouvrit le coffre-fort du journal de la Tantra et sortit la boîte qui contenait le métal de l’astronef discoïde échoué sur la planète noire. Le morceau massif, d’un bleu céleste, reposait lourdement au creux de la main. Erg Noor, qui comptait faire analyser l’échantillon dans les vastes laboratoires de la Terre, savait d’avance que ce métal n’existait ni sur les planètes du système solaire, ni sur les étoiles voisines. Or, tout l’univers se composait des mêmes corps simples, systématisés depuis très longtemps par le tableau de Mendéléev. Cela contredisait la découverte de ce nouvel élément. Mais au cours de la formation — naturelle ou artificielle — des éléments, peuvent apparaître d’innombrables variétés, dites isotopes, qui diffèrent sensiblement par leurs propriétés physiques. En outre, les propriétés sont très modifiées par la recristallisation orientée. Le fragment d’astronef des mondes lointains, Erg Noor en était sûr, pouvait être un métal connu sur la Terre, mais d’une structure atomique entièrement transformée… Voilà un autre renseignement essentiel, le plus important peut-être après la nouvelle de la catastrophe de Zirda, qu’ils fourniraient à la Terre et à l’Anneau.

L’étoile de fer étant très proche de la Terre, la visite de la planète noire par une expédition préparée à cet effet, compte tenu de l’expérience de la Voile et de la Tantra, serait moins périlleuse, si nombreuses que fussent dans cette nuit éternelle les croix noires et les méduses. Ils s’étaient mal pris pour ouvrir l’astronef discoïde. S’ils avaient eu le temps de réfléchir, ils auraient compris sur place que l’immense tuyau en spirale était une partie du moteur…

Erg Noor évoquait les événements fatals du dernier jour: Niza, étendue sur lui pour le protéger contre le monstre agressif… Il n’avait pas fleuri longtemps, son jeune amour qui alliait le dévouement héroïque des femmes d’autrefois au courage sagace des temps modernes…

Pour Hiss surgit sans bruit, pour relever le chef à son poste. Erg Noor passa dans la bibliothèquelaboratoire, mais, au lieu d’enfiler le corridor du compartiment centrai qui conduisait aux chambres à coucher, il ouvrit la lourde porte de l’infirmerie.

Une lumière tamisée, imitant celle du jouir terrestre, scintillait sur les armoires en silicolle pleines de fioles et d’instruments, sur le métal de l’installation de radiothérapie, des appareils de circulation sanguine et de respiration artificielle. Erg Noor écarta un rideau épais qui tombait du plafond et pénétra dans la pénombre. Une faible lueur, pareille au clair de lune, prenait des tons chauds dans la transparence dorée de la silicolle. Deux stimuilants tiratroniques, branchés pour le cas d’un collapsus subit, entretenaient les battements du cœur de la jeune fille paralysée. Dans la clarté rosé de la cloche, Niza semblait dormir d’un sommeil tranquille. Cent générations d’ancêtres sains, purs et robustes avaient façonné avec une perfection artistique les lignes souples et vigoureuses de ce corps de femme, chef-d’œuvre de la vie terrestre.

Tout ce qui existe se meut et évolue en spirale… Erg Noor imaginait cette immense courbe ascendante, appliquée à la vie et à la société humaines. Il voyait enfin, en toute netteté, que plus les conditions de vie et d’activité des organismes, en tant que machines biologiques, sont difficiles, plus l’évolution de la société est ardue et plus la spirale ascendante est serrée, donc plus le processus est lent et plus les formes sont ressemblantes. Or, d’après les lois de la dialectique, moins la montée est sensible, plus le résultat est durable…

Il avait eu tort de courir après les merveilleuses planètes des Soleils bleus, et il avait fourvoyé Niza! Le vol vers les mondes nouveaux ne devait pas avoir pour but la découverte de planètes inhabitées, nées par hasard, spontanément; non, il fallait que ce fût une avance raisonnée, systématique de l’humanité dans sa branche de la Galaxie, une marche triomphale du savoir et de la beauté de la vie… d’une beauté comme Niza…

Accablé de douleur, Erg Noor s’agenouilla devant le sarcophage en silicolle de l’astronavigatrice. Le souffle de la jeune fille était imperceptible, les cils des paupières fermées se prolongeaient d’une frange d’ombres violettes, la blancheur des dents brillait entre les lèvres entrouvertes. Des taches livides, traces du courant nocif, marquaient l’épaule gauche, le bras et la naissance du cou.

— Est-ce que tu vois quelque chose à travers ton sommeil? demandait Erg Noor dans un accès de désespoir qui ramollissait sa volonté et lui serrait la gorge. Il pressa à les bleuir ses doigts entrelacés, dans le désir fou de transmettre à Niza ses pensées, son appel ardent à la. vie, au bonheur. Mais la jeune fille aux cheveux roux restait immobile, comme une statue de marbre rosé reproduisant à la perfection le modèle…

Louma Lasvi, le médecin, entra doucement et devina une présence dans le local silencieux. Ecartant avec précaution le rideau, elle vit le chef agenouillé, tel un monument aux millions d’hommes qui pleurent leurs bien-aimées. Ce n’était pas la première fois qu’elle le trouvait ici; une vive pitié remua au fond de son âme. Erg Noor se releva, la mine sombre. Louma s’approcha en hâte et chuchota:

— J’ai à vous parler.

Erg Noor approuva de la tête et, les yeux clignés, passa dans la première section de l’infirmerie. Il refusa la chaise que lui offrait Louma et resta debout, adossé au pied d’un ir-radiateur en forme de champignon. Elle, qui n’était pas très grande, se dressa de toute sa hauteur pour en imposer davantage durant l’entretien. Le regard du chef ne lui donna pas le temps de s’y préparer.

— Vous savez, dit-elle d’un ton mal assuré, que la neurologie moderne a pénétré le processus de formation des émotions à l’état conscient et subconscient. Le subconscient cède à l’action que les remèdes inhibitifs exercent par les régions anciennes du cerveau sur le réglage chimique de l’organisme, y compris le système nerveux et partiellement l’activité nerveuse supérieure…

Erg Noor haussa les sourcils. Louma Lasvi sentit que son exposé était trop long et trop détaillé.

— Je veux dire que la médecine peut agir sur les centres cérébraux qui régissent les émotions violentes. Je pourrais…

Erg Noor avait compris, à en juger d’après l’éclat subit de ses yeux et son sourire fugitif.

— Vous me proposez d’agir sur mon amour, demanda-t-il rapidement, et de me délivrer ainsi de la souffrance?

Elle inclina la tête, de crainte de chasser la douceur de la compassion par le schématisme inévitable des paroles.

Erg Noor lui tendit la main en signe de reconnaissance et secoua la tête.

— Je ne me départirai pas de la richesse de mes sentiments, si douloureux qu’ils soient. La douleur, pour peu qu’elle soit tolérable, conduit à la compréhension, la compréhension à l’amour, tel est le cycle. Merci, Louma, vous êtes bonne, mais je ne veux pas!

Et il s’en alla, impétueux comme toujours.

Aussi pressés qu’en cas d’avarie, ingénieurs électroniciens et mécaniciens réinstallaient au poste central et à la bibliothèque, comme treize ans plus tôt, l’écran du vidéophone des transmissions terrestres. L’astronef était entré dans la zone où on pouvait capter les ondes radio du réseau universel de la Terre, diffusées par l’atmosphère

Les voix, les sons, les formes et les couleurs de la planète natale réconfortaient les voyageurs tout en exaspérant leur impatience: la durée du vol cosmique semblait interminable.

L’astronef appelait le satellite artificiel 57 sur l’onde habituelle des raids interstellaires lointains, et attendait d’une heure à l’autre la réponse de ce puissant poste d’émission.

Enfin l’appel atteignit la Terre.

Tout l’équipage de l’astronef veillait aux appareils. C’était le retour à la vie après un isolement de treize ans terrestres et de neuf années indépendantes! Les gens écoutaient les messages terrestres avec une avidité insatiable, discutaient par le réseau universel les questions importantes que chacun était libre de poser, selon la coutume.

C’est ainsi qu’une suggestion du pédologue Heb Our, captée par hasard, fut suivie de six semaines de débats et de calculs complexes.

«Suggestion de Heb Our à discuter! tonnait la voix de la Terre. Tous ceux qui ont réfléchi à la chose et partagent ces idées ou leur sont opposés, prononcez-vous!» La formule traditionnelle des discussions publiques comblait de joie les voyageurs. Heb Our proposait au Conseil d’Astronautique d’étudier systématiquement les planètes accessibles des étoiles vertes et bleues. Selon lui, c’étaient des mondes particuliers dont les puissantes émissions d’énergie avaient le pouvoir d’inciter à la lutte contre l’entropie — c’est-à-dire d’animer — les composés minéraux, inertes dans les conditions terrestres. Certaines formes de vie, issues de minéraux plus lourds que les gaz, seraient actives sous l’effet des températures élevées et des radiations intenses des étoiles de classes spectrales supérieures… Heb Our estimait normal l’échec des explorateurs qui n’avaient découvert aucune trace de vie sur Sirius, cette étoile à rotation rapide étant double et privée de champ magnétique puissant. Personne ne contestait le fait que les étoiles doubles ne pouvaient passer pour des génératrices de systèmes planétaires, mais la suggestion même de Heb Our souleva une vive opposition de la part de l’équipage de la Tantra.

Les astronomes du vaisseau, Erg Noor en tête, rédigèrent un message représentant l’avis des premiers hommes qui avaient vu Véga dans le film de la Voile.

Et les terriens émerveillés entendirent la voix de l’astronef qui revenait de son voyage à travers le Cosmos.

La Tantra s’oppose à l’envoi d’une expédition suivant les principes de Heb Our. Les étoiles bleues émettent réellement assez d’énergie par unité de surface de leurs planètes, pour faire naître la vie des composés lourds. Mais tout organisme vivant est un filtre et un barrage d’énergie qui, en dépit de la deuxième loi thermodynamique, n’agit qu’en créant une structure, en compliquant infiniment les molécules minérales et gazeuses simples. Cette complication n’est possible qu’au cours d’une longue évolution qui nécessite des conditions physiques plus ou moins constantes. Or, ces conditions font défaut sur les planètes des étoiles à températures élevées, dont les rafales et les tourbillons de radiations très puissantes détruisent rapidement les composés complexes. Il n’y a là rien de durable, bien que les minéraux y acquièrent la structure cristalline la plus stable, à réseau atomique cubique.

Selon la Tantra, Heb Our répète le raisonnement unilatéral des anciens astronomes qui ne comprenaient pas la dynamique de l’évolution des planètes. Chaque planète perd ses éléments légers, qui sont emportés dans l’espace et se dispersent. Le phénomène s’intensifie à la chaleur formidable des soleils bleus et sous la pression des radiations qu’ils émettent.

La Tantra citait des exemples et concluait en affirmant que le processus d’«alourdissement» des planètes tributaires des soleils bleus y empêchait la formation de la vie.

Le satellite 57 transmit l’objection des savants de l’astronef à l’observatoire du Conseil.

Vint enfin l’instant si impatiemment attendu par Ingrid Ditra, Key Baer et les autres membres de l’équipage. La Tantra avait ralenti, passé la ceinture de glace du système solaire, et s’approchait de la station astronautique de Triton. La vitesse de neuf cent millions de kilomètres à l’heure n’était plus nécessaire: de Triton, satellite de Neptune, la Tantra aurait atteint la Terre en moins de cinq heures, mais la force de son élan lui aurait fait dépasser le Soleil et l’en aurait éloignée à une distance considérable.

Pour économiser le précieux anaméson et dispenser les vaisseaux d’un équipement encombrant, on volait à l’intérieur du système sur des planétonefs ioniques. Leur vitesse ne dépassait pas huit cent mille kilomètres à l’heure pour les planètes proches du Soleil et deux millions et demi pour les plus lointaines. Un voyage ordinaire de Neptune à la Terre prenait de deux à trois mois.

Triton, presque aussi volumineux que les gigantesques satellites de Jupiter — Ganymède et Callisto — et que la planète Mercure, possède une mince couche atmosphérique, composée essentiellement d’azote et d’acide carbonique.

Erg Noor atterrit au pôle du satellite, à une certaine distance des larges dômes de la station. Les verrières du sanatorium de quarantaine scintillaient sur un plateau, au bord d’une falaise creusée de souterrains. C’est là que les voyageurs devaient passer cinq semaines dans l’isolement. Pendant ce délai, des médecins examineraient- leur corps où une infection pouvait s’être introduite. Le danger était trop sérieux pour qu’on le négligeât. Aussi, toute personne ayant atterri sur d’autres planètes, même inhabitées, devait-elle passer par là, quelle qu’eût été la durée de son séjour à bord de l’astronef. Le vaisseau était également inspecté par des spécialistes, avant que la station l’autorisât à gagner la Terre. Pour les planètes explorées de longue date, comme Vénus, Mars et quelques astéroïdes, la quarantaine avait lieu à leurs stations avant l’envol…

La réclusion au sanatorium était plus douce que dans l’astronef. Laboratoire d’étude, salles de concerts, bains combinés d’électricité, de musique, d’eau et de vibrations, promenades quotidiennes en scaphandres légers dans les montagnes et les environs… Enfin, on était en contact avec la planète natale, un contact pas toujours régulier, il est vrai, mais les messages ne mettaient que cinq heures à parvenir à la Terre!

Le sarcophage de Niza fut transporté au sanatorium avec de grandes précautions. Erg Noor et le biologiste Eon Tal quittèrent la Tantra les derniers. Ils marchaient lestement et portaient même des alourdisseurs, pour éviter de faire des bonds subits à cause de la faible force de pesanteur de Triton.

Les feux du terrain d’atterrissage s’étaignirent. Le satellite passait du côté éclairé de Neptune. Si pâle que fût la lumière reflétée du Soleil, le miroir de l’immense planète qui se trouvait seulement à trois cent cinquante mille kilomètres, dissipait les ténèbres et créait une pénombre pareille au crépuscule prin-tanier du nord de la Terre. Triton faisait le tour de Neptune dans le sens inverse de la rotation de sa planète, de l’est à l’ouest, en six journées terrestres à peu près, et son crépuscule du «jour» durait environ soixante-dix heures. Entre-temps, Neptune tournait quatre fois autour de son axe, et l’on voyait nettement l’ombre du satellite glisser sur son disque blafard.

Erg Noor et le biologiste aperçurent un petit vaisseau posé loin du bord du plateau. Ce n’était pas un astronef à l’arrière renflé et à grandes crêtes d’équilibre. Avec son avant aigu et son corps effilé, il ressemblait à une planétonef, mais s’en distinguait par un gros anneau à l’arrière et une haute superstructure fuselée.

— II y a donc un autre vaisseau en quarantaine? fit Eon Tal sur un ton interrogateur. Le Conseil aurait-il dérogé à la règle?

— De ne jamais envoyer une expédition astrale avant le retour des précédentes? enchaîna Erg Noor. En effet, notre absence ne s’est pas prolongée outre mesure, mais le message que nous devions lancer de Zirda est en retard de deux ans…

— C’est peut-être une expédition pour Neptune? supposa le biologiste. Ils franchirent les deux kilomètres qui les séparaient du sanatorium et montèrent sur une vaste terrasse revêtue de basalte rouge. L’étoile la plus brillante du ciel noir était le disque minuscule du Soleif, bien visible du pôle du satellite. Le froid terrible — cent soixante-dix degrés au-dessous de zéro — se sentait à travers le scaphandre chauffé, comme les rigueurs d’un hiver terrestre. De gros flocons d’ammoniaque ou d’acide carbonique congelés tombaient lentement dans l’atmosphère immobile, prêtant aux alentours la quiétude d’un paysage enneige.

Erg Noor et son compagnon suivaient du regard la chute des flocons, ainsi que le faisaient autrefois leurs ancêtres des zones tempérées, pour qui l’apparition de la neige marquait la fin des travaux agricoles. Cette neige inaccoutumée annonçait également la fin de leur labeur et de leur voyage.

Sous l’impulsion de ses sentiments subconscients, le biologiste tendit la main au chef:

— Nous voilà sortis sains et saufs de nos aventures, grâce à vous!

Erg Noor protesta violemment du geste. — Sommes-nous tous sains et saufs? A qui dois-je mon salut, moi?

Eon Tal ne se laissa pas déconcerter.

— Je suis sûr que Niza guérira! Les médecins d’ici veulent commencer tout de suite le traitement. Ils ont reçu les instructions de Grim Char en personne,directeur du laboratoire des paralysies totales…

— Sait-on ce qu’elle a?

— Pas encore. Mais il est clair qu’elle a été frappée par un de ces courants condensés dans les ganglions des systèmes autonomes. Si on trouve le moyen de neutraliser son effet prolongé, la jeune fille sera guérie. Nous avons bien découvert le mécanisme des paralysies psychiques persistantes qu’on avait si longtemps crues incurables. C’est là un mal analogue, mais causé par un agent externe. Quand on aura expérimenté mes prisonnières, vivantes ou non, moi aussi… je recouvrerai Tu-sage de mon bras!

La honte fit froncer les sourcils à Erg Noor. Dans son chagrin, il avait oublié le dévouement du biologiste. C’était indécent de la part d’un homme mûr. Il prit la main d’Eon Tal, et les deux savants exprimèrent leur sympathie réciproque par le geste viril adopté depuis l’antiquité.

— Vous pensez que les organes meurtriers des méduses noires et de cette… saleté cruciforme sont de même nature? s’enquit Erg Noor.

— J’en suis certain. Mon bras en est la preuve. Le stockage et la modification de l’énergie électrique résument l’adaptation vitale de ces êtres noirs qui habitent une planète riche en électricité. Ce sont évidemment des rapaces; quant à leurs victimes, nous les ignorons pour le moment.

— Rappelez-vous ce qui nous était arrivé, quand Niza…

— C’est autre chose. J’y ai beaucoup réfléchi. L’apparition de cette horrible croix s’accompagnait d’un infra-son très puissant qui a brisé notre volonté… Dans ce monde des ténèbres, les sons aussi sont noirs, inaudibles. Après avoir déprimé la conscience par l’infra-son, cet être agit par un hypnotisme plus fort que celui de nos grands serpents disparus, tels que l’ana-conda. Voilà ce qui a failli nous coûter la vie, n’eût été Niza…

Erg Noor regarda le Soleil lointain, qui éclairait à ce moment la Terre. Le Soleil qui fut l’espoir de l’homme dès son existence primitive dans l’implacable nature. Le Soleil, symbole de la force lumineuse de la raison, qui disperse les ténèbres et les monstres de la nuit. Et une douce lueur d’espérance l’éclai-ra jusqu’au bout du voyage.

Le directeur de la station de Triton vint chercher Erg Noor au sanatorium. La Terre réclamait le commandant de la Tantra, et la venue du directeur dans les locaux d’isolement signifiait que la quarantaine était terminée et que l’astronef pouvait achever son vol de treize ans. Le chef de l’expédition revint, plus préoccupé qu’à l’ordinaire.

— Nous repartons aujourd’hui même. On me demande de prendre six hommes de la planétonef Amat qui reste ici pour exploiter des gisements sur Pluton. Nous embarquerons les matériaux qu’ils y auront recueillis.

Ces six hommes ont réaménagé une simple planétonef et accompli un exploit extraordinaire. Ils ont plongé au fond du gouffre dans l’atmosphère dense, néono-méthanique, de Pluton, et ont tourné autour, dans des tempêtes de neige ammoniacale, au risque de se fracasser dans l’obscurité contre les aiguille» géantes de glace d’eau, solide comme l’acier. Ils ont su trouver un endroit où la couche de glace est percée de montagnes. L’énigme de Pluton est enfin résolue: cette planète n’appartient pas à notre système solaire. Elle fut capturée au passage du Soleil à travers la Galaxie. Voilà pourquoi sa densité est nettement supérieure à celle des autres planètes. On y a découvert des minéraux bizarres d’un monde absolument étranger, mais le plus intéressant, c’est qu’on y a trouvé les vestiges presque effacés de constructions qui témoignent d’une civilisation très ancienne. Les données recueillies par les explorateurs sont à vérifier, bien sûr. Il faut encore prouver que les matériaux de construction ont été traités par des créatures pensantes… mais l’exploit n’en est pas moins admirable. Je suis fier de ramener les héros sur la Terre et je brûle de les entendre. Leur quarantaine s’est terminée il y a trois jours. Erg Noor se tut, fatigué d’avoir tant parlé.

— Mais il y a là une grave contradiction! s’écria Pour Hiss.

— Contradiction est mère de vérité! répondit tranquillement Erg Noor… Il est temps de préparer la Tantra!

L’astronef éprouvé décolla saris peine de Triton et fila suivant une vaste courbe perpendiculaire au plan de l’éclip-tique. Le chemin direct vers la Terre était impraticable: le vaisseau aurait péri dans la vaste zone de météorites et d’astéroïdes, fragments de la planète Phaéton qui avait existé entre Mars et Jupiter et que l’attraction de ce géant du système solaire avait mise en pièces.

La Tantra accélérait. Erg Noor ne voulait pas transporter les héros sur la Terre en soixante-douze jours, délai réglementaire; il comptait profiter de la force colossale de l’astronef pour faire le trajet en cinquante heures, avec consommation minime d’anaméson.

L’émission radiophonique de la Terre perçait l’espace jusqu’au vaisseau; la planète acclamait la victoire sur les ténèbres de l’étoile de fer et sur la nuit de Pluton glacial. Les compositeurs exécutaient des romances et des symphonies en l’honneur de la Tantra et de Y Amat.

Des mélodies triomphales résonnaient dans le Cosmos. Les stations de Mars, de Vénus et des astéroïdes appelaient le vaisseau, ajoutant leurs accents au chœur général de glorification.

— Tantra, Tantra, fit enfin la voix du poste du Conseil. Atterrissage sur El Homra!

Le cosmoport central se trouvait en Afrique du Nord, à l’emplacement d’un ancien désert. L’astronef s’y précipita à travers l’atmosphère terrestre imprégnée de soleil.

CHAPITRE VII

SYMPHONIE EN FA MINEUR, DE TONALITÉ CHROMATIQUE 4,75 mu

Des vitres en matière plastique servaient de parois à une large véranda orientée au sud, vers la mer. La lumière pâle et diffuse du plafond ne rivalisait pas avec l’éclat de la lune: elle le complétait en adoucissant le noir brutal des ombres. Presque tout le personnel de l’expédition maritime était là. Seuls, les plus jeunes s’ébattaient dans la mer argentée par la lune. Le peintre Kart Sari était venu avec sori beau modèle. Secouant ses cheveux d’or, Frit Don, chef de l’expédition, parlait du cheval découvert par Miika. L’étude du matériau, en vue de connaître son poids, avait donné des résultats imprévus. Sous une couche superficielle d’un alliage quelconque, il y avait de l’or pur. Si la statue était un moulage massif, elle devait peser jusqu’à quatre cents tonnes, abstraction faite de la massé d’eau déplacée. Pour renflouer ce monstre, on allait faire venir de grands bateaux spécialement équipés; telle était la conséquence inattendue de la promenade de Miika Eigoro et dé Dar Véter. Comme quelqu’un demandait la raison de ce gaspillage absurde d’un métal précieux, un des doyens de l’expédition se rappela une légende trouvée dans les archives’ historiques: la disparition des réserves d’or de tout un pays au temps où ce métal était l’équivalent du coût du travail. Les gouvernants criminels qui avaient tyrannisé et ruiné le peuple, contraints de fuir dans un autre pays — il y avait alors entre les peuples des barrières dites frontières — avaient rarhassé tout l’or de l’Etat et fondu une statue qu’on érigea sur la place la plus populeuse de la capitale. Personne ne put retrouver l’or… Nul ne pouvait soupçonner quel métal se dissimulait sous la couche d’alliage ordinaire.

Le récit fit sensation. Cette trouvaille était un magnifique cadeau pour l’humanité. Bien que le métal jaune ne fût plus le symbole de la valeur, il demeurait très utile en électrotechrii-que, en médecine et surtout dans la fabrication de l’ariaméson.

Dans un coin, à l’extérieur de la véranda, Véda Kong, Dar Véter, le peintre, Tchara Nandi et Evda Nal étaient assis en cercle. Ren Boz s’était timidement joint à eux, après avoir vainement cherché Mveri Mas.

— Vous aviez raison d’affirmer que la peinture ou, plus exactement, l’art en général retarde toujours sur le progrès de la science et de la technique, disait Dar Véter.

— Vous m’avez mal compris, répliquait Kart San. L’art a déjà corrigé ses erreurs et pris conscience de ses devoirs envers l’humanité. Il a cessé de créer des formes monumentales, déprimantes, il ne figure plus le faste et la magnificence irréels parce qu’ils ne sont que l’extérieur des choses. Le rôle de l’art est de développer le côté émotif de l’homme. L’art seul a le pouvoir de disposer et de préparer l’âme humaine aux impressions les plus complexes. Qui ne connaît pas la merveilleuse facilité de perception due à une préparation par la musique, les couleurs, la forme… et à quel point l’âme est inaccessible quand on veut y pénétrer brutalement. Vous, les historiens, vous savez mieux que les autres combien de malheurs les hommes ont endufés pour n’avoir pas compris la nécessité de développer et d’éduquer le côté émotif de l’âme.

— Il y eut un temps où l’art tendait vers l’abstraction, fit observer Véda Kong.

— L’art imitait alors la raison, qui primait sur tout le reste. Or, les arts ne peuvent être exprimés abstraitement, sauf la musique, qui occupe une place à part et qui est absolument concrète à sa manière… L’art faisant fausse route.

— Quelle route estimez-vous bonne?

— L’art, à mon avis, est la lytte et les inquiétudes du monde reflétées dans les sentiments humains; c’est parfois l’illustration de la vie, mais sous le contrôle de la logique. C’est cette logique qui est la beauté, sans laquelle je ne conçois pas le bonheur et le sens de la vie. Sinon l’art dégénère rapidement en artifices prétentieux, surtout si on ne connaît pas assez la vie et l’histoire…

— Moi, intervint Dar Véter, j’aurais voulu que l’art s’applique à vaincre et à transformer le monde, au lieu de se borner à le percevoir.

— D’accord! s’écria Kart San, mais à condition que le terme de monde comprenne le principal: le monde intérieur de l’homme, ses émotions. L’art doit nous éduquer, compte tenu de toutes les contradictions…

Evda Nal posa sur la main de Dar Véter la sienne, ferme et tiède.

— A quel rêve avez-vous renoncé aujourd’hui?

II songea d’abord à nier, puis il s’avisa qu’avec Evda c’était impossible et feignit de s’intéresser vivement aux propos du peintre.

— Ceux d’entre vous, poursuivit ce dernier, qui ont vu les œuvres d’art populaire de l’antiquité — films de cinéma, enregistrements de représentations théâtrales, de salons de peinture — apprécient, par comparaison, le fini, la distinction, la sobriété des spectacles et des tableaux modernes… Sans parler des époques de décadence!

— Il est intelligent, mais prolixe, chuchota Véda Kong. — Un peintre a du mal à rendre par des paroles ou des formules les phénomènes qu’il voit et choisit dans son entourage, expliqua Tchara Nandi, et Evda Nal approuva de la tête.

— Voici mon idéal, continua Kart San: recueillir et assembler en une seule image les grains purs de la belle authenticité des sentiments, des formes et des couleurs, épars dans différents individus. Reconstituer les types anciens, dans l’expression supérieure de la beauté de chaque race antique, dont le croisement a formé l’humanité contemporaine. C’est ainsi que la Fille de Gondvana est l’union avec la nature, la connaissance subconsciente du rapport des choses et des faits, une psychologie encore toute pénétrée d’instincts… Quant à la Fille de Thêtis, ce sont des sentiments évolués, d’une ampleur intrépide et d’une diversité infinie. loi, l’union avec la nature n’est plus instinctive, mais émotive. Elle incarne à mes yeux la force d’Eros. Les grandes civilisations de l’antiquité méditerranéenne — Cretoise, étrusque, hellénique, préindienne — ont engendré le type humain qui, seul, a pu créer cette culture issue du matriarcat. Quelle chance j’ai eu de rencontrer Tchara: elle allie par hasard les traits et l’hérédité des Egéens et des peuples plus récents.de l’Inde Centrale…

Véda sourit, heureuse d’avoir deviné juste, et Dar Véter lui chuchota qu’il serait difficile de trouver un meilleur modèle.

— Si la Fille de la Méditerranée me réussit, je ne manquerai pas d’exécuter la troisième partie de mon projet: une femme nordique aux cheveux dorés ou châtain clair, aux yeux calmes et limpides. Grande, un peu lente d’allures, le regard attentif, elle ressemble aux femmes anciennes du peuple russe, Scandinave ou anglais. Ce n’est qu’ensuite que je pourrai créer le type de la femme actuelle, synthèse des meilleurs caractères de ses trois ancêtres….:..

— Pourquoi seulement des filles, et pas de fils? s’enquit Véda avec un sourire énigmatique.

— Est-il nécessaire de spécifier que le beau est toujours plus accompli dans la femme, plus affiné par les lois physiologiques…. repartit le peintre en fronçant les sourcils.

— Quand vous en serez à votre Fille du Nord, regardez bien Véda Kong, conseilla Evda Nal. Il me semble que c’est…

Le peintre.se leva en.sursaut.

— Comme si je ne voyais pas! Je lutte pour empêcher cette image de me pénétrer dès maintenant, alors que je suis plein de l’autre. Mais Véda…

— Rêve de musique, dit-elle en rougissant légèrement. Dommage que ce soit un piano solaire, qui né marche pas la nuit!

— Il est actionné au moyen de semi-conducteurs qui canalisent la. lumière du Soleil? demanda Ren Boz penché pardessus le bras du fauteuil. Je pourrais peut-être… l’adapter aux courants du poste de radio.

— Ce serait long? fit Véda, réjouie. — Une heure au moins.

— Pas là peine.: Dans une heure, on transmettra les nouvelles du réseau universel, il faut voir et entendre ça. Tout à notre travail, nous n’avons pas branché le poste depuis deux jours.

— Alors, chantez, Véda, pria Dar Véter. Kart San a un instrument à cordes des Siècles Sombres de la société féodale…

— Une guitare, souffla Tchara Nandi.

— Qui m’accompagnera? Je vais essayer moi-même…

— Je sais jouer, moi. Tchara offrit d’aller chercher la guitare à l’atelier.

— Courons-y ensemble, proposa Frit Don.

Tchara rejeta d’un geste espiègle la masse noire de sa chevelure. Cherlis tourna un levier et fit coulisser la paroi latérale de la véranda, découvrant la vue du bord oriental du golfe. Frit Don se sauva à grandes enjambées. Tchara courait, la tête en arrière. Elle se laissa bientôt distancer, mais ils atteignirent l’atelier en même temps, plongèrent dans l’entrée noire, et l’instant d’après ils galopaient de nouveau au clair de lune, le long de la mer, rivalisant de vitesse. Frit Don parvint le premier à la véranda, mais Tchara bondit par l’ouverture et se trouva à l’intérieur avant lui.

Véda, saisie d’admiration, frappa ses mains l’une contre l’autre.

— Dire que Frit Don est champion d’athlétisme!

— Et Tchara Nandi a fait l’école supérieure de danse, facultés ancienne et moderne, répliqua Kart San sur le même ton.

— Véda et moi avons aussi appris la danse, mais à l’école élémentaire, soupira Evda Nal.

— Comme tout le monde, remarqua le peintre taquin.

…Tchara pinçait lentement les cordes, en tenant levé son petit menton volontaire. La guitare rendait des sons graves et doux. La voix claire de la jeune femme monta, nostalgique, fascinante. Elle chantait un air triste, venu dernièrement de la zone Sud. Le contralto de Véda entra dans la mélodie et devint la trame du duo. Le contraste des chanteuses s’harmonisait à la perfection. Dar Véter reportait les yeux de l’une à l’autre et ne savait laquelle des deux était la plus embellie: Véda, accoudée au poste de radio, la tête penchée sous le poids des cheveux blonds, argentés par la lune… ou Tchara, inclinée en avant, la guitare sur ses genoux ronds, le visage si bronzé que les dents et le blanc des yeux y brillaient d’un éclat extraordinaire.

La romance était finie. Tchara effleurait les cordes avec hésitation. Et voici que Dar Véter serra la mâchoire: il entendait la chanson qui l’avait naguère éloigné de Véda et qui était maintenant douloureuse pour elle.

Les accords se suivaient par saccades, se couraient après et s’éteignaient avant de s’être confondus. La mélodie se déroulait par syncopes, ainsi que des vagues qui assaillent la grève, se répandent un instant sur le sable et refluent l’une après l’autre dans la mer sans fond. Tchara ne se doutait de rien: sa voix sonore évoquait l’amour envolé à travers les espaces glacés, d’étoile en étoile, à la recherche des héros partis explorer le Cosmos… Il ne reviendra plus, tant pis! Mais qu’on puisse au moins le retrouver un instant, dans l’infini, le réconforter d’une prière, d’une tendre pensée, d’un salut affectueux!

Véda se taisait. Tchara, inquiète, s’interrompit au milieu d’une phrase, se leva d’un bond, jeta la guitare au peintre et s’approcha de la femme blonde, l’air penaud.

Véda sourit:

— Dansez pour moi, Tchara!

Celle-ci fit un signe d’assentiment, mais Frit Don protesta.

— On dansera tantôt. C’est l’heure de la transmission. Sur le toit de l’édifice, un télescope dressa son long tube terminé par deux plaques en croix et un cercle métallique où saillaient huit hémisphères. Les puissants accords des informations universelles remplirent la pièce.

— Nous continuons à commenter le projet présenté par l’Académie des Emissions Dirigées: le remplacement de l’alphabet linéaire par l’enregistrement électronique, dit la voix d’un homme dont l’image était apparue sur l’écran. Le projet n’est pas approuvé à l’unanimité. L’objection principale est la complexité des appareils de lecture. Le livre n’est plus l’ami, le compagnon fidèle de l’homme. Si avantageux qu’il soit en apparence, le projet sera refusé!

— Les débats ont été longs! fit observer Ren Boz.

— La contradiction est flagrante, déclara Dar Véter. D’une part, la facilité séduisante de l’enregistrement, de l’autre, la difficulté de la lecture…

Le speaker continuait:

— Le message d’hier se confirme: la trente-septième expédition astrale a parlé. Ils reviennent…

Dar Véter se figea, étourdi par la violence du conflit intérieur. Il vit du coin de l’œil Véda qui se levait lentement, les yeux de plus en plus dilatés. L’ouïe aiguisée de Dar Véter perçut la respiration haletante de la jeune femme.

— … du côté du carré 401, et l’astronef vient de sortir du, champ négatif, à un centième de parsec de l’orbite de Neptune. Le retard de l’expédition est dû à la rencontre d’un soleil noir. Pas de pertes en hommes! La vitesse du vaisseau, conclut le speaker, est d’environ cinq sixièmes de l’unité absolue. On l’attend à la station de Triton, dans onze jours!… Vous serez bientôt renseignés sur des découvertes remarquables!

La transmission continuait. Mais personne n’écoutait les autres nouvelles. On entourait Véda, on la félicitait. Elle souriait, les joues en feu, une inquiétude cachée au fond des yeux. Dar Véter s’était approché à son tour. Véda sentit la pression ferme de sa main devenue chère et indispensable, elle rencontra un regard franc. Il y avait longtemps qu’il ne l’avait plus regardée ainsi; elle connaissait la crânerie mélancolique qui perçait dans son ancienne attitude envers elle, et elle savait qu’à l’heure actuelle il ne lisait pas seulement la joie sur son visage…

Dar Véter lâcha doucement sa main et s’éloigna avec un sourire d’une sérénité inimitable. Les camarades discutaient vivement l’information. Véda, restée au milieu du groupe, observait Dar Véter à la dérobée. Elle vit Evda Nal qui l’abordait, rejointe l’instant d’après par Ren Boz.

— A propos, il faut trouver Mven Mas, il ne sait rien encore! s’écria Dar Véter. Venez avec moi, Evda Nal. Vous aussi, Ren Boz?

— Et moi, fit Tchara Nandi, en s’avançant, puis-je vous accompagner?

Ils sortirent vers le doux clapotis des vagues. Dar Véter s’arrêta, exposant sa figure à la brise, et poussa un grand soupir. S’étant retourné, il croisa le regard d’Evda Nal.

— Je pars sur-le-champ, répondit-il à sa question muette. Evda Nal lui prit le bras. On marcha quelque temps en silence.

— Je me demandais si s’était le meilleur parti? chuchota-t-elile. Oui, sans doute, vous devez avoir raison. Si Véda… Elle n’acheva pas, mais Dar Véter lui serra les mains d’un air entendu et les pressa contre sa joue. Ren Boz et Tchara leur emboîtaient le pas; le physicien s’écartait prudemment de sa voisine, qui, dissimulant un sourire narquois, le regardait en biais de ses yeux immenses. Evda eut un petit rire et offrit à Ren Boz son bras libre. Il s’y cramponna d’un geste rapace qui paraissait comique chez ce timide.

— Où chercherons-nous votre ami?

Tchara s’était arrêtée au bord de l’eau. Dar Véter distingua au clair de lune des empreintes humaines sur le sable mouillé. Elles étaient régulièrement espacées et symétriques au point qu’on les eût attribuées à une machine.

— Il est allé par là.

Dar Véter indiqua la direction des grands rochers.

— Oui, ce sont ses traces, confirma Evda.

— D’où le savez-vous? questionna Tchara, sceptique.

— Voyez la régularité de cette démarche: c’est celle des chasseurs primitifs… ou de leurs descendants. Or, il me semble que Mven, malgré son instruction, est plus près de la nature que nous autres… Vous aussi, peut-être, Tchara?

Evda s’était tournée vers la jeune fille.

— Moi? Oh! non. Et tendant le bras, elle s’écria: le voici!

Sur un rocher du voisinage, la puissante silhouette de l’Africain se dressa, brillant au clair de lune, telle une statue de marbre noir. Mven Mas gesticulait énergiquement comme s’il menaçait quelqu’un. Les muscles gonflés de son corps d’athlète roulaient sous la peau luisante.

— On croirait le génie de la nuit des contes de fées! chuchota Tchara, émue. Mven Mas les avait aperçus; il sauta du rocher et reparut habillé. Quand Dar Véter lui eut conté en peu de mots la nouvelle, il voulut voir aussitôt Véda Kong.

— Allez-y avec Tchara, dit Evda, nous resterons ici un moment…

Dar Véter esquissa un salut que l’Africain comprit. Une impulsion subite lui fit murmurer des paroles d’adieu désuètes. Dar Véter, touché, s’éloigna, pensif, en compagnie de la silencieuse Evda. Ren Boz piétina sur place d’un air embarrassé et suivit Mven Mas et Tchara Nandi…

Dar Véter et Evda atteignirent le cap qui séparait le golfe de la haute mer. Les feux en bordure des vastes radeaux circulaires de l’expédition maritime se voyaient nettement.

Dar Véter poussa dans l’eau un canot translucide et se campa devant Evda, encore plus massif et plus vigoureux que Mven Mas. Haussée sur la pointe des pieds, elle embrassa l’ami qui partait.

— Véter, je ne quitterai pas Véda, promit-elle, répondant à ses pensées. Nous retournerons ensemble dans notre zone pour attendre l’arrivée des astronautes… Quand vous serez établi, faites-le-moi savoir, je serai toujours heureuse de vous être utile…

Evda suivit longuement des yeux le oanot sur la mer argentée.

Dar Véter gagna le second radeau où les mécaniciens travaillaient encore, pressés d’achever l’installation des accumulateurs. Sur la demande de Dar Véter, ils allumèrent trois feux verts en triangle. Au bout d’une heure et demie, le premier spiroptère de passage stoppa au-dessus du radeau, dans un grondement de moteurs qui se répandait sur l’eau endormie. Dar Véter grimpa dans l’ascenseur qu’on lui avait descendu, se montra un instant sous la carène éclairée du vaisseau et disparut par la trappe. Le matin, il réintégrait son domicile non loin de l’Observatoire du Conseil. Il ouvrit les robinets de soufflage dans les deux pièces. Quelques minutes plus tard, toute la poussière amassée était balayée. Dar Véter tira le lit du mur et, après avoir réglé l’atmosphère de la chambre sur l’odeur et le clapotis de la mer, auxquels il était accoutumé, il s’endormit profondément.

Il se réveilla avec la sensation de ne plus goûter le charme de la vie. Véda était loin et le serait tous ces jours-ci… jusqu’à… mais il devait lui venir en aide, au lieu de compliquer les choses!

Une trombe d’eau fraîche électrisée s’abattit sur lui dans la salle de bain. Il y demeura si longtemps qu’il eut froid. Réconforté, il alla ouvrir les battants de verre de l’appareil et appela la station de placement voisine. Un jeune visage apparut sur l’écran. Le gars reconnut Dar Véter et le salua avec une légère nuance de respect qui était une marque de politesse raffinée.

— Je voudrais une besogne difficile et longue, déclara Dar Véter. Quelque chose qui nécessite un travail manuel: les mines antarctiques, par exemple!

— Pas d’emplois vacants! dit l’autre sur un ton de regret. Il en est de même pour les gisements de Venus, de Mars et même de Mercure. Vous savez bien que les jeunes affluent là où la tâche est la plus ardue…

— Oui, mais je ne peux plus me compter dans cette belle catégorie… Qu’avez-vous à nfe proposer? Il me faut une occupation immédiatement.

— Si vous tenez aux travaux miniers… il y a les terrains diamantifères de Sibérie Centrale, fit lentement le gars en consul/tant une liste invisible à Dar Véter. Et puis, nous avons les usines flottantes de denrées alimentaires, une station solaire de pompage au Tibet, mais c’est du travail facile. Les autres places ne le sont guère moins!

Dar Véter remercia l’informateur et demanda de lui réserver les mines de diamants, jusqu’à ce qu’il eût réfléchi.

Il débrancha la station de placement et prit la Maison de la Sibérie, vaste centre d’information géographique. On relia son télévisophone à une machine mnémotechnique à enregistrements récents, et il vit défiler d’immenses forêts. L’ancienne taïga marécageuse, où des mélèzes clairsemés poussaient sur un sol toujours gelé, avait cédé la place aux géants sylvestres, cèdres sibériens et séquoias d’Amérique, dont l’espèce était jadis presque éteinte. Les grands troncs rouges formaient une clôture superbe autour de collines aux sommets bétonnés. Des tuyaux en acier de dix mètres de diamètre sortaient d’en-dessous et franchissaient les lignes de partage des eaux pour rejoindre les rivières qu’ils engouffraient dans leurs gueules en entonnoir. Les pompes énormes mugissaient sourdement. Des centaines de mètres cubes d’eau se précipitaient dans les profondeurs des brèches diamantifères, y tourbillonnaient en rugissant, érodaient la roche et ressortaient en laissant des dizaines de tonnes de diamants sur les grilles des chambres de lavage. Dans de longues salles inondées de lumières, des gens surveillaient les cadrans mobiles des trieuses. Les pierres scintillantes s’égrenaient par les trous calibrés des caisses de réception. Les opérateurs des stations de pompage surveillaient sans cesse les indicateurs des machines qui calculaient la résistance variable de la roche, la pression et le débit d’eau, l’approfondissement du front de taille et l’éjection des particules solides. Dar Véter se dit que si la vue riante des bois ensoleillés ne convenait pas à son humeur actuelle, le travail concentré aux pompes ferait son affaire. Il débrancha la Maison de la Sibérie. Un signal d’appel retentit aussitôt, et l’informateur de la station de placement reparut sur l’écran.

— Je voudrais savoir ce que vous avez décidé. Nous venons de recevoir une offre de place aux mines sous-marines de titane sur la côte occidentale de l’Amérique du Sud. C’est ce que nous avons de plus difficile pour le moment… mais il faut s’y rendre d’urgence!

Dar Véter s’alarma.

— Je n’aurai pas le temps de passer l’examen à la prochaine station de l’Académie de Psychophysiologie du Travail.

— Les épreuves annuelles nécessitées par votre ancien travail vous en dispensent.

— Envoyez la communication et donnez les coordonnées! repartit vivement Dar Véter.

— Point KM 40, station 6L, ramification sud n° 17, branche ouest de la Voie Spirale. Je lance un avertissement.

Le visage sérieux disparut de l’écran. Dar Véter rassembla ses menus effets personnels, enferma dans un coffret les pellicules où étaient enregistrées les images et les voix de ses amis, ainsi que ses propres pensées. Il enleva du mur la reproduction chromoréflexe[28] d’un vieux tableau russe, prit sur la table une statuette en bronze de l’actrice Bello Gai, qui ressemblait à Véda Kong. Tous ces objets et quelques vêtements furent emballés dans une caisse en aluminium dont le couvercle portait des chiffres et des signes linéaires en relief. Dar Véter composa les coordonnées qu’on lui avait indiquées, ouvrit une trappe dans le mur et y poussa la caisse. Elle disparut, entraînée par un ruban sans fin. Puis il inspecta son logement. Bien avant l’époque de l’Anneau, il n’existait déjà plus de personnes chargées spécialement de l’entretien des locaux. Ces fonctions étaient remplies par les habitants eux-mêmes, ce qui exigeait de leur part un soin et une discipline irréprochables, ainsi qu’un aménagement judicieux des logis et des édifices publics, l’automatisme de la ventilation et du nettoyage.

L’inspection terminée, Dar Véter abaissa un levier situé à la porte, pour prévenir la station immobilière que ses deux pièces étaient disponibles, et s’ea fut… La véranda vitrée de plaques laiteuses était échauffée par le soleil, mais la brise marine rafraîchissait comme toujours le toit en terrasse. Les passerelles piétonnes, jetées entre les bâtiments en treillis, semblaient flotter dans l’air et inviter à la promenade, mais Dar Véter ne s’appartenait plus. Le tuyau de la descente automatique le conduisit à la poste magnéto-électrique souterraine, d’où un wagonnet actionné aux ondes l’emmena vers la gare de la Voie Spirale. Dar Véter n’alla pas vers le détroit de Behring, où passait l’arc de jonction de la Branche ouest. Par cet itinéraire, le voyage jusqu’à la 17e ramification sud durait près de quatre jours. Dans les zones habitées Nord et Sud, circulaient des spiropteres de marchandises qui traversaient les océans et reliaient par le chemin le plus court les branches de la Voie Spirale. Dar Véter suivit la branche centrale jusqu’à la zone Sud, dans l’espoir de persuader le chef des transports aériens qu’il était un colis express. Sans compter qu’il gagnait trente heures. Dar Véter pourrait voir le fils de Grom Orm, président du Conseil d’Astronautique, qui l’avait choisi comme mentor.

Le garçon était devenu grand et devait entreprendre l’ann’ée prochaine ses travaux d’Hercule. En attendant, il travaillait au Service de Surveillance dans les marais d’Afrique Occidentale.

Quelle tâche séduisante, pour un jeune, d’être au Service de Surveillance, de guetter l’apparition des requins dans l’océan, des insectes nuisibles,des vampires et des reptiles dans les marécages tropicaux, des microbes morbifiques dans les zones peuplées, des épizooties ou des incendies dans les régions steppiques et forestières, de déceler et d’anéantir les fléaux terrestres du passé, qui resurgissaient de façon mystérieuse dans les coins perdus de la planète! La lutte contre les formes nocives de la vie se poursuivait sans trêve. Les micro-organismes, les insectes et les champignons réagissaient aux nouveaux moyens de destruction en produisant des espèces nouvelles qui défiaient les composés chimiques les plus meurtriers. Ce n’était qu’après l’Ere du Monde Désuni qu’on avait appris à utiliser les antibiotiques puissants, sans engendrer des espèces dangereuses et résistantes de microbes.

«Si Dis Ken est employé à la surveillance des marais, songeait Dar Véter, c’est qu’il devient un travailleur sérieux dès son jeune âge…»

Le fils de Grom Orm, comme tous les enfants de l’Ere de l’Anneau, avait été éduqué hors de sa famille, dans une école située au bord de la mer, dans la zone Nord. C’est là qu’il avait subi les premières épreuves à la station de l’APT. En confiant un travail aux jeunes, on tenait toujours compte des particularités psychologiques de l’adolescence: exaltations, sentiment très fort de la responsabilité, égocentrisme.

L’immense wagon filait sans bruit ni secousses. Dar Véter monta à l’étage, sous le toit translucide. Tout en bas, de part et d’autre de la Voie, passaient en vitesse des bâtiments, des canaux, des bois et des montagnes. Les usines automatiques alignées aux confins des zones agricole et forestière, faisaient étinceler au soleil leurs coupoles diaphanes. Les contours nets et sévères des machines géantes se voyaient à travers les murs de cristal.

Au-delà du monument à Ginn Kad qui inventa un moyen avantageux pour la fabrication du sucre synthétique, la Voie s’engagea dans les forêts de la zone agricole des tropiques. Les plantations s’étendaient à perte de vue, groupant des arbres de toutes nuances, formes et hauteurs. Dans les allées étroites et aplanies qui séparaient les massifs de verdure, rampaient des récolteuses mécaniques, des machines de pollinisation et de contrôle; d’innombrables fils s’entrecroisaient en un brillant réseau. Jadis, le symbole de l’abondance était le champ de blé mûr… Mais dès l’Ere de l’Unification on avait compris le désavantage économique des cultures annuelles; le transfert de toute l’agriculture dans la zone tropicale dispensa l’humanité de semer et de soigner chaque année, au prix de grands efforts, des herbes et des arbustes délicats. Les arbres, végétaux vivaces qui épuisent moins le sol et résistent mieux aux intempéries, étaient devenus les principales plantes agricoles, bien avant l’Ere de l’Anneau.

Des arbres à pain, à baies, à noix, portant des milliers de variétés de fruits et donnant jusqu’à un quintal de masse nutritive par pied… D’immenses vergers dont la superficie mesurait des centaines de millions d’hectares, entouraient la Terre d’une ceinture double, vraie ceinture de Gérés, déesse mythologique de la fécondité. A l’intérieur se trouvait la zone équatoriale, océan de forêts humides, qui fournissait à la planète le bois blanc, noir, violet, rosé, doré, gris à reflets soyeux, dur comme l’ivoire ou tendre comme la pulpe d’une pomme, lourd comme la pierre ou léger comme le liège. On obtenait là quantité de résines diverses, moins chères que les synthétiques et possédant de précieuses qualités industrielles ou médicinales.

Les cimes des géants sylvestres parvenaient au niveau de la Voie: la mer verte bruissait maintenant de tous côtés. Dans les tréfonds ombreux, au milieu de charmantes clairières, se dissimulaient des maisons sur pilotis métalliques et des machines en forme d’araignées monstrueuses, qui réussissaient à transformer ces fourrés de quatre-vingts mètres de haut en piles régulières de troncs et de planches.

Les célèbres montagnes de l’Equateur se montrèrent à gauche. Sur l’une d’elles, le Kenya, il y avait un poste de transmission du Grand Anneau. Là forêt refluait devant un plateau rocheux. Des constructions cubiques bleu ciel se dressèrent dans le voisinage.

Le train s’arrêta et Dar Véter descendit à la gare de l’Equateur, dont le vaste quai était dallé de verre glauque. Près de la passerelle qui dominait les cimes plates des cèdres bleutés, s’érigeait une pyramide en aplite[29] blanche du fleuve Loualaba. Son sommet tronqué supportait la statue d’un homme en combinaison de travail de l’Ere de l’Unification. Il levait de sa main gauche vers le ciel pâle de l’Equateur un globe étincelant, muni de quatre antennes d’émission. Le corps rejeté en arrière, comme pour lancer le globe dans le ciel, exprimait l’effort exalté que semblaient lui communiquer les personnages en costumes étranges, groupés autour du piédestal. C’était un monument aux constructeurs des premiers satellites de la Terre, qui accomplissaient des miracles d’ingéniosité et de labeur. Le duvet argenté des leucodendrons d’Afrique encadrait la pyramide lisse comme la porcelaine, qui réverbérait l’éclat aveuglant du soleil. Dar Véter regardait toujours avec émotion les visages de ces statues. Il savait que les hommes qui avaient construit les premiers satellites et atteint le seuil du Cosmos étaient des Russes, ses admirables ancêtres qui avaient entrepris l’édification de la société nouvelle et la conquête du Cosmos… Cette fois encore, il se dirigea vers le monument, pour examiner les traits des héros d’autrefois en les comparant à ses contemporains et à lui-même. Deux silhouettes sveltes sortirent de sous les arbres, s’immobilisèrent, puis l’un des jeunes gens s’élança vers le voyageur. Mettant son bras sur l’épaule massive de Dar Véter, il examina à la dérobée les traits familiers du visage énergique: nez prononcé, menton volontaire, lèvres égayées d’un sourire inattendu qui contrastait avec l’expression grave des yeux d’acier sous les sourcils joints…

Dar Véter regarda, d’un air approbateur le fils de l’homme illustre qui avait bâti des stations dans le système planétaire du Centaure et qui présidait depuis plus de quatre triennats le Conseil d’Astronautique. Grom Orm devait avoir au moins cent trente ans, trois fois plus que Dar Véter, tandis que son fils était presque un enfant.

Dis Ken appela son camarade, un gars aux cheveux noirs.

— Tor An, mon meilleur ami, le fils du compositeur Zig Zor.

— Nous travaillons tous deux dans les marais, poursuivit Dis, nous voulons faire nos exploits ensemble et ne jamais nous séparer.

— Tu t’intéresses toujours à la cybernétique de l’hérédité? s’enquit Dar Véter.

— Oh, oui! Tor, qui est musicien comme son père, a fait de mon goût une passion. Lui et son amie… ils veulent se consacrer au domaine où la musique aide à comprendre l’évolution de l’organisme vivant, c’est-à-dire étudier la symphonie de sa structure.

— C’est plutôt vague, remarqua Dar Véter, les sourcils froncés.

— Je ne suis pas encore très fort, avoua Dis, confus. Peut-être que Tor saura mieux s’expliquer.

L’autre jeune homme rougit, mais soutint le regard scrutateur de Véter.

— Dis parle des rythmes de l’hérédité. L’organisme vivant, issu de la cellule maternelle, s’enrichit d’accords moléculaires. La spirale paire initiale se développe dans un plan analogue au développement de la symphonie musicale, autrement dit au fonctionnement logique de la machine à calculer électronique…

— Tiens! fit Dar Véter avec un étonnement outré. Mais alors, vous réduisez toute l’évolution de la matière organique et inorganique à une sorte de symphonie colossale?…

— Dont le plan et le rythme intérieur obéissent aux lois fondamentales de la physique. Il suffit de comprendre le programme et l’origine de ce mécanisme lyrico-cybernétique, affirma Tor An d’un ton péremptoire.

— Qui a trouvé ça?

— Mon père Zig Zor. Il vient de publier sa treizième symphonie cosmique en fa mineur, de tonalité chromatique 4,75 mu.

— Je l’écouterai sans faute! J’aime la couleur bleue… Maïs vos projets immédiats sont les travaux d’Hercule. Vous connaissez les sujets?

— Les six premiers seulement.

— Bien sûr, les six autres sont donnés après l’exécution des précédents.

— Nettoyer et rendre visitable le niveau inférieur de la grotte de Kon-i-Gout en Asie Centrale, commença Tor An.

— Tracer une route jusqu’au lac Mental, à travers la crête aiguë de la montagne, enchaîna Dis Ken, rénover le verger d’arbres à pain en Argentine, déceler la cause de l’apparition de grandes pieuvres dans la région de l’exhaussement récent qui s’est produit près de la Trinité…

— Et les exterminer!

— Cela fait cinq. Et le sixième? Les deux gars hésitèrent.

— On nous a reconnu à tous les deux des dispositions musicales, déclara Dis Ken en rougissant, et… on nous charge de nous documenter sur les danses anciennes de l’île de Bali, d’en reconstituer la musique et la chorégraphie…

— Vous allez donc choisir des danseuses et créer une troupe? précisa Dar Véter en riant.

— Oui, avoua Tor An, les yeux baissés.

— Pas mal! Mais c’est là une tâche collective, de même que la route du lac?

— Oh, nous avons une bonne équipe. Seulement… ils voudraient, eux aussi, vous avoir pour mentor. Ce serait épatant!

Dar Véter mit en doute ses aptitudes quant à la sixième entreprise. Mais les gars, réjouis et sautillants, l’assurèrent que Zig Zor «en personne» avait promis d’en assumer la direction.

— Dans un an et quatre mois, je trouverai de là besogne en Asie Centrale, annonça Dar Véter en admirant les frimousses rayonnantes.

— Quelle veine que vous ne soyez plus directeur des stations, s’écria Dis Ken. Je n’espérais pas travailler avec un mentor pareil!…

Le garçon s’empourpra au point que la sueur perla sur son front, et Tor s’écarta de lui d’un air choqué. Dar Véter se hâta de venir au secours du gaffeur.

— Vous avez du temps devant vous?

— Oh, non! On nous a lâchés pour trois heures. Nous avons amené un fiévreux de notre station paludéenne.

— La fièvre n’est donc pas liquidée? Moi qui croyais…

— Elle reparaît très rarement et seulement dans les marais, intervint Dis, c’est pour ça que jious sommes là!

— Il nous reste deux heures. Allons en ville, je parie que vous tenez à voir la Maison du Nouveau?

— Non, non! Nous voudrions… que vous nous répondiez: nous sommes prêts, et c’est si important pour le choix de notre carrière.

Dar Véter consentit, et tous les trois se dirigèrent dans une salle du Foyer des Hôtes, rafraîchie par une brise marine artificielle…

Deux heures plus tard, un autre wagon emportait Dar Véter assoupi sur un divan de l’entrepont. II s’éveilla en gare de la Ville des Chimistes. Un immense bâtiment vitré en forme d’étoile à dix branches surmontait une houillère. Le charbon qu’elle fournissait était converti en remèdes, vitamines, hormones, soies et fourrures minérales. Les déchets servaient à la fabrication du sucre. Dans une branche de l’étoile on tirait de la houille des métaux rares: le germanium et le vanadium… Que de trésors enfermés dans cette roche noire!

Un ancien camarade de Dar Véter, qui était chimiste de la section pelletière, vint le voir à la gare. Il y avait jadis, à une station indonésienne de récolteuses de fruits de la zone tropicale, trois joyeux mécaniciens… Aujourd’hui, l’un était chimiste en chef d’un grand laboratoire d’usine; le second, resté arboriculteur, avait inventé un moyen ingénieux de pollinisation; le troisième — c’était lui, Dar Véter — revenait à la Terre, dans ses entrailles mêmes… L’entrevue des amis dura dix minutes à peine, mais ce contact direct était malgré tout bien plus agréable que les rencontres sur l’écran du télévisophone.

La suite du voyage ne fut pas longue. Le chef de la ligne aérienne latitudinale manifesta la bienveillance propre aux hommes de l’époque de l’Anneau et se laissa facilement convaincre. Dar Véter franchit l’océan et se trouva sur la branche ouest de la Voie, au sud de la ramification, au bout de laquelle il s’embarqua sur un glisseur.

De hautes montagnes bordaient la mer. Au bas des pentes, des murs en pierre blanche étayaient des remblais couverts de pins parasols et de widdringtonies dont la verdure bronzée et bleuâtre alternait en allées parallèles. Plus haut, les rochers nus présentaient des crevasses sombres, où l’eau des cascades rejaillissait en embruns. Sur les terrasses s’échelonnaient des maisonnettes orange et jaune d’or, à toitures gris-bleu.

Un bas-fond artificiel s’avançait loin dans la mer, terminé par une tour. Cette construction battue par les vagues se dressait au bord du talus côtier qui tombait dans l’océan à un kilomètre de profondeur. Au pied de la tour, descendait à pic un énorme tuyau de béton qui résistait à la pression des abysses. Il s’enfonçait dans une montagne sous-marine composée de rutile — oxyde de titane — presque pur. Tout le traitement du minerai se faisait sous le fond marin. On montait à la surface les lingots de titane pur et les résidus. Les flots jaunes balançaient le glisseur au débarcadère de la tour. Dar Véter profita d’un moment favorable pour sauter sur la plate-forme. De là, il grimpa sur la galerie abritée, où plusieurs personnes au repos étaient venues l’accueillir. Les travailleurs de cette mine qui lui semblait si isolée, n’étaient pas les sombres anachorètes qu’il avait imaginés sous l’effet de sa propre humeur. Des visages affables, quoique un peu las, lui souriaient. Cinq hommes et trois femmes: il y avait aussi du personnel féminin.

Dar Véter s’accoutuma en dix jours à son nouveau travail.

L’exploitation avait son réseau électrique: dans de vieilles mines du continent, se cachaient des générateurs d’énergie nucléaire de type E — on disait autrefois second type — qui ne donnait pas de radiations nuisibles et convenait de ce fait aux installations locales.

Un système très complexe de machines se déplaçait dans les entrailles de la montagne sous-marine et creusait la tendre roche brun-rouge. Le secteur le plus difficile était à l’étage inférieur, où se faisaient l’extraction et le concassage automatiques. On y recevait des signaux du poste central, situé en haut, et qui assurait la surveillance générale des dispositifs de coupe et de morcellement, le contrôle des variations de résistance et de ténacité du minerai, la vérification des tables de lavage. La vitesse de l’extraction et du concassage dépendait de la teneur en métal du minerai. Or, l’exigùité de l’espace protégé contre la mer empêchait de confier tout le soin du réglage aux robots.

Dar Véter était devenu mécanicien du groupe inférieur de machines. Son service quotidien avait lieu dans la pénombre des caveaux pleins de cadrans, où la pompe d’aération luttait à grand-peine contre la chaleur accablante, aggravée par la pression due aux inévitables fuites d’air comprimé.

Leur journée finie, Dar Véter et son jeune aide prenaient le frais sur la terrasse; après le bain et le repas, chacun regagnait sa chambre dans une maisonnette de la côte. Dar Véter tâchait de se remettre à l’étude des mathématiques cochléaires, mais il s’endormait de plus en plus tôt et ne se réveillait qu’à l’heure de la relève. Il se sentait mieux, d’un mois à l’autre. Son ancien contact avec le Cosmos semblait oublié. Comme tous les mineurs, il avait plaisir à voir démarrer les radeaux chargés de titane. Depuis la réduction des fronts polaires, les tempêtes terrestres avaient nettement faibli et une grande partie du trafic maritime se réalisait au moyen de radeaux remorqués ou automoteurs. Quand le personnel de la mine fut remplacé par un nouveau contingent, Dar Véter prolongea son séjour, avec deux autres enthousiastes des travaux miniers.

Rien n’est éternel en ce monde changeant: la mine marqua un temps d’arrêt pour les réparations courantes des machines d’extraction et de concassage. Dar Véter pénétra pour la première fois jusqu’au front de taille, par-delà le bouclier, où seul un scaphandre spécial lui permettait de braver la chaleur, la haute pression et les gaz toxiques qui fusaient par les fissures. Sous la lumière éblouissante, les parois de rutile scintillaient comme le diamant et jetaient des feux rouges, tels des yeux furibonds dissimulés dans le roc. Il régnait là un silence de mort. La perforatrice électrohydraulique et les énormes disques, émetteurs d’ondes ultra-courtes, s’étaient immobilisés après des mois d’activité. Des géophysiciens qui venaient d’arriver, s’affairaient dessous, installant leurs appareils pour vérifier les contours du gîte.

Là-haut, resplendissaient les jours calmes de l’automne méridional. Dar Véter, parti en excursion dans les montagnes, sentait vivement la solitude de ces masses rocheuses qui s’élevaient depuis des millénaires, entre mer et ciel. L’herbe sèche bruissait; le murmure du ressac s’entendait à peine. Le corps fatigué réclamait le repos, mais le cerveau captait avidement les impressions du monde qui semblait neuf après ce long et pénible travail souterrain.

L’odeur des falaises chauffées et des herbes du désert rappela à Dar Véter l’îlot de la mer lointaine qui recelait le cheval d’or. Une puissante voix intérieure lui promettait un avenir heureux, d’autant plus heureux qu’il serait lui-même meilleur et plus fort.

Qui sème la faute récolte la manie. Qui sème la manie récolte le caractère. Qui sème le caractère récolte le destin.

C’était un vieux dicton qui lui était revenu à la mémoire… Oui, la plus grande lutte de l’homme est la lutte contre l’égoïs-me. Il ne faut le combattre ni par les maximes sentimentales ni par une morale aussi belle qu’inefficace, mais par la notion dialectique que l’égoïsme est non pas un produit des forces du mal, mais l’instinct de conservation de l’homme primitif, qui a joué un grand rôle dans la vie sauvage. Voilà pourquoi les individualités fortes sont souvent caractérisées par un égoïsme difficile à vaincre. Cette victoire est cependant une nécessité, peut-être la principale nécessité du monde contemporain. C’est pour cette raison qu’on consacre tant d’efforts et de temps à l’éducation et qu’on étudie avec soin l’hérédité de chaque homme. Dans le grand mélange des races et des peuples, qui a créé la grande famille de la planète, se manifestent subitement des traits issus des profondeurs de l’hérédité. Il se produit parfois de singulières aberrations, qui remontent aux temps funestes de l’Ere du Monde Désuni, où l’expérimentation imprudente de l’énergie nucléaire détériorait l’hérédité d’un grand nombre de personnes… Autrefois on n’établissait que la généalogie des conquérants qui se disaient nobles pour se mettre au-dessus des autres. Mais aujourd’hui, nous comprenons l’importance de cette étude pour la vie, le choix d’une profession, le traitement des maladies. Dar Véter lui-même avait une longue généalogie, désormais inutile… L’étude des ancê«très était remplacée par l’analyse directe de la structure de l’organisme héréditaire, devenue particulièrement importante depuis que la vie humaine était prolongée. A partir de l’Ere du Travail Général, on vivait jusqu’à 170 ans, et voici que l’on comptait dépasser 300…

Un roulement de cailloux arracha Dar Véter à ses méditations. Deux personnes descendaient la pente: l’opératrice de la section d’électro-fonderie, femme timide et taciturne, excellente pianiste, et un petit homme alerte, ingénieur du service externe. Tous deux rouges d’avoir marché vite, ils saluèrent Dar Véter et s’apprêtaient à continuer leur chemin, lorsqu’il les arrêta, subitement assailli par les souvenirs.

— Il y a longtemps que j’ai quelque chose à vous demander, dit-il à l’opératrice. Je voudrais entendre la treizième symphonie cosmique en fa mineur bleu. Vous avez joué beaucoup de morceaux pour nous, mais pas cette œuvre.

— Celle de Zig Zor? s’informa la femme, et comme il faisait un signe affirmatif, elle se mit à rire.

— Il n’y a guère de musiciens qui puissent l’interpréter. Le piano solaire à triple clavier est trop pauvre, et il n’existe pas encore de transposition… Je doute qu’il y en ait jamais. Pourquoi ne réclameriez-vous pas l’audition de son enregistrement à la Maison de la Musique Supérieure? Notre poste est universel et bien assez puissant!

— Je ne sais pas m’y prendre, bredouilla Dar Véter, je n’ai…

— Je m’en occuperai ce soir! promit la musicienne et elle tendit la main à son compagnon pour repartir.

Le reste de la journée, Dar Véter fut obsédé par le pressentiment d’un événement capital. Mven Mas avait sans doute été dans le même état d’esprit, la première nuit de son travail à l’observatoire du Conseil. L’ex-directeur attendait avec une étrange impatience onze heures, temps fixé par la Maison de la Musique Supérieure pour la transmission de la symphonie.

L’opératrice d’électro-fonderie installa Dar Véter et les autres amateurs dans le foyer de l’écran hémisphérique, face à la grille d’argent du résonateur. Elle éteignit, expliquant que la lumière empêcherait d’apprécier le coloris de cette composition qui, ne pouvant être jouée que dans une salle spécialement aménagée, se trouverait, en l’occurrence, limitée par les dimensions de l’écran.

L’écran dégageait une faible lueur, on entendait dans la nuit le murmure étouffé de la mer. Tout à coup, un son s’éleva, très lointain, et si intense qu’il en semblait matériel. Il grandit, ébranlant la pièce et le cœur des auditeurs, puis tomba, de plus en plus grêle, et s’éparpilla en millions d’éclats cristallins. De petites étincelles orangées piquetèrent l’ombre. C’était comme le coup de foudre primitif, qui avait fondu des millions d’années auparavant les combinaisons simples du carbone en molécules plus complexes, devenues la base de la matière organique et de la vie.

Puis ce fut un flot de sons agités et incohérents, un chœur puissant d’énergie, d’angoisse et de désespoir, illustré de vagues fulgurations pourpres et écarlates.

La succession de notes brèves et perçantes esquissa un mouvement giratoire, et une spirale floue de feu gris s’enroula en haut. Subitement, le tourbillon du chœur fut transpercé de notes longues, fières et sonores, pleines d’impétuosité.

Une tache de feu, aux contours estompés, se zébrait de raies bleues, très nettes, qui filaient dans les ténèbres, par-delà la spirale, et sombraient dans la nuit d’horreur et de silence.

Ténèbres et silence, telle était la fin de la première partie.

Les auditeurs, un peu ébahis, n’avaient pas prononcé un mot que la musique reprit. Des sons puissants, accompagnés de rutilances multicolores, s’abattaient en larges cascades, toujours plus graves, toujours plus assourdis, et les feux superbes mouraient à un rythme mélancolique. Quelque chose de mince et de violent palpita dans les cascades, et les feux bleus remontèrent en une ascension rythmée.

Dar Véter, émerveillé, perçut dans les sons bleus une complication graduelle des rythmes et des formes, qui rendait on ne peut mieux la lutte primitive de la vie contre l’entropie… Ressauts, barrages, filtres retenant la chute de l’énergie aux niveaux inférieurs. La retenir pour un instant et vivre à cet instant! Les voilà, les voilà, les premiers remous de l’organisation si complexe de la matière!

Les flèches bleues se réunirent en sarabande de figures géométriques, de formes cristallines et de grilles qui se compliquaient proportionnellement aux combinaisons des tierces mineures, s’éparpillaient et se regroupaient tour à tour pour se dissoudre d’un seul coup dans la pénombre grise.

La troisième partie débuta par une lente répétition de notes graves, au rythme desquelles s’allumaient et s’éteignaient des lanternes bleues qui s’engloutissaient une à une dans l’abîme de l’infini et de l’éternité. Le flux des basses menaçantes s’amplifiait, s’accélérait, se changeait en une mélodie saccadée et lugubre. Les lumières bleues, telles des fleurs penchées sur de minces tiges de flamme, dépérissaient sous l’assaut de notes cuivrées et s’éteignaient au loin. Puis les rangs de feux ou de lanternes se resserraient, leurs tiges devenaient plus épaisses. Par une piste aux bords ardents qui se perdait dans la nuit impénétrable, les voix claires de la vie s’envolaient dans l’immensité de l’univers, animant de leur magnifique chaleur la morne indifférence de la matière mobile. La route noire se transformait en une coulée de flamme bleue où des paillettes multicolores dessinaient des arabesques de plus en plus capricieuses.

Les combinaisons subtiles des courbes harmonieuses et des surfaces sphériques étaient aussi belles que les quartes contradictoires, dont la succession faisait croître rapidement la complexité de la mélodie qui résonnait, de plus en plus forte et large, dans la rumeur sourde du temps…

Dar Véter, pris de vertige, ne pouvait plus suivre les nuances de la musique et de la lumière; il ne saisissait que les grandes lignes de cette œuvre impressionnante. L’océan bleu de notes limpides chatoyait, débordant de joie, de puissance, d’éclat. La tonalité s’éleva, la mélodie tournoya en spirale ascendante, toujours plus vite, et s’arrêta net, dans un éblouis-sement…

La symphonie était terminée. Dar Véter comprenait enfin ce qui lui avait manqué durant ces longs mois. Il lui fallait travailler plus près du Cosmos, de la spirale ininterrompue du progrès humain. Au sortir de la salle de concerts, il alla droit au bureau vidéophonique et appela la station centrale de placement de la zone Nord. Le jeune informateur qui avait dirigé Dar Véter sur la mine, le reconnut et parut heureux de le revoir.

— Le Conseil d’Astronautique vous a appelé ce matin, mais je n’ai pas pu établir le contact. Je vais vous mettre en communication.

L’écran s’obscurcit et se ralluma, présentant l’image de Mir Om, premier secrétaire du Conseil. Il semblait grave, triste même.

— Un grand malheur! Le satellite 57 a péri. Le Conseil vous confie une tâche très difficile. Je vous envoie un plané-tonef ionique. Soyez prêt!

Dar Véter resta sidéré devant l’écran éteint.

CHAPITRE VIII

LES ONDES ROUGES

Le vent soufflait sur le grand balcon de l’Observatoire. II apportait à travers la mer le parfum des fleurs tropicales, qui éveillait des désirs inquiets. Mven Mas n’arrivait pas à se recueillir comme il le fallait à la veille d’une grande épreuve. Ren Boz avait annoncé du Tibet que le remaniement de l’installation de Kor Ioule était terminé. Les quatre observateurs du satellite 57 voulaient bien risquer leur vie pour participer à une expérience telle qu’on n’en avait plus fait sur la Terre depuis longtemps.

Mais on agissait sans l’autorisation du Conseil et sans avoir débattu en public toutes les possibilités. Cela ressemblait à la fabrication secrète d’armes des époques sombres de l’histoire et donnait à l’affaire un arrière-goût de dissimulation peureuse, si impropre aux hommes modernes.

Le noble but qu’ils se posaient semblait justifier toutes ces mesures, mais… il aurait mieux valu avoir la conscience nette! L’ancien conflit de la fin et des moyens renaissait. L’expérience d’innombrables générations enseigne qu’il y a des moyens dont on ne doit pas abuser.

L’histoire de Bet Lon tracassait Mven Mas. Il y avait trente-deux ans, Bet Lon, célèbre mathématicien de la Terre, soutenait que certains symptômes de déviement dans l’action réciproque des champs magnétiques s’expliquaient par l’existence de dimensions parallèles. Il fit une série d’expériences curieuses sur la disparition d’objets. L’Académie des Limites du Savoir releva une erreur dans ses formules et donna aux phénomènes en question une explication absolument différente. Bet Lon avait un esprit puissant, hypertrophié aux dépens de la morale et de l’inhibition. Energique et égoïste, il s’obstina à expérimenter dans le même domaine. Pour obtenir des preuves décisives, il engagea de jeunes volontaires courageux, dévoués à la science. Ces hommes disparaissaient comme les objets, sans laisser de traces, et aucun ne donna de ses nouvelles de l’«au-delà», d’une autre dimension, ainsi que l’avait supposé le mathématicien sans cœur. Après avoir envoyé dans le «néant», c’est-à-dire exterminé douze personnes, il fut traduit en justice. Il sut démontrer sa conviction que les disparus continuaient à vivre dans une autre dimension et affirma n’avoir agi que du consentement des victimes. Condamné à l’exil, Bet Lon passa dix ans sur Mercure, puis émigra dans l’île de l’Oubli, gardant rancune à notre monde.

L’histoire, selon Mven Mas, ressemblait à la sienne. Là aussi, il y avait une expérience secrète, prohibée, dont les principes étaient réfutés par la science, et cette similitude déplaisait fort au directeur des stations externes.

La prochaine transmission par l’Anneau aurat lieu après-demain, ensuite il serait libre huit jours, pour tenter l’expérience!

Mven Mas leva la tête vers le" ciel. Les étoiles lui parurent plus brillantes et plus familières que jamais. Il en connaissait un grand nombre par leurs anciens noms, comme de vieux amis… N’avaient-elles pas été de tout temps les amies de l’homme, ses guides et ses inspiratrices?

Voici un astre discret, qui oblique vers le Nord: l’étoile Polaire ou gamma de Céphée. Dans l’Ere du Monde Désuni, elle faisait partie de la Petite Ourse, mais le virage du bord de la Galaxie, y compris le système solaire, tend vers Céphée. En haut, dans la Voie Lactée, le Cygne aux ailes déployées, une des constellations les plus intéressantes du ciel boréal, incline son long cou en direction du Sud. C’est là que luit la superbe étoile double que les Arabes anciens appelaient Alby-réo. En réalité, ce sont trois étoiles: la double Albyréo I et Albyréo II, grand astre bleu très lointain et pourvu d’un vaste système planétaire. Elle est presque à la même distance de nous que Deneb, situé dans la queue du Cygne, gigantesque étoile blanche, 4800 fois plus lumineuse que notre Soleil. Il y a huit ans à peine qu’on a reçu des mondes habités de Deneb la réponse au message envoyé la deuxième année de l’Ere de l’Anneau. Lors de la dernière transmission, le 61 du Cygne, notre fidèle ami, a capté un avertissement d’Albyréo II, qui garde son intérêt, bien que parvenu 400 ans après l’émission. Un célèbre explorateur du Cosmos, dont le nom transmis en sons terrestres était Vlihh oz Ddiz, avait péri dans la région de la Lyre en rencontrant le plus terrible danger de l’univers: l’étoile Ookr. Les savants de la Terre la rattachaient à la classe E, nommée ainsi en l’honneur d’Einstein, illustre physicien de l’antiquité, qui aurait prévu l’existence de ces corps célestes,

La chose fut longuement contestée par la suite et on établit même une limite de masse stellaire, connue sous le nom de limite Ghandrasekhar. Mais cet astronome des temps anciens ne fondait ses calculs que sur la mécanique d’attraction et la thermodynamique, sans tenir compte de la structure électromagnétique complexe des étoiles géantes. Or, c’étaient justement ces facteurs qui conditionnaient l’existence des étoiles E. Par leurs dimensions, ces étoiles rivalisaient avec les géants rouges de classe M, comme Antarès ou Bételgeuse, mais elles s’en distinguaient par une densité supérieure, à peu près égale à celle du Soleil. Leur attraction formidable arrêtait l’émission des rayons, elle empêchait la lumière de quitter l’étoile pour se répandre dans l’espace. Ces masses immenses existaient dans l’univers depuis des temps immémoriaux, absorbant dans leur océan inerte tout ce que pouvaient atteindre les tentacules irrésistibles de leur attraction. Dans la mythologie hindoue on appelait Nuits de Brahma les périodes d’inaction du dieu suprême, auxquelles succédaient les Jours, ou périodes d’activité. Cela ressemblait en effet à une longue accumulation de matière qui se terminait par Réchauffement de la surface de l’étoile jusqu’à la classe O zéro, c’est-à-dire cent mille degrés, bien que le phénomène n’eût certes aucun rapport avec la divinité. Il en résultait finalement une déflagration colossale qui éparpillait dans l’espace de nouvelles étoiles pourvues de planètes; ce fut le cas de la nébuleuse du Crabe dont le diamètre mesurait à présent cinquante billions de kilomètres. Son explosion égalait en force celle d’un qua-drillon de bombes à hydrogène de l’Ere du Monde Désuni. Les étoiles E, absolument obscures, ne se devinaient dans l’espace qu’à leur force d’attraction, et l’astronef qui passait dans leur voisinage était inévitablement perdu. Les étoiles invisibles infrarouges de classe T constituaient aussi un écueil sur le chemin des vaisseaux stellaires, ainsi que les nuages opaques et les corps entièrement refroidis, de classe TT.

Mven Mas songea que la création du Grand Anneau qui reliait les mondes peuplés d’êtres pensants, avait révolutionné la Terre et les autres planètes habitées. C’était avant tout la victoire sur le temps., sur la brièveté de la vie, qui ne permettait ni aux terriens ni à leurs confrères de pénétrer dans les profondeurs de l’espace. Un message envoyé par l’Anneau partait dans l’avenir, car sous cette forme la pensée humaine traverserait l’espace jusqu’à ce qu’elle eût atteint les régions les plus éloignées. La possibilité d’explorer les étoiles très lointaines devenait réelle, les contacts entre toutes les planètes capables de correspondre par l’Anneau n’étant plus qu’une question de temps. On avait reçu dernièrement la communication d’une étoile immense, dite gamma du Cygne. Elle se trouvait à 2 800 parsecs et le message aurait mis plus de 9 000 ans à parvenir, mais il était compréhensible aux terriens; les membres de l’Anneau dont l’esprit s’apparentait à celui des expéditeurs, avaient pu le déchiffrer. Il en allait tout autrement pour les amas et les systèmes sphériques d’étoiles, beaucoup plus anciens que nos systèmes plats.

Ainsi, au centre de la Galaxie, dans son nuage axial lumineux, il y a une vaste zone de vie, où des millions de systèmes planétaires ignorent l’obscurité de la nuit! On en a reçu des messages mystérieux, des tableaux de structures complexes, inexprimables par les notions terrestres. Voici huit cents ans qui l’Académie des Limites du Savoir s’évertue en vain à les déchiffrer. Peut-être — Mven Mas en eut le souffle coupé — peut-être que les systèmes planétaires proches, membres de l’Anneau, envoient des informations sur la vie intérieure de chaque planète habitée: science, technique, arts, tandis que les vieux mondes lointains de la Galaxie montrent le mouvement extérieur, cosmique, de leur science et de leur vie, la réorganisation des systèmes planétaires selon leur entendement: le nettoyage de l’espace encombré de météorites qui gênent le vol des astronefs, l’entassement de ces déchets et des planètes froides, inhabitables, sur l’astre central, pour prolonger son rayonnement ou élever à dessein la température de leurs soleils. Si cela ne suffit pas, on remanie les systèmes voisins, en vue de favoriser au maximum l’épanouissement de civilisations géantes.

Mven Mas se mit en communication avec le dépôt d’enregistrements mnémoniques du Grand Anneau et composa le chiffre d’un message lointain. Il vit défiler sur l’écran des images bizarres, venues de l’amas sphérique Oméga du Centaure, l’un des plus proches du système solaire, dont il n’était séparé que par 6 800 parsecs. La vive clarté de ses étoiles avait traversé pendant vingt-deux mille ans l’Univers, pour atteindre les yeux de l’homme terrestre.

Un brouillard bleu s’étendait en couches opaques et régulières, percées de cylindres noirs verticaux, qui tournaient assez rapidement. Ils se rétrécissaient insensiblement en forme de cônes plats, réunis par leurs bases. Le brouillard se déchirait alors en croissants de feu qui tourbillonnaient autour de l’axe des cônes. Le noir s’envolait, découvrant des colonnes d’une blancheur éblouissante, entre lesquelles saillaient en biais des pointes vertes à facettes.

Mven Mas se frottait le front devant cette énigme.

Les pointes s’enroulèrent en spirale autour des fûts blancs et s’éparpillèrent soudain en un torrent de boules scintillantes qui finirent par constituer un vaste anneau. L’anneau grandit en largeur et en hauteur. Mven Mas eut un sourire, débrancha l’appareil et revint à ses méditations…

A défaut de mondes habités ou, plus exactement, de contacts avec les latitudes supérieures de la Galaxie, les terriens ne peuvent encore se dégager de la zone galactique équatoria-le, obscurcie par les fragments et la poussière. Ils ne peuvent émerger des ténèbres qui enveloppent leur astre et ses voisins. C’est pourquoi l’Univers est difficile à connaître, malgré l’Anneau.

Mven Mas fixa l’horizon au-dessous de la Grande Ourse, où la Chevelure de Bérénice s’étendait sous les Lévriers. C’était le pôle nord de la Galaxie, une porte grande ouverte sur l’espace extérieur, comme au point opposé du ciel, dans l’Atelier du Sculpteur, non loin de la célèbre étoile Fomalhaut, où se trouve le pôle sud du système. Dans la région périphérique qui contient notre Soleil, l’épaisseur des spires de la Galaxie n’est que de 600 parsecs. On pourrait franchir de 300 à 400 parsecs perpendiculairement au plan de l’Equateur de la Galaxie, pour s’élever au-dessus du niveau de cette gigantesque roue stellaire. Ce trajet, inaccessible à un astronef, ne le serait pas aux transmissions de l’Anneau… mais aucune planète des étoiles situées dans ces régions n’a encore adhéré à ce réseau de communication…

Les mystères et les questions sans réponse disparaîtraient à jamais, si on réussissait à accomplir une révolution de plus dans la science: vaincre le temps, franchir n’importe quelle distance en un laps de temps voulu, parcourir en maître les espaces infinis du Cosmos. Alors, non seulement notre Galaxie, mais les autres îles d’étoiles seraient pour nous aussi proches que les îlots de la Méditerranée qui clapote en bas, dans la nuit. C’est ce qui justifie le projet téméraire de Ren Boz, que Mven Mas, directeur des stations externes de la Terre, allait réaliser d’ici peu. Si seulement on pouvait mieux fonder l’expérience, pour obtenir l’autorisation du Conseil…

Les feux orangés de la Voie Spirale étaient devenus blancs: deux heures du matin, période d’intensification du trafic. Mven Mas se rappela que demain c’était la fête des Coupes de Feu, à laquelle l’avait convié Tchara Nandi. Il ne pouvait oublier cette jeune fille à la peau cuivrée et aux gestes souples, qu’il avait rencontrée au bord de la mer. Elle était comme une incarnation de sincérité et d’élans primesautiers si rares à cette époque des sentiments disciplinés.

Mven Mas retourna dans la salle des transmissions, appela l’Institut de Métagalaxie qui travaillait la nuit, et demanda de lui envoyer le lendemain les films stéréoscopiques de plusieurs galaxies. Puis il monta sur le toit, où se trouvait son appareil des bonds à grande distance. Il aimait ce sport impopulaire et le pratiquait avec succès. Ayant attaché à son corps le ballon d’hélium, l’Africain s’envola d’une détente, en embrayant une seconde l’hélice alimentée par un accumulateur léger. Il décrivit dans l’air une courbe d’environ six cents mètres, atterrit sur la Maison de l’Alimentation, et recommença. En cinq bonds, il atteignit un petit jardin sous une falaise calcaire, ôta son appareil au sommet d’un pylône en aluminium et se laissa glisser à terre par une perche, vers son lit dur, placé au pied d’un énorme platane. Il s’endormit au murmure du feuillage. La fête des Coupes de Feu tenait son nom d’un poème de Zan Sen, célèbre poète historien, qui avait décrit un rite de l’Inde antique, selon lequel on choisissait les plus belles femmes pour offrir aux héros partant en guerre des épées et des coupes où brûlaient des aromates. Ces attributs n’étaient plus en usage depuis longtemps, mais demeuraient le symbole de l’héroïsme. Or, les exploits se multipliaient parmi la population courageuse et énergique de la planète. La grande capacité de travail, qu’on ne connaissait autrefois qu’aux individus particulièrement endurants, appelés génies, dépendait entièrement de la vigueur physique, de l’abondance d’hormones stimula-trices. Le souci de la santé, au cours des millénaires, avait assimilé l’homme ordinaire aux héros de l’Antiquité, avides de hauts faits, d’amour et de connaissance.

La fête des Coupes de Feu était la fête printanière des femmes. Chaque année, au quatrième mois après le solstice d’hiver, en avril d’après les noitions anciennes, les plus jolies femmes de la Terre montraient au public leurs talents de danseuses, de chanteuses et de gymnastes. Les fines nuances de beauté des différentes races, qui se manifestaient dans la population métissée de la planète, brillaient ici dans leur inépuisable diversité, comme les facettes des pierres précieuses, à la joie des spectateurs, depuis les savants et les ingénieurs fatigués par un travail assidu, jusqu’aux artistes inspirés et aux tout jeunes élèves du troisième cycle.

Non moins magnifique était la fête automnale d’Hercule, fête masculine célébrée le neuvième mois. Les jeunes gens parvenus à la maturité y rendaient compte de leurs Travaux d’Hercule. Par la suite, on prit l’habitude de soumettre au public les actions et les œuvres remarquables de l’année. La fête, devenue commune aux hommes et aux femmes, se partagea en journées de la Belle Utilité, de l’Art Supérieur, de l’Audace Scientifique et de la Fantaisie… Jadis Mven Mas avait été reconnu héros du premier et troisième jour…

Mven Mas apparut dans l’immense Salle solaire du Stade Tyrrhénien, juste au moment où Véda Kong chantait sur l’arène. Il repéra le neuvième secteur du quatrième rayon où étaient assises Evda Nal et Tchara Nandi, et se mit à l’ombre d’une arcade, écoutant la voix grave de la jeune femme. Vêtue d’une robe blanche, levant haut sa tête aux cheveux cendrés, le visage tourné vers les dernières galeries, elle chantait un air joyeux et semblait à l’Africain l’incarnation du printemps.

Chaque spectateur appuyait sur l’un des quatre boutons disposés devant lui. Des feux dorés, bleus, verts ou rouges, qui s’allumaient au plafond, apprenaient à l’artiste ce qu’on pensait de lui et remplaçaient les applaudissements bruyants d’autrefois.

Véda fut récompensée d’un rayonnement multicolore de feux dorés et bleus, auxquels se mêlaient quelques lumières vertes et, tout émue, alla rejoindre ses compagnes. Alors Mven Mas s’avança, accueilli avec bienveillance.

Il chercha du regard son maître et prédécesseur, mais Dar Véter restait invisible.

— Qu’avez-vous fait de Dar Véter? demanda-t-il d’un ton badin aux trois femmes.

— Et vous, qu’avez-vous fait de Ren Boz? repartit Evda Nal, et l’Africain évita en hâte ses yeux pénétrants.

— Véter fouille le sol en Amérique du Sud, en quête de titane, expliqua Véda Kong, plus charitable, et son visage tressaillit. Tchara Nandi l’attira d’un geste protecteur et pressa sa joue contre la sienne. Ces deux visages, si différents, s’apparentaient par leur tendresse.

Tandis que les sourcils de Tchara, droits et bas sous le front dégagé, rappelaient les ailes déployées d’un oiseau planeur et s’harmonisaient avec les yeux en amande, ceux de Véda se relevaient vers les tempes…

— Un oiseau qui s’envole…. songea l’Africain.

Les cheveux noirs et lustrés de Tchara lui retombaient sur la nuque et les épaules, mettant en valeur la coiffure sobre de la blonde Véda.

Tchara consulta l’horloge encastrée dans la coupole de salle et se leva.

Son costume frappa Mven Mas. Une chaîne en platine reposait sur ses épaules, un fermoir en tourmaline rouge chatoyait à son cou.

Les seins fermes, pareils à des coupes renversées, taillées par un orfèvre, étaient presque découverts. Une bande de velours violet passait entre eux, du fermoir à la ceinture. Des bandes analogues traversaient chaque sein en son milieu, tirées en arrière par une chaînette qui barrait le dos nu. La taille très mince était nouée d’une ceinture blanche, semée d’étoiles noires et munie d’une boucle de platine en forme de croissant. Derrière, la ceinture retenait une longue pièce de soie blanche, également ornée d’étoiles noires; pas de bijoux, sauf les boucles scintillantes des petits souliers noirs.

— Ça va être mon tour! dit-elle imperturbable, en se dirigeant vers l’arcade de l’entrée. Elle jeta un coup d’œil à Mven Mas et disparut, suivie d’un murmure intéressé et de milliers de regards.

Sur l’arène, il y avait maintenant une gymnaste, jeune fille admirablement faite, qui ne devait pas avoir plus de dix-huit ans. Eclairée d’une lumière d’or, elle exécuta au son de la musique une cascade d’envolées, de sauts et de pirouettes, s’im-mobilisant dans un équilibre inconcevable, aux passages lents de la mélodie. Le public approuva ces performances par une multitude de feux d’or, et Mven Mas se dit que Tchara Nandi aurait du mal à se distinguer après un tel succès. Un peu inquiet, il examina la foule en face de lui et reconnut soudain dans le troisième secteur, le peintre Kart San. Celui-ci le salua avec une gaieté qui lui parut déplacée: cet artiste qui avait peint d’après elle la Fille de la Méditerranée aurait dû s’inquiéter plus que les autres de l’effet du spectacle.

A peine l’Africain eut-il décidé d’aller voir après l’expérience la Fille de la Méditerranée, que les lumières d’en haut s’éteignirent. Le plancher en verre organique s’embrasa d’une lueur pourpre, telle de la fonte incandescente. Des feux rouges jaillirent de sous lia rampe. Ils se démenaient et essaimaient au rythme net de l’orchestre où le chant aigu des violons s’accompagnait du son grave des cordes en cuivre. Légèrement étourdi par la pétulance et la vigueur de la musique, Mven Mas ne remarqua pas tout de suite, au centre du champ de flamme, l’apparition de Tchara qui s’était mise en mouvement à une cadence qui stupéfiait les spectateurs.

Il se demanda avec angoisse ce qui arriverait si le rythme s’accélérait encore. Elle ne dansait pas seulement des pieds et des mains, tout son corps répondait à l’ardente musique par un souffle de vie non moins brûlant. L’Africain pensa que si les femmes de l’Inde antique étaient comme Tchara, le poète avait raison de les comparer aux coupes de feu et de donner ce nom à la fête féminine.

Les reflets de la scène et du plancher prêtaient au haie bronzé de la danseuse des tons de cuivre éclatants. Le cœur de Mven Mas battit la chamade: il avait vu cette couleur de peau chez les habitants de la merveilleuse planète de l’Epsilon du Toucan. C’est alors qu’il avait appris l’existence de corps spiritualisés capables de rendre par les gestes les plus fines nuances du sentiment, de l’imagination, de la passion, de îa soif du bonheur…

Lui qui s’en était allé dans le lointain, au-delà de quatre-vingt-dix parsecs, venait de comprendre que la richesse inépuisable des beautés terrestres pouvait offrir des fleurs aussi splendides que la vision chérie de la planète étrangère. Mais sa chimère l’avait tenu trop longtemps pour s’évanouir d’un seul coup. En prenant l’aspect de la Peau-Rouge de l’Epsilon du Toucan, Tchara ne faisait que confirmer Mven Mas dans ses intentions. S’il émanait tant de joie de la seule Tchara Nandi, que devait être le monde où la plupart des femmes lui ressemblaient?!

Evda Nal et Véda Kong, excellentes danseuses elles-mêmes et qui voyaient pour la première fois l’art de Tchara, en étaient émerveillées. Véda, en qui parlait Fanthropologiste et l’historien des races anciennes, conclut que les femmes de Gondvana — des pays chauds — avaient toujours été plus nombreuses que les hommes, décimés par les combats contre les bêtes féroces. Plus tard, lorsque les pays méridionaux très peuplés eurent engendré les Etats despotiques de l’Antiquité, les hommes continuèrent à périr, victimes des guerres, du fanatisme religieux et des caprices des tyrans. Les filles du Sud passaient par une sélection implacable qui aiguisait leur faculté d’adaptation. Dans le Nord, où la population était clairsemée et la nature assez pauvre, il y avait moins de despotisme politique des Siècles Sombres. Les hommes s’y conservaient donc en plus grand nombre, et les femmes étaient plus respectées.

Véda surveillait les moindres gestes de Tchara et y constatait une étrange dualité: ils paraissaient à la fois doux et violents. La douceur venait de la grâce des mouvements et de l’incroyable souplesse du corps., tandis que l’impression de violence se dégageait des brusqiies changements d’attitude, des virages et des arrêts subits, propres aux fauves. Les filles brunes de Gondvana avaient acquis cette souplesse féline dans l’âpre lutte pour l’existence, que les femmes humiliées et captives des continents méridionaux avaient menée pendant des millénaires… Mais comme elle s’alliait bien à la délicatesse égéenne du visage de Tchara…

Au langoureux adagio se mêlèrent des sons discordants d’instruments de percussion. Le rythme impétueux, toujours plus rapide, des hausses et des baisses de sentiments humains, s’exprimait dans la danse par des mouvements turbulents qui alternaient avec une immobilité de statue. L’éveil des sentiments assoupis, leur explosion violente, puis l’apaisement graduel, la mort et la renaissance, la fougue des passions inconnues, la vie enchaînée, en lutte avec la marche irrésistible du temps, avec la détermination nette et implacable du devoir et du destin. Evda Nal sentit à quel point le fond psychologique de cette danse lui était familier: le sang lui montait aux joues, sa respiration s’accélérait…

Mven Mas ignorait que la musique eût été composée spécialement pour Tchara, mais il ne craignait plus ce rythme endiablé, qu’elle suivait avec tant d’aisance. Les ondes de lumière rouge enveloppaient son corps cuivré, éclaboussaient de pourpre ses jambles nerveuses, se perdaient dans les plis sombres du velours, imprégnaient d’une clarté d’aurore la blancheur de la soie. Ses bras ramenés en arrière se figeaient lentement au-dessus de la tête. Le tourbillon des notes ascendantes s’interrompit tout à coup, sans finale; les feux rouges s’arrêtèrent, s’éteignirent. La lumière blanche inonda de nouveau la haute coupole. La danseuse fatiguée inclina la tête, et son abondante chevelure lui cacha le visage. Un bruit sourd succéda au clignotement des feux dorés: le public accordait à Tchara l’honneur suprême: il la remerciait debout, les mains jointes au-dessus de la tête. Et Tchara qui n’avait pas tremblé avant le spectacle, fut émue: elle rejeta ses cheveux tombants et se sauva en adressant un regard aux dernières galeries. Mven Mas avait compris le calme du peintre: l’artiste connaissait son modèle…

Les ordonnateurs annoncèrent l’entracte. Mven Mas s’élança à la recherche de Tchara. Véda Kong et Evda Nal sortirent dans l’escalier géant — un kilomètre de large — en smalt bleu ciel, qui descendait jusqu’à la mer. Le crépuscule du soir, diaphane et frais, les invitait à se baigner, suivant l’exemple de milliers d’autres spectateurs.

— Ce n’est pas sans raison que j’ai tout de suite remarqué Tchara Nandi, fit observer Evda Nal. C’est une admirable artiste. Nous venons de voir la danse de la vie, l’incarnation superbe de tout ce qui. constitue le fond de l’âme humaine et souvent sa dominante! Ce doit être l’Eros des anciens…

— Je vois maintenant que la beauté importe plus qu’on ne le croirait, comme l’affirme Kart San. C’est le bonheur et le sens de la vie, il l’a si bien dit, l’autre jour! Et votre définition aussi est juste! convint Véda en ôtant ses chaussures et entrant dans l’eau tiède qui léchait les marches.

— Oui, à condition que la force spirituelle naisse d’un corps sain et plein d’énergie, rectifia Evda Nal qui enleva sa robe et plongea dans les vagues limpides. Véda la rejoignit, et toutes deux nagèrent vers une grande île en caoutchouc dont la silhouette argentée brillait à mille cinq cents mètres du quai. Sa surface plane était bordée d’une rangée de conques en matière plastique nacrée, assez vastes pour abriter du soleil et du vent trois ou quatre personnes et les isoler complètement des voisins.

Les deux femmes s’étendirent sur le sol doux et oscillant d’une conque, en respirant le parfum tonifiant de la mer.

— Comme vous voilà brunie depuis que nous nous sommes vues sur la plage! dit Véda en examinant sa compagne. Vous avez donc été au bord de la mer ou vous avez pris des pilules de pigmentation?

— Ce sont les pilules, avoua Evda. Je n’ai été au soleil qu’hier et aujourd’hui. Je n’ai pas l’épiderme splendide de Tchara Nandi.

— Vous ne savez vraiment pas où est Ren Boz? poursuivit Véda.

— Je m’en doute, et cela suffit à me donner de l’inquiétude! répondit Evda Nal à voix basse.

— Vous voudriez?… Véda se tut sans avoir achevé sa pensée. Evda releva ses paupières et regarda l’autre dans les yeux.

— Ren Boz m’a l’air d’un… d’un gamin faible et naïf, répliqua Véda, hésitante. Tandis que vous, vous êtes d’un seul tenant, aussi forte d’esprit que le plus sage des hommes… On sent toujours en vous une volonté de fer…

— C’est ce que Ren Boz m’a dit. Mais votre opinion à son sujet est erronée, aussi unilatérale que Ren lui-même. C’est un esprit audacieux et puissant, d’une capacité de travail extraordinaire. Même à notre époque, on trouverait difficilement sur la Terre des hommes qui le vaillent. En comparaison de ses aptitudes, ses autres qualités semblent peu développées parce qu’elles sont comme chez la moyenne des gens, sinon plus infantiles. Oui, c’est un gamin, mais c’est aussi un héros dans toute l’acception du mot… Dar Vétér non plus n’est pas exempt de gaminerie, mais cela lui vient d’un plein de force physique, contrairement à Ren Boz qui en manque.

— Et que pensez-vous de Mven? s’enquit Véda. Vous le connaissez mieux maintenant?

— Mven Mas est une belle combinaison d’esprit froid et de passion archaïque. Très intelligent, très instruit, il est cependant un adorateur des forces de la nature!

Véda Kong éclata de rire.

— Ah, si je pouvais être aussi perspicace!

— Je suis psychologue de métier, répliqua Evda en haussant les épaules. Mais permettez-moi de vous poser une question à mon tour: savez-yous que Dar Véter me plaît beaucoup?

— Vous redoutez les compromis? fit Véda, empourprée. Rassurezvous, il n’y a là ni équivoques ni réticences, tout est clair comme le jour…

Et la jeune femme continua, sous le regard scrutateur du psychiatre:

— Erg Noor… nos chemins divergent depuis longtemps. Mais je ne pouvais céder à un nouvel amour tant qu’il était dans le Cosmos, je ne pouvais m’éloigner de lui, de crainte d’affaiblir l’espoir, la foi dans son retour. A présent, c’est redevenu une certitude. Erg Noor sait tout, mais il poursuit son chemin…

Evda Nal entoura de son bras mince les épaules droites de Véda.

— Alors, c’est Dar Véter?

— Oui! répondit Véda d’un ton ferme.

— Le sait-il?

— Non. Il le saura plus tard, quand la Tantra sera revenue… N’est-il pas temps de rentrer au stade? s’écria Véda.

— II faut que je parte, dit Evda Nal. Mes vacances touchent à leur fin. J’ai un grand travail qui m’attend à l’Académie des Peines et des Joies, et je tiens à revoir ma fille auparavant…

— Quel âge a-t-elle?

— Dix-sept ans. Mon fils est bien plus âgé. J’ai rempli le devoir de toute femme saine, à l’hérédité normale: deux enfants au minimum. Et maintenant j’en voudrais un troisième, mais tout fait!

Un tendre sourire éclaira le visage sérieux de la doctoresse et entrouvrit ses lèvres sinueuses.

— J’imagine un beau gosse aux grands yeux… à la bouche caressante et étonnée comme la vôtre… mais avec des taches de rousseur et un nez retroussé, dit malicieusement Véda en regardant droit devant elle. Son amie demanda après un silence:

— Vous n’avez pas encore de nouvelle tâche?

— Non, j’attends la Tantra, Puis il y aura une longue expédition.

— Venez donc voir ma fille, proposa Evda et l’autre consentit volontiers.

Tout un mur de l’observatoire était occupé par un écran hémisphérique de sept mètres de diamètre, pour la projection de films pris à l’aide de télescopes puissants. Mven Mas brancha un cliché d’ensemble d’un secteur du ciel proche du pôle Nord de la Galaxie, bande méridienne de constellations, depuis la Grande Ourse jusqu’au Corbeau et au Centaure. Là, dans les Lévriers, la Chevelure de Bérénice et la Vierge, il existait de nombreuses galaxies, amas discoïdes d’étoiles. On en avait découvert surtout dans la Chevelure de Bérénice, isolés, réguliers et irréguliers, en toutes positions, parfois très lointains, situés à des milliards de parsecs, quelques-uns formant des «nuages» de dizaines de milliers de galaxies. Les plus vastes atteignaient de 20 à 50 mille parsecs de diamètre, comme notre amas d’étoiles ou la galaxie NN 89105 + SB 23, qu’on appelait jadis M-31 ou Nébuleuse d’Andromède. On la voyait de la Terre à l’œil nu sous l’aspect d’un petit nuage dégageant une faible clarté. Les hommes avaient percé depuis longtemps son mystère. C’était un système stellaire en forme de roue, dont les dimensions dépassaient de moitié celles de notre immense Galaxie. L’étude de la Nébuleuse d’Andromède, malgré la distance de 450 mille parsecs qui la séparait des observateurs terrestres, avait largement étendu la connaissance de notre propre Galaxie.

Mven Mas se rappelait avoir vu dans son enfance de magnifiques clichés de galaxies, obtenus par inversion électronique des images ou au moyen de radiotélescopes puissants qui pénétraient encore plus loin dans les profondeurs du Cosmos, tels que les télescopes du Pamir et de Patagonie, dont chacun mesurait 400 kilomètres de diamètre. Les galaxies, amas de centaines de milliards d’étoiles situés à des millions de parsecs les uns des autres, avaient toujours éveillé en lui le désir ardent de connaître les lois de leur structure, l’histoire de leur formation et leurs destinées. Et il s’intéressait particulièrement à la question qui préoccupait tout habitant de notre globe: la vie sur les innombrables systèmes planétaires de ces îles de l’Univers, les flammes de pensée et de savoir qui y brûlaient, les civilisations humaines dans les espaces infiniment lointains de l’Univers…

Trois étoiles, nommées autrefois Sîrrhah, Mirrhah et Almah par les Arabes — alpha, bêta et gamma d’Andromède — disposées en ligne droite ascendante, apparurent sur l’écran. De part et d’autre de cette ligne, se trouvaient deux galaxies voisines: la Nébuleuse d’Andromède et la belle spirale M-33 dans la constellation du Triangle… Mven Mas changea la pellicule.

Voici, dans la constellation des Lévriers, une galaxie connue dès l’antiquité, et qu’on appelait alors NGK 5194 ou M-51. Située à 800 mille parsecs, c’est l’une des rares galaxies qui se présente à nos yeux perpendiculairement au plan de la «roue». Un noyau dense et brillant, composé de milliards d’étoiles, d’où partent deux bras en spirale, aussi denses à leur base. Leurs longues extrémités deviennent toujours plus ternes et plus floues et finissent par disparaître dans la nuit cosmique, allongées dans des sens opposés, sur des dizaines de milliers de parsecs. Entre ces branches principales, s’étendent de courtes traînées lumineuses, amas d’étoiles et nuages de gaz phosphorescent, incurvées comme les ailettes d’une turbine et alternant avec des paquets de matière opaque.

La vaste galaxie NGK 4565, dans la Chevelure de Bérénice, est de toute beauté. On l’apperçoit par la tranche à plusieurs millions de parsecs. Penchée de côté comme un oiseau planant, elle étale au loin son disque mince qui doit consister en branches spirales, tandis qu’au centre flamboie un noyau sphérique très écrasé, qui a l’air d’une masse lumineuse compacte. On voit nettement que ces îles stellaires sont plates: la galaxie peut se comparer à un rouage d’horlogerie. Ses bords s’estompent, comme s’ils se dissolvaient dans les ténèbres de l’infini. C’est à l’un des bords de notre Galaxie que se trouvent le Soleil et la Terre, grain de poussière microscopique, rattachée par le savoir à une multitude de mondes habités et déployant les ailes de la pensée humaine sur l’éternité du Cosmos!

Mven Mas projeta l’image de la galaxie NGK 4594 qui l’avait toujours intéressé plus que les autres. Vue également par la tranche, dans la constellation de la Vierge, et située à dix millions de parsecs, elle ressemblait à une grosse lentille rutilante, enveloppée de gaz lumineux. Une large bande noire — amas de matière opaque — la traversait suivant l’équateur. La galaxie luisait, telle une lanterne mystérieuse au fond d’un abîme.

Quels mondes se dissimulaient dans son rayonnement, plus intense que celui des autres galaxies et qui atteignait en moyenne la classe spectrale F? Comprenait-elle de puissantes planètes habitées, où la pensée s’appliquait, comme chez nous, à percer les mystères de la nature?

Le mutisme absolu des vastes îles stellaires faisait serrer les poings à Mven Mas. Il se rendait compte de la distance fantastique: la lumière mettait trente-deux millions d’années à parvenir jusqu’à cette galaxie! L’échange de messages prendrait donc soixante-quatre millions d’années!

Mven Mas choisit une autre bobine, et l’écran renvoya une grande tache de lumière vive, parmi des étoiles rares et pâles. Une bande noire irrégulière coupait en deux la tache ronde, accentuant par contraste son éclat; les extrémités élargies de la bande éclipsaient le vaste champ de gaz enflammé qui auréolait la tache lumineuse. Tel était le cliché obtenu par des moyens fort ingénieux, de galaxies affrontées dans la constellation du Cygne. Cette collision de galaxies aussi immenses que la nôtre ou que la Nébuleuse d’Andromède, était connue de longue date comme une source de radio-activité, la plus puis santé, sans doute, de la partie accessible de l’Univers. Les jets de gaz animés d’un mouvement rapide engendraient des champs électromagnétiques formidables qui diffusaient à travers le Cosmos la nouvelle de la catastrophe inouïe. La matière elle-même envoyait ce signal de détresse par un poste de mille quintillions de kilowatts. Mais la.distance entre les galaxies était si grande, que le cliché projeté sur l’écran montrait leur état d’il y avait des millions d’années. L’aspect actuel des galaxies qui s’interpénétraient, serait visible dans un nombre d’années si colossal, qu’on ne savait si l’humanité durerait jusque-là.

Mven Mas bondit et appuya les mains sur la table massive, à faire craquer les jointures.

Ce délai de millions d’années, inaccessible à des dizaines de milliers de générations, synonyme du «jamais» accablant pour la postérité la plus lointaine, pourrait être supprimé d’un coup de baguette magique. Cette baguette, c’était la découverte de Ren Boz et l’expérience qu’ils allaient faire ensemble.

Les points les plus éloignés de l’Univers se trouveraient à portée de la main I

Les astronomes de l’antiquité supposaient que les galaxies, s’écartaient les unes des autres. La lumière des îles stellaires lointaines, qui pénétrait dans les télescopes terrestres, s’altérait: les ondes lumineuses s’allongeaient, devenaient des ondes rouges. Ce rougissement attestait que les galaxies s’éloignaient de l’observateur. Les anciens, habitués à interpréter les phénomènes d’une façon rigide et unilatérale, avaient crée la théorie de la dispersion ou de l’expansion de l’Univers, sans comprendre qu’ils ne voyaient qu’un aspect du grand processus de destruction et de création. Seules, la dispersion et la destruction — c’est-à-dire le passage de l’énergie à des degrés inférieurs selon le deuxième principe de la thermodynamique — étaient perçues par nos sens et par les appareils destinés à les amplifier. Quant à l’autre aspect — accumulation, concentration, création — il était imperceptible aux hommes, car la vie elle-même puisait sa force dans l’énergie dispersée par les astres, ce qui conditionnait notre perception du monde environnant. Le cerveau humain a pourtant fini par pénétrer ces processus cachés de formation des mondes dans l’Univers. Mais à l’époque on croyait que plus la galaxie était loin, plus sa vitesse apparente d’éloignement était considérable" Finalement, on crut observer des vitesses proches de celles de la lumière. Certains savants déclarèrent que la limite de visibilité du Cosmos était la distance d’où les galaxies semblaient avoir atteint la vitesse de la lumière: en effet, nous n’en aurions reçu aucun rayon et n’aurions jamais pu les voir. On sait pourquoi la lumière des galaxies lointaines rougit. Le phénomène a plusieurs causes, ainsi que cela a toujours été dans l’histoire de la science. Des amas lointains d’étoiles, nous ne recevons que la lumière émise par leurs centres brillants. Ces masses énormes de matières sont entourées de champs électromagnétiques annulaires qui agissent sur les rayons lumineux par leur puissance et aussi par leur extension; ils ralentissent les vibrations de la lumière dont les ondes s’allongent et deviennent rouges. Dans l’antiquité, les astronomes savaient déjà que la lumière des étoiles trç§ denses rougissait, que les raies du spectre se déplaçaient vers l’extrémité rouge et l’étoile semblait s’éloigner, comme par exemple la naine blanche Sirius B, seconde composante de Sirius. Plus la galaxie est éloignée, plus le rayonnement qui nous en parvient est centralisé et plus le déplacement vers l’extrémité rouge du spectre est prononcé.

D’autre part, les ondes lumineuses qui franchissent une très grande distance sont «ébranlées», et les quanta de lumière perdent une partie de leur énergie. Ce phénomène est expliqué de nos jours: les ondes rouges peuvent aussi être des ondes ordinaires fatiguées, «vieillies». Ainsi, les ondes lumineuses, si pénétrantes, «vieillissent» en traversant les espaces démesurés. Quel espoir aurait donc l’homme de les franchir, à moins d’attaquer la gravitation même par son opposé, suivant les calculs de Ren Boz…

Enfin, l’angoisse a diminué! Nous avons raison de risquer cette expérience sans précédent!

Mven Mas sortit comme d’habitude sur le balcon de l’observatoire et s’y promena à pas précipités. Dans ses yeux fatigués clignotaient encore les galaxies qui envoyaient à la Terre leurs ondes rouges tels des signaux de détresse, des appels à la pensée toute-puissante de l’homme, Mven Mas eut un rire silencieux, plein d’assurance. Ces rayons rouges seraient un jour aussi familiers que ceux qui avaient éclairé le corps de Tchara Nandi à la fête des Coupes de Feu, de cette Tchara qui lui était soudain apparue sous l’aspect de la fille cuivrée d’Epsilon du Toucan, sa princesse lointaine…

Oui, c’est sur Epsilon du Toucan qu’il orienterait le vecteur de Ren Boz non plus seulement pour voir ce monde splendide, maïs aussi en l’honneur de sa représentante sur la Terre!

CHAPITRE IX

L’ÉCOLE DU TROISIÈME CYCLE

L’école 410 du troisième cycle se trouvait dans le sud de l’Irlande. De vastes champs des vignes et des bouquets de chênes descendaient des collines verdoyantes jusqu’à la mer. Véda Kong et Evda Nal, venues à l’heure des études, suivaient lentement le corridor qui faisait le tour des classes disposées sur le périmètre d’un bâtiment circulaire. Le temps était pluvieux, aussi les leçons se passaient-elles dans les salles et non sur les pelouses, à l’ombre des feuillages, comme d’ordinaire.

Véda Kong, qui se sentait redevenue écolière, marchait en tapinois et écoutait aux entrées en chicane, sans portes, comme dans la plupart des établissements scolaires. Evda Nal se prêta au jeu. Elles guignaient de derrière les cloisons, cherchant la fille d’Evda sans se faire voir.

Dans la première pièce, elles aperçurent tracé à la craie bleue, sur tout le mur, un vecteur entouré d’une spirale. Deux portions de la courbe s’encadraient d’ellipses transversales où était inscrit un système de coordonnées rectangulaires.

— Les mathématiques bipolaires! s’écria Véda avec une épouvante comique.

— Bien plus! Attendons un peu, répliqua Evda. «Maintenant que nous avons pris connaissance des fonctions ombrées du mouvement cochléaire ou mouvement spiral progressif qui se produit suivant un vecteur, nous abordons la notion du calcul répagulaire.

Le professeur grisonnant, aux yeux vifs, enfoncés dans les orbites, grossit la ligne à la craie:

— Il doit son nom à un mot latin qui signifie «barrière», plus exactement le passage d’un état à un autre, pris sous un aspect bilatéral… Le professeur montra une large ellipse dessinée en travers de la spirale. Autrement dit, c’est l’étude mathématique des phénomènes de transition réciproque…»

Véda se retira derrière la cloison, entraînant sa compagne par la main.

— Voilà du nouveau! C’est du domaine dont parlait votre Ren Boz sur la plage…

— L’école présente toujours aux élèves ce qu’il y a de plus nouveau et rejette constamment ce qui est caduc. Si la jeune génération ressassait les vieilles idées, comment assurerait-on un progrès rapide? On perd assez de temps déjà à transmettre les connaissances aux enfants. Il s’écoule des dizaines d’années avant que l’enfant soit assez instruit pour accomplir des oeuvres grandioses. Cette pulsation des générations, où on avance d’un pas pour reculer aussitôt de neuf dixièmes, jusqu’à ce que la relève ait grandi et se soit formée, est la plus dure loi biologique de la mort et de la renaissance. Bien des choses que nous avons apprises en mathématiques, en physique et en biologie sont désuètes. Votre branche à vous, l’histoire, vieillit moins vite, étant très vieille en soi.

Elles glissèrent un coup d’œil dans la pièce suivante. L’institutrice qui leur tournait le dos et les écoliers absorbés par ses paroles ne les remarquèrent pas. Les visages attentifs et les joues rosies des élèves témoignaient de l’intérêt qu’éveillait en eux la leçon. C’était la dernière classe du troisième cycle, car il y avait là des garçons et des filles de dix-sept ans.

— L’humanité a passé par les plus rudes épreuves, disait l’institutrice d’une voix émue, et le principal dans l’histoire scolaire reste toujours l’étude des grandes erreurs humaines et de leurs conséquences. Nous avons subi la complication excessive de la vie et des objets d’usage courant, pour en arriver à leur simplification maximum. La complication de la vie conduisait dialectiquement à l’appauvrissement de la culture spirituelle. Il ne doit pas y avoir d’objets superflus qui entravent l’homme, dont les sentiments et les perceptions sont beaucoup plus fins et plus nuancés dans une vie simple. Tout ce qui doit satisfaire les besoins quotidiens, est élaboré par les plus grands esprits, au même titre que les problèmes capitaux de la science. Nous avons suivi la voie d’évolution générale du monde organique, qui tend à libérer l’attention en automatisant les mouvements, en développant les réflexes dans l’activité du système nerveux. L’automatisation des forces productives de la société a créé un système analogue dans l’industrie et permet à de nombreuses personnes de se livrer à la tâche fondamentale de l’homme: les recherches scientifiques. La nature nous a pourvus d’un grand cerveau investigateur, dont les fonctions se limitaient autrefois à la recherche de la nourriture et à l’examen de sa comestibilité…

— C’est bien! chuchota Ëvda Nal, et là-dessus elle vit sa fille. Celle-ci, sans se douter de rien, contemplait pensivement la surface ondulée de la vitre qui cachait la vue du dehors.

Véda Kong la comparait curieusement à sa mère. Les mêmes cheveux noirs, plats et longs, noués chez la fille d’une cordelette bleu clair et repliés en deux grandes boucles. Le même ovale du visage, rétréci dans le bas, un peu enfantin à cause du front trop large et des pommettes saillantes. La jaquette blanche, en laine artificielle, soulignait la pâleur olivâtre du teint et le noir des yeux, des sourcils et des cils. Un collier de corail rouge relevait l’originalité incontestable de son type.

La jeune fille portait, comme toutes les élèves, une culotte courte, qui se distinguait des autres par des franges rouges sur les coutures latérales.

— Une parure indienne, murmura Evda Nal en réponse au sourire interrogateur de sa compagne.

A peine Evda et Véda avaient-elles regagné le corridor, que l’institutrice quitta la classe. Plusieurs élèves la suivirent, dont la fille d’Evda. Elle se figea soudain, à la vue de sa mère, son orgueil et son modèle de tout temps. Evda ignorait qu’il y eût à l’école un cercle de ses admirateurs, qui voulaient embrasser la même carrière que la célèbre doctoresse…

— Maman! chuchota la fillette, et jetant à la compagne de sa mère un regard timide, elle se serra contre Evda.

L’institutrice s’était arrêtée et s’approchait avec un aimable salut.

— Il faut que j’informe le conseil scolaire, dit-elle, sans tenir compte du geste de protestation d’Evda Nal, nous tirerons quelque profit de votre visite…

— Tirez plutôt profit de cette personne. Evda présenta Véda Kong.

La maîtresse d’histoire rougit et parut toute jeune.

— Très bien, fit-elle en tâchant de garder un ton grave, nous sommes à la veille de la promotion. Les conseils d’Evda Nal et un aperçu des civilisations et des races anciennes donné par Véda Kong — voilà qui vient à point pour nos pupilles! N’est-ce pas, Réa?

La fille d’Evda battit des mains. L’institutrice courut au pas gymnastique vers les bureaux situés dans un corps de bâtiment long et tout droit.

— Réa, si tu manquais les travaux manuels pour faire un tour avec nous dans le jardin? proposa Evda à l’adolescente. Je n’aurai pas le temps de te revoir avant que tu aies choisi tes Travaux d’Hercule. Nous n’avons pas pris de décision définitive la dernière fois…

Réa prit sa mère par la main, sans mot dire. Les études à l’école alternaient toujours avec les travaux manuels. Le polissage des verres optiques, qui faisait l’objet de la leçon suivante, était la besogne préférée de la jeune fille, mais pouvait-il y avoir quelque chose de plus intéressant et de plus important que l’arrivée de sa mère?

Véda se dirigea vers un petit observatoire qu’on apercevait au loin, et laissa la mère et la fille en tête à tête. Réa, pendue comme une gosse au bras robuste de sa mère, marchait d’un air songeur.

— Où est ton petit Kaï? s’enquit Evda, et la fillette s’attrista visiblement. Kaï était son élève: les grands fréquentaient les écoles voisines du premier ou du second cycle pour s’occuper dès filleuls qu’ils y avaient choisis. Cette aide aux instituteurs était imposée par le soin qu’on mettait à éduquer les enfants.

— Kaï a passé au second cycle et il est parti. Je le regrette tellement… Pourquoi nous déplace-t-on tous les quatre ans, de cycle en cycle?

— La monotonie des impressions fatigue l’esprit et émous-se les facultés. L’effet instructif et éducatif de l’école diminuerait d’une année à l’autre. C’est pourquoi les douze années d’école sont partagées en trois cycles de quatre ans, et après chaque cycle vous changez de contrée. Seuls, les bambins du cycle préscolaire zéro, âgés d’un à quatre ans, n’ont pas besoin de ces mutations.

— Et pourquoi chaque cycle étudie et vit à part?

— Vous devenez en grandissant des êtres de qualités différentes. La vie en commun de groupes de tout âge entrave l’éducation et agace les élèves eux-mêmes. Nous avons réduit la différence au minimum en repartissant les enfants dans trois cycles, mais c’est encore imparfait. Ainsi, le premier cycle doit évidemment être subdivisé en deux groupes, et c’est ce qu’on fera un jour… Mais voyons d’abord tes projets. Je vous ferai une conférence qui t’éclairera peut-être.

Réa se confia à sa mère avec la franchise d’un enfant de l’Ere de l’Anneau, qui n’avait jamais été en butte aux railleries vexantes et à l’incompréhension. Elle incarnait la jeunesse candide, mais déjà pleine d’attente rêveuse. A dix-sept ans, elle allait terminer l’école et accéder au triennat des Travaux d’Hercule, où elle se mêlerait aux adultes. Les travaux achèveraient de déterminer ses goûts et ses capacités. Ensuite, deux années d’études supérieures, qui donnaient aux jeunes spécialistes le droit d’exercer librement leur profession. Au cours de sa longue vie, l’homme acquérait cinq ou six spécialités et changeait d’emploi de temps à autre; mais les premières tâches difficiles, les Travaux d’Hercule, étaient d’une grande portée. Aussi les choisissait-on après mûres réflexions et toujours en consultant un aîné…

— Avez-vous subi les épreuves psychologiques de fin d’études? demanda Evda, les sourcils froncés.

— Oui. J’ai de 20 à 24 dans les huit premiers groupes, de 18 à 19 dans le dixième et le treizième, et même 17 dans le dix-septième, s’écria fièrement Réa.

— Bravo! fit Evda ravie. Tous les chemins te sont ouverts. Tu ne t’es pas ravisée quant au premier exploit?

— Non. Je serai infirmière dans l’île de l’Oubli, après quoi tout notre cercle travaillera à l’hôpital psychologique du Jutland.

Réa parla à sa mère du cercle de ses «adeptes». Evda ne fut pas avare de plaisanteries à l’adresse de ces psychologues zélés, mais Réa la persuada d’être leur mentor,

— Je serais obligée de rester ici jusqu’à la fin de mes vacances, remarqua Evda en riant. Que fera Véda pendant ce temps?

Réa se ressouvint de la compagne de sa mère.

— Elle est bonne, dit sérieusement la fillette, et presque aussi belle que toi!

— Beaucoup plus belle!

— Non, non… ce n’est pas du tout parce que tu es ma mère, insista Réa. Peut-être qu’elle est mieux à première vue. Mais tu portes en toi un sanctuaire spirituel qu’elle n’a pas. Je ne dis pas qu’elle n’en aura jamais. Elle ne l’a pas encore bâti. Quand ce sera fait, alors…

— Elle éclipsera ta maman, comme la lune éclipse une étoile.

Réa secoua la tête:

— Est-ce que tu resteras en place? Tu iras plus loin qu’elle!

Evda passa la main sur les cheveux lisses de la fillette et regarda son visage levé vers elle.

— Trêve de compliments, ma fille! Nous n’avons pas de temps à perdre.

Véda Kong suivait lentement l’allée d’un bois d’érables dont les larges feuilles humides murmuraient. La brume vespérale tentait de s’élever de la prairie voisine, mais le vent la dispersait aussitôt. Véda songeait au repos mobile de la nature et aux choix heureux des sites pour la construction des écoles. L’essentiel, dans l’éducation, c’est de développer le goût de la nature. L’homme qui se désintéresse de la nature, ne peut plus évoluer, car en désapprenant à observer, il perd la faculté de généraliser. Véda pensait à l’art d’enseigner, si précieux à l’époque où on avait enfin compris que l’éducation importait plus que l’instruction et qu’elle seule pouvait préparer l’enfant à la carrière difficile de l’homme véritable. Bien sûr, c’étaient les propriétés innées qui formaient la base du caractère, mais elles risquaient de demeurer stériles sans le façonnage habile de l’âme humaine par l’instituteur.

Véda Kong, le savant historien, se reporta aux temps où elle était elle-même une élève du troisième cycle, un jeune être tout en contradictions, qui brûlait de se dévouer et ne jugeait le monde que d’après son moi, avec l’égocentrisme propre à la jeunesse saine. Que de bien lui avaient fait alors les instituteurs: c’était décidément la plus noble profession du monde!

L’avenir de l’humanité est entre les mains de l’instituteur, car c’est grâce à lui que l’homme progresse et devient toujours plus fort, en livrant une rude bataille à soi-même, à son avidité et à ses désirs violents.

Véda Kong obliqua vers une crique bordée de pins, d’où parvenaient des voix fraîches, et rencontra bientôt une dizaine de gamins en tabliers de matière plastique, qui taillaient un long madrier de chêne avec des haches, outils inventés à l’âge de pierre. Les jeunes charpentiers saluèrent poliment la visiteuse et lui expliquèrent qu’ils construisaient un bateau à l’instar des héros d’autrefois, sans recourir aux scies automatiques et aux machines de montage. Pendant les vacances, ils feraient une croisière jusqu’aux ruines dé Carthage, avec les maîtres d’histoire, de géographie et de travaux manuels.

Véda leur souhaita bonne chance et voulut poursuivre son chemin, lorsqu’un garçon élancé, aux cheveux jaunes, s’avança:

— Vous êtes venue avec Evda Nal? Pourrais-je vous poser quelques questions?

Elle consentit gaîment.

— Evda Nal travaille à l’Académie des Peines et des Joies. Nous avons étudié l’organisation sociale de notre planète et d’autres mondes, mais nous ne savons rien de cette Académie…

Véda parla des vastes études psychologiques de la sociétéj de la statistique des peines et des joies dans la vie des individus, de la classification des peines suivant l’âge. On établissait ensuite la dynamique des peines et des joies suivant les étapes de l’évolution historique de l’humanité. Si diverse que fût la nature des chagrins, les bilans totaux révèlent desr lois importantes. Les Conseils qui dirigeaient le développement de la société, s’appliquaient à réparer les détériorations et à obtenir de meilleurs résultats. Seul l’accroissement des joies ou leur équilibre avec les peines pouvait assurer le progrès social.

— Alors, c’est l’Académie des Peines et des Joies qui est la principale? demanda un garçon aux yeux espiègles. Les autres se mirent à rire, et le premier interlocuteur de Véda Kong déclara:

— Ol cherche partout les principaux. Il rêve lui-même des grands chefs de l’histoire.

Véda sourit:

— C’est dangereux. Je vous assure, en tant qu’historien, que ces grands chefs étaient les gens les plus entravés et les plus dépendants de la Terre.

— Entravés par la détermination de leurs actes? demanda le garçon aux cheveux jaunes.

— Parfaitement. Mais c’était ainsi dans l’Ere du Monde Désuni et encore avant, lorsque les sociétés se développaient par à-coup, d’une manière spontanée. De nos jours, la primauté appartient à tous les Conseils, en ce sens que rien ne peut se décider sans l’assentimentde l’un d’eux.

— Et le Conseil de l’Economie? Personne ne peut agir sans lui, hasarda Ol, un peu confus mais nullement désarçonné..

— En. effet, car l’économie est la seule base réelle de notre existence. Mais il me semble que vous n’avez pas une idée tout à fait juste de la primauté… Avez-vous déjà étudié la cytoarchitectonique du cerveau humain?

Les garçons répondirent par l’affirmative.

Véda demanda un bâton et dessina sur le sable le ré-Seâû des institutions dirigeantes.

— Voici, au centre, le Conseil de l’Economie. Il est relié directement à ses organismes consultatifs: l’APJ (Académie des Peines et des Joies), l’AFP (Académie des Forces Productives), l’AP (Académie des Prédictions), l’APT (Académie de la Psychophysiologie du Travail). Ce trait oblique est la liaison avec le Conseil d’Astronautique, organisme autonome rattaché directement à l’Académie des Emissions Dirigées et aux Stations Externes du Grand Anneau. Ensuite…

Véda traça sur le sable un schéma complexe et poursuivit:

— Est-ce que cela ne vous rappelle pas le cerveau humain? Les centres de recherche et-de statistique sont les centres sensitifs; les Conseils — les centres d’association. Vous savez que toute la vie se compose de la dialectique d’attraction et de répulsion, du rythme des explosions et des accumulations, de l’excitation et de l’inhibition. Le centre principal d’inhibition est le Conseil de l’Economie, qui ramène tout sur le terrain des possibilités réelles de l’organisme social et de ses lois objectives. Cette action réciproque des forces contraires, convertie en travail harmonieux, est précisément notre cerveau et notre société, qui progressent d’un et l’autre d’une façon continue. Jadis on l’appelait à tort la cybernétique ou science de l’autorégulation et on s’efforçait de réduire les actions réciproques et les arrêts les plus complexes à des fonctionnements assez simples de machines. Mais c’était une erreur due à l’ignorance: à mesure que se développait notre savoir, les phénomènes et les lois de la thermodynamique, de la biologie, de l’économie s’avéraient plus complexes et réfutaient à jamais les idées simplistes sur la nature et les processus de l’évolution sociale.

Les enfants étaient tout oreilles.

— Qu’est-ce qui est le principal dans notre régime? demanda Véda à l’amateur de chefs. Il se taisait, embarrassé, mais le premier garçon lui vint en aide.

— Le progrès! lança-t-il bravement, et Véda fut saisie d’admiration.

— Cette excellente réponse mérite un prix! s’écria-t-elle. Et après s’être examinée, elle ôta de son épaule une agrafe en émail qui représentait un albatros sur la mer bleue. La jeune femme tendit le colifichet au gamin. L’autre hésitait à le prendre.

— En souvenir de notre conversation et du… progrès! insista-t-elle, et le garçon se décida.

Véda retourna vers le parc en retenant l’épaulière tombante de son corsage. L’agrafe était un cadeau d’Erg Noor, et le besoin subit de le donner, qui en disait long, attestait notamment le désir étrange de se débarrasser au plus vite du passé mort ou sur le point de mourir…

Toute la population de la cité scolaire était réunie dans la salle ronde, au centre de l’édifice. Evda Nal, en robe noire, monta sur l’estrade éclairée d’en haut et parcourut d’un regard calme les gradins de l’amphithéâtre. L’auditoire silencieux écoutait sa voix claire et modérée. Les haut-parleurs n’étaient utilisés que pour la sécurité technique. Les télévisophones avaient supprimé la nécessité des vastes salles publiques.

— Dix-sept ans marquent un tournant dans la vie. Vous prononcerez bientôt l’allocution traditionnelle à l’assemblée de l’arrondissement irlandais: «Vous, mes aînés, qui m’invitez sur le chemin du travail, recevez mon savoir et ma bonne volonté, acceptez mon labeur et enseignez-moi jour et nuit. Tendez-moi votre main secourable, car le chemin est ardu, et je votis suivrai.» Cette formule ancienne a un sens profond, dont je voudrais vous parler aujourd’hui.

On vous apprend dès l’enfance la philosophie dialectique appelée dans les livres secrets de l’antiquité le Mystère du Double. On en faisait jadis le monopole des «initiés», doués d’une grande force morale et spirituelle. Actuellement, dès l’âge de raison, on conçoit le monde à travers les lois de la dialectique, dont la puissance insigne sert toute l’humanité. Vous êtes nés dans une société bien organisée, créée par des générations de milliards de travailleurs anonymes qui luttèrent pour une vie meilleure aux époques de la cruauté et de la tyrannie. Cinq cents générations ont passé depuis la formation des premières sociétés caractérisées par la division scientifique du travail. Entre-temps, les races et les nations se sont mélangées. Tous les peuples ont légué à chacun de vous des gouttes de leur sang, comme on disait autrefois, des mécanismes héréditaires disons-nous aujourd’hui. Un travail immense a été fait pour épurer l’hérédité des conséquences de l’emploi inconsidéré des radiations et des maladies répandues autrefois, qui pénétraient dans ses mécanismes.

L’éducation de l’homme nouveau est un travail délicat, qui implique l’analyse individuelle et une foule de précautions. Il est bien fini, le temps où la société se contentait de gens éduqués tant bien que mal et dont on justifiait les défauts par l’hérédité, la nature innée de l’homme. De nos jours, toute personne mal éduquée est un reproche à la société, la triste erreur d’un grand collectif.

Mais vous qui n’êtes pas encore libérés de l’égocentrisme juvénile et de la surestimation du «moi», vous devez vous représenter nettement ce qui dépend de vous-mêmes, à quel point vous êtes l’auteur de votre propre liberté et de l’intérêt de votre vie. Le choix d’une carrière pour vous est très grand, mais la responsabilité personnelle qui en découle ne l’est pas moins. Nous n’en sommes plus au temps des ignares qui rêvaient du retour à la nature sauvage, de la liberté des rapports primitifs. L’humanité qui groupait des masses colossales d’individus, s’est trouvée un beau jour devant cette alternative: disparaître ou accepter la discipline sociale et subir une longue éducation. C’est le seul moyen de vivre sur notre planète, si riche que soit sa nature. Les pseudo-philosophes qui chantaient la nature, ne la comprenaient ni ne l’aimaient réellement, sans quoi ils auraient connu sa cruauté implacable.

L’homme de la société nouvelle s’est vu dans la nécessité de juguler ses désirs, sa volonté, ses pensées, de lutter contre le pire ennemi de l’homme, l’égoïsme, au profit de la collectivité et pour l’extension de sa propre intelligence. Cette éducation de l’esprit et de la volonté reste aussi obligatoire pour chacun de nous que l’éducation physique. L’étude des lois de la nature, de la société et de son économie a remplacé le désir personnel par le savoir conscient. Quand nous disons: «je veux», nous sous-entendons: «je sais que c’est possible».

Vous avez en vous un autre ennemi dangereux, un ennemi que nous combattons dès les premiers pas de l’enfant: la grossièreté naturelle des perceptions, qui passe quelquefois pour de l’ingénuité. La grossièreté, c’est la perte de la mesure et du bon sens, donc de l’amour, car la mesure de la compréhension est un degré de l’amour. Il y a des millénaires, les Grecs anciens disaient déjà métron — ariston, qui signifie: la mesure est le summum de tout. Et nous affirmons toujours que le sens de la mesure est le fondement de la civilisation.

Le niveau de la culture s’élève quand faiblit la cupidité, désir brutal de la possession, qui s’émousse vite et laisse un vague sentiment d’insatisfaction.

Nous vous avons enseigné le bonheur bien plus grand de l’abnégation, du dévouement, la joie ineffable du travail.

Nous vous avons aidé à vous affranchir du pouvoir des désirs et des objets mesquins, pour reporter vos joies et vos peines dans le domaine supérieur «le la création.

Le souci de l’éducation physique, la vie pure et régulière de dizaines de générations vous a débarrassés du troisième ennemi.terrible de l’esprit humain: l’indifférence due à une mollesse morbide du corps. Vous débutez dans le travail, chargés d’énergie, doués d’un esprit sain et parfaitement équilibré, où le rapport naturel des émotions fait dominer le bien sur le mal. Meilleurs vous serez, meilleure sera toute la société, car il s’agit là d’une interdépendance. Vous créerez un milieu spirituel élevé, en tant que parties intégrantes de la société, laquelle vous élèvera vous-mêmes. Le milieu social est le facteur essentiel de l’éducation et de l’instruction de l’homme. De nos jours, on s’éduque et s’instruit toute sa vie, et la société progresse rapidement…

Evda Nal s’interrompit, lissa ses cheveux du même geste que Réa, qui ne la quittait pas des yeux, et continua:

— Jadis on appelait rêves le désir de connaître la réalité du monde. Vous rêverez ainsi toute votre vie et jouirez du savoir, du mouvement, de la lutte et du travail. Ne faites pas attention aux chutes qui suivent les envolées de l’âme: ce sont des spires normales du mouvement commun à toute matière. La liberté est sévère, mais vous y êtes préparés par,la discipline de votre formation, et le sens de la responsabilité vous donne droit aux changements d’activité qui constituent le bonheur personnel. Les rêves de la douce inaction du paradis ont été démentis par l’histoire, car ils sont contraires à la nature de l’homme combattant. Toute époque a eu ses revers et les aura toujours, mais le bonheur de l’humanité est devenu l’ascension continuelle et rapide vers des cimes de plus en plus hautes du savoir et des sentiments, de la science et de l’art!

Sa conférence terminée, Evda Nal rejoignit les premiers rangs où Véda Kong la salua comme elle avait salué Tchara à la fête. Et tous les autres s’étaient levés, répétant ce geste d’enthousiasme.

CHAPITRE X

L’EXPÉRIENCE DU TIBET

L’installation de Kor Ioule se trouvait au sommet d’un plateau, à un kilomètre seulement de l’observatoire du Tibet du Conseil d’Astronautique. Quatre mille mètres d’altitude excluaient toute végétation ligneuse, sauf des arbres importés de Mars, au tronc vert sombre et dépourvus de feuillage, avec des branches recourbées vers le haut. L’herbe jaune pâle de la vallée ployait sous le vent, tandis que ces robustes représentants d’un monde étranger demeuraient absolument immobiles. Des éboulis de rochers longeaient les flancs des montagnes, tels des fleuves de pierre. Les plaques de neige resplendissaient de blancheur sous le ciel éclatant.

Derrière les vestiges d’un mur en diorite craquelée, ruines d’un couvent bâti avec une audace inouie à cette hauteur, s’érigeait une tour tubulaire en acier qui soutenait deux arcs ajourés. Une immense spirale parabolique en bronze de béryllium, constellée de contacts en rhénium, était fixée dessus en biais, I’évasement tourné vers le ciel. Une deuxième spirale, accotée à la première mais ouverte en direction du sol, recouvrait huit grands cônes en borazon verdâtre. Des tuyaux de six mètres de section y amenaient l’énergie. A travers la vallée s’échelonnaient des poteaux munis d’anneaux de guidage, dérivation temporaire de la ligne principale de l’observatoire qui recevait pendant son fonctionnement le courant de toutes les stations de la planète. Ren Boz regardait tous ces changements avec plaisir, en tiraillant ses mèches de cheveux rebelles. L’installation avait été montée par des volontaires en un temps record. On avait eu beaucoup de mal à creuser des tranchées dans la roche dure, sans faire venir de puissantes perforatrices, mais c’était fini. Les travailleurs qui voulaient naturellement, pour leur peine, assister à la grande expérience, avaient dressé leurs tentes un peu plus loin, sur une déclivité douce, au nord de l’observatoire.

Mven Mas qui détenait toute la force terrestre et les contacts avec le Cosmos, était assis sur la pierre froide, en face du physicien, et racontait, avec un léger frisson, les nouvelles de l’Anneau. Le satellite 57 servait depuis quelque temps à communiquer avec les astronefs et les planétonefs et ne travaillait plus pour l’Anneau. Quand Mven Mas eut annoncé que Vlihh oz Ddiz avait péri près de l’étoile E, le physicien fatigué s’anima.

— L’intensité maximum de l’attraction vers l’étoile E / augmente réchauffement au cours de l’évolution de l’astre. Il en résulte une géante violette d’une force monstrueuse, qui triomphe de l’attraction colossale. La partie rouge de son spectre est supprimée, car malgré la puissance du champ de gravitation, les ondes des rayons lumineux se raccourcissent au lieu de s’allonger.

— Elles deviennent violettes et ultraviolettes, confirma Mven Mas.

— Le processus va plus loin. L’accroissement continu des quanta aboutit à la transgression du champ zéro et donne la zone d’antiespace, second aspect du mouvement de la matière, qu’on ignore sur le globe terrestre, vu la petitesse de ses dimensions. Nous ne pourrions rien obtenir de pareil, même en brûlant tout l’hydrogène de l’océan…

Mven Mas fit un calcul mental instantané.

— Quinze mille trillions de tonnes d’eau, converties en énergie du cycle d’hydrogène suivant le principe de la relativité masse-énergie, cela fait, en gros, un trillion de tonnes d’énergie. Or, le soleil en fournit 240 millions de tonnes par minute; c’est donc à peine dix ans de rayonnement solaire!

Ren Boz eut un sourire satisfait.

— Et que donnera la géante bleue?

— Je ne puis le dire au juste. Mais jugez vous-même. Le Grand Nuage contient l’amas NGK 1910 près de la Nébuleuse de la Tarentule… Pardon, j’ai l’habitude d’employer les anciens noms!

— Aucune importance!

— Or, cet amas, dont le diamètre mesure seulement soixante-dix parsecs, compte au moins une centaine d’étoiles géantes.

En général, la Nébuleuse de la Tarentule est si brillante que si on la rapprochait de vous, mettons, à la distance où se trouve la Nébuleuse bien connue d’Orion, sa clarté serait égale à celle de la pleine lune.

II y a dans ce secteur la géante bleue ES de la Dorade, dont le spectre présente les raies claires de l’hydrogène et des raies sombres près du bord violet. Son diamètre est supérieur à celui de l’orbke de la Terre et sa luminosité équivaut à un demi-million de nos soleils! C’est d’une étoile de ce genre que vous voulez parler? Dans l’amas en question, il existe des étoiles encore plus volumineuses, d’une circonférence égale à l’orbite de Jupiter, mais elles ne font que s’échauffer.

— Laissons là ces géantes. Les hommes ont regardé pendant des milliers d’années les nuages annulaires du Verseau, de la Grande Ourse et de la Lyre, sans comprendre qu’ils avaient affaire aux champs neutres de gravitation zéro, état transitoire entre l’attraction et l’antiattraotion. C’était là l’énigme de l’espace zéro.

Ren Boz se leva brusquement du seuil du blindage de commande, construit en gros blocs enrobés de silicate.

— Je me suis reposé. Mettons-nous à l’œuvre!

Le cœur de Mven Mas battit la chamade, l’émotion lui serra la gorge. Il poussa un grand soupir. Ren Boz restait calme en apparence; seul, l’éclat fébrile de ses yeux révélait la concentration de pensée et de volonté d’un homme qui va tenter une entreprise dangereuse.

Mven Mas serra dans sa poigne la petite main ferme de Ren Boz. Un signe de tête, et voici la haute silhouette de l’Africain descendant la montagne en direction de l’observatoire. La bise hurla d’un ton lugubre, envoyée par les glaciers des monts qui gardaient la route comme de gigantesques sentinelles. Mven Mas, frissonnant, pressa le pas, bien qu’il eût tout le temps: l’expérience devait commencer après le coucher du soleil.

Mven Mas communiqua avec le satellite 57 par la radio de diapason lunaire. Les réflecteurs et les viseurs de la station fixèrent Epsilon du Toucan pour les quelques minutes de révolution du satellite entre le 33e degré de latitude nord et le Pôle Sud, où l’étoile était visible de son orbite.

Mven Mas prit place au pupitre de la salle souterraine, qui ressemblait beaucoup à celle de l’observatoire méditerranéen.

Revoyant pour la millième fois les données sur la planète d’Epsilon du Toucan, il vérifia méthodiquement le calcul de son orbite et se remit en liaison avec le satellite 57, afin d’exiger qu’au moment où le champ serait branché, les observateurs changent très lentement la direction suivant une courbe quatre fois plus grande que le parallaxe de l’étoile.

Le temps traînait en longueur. Mven Mas était obsédé par le souvenir de Bet Lon, le mathématicien criminel. Mais voici que l’écran du vidéophone montra Ren Boz au pupitre de l’installation expérimentale. Ses cheveux rudes étaient plus ébouriffés que d’ordinaire.

Les dispatchers des stations énergétiques se déclarèrent prêts. Mven Mas prit les manettes, mais un geste de Ren Boz l’arrêta.

— L’énergie est insuffisante. Prévenez la station auxiliaire Q de l’Antarctide.

— C’est fait, elle est prête.

Le physicien réfléchit un instant.

— Il y a des stations d’énergie F dans la presqu’île des Tchouktches et au Labrador. On devrait leur demander d’intervenir au moment de l’inversion du champ: je crains que l’appareil ne soit imparfait…

— Elles sont prévenues. Ren Boz, déridé, leva la main.

La formidable colonne d’énergie atteignit le satellite 57. Les jeunes visages surexcités des observateurs apparurent sur l’écran hémisphérique.

Après avoir salué ces hommes intrépides, Mven Mas s’assura que la colonne d’énergie suivait bien le satellite. Puis il brancha le courant sur l’installation de Ren Boz. L’image du physicien s’effaça de l’écran.

Les indicateurs du débit de puissance penchaient leurs aiguilles à droite, attestant une condensation toujours accrue.

Les signaux brillaient d’un éclat de plus en plus intense. A mesure que Ren Boz branchait l’un après l’autre les émetteurs du champ, les indicateurs de remplissage tombaient par à-coups vers la ligne zéro. Une sonnerie entrecoupée de l’installation expérimentale fit tressaillir Mven Mas. L’Africain savait ce qu’il avait à faire. Un tour de manette, et le courant en tourbillon de la station Q se déversa dans les yeux mourants des appareils, animant leurs aiguilles inertes. Mais à peine Ren Boz avait-il branché l’inverseur général, que les aiguilles retombèrent à zéro. Mven Mas relia presque instinctivement l’observatoire aux deux stations F.

Il lui sembla que les appareils s’étaient éteints, une étrange lueur pâle remplit le caveau. Les sons avaient cessé. L’instant d’après, l’ombre de la mort traversa l’esprit de l’Africain, estompant les sensations. Mven Mas luttait contre le vertige, les mains crispées au bord du pupitre, haletant d’effort et torturé par une douleur effroyable à la colonne vertébrale. La lumière s’intensifiait d’un côté de la salle souterraine, sans que Mven Mas pût dire duquel: peut-être de l’écran ou de l’installation de Ren Boz…

Soudain, un rideau mouvant parut se déchirer, et Mven Mas entendit nettement le clapotis des vagues. Une odeur subtile et indéfinissable pénétra dans ses narines dilatées. Le rideau s’écarta à gauche, tandis qu’une brume blafarde continuait à onduler dans le coin opposé. De hautes montagnes rougeâtres, ceintes de bois couleur d’azur, avaient surgi, très distinctes, et les vagues d’une mer violette clapotaient aux pieds de Mven Mas. Le rideau se retira encore, et l’Africain vit l’incarnation de son rêve: une femme au teint cuivré, accoudée à une table de pierres blanche polie, était assise sur le palier supérieur d’un escalier et contemplait l’océan. Elle l’aperçut tout à coup; ses yeux espacés marquèrent la surprise et l’admiration. La femme se leva, la taille gracieusement cambrée, et tendit à Mven Mas sa main ouverte. Une respiration rapide soulevait sa poitrine, et à cette minute hallucinante il se ressouvint de Tchara Nandi.

— Offa alli kor, fit-elle dune voix mélodieuse et SO-nore qui alla droit au cœur de Mven Mas. Il ouvrit la bouche pour répondre, mais à la place de la vision jaillit une flamme verte et un sifflement violent ébranla le local. Perdant connaissance, l’Africain sentit une force irrésistible le plier en trois, le tourner comme un rotor de turbine et l’aplatir finalement en forme de galette. Sa dernière pensée fut pour le satellite 57, la station et Ren Boz…

Le personnel de l’observatoire et les bâtisseurs qui se tenaient à distance, sur la pente de la montagne, ne virent pas grand-chose. Une lumière était passée dans le ciel profond du Tibet, éclipsant la clarté des étoiles. Une force invisible s’abattit sur la hauteur où se trouvait l’installation expérimentale et y souleva une trombe de cailloux. Le jet noir, d’un demi-kilomètre de large, comme tiré par un énorme canon hydraulique, fila vers l’observatoire, remonta et frappa de nouveau l’installation qui vola en éclats. L’air poussiéreux gardait une odeur de pierre chaude et de brûlé, qui se mêlait à un parfum bizarre, rappelant celui des côtes fleuries des mers tropicales.

Les gens aperçurent dans Ja yallée, entre le flanc arraché de la montagne et l’observatoire, un large sillon aux bords calcinés. L’observatoire était intact. Le sillon avait atteint le mur sud-est, détruit les cabines de transformateurs attenantes, et butaiî contre la coupole de la salle souterraine, recouverte d’une couche de basalte de quatre mètres d’épaisseur. Le ba-zalte était usé, comme par un gigantesque polissoir, mais une partie avait tenu bon, sauvant la vie à Mven Mas et protégeant le caveau.

Un ruisseau d’argent s’était figé dans une dépression du terrain: c’étaient les fusibles fondus de la station énergétique de réception.

On réussit bientôt à rétablir les câbles de l’éclairage auxiliaire. Le phare de la voie d’accès illumina un spectacle extraordinaire: le métal de l’installation expérimentale s’étendait en couche mince sur le chemin qui en paraissait chromé.

Dans l’escarpement abrupt, comme tranché au couteau, s’incrustait un morceau de spirale en bronze. La pierre s’étalait en couche vitreuse, telle la cire sous le cachet brûlant. Les spires du métal rougeâtre, semé de contacts en rhénium, y scintillaient comme une fleur d’émail. A la vue de ce bijou de deux cents mètres de diamètre, on était épouvanté par la force mystérieuse qui l’avait fabriqué.

Quand on eut déblayé l’entrée du souterrain, on trouva Mven Mas à genoux, la tête sur la marche inférieure de l’escalier. Aux instants de lucidité, il avait sans doute essayé de sortir. Parmi les volontaires il y avait des médecins. L’organisme robuste de l’Africain, réconforté par de puissants remèdes, triompha de la contusion. Mven Mas se leva, tremblant et titubant, soutenu des deux côtés.

— Ren Boz?

Les gens qui l’entouraient se rembrunirent. Le directeur de l’observatoire répondit d’une voix rauque:

— Ren Boz est horriblement mutilé. Je le crois perdu. — ’ Où est-il?

— Sur le versant oriental de la montagne. Il a dû être projeté hors de son installation. Au sommet, il ne reste plus rien… Les ruines mêmes sont rasées!

— Et Ren Boz est toujours là-bas?

— On ne peut pas le transporter. Il a les membres fracturés, les côtes et le ventre défoncés.

— Gomment?

— Le ventre est ouvert…

Les jambes fléchissantes, Mven Mas se cramponna convulsivement aux épaules de ceux qui le soutenaient. Mais il avait recouvré sa volonté et sa raison,

— Il faut sauver Ren Boz à tout prix! C’est un grand savant…

— Nous ne l’ignorons pas. Cinq médecins s’occupent de lui. On a construit au-dessus du patient une tente stérile pour l’intervention chirurgicale. Deux volontaires donnent leur sang. Le tïratron, le cœur et le foie artificiels fonctionnent déjà.

— Alors, conduisez-moi au bureau radiophonique. Mettez-vous en contact avec le réseau mondial et appelez le centre d’information de la zone Nord. Que devient le satellite 57?

— On l’a appelé. Pas de réponse.

— Les télescopes sont intacts?

— Oui.

— Repérez le satellite au télescope et examinez-le à l’inverseur électronique avec grossissement maximum…

L’homme de service du centre Nord d’information vit sur l’écran un visage ensanglanté, aux yeux hagards. Il eut du mal à reconnaître le directeur des stations externes, personnalité connue de toute la planète.

— Je veux parler à Grom Orm, président du Conseil d’Astronautique, et à la doctoresse Evda Nal.

L’homme fit un signe de tête et mania les boutons et les verniers de la machine mnémotechnique. La réponse vint au bout d’une minute.

— Grom Orm se documente, il passe la nuit au foyer du Conseil. Faut-il l’appeler?

— Oui. Et Evda Nal aussi.

— Elle est à l’école 410, en Irlande. Je vais essayer de l’avoir…

L’employé consulta le schéma au bureau radiophonique

— C’est indispensable! Il y va de la vie d’un grand savant!

L’homme détacha les yeux de ses schémas.

— Un accident?

— Un accident terrible!

— Je passe le poste à mon adjoint et je suis à vous. Attendez!

Mven Mas se laissa tomber dans le fauteuil qu’on lui avait avancé, et fit un effort pour recueillir ses idées et sa volonté. Le directeur de l’observatoire se précipita dans la pièce.

— On vient de fixer la position du satellite 57. Il n’existe plus!

Mven Mas se leva, comme s’il n’avait pas reçu de lésions. L’autre poursuivit son rapport accablant:

— Il reste un débris de l’avant — le port d’attache des vaisseaux stellaires — qui suit toujours l’ancienne orbite. Je suppose qu’il y a aussi de menus fragments, mais on ne les a pas encore découverts…

— Les observateurs…

— Ont certainement péri!

Mven Mas s’assit, les poings serrés. Il y eut un pénible silence. Puis l’écran se ralluma.

— Grom Orm est à l’écoute, au siège du Conseil, dit l’homme de service et il tourna la manette. Sur l’écran qui reflétait une vaste salle faiblement éclairée, apparut le masque expressif du président: visage en lame de couteau, nez busqué, regard sceptique des yeux enfoncés dans les orbites, pli interrogatif des lèvres pincées… Sous son regard, Mven Mas baissa la tête comme un gamin pris en faute.

— Le satellite 57 a péri! avoua-t-il sans préambules, avec la sensation de plonger dans une eau noire. Grom Orm tressaillit, son visage devint encore plus aigu.

— Comment cela se fait il?

Mven Mas raconta l’histoire en termes brefs et précis, sans dissimuler que l’expérience était interdite et sans se ménager. Le président du Conseil avait froncé les sourcils, de longues rides s’étaient creusées autour de sa bouche, mais ses yeux demeuraient calmes.

— Attendez, je vais faire secourir Ren Boz. Croyez-vous qu’Af Nout…

— Ah, si c’était lui!

L’écran ternit. L’attente parut interminable. Mven Mas se maîtrisait dans un effort suprême. Allons, encore une petite minute…, revoilà Grom Orm.

— J’ai trouvé Af Nout et lui ai envoyé un planétonef. Il lui faut au moins une heure pour préparer le matériel et prévenir ses assistants. Af Nout sera chez vous dans deux heures.

Assurez le transport d’une charge lourde. Au fait, votre expérience a-t-elle réussi?

La question prit l’Africain au dépourvu. Il avait certainement vu Epsilon du Toucan. Mais était-ce le contact réel de ce monde infiniment lointain? Ou bien l’action funeste de l’expérience sur l’organisme et le désir ardent de voir avaient-ils produit une hallucination? Pouvait-il annoncer au monde entier que l’expérience avait réussi et qu’il fallait de nouveaux efforts, de nouveaux sacrifices pour la répéter? Que la méthode de Ren Boz valait mieux que celles de ses prédécesseurs? De crainte d’exposer les autres, ils avaient tenté l’expérience à eux deux, les insensés! Qu’avait vu Ren, que pouvait-il raconter?… A supposer qu’il soit en état de parler et qu’il ait vu quelque chose…

Mven Mas se montra encore plus franc.

— Je n’ai pas la preuve du succès. J’ignore ce qu’a vu Ren Boz…

Une tristesse manifeste assombrit le visage de Grom Orm. Simplement attentif l’instant d’avant, il était devenu austère.

— Que comptez-vous faire?

— Permettez-moi de remettre mes pouvoirs à Junius Ante. Je ne suis plus digne de diriger la station. Mon devoir est de rester auprès de Ren Boz jusqu’à la fin… L’Africain resta court et se reprit: jusqu’à la fin de l’opération. Après quoi… je me retirerai dans l’île de l’Oubli en attendant le jugement… Je-me suis déjà condamné moi-même!

— Vous avez peut-être raison. Mais beaucoup de circonstances m’échappent, et je m’abstiens de me prononcer. Votre cas sera examiné à la prochaine séance du Conseil, Qui proposez-vous comme votre remplaçant, tout d’abord pour restaurer le satellite?

— Je ne connais pas de meilleur candidat que Dar Véter!

Le président approuva de la tête. Il dévisagea un moment l’Africain, comme s’il voulait ajouter quelque chose, puis il fit un geste d’adieu. L’écran s’éteignit à propos, car la tête de Mven Mas s’était brouillée.

— Informez Evda Nal de ma part,’ chuchota-t-il au directeur de l’observatoire qui se tenait à côté de lui. Il tomba, essaya en vain de se relever et ne remua plus.

La venue d’un homme de type mongoloïde, d’assez petite taille, au sourire gai et aux allures impératives, attira l’attention générale. Ses assistants lui obéissaient avec l’empressement joyeux des soldats de l’antiquité commandés par un grand capitaine. Mais le prestige. du maître n’annulait pas leur propre initiative. C’était un groupe uni de gens énergiques, prêts à combattre le pire ennemi de l’homme: la mort.

En apprenant que la fiche d’hérédité de Ren Boz n’était pas encore arrivée, Af Nout s’emporta; mais il se calma aussitôt, quand on lui dit qu’Evda Nal en personne s’était chargée de la remplir et de l’apporter.

Le directeur de l’observatoire demanda prudemment à quoi servirait l’hérédité de Ren Boz et quelle aide pouvaient lui fournir ses ancêtres. Af Nout plissa les paupières avec malice, comme s’il confiait un secret à un ami.

— L’ascendance de tout individu est étudiée non seulement pour comprendre sa structure psychique et établir les pronostics dans ce domaine. Non moins importantes sont les données sur les particularités neurophysioiogiques, la résistance de l’organisme, l’immunologie, la réaction sensitive aux trau-matismes et l’allergie aux remèdes. Le choix du traitement approprié est impossible sans la connaissance de la structure héréditaire et des conditions de vie des ancêtres.

Comme le directeur allait poser une autre question, Af Nout l’arrêta.

— J’en ai assez dit pour vous mettre sur la voie. Le temps presse!

Le directeur balbutia des excuses que le chirurgien ne se donna pas la peine d’écouter.

Sur la plate-forme aménagée au pied de la montagne, on dressait en hâte une salle d’opération où on amenait l’eau, le courant et l’air comprimé. D’innombrables ouvriers offraient leurs services à l’envi, et le pavillon en éléments préfabriqués fut monté en trois heures. Parmi les médecins qui avaient bâti l’installation expérimentale, les assistants d’Af Nout choisirent quinze personnes pour desservir cette clinique érigée en hâte. Ren Boz fut transféré sous la coupole en matière plastique translucide, entièrement stérilisée et ventilée à l’air pur, qui passait par des filtres spéciaux. Af Nout et quatre assistants entrèrent dans le premier compartiment de la salle d’opération et y restèrent plusieurs heures pour se désinfecter aux ondes bactéricides et à l’air saturé d’émanations antiseptiques, jusqu’à ce que leur haleine elle-même devînt stérile. Alors ils se mirent à l’œuvre, alertes et sûrs d’eux.

Pour les os fracturés et les veines rompues du physicien, on utilisait des crampons et des éclisses en tantale, qui n’irritaient par les tissus. Af Nout examina les lésions des entrailles. Les intestins crevés et l’estomac, débarrassés des parties nécrosées, furent recousus et placés dans un bain de solution cicatrisante B 314, qui correspondait aux facultés somatiques de l’organisme. Ensuite Af Nout entreprit la besogne la plus délicate. Il extraya de l’hypocondre le foie noirci, percé par les éclats des côtes, et pendant que les assistants tenaient l’organe en suspens, il tira à sa suite les fils ténus des nerfs autonomes sympathiques et parasympathiques. La moindre lésion de la plus fine ramille risquait d’entraîner des détériorations irréparables. D’un mouvement rapide, le chirurgien trancha la reine porte et adapta à ses deux extrémités des vaisseaux artificiels. Quand il eut fait de même pour les artères, Af Nout mit le foie dans un vase à part, rempli de solution B 314. Après cinq heures d’opération, tous les organes endommagés de Ren Boz se trouvaient dans des récipients. Le sang artificiel circulait dans son corps, propulsé par le cœur véritable et une pompe automatique qui le secondait. On pouvait attendre maintenant que les organes extraits fussent guéris. Af Nout n’avait pas la possibilité de remplacer carrément le foie malade par un autre, conservé dans les magasins chirurgicaux de la planète, car cela eût exigé des recherches supplémentaires dont la durée pouvait être fatale au malade. Un chirurgien resta pour veiller le corps, immobile et étalé comme un cadavre disséqué, pendant que l’équipe suivante achevait de se stériliser.

La porte de l’enceinte qui entourait la salle d’opération coulissa bruyamment et Af Nout parut, clignant des yeux et s’étirant comme un fauve à son réveil, escorté de ses aides maculés de sang. Evda Nal pâle et fatiguée, vint à sa rencontre et lui tendit la généalogie de Ren Boz. Il s’en saisit, la parcourut et poussa un soupir de soulagement.

— Je crois que tout ira bien. Allons nous reposer!

— Mais… s’il revient à lui?

— Non! Rien à craindre. Nous ne sommes pas assez bêtes pour négliger les précautions.

— Combien faut-il attendre?

— Quatre ou cinq jours. Si les analyses biologiques sont exactes et les calculs justes, on pourra opérer de nouveau, en réintégrant les organes à leur place. Puis il reprendra connaissance…

— Combien de temps pouvez-vous rester ici?

— Une dizaine de jours. La catastrophe s’est produite en pleines vacances. J’en profiterai pour visiter le Tibet où je ne suis jamais venu. Mon destin est de vivre là où il y a le plus d’hommes, c’est-à-dire dans la zone habitée!

Evda Nal lui jeta un regard admiratif. Af Nout sourit et remarqua d’un ton bourru:

— Vous me regardez comme on devait contempler autrefois l’image de Dieu. Cela messied à la plus sagace de mes élèves!

— Je vous vois, en effet, sous un jour nouveau. C’est la première fois que la vie d’un homme qui m’est cher est entre les mains d’un chirurgien, et je comprends l’émoi de ceux qui ont eu affaire à votre profession… Le savoir s’y allie à une habileté incomparable!

— Bon! Extasiez-vous, si ça vous chante. Quant à moi, je ferai non seulement une deuxième opération à votre physicien, mais encore une troisième…

— Laquelle? fit Evda Nal, inquiète. Mais Af Nout, les yeux clignés avec malice, se contenta d’indiquer le sentier qui montait de l’observatoire. Mven Mas y clopinait, la tête basse.

— Voici un autre de mes adorateurs… malgré lui. Tenez-lui compagnie, si vous ne voulez pas vous reposer; moi, je suis éreinté!

Le chirurgien disparut dans un repli de la colline, où on avait installé la maison provisoire des médecins. Evda Nal vit de loin que le directeur des stations externes avait les traits tirés et paraissait terriblement vieilli… Non, Mven Mas n’était plus directeur. Quand elle l’eut informé de son entretien avec Af Nout, il poussa un soupir de soulagement.

— Alors, je partirai, moi aussi, dans dix jours!

— Etes-vous sûr de bien agir, Mven? Je suis encore trop abasourdie pour comprendre la situation, mais il me semble que votre faute n’est pas si grave.

Le visage de Mven Mas se crispa douloureusement:

— Je me suis emballé pour la théorie brillante de Ren Boz. Je n’avais pas le droit d’engager toute la force de la Terre dans le premier essai.

— Ren Boz affirmait qu’il était inutile d’essayer avec une force moindre, répliqua Evda Nal.

— Eh effet, mais il aurait fallu commencer par des expériences indirectes. J’ai été sottement impatient, je ne voulais pas attendre des années. Quoi que vous disiez, le Conseil sanctionnera ma décision et le Contrôle d’Honneur et de Droit ne la révoquera pas!

— Je suis membre du Contrôle!

— Oui, mais il y en a dix autres. Et comme mon cas intéresse toute la planète, les Contrôles du Sud et du Nord siégeront ensemble: vingt et un membres, à part vous…

Evda Nal posa la main sur l’épaule de Mven Mas.

— Asseyons-nous, vous tenez à peine sur vos jambes. Sa-vez-vous qu’après le premier examen de Ren les médecins voulaient convoquer le concile de mort?

— Oui, je sais. Il manquait deux hommes. Les médecins sont routiniers, et d’après les vieilles règles qu’on n’a pas encore eu l’idée d’abroger, la mort légère d’un malade ne peut être décidée que par vingt-deux personnes.

— Il n’y a pas si longtemps que le concile de mort se composait de soixante médecins!

— C’était une survivance de cette crainte d’abus qui faisait que les médecins condamnaient inutilement les malades à de longues souffrances et leurs proches à d’affreuses tortures morales, alors qu’il n’y avait plus d’espoir et que la mort aurait pu être douce et instantanée… Mais voyez comme la tradition s’est révélée salutaire: il manquait deux médecins et j’ai réussi à faire venir Af Nout… grâce à Grom Orm.

— C’est ce que je tiens à vous rappeler. Votre concile de mort sociale ne compte pour le moment qu’une voix!

Mven Mas prit la main d’Evda et la porta à ses lèvres. Elle lui permit ce geste de grande amitié. Elle était pour le moment seule à soutenir cet homme énergique mais bourrelé de remords. Seule… et si Tchara Nandi avait été à sa place? Non, il n’était pas encore en état de revoir Tchara. Que les choses aillent leur train, jusqu’à la guérison de Ren Boz et la séance du Conseil d’Astronautique!

Evda changea de sujet:

— Vous ne savez pas quelle troisième opération doit subir Ren Boz?

Mven Mas réfléchit un instant, se remémorant les propos d’Af Nout.

— Le chirurgien veut profiter de l’occasion pour nettoyer son organisme de l’entropie. Ce qui eût été lent et difficile à l’aide de la physiohemotherapie est beaucoup plus rapide et plus effectif en combinaison avec une chirurgie aussi fondamentale.

Evda Nal évoqua dans son esprit tout ce qu’elle savait des principes de la longévité, du nettoyage de l’entropie amassée dans l’organisme. Les ancêtres de l’homme: poissons, sauriens, animaux arboricoles, ont légué à son organisme des couches de structures physiologiques contradictoires, dont chacune avait ses particularités de formation des rudiments en-tropiques de l’activité vitale. Etudiées au cours de millénaires, ces régions d’accumulation d’entropie, anciens foyers de vieillissement, de maladies, ont fini par céder à un nettoyage énergétique: lavement chimique et radio-actif de l’organisme, accompagné d’une stimulation par les ondes.

Dans la nature, l’affranchissement des êtres vivants de l’entropie se fait par le croisement de spécimens hétérogènes, c’est-à-dire de différentes lignes héréditaires. Le mélange de l’hérédité dans la lutte contre l’entropie et le puisement de nouvelles forces dans le milieu ambiant constituent le problème le plus complexe de la nature, que les biologistes, les physiciens, les paléontologistes et les mathématiciens s’évertuent à résoudre depuis des milliers d’années. Mais ils n’ont pas perdu leur peine: la durée possible de la vie a déjà atteint deux cents ans et, ce qui est particulièrement appréciable, la décrépitude exténuante a disparu…

Mven Mas devina les pensées cje la doctoresse.

— J’ai songé, dit-il, à la grande contradiction de la vie actuelle: une puissante médecine biologique qui réconforte l’organisme, et l’activité de plus en plus intense du cerveau qui consume rapidement l’être humain. Comme les lois de notre monde sont compliquées!

— Notamment parce que nous freinons le développement du troisième système de signalisation, convînt Evda Nal. La lecture des pensées facilite beaucoup les rapports des individus entre eux, mais elle exige une grande dépense de forces et affaiblit les centres d’inhibition. C’est ce dernier phénomène qui est le plus à craindre…

— N’empêche que la tension nerveuse réduit de moitié la vie de la plupart des véritables travailleurs. Autant que je comprenne, la médecine ne peut y remédier, sinon en interdisant le travail. Or, qui voudra abandonner le travail pour vivre quelques années de plus?

— Personne, car la peur de la mort fait se cramponner à la vie seulement ceux qui ont vécu retirés, dans l’attente de joies inéprouvées, dit Evda Nal, pensive, en songeant malgré elle que les cas de longévité se rencontraient le plus souvent dans l’île de l’Oubli…

Mven Mas, qui l’avait encore devinée, lui proposa avec brusquerie d’aller se reposer a l’observatoire. Elle obéit…

Deux mois après, Evda Nal retrouva Tchara Nandi dans la salle haute du Palais de l’Information qui ressemblait par ses colonnes élancées à une église gothique. Les rayons biais du soleil y créaient à mi-hauteur une belle clarté, sous laquelle régnait une douce pénombre.

La jeune fille se tenait appuyée à une colonne, les mains jointes dans le dos et les pieds croisés. Comme toujours, Evda Nal ne put s’empêcher d’admirer la simplicité de sa robe gris bleu, au corsage échancré.

A l’approche d’Evda, Tchara regarda par-dessus l’épaule et ses yeux tristes s’animèrent.

— Que faites-vous ici, Tchara? Je croyais que vous alliez nous charmer par une nouvelle danse, et voici que vous vous intéressez à la géographie.

— Il n’est plus temps de danser, dit Tchara sérieusement. Je cherche un emploi dans le domaine qui m’est familier. Il y a une place dans une usine de peaux artificielles des mers intérieures de Célèbes, et une autre au centre de culture des plantes vivaces, dans l’ancien désert de l’Atacama… Le travail dans l’Atlantique me plaisait. Quelle sérénité, quelle joie dans la communion instinctive avec la vigueur de la mer, dans la compétition habile avec ses vagues puissantes qui sont toujours là, sitôt la journée finie…

— Moi aussi, dès que je me laisse aller à la mélancolie, je me rappelle mon travail au sanatorium mental de Nouvelle-Zélande où j’ai débuté toute, jeune, comme infirmière. Et Ren Boz déclare aujourd’hui, après son terrible accident, n’avoir jamais été aussi heureux qu’au temps où il conduisait les vissoptères… Mais comprenez donc, Tchara, que c’est de la faiblesse! Vous êtes lasse de l’effort nécessaire pour vous maintenir au niveau que vous avez atteint dans votre art. Cette lassitude s’aggravera, lorsque votre corps aura perdu sa magnifique charge d’énergie vitale. Mais tant que vous êtes dans la force de l’âge, continuez à nous réjouir par votre talent et votre beauté.

— Si vous saviez ce qu’il m’en coûte, Evda! La préparation de chaque danse est une recherche délicieuse. Je me rends compte que le public en ressentira une joie nouvelle, une émotion de plus… Je ne vis que pour cela. Au moment d’exécuter mon projet, je me livre tout entière à l’élan passionné, à l’ardente langueur… Mon état se communique sans doute aux spectateurs et c’est peut-être là la cause du succès. Je me donne toute à vous tous…

— Et alors? Après, c’est la dépression?

— Oui! Je suis comme une chanson envolée ou l’exilée d’un monde disparu, qui n’a pour se consoler que l’admiration d’une jeunesse naïve… Je ne crée rien qui porte l’empreinte de la pensée…

— Mais vous impressionnez les âmes humaines, ce qui est mieux!

— C’est trop immatériel et éphémère…. je parle pour moi!

— Vous n’avez jamais aimé, Tchara?

La jeune fille baissa les cils et releva le menton.

— Cela se voit donc? questionna-t-elle à son tour. Evda Nal hocha la tête.

— Par amour j’entends un très grand sentiment, dont ne sont capables que les gens comme vous…

— Bien sûr, à défaut d’intellectualité, il me reste la richesse de la vie émotive…

— Le raisonnement est juste en principe, mais vous êtes, à mon avis, si douée du côté émotif, que le reste n’est pas forcément pauvre, quoiqu’il soit évidemment plus faible, en vertu de la loi naturelle des contradictions… Mais nous discutons dans l’abstrait, alors que j’ai à vous parler d’une affaire urgente, qui se rapporte directement au sujet. Mven Mas… La jeune fille tressaillit et Evda la sentit se renfermer. Elle prit Tchara par le bras et l’emmena dans une abside latérale dont le lambris de bois sombre rehaussait le bariolage bleu et or des larges vitraux.

— Chère Tchara, vous êtes une fleur terrestre éprise de lumière et transplantée sur une planète d’étoile double. Deux soleils, l’un bleu, l’autre rouge, brillent dans le ciel, et la fleur ne sait vers lequel se tourner. Mais vous qui êtes la fille du soleil rouge, pourquoi vous attacheriez-vous au soleil bleu?

Evda Nal attira tendrement la jeune fille qui se pressa soudain contre son épaule. La doctoresse caressait d’un geste maternel les cheveux abondants et un peu rudes, en songeant que des millénaires d’éducation avaient remplacé les joies égoïstes de l’individu par les joies plus grandes de la collectivité. Mais qu’on était encore loin de vaincre la solitude de l’âme, surtout d’une âme aussi complexe, riche de sentiments et d’impressions, nourrie par un tempérament sanguin… Elle dit à haute voix:

— Mven Mas… vous savez ce qui lui est arrivé?

— Bien sûr, toute la Terre commente son essai malheureux!

— Et qu’en pensez-vous?

— Il a raison!

— C’est mon avis. Aussi faut-il le sortir de l’île de l’Oubli. La réunion annuelle du Conseil d’Astronautique aura lieu dans un mois. On jugera son cas et on soumettra la sentence à la sanction du Contrôle d’Honneur et de Droit qui surveille le destin de tout habitant de la Terre. J’ai l’espoir bien fondé que la condamnation sera bénigne, mais il faut que Mven Mas soit ici. Il ne convient pas à un homme aussi émotif de s’éterniser dans l’île de l’Oubli, surtout dans la solitude!

— Suis-je assez vieux jeu pour faire dépendre mes projets des intentions d’un homme… même s’il m’est cher?

— Là, là, mon enfant. Je vous ai vus ensemble et je sais que vous êtes pour lui… ce qu’il est pour vous. Ne lui tenez pas rigueur d’être parti sans vous avoir revue. Imaginez ce que c’est pour un homme aussi fier de se présenter à sa bien-aimée — car enfin, vous l’êtes, Tchara! — sous l’aspect d’un pauvre vaincu traduit en justice et menacé d’exil? Comment aurait-il comparu devant vous qui êtes un ornement du Grand Monde?

— Il ne s’agit pas de cela, Evda. A-t-il besoin de moi, fatigué et brisé comme il l’est… Je crains qu’il ne manque de forces pour une grande envolée, non plus d’intelligence, mais de sentiment… pour l’amour actif dont je nous crois capables tous les deux… Ce serait alors une nouvelle perte de confiance en lui-même, et il ne supporterait pas d’être en désaccord avec la vie! J’ai pensé qu’il vaudrait mieux être en ce moment… dans le désert de l’Atacama!

— Vous avez raison, Tchara, mais seulement d’un point de vue. Il y a aussi la solitude et l’excès de scrupules d’un homme passionné qui n’a plus de soutien, puisqu’il a quitté notre monde. J’y serais allée moi-même… mais j’ai Ren Boz dont l’état grave réclame ma présence. Dar Véter, lui, va reconstruire le satellite: c’est son aide à Mven Mas. Je ne me tromperai pas en vous disant d’aller rejoindre Mven sans rien exiger de lui: ni projets d’avenir, ni amour, ni même un regard affectueux… Assistez-le, faites-le revenir sur sa décision farouche et rendez-le-nous. Vous le pouvez, Tchara! Irez-vous?

La jeune fille, haletante, leva sur sa compagne des yeux candides, mouillés de larmes.

— Aujourd’hui même!

Evda Nal l’embrassa de tout cœur.

— C’est cela, le temps presse. Nous prendrons ensemble la Voie Spirale jusqu’à l’Asie Mineure. Ren Boz est en traitement au sanatorium chirurgical de l’île de Rhodes, et vous, je vous enverrai à Déir ez Zor, aéroport des spiroptères sanitaires pour l’Australie et la Nouvelle-Zélande. J’envie le plaisir qu’aura le pilote de transporter au point voulu Tchara la danseuse et non la biologiste, hélas…

Le chef du train 116/7c invita Evda Nal et sa compagne au poste central de commande. Un corridor en silicolle passait sur les toits des immenses wagons. Les employés de service y circulaient d’un bout à l’autre du convoi, surveillant les appareils qui indiquaient la température des essieux, la tension des ressorts et du châssis de chaque voiture. Les compteurs d’atomes marqués contrôlaient le graissage et les freins. Les deux femmes montèrent l’escalier en colimaçon, traversèrent le corridor supérieur et atteignirent une vaste cabine en surplomb à l’avant du wagon de tête. Dans cet ellipsoïde de cristal, à sept mètres au-dessus de la voie, deux machinistes étaient assis de part et d’autre de la haute cloche pyramidale du robot conducteur électronique. Les écrans paraboloïdaux des téléviseurs permettaient de voir tout ce qui se passait alentour. L’antenne tremblotante de l’avertisseur signalait l’apparition d’un obstacle à cinquante kilomètres, bien que la chose ne pût se produire que dans des circonstances exceptionnelles. Evda Nal et Tchara avaient pris place sur un divan, contre la cloison postérieure de la cabine, à un demi-mètre au-dessus des sièges des mécaniciens. Elles se laissaient hypnotiser par le chemin qui filait à leur rencontre. La voie géante fendait les crêtes des montagnes, franchissait les plaines sur des remblais colossaux, traversait les détroits et les golfes sur des estacades basses.

La vitesse de deux cents kilomètres à l’heure changeait les arbres des talus en nappes continues, rougeâtres, couleur de malachite ou vert sombre, selon les essences: pins, eucalyptus, oliviers… La mer calme de l’Archipel, qui s’étendait des deux côtés de l’estacade, se ridait au souffle du vent soulevé par les wagons immenses. Les ondes se propageaient en éventail, obscurcissant la transparence bleue de l’eau…

Les deux femmes regardaient autour d’elles en silence, pensives, préoccupées. Quatre heures s’écoulèrent ainsi. Elles en passèrent quatre autres dans les fauteuils moelleux du salon de l’étage, parmi les voyageurs, et se quittèrent à la gare, sur la côte occidentale de l’Asie Mineure. Evda prit l’électrobus qui l’emmena au port, tandis que Tchara continuait son chemin jusqu’à la station du Taurus Oriental, d’où partait la première branche sud. Deux heures plus tard, elle était dans une plaine torride dont l’air sec vibrait de chaleur. C’était là, au bord de l’ancien désert de Syrie, que se trouvait Déir ez Zor, aéroport de spiroptères dangereux pour les lieux habités. Tchara Nandi ne devait jamais oublier les longues heures d’attente à Déir ez Zor. Elle méditait sans cesse ses actes et ses paroles en prévision de sa rencontre avec Mven Mas; elle faisait des projets de recherches dans l’île de l’Oubli, où tout s’effaçait dans la succession monotone des jours.

Enfin, on vit apparaître en bas, dans les déserts de Né-foud et Rob al-Khali, les vastes champs de cellules thermoélectriques, formidables centrales qui convertissaient la chaleur solaire en électricité. Elles s’alignaient en rangées régulières sur les dunes fixées et nivelées, sur les plateaux obliques, orientés vers le sud, dans les labyrinthes des ravins comblés. C’étaient des monuments de la lutte grandiose de l’humanité pour l’énergie, lutte entreprise après l’épuisement des réserves terrestres de houille et de pétrofe, après les premiers échecs de l’énergie atomique, quand l’humanité en fut réduite à utiliser surtout l’énergie du soleil, sous forme de centrales hydroélectriques et solaires. L’assimilation de nouveaux genres d’énergie — P, Q et F — avait mis fin depuis longtemps à ce rationnement strict. Les forêts d’aéromoteurs, autre réserve d’énergie de la zone habitée Nord, se dressaient, immobiles, le long de la côte méridionale de l’Arabie. Le spiroptère franchit aussitôt la limite estompée du continent et survola l’océan Indien. Cinq mille kilomètres n’étaient pas une distance considérable pour un appareil aussi rapide. Peu après, Tchara Nandi, accompagnée d’invitations à un retour prochain, descendait du spiroptère, les jambes gourdes.

Le directeur de la station d’atterrissage chargea sa fille de conduire la voyageuse en glisseur jusqu’à l’île de l’Oubli. Les deux jeunes filles savouraient la course rapide de l’esquif sur les grosses vagues du large. Le canot fonçait droit sur le rivage oriental de l’île vers une grande baie où se trouvait l’un des centres médicaux du Grand Monde.

Des cocotiers qui penchaient leurs palmes vers la plage frangée d’écume souhaitèrent la bienvenue à Tchara. Le centre était désert, tout le personnel étant parti à l’intérieur de l’île pour exterminer des tiques découvertes sur des rongeurs sylvestres.

Auprès du centre, il y avait des écuries. On élevait les chevaux pour travailler dans les endroits tels que l’île de l’Oubli et dans les maisons de cure où l’usage des vissoptères était défendu à cause du bruit et où les cars électriques ne pouvaient circuler, à défaut de routes. Quand Tchara eut pris du repos et se fut changée, elle alla voir ces bêtes superbes et rares. Elle rencontra là-bas une femme qui dirigeait adroitement les machines à distribuer le fourrage et à balayer. Tchara lui donna ou coup de main et on fit connaissance.

La jeune fille demanda comment elle pourrait retrouver au plus vite dans l’île une personne de sa connaissance. La femme lui recommanda de suivre une des caravanes sanitaires qui sillonnaient le pays en tous sens et le connaissaient mieux que les aborigènes. Le conseil plut à Tchara.

CHAPITRE XI

L’ILE DE L’OUBLI

Le glisseur traversait le détroit de Palk sous un fort vent debout, en bondissant par-dessus les vagues plates. Deux mille ans auparavant, il y avait là une barrière de bancs de sable et de récifs de coraux qui s’appelait le Pont d’Adam. Des processus géologiques récents l’avaient remplacée par une fosse profonde aux eaux noires, qui séparait l’humanité active des amateurs de repos.

Mven Mas se tenait près du garde-fou, les jambes écartées, et contemplait l’île de l’Oubli dont la silhouette grandissait peu à peu à l’horizon. Cette île immense, entourée d’un océan tiède, était un paradis terrestre. Le paradis, selon les anciennes idées religieuses, est un refuge’ posthume délicieux, sans soucis ni labeur. De même, l’île de l’Oubli servait de refuge à ceux que ne tentaient plus l’activité intense du Grand Monde et le travail en commun.

Blottis contre le sein de la Terre Nourricière, ils passaient là des années paisibles, en se livrant aux travaux simples et monotones de l’agriculture, de la pêche ou de l’élevage.

Bien que l’humanité eût cédé à ses faibles confrères une contrée vaste et fertile, l’économie primitive du pays ne pouvait assurer l’abondance à ses habitants, surtout aux époques de mauvaise récolte ou par suite d’autres désordres propres aux forces productives peu développées. C’est pourquoi le Grand Monde donnait toujours à l’île de l’Oubli une part de ses ressources.

Trois ports, dans lé nord-ouest, le sud et l’est de l’île, recevaient les vivres conservés pour de longues années, les médicaments, les moyens de défense biologique et les autres objets de première nécessité. Les trois gouverneurs résidaient également dans le nord, l’est et le sud et s’appelaient les chefs des éleveurs, des agriculteurs et des pêcheurs. Ces hommes élus par la population se distinguaient par la force de leur caractère. Certains seraient devenus d’implacables tyrans, sans la vigilance des Conseils de l’Economie et de la Santé, ainsi que du Contrôle d’Honneur et de Droit.

Dans l’île, voire dans le Grand Monde, il y avait des individus de l’odieuse catégorie des «taureaux» qui essayaient parfois de conspirer et de provoquer des émeutes. Les détachements sanitaires détruisaient les assassins aussi impitoyablement que les requins, les microbes et les reptiles venimeux.

Tout en examinant son futur refuge, Mven Mas se demanda s’il n’appartenait pas, lui aussi, à la catégorie des «taureaux», mais il repoussa aussitôt cette idée avec indignation. Le «taureau», fort et énergique, ignore la compassion et n’obéit qu’à ses instincts les plus vils. Ces gens qui tenaient leur caractère de combinaisons fortuites de l’hérédité, devaient se surveiller sévèrement toute leur vie pour être dignes de la société moderne. Mais ces défauts étaient devenus réparables, grâce à la connaissance approfondie des êtres vivants. Les souffrances, les discordes et les malheurs des temps anciens étaient toujours aggravés par les individus de cette espèce, qui se proclamaient sous divers titres gouvernants infaillibles, autorisés à réprimer toute opposition, à extirper toute idée et tout principe différents des leurs. Depuis, l’humanité abhorrait toute manifestation d’absolutisme et craignait particulièrement les «taureaux», qui vivaient au jour le jour, sans respecter les lois inviolables de l’économie, sans souci de l’avenir. Les guerres et l’économie inorganisée de l’Ere du Monde Désuni conduisirent au pillage de la planète. On abattit les forêts, on brûla les réserves de houille et de pétrole amassées pendant des millions d’années, on pollua l’air d’acide carbonique et de résidus fétides d’usines mal aménagées, on extermina de beaux animaux inoffensifs, jusqu’à ce que le monde fût parvenu au seul régime susceptible d’assurer l’existence de l’humanité: le régime communiste. Une longue tâche incomba à la postérité. Dans l’Ere de l’Unification il fallut réorganiser, au prix de grands efforts, des pays où les arbres eux-mêmes avaient dégénéré en buissons et le bétail en races naines. Des débris: éclats de verre, papiers, ferraille, souillaient le sol: des coulées de cambouis et des résidus chimiques empoisonnaient les cours d’eau et les rivages des mers. Ce n’est qu’après l’épuration radicale de l’eau, de l’air et de la terre que l’humanité donna son aspect actuel à la planète, où on peut marcher partout pieds nus, sans se blesser…

Mais lui, Mven Mas, nommé depuis moins de deux ans à un poste très important, avait détruit un satellite artificiel, fruit du labeur de milliers d’hommes et de l’habileté extraordinaire des ingénieurs. Il avait causé la mort de quatre savants dont chacun aurait pu devenir un Ren Boz… Et Ren Boz lui-même avait failli périr… L’image de Bet Lon qui se cachait quelque part dans les montagnes et les vallées de l’île de l’Oubli, reparut devant lui, poignante. Mven Mas avait vu avant son départ des photographies du mathématicien, et avait retenu pour toujours son visage volontaire, à la mâchoire massive, aux yeux rapprochés et enfoncés dans les orbites toute sa silhouette athlétique…

Le mécanicien du glisseur aborda l’Africain.

— Le ressac est violent, les vagues sautent par-dessus le môle. Il faut gagner le port sud…

— Pas la peine. Vous avez des radeaux de sauvetage. J’y mettrai mes vêtements et nagerai jusqu’à la grève.

Le mécanicien et le timonier le regardèrent avec respect. Les lames blafardes se chevauchaient lourdement sur un banc de sable, en cascades tonitruantes. Plus près de la côte, une cohue de vagues écumeuses et troubles assaillait la plage. Les nuées basses semaient une petite pluie tiède qui tombait en biais sous le souffle du vent et se mêlait aux embruns. Des silhouettes grises apparaissaient sur le rivage, à travers la brume.

Les deux marins échangèrent un regard, tandis que Mven Mas ôtait et pliait ses vêtements. Ceux qui partaient pour l’île de l’Oubli échappaient à la Tutelle de la Société où on se protégeait mutuellement et s’entraidait. Mais Mven Mas inspirait de la sympathie à tout le monde, et le timonier résolut de le prévenir du danger. L’Africain répondit par un geste insouciant. Le mécanicien lui remit une petite valise à fermeture hermétique.

— Tenez, voici des aliments concentrés pour un mois. Mven Mas réfléchit un instant et fourra la valise avec ses habits dans la chambre imperméable, boucla soigneusement le clapet et enjamba le garde-fou, le radeau sous le bras.

— Virez de bord! commanda-t-il. Le glisseur pencha dans un brusque virage. Mven Mas, projeté dans la mer, engagea une âpre lutte avec les flots. Les marins le voyaient tour à tour monter sur les crêtes échevelées et disparaître dans les dépressions.

— II est assez costaud pour s’en tirer, dit le mécanicien avec un soupir de soulagement. On dérive, faut s’en aller!

L’hélice rugit et le bateau fila au sommet d’une lame. La silhouette sombre de Mven Mas se dressa de toute sa hauteur sur la grève et s’estompa dans le brouillard…

Des gens vêtus de pagnes s’avançaient sur le sable tassé du rivage. Ils traînaient d’un air triomphant un grand poisson qui se débattait. A la vue de Mven Mas, ils s’arrêtèrent pour lui adresser un salut amical.

— Un nouveau venu de l’autre monde, dit en souriant un des pêcheurs. On peut dire qu’il sait nager. Viens, sois des nôtres!

Mven Mas les dévisagea d’un regard aimable et franc, puis il secoua la tête.

— Il me serait pénible d’habiter au bord de la mer et de regarder le vaste horizon en songeant au monde splendide que j’ai perdu. J’aime mieux me retirer au cœur de l’île, sur les plateaux des éleveurs…

Un pêcheur portant une barbe fournie et grisonnante qui devait passer ici pour un ornement, posa la main sur l’épaule humide de Mven Mas.

— Seriez-vous exilé?

L’Africain eut un sourire amer et tenta d’expliquer les raisons de sa retraite.

Le pêcheur lui jeta un coup d’œid triste et compatissant.

— Nous ne sommes pas faits pour nous entendre. Tant pis, allez par là —l’homme indiqua le sud-est, où les montagnes lointaines érigeaient leurs gradins bleus parmi les nuages —, le chemin est long et il n’y a pas d’autres moyens de locomotion que ceci… (L’insulaire frappa sa jambe musclée)…

Mven Mas, pressé de partir, suivit à grands pas le sentier sinueux qui escaladait les collines en pente douce…

Le trajet jusqu’à la zone centrale de l’île ne dépassait guère deux cents kilomètres, mais Mven Mas ne se pressait pas. A quoi bon! L’oisiveté faisait traîner les jours en longueur. Tant qu’il ne s’était pas remis de la catastrophe, son corps las réclamait le repos, la caresse de la nature. Sans les regrets cuisants, il aurait simplement joui de la vue des plateaux déserts, balayés par les vents, de l’obscurité et du silence des nuits tropicales.

Mais les jours passaient, et l’Africain qui errait dans l’île en quête d’une besogne à sa convenance, eut la nostalgie du Grand Monde. Il n’appréciait plus les paisibles vallées où on cultivait des vergers à la main, ni le murmure berceur des torrents limpides auprès desquels il restait des heures entières, puar les après-midi torrides ou les nuits de lune.

Eh oui, pourquoi compter le temps dont il n’avait que faire? Dans l’infini du temps en général, son temps à lui, son temps individuel était si peu de chose… Un instant bref, aussitôt oublié! Il devait en avoir été de même pour ses ancêtres héroïques de l’âge de pierre…

C’est maintenant seulement que Mven Mas comprenait que l’île méritait bien son nom. L’île de l’Oubli, anonymat obscur de la vie, des faits et des sentiments de l’homme primitif! Des faits oubliés par la postérité, parce qu’ils visaient à contenter les besoins égoïstes de l’individu, au lieu de servir l’humanité, de rendre la vie plus facile et meilleure pour tout le monde et de l’orner par les élans d’un art créateur.

L’Africain, reçu dans une commune d’éleveurs du centre du pays, gardait depuis deux mois déjà un troupeau de bovidés géants, métis de gaurs et de buffles, au pied d’une montagne baptisée d’un nom interminable, dans l’ancien langage des aborigènes.

Il faisait cuire longuement sur la braise du gruau noir dans une marmite enfumée, et le mois dernier il avait dû récolter dans la jungle des fruits et des noix, en émulation avec les singes goulus qui lui jetaient les noyaux et les écales. Cette cueillette s’était imposée après qu’il eut donné ses provisions à deux vieillards d’une vallée perdue, selon le principe altruiste de l’Ere de l’Anneau. Il avait alors compris ce que c’était que de chercher sa pitance dans les lieux inhabités. Quelle absurde perte de temps…

Mven Mas monta sur un rocher et regarda autour de lui. A gauche, le soleil déclinait vers le plateau; derrière, une montagne boisée dressait son sommet arrondi.

En bas, une rivière rapide luisait dans le crépuscule, entre des bambous pennés. Il y avait là, à une demi-journée de marche, des ruines envahies par les fourrés et vieilles de six mille ans; c’était l’ancienne capitale de l’île. D’autres villes abandonnées, plus grandes et mieux conservées, existaient dans le pays. Mais Mven Mas n’en avait cure pour le moment…

Les bestiaux étaient couchés, masses noires dans l’herbe assombrie. La nuit tombait à vue d’œil. Les étoiles s’allumaient dans le ciel obscurci. Ténèbres familières à l’astronome…. figures bien connues des constellations…. vive clarté des grands astres. On aperçoit aussi le Toucan fatal… mais les yeux humains sont si faibles! Il ne reverra jamais les spectacles grandioses du Cosmos, les, spirales des galaxies, les planètes mystérieuses et les soleils bleus. Ce ne sont pour lui que des lumières infiniment lointaines. Qu’importe que ce soient des étoiles ou des lampes fixées à une voûte de cristal, comme le croyaient les anciens. Pour lui, c’est pareil!

L’Africain se secoua et se mit à entasser du bois mort. Voici un autre objet devenu indispensable: un petit briquet. Peut-être commencerait-il un de ces jours, comme certains habitants, à absorber de la fumée narcotique, pour tromper l’ennui qui l’engluait!

Les flammes dansèrent, chassant l’obscurité, éteignant les étoiles. Les gros bovidés s’ébrouaient paisiblement. Mven Mas fixait le feu d’un regard pensif.

La planète radieuse n’était-elle pas devenue un gîte obscur pour Mven Mas?

Non, sa fière renonciation n’était que la vanité de l’ignorance. Il s’ignorait lui-même, il sous-estimait la valeur de sa vie créatrice, il ne réalisait pas la force de son amour pour Tchara. Plutôt sacrifier sa vie en une heure pour une grande cause du Grand Monde que de vivre ici un siècle…

L’île de l’Oubli comptait près de deux cents stations de cure dont le personnel, volontaires du Grand Monde, mettait à la disposition des habitants toute la puissance de la médecine moderne. Des jeunes du Grand Monde travaillaient également dans les détachements sanitaires qui préservaient l’île des maladies et des animaux nuisibles. Mven Mas évitait de les rencontrer, pour ne pas se sentir un réprouvé du monde de la beauté et du savoir.

Mven Mas fut relevé à l’aube par un autre berger. Ayant deux jours de libre, il décida de se rendre dans la petite ville voisine pour se procurer une cape, car les nuits dans la montagne devenaient fraîches.

Il faisait très chaud, lorsque Mven Mas descendit dans une vaste plaine tapissée de fleurs mauves et jaunes d’or, où voletaient des insectes aux couleurs vives. Une brise légère agitait les plantes dont les corolles délicates frôlaient au passage les genoux de l’Africain. Parvenu au milieu de l’immense champ, il s’arrêta, émerveillé par la beauté radieuse de ce parterre naturel. II se penchait d’un air pensif, pour caresser les pétales mouvants, et se sentait comme dans un rêve enfantin…

Un son rythmé s’éleva, presque imperceptible. Mven Mas leva la tête et vit une jeune fille qui marchait vite, dans les fleurs jusqu’à mi-corps. Elle se présenta de profil et Mven Mas admira sa jolie silhouette. Un vif regret lui perça le cœur: c’aurait pu être Tchara, si… si les choses avaient tourné autrement…

Le don d’observation du savant révéla aussitôt à Mven Mas que la jeune fille était inquiète. Elle se retournait et pressait le pas, comme si elle était poursuivie. L’Africain changea de direction et la rejoignit en hâte, redressant sa grande taille.

L’inconnue s’arrêta. Un fichu bariolé, noué en croix, emprisonnait son torse; le bas de sa jupe roug/était trempé de rosée. Les bracelets fins qui lui ceignaient les poignets sonnèrent plus fort, lorsqu’elle rejeta en arrière ses cheveux noirs emmêlés. Ses yeux tristes le regardaient fixement de sous les frisons courts qui lui tombaient en désordre sur le front et les joues. Elle haletait, sans doute essoufflée par une longue marche… Des gouttes de sueur perlaient sur son beau visage brun. Elle fit quelques pas hésitants à la rencontre de Mven Mas.

— Oui êtes-vous, où courez-vous ainsi? Avez-vous besoin secours?

Elle le dévisagea et répondit précipitamment:

— Je suis Onar, de la cité n° 5. Je n’ai besoin de rien!

— On ne le dirait pas! Vous êtes lasse et tourmentée. Qu’est-ce qui vous menace? Pourquoi refusez-vous mon aide?

La jeune filîe le regarda, et ses yeux rayonnèrent, profonds et purs comme ceux d’une femme du Grand Monde.

— Je sais qui vous êtes! Un homme venu de là-bas — elle indiqua du geste la direction de l’Afrique et de la mer —, un homme bon et confiant.

— Soyez-le aussi! On vous persécute?

— Oui! s’écria-t-elle avec" l’accent du désespoir, il me poursuit…

— Quel est celui qui ose vous terroriser et vous faire la chasse?

Elle s’empourpra et baissa les yeux.

— Un homme qui veut que je sois sa…

— N’êtes-vous pas libre de choisir? Peut-on se faire aimer par contrainte? Qu’il vienne, et je lui dirai…

— Non, non! Lui aussi est du Grand Monde, mais il est là depuis longtemps et il est aussi fort… mais pas comme vous… Il est terrible!

L’Africain eut un rire plein d’insouciance.

— Où allez-vous?

— A la cité n° 5. Je l’ai rencontré sur le chemin de la ville…

Mven Mas fit un signe de tête et prit la jeune fille par la main. Elle la laissa dans la sienne et le suivit sur le sentier qui menait à la cité.

En cours de route, tout en se retournant de temps à autre, d’un air anxieux, Onar raconta que son persécuteur était toujours escorté de deux hommes forts et méchants qui lui obéissaient.

La crainte de parler haut indignait Mven Mas. La haine des oppresseurs, des sociétés secrètes qui se cachaient de la conscience et du jugement du peuple, il l’avait puisée dès l’enfance dans l’histoire, dans les livres, les films et les œuvres musicales. Il ne pouvait se résigner à l’existence de l’oppression, si rare qu’elle fût, dans le monde actuel!

Mven Mas sursauta:

— Pourquoi les gens restent-ils passifs et ne préviennent pas le Contrôle d’Honneur et de Droit? Est-ce qu’on n’apprend pas l’histoire dans vos écoles et vous ignorez où mènent les plus petits foyers de violence?

— Nous le savons, répondit machinalement Onar, le regard fixe. Passé la plaine fleurie, le sentier s’enfonçait dans les fourrés en décrivant un brusque virage. Deux hommes surgirent au tournant et leur barrèrent la route. La jeune fille retira vivement sa main en chuchotant: Partez, homme du Grand Monde, j’ai peur pour vous!

— Saisissez-la, cria derrière un buisson une voix impérieuse. Ce ton brutal était étranger à l’époque de l’Anneau. Mven Mas se plaça instinctivement devant la jeune fille et tâcha de raisonner ces hommes féroces, mais il se tut bientôt, voyant que ses paroles restaient sans effet.

Les jeunes gens bien découplés coururent à lui et essayèrent de le repousser loin d’Onar, mais il était inébranlable comme un roc.

Alors, avec la rapidité de l’éclair, l’un des assaillants lui envoya un coup de poing dans la figure. Mven Mas vacilla. Il n’avait jamais eu affaire à des attaques pareilles, froidement calculées en vue de meurtrir.

L’autre ennemi le frappa aux reins, et Mven Mass entendit à travers le tintement de ses oreilles le cri angoissé d’Onar. Aveuglé par la fureur, il se jeta sur ses adversaires. Deux coups, au ventre et à la mâchoire, l’abattirent. Onar tomba à genoux pour le protéger, mais les scélérats l’empoignèrent avec une clameur de triomphe. Les coudes tirés en arrière, elle se cambra d’un geste douloureux, la tête renversée. Les mains souillées de terre et du sang de Mven Mas pressèrent le corps palpitant de la jeune fille, qui éclata en sanglots.

— Amenez-la! fit de nouveau la voix tonitruante. Un homme assez âgé et de très grande taille sortit de l’embuscade. Il était nu jusqu’à la ceinture; les muscles roulaient sous les poils gris de son torse athlétique.

Mais Mven Mas était revenu à lui. Les travaux d’Hercule de sa jeunesse l’avaient opposé à des ennemis plus redoutables, insoumis aux lois humaines. Il se remémora tout ce qu’on lui avait appris pour la lutte corps à corps avec les pieuvres et les requins.

L’Africain demeura quelques secondes à terre, afin de se remettre des coups reçus, puis il rejoignit d’un bond les ravisseurs. L’un d’eux se retourna pour parer l’attaque, mais Mven Mas le frappa en plein centre nerveux. L’homme s’écroula avec un hurlement bestial, son compagnon le suivit de près, culbuté d’un coup de pied. La jeune fille était libre. Mven Mas fit face au chef des assaillants qui avait déjà levé le bras. Mven Mas, qui cherchait l’endroit le plus sensible de l’adversaire, visa sa figure crispée de rage et recula soudain, stupéfait. Il avait reconnu ce masque aux traits prononcés, qui l’avait obsédé dans ses pénibles méditations sur l’expérience du Tibet.

— Bet Lon!

L’autre se figea, examinant cet homme basané, qu’il ne connaissait pas et qui avait perdu son expression débonnaire.

Ses deux acolytes s’étaient relevés, encore tordus par la douleur, et voulaient s’attaquer de nouveau à Mven Mas. Le mathématicien les arrêta d’un geste autoritaire.

— Bet Lon! s’écria Mven Mas. J’ai souvent envisagé la possibilité de notre rencontre, car je vous prenais pour un compagnon d’infortune. Mais j’étais loin de supposer que nous nous verrions dans des circonstances pareilles!

— Lesquelles? répliqua insolemment Bet Lon, en contenant la fureur qui allumait ses yeux.

L’Africain eut un geste de protestation:

— A quoi bon ces vaines paroles? Vous ne les prononciez pourtant pas dans l’autre monde, et vos actions bien que criminelles, étaient alors motivées par une grande idée. Et ici, qu’est-ce qui vous fait agir? ’

— Moi-même, et rien que moi! proféra Bet Lon entre ses dents, l’air dédaigneux. J’ai assez tenu compte des autres, des intérêts communs. C’est sans importance, je m’en suis convaincu. Des sages de l’antiquité le savaient déjà…

— Vous n’avez jamais pensé aux autres, interrompit l’Africain. Esclave de vos passions, vous voilà devenu une brute, un fourbe, presque un animal!

Bet Lon était sur le point de se jeter sur Mven Mas, mais il se maîtrisa.

— Convient-il à un homme du Grand Monde de mentir? Je n’ai jamais été un fourbe!

— Et eux? Mven Mas montra les deux jeunes gens qui écoutaient, perplexes. Où les menez-vous? Sous les balles nai-cotiques du détachement sanitaire? Vous devez bien comprendre que la suprématie illusoire, fondée sur la violence, conduit à l’abîme de l’infamie et de la mort.

— Je ne les ai pas trompés. Ce sont eux qui l’ont voulu!

— Vous avez usé de votre grande intelligence et de votre volonté pour exploiter le côté faible de l’âme humaine, qui a joué un rôle si fatal dans l’histoire: l’instinct de soumission, la tendance à se décharger de sa responsabilité sur quelqu’un de plus fort, le besoin d’obéir aveuglément et d’imputer sa propre ignorance, sa paresse, sa veulerie à un dieu, à une idée, à un chef militaire ou politique. Est-ce là l’obéissance raisonnable à l’éducateur de notre monde! Vous voudriez, comme les tyrans d’autrefois, vous entourer de serviteurs fidèles, c’est-à-dire de robots humains…

— Suffit, vous parlez trop!

— Je sais que vous avez trop perdu et je veux…

— Moi, je ne veux pas! Otez-vous de mon chemin! Mven Mas ne broncha pas. La tête penchée, il défiait Bet Lon, sentant tressaillir contre son dos l’épaule d’Onar. Et ce tremblement l’exaspérait bien plus que les coups reçus.

L’ex-mathématicien, immobile, regardait les yeux noirs de l’Africain qui flamboyaient de colère.

— Allez! exhala-t-il, en quattant le sentier et faisant signe à ses acolytes de s’écarter. Mven Mas reprit Onar par la main et l’emmena, suivi du regard haineux de Bet Lon.

Au tournant du sentier, Mven Mas s’arrêta si brusquement qu’Onar heurta son dos.

— Bet Lon, revenons ensemble dans le Grand Monde!

Le mathématicien retrouva son rire insouciant, mais l’oreille fine de l’Africain perçut dans cette bravade une pointe d’amertume.

— Qui êtes-vous pour me proposer cela? Savez-vous…

— Oui, je sais. Moi aussi, j’ai fait une expérience interdite, qui a coûté la vie à plusieurs personnes… Nos voies d’investigation étaient voisines et vous… vous, moi et d’autres sommes à la veille de la victoire f Vous êtes un homme utile à l’humanité, mais pas dans cet état…

Bet Lon s’approcha, les yeux à terre, puis il fit soudain volte-face et jeta par-dessus l’épaule un refus brutal. Mven Mas s’éloigna par le sentier, sans mot dire.

Il restait une dizairîe de kilomètres jusqu’à la cité n° 5.

Ayant appris que la jeune fille était seule au monde, il lui conseilla de déménager dans une localité maritime de la côte orientale, pour ne plus rencontrer son persécuteur. L’ancien savant devenait un despote dans la vie paisible et retirée des éleveurs montagnards. Pour prévenir le danger, Mven Mas décida de demander tout de suite aux autorités de surveiller ces trois hommes. Mven Mas prit congé d’Onar à l’entrée de la cité. La jeune fille lui apprit qu’on avait récemment découvert, dans les bois de la montagne en forme de dôme, des tigres échappés de la réserve ou demeurés depuis des temps immémoriaux dans les fourrés impénétrables qui entouraient le plus haut sommet de l’île. Lui saisissant la main, elle le pria d’être prudent et de ne pas traverser les montagnes la nuit. Mven Mas rebroussa chemin d’un pas pressé. Il réfléchissait à ce qui venait de se passer et revoyait le dernier regard de la jeune fille, empreint d’inquiétude et d’un dévouement qu’on rencontrait rarement, même dans le Grand Monde.

Il songea pour la première fois aux véritables héros du passé, restés bons et courageux dans un enfer d’humiliations, de haines et de souffrances physiques; il se dit que la vie d’autrefois qui paraissait si dure aux hommes actuels, contenait, elle aussi, du bonheur, de l’espoir, de l’activité, parfois même plus intense qu’à l’époque superbe du Grand Anneau. Mven Mas évoqua presque avec irritation les théoriciens de ce temps-là, qui se fondaient sur la lenteur mal comprise de la transformation des espèces et prédisaient que l’humanité ne serait pas meilleure dans un million d’années.

S’ils avaient mieux aimé les hommes et connu la dialectique de l’évolution, cette ineptie ne leur serait jamais venue à l’esprit.

Le couchant teintait le rideau de nuages derrière la cime ronde de la haute montagne. Mven Mas plongea dans la rivière et y lava la boue et le sang du combat…

Rafraîchi par le bain et tout à fait, calmé, il s’assit sur une pierre plate pour se sécher et se reposer. N’ayant pas réussi à atteindre la cité avant la tombée de la nuit, il comptait franchir la montagne au lever de la lune. Tandis qu’il contemplait d’un œil pensif l’eau qui bouillonnait sur les rochers, l’Africain sentit subitement un regard posé sur lui, mais ne vit personne. La sensation désagréable d’être épié persista pendant la traversée du torrent et au début de la montée.

Mven Mas marchait rapidement sur la route tassée par les chariots, qui sillonnait le plateau de mille huit cents mètres d’altitude, escaladant les gradins successifs pour franchir un contrefort boisé et gagner la cité par un raccourci. Le mince croissant de la nouvelle lune ne pouvait éclairer le chemin pendant plus d’une heure et demie. Mven Mas se hâtait, prévoyant qu’il serait très difficile de grimper dans la nuit noire. Les arbres rabougris et espacés projetaient de longues ombres qui zébraient le sol sec, blanchi par la lune. L’Africain cheminait en réfléchissant, les yeux à terre pour ne pas buter contre une racine.

Un grondement sinistre, au ras du sol, retentit à droite, où la pente du contrefort s’adoucissait en se perdant dans l’ombre profonde. Un rugissement étouffé lui répondit dans le bois, parmi les taches et les raies du clair de lune. On sentait dans ces voix une force qui pénétrait l’âme et réveillait en elle l’affolement de la victime choisie par l’invincible carnassier. En réaction à cette terreur primitive, l’Africain éprouva la passion ancestrale de la lutte, héritage d’innombrables générations de héros anonymes qui avaient affirmé le droit du genre humain à la vie parmi les mammouths, les lions, les ours géants, les aurochs furieux et les impitoyables meutes de loups, dans les jours de chasse exténuante et les nuits de défense opiniâtre…

Mven Mas s’arrêta, regardant autour de lui, le souffle en suspens. Rien ne bougeait dans le silence nocturne, mais dès qu’il eut fait quelques pas sur le sentier, il ne douta plus d’être suivi. Les tigres… Le récit d’Onar serait-il vrai?

L’Africain se mit à courir tout en réfléchissant à ce qu’il allait faire quand les fauves, il y en avait apparemment deux, l’attaqueraient.

Il eût été absurde de se réfugier dans les grands arbres où le tigre grimpe mieux que l’homme… Combattre, mais avec quoi? Il n’y avait là que des pierres… Pas moyen même de casser une de ces branches, dures comme l’acier, pour s’en faire un gourdin… Et lorsque le rugissement s’éleva tout près, Mven Mas se vit perdu. Les branches étalées au-dessus de la sente poussiéreuse l’oppressaient: il voulait puiser le courage des instants suprêmes dans les profondeurs éternelles du ciel constellé, auquel il avait consacré toute sa vie. Mven Mas galopa à toute allure. Le destin le favorisait: il déboucha dans une grande clairière, au centre de laquelle s’érigeait un amas de rochers. II fonça dessus, saisit un bloc aux arêtes aiguës, qui pesait au moins trente kilogrammes, et se retourna. Maintenant, il apercevait de vagues formes mouvantes, dont les rayures se confondaient avec le lacis d’ombres du bois clairsemé. La lune effleurait déjà les cimes des arbres. Les ombres s’allongeaient en travers de la clairière, et c’est par ces sortes de chemins noirs que les grands félins rampaient vers Mven Mas. Il sentit l’approche de la mort, comme jadis, dans le sous-sol de l’observatoire du Tibet. Mais au lieu de venir du dedans, elle s’avançait du dehors, dans le feu vert des yeux phosphorescents… Aspirant la brise surgie à l’improviste dans cette touffeur, il jeta un regard d’adieu à la gloire rayonnante du Cosmos et se raidit, la pierre levée au-dessus de sa tête.

— Je suis là, camarade! Une grande ombre surgit des ténèbres, brandissant un bâton noueux. Mven Mas, stupéfait, en oublia sur le coup les tigres: il avait reconnu le mathématicien. Bet Lon, essoufflé d’avoir couru à une allure folle, vint se placer auprès de l’Africain en happant l’air de sa bouche ouverte. Les félins, qui avaient eu un mouvement de recul, revenaient à la charge. Le tigre de gauche n’était plus qu’à trente pas. Il se ramassa, prêt à bondir…

— Vite! Un cri sonore avait survolé la clairière. Les déflagrations pâles des lance-mines papillonnaient derrière Mven Mas qui, de surprise, lâcha son arme. Le premier tigre se dressa sur ses pattes de derrière, les grenades paralysantes éclatèrent avec un bruit sourd et le fauve se renversa sur le dos. Le deuxième bondit vers la forêt, où parurent trois autres silhouettes de cavaliers. Une grenade de verre à puissante charge électrique se brisa contre le front de l’animal qui s’étendit, sa lourde tête enfouie dans l’herbe sèche.

L’un des cavaliers prit les devants. Mven Mas n’avait jamais trouvé si belle la tenue de travail du Grand Monde: culotte large et courte, ample chemise bleue en lin artificiel avec un col rabattu et deux poches sur le plastron…

— Mven Mas, je vous sentais en péril!

Pouvait-il ne pas reconnaître cette voix fraîche! Tchara Nandi! Il resta immobile, oubliant de répondre, jusqu’à ce que la jeune fille eût sauté à terre et couru à lui. Ses cinq compagnons la suivirent. Mven Mas ne les avait pas plus tôt regardés que le croissant disparut derrière la forêt, le vent tomba et l’obscurité lourde de la nuit cacha les alentours. La main de Tchara se posa sur le coude de Mven Mas. Il prit le poignet fin de la jeune fille et appliqua la paume contre sa poitrine, où son cœur battait précipitamment. Elle remua à peine le bout des doigts, sur la saillie du muscle pectoral, et cette caresse discrète remplit l’Africain d’une paix ineffable.

— Tchara, voici Bet Lon, un nouvel ami…

Mven Mas se retourna et vit que le mathématicien avait disparu. Alors il cria de toutes ses forces, dans la nuit:

— Bet Lon, ne vous en allez pas!

— Je reviendrai! fit au loin la voix puissante, qui n’avait plus son ton sarcastique.

L’un des cinq, homme de taille moyenne — sans doute le chef du groupe — détacha la lanterne fixée au troussequin de la selle. Une faible lueur accompagnée d’une radiation invisible monta vers le ciel. Mven Mas en conclut qu’ils attendaient un appareil volant. Tous se trouvèrent être de jeunes garçons engagés dans un détachement sanitaire et qui avaient choisi comme travail d’Hercule la lutte contre les animaux nuisibles de l’île de l’Oubli. Tchara Nandi s’était jointe à eux pour chercher Mven Mas.

— Ne croyez pas que nous soyons si perspicaces, dit le chef, quand tous se furent assis autour du phare, et Mven Mas les eut assaillis de questions. Nous avons été renseignés par une jeune fille au nom grec…

— Onar! s’écria Mven Mas.

— Oui, Onar. Comme notre détachement s’approchait de la cité n° 5, une jeune fille accourut hors d’haleine. Elle con-fiirra les bruits relatifs aux tigres et nous persuada d’aller sans retard sur vos traces, de crainte que les fauves ne vous attaquent à votre retour par les montagnes. Vous voyez, nous sommes arrivés juste à temps. Un vissoptère de marchandises va atterrir tout à l’heure, et nous expédierons dans la réserve vos ennemis paralysés. Si ce sont des cannibales invétérés, on les exterminera: il n’est pas permis de détruire les animaux aussi rares sans examen préalable.

— Quel examen? L’adolescent haussa les sourcils.

— Ce n’est pas de notre- ressort. On commencera sans doute par les calmer… C’est qu’on est parfois obligé de faire aussi à des gens doués d’une énergie excessive.

— Comment est-ce qu’on procède? s’enquit Mven Mas intéressé.

— Je connais le cas d’un athlète grossier qui avait oublié ses devoirs publics. On lui a injecté un abaisseur de l’activité vitale pour proportionner sa force physique à la faiblesse de sa volonté et de son esprit, et équilibrer ainsi les deux côtés de son organisme. Il a fait de grands progrès en trois ans… C’est ce qui arrivera à vos ennemis.

Un son fort et vibrant interrompit le jeune homme. Une masse sombre descendait lentement du ciel. Le terrain fut inondé de lumière. On enferma les tigres dans des containers rembourrés, prévus pour les marchandises fragiles. L’énorme aéronef, presque invisible dans la nuit, s’envola, découvrant la clairière au doux scintillement des étoiles. Comme un des garçons était parti avec les animaux, on donna son cheval à Mven Mas.

Les montures de l’Africain et de Tchara marchaient côte à côte. La route descendait dans la vallée de la rivière Galle, à l’embouchure de laquelle se trouvait une station médicale et le poste du détachement sanitaire.

— C’est la première fois que je retourne au bord de la mer, dit enfin Mven Mas. La mer me semblait jusqu’ici une muraille qui me retranchait à jamais du monde…

— L’île a été pour vous une école nouvelle, fit joyeusement Tchara sur un ton à demi interrogatif.

— Oui. J’ai beaucoup réfléchi dans ce court laps de temps. Ces pensées me hantaient de longue date…

Mven Mas confia ses appréhensions à la jeune fille. Selon lui, l’humanité, en répétant, sous une forme moins hideuse, il est vrai, les er-reurs des anciens, attachait trop d’importance à l’intellect, à la technique. Il avait l’impression que sur la planète d’Epsilon du Toucan la population, aussi admirable que la nôtre, se souciait davantage du perfectionnement spirituel.

— J’ai beaucoup souffert de me sentir en désaccord avec la vie, répondit la jeune fille après un silence; je préférais nettement les choses anciennes à celles qui m’entouraient. Je rêvais à l’époque des forces et des sentiments intacts, amassés par sélection primitive au siècle d’Eros, qui avait fleuri jadis dans la zone méditerranéenne. Le Grand Monde devrait fonder une réserve de la Vie Antique, où nous puissions nous délasser en recouvrant nos facultés émotives. J’ai toujours souhaité d’éveiller chez mes spectateurs une véritable force de sentiment, mais je crois que seule Evda Nal m’a comprise jusqu’au bout…

— Et Mven Mas! ajouta sérieusement l’Africain, qui raconta comment elle lui était apparue sous l’aspect de la fille cuivrée du Toucan. Elle leva son visage, et Mven Mas vit à la lueur timide de l’aube naissante des yeux si larges, si profonds, qu’il en eut un léger vertige et s’écarta en riant.

— Nos ancêtres nous présentaient dans leurs romans d’anticipation comme des êtres malingres, rachitiques, au crâne démesuré. Malgré les millions d’animaux torturés à mort, ils n’avaient rien compris à la machine cérébrale de l’homme, parce qu’ils maniaient le couteau là où il fallait des instruments de mesure superfins, à l’échelle des atomes et des molécules. Nous savons aujourd’hui que l’activité intense de l’esprit exige un corps robuste, plein d’énergie vitale; mais ce corps engendre aussi des émotions violentes que nous avons appris seulement à réprimer, ce qui appauvrit notre nature!

— Et nous vivons toujours enchaînés par la raison, convint Tchara Nandi.

— On a beaucoup fait pour y remédier, mais l’intellect a tout de même devancé l’émotivité… Elle mérite toute notre attention, pour qu’elle jugule parfois la raison, au lieu d’être jugulée par elle. Gela me paraît si important que j’ai décidé d’écrire un livre à ce sujet…

— Très bien, s’écria Tchara avec feu. Et elle poursuivit, troublée: Trop peu de savants se sont consacrés à l’étude des lois de la beauté et de la plénitude des sentiments… Je ne parle pas de psychologie…

— Je comprends! répondit l’Africain en admirant malgré lui la jeune fille, dont la tête fièrement dressée reprenait au soleil levant un teint cuivré. Tchara se tenait aisément en selle sur son grand cheval noir qui marchait en cadence avec l’alezan de Mven Mas.

— Nous sommes restés en arrière! s’écria-t-elle en rendant la bride au cheval qui prit aussitôt le mors aux dents. L’Africain la rejoignit et ils galopèrent ensemble sur la vieille route battue. Parvenus à la hauteur de leurs jeunes compagnons, ils freinèrent, et Tchara se tourna vers Mven Mas:

— Et cette jeune fille, Onar… Il faudrait qu’elle fasse un séjour dans le Grand Monde. Vous avez bien dit qu’elle était restée dans l’île de l’Oubli par tendresse pour sa mère qui était venue ici et qui est morte depuis peu. Elle devrait travailler avec Véda: aux fouilles, on a besoin de mains féminines, sensibles et délicates… Ce ne sont pas les besognes qui manquent, d’ailleurs… et B et Lon, rénové, la retrouvera chez nous d’une façon nouvelle.

Tchara fronça ses sourcils arqués en ailes d’oiseau.

— Et vous, vous demeurez fidèle à vos étoiles?

— Quelle que soit la décision du Conseil, je servirai le Cosmos. Mais je veux d’abord écrire…

— Un livre, sur les étoiles des âmes humaines?

— Vous l’avez dit, Tchara! Leur diversité infinie m’exalte…

Mven Mas se tut en voyant que la jeune fille le regardait avec un tendre sourire.

— Vous n’êtes par de mon avis?

— Mais si, bien sûr! Je pensais à votre expérience. Vous l’avez faite par désir impatient d’offrir aux hommes la plénitude du inonde. Sous ce rapport, vous êtes un artiste et non un savant.

— Et Ren Boz?

— Ce n’est pas la même chose. Pour lui, c’était un pas de plus dans ses recherches, mais un pas commandé exclusivement par la science.

— Vous m’absolvez, Tchara?

— Entièrement! Et je suis certaine que c’est le point de vue de la majorité!

Mven Mas prit la bride de la main gauche pour tendre la droite à Tchara. Ils pénétrèrent dans la petite cité de la station.

Les vagues de l’océan Indien grondaient au pied de la falaise. Leur bruit rythmé rappelait à Mven Mas les basses de la symphonie de Zig Zor sur la vie lancée dans le Cosmos. Un fa bleu, la note essentielle de la Terre, chantait sur les flots, incitant l’homme à communier de toute son âme avec la nature qui lui a donné naissance.

La mer s’étendait, limpide, étincelante, épurée des résidus du passé: requins, poissons veiîimeux, mollusques, méduses, comme la vie de l’homme moderne était épurée de la haine et de la peur. Mais il y avait dans l’immensité de l’océan des coins perdus «où germaient les graines conservées de la vie malfaisante, et c’était uniquement à la vigilance des détachements sanitaires qu’on devait la sécurité des eaux.

N’est-ce pas ainsi que, dans une jeune âme candide, surgit tout à coup l’entêtement haineux, la suffisance du crétin, l’égoïsme animal? Si l’homme cède à ses ambitions fortuites et à ses instincts, au lieu de se soumettre aux lois de la société, son courage devient férocité, ses talents se changent en ruse cruelle, et son dévouement sert de rempart à la tyrannie, à l’exploitation éhontée, aux pires abus… Le voile de la discipline et de la culture s’arrache facilement: une ou deux générations de mauvaise vie y suffiraient. Mven Mas avait entrevu ici, dans l’île de l’Oubli, une de ces bêtes humaines. En la laissant agir, on risquait de voir renaître le despotisme sauvage qui avait tyrannisé l’humanité durant des siècles…

Le plus étonnant de l’histoire de la Terre, c’est la haine implacable que les scélérats ignares vouent à la science et à la beauté. Cette méfiance, cette peur et cette répulsion persistent dans toutes les sociétés humaines, depuis la peur des magiciens et des sorcières jusqu’aux massacres des penseurs d’avant-garde dans l’Ere du Monde Désuni. C’était pareil sur d’autres planètes aux civilisations très évoluées, mais incapables de préserver leur régime des violences d’une minorité, de l’oligarchie, qui surgissaient perfidement, sous les formes les plus variées. C’était pareil… Mven Mas se rappela les messages du Grand Anneau sur des mondes peuplés où les plus grands résultats de la science étaient employés à intimider, tourmenter et châtier les gens, à lire leurs pensées, à transformer les peuples en brutes dociles, prêtes à exécuter les ordres les plus insensés… Une clameur de détresse d’une de ces planètes avait fait irruption dans l’Anneau et traversé l’espace, des centaines d’années après la mort de ceux qui l’avaient émise et de leurs cruels oppresseurs…

Notre monde est à un stade d’évolution qui exclut à jamais ces horreurs. Mais le développement spirituel de l’homme est encore insuffisant, défaut qu’Evda Nal et ses collègues inlassables s’appliquent à éliminer…

— Assez médité! fit derrière Mven Mas la voix de Tchara. Le peintre Kart San a dit que la sagesse, c’est le savoir allié au sentiment; soyons donc sages!

Et passant au pas de course devant l’Africain, elle plongea du haut de la falaise dans le gouffre écumeux. Mven Mas la vit sauter, se retourner en l’air, ouvrir les bras et disparaître dans les flots. Les garçons du détachement sanitaire, qui se baignaient en bas, se figèrent. Mven Mas eut un frisson d’extase qui tenait de l’effroi. Bien qu’il n’eût jamais sauté d’une telle hauteur, il se plaça sans crainte au bord de l’escarpement et se dévêtit. Il se souvint, par la suite, que dans de courtes bribes de pensées Tchara lui avait paru être une déesse toute-puissante de l’antiquité. Si elle avait pu, elle, il pourrait aussi!

Un faible cri d’alarme de la jeune fille monta à travers la rumeur des vagues, mais Mven Mas ne l’entendit pas. La chute était délicieusement longue. Excellent plongeur, l’Africain piqua une tête impeccablement et s’enfonça à une grande profondeur. La mer était si limpide que le fond lui sembla trop proche. Il se cambra et fut étourdi par le choc de la force d’inertie. Remonté à la surface avec la rapidité d’une fusée, il se coucha sur le dos et se balança au gré des vagues. En revenant à lui, il aperçut Tchara Nandi qui nageait dans sa direction. La pâleur de l’effroi avait terni le haie de la jeune fille. Un reproche mêlé d’admiration se lisait dans ses yeux.

— Pourquoi avez-vous fait cela? chuchota-t-elle, le souffle oppressé.

— Parce que vous m’avez donné l’exemple… Je vous suivrai partout… pour construire mon Epsilon du Toucan sur notre Terre.

— Et vous reviendrez avec moi dans le Grand Monde?

— Oui.

Mven Mas se retourna pour’nager plus loin et poussa un cri de surprise: la limpidité de l’eau qui lui avait joué un mauvais tour s’était encore accrue à cette distance considérable du rivage. Lui et Tchara semblaient planer à une hauteur vertigineuse, au-dessus du fond, visible dans ses moindres détails à travers des flots aussi transparents que l’air. L’audace triomphante de ceux qui dépassaient les limites de l’attraction terrestre s’empara de Mven Mas. Les vols en pleine tempête sur l’océan et les bonds dans l’abîme noir du Cosmos à partir des satellites artificiels provoquaient les mêmes sensations de témérité sans bornes et de succès absolu. L’Africain se rapprocha vivement de Tchara, murmurant son nom et lisant une ardente réponse dans ses yeux clairs et hardis. Leurs mains et leurs lèvres se joignirent au-dessus du gouffre cristallin.

CHAPITRE XII

LE CONSEIL D’ASTRONAUTIQUE

Le Conseil d’Astronautique, de même que le Conseil de l’Economie, cerveau de la planète, disposait d’un bâtiment à part pour ses réunions scientifiques. On estimait qu’un local aménagé et décoré spécialement à cet effet devait orienter toute l’assistance vers les problèmes du Cosmos et favoriser la transition rapide des affaires terrestres aux questions stellaires.

Tchara Nandi n’avait jamais été dans la grande salle du Conseil. Elle entra tout émue, en compagnie d’Eyda Nal, dans l’étrange amphithéâtre oblong dont la voûte et lensemble des gradins avaient la forme d’un paraboloïde. La lumière, vive et diaphane, semblait émise par un astre plus brillant que le soleil. Les lignes des murs, de la voûte et des gradins se rejoignaient au fond de la vaste salle, comme si c’était leur point de convergence naturelle. Là, sur une estrade, il y avait les écrans de démonstration, la tribune et les sièges des membres du Conseil qui présidaient la réunion.

Les panneaux des murs couleur d’or mat encadraient des cartes planétaires en relief. A droite, se trouvaient les cartes des planètes du système solaire; à gauche, celles des planètes d’étoiles proches, étudiées par les expéditions du Conseil. Plus haut, sous la retombée bleu ciel de la voûte, s’alignaient des schémas phosphorescents de systèmes stellaires habités, qu’on avait reçus de mondes voisins par le Grand Anneau.

L’attention de Tchara fut attirée par un tableau noirci et sans doute restauré à maintes reprises, qui surmontait la tribune. Un ciel violet sombre occupait toute la partie supérieure de l’immense toile. Le croissant mince d’une lune inconnue éclairait de sa lueur blafarde la poupe dressée d’un astronef ancien qui se détachait violemment sur le couchant pourpre. Le sol se hérissait de vilaines plantes bleues, sèches et dures, d’aspect métallique. Un homme en scaphandre léger cheminait péniblement sur le sable. Il se retournait vers l’astronef brisé et les cadavres de ses camarades. Les lunettes de son masque ne reflétaient que le rouge du couchant, mais l’artiste avait réussi, par un procédé mystérieux, à y rendre le désespoir infini de la solitude dans un monde étranger… A droite, sur une dune basse, rampait un être informe et répugnant. Le titre du tableau, Seul, était aussi laconique qu’expressif.

Captivée par cette peinture, la jeune fille n’apprécia pas tout de suite l’ingéniosité de l’architecte qui avait disposé les gradins en éventail, de sorte qu’on pouvait accéder séparément à chaque place par des galeries dissimulées sous l’amphithéâtre.

Les rangs des sièges étaient isolés les uns des autres. Une fois assise à côté d’Evda, Tchara remarqua le style ancien des fauteuils, des pupitres et des barrières en bois gris perle de l’Afrique. Personne ne se serait donné aujourd’hui tant de peine pour façonner ce qu’on pouvait mouler et polir en quelques minutes. Peut-être par respect traditionnel de l’antiquité, Tchara trouva le bois plus intime et plus vivant que la matière plastique. Elle caressa tendrement l’accoudoir incurvé, sans cesser d’examiner la salle.

Il y avait, comme toujours, beaucoup de monde malgré les puissants appareils de télévision qui allaient diffuser à travers la planète toutes les péripéties de la séance. Mir Om, secrétaire du Conseil, annonçait les nouvelles brèves qui s’étaient amassées depuis la dernière réunion. Parmi les centaines d’auditeurs, on n’apercevait pas un visage distrait. L’attention constituait le trait caractéristique des hommes du Grand Anneau. Mais Tchara n’entendit pas la première information, occupée qu’elle était à regarder la salle et à lire les aphorismes des savants célèbres inscrits sous les cartes de planètes. Elle goûta surtout l’appel tracé au-dessous de Jupiter: Voyez tous ces faits incompréhensibles qui nous entourent, qui sautent aux yeux et crient à nos oreilles, cependant que nous restons aveugles et sourds aux grandes découvertes qu’ils recèlent. Et plus loin, à gauche, cette autre inscription: On ne peut soulever simplement le voile de l’inconnu, c’est après un travail opiniâtre, après des réculs et des déviations, que nous commençons à saisir le sens véritable des choses et que des perspectives immenses s’ouvrent à nous. N’éludez jamais ce qui semble à première vue inutile, inexplicable.

Un mouvement à la tribune, la lumière baissa. La voix calme du secrétaire tressaillit d’émotion.

— Vous allez voir ce qui paraissait récemment impossible: un cliché montrant l’aspect extérieur de notre Galaxie. Il y a plus de cent cinquante millénaires, une minute et demie du temps galactique, les habitants du système planétaire (vint une série de chiffres qui ne disaient rien à Tchara) de la constellation du Centaure s’adressèrent aux habitants /lu Grand Nuage, le seul système stellaire voisin situé en dehors de la Galaxie, dont nous sachions qu’il contient des mondes pensants, capables de communiquer avec notre Galaxie par l’Anneau. Nous ne pouvons pas encore situer exactement ce système planétaire du Nuage, mais nous avons reçu, nous aussi, leur cliché de la Galaxie. Le voilà!

Le vaste écran renvoya la clarté d’argent d’un large amas d’étoiles, rétréci aux deux bouts. Les ténèbres profondes de l’espace noyaient les bords de l’écran. Un noir aussi opaque remplissait les intervalles des spires, des branches échevelées à leurs extrémités. L’anneau des amas sphériques, doyens des systèmes planétaires de notre Univers, s’auréolait d’un nimbe pâle. Les champs stellaires plats alternaient avec des nuages et des bandes sombres de matière refroidie. Le cliché avait été pris sous un angle inexpressif: la Galaxie se présentait de biais et par en dessus, de sorte que le noyau central se voyait à peine masse lumineuse convexe au milieu de l’étroite lentille. Pour avoir une idée plus complète de notre système stellaire, il fallait sans doute solliciter des galaxies plus lointaines, situées plus haut suivant la latitude galactique. Mais aucune d’entre elles n’avait donné signe de vie depuis l’existence du Grand Anneau.

Les nommes de la Terre ne détachaient pas les yeux de l’écran. C’était la première fois qu’on avait la possibilité de regarder son propre Univers de l’extérieur, à une distance formidable.

Tchara eut l’impression que toute la planète retenait son souffle, examinant sa Galaxie dans les millions de téléviseurs des terres et des mers, partout où il y avait des îlots de vie et de travail humains.

— C’est tout pour les nouvelles inédites de l’Anneau reçues par notre observatoire, reprit le secrétaire. Passons maintenant aux projets à débattre en public.

Proposition de Iouta Gai de créer sur Mars une atmosphère respirable, en extrayant des gaz légers des roches au moyen de dispositifs automatiques. Elle mérite l’attention, étant fondée sur des calculs sérieux. On obtiendra un air respirable et offrant une isolation thermique suffisante pour dispenser nos cités marsiennes des serres qui les abritent.

Il y avait des années, après la découverte d’océans de pétrole et de montagnes d’hydrocarbures solides, on avait monté sur Vénus des installations automatiques pour créer une atmosphère artificielle sous une immense cloche en matières plastic ques translucides. Ces appareils permettaient de cultiver des plantes et de fonder des usines qui fournissaient aux hommes toute sorte de produits de la chimie organique, en quantités colossales. Dans le temps, après la découverte de grandes réserves de matières nucléaires, on a installé sur Vénus des appareils pour saturer d’oxygène l’atmosphère. Ils ont permis de planter là-bas des végétaux qui décomposent le gaz carbonique, et, de nos jours, l’oxygène afflue sur Vénus en quantités colossales. Dans quatre mille ans, ce sera une planète appropriée à la vie animale.

Le secrétaire mit de côté ses notes marquées sur une plaque, métallique et sourit aimablement. Mven Mas, en costume rouge foncé, la mine grave et solennelle, parut au premier rang de l’amphithéâtre. Il salua l’assistance, les mains jointes au-dessus de la tête, et s’assit.

— En général, nous annonçons nous-mêmes les nouvelles propositions, continua Mir Om. Mais vous entendrez tout à l’heure l’exposé de recherches presque terminées. C’est l’auteur, Iva Djan, qui vous le fera, et vous aurez là de quoi méditer.

Le secrétaire quitta la tribune, cédant la place à une jeune femme blonde, aux cheveux courts et aux yeux verts étonnés. Grom Orm, le président du Conseil, vint se mettre à côté d’elle.

La femme aux yeux verts commença son rapport d’une voix étranglée, les membres paralysés par la timidité. Elle cita le fait bien connu que la flore des continents méridionaux se distinguait par la nuance bleuâtre de son feuillage. Cette teinte caractérise les formes anciennes des plantes terrestres. L’étude de la végétation des autres planètes a révélé que le feuillage bleu est conditionné par des atmosphères plus transparentes que la nôtre ou par des radiations astrales ultraviolettes plus dures que celles du Soleil. On sait que les radiations rouges du Soleil sont stables, tandis que ses radiations bleues et ultraviolettes ne le sont nullement. Les radiations violettes du Soleil ont subi, il y a près de deux millions d’années, un brusque changement qui a duré longtemps. Les plantes sont alors devenues bleues, les oiseaux et les animaux des lieux non abrités ont pris une couleur noire, les œufs des oiseaux qui nichaient à découvert étaient noirs également. Pendant cette période, la modification du régime électromagnétique de notre système solaire a rendu instable l’axe de rotation de la Terre. Les astronomes, au cours des siècles, se fondaient exclusivement sur le mécanisme de gravitation, sans tenir compte du rôle de l’équilibre électromagnétique, beaucoup plus changeant.

On projetait de faire passer les mers dans les dépressions continentales pour modifier la position du globe par rapport à son axe. Si, pour résoudre la question, on recourt non pas à la mécanique élémentaire, mais aux forces électromagnétiques du système, ce sera beaucoup plus simple, plus efficace et moins coûteux. Rappelons-nous qu’au début de l’astronautique la création de la gravitation artificielle exigeait une si énorme dépense d’énergie, qu’elle était pratiquement irréalisable. Mais depuis la découverte des forces mésoniques, nos astronefs sont munis d’appareils de gravitation simples et de toute sécurité. De même, l’expérience de Ren Boz indique un chemin détourné.

Iva Djan se tut. Les six vaillants explorateurs de Pluton, assis au centre de la salle, l’approuvèrent en tendant leurs mains jointes. Les joues de la jeune femme s’empourprèrent à l’instant même où l’écran se rallumait, barré d’épurés stéréos-copiques aux contours bizarres.

— Je comprends qu’en élargissant la question, on peut songer à modifier les orbites des planètes et à rapprocher Pluton du Soleil.

Mais pour le moment, je n’envisage qu’un déplacement de la planète par rapport à son axe de rotation pour améliorer les climats des hémisphères. L’expérience de Ren Boz a montré qu’il est possible d’invertir le champ de gravitation en son deuxième aspect: le champ électromagnétique, et de polariser vectoriellement les directions que voici — les figures de l’écran s’allongeaient et viraient — ce qui rendra l’axe de rotation de la Terre moins stable et permettra de lui donner la position voulue pour l’éclairage le plus avantageux des continents.

Sur la longue vitre fixée au-dessous de l’écran défilèrent des paramètres calculés d’avance par les machines, et quiconque savait déchiffrer ces symboles se rendait compte que le projet d’Iva Djan n’était certainement pas utopique.

Iva Djan arrêta le mouvement des épures et des symboles et descendit de la tribune, la tête penchée. Le public, très animé, s’entreregardait en chuchotant. Après un échange de gestes avec Grom Orm, le jeune chef de l’expédition de Pluton monta à la tribune.

— Il est certain que l’expérience de Ren Boz conduira à une succession de découvertes capitales. Je prévois qu’elle ouvrira des horizons jusque-là inaccessibles à la science. Ce fut le cas de la théorie des quanta, premier échelon de la connaissance de la transition réciproque, suivie de la découverte des antiparticules et des antichamps. Puis vint le calcul répagulaire, victoire sur le principe d’indétermination du mathématicien de l’antiquité Heisenberg. Enfin, Ren Boz a fait le pas suivant: l’analyse du système espace-champ, la notion d’antigravitation et d’antiespace ou espace zéro. Toutes les théories méconnues ont fini par devenir le fondement de la science!

Je propose, au nom du groupe d’explorateurs de Pluton, de soumettre la question à l’opinion publique. Le déplacement de l’axe terrestre économisera de l’énergie pour réchauffer les régions polaires, égalisera encore plus les fronts polaires et enrichira en eau les continents.

— La question est-elle assez claire pour être mise aux voix? demanda Grom Orm.

Une multitude de feux verts s’allumèrent en réponse.

— Eh bien, commençons! dit le président en passant la main sous son pupitre. Il y avait là trois boutons dont le premier à droite signifiait «oui», le deuxième «non» et celui de gauche «je m’abstiens». Chaque membre envoya à son tour un signal imperceptible pour les autres. Evda Nal et Tchara en firent autant: une machine spéciale comptait les voix du public pour contrôler la justesse de la décision du Conseil.

Au bout de quelques secondes, de grands signes lumineux parurent sur les écrans de démonstration: les débats étaient approuvés par toute la planète.

Grom Orm prit la parole.

— Pour une raison que je me permettrai de tenir secrète jusqu’à la fin de l’affaire, il faut examiner maintenant l’acte de Mven Mas, ex-directeur des stations externes, puis on verra la question de la 38e expédition astrale. Le Conseil me fait-il confiance?

Les feux verts furent la réponse unanime.

— Est-ce que tout le monde sait les détails de l’événement?

Nouvelle cascade de feux verts.

— C’est du temps gagné! Que l’ex-directeur des stations externes veuille bien nous exposer les motifs de son acte qui a eu des suites si funestes. Le physicien Ren Boz, qui souffre encore de ses blessures, n’a pas été cité comme témoin. Il n’est du resté pas responsable.

Grom Orm aperçut un feu rouge près du siège d’Evda Nal.

— Avis au Conseil! Evda Nal a quelque chose à dire au sujet de Ren Boz.

— Je voudrais intervenir à sa place.

— Pourquoi?

— Parce que je l’aime!

— Vous parlerez après Mven Mas. Elle éteignit le signal rouge et se rassit.

Mven Mas monta à la tribune. Tranquillement, sans se ménager, l’Africain dit les résultats qu’il avait attendus de l’expérience et ce qui s’était produit en réalitç: une vision dont il se méfiait lui-même. La hâte stupide des préparatifs, due au caractère secret et illégal de l’action, les avait empêchés d’inventer des enregistreurs spéciaux en remplacement des machines mnémotechniques ordinaires, dont les récepteurs avaient été détruits au premier instant. On avait eu tort de faire l’expérience sur le satellite. Il aurait fallu accrocher au satellite 57 un vieux planétonef et installer dessus les appareils d’orientation du vecteur. Toute la faute en était à lui, Mven Mas. Ren Boz s’occupait de l’installation, tandis que la réalisation de l’expérience à l’échelle du Cosmos relevait du directeur des stations externes.

Tchara serra les mains: les arguments accusateurs de Mven Mas lui semblaient probants.

— Les observateurs du satellite disparu savaient-ils qu’une catastrophe était possible? demanda Grom Orm.

— Oui, ils étaient prévenus et ils ont accepté avec joie.

— Cela ne m’étonne pas, répliqua Grom Orm d’un air sombre: des milliers de jeunes gens participent aux expériences dangereuses qui se font chaque année sur notre planète… il y en a qui périssent. Et d’autres, non moins vaillants, s’en vont combattre l’inconnu… Mais vous, si vous les avez avertis, c’est que vous admettiez vous-même la possibilité d’une telle issue. Et vous avez néanmoins couru le risque, sans seulement prendre les mesures nécessaires pour obtenir des résultats déterminés.

Mven Mas, silencieux, baissa la tête, et Tchara réprima un grand soupir, sentant la main d’Evda Nal sur son épaule.

— Exposez les motifs qui vous y ont poussé, dit après une pause le président du Conseil.

L’Africain reprit la parole, cette fois avec une ardeur passionnée. Dès sa jeunesse, il était tourmenté par les millions de morts anonymes, vaincus par le temps implacable; il ne pouvait se retenir de faire, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité et des mondes voisins, un pas vers la victoire sur le temps et l’espace, de poser le premier jalon sur ce chemin glorieux, où se seraient précipités aussitôt des centaines de milliers d’esprits puissants… Il ne se sentait pas le droit de différer l’expérience d’un siècle, peut-être, à seule fin d’éviter le risque pour quelques personnes et la responsabilité pour soi.

Ses paroles faisaient battre le cœur de Tchara, fière de son bien-armé. La faute de Mven Mas ne lui paraissait plus si grave.

Il revint à sa place et attendit, au vu de tous.

Evda Nal remit au jury l’enregistrement magnétophonique du discours de Ren Boz. La voix faible et haletante du physicien, amplifiée par les haut-parleurs, résonna dans toute la saille. Il disculpait Mven Mas. Le directeur des stations externes, qui ignorait la complexité de la question, ne pouvait que se fier à lui, Ren Boz, lequel l’avait assuré du succès. Mais le physicien ne s’estimait pas coupable non plus. On faisait chaque année, disait-il, des expériences moins importantes qui parfois se terminaient tragiquement. La science, étant la lutte pour le bonheur de l’humanité, exigeait des sacrifices comme toute autre lutte. Les lâches préoccupés de leur sécurité ne jouissaient jamais de la plénitude de la vie, et les savants trop timides ne pouvaient réaliser de grands prqgrès…

Ren Boz conclut par une brève analyse de l’expérience et des erreurs, et se déclara certain du futur succès. C’était tout.

— Il n’a rien dit de ses observations pendant l’expérience, dit Grôm Orm à Evda Nal. Vous vouliez parler à sa place?

— C’est bien pour cela que j’ai demandé la parole, répondit-elle. Ren Boz a perdu connaissance quelques secondes après le branchement des stations F et n’a plus rien vu. Etant près de s’évanouir, il n’a remarqué et retenu que les indications des appareils, qui attestaient la présence de l’espace zéro. Voici ses notes, prises de mémoire.

Des chiffres étaient apparus sur l’écran que de nombreuses personnes recopièrent aussitôt.

— Permettez que j’ajoute quelques mots au nom de l’Académie des Peines et des Joies, reprit Evda. La statistique des opinions relatives à la catastrophe donne les résultats suivants…

Des nombres à huit chiffres défilèrent sur l’écran, classés par paragraphes de condamnation, d’absolution, de critique, de blâme. Mais le bilan, nettement favorable à Mven Mas et à Ren Boz, décida l’assistance.

Un signal rouge s’étant allumé à l’autre bout de la salle, Grom Orm accorda la parole à Pour Hiss, astronome de la 37e expédition astrale. Celui-ci pérora d’une voix forte en battant l’air de ses longs bras et pointant sa pomme d’Adam.

— Certains de mes collègues et moi désapprouvons Mven Mas. En tentant l’expérience sans informer le Conseil, il s’est conduit en lâche et nous fait l’impression d’être moins désinté- ressé que ne le prétendent ses défenseurs!

Tchara, indignée, ne se contint que sous le regard froid d’Evda Nal.

Pour Hiss se tut.

— Vos accusations sont graves mais mal formulées, répliqua l’Africain sur l’autorisation du président. Qu’entendez-vous au juste par lâcheté et intérêt?

— Vous comptiez que le succès de l’aventure vous apporterait la gloire immortelle — voilà pour ce qui est de l’intérêt. Quant à la lâcheté, vous avez agi en hâte et secrètement, de crainte qu’on ne vous interdise de faire l’expérience!

Mven Mas eut un large sourire, ouvrit les bras d’un air désemparé et s’assit sans répondre. Tout l’être de Pour Hiss exprimait une joie maligne.

Evda Nal redemanda la parole.

— Je ne vois pas sur quoi sont fondés les soupçons de Pour Hiss. Son jugement est trop prompt et trop malveillant pour trancher une question aussi sérieuse. De telles idées sur les motifs secrets des actions nous ramènent à l’époque des Siècles Sombres. Seuls, les gens du passé lointain pouvaient parler ainsi de la gloire immortelle. Mécontents de la vie, isolés de la collectivité active, ils redoutaient la mort et se cramponnaient au moindre espoir de perpétuation. Le savant astronome Pour Hiss ne comprend pas que l’humanité garde seulement le souvenir de ceux dont les pensées, la volonté et les œuvres continuent d’agir, et les oublie dès que leur action cesse. Il y a longtemps que je n’ai plus eu affaire à une idée aussi primitive de l’immortalité, et je m’étonne de la voir professer par un voyageur cosmique.

Evda Nal, dressée de toute sa hauteur, se tourna vers Pour Hiss qui se fit petit dans son fauteuil, éclairé d’innombrables feux rouges.

— Laissons là les inepties, continua la doctoresse, et envisageons l’acte de Mven Mas et de Ren Boz du point de vue du bonheur de l’humanité. Ils ont suivi un chemin inexploré. Sans être compétente en la matière, je ne doute pas que leur expérience soit prématurée. C’est là leur faute et leur responsabilité des immenses dégâts matériels et de quatre vies humaines. Selon les lois de la Terre, il y a crime, mais n’étant pas accompli dans des buts personnels, il ne mérite pas une peine sévère. Les intentions généreuses de l’inculpé Mven Mas doivent atténuer la gravité des conséquences!

Evda Nal retourna lentement à sa place. Grom Orm ne trouva plus personne qui voulût intervenir. Les membres du Conseil demandèrent au président de se prononcer. La silhouette mince et nerveuse de Grom Orm se pencha sur la tribune, son regard aigu pénétra jusqu’au fond de la salle.

— La situation est claire. Ren Boz, à mon avis, est absolument hors de cause. Quel est le savant qui ne profitera pas des possibilités dont il dispose, surtout s’il est sûr du succès? L’échec terrible de l’expérience lui servira de leçon. Mais l’utilité de l’essai est incontestable. Elle compense en partie les pertes matérielles, car ce début permettra de résoudre une série de problèmes auxquels on n’avait guère songé à l’Académie des Limites du Savoir.

Pour résoudre les problèmes et utiliser les forces productives, nous avons rejeté depuis longtemps les tendances mesquines de l’ancienne économie. Tout ce qui concerne la réorganisation de la production et les recherches est résolu à vaste échelle. Mais de nos jours encore, les gens ne Comprennent souvent pas le moment du succès, parce qu’ils oublient l’inamovibilité des lois de l’évolution. Ils s’imaginent que la structure doit progresser sans arrêt.

Or, la sagesse du dirigeant consiste à reconnaître à temps la limite de telle ou telle étape et d’attendre ou de changer de voie. Mven Mas, maître de la force terrestre, ne s’est pas montré à la hauteur de sa tâche. Le Conseil s’est trompé dans son choix. Aussi partage-t-il la responsabilité de son élu. Le plus coupable, c’est moi-même, car j’ai soutenu sa candidature posée par deux membres du Conseil.

Je recommande au Conseil d’absoudre Mven Mas quant aux motifs personnels de son action, mais de l’écarter des organismes dirigeants de la planète. Moi aussi, je dois être révoqué de mon poste de président du Conseil; qu’on me charge de reconstruire le satellite pour réparer les conséquences de mon choix imprudent!

Grom Orm parcourut l’assistance du regard, lisant sur de nombreux visages un regret sincère. Mais personne ne protesta, car les hommes de l’époque de l’Anneau respectaient mutuellement leurs décisions et se fiaient les uns aux autres.

Mir Om se concerta avec les membres du Conseil, et la machine à calculer annonça les résultats du vote. La conclusion de Grom Orm était acceptée sans réplique, mais à condition qu’il présidât la séance jusqu’à la fin.

Il s’inclina, imperturbable.

— Je dois expliquer maintenant ma demande d’ajourner la discussion de l’expédition astrale, poursuivit-il, d’un ton calme. L’issue de l’affaire était évidente, et je pense que le Contrôle d’Honneur et de Droit sera d’accord avec nous… Mais je puis à présent inviter Mven Mas à prendre sa place au Conseil pour discuter l’expédition. Ses connaissances nous sont indispensables, surtout que le membre du Conseil Erg Noor ne peut assister à la réunion d’aujourd’hui.

Mven Mas se dirigea vers les fauteuils du Conseil. Les feux verts approbatifs clignotaient sur son passage.

Les cartes des planètes coulissèrent sans bruit, cédant ta place à des tableaux sombres où les feux multicolores des étoiles étaient reliés par les traits bleus des itinéraires prévus pour un siècle. Grom Orm se départit de son impassibilité, une légère rougeur colora ses joues blêmes, ses yeux d’acier s’assombrirent. Il apparut à la tribune.

— Chaque expédition astrale est un rêve longuement caressé, un espoir nourri durant des années, un degré de plus dans la grande ascension. D’autre part, c’est un labeur de millions d’hommes, qui ne peut manquer de produire sur le science ou l’économie l’effet nécessaire à notre progrès, à la conquête systématique de la nature. C’est pourquoi nous discutons, réfléchissons et calculons dûment, avant de lancer un nouvel astronef dans les espaces interstellaires.

Notre devoir nous a contraints d’envoyer la 37e expédition pour élucider le sort de Zirda, au lieu de poursuivre les recherches. L’étude du projet de la 38e n’en a été que plus minutieuse.

L’année dernière, il s’est produit des événements qui ont modifié la situation et qui nous obligent à réviser l’itinéraire et le but de l’expédition approuvés par les Conseils précédents et l’opinion publique. L’invention de méthodes de traitement des alliages sous haute pression et à la température du zéro absolu a amélioré la résistance des corps d’astronefs. Le perfectionnement des moteurs à anaméson, devenus plus économiques, permet d’effectuer des vols à plus longue distance avec un seul vaisseau. Les astronefs Aella et Tintagel, destinés à la 38e expédition, sont désuets en comparaison du Cygne qu’on vient de construire, engin sphérique de type vertical, muni de quatre quilles d’équilibre. Nous pouvons d’ores et déjà entreprendre des vols plus lointains.

Erg Noor, revenu sur la Tantra de la 37e expédition, a annoncé la découverte d’une étoile noire de classe T, dont une des planètes porte les restes d’un astronef de structure inconnue. La tentative de pénétrer à l’intérieur de l’appareil a failli provoquer une catastrophe, mais on a quand même réussi à rapporter un fragment de la cuirasse métallique. Cette matière mystérieuse ressemble au quatorzième isotope de l’argent, décelé sur les planètes d’une étoile très chaude de classe 08, que l’on connaît depuis longtemps sous le nom de zêta de la Carène.

La forme de l’astronef: un disque biconvexe, à surface spirale: est étudiée à l’Académie des Limites du Savoir.

Junius Ante a revu tous, les enregistrements des informations transmises par l’Anneau depuis les huit cents ans que nous y avons adhéré. Ce type d’astronef est irréalisable par notre science. On l’ignore dans les mondes de la Galaxie avec lesquels nous échangeons des messages.

Le vaisseau discoïde géant est certainement un hôte de planètes très lointaines, peut-être même de mondes situés en dehors des galaxies. Il a pu vagabonder des millions d’années avant d’atterrir sur cette planète de l’étoile de fer, à la périphérie déserte de notre Voie lactée.

Inutile d’insister sur l’importance de son étude par une expédition spéciale envoyée vers l’étoile T.

Grom Orm brancha l’écran hémisphérique, et la salle disparut. Les enregistrements des machines mnémotechniques défilaient lentement sous les yeux des spectateurs.

— Voici un message récent de la planète ZR 519; je vous fais grâce des coordonnées complètes. C’est le compte rendu de leur expédition dans le système de l’étoile Achernard.

La disposition des étoiles semblait bizarre et l’œil le plus exercé n’aurait pu y reconnaître des astres familiers. C’étaient des étendues de gaz phosphorescents, des nuages opaques, de grandes planètes refroidies qui renvoyaient la clarté d’un astre excessivement brillant.

D’un diamètre à peine trois fois et demie plus grand que le Soleil, Achernard, étoile bleue de classe spectrale B 5, était deux cent quatre-vingts fois plus lumineux.,Le vaisseau cosmique s’était éloigné après avoir pris le cliché. Des dizaines d’années de voyage avaient sans doute passé… Un autre astre, étoile verte de classe S, apparut sur l’écran. Elle grandissait et sa lumière s’intensifiait à mesure que l’astronef étranger s’en approchait. La surface d’une nouvelle planète surgit. Les spectateurs virent un paysage de hautes montagnes où se jouaient toutes les nuances imaginables de clarté verte. Ombres vert foncé des gorges profondes et des escarpements, vert-bleu et vert-mauve des roches et des vallées éclairées, neiges glauques des cimes et des plateaux, vert-jaune des terrains brûlés par l’astre ardent. Des torrents de malachite coulaient vers des lacs et des mers dissimulés derrière les crêtes…

Plus loin, une plaine mamelonnée s’étendait jusqu’au bord de la mer qui semblait de loin une tôle verte. Les arbres bleus, au feuillage touffu, poussaient autour de clairières où des herbes et des buissons étranges dessinaient des taches et des bandes pourpres. Et un flot puissant de rayons d’or vert se déversait du ciel d’améthyste. Les hommes de la Terre étaient saisis d’admiration devant cette planète splendide. Mven Mas fouillait dans sa puissante mémoire pour situer exactement l’astre vert. Des pensées rapides traversaient son cerveau:

— Achernard, l’étoile alfa d’Eridan, est au zénith du ciel austral, près du Toucan… Vingt et un parsecs de distance… L’astronef ne peut revenir du vivant de l’équipage…

L’écran s’éteignit, et la vue «le la salle close, adaptée aux conseils des terriens, parut bien singulière aux spectateurs.

— Cette étoile verte, reprit le président, dont les raies spectrales témoignent d’une forte proportion de zirconium, est un peu plus grande que notre Soleil.

Grom Orm cita rapidement les coordonnées de l’astre.

— Son système, continua-t-il, comprend deux planètes jumelles qui tournent l’une en face de l’autre à une distance de l’étoile correspondant à l’énergie reçue du Soleil par la Terre.

La densité, la composition de l’atmosphère et la quantité d’eau sont analogues aux conditions terrestres. Telles sont les données préliminaires de l’expédition de la planète ZR 519. Elles attestent aussi l’absence de vie supérieure sur les planètes jumelles. La vie supérieure, pensante, transforme la nature au point qu’on la remarque même au passage, du bord d’un astronef volant très haut. Cette vie ne peut sans doute pas se développer, ou son temps n’est pas encore venu. C’est une chance rare, car l’existence d’une vie supérieure nous aurait interdit l’accès du monde de l’étoile verte. Il y a plus de sept siècles, en l’an soixante-douze de l’Ere de l’Anneau, nos ancêtres ont envisagé la possibilité de peupler les planètes où s’est déjà créée une vie pensante, en admettant même qu’elle n’ait pas atteint le niveau de notre civilisation. Mais on a conclu dès lors que toute intrusion de ce genre entraînerait inévitablement des actes de violence dus à l’incompréhension.

Nous connaissons aujourd’hui la diversité des mondes de notre Galaxie: étoiles bleues, vertes, jaunes, blanches, rouges, orangées, comprenant toutes de l’hydrogène et de l’hélium, mais se distinguant par la nature de leurs noyaux et de leurs enveloppes — de carbone, de cyanure, de titane, de zirco-nium — par le caractère des radiations, la température. Planètes qui diffèrent tant par leur volume et leur densité que par la composition et l’épaisseur de l’atmosphère, la distance au soleil, les conditions de rotation… Mais nous savons autre chose: notre Terre dont l’eau recouvre 70 % de la surface et qui se trouve assez près du Soleil pour en recevoir une puissante réserve d’énergie est la base d’une vie intense, telle qu’on en rencontre rarement dans le Cosmos, une vie riche en masse biologique et sujette à des transformations continuelles.

C’est pourquoi la vie s’est développée chez nous plus rapidement que là où elle souffrait du manque d’eau, d’énergie solaire ou de terre ferme, et que sur les mondes trop humides. Les transmissions de l’Anneau nous ont montré l’évolution de la vie sur les planètes inondées, où les êtres s’agrippent désespérément aux végétaux émergeant du marais éternel.

Sur notre Terre, riche en eau, la superficie des continents est aussi relativement petite pour la collecte d’énergie solaire par les plantes alimentaires, le bois ou simplement par les installations thermo-électriques.

Aux périodes très anciennes de l’histoire de la Terre, la vie se développait plus lentement sur les terrains marécageux paléozoïques que sur les hauteurs néozoïques où on sç disputait l’eau autant que la nourriture.

Nous savons que pour une vie forte et abondante il faut un rapport déterminé entre les eaux et les terres, et que notre planète se rapproche de ce coefficient favorable. Des planètes pareilles sont assez rares dans le Cosmos, et chacune présente à notre humanité un trésor, un nouvel habitat et un tremplin de civilisation.

L’humanité ne craint plus la surpopulation qui effrayait nos aïeux, mais nous élargissons sans cesse notre habitat dans le Cosmos, car c’est là une manifestation du progrès, une loi inéluctable du développement. La difficulté d’assimiler les planètes qui diffèrent trop de la nôtre par les conditions physiques a fait naître l’idée d’établir les hommes dans le Cosmos sur de vastes ouvrages semblables à de satellites artificiels très agrandis. Une de ces îles a été construite à la veille de l’époque de l’Anneau: c’est le Nadir situé à 18 millions de kilomètres de la Terre. Une petite colonie y vit toujours, paraît-il… mais l’imperfection de ces gîtes, trop étroits pour la vie humaine audacieuse et portée vers les grands espaces, était si évidente qu’on ne peut que s’étonner de l’aveuglement de nos ancêtres, si hardi qu’ait été leur projet du point de vue technique.

Les planètes jumelles de l’étoile verte ressemblent beaucoup à la nôtre. Elles ne conviennent pas aux frêles habitants de la planète ZR 519, qui se sont empressés de nous communiquer leur découverte, de même que nous les renseignerons sur ce qui les intéresse.

L’étoile verte est séparée de nous par une distance que n’a franchie aucun astronef terrestre. En atteignant ses planètes, nous nous engagerons loin dans le Cosmos, non pas sur le monde réduit d’un engin artificiel, mais sur la base solide de grandes planètes où on peut organiser une vie confortable et une puissante industrie.

Si je m’arrête ainsi aux planètes de l’étoile verte, c’est qu’elles me paraissent dignes d’une étude approfondie. Soixante-dix années-lumière étant franchissables par un astronef du type Cygne, il est peut-être indiqué de diriger la 38e expédition sur Achernard!

Grom Orm se tut et regagna sa place après avoir tourné une manette sur le pupitre de la tribune.

Les spectateurs virent s’élever un petit écran où aparut le buste imposant et bien connu de Dar Véter. Il sourit, accueilli par l’acclamation silencieuse des feux verts.

— Dar Véter se trouve actuellement dans le désert radioactif de l’Arizona, d’où on lance des fusées à 57 kilomètres de haut pour reconstruire le satellite, expliqua Grom Orm. Il veut vous dire son opinion, en tant que membre du Conseil.

— Je propose la solution la plus simple, dit une voix joyeuse, à laquelle l’émetteur portatif prêtait une sonorité métallique. Envoyez trois expéditions au dieu d’une!

Les membres du Conseil et le public se figèrent de surprise. Dar Véter, qui n’était pas orateur, ne tira aucun parti de cette pause avantageuse.

— Le projet initial, comportant l’envoi des deux astronefs de la 38e expédition sur l’étoile triple EE 7723.

Mven Mas imagina aussitôt l’étoile triple qui s’appelait autrefois Omikron 2 d’Eridan. Ces trois astres, jaune, bleu, rouge, situés à moins de cinq parsecs du Soleil, avaient deux planètes dénuées de vie, mais ce n’était point là ce qui faisait l’intérêt de l’exploration. L’étoile bleue du système était naine. D’un volume égal à celui d’une grande planète, elle possédait une masse deux fois moindre que celle du Soleil. Son poids spécifique moyen dépassait de 2 500 fois la" densité du métal terrestre le plus lourd: l’iridium.

L’attraction, les champs magnétiques, les processus thermiques de création d’éléments lourds de cette étoile devaient être étudiés de près, d’autant plus que la 10e expédition, envoyée jadis sur Sirius, avait signalé le danger avant de périr. Sirius, étoile bleue double, voisine du Soleil, comprenait une naine blanche, plus grande et moins chaude que l’Omikron 2 d’Eridan et vingt-cinq fois plus dense que l’eau. On n’avait pas pu atteindre Sirius à cause des météorites qui tournaient autour en tous sens, trop dispersés pour qu’on pût déterminer leur extension. Alors, on avait projeté, il y avait trois cent quinze ans, une expédition sur l’Omikron 2 d’Eridan…

…Cela présente, de nos jours, depuis l’expérience de Mven Mas et de Ren Boz, disait Dar Véter, trop d’intérêt pour qu’on y renonce.

Cependant, l’étude de l’astronef étranger, découvert par la 37e expédition, peut nous fournir des renseignements qui surpasseront de beaucoup les résultats des premières recherches.

On peut négliger les précautions traditionnelles et séparer les astronefs, en envoyant YAelle sur Omikron 2 d’Eridan et le Tintagel sur l’étoile T. Les deux sont des vaisseaux de première classe, comme la Tantra qui a surmonté à elle seule les plus terribles obstacles…

— Romantisme! cria insolemment Pour Hiss, qui se contracta aussitôt sous les regards réprobateurs du public.

— Oui, c’est du romantisme, du vrai! enchaîna joyeusement Dar Véter, ce romantisme sous-estimé par les anciens, étouffé par la littérature, l’éducation, l’empirisme. Le romantisme est le luxe de la nature, mais il est indispensable à une société bien organisée! La vigueur physique et morale a vite fait d’engendrer la soif du nouveau, des changements. On en vient à considérer autrement les phénomènes: on voudrait voir quoique chose de plus que la marche régulière de la vie quotidienne, on réclame une dose supérieure d’épreuves et d’impressions…

— J’aperçois parmi vous Evda Nal, continua Dar Véter. Elle vous confirmera que le romantisme, ce n’est pas seulement de la psychologie, mais de la physiologie! La tâche de notre époque consiste à rendre tous les hommes de la Terre romantiques! Je reviens à notre sujet: il faut envoyer le Cygne sur Achernard, vers l’étoile verte, car le résultat ne sera connu que dans cent soixante-dix ans. Grom Orm a bien raison de dire que l’exploration des planètes apparentées à la nôtre et la création de bases pour la conquête du Cosmos est notre devoir envers la postérité.

— Les réserves d’anaméson ne sont prêtes que pour deux vaisseaux, répliqua Mir Om, le secrétaire. Il faudra dix ans pour en préparer une ration de plus, sans compromettre l’économie. Je rappelle que beaucoup de forces productives sont occupées à rétablir le satellite.

— Je l’ai prévu, fit Dar Véter, et je propose, si le Conseil d’Economie y consent, de nous adresser à la population. Que chacun ajourne d’une année les parties de plaisir, qu’on débranche les appareils de télévision de nos aquariums au fond des mers, qu’on cesse d’importer les gemmes et les plantes rares de Vénus et de Mars, qu’on ferme les usines de vêtements et de bijoux. Le Conseil d’Economie sait mieux que moi ce qu’il faut arrêter provisoirement, pour employer l’énergie économisée à produire de l’anaméson. Qui d’entre nous refuserait de restreindre ses besoins pour un an, afin d’offrir à nos enfants ce cadeau précieux: deux planètes nouvelles, réchauffées par un soleil vert, agréable à nos yeux terrestres!

Dar Véter tendit les bras dans un appel à toute la Terre, aux milliards d’hommes qui le regardaient sur les écrans des téléviseurs; puis il salua de la tête et disparut, laissant derrière lui un scintillement bleuâtre. Là-bas, dans le désert de l’Arizona, un fracas ébranlait le sol de temps à autre, témoin qu’une fusée venait encore de partir avec un chargement au-delà de la voûte céleste. Dans la salle du Conseil, tout le monde s’était mis debout, la main gauche levée en signe d’assentiment.

Le président s’adressa à Evda Nal.

— Cher hôte de l’Académie des Peines et des Joies, qu’en pensez-vous du point de vue du bonheur humain?

Evda remonta à la tribune.

— L’esprit humain ne se prête pas aux excitations prolongées ou souvent répétées. C’est une défense contre l’usure rapide du système nerveux. Nos ancêtres ont failli exterminer l’humanité en la privant du repos indispensable. Effrayés par ce danger, nous avons d’abord trop ménagé l’esprit, sans comprendre que le meilleur moyen de se reposer des impressions, c’est de travailler. On doit non seulement diversifier les occupations, mais faire alterner régulièrement le travail et le repos. Si le repos est d’autant plus prolongé que le travail est plus pénible, les difficultés ne feront que nous réjouir et nous absorberont tout entiers.

On peut dire que le bonheur, c’est l’alternance continuelle du travail et du repos, des difficultés et des plaisirs. La longévité a élargi l’horizon de l’homme et le pousse vers le Cosmos. La lutte pour le nouveau, voilà le véritable bonheur! Donc, l’envoi d’un astronef sur Achernard procurera plus de joie à l’humanité que les deux autres expéditions, car les planètes du soleil vert offriront un monde nouveau à nos sentiments, alors que l’étude des phénomènes physiques du Cosmos, si importants qu’ils soient, ne parle pour le moment qu’à la raison. L’Académie des Peines et des Joies, qui vise à l’accroissement du bonheur, opterait sans doute pour l’expédition d’Achernard, mais si les trois sont réalisables, on ne peut rien souhaiter de mieux!

L’auditoire enthousiasmé récompensa la doctoresse par une avalanche de feux verts.

Grom Orm se leva.

— La question est claire, l’avis du Conseil aussi, et mon intervention sera sans doute la dernière. Nous demanderons à l’humanité de se restreindre pour l’an huit cent neuf de l’Ere de l’Anneau. Dar Véter n’a rien dit du cheval d’or de l’Ere du Monde Désuni, qui a été découvert par les archéologues. Ces centaines de tonnes d’or pur peuvent servir à fabriquer de l’anaméson et à constituer d’ici peu les réserves nécessaires pour le vol. C’est la première fois que nous envoyons des expéditions simultanées vers trois systèmes stellaires, pour atteindre des mondes situés à une distance de soixante-dix années-lumière!

Le président déclara la séance levée, mais pria les membres du Conseil de demeurer: il fallait rédiger d’urgence la demande au Conseil de l’Economie, et une autre à l’Académie des Prédictions pour connaître les éventualités du long parcours jusqu’à Achernard.

Tchara, très lasse, cheminait derrière Evda Nat dont les joues pâles gardaient toujours une fraîcheur étonnante. La jeune fille voulait rester seule pour savourer en paix la réhabilitation de Mven Mas. Le beau jour! On n’avait pourtant pas couronné de lauriers l’Africain, comme elle l’espérait en son for intérieur. Il était écarté du pouvoir pour longtemps, sinon pour toujours… Mais ne l’avait-on pas maintenu dans la société?" Ne devaient-ils pas suivre ensemble le chemin large et difficile de l’amour, des recherches, du travail?

Evda Nal l’entraîna dans une Maison d’Alimentation. T-ehara s’attarda tellement devant le menu que la doctoresse résolut de prendre l’initiative et dit les chiffres des plats et le numéro de la table au porte-voix récepteur de l’automate. A peine se furent-elles assises à une table ovale à deux places, qu’une trappe s’ouvrit en son milieu et la collation parut, enfermée dans un petit container. Evda Nal tendit à sa compagne une coupe de Lio, boisson tonique aux reflets opalins, se contentant elle-même d’un verre d’eau fraîche et d’un gratin de châtaignes, de noix et de bananes à la crème fouettée. Quand Tchara eut mangé un hachis de raptes, oiseaux qui avaient remplacé la volaille et le gibier, elle fut remise en liberté. Evda la regarda descendre, avec une grâce surprenante même pour l’époque de l’Anneau, l’escalier bordé de statues en métal noir et de réverbères aux formes capricieuses.

CHAPITRE XIII

LES ANGES DU CIEL

Erg Noor surveillait en retenant son souffle l’activité diligente des manipulateurs. La profusion d’appareils rappelait le poste de commande d’un astronef; mais la salle spacieuse, aux larges baies bleuâtres, n’avait rien d’un vaisseau cosmique,

Au centre de la pièce, sur une table en métal, il y avait une chambre en grosses plaques de rutholucite, matière péné-trable tant aux rayons infrarouges qu’à la partie visible du spectre. Un réseau de tubes et de fils enveloppait rémail brun du réservoir à eau qui contenait les deux méduses noires capturées sur la planète de l’étoile de fer.

Eon Tal, la taille droite, le bras toujours en écharpe, observait de loin la rotation lente du tambour de l’enregistreur. La sueur perlait au-dessus de ses gros sourcils.

Erg Noor passa la langue sur ses lèvres sèches.

— Toujours rien! Après cinq ans de voyage, il ne reste que de la poussière, proféra l’astronaute d’une voix rauque.

— Ce serait un grand malheur… pour Niza et pour moi, répandit le biologiste. Il faudrait chercher à tâtons, durant des années peut-être, avant de connaître la nature de la lésion.

— Vous estimez que les organes meurtriers des «méduses» et de la «croix» sont les mêmes?

— Je ne suis pas seul de cet avis: Grim Char et les autres le partagent. Mais au début on émettait les hypothèses les plus surprenantes. J’ai cru un instant que la croix noire n’était pas originaire de la planète.

— C’est ce que je disais, vous vous souvenez? Cet être me semblait provenir de l’astronef discoïde et monter la garde autour de lui. Mais, à bien réfléchir, pourquoi garder de l’extérieur une forteresse imprenable? La tentative de percer le disque spiral a prouvé l’absurdité de cette supposition.

— Moi, j’imaginais que la croix était un automate posté en sentinelle auprès de l’astronef…

— C’est cela. Mais j’ai naturellement changé d’avis. La croix noire est un être vivant, engendré par le monde des ténèbres. Ces monstres habitent sans doute la plaine. Notre ennemi est venu du côté de la porte des falaises. Les méduses, plus légères et plus mobiles, peuplent le plateau où nous avons atterri. Le rapport entre la croix et le disque est fortuit: nos dispositifs de défense n’avaient simplement pas atteint ce secteur éloigné de la plaine, qui se trouvait toujours à l’ombre de l’énorme disque.

— Et vous assimilez les organes meurtriers de la croix à ceux des méduses?

— Oui! Ces animaux qui vivent dans les mêmes conditions doivent avoir des organes semblables. L’étoile de fer est un astre thermo-électrique. La couche épaisse de son atmosphère est saturée d’électricité. Grim Char estime que ces êtres recueillent l’énergie de l’atmosphère et créent des concentrations pareilles à nos éclairs sphéroïdaux. Rappelez-vous les étincelles brunes sur les tentacules des méduses!

— La croix avait des tentacules, mais pas de…

— Personne n’a eu le temps de s’en apercevoir. Mais le caractère du mal — lésion des nerfs principaux avec paralysie du centre correspondant — est le même chez Niza et chez moi, tout le monde est d’accord là-dessus! C’est la preuve essentielle et l’espoir suprême î

— L’espoir? répéta Erg Noor interloqué.

— Mais oui. Tenez, le biologiste montra la ligne droite tracée par l’enregistreur, les électrodes sensibles, introduites dans le piège à méduses, n’indiquent rien. Or, les monstres sont entrés là avec la charge complète de leur énergie, qui n’a pas pu se perdre après le soudage du réservoir. La défense isolante des récipients alimentaires cosmiques est sans doute impénétrable: ce n’est pas comme nos légers scaphandres biologiques. Souvenez-vous que la croix qui a paralysé Niza ne nous a pas fait de mal. Son ultra-son a traversé le scaphandre de protection supérieure et brisé notre volonté, mais les décharges meurtrières n’ont pas eu d’effet. Elles ont percé le scaphandre de Niza, tout comme les méduses ont percé le mien.

— Ainsi, la charge des éclairs sphéroïdaux ou quelque chose de ce genre qui est entré dans le réservoir doit y être resté? Les appareils n’indiquent pourtant rien…

— C’est ce qui me donne de l’espoir. Les méduses ne sont donc pas tombées en poussière. Elles…

— Je comprends. Elles se sont enfermées dans une sorte de cocon!

— Oui. Cette propriété, est répandue parmi les organismes vivants contraints à subir périodiquement des phénomènes défavorables à leur existence, tels que les longues, nuits glacées de la planète, ses ouragans du «matin» et du «soir». Mais comme ces périodes alternent assez vite, je suis sûr que les méduses peuvent rapidement se mettre dans cet état et en sortir aussi rapidement. Dans ce cas, nous n’aurons guère de peine à leur rendre leurs facultés meurtrières.

— En reconstituant la température, l’atmosphère, l’éclairage et les autres conditions de la planète noire?

— Oui. Tout est prévu et préparé. Grim Char va bientôt venir. Nous insufflerons dans le réservoir un mélange de néon, d’oxygène et d’azote sous une pression de trois atmosphères. Mais nous allons d’abord voir ce qu’il en est.

Eon Tal conféra avec ses deux assistants. Un appareil fut rapproché lentement du réservoir brun. La plaque de devant en rutholucite s’écarta, ouvrant l’accès du piège dangereux.

On remplaça les électrodes à l’intérieur du récipient par des micromiroirs à luminaires cylindriques. Un des assistants se posta au pupitre de télécommande. Sur l’écran parut une surface concave, couverte d’un dépôt granuleux, qui reflétait faiblement la lueur des lampes: c’était la paroi du réservoir. Le miroir virait doucement. Eon Tal déclara:

— II serait malaisé d’opérer aux rayons X, l’isolation ét<mt trop forte. On est obligé de recourir à une méthode plus complexe…

Le miroir tournant réfléchit le fond du récipient où se trouvaient deux boules blanches, à surface spongieuse et fibreuse. On aurait dit les gros fruits d’un arbre à pain récemment obtenu par les sélectionneurs.

— Reliez le vidéophone au vecteur de Grim Char, dit le biologiste à un assistant.

Le savant accourut aussitôt… Les yeux clignés non par myopie mais par simple habitude, il examina les appareils. Grim Char n’avait pas le physique imposant d’un coryphée de la science. Erg Noor songea à Ren Boz, dont la timidité de gamin contrastait avec son intelligence.

— Ouvrez le joint, commanda Grim Char. La main mécanique entama l’épaisse couche d’émail, sans déplacer le couvercle pesant. On fixa aux soupapes les boyaux d’amenée du mélange gazeux. Un puissant projecteur de rayons infrarouges remplaça l’étoile de fer…

— Température… pression… saturation électrique… L’assistant lisait les indications des appareils.

Au bout d’une demi-heure, Grim Char se retourna vers les astronautes.

— Venez dans la salle de repos. Impossible de prévoir le temps qu’il faudra pour animer ces capsules. A en croire Eon, c’est pour bientôt. Les assistants nous préviendront.

L’Institut des Courants Nerveux était bâti loin de la zone habitée, à la limite d’une steppe. Vers la fin de l’été, le sol s’était desséché et le vent passait avec un murmure particulier, qui pénétrait par les fenêtres ouvertes avec l’odeur fine des herbes flétries.

Les trois investigateurs, installés dans des fauteuils confortables, se^ taisaient en regardant par-dessus les cimes des arbres rameux l’air surchauffé qui vibrait à l’horizon. Leurs yeux las se fermaient de temps à autre, mais l’anxiété les empêchait de s’assoupir. Cette fois, le destin ne mit pas leur patience à l’épreuve. Trois heures ne s’étaient pas écoulées que l’écran de contact direct s’alluma. L’assistant de service se maîtrisait à grand-peine.

— Le couvercle remue!

L’instant d’après, tous les trois étaient au laboratoire.

— Fermez bien la chambre de rutholucite, vérifiez l’herméticité! ordonna Grim Char. Transférez dans la cfhambre les conditions de la planète.

Léger sifflement des pompes et des niveleurs de pression, et l’atmosphère du monde des ténèbres fut créée dans la cage diaphane.

— Augmentez l’humidité et la saturation électrique, poursuivit Grim Char. Une forte odeur d’ozone se répandit dans le laboratoire.

Aucun effet. Le savant fronça les sourcils, parcourant des yeux les appareils et s’efforçant-de déceler la lacune.

— Il faut l’obscurité! prononça soudain Erg Noor de sa voix nette.

Eon Tal sursauta.

— Comment ai-je pu l’oublier! Vous, Grim Char, vous n’avez pas été sur l’étoile de fer, tandis que moi…

— Les volets polarisateurs! dit le savant en guke de réponse.

La lumière s’éteignit. Le laboratoire n’était plus éclairé que par les feux des appareils. Quand les assistants eurent tiré les rideaux devant le pupitre, l’obscurité fut complète. Seuls, les points lumineux des indicateurs scintillaient çà et là, presque imperceptibles.

L’haleine de la planète noire effleura les visages des astronautes, ressuscitant dans leur mémoire les jours de lutte terrible et passionnante.

Dans les minutes de silence qui suivirent, on n’entendait que les mouvements précautionneux d’Eon Tal qui réglait l’écran à rayons infrarouges, muni d’un filtre polarisant.

Un faible son, un choc lourd: le couvercle du réservoir à eau était tombé à l’intérieur de la chambre en rutholucite. Un clignotement familier d’étincelles brunes: les tentacules d’un monstre noir venaient d’apparaître au bord du récipient. Il bondit tout à coup, remplissant d’ombre toute la chambre isolante, et se heurta au plafond diaphane. Des milliers d’étoiles brunes ruisselèrent le long du corps de la méduse qui bomba, comme soulevée par un courant d’air et s’arc-bouta de ses tentacules réunies en touffe contre le fond de la chambre. Le deuxième monstre surgit à son tour, horrible fantôme aux mouvements lestes et silencieux. Mais là, derrière les parois solides de la chambre, dans l’entourage des appareils télécommandés, cette engeance de la planète ténébreuse était jugulée.

Les appareils mesuraient, photographiaient, évaluaient, traçaient des courbes sinueuses, décomposant la structure des monstres en indices physiques, chimiques et biologiques. L’esprit humain synthétisait les données pour dévoiler le mystère de ces horribles créatures et les assujettir.

La foi dans la victoire s’affermissait en Erg Noor d’heure en heure.

Eon Tal devenait de plus en plus gai, Grim Char et ses assistants s’animaient visiblement.

Enfin, le savant aborda Erg Noor.

— Vous pouvez partir… le cœur léger. Nous, nous restons jusqu’à la fin de l’expérience. Je crains d’allumer la lumière visible, car les méduses noires ne peuvent la fuir comme sur leur planète. Or, elles doivent répondre à toutes nos questions!

— Répondront-elles?

— Dans trois ou quatre jours, l’étude sera complète… pour notre niveau du savoir. Mais on peut d’ores et déjà imaginer l’action du dispositif paralysant…

— Et soigner… Niza… Eon?

— Oui!

C’est maintenant seulement qu’Erg Noor sentit le fardeau qui l’avait accablé depuis ce jour funeste… Ce jour ou cette nuit… qu’importait! Une joie délirante s’était emparée de cet homme toujours si réservé. Il réprima non sans peine le désir absurde de lancer en l’air le petit Grim Char, de le secouer et de l’étreindre. Etonné de son propre état, il finit par se calmer et reprit sa réserve habituelle.

— Votre étude sera si utile pour la lutte contre les méduses et les croix pendant la prochaine expédition!

— Bien sûr! Nous connaîtrons l’ennemi. Mais se peut-il qu’on retourne vers ce monde de pesanteur et de ténèbres?

— Sans aucun doute!

Un beau jour d’automne septentrional se levait.

Erg Noor marchait sans hâte, pieds nus dans l’herbe douce. Devant lui, à l’orée du bois, la muraille verte des cèdres se mêlait à des érables dépouillés qui ressemblaient à des filets de fumée grise. Dans ce site laissé intentionnellement sauvage, un charme particulier émanait des hautes herbes broussailleuses, de leur arôme multiple et contradictoire, fort et délicieux.

Une rivière froide lui barra le chemin. Erg Noor descendit par un sentier. Les rides de l’eau claire, imprégnée de soleil, semblaient un réseau tremblant de fils d’or sur les galets bigarrés du fond. Des parcelles de mousse et d’algues nageaient à la surface, faisant courir sur le fond des points d’ombre bleue. Sur l’autre rive, le vent balançait de grandes campanules violettes. L’odeur de prairie humide et de feuilles mortes promettait à l’homme la joie du travail, car chacun gardait dans un recoin de son âme un peu du laboureur primitif.

Un loriot jaune d’or se percha sur une branche en flûtant d’une voix narquoise.

Le ciel serein, au-dessus des cèdres, s’argentait de cirrus ailés. Erg Noor pénétra dans la pénombre sylvestre, où flottait l’acre senteur des aiguilles de cèdres et de la résine, traversa la forêt et gravit une colline en essuyant la sueur de sa tête nue. Le bois qui entourait la clinique neurologique n’était pas vaste, et Erg Noor déboucha bientôt sur une route. La rivière alimentait une cascade de bassins en verre laiteux. Des hommes et des femmes en costume de bain surgirent au tournant et s’élancèrent sur la route bordée de fleurs multicolores. L’eau devait être assez froide, mais les coureurs y plongèrent avec des rires et des plaisanteries et descendirent la cascade à la nage. Erg Noor sourit malgré lui à la vue de cette bande joyeuse: c’étaient les travailleurs d’une usine ou d’une ferme des environs qui profitaient du repos…

Jamais encore sa planète n’avait paru si belle à l’astronaute qui passait la plus grande partie de sa vie dans un vaisseau étroit. Il éprouvait une profonde gratitude envers les hommes et la nature terrestre, envers tout ce qui avait contribué à sauver Niza, sa navigatrice aux cheveux roux. Elle était venue aujourd’hui à sa rencontre, dans le jardin de la clinique! Ayant consulté les médecins, ils avaient décidé de se rendre ensemble dans une maison de cure polaire. Niza s’était trouvée en parfaite santé, dès qu’on l’eut délivrée de la paralysie en supprimant l’inhibition tenace du cortex, provoquée par la décharge des tentacules de la croix noire. Il ne restait plus qu’à rétablir son énergie après ce long sommeil cataleptique… Niza vivante, guérie! Erg Noor ne pouvait y songer sans un tressaillement d’allégresse…

L’astronaute aperçut une femme qui arrivait du carrefour à pas paresses. Il l’aurait reconnue entre des milliers: c’était Véda Kong. Véda qui avait occupé ses pensées tant que la divergence de leurs chemins ne s’était pas fait jour. L’espriî d’Erg Noor, accoutumé aux diagrammes des machines à calculer, se figurait ses propres aspirations sous l’aspect d’une courbe raide, tendue vers le ciel, et la route de Véda comme un vol plané au-dessus de la planète ou plongeant dans les profondeurs des siècles révolus. Les deux lignes se séparaient, s’éloignaient l’une de l’autre.

Le visage de la jeune femme, qu’il connaissait dans ses moindres détails, l’étonna soudain par sa ressemblance frappante avec celui de Niza. Le même ovale étroit, aux yeux écartés et au front haut, aux longs sourcils arqués et à la bouche tendrement moqueuse… Le nez lui-même, un peu allongé, retroussé et arrondi au bout, leur donnait un air de famille. Mais tandis que le regard de Véda était toujours droit et pensif, la tête volontaire de Niza Krit tantôt se relevait dans un élan juvénile, tantôt s’abaissait, les sourcils froncés, à l’assaut d’un obstacle…

— Vous m’examinez? questionna Véda, surprise.

Elle tendit les deux mains à Erg Noor qui les pressa contre ses joues. Véda frémit et se dégagea. Il eut un faible sourire.

— Je voulais remercier ces mains qui ont soigné Niza… Elle… Je sais tout, allez! Il fallait la veiller constamment et vous avez renoncé à une expédition intéressante. Deux mois…

— Je n’ai pas renoncé, j’ai attendu la Tantra. Il était désormais trop tard, de toute façon, et puis elle est si adorable, votre Niza! Nous nous ressemblons physiquement, maïs sa passion du ciel et son dévouement en font la vraie compagne du vainqueur du Cosmos et des étoiles de fer…

— Véda!

— Ce n’est pas une plaisanterie! Il est trop tôt pour plaisanter, ne le sentez-vous pas, Erg? Mettons les choses au point!

— Tout est clair! Ce n’est pas pour moi que je vous remercie, c’est pour elle…

— Inutile! Si vous aviez perdu Niza, j’en aurais souffert…

— Je comprends, mais ne puis vous croire, car je vous sais incapable d’un calcul pareil. Et je maintiens ma gratitude.

Erg Noor caressa l’épaule de la jeune femme et posa les doigts sur le pli de son coude. Ils suivirent en silence la route déserte, jusqu’à ce qu’Erg Noor reprît l’entretien:

— Qui est-il, le vrai?

— Dar Véter.

— Tiens! L’ex-directeur des stations externes!

— Erg Noor, vous prononcez des mots qui ne veulent rien dire. Je ne vous reconnais pas…

— J’ai sans doute changé… Mais je ne connais Dar Véter que par son travail et je le prenais pour un rêveur du Cosmos…

— C’en est un. Un rêveur du monde astral, qui a pourtant su concilier les étoiles avec l’amour de la terre de l’ancien agriculteur. Un homme de science aux grandes mains d’ouvrier.

Erg Noor jeta involontairement un coup d’oeil sur sa main étroite aux longs doigts de mathématicien et de musicien.

— Si vous saviez, Véda, comme j’aime la Terre aujourd’hui!

— Après le monde des ténèbres et le long voyage avec Niza paralysée? Evidemment! Mais…

— Cet amour n’est pas l’essence de ma vie?

— Non, car vous êtes avide d’exploits, comme tout héros. Et cet amour, vous le porterez comme une coupe pleine, dont on craint de répandre une goutte… sur la Terre, pour l’offrir au Cosmos… au profit de la Terre!

— Véda, on vous aurait brûlée vive aux Siècles Sombres!

— Nous en avons déjà parlé… Voici la bifurcation. Où sont vos chaussures, Erg?

— Je les ai laissées dans le jardin, en allant au-devant de vous. Il me faut revenir.

— Au revoir, Erg. Ma tâche ici est terminée et la vôtre commence. Où nous reverrons-nous? Seulement au départ du nouvel astronef?

— Non, non! Niza et moi irons passer trois mois dans une maison dé cure polaire. Venez nous y rejoindre avec Dar Véter.

— Quelle maison de cure? Le Cœur de Pierre de la côte nord de la Sibérie ou les Feuilles d’automne de l’Islande?

— La saison est trop avancée pour séjourner dans le cercle polaire. On nous enverra dans l’hémisphère sud, où.ce sera bientôt l’été… L’Aube blanche de la Terre de Graham.

— C’est entendu, Erg. Nous viendrons, si Dar Véter ne s’en va pas tout de suite reconstruire îe satellite 57. Je pense qu’on préparera d’abord les matériaux…

— Pas mal, votre homme terrestre: c’est presque le maître du ciel!

— Ne jouez pas au malin! Ce ciel est bien proche en comparaison des espaces infinis… qui nous ont séparés.

— Vous le regrettez, Véda?

— A quoi bon le demander? Chacun de nous est fait de deux moitiés, dont l’une aspire à la nouveauté, tandis que l’autre regrette le passé et serait heureuse d’y revenir. Vous le savez bien et vous savez aussi que le retour n’est jamais heureux.

— Hélas! le regret demeure… comme une couronne sur une chère tombe. Véda, mon amie, embrassez-moi!

Elle obéit, repoussa légèrement l’astronaute et partit aussitôt par la grande route où circulaient les electrobus. Erg Noor la suivit des yeux jusqu’à ce que le robot conducteur arrêtât la voiture et la rdbe rouge disparût derrière la portière translucide.

Véda regardait à travers la glace la silhouette immobile de Noor. Le refrain d’une poésie de l’Ere du Monde Désuni, traduite et récemment mise en musique par Ark Guir, résonnait en elle comme une obsession. Dar Véter lui avait dit un jour, en réponse à un doux reproche:

Ni les anges du ciel ni les esprits de l’abîme

Ne seraient capables

De séparer mon âme de l’âme séduisante

De celle que j’aime: de mon Annabel-Lee!

C’était un défi de l’homme aux forces redoutables de la nature qui lui avaient ravi sa bien-aimée… De l’homme qui ne se résignait pas à sa perte et ne voulait rien céder au destin!

L’électrobus approchait de la branche de la Voie Spirale, mais Véda restait toujours à la portière, les mains serrées sur la barre polie et fredonnant la belle romance pleine de douce mélancolie.

«Les anges, c’est ainsi que les Européens religieux appelaient jadis les esprits du ciel, messagers de la volonté divine. Le mot ange signifie «messager» en grec ancien. Un mot oublié depuis des siècles»… Véda sortit de sa rêverie à la station et s’y replongea dès qu’elle fut dans le wagon de la Voie.

«Messagers du ciel, du Cosmos, voilà comment on pourrait appeler Erg Noor, Mven Mas, Dar Véter. Surtout ce dernier, quand il sera en train de construire le satellite dans le ciel tout proche, terrestre»… Véda eut un sourire espiègle. «Mais alors, les esprits de l’abîme, c’est nous, les historiens, dit-elle tout haut, en prêtant l’oreille au timbre de sa voix, et elle éclata de rire. Eh oui, les anges du ciel et l’esprit des enfers! Je doute cependant que cela plaise à Dar Véter»…

Les cèdres nains, aux aiguilles noires — variété résistante au froid, élevée pour les régions subantarctiques — émettaient sous le vent tenace un murmure solennel. L’air froid et dense coulait en un flux rapide, plein de cette fraîcheur exquise qu’on ne rencontre que sur l’océan et dans les hautes montagnes. Mais le vent des montagnes, qui effleure les neiges éternelles, est sec et piquant comme du vin mousseux. Tandis qu’au large, le souffle humide de l’océan passe sur vous comme des ondes élastiques.

La maison de cure Aube blanche descendit vers la mer en gradins vitrés qui rappelaient par leurs formes arrondies les paquebots géants d’autrefois. De jour, la teinte rosé des trumeaux, des escaliers et des colonnes contrastait avec les dômes sombres, brun-violet, des rochers d’andésite, sillonnés de sentiers gris-bleu en syénite fondue, au luisant de porcelaine. Mais à l’heure actuelle, la nuit polaire du printemps noyait les couleurs dans sa clarté blafarde qui semblait émaner du fond du ciel et de la mer. Le soleil s’était couché pour une heure au sud, derrière le plateau. Une auréole splendide rayonnait à l’horizon méridional. C’était la réverbération des glaces de l’Antarctide, conservées sur la haute bosse de l’est et chassées de partout ailleurs par l’homme qui n’avait laissé là que le quart des formidables glaciers. L’aube blanche qui avait donné son nom à la maison de cure transformait les alentours en un monde féerique de lumière pâle, sans ombres ni reflets.

Quatre personnes se dirigeaient lentement vers la mer par un sentier de syénite miroitante. Les figures des hommes qui marchaient derrière paraissaient taillées dans du granit cendré; les grands yeux des deux femmes étaient d’une profondeur mystérieuse.

Niza Krit, le visage pressé contre le col de la jaquette de fourrure de Véda Kong, répliquait d’une voix émue au savant historien. Véda examinait avec un étonnement non dissimulé cette jeune fille qui lui ressemblait physiquement.

— Je trouve que le meilleur cadeau qu’une femme puisse faire à un homme, c’est de le créer à nouveau et de prolonger ainsi son existence… Puis viendra une autre bien-aimée qui le rénovera encore… C’est presque l’immortalité!

— Les hommes ne sont pas de cet avis… en ce qui nous concerne, répondit Véda. Dar Véter m’a dit qu’il ne voudrait pas de fille qui ressemblât trop à la femme aimée, car il souffrirait de devoir quitter ce monde en la laissant seule, livrée à un sort inconnu, sans que sa tendresse fût là pour l’envelopper… C’est une survivance de la jalousie et de l’instinct protecteur!

— Je me révolte à l’idée de me séparer de mon petit, de cet être qui sera mien jusqu’à la dernière goutte de sang, reprit Niza absorbée par ses réflexions, et de le mettre en pension, à peine sevré.

— Je vous comprends, mais je ne suis pas d’accord. Véda fronça les sourcils, comme si la jeune fille avait touché une corde sensible de son âme.

L’une des plus grandes victoires de l’humanité est la victoire sur l’instinct maternel aveugle! Les femmes se rendent compte aujourd’hui que seule l’éducation des enfants par des gens spécialement instruits et choisis à cet effet peut former l’homme de la société moderne. L’amour maternel d’autrefois, presque insensé, n’existe plus. Toute mère sait que le monde entier choie son enfant, au lieu de le menacer comme jadis. Voilà pourquoi a disparu l’amour inconscient de la louve, né de la peur bestiale pour son petit.

— Je le comprends, dit Niza, mais seulement par l’esprit.

— Et moi, je sens de tout mon être que le bonheur suprême de faire du bien à autrui est désormais accessible à tout le monde, indépendamment de l’âge. Ce bonheur qui n’était réservé qu’aux parents, aux grands-parents, et surtout aux mères… Pourquoi garder son petit? C’est aussi une survivance des époques où les femmes menaient une vie recluse et ne pouvaient accompagner partout leurs maris. Tandis que vous, vous serez ensemble tant que durera votre amour…

— Je ne sais pas, j’ai parfois un désir si violent de voir à mes côtés un petit être fait à son image, que mes mains se crispent… et puis… non, je ne sais rien…

— Nous avons l’île des Mères, Java, où habitent celles qui veulent élever elles-mêmes leurs enfants; les veuves, par exemple…

— Oh non! Mais je pourrais être éducatrice, à l’instar de celles qui adorent les enfants. Je me sens tant de forces et j’ai déjà été dans le Cosmos…

Véda se radoucit.

— Vous êtes la jeunesse personnifiée, Niza, et pas seulement du point de vue physique. Comme tous les gens très jeunes, vous ne voyez pas que les contradictions de la vie c’est la vie elle-même; que les joies de l’amour apportent toujours des inquiétudes, des soucis et des chagrins, d’autant plus pénibles que l’amour est plus fort. Et vous craignez de tout perdre au premier coup du destin.

A ces mots, Véda eut une révélation: non, la jeunesse n’était pas la seule cause des inquiétudes et des désirs de Niza.

Comme tant d’autres, Véda avait le tort de croire que les blessures de l’âme guérissent aussi vite que les lésions du corps. Or, il n’en est rien: la blessure psychique persiste longtemps, très longtemps, sous le couvert d’un corps sain et peut se rouvrir à l’improviste, pour une cause parfois insignifiante. Ainsi, pour Niza, cinq ans de paralysie et d’inconscience absolue avaient pourtant laissé un souvenir dans toutes les cellules du corps… l’horreur de la rencontre avec la croix monstrueuse qui avait failli tuer Erg Noor!

Niza, qui devinait les pensées de sa compagne, dit d’une voix sourde:

— Depuis l’aventure de l’étoile de fer, j’éprouve un malaise singulier. Un vide angoissant demeure au fond de mon âme. Il coexiste avec l’assurance et la force joyeuses, sans les exclure ni disparaître. Je ne peux le combattre que par ce qui m’accapare toute, sans me laisser en tête à tête avec… Ah, je sais maintenant ce que c’est que le Cosmos pour un homme solitaire, et j’honore encore plus la mémoire des premiers héros de l’astronautique!

— Je crois comprendre, répondit Véda. J’ai séjourné sur des îlots de la Polynésie perdus au milieu de l’océan. Seule en face de la mer, j’étais en proie à une tristesse infinie, telle une mélopée qui meurt dans l’espace. C’est sans doute le souvenir de la solitude primitive de l’esprit qui rappelle à l’homme comme il était misérable dans l’étroite prison de son âme. Il n’y a que le travail collectif et les pensées communes qui puissent nous sauver; l’apparition d’un bateau, encore plus petit que l’île, semble-t-il, transforme l’immensité de l’océan. Une poignée de camarades et un bateau, c’est déjà un monde à part, lancé vers les lointains accessibles et domptés… Il en est de même pour l’astronef, vaisseau du Cosmos. Vous y êtes en compagnie de camarades forts et courageux! Quant à la solitude devant l’Univers… Véda frémit… je ne pense pas que l’homme soit capable de la supporter!

Niza se serra contre Véda.

— Vous l’avez dit! C’est bien pourquoi je veux tout avoir…

— Niza, vous m’êtes sympathique. A présent, je conçois votre dessein… qui me semblait insensé! Pour que le vaisseau puisse revenir d’un si long voyage, il faut que vos enfants vous remplacent sur le chemin du retour: deux Erg, peut-être même davantage!

Niza pressa la main de Véda, sans mot dire, et pressa ses lèvres contre sa joue refroidie au grand air.

— Mais tiendrez-vous le coup, Niza? C’est si difficile!

— De quelle difficulté s’agit-il? questionna Erg Noor qui avait entendu la dernière exclamation de la jeune femme. Vous vous êtes donc donné le mot, vous et Dar Véter? Voici une demi-heure qu’il m’exhorte à transmettre aux jeunes mon expérience d’astronaute, au lieu d’entreprendre un vol dont on ne revient pas.

— Et alors, il a réussi à vous convaincre?

— Non. Mon expérience est encore plus nécessaire pour faire parvenir le Cygne à destination, le conduire par une voie que n’a jamais parcourue un vaisseau de la Terre ou de l’Anneau!

Erg Noor montra le ciel clair, sans étoiles, où le brillant Achernard devait luir au-dessous du petit Nuage, près du Toucan et de l’Hydre.

Comme il prononçait ces mots, le bord du soleil émergea derrière lui, balayant de ses rayons le mystère de l’aube blanche.

Les quatre amis avaient atteint la côte. Une haleine froide venait de l’océan qui assaillait la plage de ses vagues sans écume, lourde houle de la farouche Antarctide. Véda Kong examinait curieusement l’eau couleur d’acier qui semblait noire aux endroits profonds et prenait au soleil la nuance violette de la glace.

Niza Krit se tenait auprès d’elle, en pelisse de fourrure bleue et bonnet assorti, d’où s’échappait la masse de ses cheveu roux foncé. La jeune fille relevait la tête d’un mouvement qui lui était familier. Dar Véter arrêta malgré lui son regard sur elle et fronça les sourcils.

— Niza vous déplaît? s’écria Véda avec une indignation exagérée.

— Vous savez bien que je l’admire, répondit-il, la mine sombre. Mais elle m’a paru tantôt si petite et si frêle en com «paraison de…

— En comparaison de ce qui m’attend? intervint Niza, agressive. Voici que vous tournez l’attaque contre moi!…

— Je n’en ai pas l’intention, dit Dar Véter avec tristesse, mais mon chagrin est naturel. Une admirable créature de ma Terre va disparaître dans l’abîme noir et glacé du Cosmos. Ce n’est pas de la pitié, Niza, c’est un regret!

— Nous avons le même sentiment, convint Véda. Niza m’apparaît comme une petite flamme de vie perdue au milieu de l’espace glacé.

— Ai-je l’air d’une fleur délicate? demanda. Niza sur un ton qui empêcha Véda de répondre par l’affirmative.

— Est-il quelqu’un qui aime plus que moi la lutte avec le froid?

La jeune fille arracha son bonnet et, secouant ses boucles ardentes, ôta sa pelisse.

— Que faites-vous? protesta Véda, alarmée, en se jetant vers elle.

Mais Niza avait sauté sur un roc en surplomb et lançait ses vêtements à Véda.

Les vagues glacées l’accueillirent et Véda frissonna, rien que de penser à un bain pareil. Niza s’éloignait tranquillement à la nage, fendant les flots par des poussées vigoureuses. Elle agita la main du haut d’une crête, pour inviter ses compagnons à la suivre.

Véda Kong l’observait avec admiration.

— Dites donc, Véter, Niza est moins faite pour Erg que pour un ours blanc. Allez-vous reculer, vous, l’homme du Nord?

— Je suis d’origine nordique, mais je préfère les mers chaudes, dit piteusement Dar Véter, en s’approc’hant à contrecœur du ressac. S’étant dévêtu, il toucha l’eau du pied et fonça avec un «han!» à l’encontre de la vague de plomb. Il la gravit en trois larges brassées et glissa dans le creux noir de la suivante. Son prestige ne fut sauvé que par des années d’entraînement en toute saison. Dar Véter eut le souffle coupé et vit des étincelles rouges. Il rétablit sa respiration par des mouvements énergiques. Transi, le corps bleu, il remonta la grève au galop avec Niza, et, quelques instants après, ils savouraient la chaleur des fourrures. L’aigre bise elle-même leur paraissait chargée de senteurs des mers coralliennes.

— Plus je vous connais, chuchota Véda, plus j’ai la conviction qu’Erg Noor ne s’est pas trompé dans son choix. Vous saurez mieux que tout autre le réconforter aux moments critiques, le réjouir, le ménager…

Les joues sans hâle de Niza s’empourprèrent.

Pendant le déjeuner, sur la haute terrasse de cristal qui vibrait au vent, Véda croisa à maintes reprises le regard pensif et tendre de la jeune fille. Ils se taisaient tous les quatre, comme on fait en général à fia veille d’une longue séparation.

— C’est dur de se faire des amis pareils et de les quitter aussitôt! s’écria soudain Dar Véter.

— Ne pourriez-vous… commença Erg Noor.

— Mes vacances sont terminées. Il est temps de monter au ciel! Grom Orm m’attend.

— Moi aussi, je dois travailler, ajouta Véda. Je vais retourner à mon «enfer», dans une caverne récemment découverte qui garde des vestiges du Monde Désuni.

— Le Cygne sera prêt au milieu de l’année prochaine, et nous autres, nous ferons nos préparatifs dans six semaines, dit Erg Noor à voix bass£. Qui est maintenant directeur des stations externes?

— Junius Ante, mais il ne veut pas quitter ses machines mnémotechniques et le Conseil n’a pas encore validé la candidature d’Emb Ong, ingénieur physicien de la centrale F du Labrador.

— Je ne le connais pas.

— Il n’est guère connu, car il s’occupe de mécanique mé-gaondique à l’Académie des Limites du Savoir.

— Qu’est-ce que c’est?

— De grands rythmes du Cosmos, des ondes géantes qui se propagent à travers l’espace. Elles expriment notamment les contradictions des vitesses de lumière contraires, qui donnent des valeurs relatives supérieures au zéro absolu. Mais tout cela n’est pas encore au point…

— Et Mven Mas?

— Il écrit un livre sur les émotions. Son programme aussi est très chargé: l’Académie des Prédictions l’a nommé consultant pour le vol de votre Cygne. Dès que j’aurai préparé la documentation, il sera obligé d’abandonner son écrit.

— Dommage. Le sujet est si actuel! Il est temps de reconnaître la réalité et la force des émotions, intervint Erg Noor.

— Je crains que Mven Mas ne soit incapable d’analyse à froid! dit Véda.

— C’est ce qu’il faut, sinon il n’écrira rien de bon, répliqua Dar Véter en se levant pour prendre congé.

Niza et Erg tendirent leurs mains:

— A un de ces jours! Dépêchez-vous de terminer votre besogne, ou on ne se reverra plus!

— On se reverra, promit Dar Véter avec assurance. A la rigueur, rendez-vous dans le désert d’El Homra, au départ…

— Soit! acquiescèrent les astronautes.

— Venez, ange du ciel.

Véda prit le bras de Dar Véter en affectant de ne pas remarquer la ride qui s’était creusée entre ses sourcils.

— Vous devez en avoir assez de la Terre!

Dar Véter se tenait, les jambes écartées, sur la base branlante d’une carcasse à peine fixée et regardait le gouffre qui béait dans l’intervalle des nuages. La planète, dont l’énormité se sentait malgré la distance de cinq diamètres qui la séparait du chantier, présentait les taches grises et violettes de ses continents et de ses mers.

Dar Véter reconnaissait ces contours qu’il avait vus dès son enfance sur les clichés pris des satellites. Voici la ligne de la côte, à laquelle aboutissent les raies perpendiculaires des montagnes… A droite, c’est la mer, et tout en bas s’allonge une étroite vallée. Il a de la chance aujourd’hui: les nuages se sont dissipés au-dessus de la région où habite Véda. Là, au pied des ressauts à pic de ces montagnes gris de fonte, se trouve la caverne ancienne qui descend en larges gradins dans le sein de la Terre. Véda y recueille, parmi les débris muets et poussiéreux du passé, les miettes de vérité historque sans lesquelles on ne peut comprendre le présent ni prévoir l’avenir…

Dar Véter, penché du haut de la plate-forme en bronze de zirconium gaufré, envoya un salut au point présumé, qui s’était caché sous les cirrus éblouissants survenus de l’ouest. L’obscurité nocturne s’y dressait ainsi qu’une muraille formidable, semée d’étoiles. Les nuages s’avançaient en couches superposées, tels des radeaux immenses. Au-dessous, dans le gouffre crépusculaire, la surface de la Terre roulait vers le mur de ténèbres, comme si elle s’en allait à jamais dans le néant. La douce lumière zodiacale qui auréolait la planète du côté ombreux luisait dans le noir de l’espace cosmique.

Le côté éclairé du globe s’enveloppait d’une nappe de nuages qui réverbérait la lumière intense du soleil gris-bleu. Quiconque les eût regardés sans filtres obscurcissants serait devenu aveugle, de même que s’il s’était tourné vers l’astre terrible en se trouvant hors de l’atmosphère terrestre de 800 kilomètres d’épaisseur. Les rayons durs, à ondes courtes — ultraviolets et X — se déversaient en un flux meurtrier, aggravé par une averse continue de particules cosmiques. Les étoiles qui s’étaient rallumées ou heurtées dans les lointains inimaginables de la Galaxie envoyaient dans l’espace leurs radiations nocives. Seule, la protection du scaphandre sauvait les travailleurs d’une mort imminente.

Dar Véter lança de l’autre côté le câble de sécurité et se dirigea par la poutre d’appui vers le chariot scintillant de la Grande Ourse, On avait assemblé un tuyau géant qui tenait toute la longueur du futur satellite. Aux deux extrémités, s’élevaient des triangles aigus qui soutenaient d’énormes disques magnétiques. Après avoir installé les piles qui transformaient en courant électrique les radiations bleues du soleil, on pourrait se débarrasser de l’attache et se déplacer le long des lignes de force magnétiques, avec des plaques de guidage sur la poitrine et dans le dos…

— Nous voulons travailler la nuit fit soudain la voix du jeune ingénieur Kad Laït. Le commandant de L’Altaï a promis de nous éclairer!

Dar Véter regarda en bas à gauche, où plusieurs fusées de marchandises, reliées en grappe, flottaient comme des poissons endormis. Plus haut, sous Une hotte aplatie qui l’abritait des météorites et du soleil, planait la plate-forme provisoire en tôles de revêtement intérieur, où on disposait et assemblait les pièces livrées au moyen des fusées. Les travailleurs s’y massaient, pareils à des abeilles sombres ou des vers luisants, lorsque la surface miroitante du scaphandre sortait de sous la hotte. Un réseau de câbles partait des trémies de déchargement qui béaient dans les flancs des fusées. Encore plus haut, juste au-dessus de la carcasse montée, des hommes aux attitudes bizarres et parfois comiques s’affairaient autour d’une machine volumineuse. A terre, un seul anneau en bronze de béryllium borazoné aurait pesé au moins une centaine de tonnes. Mais ici, cette masse pendait docilement près de la carcasse, au bout d’un câble mince qui avait pour rôle d’égaliser les vitesses intégrales de rotation autour de la Terre de toutes ces pièces détachées.

Quand les travailleurs se furent accoutumés à l’absence ou, plus exactement, à l’intimité de la force de pesanteur, ils devinrent adroits et sûrs d’eux. Mais on serait bientôt obligé de les remplacer par d’autres, car un long travail manuel sans pesanteur provoque un trouble de la circulation sanguine, qui risque de persister et de faire de l’homme un invalide après son retour sur la Terre. Aussi chacun travaillait-il sur le satellite cent cinquante heures au maximum et regagnait la Terre après avoir été réacclimaté à la station Intermédiaire qui tournait à 900 kilomètres de la planète.

Dar Véter qui dirigeait le montage, tâchait de ne pas se surmener, malgré le désir d’accélérer telle ou telle besogne.

Il devait, lui, demeurer plusieurs mois à cette altitude de 57 mille kilomètres.

En autorisant le travail nocturne, il pourrait abréger le séjour de ses jeunes amis et hâter la relève. Le deuxième pîanétonef du chantier, le Baryon, se trouvait dans la plaine de l’Arizona, où Grom Orm surveillait les écrans de télévision et les pupitres des enregistreurs.

La décision de travailler pendant toute la nuit cosmique réduisait de moitié la durée du montage. Dar Véter ne pouvait refuser cette chance. Il approuva donc l’idée de ses hommes qui se dispersèrent aussitôt en tous sens pour tendre un réseau de câbles encore plus compliqué. Le pîanétonef Altaï, qui servait de logement au personnel et restait immobile au bout de la poutre d’appui, décrocha soudain les câbles à roulettes qui reliaient sa trappe d’entrée à la carcasse du satellite. De longues flammes jaillirent de ses moteurs. L’immense vaisseau vira prestement. Pas un bruit ne parvint à travers le vide de l’espace interplanétaire. Le commandant expérimenté de l’Altaï n’eut besoin que de quelques coups de moteurs pour s’élever à quarante mètres au-dessus du chantier et tourner ses projecteurs d’atterrissage vers Ja plate-forme. On retendit les câbles conducteurs entre l’astronef et la carcasse, et la multitude d’objets hétéroclites, suspendus dans l’espace, acquit une immobilité relative, tout en poursuivant sa rotation autour de la TerVe à une vitesse d’environ dix mille kilomètres à l’heure.

La répartition des nuages révéla à Dar Véter que le chantier survolait la région antarctique et que, par conséquent, il pénétrerait bientôt dans l’ombre de la Terre. Les réchauffeurs perfectionnés des scaphandres ne peuvent neutraliser entièrement le souffle glacé de l’espace cosmique, et malheur à celui qui dépense étourdiment l’énergie de ses piles! C’est ainsi qu’a péri, il y a un mois, un architecte monteur qui s’était mis à l’abri d’une brusque averse de météorites dans le corps froid d’une fusée ouverte. Il n’a pas tenu jusqu’au retour vers le côté ensoleillé… Un ingénieur a été tué par une météorite Ces accidents-là ne peuvent être prévus ni évités. La construction des satellites réclame toujours ses victimes et nul ne sait qui sera la suivante! Les lois de la probabilité, difficilement applicables aux grains de poussière que sont les hommes isolés, disent pourtant que Dar Véter a le plus de chances d’y rester, car c’est lui qui se trouve le plus longtemps à cette hauteur exposée à tous les hasards du Cosmos… Mais une voix intérieure audacieuse lui suggère que rien ne peut arriver à sa magnifique personne. Si absurde que soit cette certitude pour un homme à l’esprit mathématique, elle ne quitte pas Dar Véter et l’aide à marcher tranquillement, en équilibre sur les poutres et les treillis de la carcasse suspendue dans le gouffre du ciel noir…

Le montage des pièces sur la Terre se faisait par des machines spéciales, qu’on appelait «embryotectes», parce qu’elles fonctionnaient suivant le principe de la cybernétique d’évolution de l’organisme vivant. Evidemment, la structure moléculaire de l’être vivant, due au mécanisme cybernétique héréditaire, était beaucoup plus complexe.

Les organismes vivants ne se développaient qu’à partir des solutions tièdes de molécules ionisées, tandis que les embryotectes fonctionnaient en général aux courants polarisés, à la lumière ou au champ magnétique. Les marques et les clefs apposées sur les pièces avec du thallium radioactif guidaient infailliblement le montage, qui s’exécutait à une vitesse étonnante pour les profanes. Mais il n’y avait ni ne pouvait y avoir de machines pareilles en plein ciel. L’assemblage du satellite était un chantier à l’ancienne mode, où on travaillait à la main. En dépit des dangers, la besogne semblait si passionnante qu’elle attirait des milliers de volontaires. Les stations d’épreuves psychologiques n’avaient que le temps d’examiner tous ceux qui se déclaraient prêts à partir dans l’espace interplanétaire…

Dar Véter atteignit la base des machines solaires disposées en éventail autour d’un énorme moyeu pourvu d’un appareil de gravitation artificielle et brancha sa pile dorsale sur le circuit de contrôle. Une mélodie simple résonna dans le téléphone de son casque. Alors, il y relia parallèlement une plaque de verre où un schéma était tracé en lignes d’or. La même mélodie lui répondit. Dar Véter tourna deux verniers pour faire coïncider les temps et s’assura de la concordance absolue des mélodies et même des tonalités du réglage. Une partie importante du futur engin avait été montée de façon impeccable. On pouvait passer à l’installation des moteurs électriques. Dar Véter redressa ses épaules fatiguées de porter le scaphandre et remua la tête. Le mouvement fit craquer les vertèbres du cou engourdi sous le casque. C’était encore heureux que Dar Véter ne fût pas sujet à la maladie ultraviolette du sommeil et à la rage infrarouge, affections mentales qui sévissaient en dehors de l’atmosphère terrestre et qui l’auraient empêché de mener à bonne fin sa mission glorieuse.

Le premier revêtement défendrait bientôt les travailleurs contre la solitude accablante dans le Cosmos, au-dessus du gouffre sans ciel ni terre!

Un dispositif de sauvetage lancé de Y Altaï passa en vitesse près du chantier. C’était un remorqueur envoyé aux fusées automatiques qui ne transportaient que les marchandises et s’arrêtaient aux niveaux prévus, «

II était temps! L’amas flottant de fusées, d’hommes, de machines et de matériaux glissait vers le côté nocturne de la Terre. Le remorqueur revint, attelé à trois longues fusées pis-ciformes aux reflets bleuâtres, dont chacune pesait sur la Terre cent cinquante tonnes, sans compter le carburant.

Elles rejoignirent leurs pareilles, ancrées autour de la plateforme de triage. Dar Véter bondit à l’autre extrémité de la carcasse et se trouva au milieu des ingénieurs préposés au déchargement. On discutait le plan de travail nocturne. Dar Véter se rangea à leur avis, mais leur ordonna de renouveler les piles individuelles qui réchauffaient les scaphandres pendant trente heures d’affilée, tout en alimentant les lampes, les filtres à air et les radiotéléphones.

Le chantier plongea dans les ténèbres comme dans un abîme, mais la douce lumière zodiacale provenant des rayons du soleil dispersés par les gaz atmosphériques éclaira longtemps encore le squelette du futur satellite, figé à 180 degrés de froid. La supraconductibilité devint plus gênante que pendant le jour. A la moindre usure de l’isolation des instruments, des piles ou des accumulateurs, les objets voisins s’auréolaient d’un nimbe bleuté et il devenait impossible de diriger le courant. L’obscurité opaque du Cosmos survint, accompagnée d’un froid terrible. Les étoiles brillaient d’un éclat intense, telles des aiguilles de flamme bleue. Le vol invisible et silencieux des météorites paraissait plus effrayant que jamais. En bas, à la surface du globe sombre, dans les flux de l’atmosphère, fulgu-raient des nuages électriques multicolores des décharges d’une longueur démesurée ou des bandes de clarté diffuse, s’étendant sur des milliers de kilomètres. Des ouragans plus forts que les pires tempêtes terrestres se démenaient dans les couches supérieures de l’enveloppe aérienne. L’atmosphère saturée d’émanations du Soleil et du Cosmos continuait à mélanger activement l’énergie, entravant au plus haut point le contact entre le chantier et la planète.

Quelque chose se modifia soudain dans le monde perdu au sein des ténèbres glacées. Dar Véter ne réalisa pas tout de suite que c’était le planétonef qui avait allumé ses projecteurs. La nuit semblait encore plus noire, l’éclat violent des étoiles avait terni, mais la plate-forme et la carcasse ressor-taient nettement dans la vive clarté. L’instant d’après, VAltaï réduisit la tension, la lumière baissa et devint jaune: le vaisseau économisait l’énergie de ses accumulateurs. Au chantier ranimé, les tôles carrées et ovales du revêtement, les treillis des fermes, les cylindres et les tuyaux des réservoirs évoluaient comme en plein jour, prenant peu à peu leur place sur le squelette du satellite.

Dar Véter trouva à tâtons la poutre transversale, saisit les poignées à roulettes des câbles faisant office de mains courantes, et s’élança d’un coup de pied vers Y Altaï. Parvenu devant la trappe de l’astronef, il serra les freins des poignées et s’arrêta juste à temps pour ne pas heurter la porte close.

Dans la cabine de passage, on n’entretenait pas la pression terrestre normale, pour éviter les pertes d’air lors du va-et-vient des nombreux travailleurs. C’est pourquoi Dar Vé-ter pénétra sans ôter son scaphandre dans la cabine suivante construite provisoirement et y débrancha son casque et ses piles.

Dégourdissant ses membres las, il suivait d’un pas ferme le pont intérieur et savourait le retour à une pesanteur presque normale. La gravitation artificielle de l’astronef fonctionnait sans arrêt. Qu’il était bon de se sentir un homme solidement campé sur le sol, et non un moucheron voltigeant dans le vide incertain! La lumière douce, l’air tiède et un fauteuil moelleux l’invitaient au repos absolu. Dar Véter savourait le plaisir de ses ancêtres, qui l’avait étonné autrefois dans les vieux romans. C’était bien ainsi que les gens revenus d’un long voyage à travers un désert froid, une forêt humide ou des montagnes couvertes de glaciers entraient dans la demeure accueillante: maison, gourbi, yourte en feutre. La aussi, des murs minces séparaient l’homme du grand Univers hostile, plein de dangers, et lui gardaient la chaleur et la lumière dont il avait besoin pour reprendre des forces, en songeant à l’avenir…

Dar Véter résista à la tentation du fauteuil et du livre. Il devait se mettre en liaison avec la Terre: l’éclairage allumé en plein ciel pour toute la nuit risquait d’alarmer les observateurs1 qui surveillaient le chantier. En outre, il fallait prévenir que la relève se ferait avant terme.

Cette fois, le contact était réussi: Dar Véter conversa avec Grom Orm non par les signaux codifiés, mais par le vidéophone, très puissant, comme à bord de tout vaisseau interplanétaire. L’ex-président se montra satisfait et s’occupa sur-le-champ de recruter un nouvel équipage et d’accélérer le transport des pièces.

Sorti du poste central de YAltài, Dar Véter traverse la bibliothèque qu’on avait aménagée en dortoir en installant deux rangs de couchettes le long des murs. Les cabines, les réfectoires, la cuisine, les corridors latéraux et la salle des moteurs sont aussi meublés de lits supplémentaires. L’astronef transformé en résidence fixe est comble. Ouvrant et refermant d’un geste las les portes hermétiques, Dar Véter se traîne dans le corridor carrelé de matière plastique brune, tiède au toucher.

Il songe aux astronautes qui passent des dizaines d’années à l’intérieur de vaisseaux pareils, sans le moindre espoir d’en sortir entre-temps. Il habite ici depuis près de six mois, quittant chaque jour les locaux étroits pour travailler dans le vide interplanétaire. Et la Terre lui manque déjà, avec ses steppes, ses mers, ses centres débordant de vie des zones habitées. Tandis qu’Erg Noor, Niza et vingt autres membres de l’équipage du Cygne devront rester dans l’astronef quatre-vingt-douze années dépendantes ou cent quarante ans terrestres, jusqu’au retour du vaisseau sur la planète natale. Aucun d’entre eux ne vivra jusque-là! Leurs corps seront incinérés et ensevelis dans les mondes infiniment lointains de l’étoile verte en zirconium!…

S’ils meurent en cours de route, leurs dépouilles enfermées dans une fusée s’envoleront dans le Cosmos… C’est ainsi que les barques funéraires de ses ancêtres emportaient en haute mer les guerriers tombés au champ d’honneur… Mais l’histoire de l’humanité n’a jamais connu de héros qui consentaient à la réclusion perpétuelle dans un vaisseau et quittaient le pays avec la certitude de ne plus revenir… Non, il se trompe et Véda le lui reprocherait! A-t-il donc oublié les champions anonymes de la dignité et de la liberté humaines, qui se vouaient à un destin encore plus terrible, à l’incarcération dans les oubliettes, aux pires tortures? Ces héros de jadis avaient plus de mérite que ses contemporains mêmes qui se préparaient à un vol glorieux dans le Cosmos, vers les mondes inexplorés!

Et lui, Dar Véter, attaché à sa planète, il était si petit en comparaison d’eux et ne ressemblait nullement à un ange du ciel, comme l’appelait pour rire l’adorable Véda Kong!

CHAPITRE XIV

LA PORTE D’ACIER

Le robot minier peina vingt jours dans l’obscurité humide jusqu’à ce qu’il eût déblayé les dizaines de milliers de tonnes de décombres et étayé les voûtes effondrées. L’accès du fond de la caverne était désormais ouvert. II ne restait plus qu’à en vérifier la sécurité. Des chariots automatiques, mus par des chenilles et une vis d’Archimède, descendirent sans bruit. Les appareils indiquaient, tous les cent mètres, la composition de l’air, la température et le degré d’humidité. Les chariots pénétrèrent à quatre cents mètres de profondeur, en évitant les obstacles. Véda Kong entra ensuite avec son équipe dans la grotte mystérieuse. Quatre-vingt-dix ans auparavant, lors d’une prospection d’eaux souterraines parmi des calcaires et des grès absolument stériles, les indicateurs avaient décelé soudain la présence d’une grande quantité de métal. On constata bientôt que le site correspondait à la description de celui qui entourait la fameuse caverne antique de Denof-Koul, dont le nom signifiait «Refuge de la Culture» dans une langue disparue. Devant la menace d’une guerre terrible, les peuples qui s’estimaient les plus civilisés avaient caché là des trésors de leur culture. Le secret et le mystère étaient très eh usage à cette époque.

En se laissant glisser sur l’argile rouge qui tapissait le sol de l’entrée déclive, Véda se sentait aussi émue que la plus jeune de ses collaboratrices.

Elle imaginait des salles grandioses, avec des coffres-forts remplis de films, d’épurés et de cartes, des armoires contenant des bobines d’enregistrements magnétophoniques ou des bandes de machines mnémoniques, des rayonnages chargés d’échantillons de composés chimiques, d’alliages et de médicaments; des animaux empaillés dans des vitrines étanches, des herbiers, des squelettes pétrifiés d’habitants disparus. Puis, elle se figurait des plaques en silicolle protégeant des peintures superbes, des statues des plus beaux représentants de l’humanité, des bustes d’hommes célèbres, des chefs-d’œuvre de sculpteurs animaliers… Des maquettes d’édifices, des inscriptions commémoratives gravées sur la pierre et le métal…

Véda pénétra en songe dans une vaste caverne de plus de trois mille mètres carrés de superficie. Sa haute voûte dont le sommet se perdait dans l’ombre se hérissait de longs stalactites qui brillaient à la lumière électrique… La salle s’avéra réellement grandiose. Confirmant les pensées de Véda, des machines et des armoires apparaissaient dans des niches. Les archéologues se dispersèrent dans la grotte avec des cris de joie. Beaucoup de machines qui gardaient encore, par places, l’éclat du verre et du vernis, étaient des équipages très en faveur jadis et considérés à l’époque du Monde Désuni comme le summum du génie technique. On construisait alors quantité de véhicules capables de transporter sur leurs sièges rembourrés un petit nombre de personnes. L’élégance de leurs lignes se perfectionnait, les mécanismes de commande et de motion ne manquaient pas d’ingéniosité, mais pour le reste ils demeuraient absurdes. Ils circulaient par centaines de milliers dans les rues et sur les routes, transportant des gens qui, on ne savait pourquoi, travaillaient loin de leur domicile et se hâtaient chaque jour d’aller au travail et d’en revenir. Ces machines, dangereuses à conduire, avaient tué une multitude de personnes, consumé des milliards de tonnes de matières précieuses, tirées du sein de la planète, et empoisonné l’air par l’acide carbonique. Les archéologues de l’Ere de l’Anneau étaient déçus de voir qu’on avait réservé tant de place dans la grotte à ces voitures étranges.

Sur des plates-formes basses s’élevaient des moteurs à pistons plus puissants, des moteurs électriques, à réaction, à turbines, àf énergie nucléaire. Dans des vitrines recouvertes d’une couche épaisse de tuf, s’alignaient des appareils: sans doute des postes de télévision, des caméras, des machines à calculer, etc. Ce musée de mécanismes dont quelques-uns étaient rongés par la rouille, tandis que d’autres avaient résisté aux attaques du temps, présentait une immense valeur historique, car il révélait le niveau de la technique des temps reculés, dont la plupart des documents avaient disparu dans les perturbations militaires et politiques.

Miika Eïgoro, la fidèle adjointe de Véda, qui avait de nouveau abandonné sa mer chérie pour l’humidité et la nuit des souterrains, aperçut au bout de la salle, derrière une grosse colonne calcaire, le trou noir d’une galerie. La colonne était la carcasse d’une machine, au pied de laquelle s’amoncelaient les débris d’un panneau en matière plastique qui fermait autrefois l’entrée. Longeant pas à pas les câbles rouges des chariots de reconnaissance, les archéologues gagnèrent une seconde caverne, située presque au même niveau et remplie d’armoires hermétiques en verre et en métal. Une longue inscription en anglais faisait le tour des murs à pic, effrités par endroits. Véda ne put se retenir de la déchiffrer aussitôt.

Les bâtisseurs du caveau déclaraient à leurs descendants, avec la fanfaronnerie typique de l’individualisme des anciens, qu’ils étaient parvenus aux sommets du savoir et conservaient là pour la postérité leurs réalisations étonnantes.

Miika haussa les épaules d’un air dédaigneux.

— On voit, rien qu’à cette inscription, que le «Refuge de la Culture» remonte à la fin de l’Ere, aux dernières années de l’ancien régime. Elle est typique pour les gens de l’époque, cette croyance absurde à l’existence immuable de leur civilisation, de leur langue, de leurs coutumes, de la morale et de la prétendue grandeur de l’homme blanc!

— Votre jugement est net mais unilatéral, Miika. Moi, j’entrevois à travers le sinistre squelette du capitalisme mourant ceux qui luttèrent pour l’avenir. Leur avenir à eux, c’est notre présent. Je vois quantité d’hommes et de femmes qui cherchaient la lumière dans la vie étroite et pauvre, assez forts pour s’évader de leur geôle, assez bons pour aider leurs amis et ne pas s’aigrir dans la touffeur morale du monde ambiant…

— Ceux qui cachaient leur culture dans cette caverne n’étaient pas ainsi, répliqua Miika. Tenez, il n’y a là que des choses techniques. Ils se targuaient de leur technique, sans s’inquiéter de leur ensauvagement moral et émotif, Ils méprisaient le passé et fermaient les yeux sur l’avenir!

Véda donna raison à Miika. Ces hommes auraient été plus heureux, s’ils avaient su proportionner les résultats acquis à ce qui restait encore à faire pour transformer le monde et la société. Ils auraient vu alors, dans toute sa misère, leur planète souillée, enfumée, dépouillée de ses forêts, encombrée de papiers et d’éclats de verre, de gravats et de ferraille. Dessillés, ils auraient été plus sages et plus modestes…

Un puits étroit de trente-deux mètres de profondeur conduisait à une autre salle. Après avoir envoyé Miika et deux aides chercher l’appareil gamma pour la radioscopie des armoires, Véda se mit à explorer cette troisième grotte, sans tuf ni coulées d’argile. Les vitrines basses, en verre moulé étaient seulement embuées par l’humidité intérieure. Penchés sur les glaces, les archéologues examinaient les bijoux en or et en platine, sertis de gemmes. Cette collection de reliques devait dater du temps où on avait encore la manie, dérivée du culte des mânes, de préférer l’ancien au nouveau. Véda éprouva, une fois de plus, du dépit devant la suffisance des ancêtres qui croyaient que leurs notions de la valeur et leurs goûts resteraient immuables à travers les siècles et seraient adoptés comme canon par la postérité.

L’extrémité de la grotte se changeait en couloir droit et haut, qui descendait en pente douce à une profondeur inconnue. Les compteurs des chariots indiquaient, au départ du couloir, 304 mètres au-dessous de la surface de la Terre. De larges fissures partageaient lgs voûtes en énormes plaques calcaires qui devaient peser des milliers de tonnes. Véda se sentit alarmée. L’expérience acquise au cours de l’étude de nombreux souterrains lui disait que la masse rocheuse, au piedde la crête de montagnes, était en équilibre instable. Peut-être avait-elle été déplacée par un séisme ou par l’exhaussement général qui avait surélevé les montagnes d’une cinquantaine de mètres depuis la fondation de ce musée. Une expédition archéologique ordinaire n’était pas en mesure de fixer cette masse formidable. Seuls, des buts importants pour l’économie de la planète auraient justifié de tels efforts.

D’autre part, les trésors historiques recelés dans une grotte aussi profonde pouvaient avoir une valeur technique, comme les inventions oubliées mais utiles au monde actuel.

La prudence recommandait de ne pas pousser l’exploration plus loin. Mais pourquoi le savant ménagerait-il sa personne, alors que des millions de gens faisaient des travaux et des essais dangereux, que Dar Véter et ses camarades œuvraient à 57 mille kilomètres au-dessus, de la Terre et qu’Erg Noor se préparait à un voyage sans retour! Ces deux hommes qu’elle tenait en haute estime n’auraient pas reculé… Eh bien, elle ne reculerait pas non plus…

Des piles de rechange, une caméra électronique, deux appareils à oxygène… Elles iraient à deux, Véda et l’intrépide Miika, laissant à leurs camarades le soin d’étudier la troisième salle.

Véda Kong leur conseilla de se restaurer. On sortit les tablettes des voyageurs, comprimés d’albumines facilement assimilables, de sucres et d’antitoxines de la fatigue, mélangés de vitamines, d’hormones et de stimulants du système nerveux. Véda, surexcitée, n’avait pas faim. Miika ne revint qu’au bout de quarante minutes: elle avait, paraît-il, cédé à la tentation de faire la radioscopie de quelques armoires pour avoir une idée de leur contenu.

La descendante des plongeuses japonaises remercia du regard son chef d’équipe et fut prête en un instant.

Les câbles rouges et minces passaient au milieu du couloir. La lumière mauve des couronnes de gaz posées sur la tête des deux femmes ne pouvait percer l’obscurité séculaire de la galerie qui descendait en pente de plus en plus raide. De grosses gouttes froides tombaient de la voûte avec un bruit sourd et régulier. Des ruisseaux murmuraient dans les fissures. L’humidité pénétrante entretenait dans le souterrain une atmosphère de sépulcre. On ne rencontre que dans les grottes ce silence absolu, auquel veille l’écorce terrestre elle-même, insensible, inerte. Là-haut, si profond que soit le silence, on devine toujours une vie cachée, le mouvement de l’eau, de l’air ou de la lumière.

Véda et sa compagne subissaient malgré elles l’emprise de la caverne qui les avait englouties, comme la tombe d’un passé mort qui ne revit que dans l’imagination.

Elles avançaient vite, malgré la couche épaisse d’argile qui engluait le sol. Des blocs détachés des parois les forçaient parfois à escalader des encombrements et à ramper entre ces amas et la voûte. En une demi-heure, les deux exploratrices étaient descendues de quatre-vingt-dix mètres et avaient atteint un mur lisse, où stationnaient les deux automates de reconnaissance. Un reflet de lumière leur suffit à distinguer dans le mur une porte massive en acier inoxydable. Au centre du battant, deux bosses rondes, marquées de signes, des flèches dorées et des poignées… Pour ouvrir, il fallait composer un signal conventionnel. Les archéologues connaissaient ce type de serrures, mais d’origine plus ancienne. Ayant tenu conseil, elles examinèrent le dispositif. Il ressemblait fort aux ouvrages que les gens rusés et méchants employaient autrefois à défendre leurs trésors contre les «étrangers»: dans l’Ere du Monde Désuni on classait les hommes en «étrangers» et «siens». Quand on tentait de forcer ces portes, elles projetaient souvent des obus explosifs, des jets de gaz toxiques ou radiations aveuglantes qui tuaient les investigateurs sans méfiance. Les mécanismes en métaux résistants ou en matières plastiques s’étaient conservés durant 4es siècles et avaient emporté beaucoup de vies, jusqu’à ce qu’on eût appris à les neutraliser.

Il était évident qu’on devait ouvrir la porte au moyen d’instruments spéciaux. Les exploratrices se voyaient obligées de quitter le seuil du mystère principal de la grotte. Sans aucun doute, cette porte hermétique dissimulait les vestiges les plus précieux. Véda et Miika éteignirent les lampes et cassèrent la croûte à la lumière de leurs couronnes. Après un bref repos, elles comptaient réitérer leur tentative.

— Qu’est-ce qu’il peut bien y avoir là? soupira Miika, les yeux sur la porte dont les dorures brillaient orgueilleusement. Elle semble nous narguer… On ne passe pas…. vous ne saurez rien!

— Qu’avez-vous réussi à voir dans les armoires de la seconde salle? s’enquit Véda, en réagissant contre le dépit puéril que lui causait cet obstacle inattendu.

— Des épures de machines, des livres aux pages métalliques. Et puis, probablement, des rouleaux de films de cinéma, des listes, des cartes stellaires et terrestres. Dans la première salle, il y a des modèles de machines, dans la seconde, les documents techniques qui s’y rapportent, dans la troisième, comment dirai-je… les reliques de l’histoire et les valeurs de l’époque où on utilisait l’argent.. Ma foi, c’est logique… Mais où sont les valeurs dans le sens actuel du mot? Les réalisations suprêmes de l’esprit humain, des sciences, des arts, de la littérature, s’écria Miika.

— J’espère qu’elles sont derrière cette porte, répondit tranquillement Véda, mais je ne serais pas étonnée d’y découvrir des armes!

— Comment!

— Des armements, des moyens d’extermination rapide des hommes. L’hypothèse ne me semble pas fantaisiste.

La petite Miika devint rêveuse, s’attrista et dit à voix basse:

— En effet, cela paraît normal si on réfléchit au rôle de cette cachette. On y a mis à l’abri les plus grandes valeurs matérielles de la civilisation occidentale. Or, qu’est-ce qui passait pour essentiel, si en ce temps-là il n’existait pas d’opinion publique commune à toute la planète, ni même au peuple de ce groupe de pays. La nécessité et l’importance d’une chose ou d’une autre au moment donné étaient établies par des dirigeants qui manquaient souvent de compétence. Aussi, les objets réunis dans ces grottes ne sont-ils nullement les vraies valeurs, mais ce que la minorité des chefs tenait pour telles. Ils ont pu essayer de conserver, en premier lieu, les machines et peut-être les armes, sans se rendre compte que les superstructures de la civilisation sont pareilles à celles de l’organisme.

— Mais oui, les superstructures que l’histoire crée en recueillant et assimilant l’expérience du travail, les connaissances, la technique, les réserves de matériaux, les corps simples et les formations chimiques pures. Une haute civilisation détruite ne peut être restaurée sans alliages solides, sans métaux rares, sans machines d’un rendement impeccable. Si tout cela était anéanti, comment ferait-on pour retrouver l’expérience, l’art de fabriquer les machines cybernétiques de plus en plus complexes, capables de subvenir aux besoins de milliards d’hommes?

— Il était aussi impossible de retourner à la civilisation antique dépourvue de machines, dont on rêvait parfois.

— Bien sûr. Au lieu de la culture antique, c’eût été une épouvantable famine… Les rêveurs individualistes se refusaient à comprendre que l’histoire ne se répète jamais! Je n’affirme pas que ce sont des armes, mais je suis portée à le croire. Si ceux qui ont aménagé cette cachette avaient le tort, fréquent à l’époque, de confondre la culture et la civilisation, en négligeant l’éducation et le développement obligatoires des sentiments humains, ils pouvaient se passer des arts, des lettres et de la science éloignée des besoins du moment. On partageait la science elle-même en science utile et inutile, sans songer à son unité. Une science et un art pareils étaient regardés comme dç$ attributs agréables, mais pas toujours nécessaires, de la vie de l’homme. Or, le caveau que voici renferme l’essentiel… Je pense aux armes, si naïf, si absurde que cela paraisse à nos contemporains…

Véda se tut, fixant la porte.

— C’est peut-être un simple composteur que nous ouvrirons en l’auscultant au microphone, dit-elle tout à coup en s’approchant de la porte. On essaye?

Miika s’élança entre la porte et sa compagne.

— Non, Véda! Pourquoi ce risque insensé?

— J’ai l’impression que la caverne est près de s’effondrer. Une fois parties, nous ne pourrons plus revenir… Vous entendez? Un bruit vague et lointain leur parvenait, tantôt d’en bas, tantôt d’en haut…

Mais Miika, adossée à la porte, les ’bras en croix, restait inébranlable.

— Vous croyez que ce sont des armes, Véda? Il y a donc certainement un dispositif de défense… C’est une porté de haine, comme tant d’autres…

Deux jours après, on descendit dans la grotte des appareils portatifs: un écran réflecteur Rœntgen pour la radioscopie du mécanisme, un émetteur d’ultra-sons pour la dislocation des joints intérieurs. Mais on n’eut pas l’occasion de s’en servir.

Un grondement saccadé monta des entrailles de la caverne. Une forte secousse fit courir instinctivement vers la sortie les explorateurs qui étaient tous dans la troisième salle.

Le bruit s’amplifiait, devenait une sorte de grincement sourd. C’était sans doute la masse entière des roches craquelées qui s’affaissait suivant une faille longeant le pied de la montagne.

— Tout est perdu, sauve qui peut! cria Véda désolée, et les gens se précipitèrent sur les chariots automatiques pour les diriger vers la deuxième caverne.

Cramponnés aux câbles des robots, ils grimpèrent par le puits. Le tonnerre et le tremblement des parois les talonnaient et finirent par les rejoindre. Un fracas terrible… La paroi inférieure de la seconde caverne s’écroula dans la brèche qui s’était formée à la place du boyau de communication de la troisième salle. La vague d’air projeta les hommes, dans un nuage de poussière et de gravier, jusque sous les voûtes de la première grotte. Ils s’abattirent sur le sol, attendant la mort.

La poussière se déposait lentement. Les stalagmites et les saillies qui se voyaient à travers ce brouillard ne changeaient pas d’aspect. Le silence sépulcral se rétablit…

Véda, revenue à elle, se releva, agitée d’un tremblement nerveux. Deux de ses collaborateurs la soutinrent, mais elle se dégagea avec impatience.

— Où est Miika?

Son adjointe, appuyée à une stalagmite, s’essuyait soigneusement le cou, les oreilles et les cheveux.

— Presque tout est perdu, fit-elle en réponse à la question muette de Véda. La porte inabordable restera close sous quatre cents mètres d’ébouiis. La troisième caverne est complètement détruite; quant à la seconde, on peut encore la déblayer. Elle contient, comme celle-ci, ce qu’il y a de plus précieux pour nous…

— En effet, Véda passa la langue sur ses lèvres sèches, mais nous avons manqué de résolution et de courage. L’effondrement était à prévoir…

— Un pressentiment gratuit. Inutile de vous affliger. Aurions-nous étayé ces montagnes pour l’unique plaisir de connaître ces valeurs douteuses? Surtout, s’il s’agit d’armes…

— Et si c’étaient des œuvres d’art, des monuments de l’inestimable création humaine? Non, nous aurions dû agir plus vite!

Miika haussa les épaules et conduisit sa compagne accablée vers la splendeur du soleil, la joie de l’eau claire et de la douche électrique tonifiante.

Mven Mas marchait de long en large, selon son habitude, dans la pièce qu’on lui avait réservée à l’étage supérieur de la Maison, de l’Histoire, dans le secteur indien de la zone Nord. Il n’était là que depuis deux jours, après avoir travaillé à la Maison de l’Histoire du secteur américain…

La pièce, ou plus exactement la véranda à façade de verre polarisateur, donnait sur les lointains bleus d’un plateau accidenté. Mven Mas branchait de temps à autre les volets de polarisation croisée. Une pénombre grise envahissait le local, et des reproductions électroniques de tableaux, de fragments de films, de sculptures et d’édifices défilaient sur l’écran hémisphérique. L’Africain les examinait et dictait au robot-secrétaire des notes pour son futur livre. La machine imprimait, numérotait les pages et les classait soigneusement.

Quand il était las, Mven Mas débranchait les volets et s’approchait de la fenêtre, le ragard perdu, réfléchissant à son étude.

Il s’étonnait de voir abolies tant de choses d’une civilisation encore récente. Ainsi, les finesses de langage caractéristiques de l’Ere de l’Unification — astuces verbales et littéraires qui passaient jadis pour un signe d’instruction supérieure — avaient complètement disparu. On ne pratiquait plus les belles-lettres en tant que musique de la parole, art très en faveur encore dans l’Ere du Travail Général, ni le jonglage de mots appelé traits d’esprit. Le besoin de dissimuler ses pensées ne se faisait plus sentir depuis la fin de l’Ere du Monde Désuni. Les entretiens étaient sensiblement simplifiés et abrégés… Sans doute que l’Ere du Grand Anneau verrait se développer le troisième système de signalisation de l’homme ou échange d’idées sans paroles.

Mven Mas dictait au robot vigilant ses pensées nouvelles.

— La psychologie fluctuante[30] de l’art, fondée par Luda Fir, date du deuxième siècle de l’Ere de l’Anneau. C’est elle qui a permis de prouver scientifiquement la différence de la perception émotive des femmes et des hommes, en dévoilant le domaine qui avait existé durant des siècles comme un subconscient quasi mystique. Mais ce n’est là que la moindre partie de la tâche. Luda Fir a réussi à signaler les liens principaux des perceptions sensitives, grâce à quoi on a pu les faire correspondre chez les deux sexes…

Une sonnerie et un feu vert appelèrent soudain Mven Mas au vidéophone. Pour qu’on le dérangeât aux heures d’étude, il fallait que la communication fût importante. L’automate enregistreur se débrancha, et Mven Mas descendit en hâte au bureau.

Véda Kong, les joues écorchées et les yeux cernés, le salua de l’écran. Mven Mas ravi lui tendit ses grandes mains, provoquant un faible sourire sur le visage soucieux de la jeune femme.

— Aidez-moi, Mven. Je sais que vous êtes occupé, mais Dar Véter a quitté la Terre, Erg Noor est loin, et, à part eux, il n’y a que vous à qui je puisse m’adresser sans façons… Il m’est arrivé un malheur…

— Quoi donc? Dar Véter?…

— Oh, non! Un éboulis à l’endroit des fouilles. Elle résuma l’accident de la caverne de Den-of-Koul.

— Vous êtes actuellement le seul de mes amis qui ait accès au Cerveau Prophétique…

— Auquel des quatre?

— Au centre de Détermination Inférieure.

— Je comprends. Il faut calculer les possibilités d’atteindre la porte en dépensant le minimum d’efforts et de matériaux.

— C’est cela!

— Vous avez les données?

— Elles sont là.

— J’écoute.

Mven Mas aligna rapidement les chiffres.

— Reste à attendre que la machine reçoive mon message. Je vais me mettre en liaison avec l’ingénieur de service. La Détermination Inférieure se trouve dans le secteur australien de la zone Sud.

— Et la Détermination Supérieure?

— Dans le secteur indien de la zone Nord, où je suis actuellement. Je tourne le commutateur, attendez la réponse.

Devant l’écran éteint, Véda essaya d’imaginer le Cerveau Prophétique. Elle croyait voir un immense cerveau humain avec ses circonvolutions palpitantes, bien qu’elle sût que c’étaient de grandes machines électroniques de classe supérieure, capables de résoudre les problèmes les plus complexes du domaine connu des mathématiques. La planète ne possédait que quatre machines de ce genre, différemment spécialisées.

Véda n’eut pas longtemps à attendre. L’écran se ralluma et Mven Mas lui demanda de l’appeler dans six jours, vers la fin de la soirée.

— Mven, vous êtes un auxiliaire inestimable!

— Pour l’unique raison que j’ai quelques connaissances et quelques droits en mathématiques? C’est votre travail à vous qui est inestimable, car vous connaissez les langues et les cultures anciennes… Véda, vous êtes trop absorbée par l’Ere du Monde Désuni!

Elle fronça les sourcils, mais l’Africain rit de si bon cœur qu’elle suivit son exemple et disparut après un geste d’adieu.

Mven Mas la revit au vidéophone à la date convenue.

— Inutile de parler, je devine que la réponse est défavorable.

— Oui. La stabilité est au-dessous de la limite de sécurité… Si on procède comme d’habitude, le déblai constituera un kilomètre cube de calcaire.

— Nous n’avons donc qu’un moyen: sortir les coffres-forts de la seconde caverne par un tunnel, dit tristement Véda.

— Vaut-il la peine de vous désoler?

— Pardonnez-moi, Mven, mais vous aussi vous étiez devant une porte qui dissimulait un mystère. Le vôtre était grand, universel, et le mien est petit. Mais du point de vue émotif, mon échec est égal au vôtre.

— Nous voilà compagnons d’infortune. Je vous garantis qu’on se heurtera maintes fois encore à des portes d’acier. Elles se multiplieront à mesure que nos visées seront plus audacieuses.

— L’une d’elles finira bien par s’ouvrir!

— Certes.

— Mais vous n’avez pas tout à fait renoncé?

— Bien sûr que non. Nous recueillerons de nouveaux faits, des coefficients plus exacts.

— Et s’il fallait attendre toute votre vie?

— Qu’est-ce que ma vie individuelle, comparée aux progrès de la science!

— Où est votre ardeur, Mven?

— Elle n’est pas disparue, elle est seulement jugulée… par la souffrance.

— Et Ren Boz?

— Il va mieux. Il cherche à préciser son abstraction.

— Je vois. Une minute, Mven… Quelque chose d’important!

L’écran de l’Africain s’éteignit, et quand il se ralluma, Mven Mas crut voir une autre femme, juvénile et insouciante.

— Dar Véter redescend sur la Terre. Le satellite 57 est achevé avant terme.

— Déjà! Tout est fait?

— Non, seulement le montage extérieur et l’installation des machines énergétiques. Les travaux intérieurs sont plus faciles. On a rappelé Dar Véter pour qu’il prenne du repos et analyse le rapport de Junius Ante sur un nouveau mode de transmission par l’Anneau.

— Merci, Véda. Je serais heureux de revoir Dar Véter.

— Vous le verrez certainement… Mais je n’ai pas fini. Grâce aux efforts conjugués de l’humanité, on a amassé de l’anaméson pour le Cygne. Les astronautes nous invitent à assister à leur départ pour le vjpyage sans retour. Vous viendrez?

— Oui. La planète leur montrera, au moment des adieux, ce qu’elle a de plus beau et de plus séduisant. Comme ils auraient voulu voir la danse de Tchara à la Fête des Coupes de Feu, la danseuse la répétera pour eux avant l’envol, au cosmoport central d’El Homra… Rendez-vous là-bas!

— C’est entendu, cher Mven Mas!

CHAPITRE XV

LA NEBULEUSE D’ANDROMEDE

La vaste plaine d’El Homra s’étend au sud du golfe de Grande Syrte, en Afrique du Nord. Avant la suppression des cycles alizéens et la transformation du climat, c’était une hamada, désert de gravier jpoli et de rochers.asguleux, d’une teinte rougeatre qui a donné au site le nom de hamada

la Rouge. Océan de feu les jours de soleil, océan d’aigre bise les nuits d’automne et d’hiver. Il ne restait à présent de la hamada que le vent qui faisait ondoyer sur le terrain ferme l’herbe haute et bleuâtre transplantée d’Afrique australe. Le sifflement du vent et l’ondulation de l’herbe éveillaient dans l’âme une vague mélancolie et le sentiment d’avoir déjà vu ce paysage steppique plus d’une fois et en diverses circonstances, dans la joie et le chagrin…

Les envols et les atterrissages des astronefs laissaient dans la savane des brûlures de près d’un kilomètre de diamètre. Ces cercles étaient entourés de grillages métalliques rouges et restaient isolés pendant dix ans, durée deux fois plus longue que celle de la désagrégation des gaz d’échappement des moteurs. Après un atterrissage ou un départ, le cosmoport déménageait ailleurs. Cela prêtait à l’équipement et aux locaux un caractère provisoire et apparentait le personnel aux anciens nomades du Sahara, qui avaient vagabondé là pendant des millénaires sur des animaux bossus au cou cambré et aux pattes calleuses, appelés dromadaires…

Le planétonef Baryon qui en était à son treizième raid entre le chantier du satellite et la Terre transporta Dar Vétér dans la steppe de l’Arizona, restée déserte après la transformation du climat, à cause de la radioactivé accumulée dans le sol. A l’aube de la découverte de l’énergie ’nucléaire dans l’Ere du Monde Désuni, on avait fait là de nombreux essais. Et l’effet nocif des produits de désintégration radio-active persistait, trop faible pour nuire à l’homme, mais suffisant pour arrêter la croissance des arbres et des buissons.

Dar Véter admirait non seulement le bleu du ciel et la blancheur virginale des nuages, mais aussi le sol poussiéreux, hérissé d’une herbe rare.

Quel plaisir de fouler la Terre sous le soleil d’or, le visage exposé à la fraîcheur de la brise! C’est seulement après avoir séjourné au bord des gouffres cosmiques qu’on peut apprécier

toute la beauté de notre planète, surnommée autrefois la «vallée de misère et de larmes» !

Grom Orm, le vieux président du Conseil, ne retint pas le bâtisseur, car il voulait dire adieu lui-même à l’équipage du Cygne.

Ils arrivèrent ensemble à El Homra le jour du départ. Dar Véter aperçut d’en haut deux énormes miroirs dans l’immensité grise de la plaine: celui de droite presque circulaire, celui de gauche en forme d’ellipse oblongue, effilée à un bout. C’étaient les traces récentes des envols de la 38e expédition astrale.

Le cercle provenait du Tintagel parti vers la terrible étoile T et chargé d’appareils encombrants pour l’assaut de l’astronef discoïde venu des profondeurs du Cosmos. L’ellipse était la trace de L’Aella, qui s’était envolée suivant une trajectoire plus oblique et emportait une grande équipe de savants pour étudier les modifications. de la matière sur la naine blanche de la triple étoile Omikron 2 d’Eridan. Les cendres demeurées à l’endroit où les gaz d’échappement avaient frappé le sol pierreux et y avaient pénétré à un mètre cinquante de profondeur étaient arrosées d’un liant qui les empêchait de se répandre. Il n’y avait plus qu’à mettre en place les clôtures des anciens terrains d’envol. On le ferait après le départ du Cygne. Et voici le Cygne lui-même, gris de fonte, avec sa cuirasse thermique qui brûlera pendant la traversée de l’atmosphère. Puis il volera dans son revêtement scintillant qui renvoie toutes les radiations. Mais personne ne le verra dans cette splendeur, sauf les robots qui surveilleront son avance. Ces astronomes automatiques ne donneront aux hommes que la photographie d’un point lumineux. Et au retour sur la Terre, l’enveloppe du vaisseau sera oxydée et cabossée par l’explosion de petites météorites. Dar Véter se rappelait bien l’aspect de la Tantra après le voyage: une masse tachée de vert, de roux et de gris, au revêtement détérioré. Quant au Cygne, aucun de ses contemporains ne le reverra: tous seront morts d’ici cent soixante-douze ans: cent soixante-huit années indépendantes de voyage et quatre ans d’exploration des planètes…

Le travail de Dar Véter ne lui permettait même pas de vivre jusqu’à l’arrivée du Cygne sur la planète de l’étoile verte. Comme dans ses jours de doutes, il admirait l’audace de pensée de Ren Boz et de Mven Mas. Bien que l’expérience eût échoué et que ce problème fondamental du Cosmos fût encore loin d’être résolu, ces insensés étaient des titans de l’esprit créateur, car même en réfutant leur t/héorie et leur essai, les hommes feraient un bond prodigieux sur le chemin du savoir…

Dar Véter, perdu dans ses méditations, faillit buter contre de signal de la zone de sécurité, se détourna et aperçut au pied du pylône mobile de télévision la silhouette familière de Ren Boz. Il accourait, ébouriffant ses mèches rousses et clignant ses yeux aigus. Une fine résille de cicatrices prêtait à son visage une expression douloureuse.

— Heureux de vous voir sain et sauf, Ren!

— J’ai grand besoin de vous!

Ren Boz tendit à Dar Véter ses petites mains semées de taches de rousseur.

— Que faites-vous là de si bonne heure?

— J’ai assisté au départ de L’Aella: il m’importe fort de connaître les données de la gravitation d’une étoile aussi lourde. Quand j’ai su que vous viendriez, je suis resté.

Dar Véter se taisait, attendant l’explication.

— Vous retournez à l’observatoire des stations externes, sur la demande de Junius Ante?

Dar Véter fit un signe affirmatif.

— Ante a noté dernièrement plusieurs messages reçus par l’Anneau et qui n’ont pas pu être déchiffrés…

— La réception de messages en dehors de l’horaire se fait tous les mois. Le temps de l’écoute est déplacé à chaque fois de deux heures terrestres. En une année, la vérification embrasse vingt-quatre heures; en huit ans — un cent millième de seconde galactique. C’est ainsi que se comblent les

lacunes de la réception du Cosmos. Au cours des six derniers mois du cycle de huit années, on capte des messages incompréhensibles et certainement très lointains.

— Je m’y intéresse beaucoup et je vous prie de me prendre pour adjoint!

— Il vaudrait mieux que je vous aide. Nous examinerions ensemble les enregistrements des machines mnémotechniques.

— Avec Mven Mas?

— Bien sûr!

— C’est épatant, Véter! Je me sens si mal à l’aise depuis cette malheureuse expérience: je suis si coupable envers le Conseil! Mais avec vous je me sens à l’aise, quoique vous soyez membre du Conseil, ex-directeur, et que vous ayez déconseillé de tenter l’expérience…

— Mven Mas aussi est membre du Conseil.

Le physicien s’absorba un instant dans ses souvenirs, puis il eut un rire silencieux:

— Mven Mas, lui… il sent mes pensées et tâche de les concrétiser.

— N’est-ce pas là votre erreur?

Ren Boz fronça les sourcils et changea de sujet.

— Véda Kong va venir, elle aussi?

— Je l’attends. Vous savez qu’elle a failli périr en explorant une caverne pleine de choses anciennes et munie d’une porte d’acier hermétique?

— Je l’ignorais.

— Et moi, j’oubliais que vous ne partagiez pas la passion de Mven Mas pour l’histoire. Toute la planète discute sur le mystère de cette porte. Des millions de volontaires offrent leurs services pour les fouilles. Véda a décidé de soumettre la question à l’Académie des Prédictions.

— Verrons-nous Evda Nal au cosmoport?

— Non, elle est empêchée!

— Il y en a qui le regretteront! Véda l’aime beaucoup et Tchara en raffole. Vous vous souvenez de Tchara?

— Une femme exotique… du type panthère… d’origine tsigane ou hindoue?

Dar Véter leva les bras au ciel, dans une attitude d’horreur plaisante.

— Qu’est-ce que je dis là! D’ailleurs, je répète constamment la faute des anciens qui n’entendaient rien aux lois de la psychophysiologie et de l’hérédité. Je voudrais toujours voir chez les autres ma mentalité et mes sentiments.

— Evda, fit Ren Boz sans approuver le repentir de son interlocuteur, suivra l’envol comme tous les habitants de la planète.

Le physicien montra les trépieds des caméras de réception blanche, infrarouge et ultraviolette, disposés en demi-cercle autour de l’astronef. Les différents groupes de rayons du spectre animaient d’une vie réelle l’image en couleurs de l’écran, de même que les diaphragmes harmoniques supprimaient la résonance métallique dans la transmission de la voix.

Dar Véter regarda en direction du nord, d’où venaient des électrobus automatiques lourdement chargés de voyageurs. Véda Kong sauta de la première voiture et courut en s’empê-trant dans l’herbe haute. Elle se jeta contre la robuste poitrine de Dar Véter, d’un élarj, si impétueux que ses longues tresses volèrent par-dessus les épaules de l’homme.

Il l’écarta doucement pour contempler le cher visage rénové par Ja coiffure inusitée.

— J’ai joué dans un film pour enfants une reine nordique des Siècles Sombres, et je n’ai eu que le temps de me changer, expliqua-t-elle, un peu essoufflée. Il était trop tard pour me recoiffer.

Dar Véter se la représenta en longue robe de brocart, la tête ceinte d’une couronne d’or à pierres bleues, avec ses nattes blondes descendant au-dessous des genoux, et ses yeux gris au regard téméraire… Il s’épanouit dans un sourire.

— Vous aviez une couronne?

— Oui, elle est comme ceci.

De son doigt, Véda traça dans J’air le contour d’un large bandeau à fleurons trèfles.

— Je la verrai?

— Aujourd’hui même. Je demanderai qu’ils te montrent le film.

Comme Dar Véter allait la questionner sur ces mystérieux «ils», Véda salua le grave physicien, qui répondit par un sourire naïf et cordial.

— Où sont donc les héros d’Achernard?

Ren Boz parcourut des yeux le terrain toujours désert autour de l’astronef.

— Là-bas! Véda indiqua une pyramide en plaques de verre laiteux, couleur pistache, à châssis argentés: la grande salle du cosmoport.

— Allons-y.

— Nous serions de trop, dit Véda d’une voix ferme. Ils regardent le salut d’adieu de la Terre. Allons vers le Cygne.

Les hommes obéirent.

Véda qui marchait à côté de Dar Véter lui demanda tout bas:

— Elle ne me ridiculise pas trop, cette coiffure à l’antique? Je pourrais…

— Non, non. Le contraste avec la robe moderne est très joli, les tresses sont plus longues que la jupe. Laisse-les!

— J’obéis, mon Véter! chuchota-t-elle, et ses paroles magiques firent palpiter le cœur de l’homme et colorèrent ses joues pâles.

Une foule nombreuse se dirigeait sans hâte vers l’astronef. Les gens souriaient à Véda et la saluaient du geste, beaucoup plus souvent que Dar Véter ou Ren Boz.

— Vous êtes populaire, Véda, fit observer le physicien. Est-ce votre renommée d’historien ou votre beauté qui en est la cause?

— Ni l’une ni l’autre. Mon travail et mon activité sociale m’obligent à voir beaucoup de monde. Vous et Véter, vous êtes tantôt confinés dans les laboratoires, tantôt absorbés par un travail nocturne qui vous isole. Votre œuvre est bien plus considérable et plus marquante que la mienne, mais elle n’a trait qu’à un seul domaine, qui n’est pas le plus près du cœur. Tchara Nandi et Evda Nal sont beaucoup plus connues que moi.

— Encore un reproche à notre civilisation technique? riposta gaiement Dar Véter.

— Pas à la nôtre, mais à la survivance des erreurs fatales du passé. II y a vingt millénaires, nos ancêtres des cavernes savaient déjà que l’art et l’éducation sentimentale qui s’y rapporte ne comptent pas moins pour la société que la science.

— En ce qui concerne les rapports entre les hommes? s’informa le physicien intéressé.

— C’est cela.

— Un sage de l’antiquité a dit que le plus difficile sur terre est de conserver la joie! intervint Dar Véter. Tenez, voici un autre allié fidèle de Véda!

Mven Mas arrivait de son pas dégagé, attirant l’attention générale par sa haute taille et son teint foncé.

— Tchara a fini de danser, conclut Véda. L’équipage du Cygne ne tardera pas.

— A leur place, je viendrais à pied, le plus lentement possible, dit soudain Dar Véter.

Véda lui prit le bras.

— Vous vous énervez.

— Bien sûr. Il m’est pénible de penser qu’ils s’en vont pour toujours et que je ne reverrai plus l’astronef. Quelque chose en moi proteste contre ce sacrifice, peut-être parce qu’il m’enlève des amis!

— Je ne crois pas, déclara Mven Mas dont l’oreille fine avait capté à distance les propos de Dar Véter. C’est la protestation naturelle de l’homme contre l’implacabilité du temps.

— Tristesse d’automne? railla doucement Ren Boz en souriant des yeux à son camarade.

— Avez-vous remarqué que l’automne mélancolique des latitudes tempérées plaît surtout aux hommes actifs, optimistes et très sensibles? répliqua Mven Mas en tapotant l’épaule du physicien.

— C’est très juste! s’exclama Véda. — Et c’est connu depuis longtemps…

— Dar Véter, êtes-vous sur le terrain? Dar Véter, êtes-vous sur le terrain? rugit une voix quelque part en haut et à gauche. Junius Ante vous appelle au vidéophone du bâtiment central. Junius Ante vous appelle! Au vidéophone du bâtiment central…

Ren Boz tressaillit et se redressa.

— Puis-je vous accompagner, Dar Véter?

— Allez-y à ma place. Vous pouvez manquer l’envol. Junius Ante, fidèle aux traditions, préfère la vision directe à l’enregistrement. Il ressemble sous ce rapport à Mven Mas…

Le cosmoport possédait un puissant vidéophone et un écran hémisphérique. Ren Boz entra dans la pièce ronde silencieuse. L’employé de service tourna le commutateur et montra l’écran latéral de droite, où était apparu Junius Ante, la mine bouleversée. Celui-ci dévisagea le physicien et, comprenant la cause de l’absence de Dar Véter, salua Ren Boz de la tête.

— Moi aussi, j’aurais voulu voir l’envol. Mais c’est l’heure de la réception empirique hors programme, qui se fait dans la direction habituelle et au diapason 62/77. Levez l’entonnoir de l’émission dirigée et orientez-le sur l’observatoire. Je vais envoyer le rayon vecteur à travers la Méditerranée, droit sur El Homra. Captez à l’éventail tubulaire et branchez l’écran hémisphérique… Junius Ante regarda de côté et ajouta: dépêchez-vous!

Le physicien exercé à ces manipulations fit le nécessaire en deux minutes. Au fond de l’écran hémisphérique surgit l’image de la Galaxie où les deux savants reconnurent infailliblement la Nébuleuse d’Andromède ou M-31, connue de l’homme depuis longtemps.

Un point lumineux surgit dans la spire extérieure de l’immense galaxie, presque au centre du disque lentiforme, vu en raccourci. De là partait un système stellaire qui semblait une brindille minuscule et devait être une branche d’au moins cent parsecs de long. Le point grossit en même temps que la brindille, tandis que la galaxie disparaissait au-delà du champ visuel. Un flux d’étoiles jaunes et rouges barrait l’écran. Le point, devenu un rond, brillait à l’extrémité du flux. Au bord de ce dernier ressortit une étoile orange de classe spectrale K, autour de laquelle tournaient des planètes presque imperceptibles. Le rond lumineux recouvrit entièrement l’une d’elles. Et le tout fut soubitenient entraîné dans un tourbillon rouge et un papillotement d’étincelles… Ren Boz ferma les yeux…

— Une rupture, dit Junius Ante de l’écran latéral. Je vous ai montré l’observation du mois dernier, enregistrée par les machines mnémotechniques. Je transmets à présent la réception directe.

Les étincelles et les lignes pourpres continuaient à se démener sur l’écran..

— Voilà qui est singulier! s’écria le physicien. Comment expliquez-vous cette «rupture»?

— Patience! L’émission reprend. Mais qu’est-ce que vous trouvez de singulier?

— La couleur rouge. Dans la spectre, la Nébuleuse d’Andromède se manifeste par un déplacement vers le violet, c’est-à-dire qu’elle doit se rapprocher de nous.

— La rupture n’a rien à voir avec Andromède. C’est un phénomène local!

— Vous croyez que c’est par hasard que leur poste d’émission est situé au bord de la galaxie, dans une zone encore plus éloignée de son centre que la zone du Soleil ne l’est du centre de notre Voie lactée?

Junius Ante toisa Ren Boz d’un regard sceptique.

— Vous ne pensez qu’à discuter, sans songer que la Nébuleuse d’Andromède nous parle à une distance de quatre cent cinquante mille parsecs!

— C’est vrai! fit Ren Boz confondu, elle est séparée de nous par un million cinq cent mille années-lumière. Le message remonte à quinze mille siècles.

— Et ce que nous voyons ici a été envoyé longtemps avant l’époque glaciaire et l’apparition de l’homme sur notre planète!

Junius Ante s’était visiblement radouci.

Les lignes rouges ralentirent leur mouvement, l’écran s’obscurcit et se ralluma soudain. Une plaine rase s’entre voyait à peine dans la pénombre. Des constructions bizarres, en forme de champignons, y étaient éparpillées. Au premier plan, un vaste cercle bleu clair jetait un éclat métaïli que. Juste en son milieu, pendaient, l’un au-dessus de l’au tre, deux disques biconvexes. Non, ils ne pendaient pas, ils montaient lentement. La plaine disparut, il ne resta qu’un disque, plus bombé du côté inférieur, les deux faces marquées de grosses spirales en relief…

— Ce sont eux, ce sont eux! s’écrièrent les deux savants, frappés par la ressemblance de cette image avec les photographies et les dessins de l’appareil discoïde que la 37e expédition astrale avait découvert sur la planète de l’étoile de fer.

Nouveau tourbillon de lignes rouges, et l’écran s’éteignit, Ren Boz attendait, n’osant détourner son regard… Le premier regard humain qui eût effleuré la vie et la pensée d’une autre galaxie! Mais l’écran ne se rallumait pas. Junius Ante reprit la parole.

— Le message est interrompu. On ne peut dépenser l’énergie terrestre à attendre la suite. Toute la planète sera en émoi! Il faut demander au Conseil de l’Economie de doubler’ la fréquence des réceptions hors programme, mais vu les dépenses nécessitées par l’envoi du Cygne ce ne sera possible que dans un an. Nous savons maintenant que l’astronef dé l’étoile de fer vient de là-bas. Sans la trouvaille d’Erg Noor? nous n’aurions rien compris à la vision.

— Ce disque serait parti d’Andromède? Combien de temps a-t-il donc volé? questionna Ren Boz, comme s’il se parlait à lui-même.

— Il a erré après la mort de l’équipage, pendant près de deux millions d’années, à travers l’espace qui sépare les deux galaxies, répondit Junius Ante d’un ton austère, jusqu’à ce qu’il eût échoué sur la planète de l’étoile T. Ces astronefs doivent atterrir automatiquement, alors même qu’aucun être vivant n’eût touché aux leviers de commande depuis des milliers de millénaires.

— Et si leur vie était très longue?

— Elle ne peut toutefois durer des millions d’années, car ce serait contraire aux lois de la thermodynamique, répondit froidement Junius Ante. Et malgré ses dimensions colossales, le disque n’était pas en mesure de contenir toute une planète d’hommes…, d’êtres pensants… Non, pour le moment les galaxies ne peuvent ni s’atteindre les unes les autres ni même échanger des messages…

— Ce sera bientôt possible, dit Ren Boz, péremptoire. Il prit congé de Junius Ante et regagna le terrain du cosaioport d’où le Cygne venait de s’envoler.

Dar Véter, Véda et Mven Mas se tenaient un peu à l’écart de la foule. Toutes les têtes étaient tournées vers le bâtiment central. Une haute plâ’te-forme passa sans bruit, accueillie par des gestes de salut et des acclamations: chose qu’on ne se permettait que dans les cas exceptionnels. Les vingt-deux membres de l’équipage du Cygne se trouvaient dessus.

La plate-forme aborda l’astronef. Devant le haut ascenseur ambulant se massaient des hommes en combinaison blanche, le visage blême de fatigue: vingt membres d’une commission spéciale, composée essentiellement d’ingénieurs-ouvriers’ du cosmoport. Au cours des dernières vingt-quatre heures, ils avaient vérifié, à l’aide de machines de contrôle, tout l’équipement de l’expédition et s’étaient assurés une fois de plus du bon état du vaisseau au moyen des appareils tensoriels.

Selon le règlement institué à l’aube de l’astronautique, le président de la commission fit son rapport à Erg Noor, réélu chef de l’expédition d’Achernard. D’autres membres de la commission signèrent sur une plaque en bronze où étaient marqués leurs portraits. Après l’avoir remise à Erg Noor, ils prirent congé et se retirèrent. Alors, la foule afflua. On se rangea en bon ordre devant les partants, laissant à leurs proches l’accès du petit palier de l’ascenseur. Les opérateurs de cinéma fixèrent les moindres gestes des astrenau-tcs: c’était le dernier souvenir qui resterait d’eux sur la planète.

Erg Noor aperçut de loin Véda; il fourra le certificat de bronze sous la large ceinture de l’astronavigateur et s’avança en hâte vers la jeune femme…

— Que c’est bien d’être venue, Véda!

— Pouvais-je faire autrement?

— Vous êtes pour moi ie symbole de la Terre et de ma jeunesse!

— La jeunesse de Niza est avec vous, pour toujours l

— Je ne dirai pas que je ne regrette rien, ce serait un mensonge. J’ai pitié de Niza, de mes camarades, de moi-même… La perte est trop grande. Depuis mon dernier retour j’ai appris à aimer la Terre pius fort, plus simplement, avec abnégation…

— Et vous partez néanmoins?

— J’y suis forcé. En refusant, j’aurais perdu non seulement le Cosmos, mais aussi la Terre.

— L’exploit est d’autant plus difficile que l’amour est plus grand?

— Vous m’avez toujours bien compris. Tenez, voici Niza… Je viens d’avouer ma tristesse à Véda…

La jeune fille amaigrie, qui ressemblait à un garçon avec ses cheveux roux coupés court, baissa les cils:

— C’est dur… Vous êtes tous… si bons, si gentils, si beaux… Quelle douleur de s’arracher, vivant, à la Terre nourricière… La voix de l’astronavigatrice défaillit.

Véda l’attira contre elle, en chuchotant des consolations-dont les femmes détiennent le secret.

— Neuf minutes jusqu’à la fermeture des trappes, dit sourdement Erg Noor, sans quitter Véda des yeux.

— Que c’est long! s’écria naïvement Niza, des larmes dans la voix.

Véda, Erg, Dar Véter, Mven Mas et les autres amis des astronautes furent affligés et surpris de se sentir à court de paroles. Ils ne trouvaient pas à formuler leur attitude envers l’exploit accompli au nom de la postérité. Tout le monde savait à quoi s’en tenir: qu’auraient donné les mots superflus?

Quels vœux, quelles plaisanteries ou promesses pouvaient toucher l’âme de ceux qui partaient pour toujours dans les abîmes du Cosmos?

Le deuxième système de signalisation de l’homme se révélait imparfait et cédait la place au troisième. Des regards profonds, qui exprimaient des élans ineffables, se croisaient dans un silence tendu ou buvaient la nature pauvre d’El Homra.

— Il est temps! La voix d’Erg Noor qui avait retrouvé son timbre métallique cingla comme un coup de fouet et précipita les adieux. Véda étreignit Niza avec un sanglot. Elles restèrent un instant joue contre joue, les yeux fermés, tandis que les hommes échangeaient des poignées de main. L’ascenseur ayait déjà fait disparaître huit astronautes par la trappe ovale du vaisseau. Erg Noor prit Niza par la main et lui parla à l’oreille. Elle se dégagea, le feu au visage, et courut vers l’astronef. S’étant retournée sur le seuil de l’ascenseur, elle rencontra les yeux immenses de Tchara qui était d’une pâleur inaccoutumée.

— Vous permettez que je vous embrasse, Tchara? de-manda-t-elle tout haut.

Sans répondre, Tchara Nandi se précipita sur le palier, enlaça d’un bras frémissant le cou de l’astronavigatrice, puis gauta à terre, toujours muette, et s’enfuit.

Erg Noor et Niza montèrent ensemble.

La foule se figea, lorsque deux silhouettes — un homme de grande taille et une svelte jeune fille — s’attardèrent un moment devant la trappe, sur la saillie du bord illuminé du Cygne, pour recevoir le salut suprême de la Terre.

Véda Kong joignit les mains et Dar Véter entendit craquer ses jointures.

Erg Noor et Niza avaient disparu. Le trou noir se ferma d’une plaque ovale, de la même teinte neutre que le reste de la cuirasse. Au bout d’une seconde, l’œil le plus perçant n’aurait pu distinguer les traces de l’ouverture sur les flancs bombés du fuselage colossal.

L’astronef, dressé verticalement sur ses appuis écartés, avait quelque chose d’humain. L’impression provenait peut-être de la boule de l’avant, coiffée d’un cône et munie de phares pareils à des yeux. Les arrêts de la partie centrale ressemblaient à des épaulières de chevalier. Le vaisseau était comme un titan aux jambes écartées, qui regardait altière-ment par-dessus les têtes levées de la foule…

Les sirènes mugirent d’une voix terrible. De larges plates-formes automotrices, surgies comme par enchantement auprès du vaisseau, évacuèrent une grande partie du public. Les trépieds des vidéophones et des projecteurs reculèrent sans détourner du Cygne leurs cornets et leurs rayons. Le corps gris de l’astronef ternit et parut diminuer de volume. Des feux rouges, signaux préliminaires de l’envol, s’allumèrent, sinistres, à la tête de l’appareil. La vibration des puissants moteurs se transmit par le sol ferme: le vaisseau virait sur ses supports pour prendre la direction voulue. Les plates-formes chargées de monde s’éloignaient de plus en plus, jusqu’à ce qu’elles eussent franchi la ligne lumineuse de sécurité. Les gens descendirent en hâte et les véhicules revinrent chercher les autres.

— Ils ne nous reverront plus, ni même notre ciel? demanda Tchara à Mven Mas penché sur elle.

— Non! Au stéréotélescope peut-être…

Des feux verts luisaient sous la carène de l’astronef. Le radiophare du bâtiment central tourna à une vitesse folle, annonçant au monde entier le prochain envol du vaisseau.

— L’astronef reçoit le signal du départ! rugit soudain une voix métallique si violente que Tchara tressaillit et se serra contre Mven Mas. Ceux qui sont encore à l’intérieur du cercle, levez les bras, sinon vous êtes morts! Levez les bras… sinon… cria l’automate pendant que ses projecteurs fouillaient le terrain, à la recherche des badauds restés dans la zone dangereuse.

N’ayant trouvé personne, ils s’éteignirent. Le robot hurla de nouveau, avec une frénésie accrue, sembla-t-il à Tchara.

— Après le son de cloche, tournez le dos à l’astronef et fermez les yeux. Ne les rouvrez pas avant le deuxième son. Tournez le dos et fermez les yeux! clamait l’automate, anxieux et menaçant.

— J’ai peur! chuchota Véda à son compagnon. Dar Vé-ter détacha tranquillement de sa ceinture des masques à lunettes noires, les déroula, en passa un à la jeune femme et mit l’autre lui-même. A peine avait-il bouclé la courroie qu’une grande cloche sonna furieusement «sous l’auvent des appareils de signalisation.

Le tintement s’arrêta net, et le chant monotone des cigales grésilla seul dans le silence.

Soudain, l’astronef émit un hurlement qui pénétra jusqu’aux entrailles du corps humain, et les feux s’éteignirent. L’appel traversa la plaine obscure… une, deux, trois, quatre fois. Les gens impressionnables croyaient entendre les cris d’angoisse du vaisseau lui-même, désolé de partir.

Le bruit cessa subitement. Une muraille de flammes aveuglante entoura le Cygne. Plus rien n’existait dans le monde, que ce feu cosmique. La tour ardente s’étira en une haute colonne, puis devint une barre de clarté intense. La cloche sonna de nouveau, les gens se retournèrent et virent rougeoyer dans la plaine déserte une immense tache de soi incandescent. Une grande étoile brillait dans le ciel: c’était le Cygne qui s’envolait.

La foule s’écoulait lentement vers les électrobus, regardant tour à tour le ciel et le terrain, devenu singulièrement morne, comme si la hamada d’El Homra, terreur des caravanes de jadis, était rentrée dans ses droits.

Les étoiles familières émergeaient à l’horizon sud. Tous les yeux se tournèrent du côté où Achernard se levait, bleu et scintillant. Le Cygne l’atteindra-après quatre-vingt-quatre ans de voyage à la vitesse de neuf cents millions de kilomètres à l’heure. Quatre-vingt-quatre ans pour nous, quarante-sept pour le Cygne — .. Peut-être fonderont-ils là-bas un monde aussi beau que le nôtre, sous les rayons verts de l’étoile en zirconium…

Dar Véter et Véda Kong rejoignirent Tchara et Mven Mas. L’Africain répondait à une question de la jeune fille:

— Non, je ne suis pas abattu, j’éprouve une grande fierté nuancée de tristesse. Je suis fier des hommes qui montent toujours plus haut dans le Cosmos et se confondent avec lui. Je suis triste de voir se rétrécir notre Terre chérie… Dans-les temps immémoriaux, les Mayas, Peaux-Rouges de l’Amérique Centrale, ont laissé une inscription austère. Je l’ai communiquée à Erg Noor qui en ornera la bibliothèque-laboratoire du Cygne

Mven Mas se retourna, et voyant que ses amis l’écou-taient, récita d’une voix forte:

— «Toi qui montreras plus tard ton visage en ce lieu 1 Si ton esprit est lucide, tu démanderas qui nous sommes. Qui sommes-nous? Demande-le à l’aurore, à la forêt, à la vague, à la tempête, à l’amour. Demande-le à la terre de souffrances, à la terre bien-aimée. Qui sommes-nous? La terre!»

— Moi aussi, je suis terre jusqu’à la moelle des os! ajouta l’Africain.

Ren Boz accourait, haletant. Ils entourèrent le physicien qui leur apprit en quelques mots la grande nouvelle: le premier contact entre deux gigantesques amas d’étoiles.

— J’aurais tant voulu revenir avant l’envol, dit-il, affligé, pour informer Erg Noor: il avait compris déjà sur la planète noire que le disque à spirale était un astronef d’un monde infiniment lointain, qui avait voyagé pendant une éternité dans le Cosmos…

— Ne saura-t-il donc jamais que son disque venu des profondeurs de l’Univers est originaire d’une autre galaxie, de la Nébuleuse d’Andromède? dit Véda. Quel dommage qu’il n’ait pas entendu cette communication!

— II l’entendra! déclara Dar Véter avec assurance. Nous réclamerons au Conseil de l’énergie pour un message spécial. J’appellerai l’astronef par le satellite 36. Le Cygne restera dix-neuf heures à portée de notre réseau!

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Chaque classe se subdivise en dix sous-classes numérotées, 7,
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Selon la théorie de la relativité, lorsqu’un objet se meut à une vitesse
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