Horza est un Métamorphe, un des derniers sur­vivants de cette variété de l’espèce humaine qui peut modifier à sa guise. Et il est engagé dans une croisade personnelle contre la Culture.

Son combat, comme celui de Balveda, l’envoyée de la section Circonstances Spéciales de la Culture, n’est qu’une escarmouche insignifiante sur la toile de fond de la guerre qui oppose la Culture et les ldirans.

Une guerre qui embrase la Galaxie. Une guerre inexpiable comme toute guerre de religion. Une guerre où aucun compromis n’est pos­sible, qui se soldera par la victoire d’un seul camp.

Celui des Idirans qui veulent soumettre à leur divinité tous les peuples de la Galaxie.

Ou bien celui de la Culture qui est parfaitement tolérant et qui, à ce titre, ne peut accepter aucune intolérance.

Comme dans et , lain Banks décrit ici une immense société galactique, complexe, rusée, bigarrée, baroque et attachante, qui prendra place dans les annales de l’Histoire du Futur aux côtés de et d’

Iain M. Banks

Une forme de guerre

PRÉFACE

Dans Une forme de guerre, troisième volet de la série de la Culture[1] mais qui fut le premier dans l’ordre des publications originales en anglais, un spectre hante le texte. C’est celui de la mort. Il est énigmatiquement présent dès le titre anglais, Consider Phlebas, que l’éditeur français a estimé impossible à traduire ou tout au moins périlleux à proposer tel quel au lecteur. Il est tiré d’un poème de T.S. Eliot dont on trouvera un extrait en exergue. Ce poème relève d’un genre singulier et fort classique, celui de la Vanité, qui illustre la fragilité de l’être et son inévitable dissolution dans le néant. Ce Phlébas, que tout désigne comme un Phénicien moyen, fait pendant à l’Ozymandias du poème de Shelley, qui, d’après une inscription, se crut au-dessus des rois et ne laissa qu’un nom, autrement oublié, sur une plaque à demi enfouie dans un désert. Puissants ou misérables dansent également, dans la mort, la gavotte de l’effacement.

Cependant ce genre qui pourrait sembler fort convenu est plus retors qu’il n’y paraît. Pour que la Vanité, littéraire ou picturale, ait un sens, il faut qu’un vivant la considère qui en tire la leçon, il faut que la chaîne de la vie soit maintenue. Et plus encore que ce vivant attache quelque importance à une œuvre d’art par laquelle l’artiste envisage précisément de préserver une forme de sa beauté et d’échapper à l’oubli, donc la chaîne de la culture. Voire de la Culture. Mais l’œuvre d’art est figée et donc elle appartient à la mort. Au contraire de qui la contemple, elle est déjà un mausolée.

La Culture, cette immense société galactique que l’on a découvert dans les deux précédents volumes, métabolise en quelque sorte toutes les civilisations qu’elle rencontre, s’en nourrit et, en un sens certain, en les forçant insidieusement à assimiler ses propres valeurs – tolérance, pacifisme, liberté, voire anarchisme, éthique – elle les tue. Mais elle représente elle-même une forme de vie, peut-être supérieure, qui se répand dans la Galaxie, qui évolue sans fin mais lentement et qui s’est enrichie de tout ce qu’elle a absorbé et transformé. Elle finira peut-être un jour, comme toute matière, mais elle peut se croire immortelle.

Il n’est pas indifférent que le principal personnage d’Une forme de guerre soit Horza, un Métamorphe qui peut donc changer à peu près à volonté de forme. Vivre, c’est changer. Pour Horza, la mort, c’est d’abord la fin du changement. Et parce qu’il perçoit bien que la Culture enrobe, enkyste et finalement dissout toutes les cultures particulières qu’elle rencontre, il la considère comme un danger mortel et entreprend contre elle une croisade personnelle qui serait dérisoire si elle n’était tragique. Horza qui est un tueur, sinon fanatique du moins allié des fanatiques Idirans, en vient à incarner, dans une des perspectives de l’auteur, un des visages de la liberté, de la vie, du changement. Il perdra.

Ce roman est truffé de figures de la mort. Non pas tant de la mort des individus qui fait partie de la vie, que de celle de sociétés entières, de civilisations. La race d’Horza est sur le point de disparaître, en raison du reste de la crainte que ses talents inspirent à la plupart des peuples. Le Monde de Schar tout entier est un gigantesque mausolée d’une civilisation qui a vécu ses guerres intestines dans une prolifération délirante d’engins de destruction jusqu’à son anéantissement : le système de bases mobiles souterraines aurait enchanté le Docteur Folamour du film de Stanley Kubrick.

Et dans la guerre qui s’engage entre la Culture et les Idirans, il est bien sûr que l’une des deux civilisations disparaîtra. Même si la Culture l’emporte et s’abstient de détruire les Idirans comme ceux-ci feraient de leurs adversaires, parce que cela est contraire à son éthique, elle empêchera la civilisation idirane de poursuivre ce qu’elle considère comme sa raison d’être au regard de Dieu, le fanatisme conquérant.

Une forme de guerre contient donc une sorte de réflexion sur la fin des civilisations. C’est un thème fort richement représenté dans la science-fiction qui abonde en sociétés disparues, menacées, déclinantes, décadentes, fossiles.

Il est difficile de ne pas songer aussitôt à la célèbre phrase de Paul Valéry : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » Cette phrase fameuse et citée jusqu’à en avoir la nausée chaque fois que l’histoire semble trébucher, c’est-à-dire ne pas suivre le cours exact que lui voyait assigné un commentateur, Paul Valéry la publie en 1919, d’abord dans une revue anglaise, puis dans La Nouvelle Revue Française. Elle sera reprise en 1924 dans le premier recueil d’essais intitulé Variété où l’on va en général la dénicher sous le titre de La Crise de l’esprit. Elle est évidemment inspirée par l’épouvantable boucherie de la Première Guerre mondiale. Dix ans plus tard, elle prendra une tournure prophétique avec la montée du nazisme puis la Seconde Guerre mondiale. Il est difficile d’imaginer une période plus sombre de l’histoire contemporaine que ce terrible creux de l’entre-deux-guerres où une crise économique sans véritable précédent vient confirmer les totalitarismes. Des hommes de grandes intelligence et culture ont pu penser profondément que la civilisation allait céder devant la barbarie, qu’il n’y avait pas d’avenir, et céder au désespoir.

Et cependant, notre civilisation n’est pas morte. En cette fin de siècle, elle est plus florissante, plus riche et plus variée que jamais. À bien des égards, notre siècle apparaît bousculé par de terribles accidents, mais il a suivi son cours avec une continuité remarquable en réalisant la plupart des rêves des hommes du siècle précédent. Il convient donc de s’interroger sur la portée générale de la phrase de Valéry, ainsi qu’elle est généralement citée, en la dégageant de son contexte, et en lui accordant ce regard très particulier que confère la lecture de la science-fiction, un regard du long terme, voire du très long terme, balayant certes le passé mais aussi l’imprévisible avenir.

Les civilisations sont-elles vraiment mortelles ?

Si l’on réduit une civilisation à la culture d’une élite, à des modes de vie, à des rapports sociaux, à des modes de production, à des formes de pouvoir, à des religions, des cultes et des rites, à des langues figées un temps dans un corpus d’œuvres décrétées classiques, et même à des façons de sentir et à des relations interpersonnelles, alors oui, les civilisations sont sans doute mortelles. Mais peut-être s’agit-il de changements de tous ces traits et de bien d’autres, d’une évolution qui aboutit au bout de quelques siècles, voire seulement de quelques décennies, à donner l’impression de se trouver en présence d’une civilisation différente, plutôt que de ruptures radicales, de mort et de renaissance. Si l’on prend en compte d’autres traits qui ont la forme de questions scientifiques, philosophiques, d’interrogations sur l’organisation du pouvoir politique dans la société, on observe une remarquable continuité des grecs présocratiques à notre temps. Et peut-être peut-on même remonter plus haut aux Égyptiens et aux Babyloniens que les Grecs considéraient comme leurs prédécesseurs, leurs inspirateurs et leurs interlocuteurs. Des réponses définitives ont été données à des questions parfois vieilles de deux millénaires. Et si le travail persistant sur des questions, y compris très concrètes comme le statut à donner aux enfants et aux femmes, aux malades et aux pauvres, est le travail de la civilisation, alors nous appartenons à une civilisation qui n’est jamais morte, qui n’a jamais cessé d’évoluer et de s’enrichir des apports de sociétés diverses. En cela la Culture est une métaphore de notre propre civilisation métissée et composite.

Bien entendu, il serait anachronique de prétendre que nos réponses correspondent exactement aux questions des anciens Grecs ou des Latins. En un sens, très peu d’entre nous parvenons à comprendre, et très difficilement, leurs questions parce qu’elles étaient insérées dans un contexte qui a disparu ou plutôt changé et qu’il n’est pas aisé, qu’il est peut-être même impossible de se représenter. Mais nos réponses sont bien des réponses à leurs questions telles qu’elles ont changé. D’eux à nous, il y a un fil jamais rompu, qui nous tisse. Nos langues sont issues des leurs, non par une substitution brutale, mais à la suite de glissements incessants et imperceptibles durant certaines époques où la pression des modèles s’est relâchée. Au fond, nous appartenons à la même civilisation. C’est une question de forme et de changement de forme. Notre civilisation est métamorphe.

Il est caractéristique que nous n’éprouvions pas le sentiment d’avoir vécu la mort d’une civilisation au cours des deux derniers siècles. Pourtant, comme il est banal de le souligner, les changements intervenus dans tous les domaines de la civilisation ont été plus importants au cours de ces deux derniers siècles qu’au cours des deux millénaires précédents, et ils ont été encore bien plus radicaux au cours d’une vie humaine de notre siècle. Et on ne voit aucune raison pour que ça s’arrête.

Certes, des cultures (au sens ethnologique du terme) autonomes sont sans doute mortes, comme celles de l’Amérique d’avant l’invasion européenne. On en trouverait d’autres exemples en Afrique, en Asie et jusque sous les fondations, en Europe, de notre propre civilisation. En ce sens, des cultures sont mortelles. Mais il est difficile de décider si elles sont tout à fait mortes, de prétendre qu’elles n’ont rien versé dans le terrible creuset de la civilisation hégémonique.

Lorsque la science-fiction nous représente des sociétés galactiques, et plus encore des civilisations radicalement étrangères, elle nous donne à sentir que notre petit pays d’années est voué à l’oubli aussi sûrement qu’Ozymandias. Mais elle nous suggère aussi qu’il y a un fil continu de notre époque à ce grandiose avenir. En projetant dans le futur le plus éloigné, nos questions, nos désirs, nos appétits de conquêtes, en imaginant qu’ils trouveront des réponses, la science-fiction affirme souvent, peut-être naïvement, malgré tout le pessimisme dont elle est capable, sa confiance dans l’immortalité de notre civilisation technicienne.

Gérard KLEIN

L’idolâtrie est pire que le carnage.

Le Coran, II, 190

Phlébas le Phénicien, mort depuis quinze jours,
Oublia le ressac et le cri des mouettes
Et les profits et pertes.
Un courant sous-marin
Lui picora les os en chuchotis. Tout en dansant,
Il remonta au long des jours vers sa jeunesse
Et piqua dans le tourbillon.
Juif ou Gentil,
Ô toi qui tiens la barre et regardes au vent,
Considère Phlébas, naguère ton pareil
En grandeur et beauté !

T.S. Eliot La Terre Vaine, IV – Mort par Eau (Traduction Pierre Leiris)

À la mémoire de Bill Hunt

Prologue

Le vaisseau n’avait même pas de nom. Pas d’équipage humain, l’unité-usine qui l’avait construit ayant été évacuée longtemps auparavant. Pour cette même raison, il ne comportait ni espaces habitables ni cabines. Pas de numéro de série, pas d’affectation précise au sein de la flotte : c’était un bâtard fait de bric et de broc dont les pièces provenaient de cuirassés d’espèces différentes ; et s’il n’avait pas de nom, c’était parce que l’élément-usine n’avait guère eu de temps à perdre avec de telles subtilités.

À partir de son stock de composants appauvri, le chantier spatial confectionna le vaisseau du mieux qu’il put, encore que dans l’ensemble, les armes, le système de propulsion et les circuits sensoriels fussent défectueux, périmés ou à réviser. Le cerveau de l’usine savait sa propre disparition inéluctable, mais il restait une chance pour que son ultime création soit assez rapide et assez fortunée pour pouvoir s’échapper.

Toutefois, l’usine avait à sa disposition un élément inappréciable, parfait : le Mental immensément puissant (encore qu’un peu fruste et sous-entraîné) autour duquel elle avait assemblé le reste du vaisseau. S’il parvenait à mettre le Mental en sécurité, le cerveau de l’usine considérerait son devoir accompli. Mais si le chantier-mère n’avait pas donné de nom à son vaisseau de fils, c’était aussi pour une autre raison ; il se disait qu’à ce dernier manquait encore une dernière chose : l’espoir.

Lorsque le vaisseau quitta le dock-chantier de l’unité-usine, la majeure partie de ses finitions restait à faire. Accélérant au maximum, il décrivit une spirale quadridimensionnelle dans un blizzard d’étoiles où il n’ignorait pas que seul guettait le péril ; puis il se propulsa dans l’hyperespace grâce à ses moteurs fatigués, vit disparaître sa terre natale, en poupe, grâce à ses capteurs détériorés, et testa à son bord ses unités offensives dépassées, tous dispositifs prélevés sur des vaisseaux de classes différentes. Au creux de sa carcasse de cuirassé, dans des chambres à vide total étroites, obscures et non chauffées, des drones-constructeurs s’efforçaient d’installer ou d’achever capteurs, déplaceurs, générateurs de champ, brouilleurs de boucliers protecteurs, champs-laser, caissons à plasma, magasins à ogives, unités de manœuvre, circuits de réparation… et les mille autres composants, mineurs ou majeurs, qui sont essentiels au bon fonctionnement d’un vaisseau de guerre. Petit à petit, tandis qu’il s’élançait à travers les vastes espaces vides qui séparent les systèmes stellaires, sa structure interne changea ; le vaisseau devint plus homogène, plus ordonné à mesure que les drones d’usine avançaient dans leur tâche.

Plusieurs dizaines d’heures après s’être embarqué pour son premier voyage, alors qu’il éprouvait son scanner à trace en concentrant le faisceau sur ses arrières, le vaisseau enregistra une unique explosion-annihilation de forte amplitude, très loin derrière lui, sur le site de l’unité-usine. Il regarda un moment s’épanouir le noyau de radiations, puis bascula le champ-scanner vers la proue et injecta un surplus de puissance dans ses moteurs d’ores et déjà en surcharge.

Par la suite, le vaisseau fit son possible pour éviter les affrontements ; il croisait au large des couloirs spatiaux probables empruntés par l’ennemi, et considérait toute trace extérieure – quel que soit le vaisseau émetteur – comme un signe irréfutable de présence hostile. Ce faisant, il enchaînait zigzags, piqués, détours, ascensions et plongeons en poursuivant sa trajectoire spiralée aussi vite et aussi droit que possible, traversait de haut en bas le bras de galaxie qui l’avait vu naître, fonçait vers les confins de ce prodigieux isthme et vers l’espace relativement vide qui s’étendait au-delà. De l’autre côté, à la lisière du bras suivant, il trouverait peut-être la sécurité.

Au moment même d’atteindre cette première frontière, où les étoiles s’épanouissaient en falaise scintillante au flanc du vide, il se fit prendre.

Une flotte d’appareils ennemis dont la trajectoire vint à côtoyer par hasard celle du vaisseau fuyard détecta son enveloppe d’émissions bruyantes et désordonnées, et l’intercepta. Il tomba tout droit dans leur filet et fut rapidement débordé. Sous-armé, lent et vulnérable, il sut instantanément qu’il n’avait aucune chance d’infliger la moindre perte à l’adversaire.

Alors il s’autodétruisit. Il mit à feu son stock d’ogives en une soudaine décharge d’énergie qui, le temps d’une seconde et dans l’hyperespace seulement, surpassa en éclat la naine jaune qui évoluait au centre de son système, à quelque distance de là.

Peu avant que le vaisseau proprement dit n’explose et ne se transforme en plasma, la plupart des ogives amorcées disposées en ordre tout autour de lui formèrent une sphère de radiations qui prit de l’expansion et rendit impossible toute velléité de fuite. Sur la fraction de seconde qu’occupa en tout et pour tout l’affrontement, il y eut, vers la fin, quelques millionièmes de seconde pendant lesquels les ordinateurs de guerre de la flotte ennemie analysèrent brièvement le labyrinthe quadridimensionnel du rayonnement en pleine dilatation et notèrent une configuration exceptionnellement complexe et improbable des capsules concentriques d’énergie éruptive qui s’ouvraient comme les pétales d’une immense fleur entre les systèmes stellaires. Mais comment un Mental de cuirassé modeste, et de surcroît archaïque, aurait-il pu préparer, engendrer et appliquer pareil processus ?

Lorsqu’on s’aperçut que ledit Mental avait bel et bien suivi la voie soupçonnée au travers de son propre bouclier d’annihilation, il était trop tard pour l’empêcher de s’éloigner dans l’hyperespace, vers la petite planète froide orbitant en quatrième position autour de l’unique soleil jaune du système voisin.

Il était également trop tard pour intervenir sur la lumière émise par les ogives, laquelle décrivait, par le biais d’un code rudimentaire, le sort du vaisseau ainsi que l’état et la position du Mental en fuite ; le signal serait compris par tout individu captant l’explosion de lumière irréelle qui se propageait dans la galaxie. Pis que tout (et, s’ils avaient été programmés en conséquence, ces cerveaux électroniques en auraient conçu du désarroi), on ne pouvait simplement attaquer, détruire voire aborder la planète vers laquelle le Mental faisait route à travers son écran d’explosions : c’était le Monde de Schar. Proche de la zone d’espace stérile qui s’étend entre deux bras galactiques et porte le nom de Golfe Morne, Schar était un monde interdit au même titre que les autres Planètes des Morts.

1. Sorpen

Le niveau de l’eau atteignait à présent sa lèvre supérieure. Même en pressant au maximum l’arrière de son crâne contre la paroi de pierre, il n’arrivait qu’à maintenir son nez juste au-dessus de la surface. Il ne pourrait jamais libérer ses mains à temps ; il allait mourir noyé.

Dans la pénombre de la cellule et sa tiédeur nauséabonde, tandis que la sueur ruisselait sur son front et sur ses paupières hermétiquement closes, tandis que sa transe se maintenait sans faiblir, quelque part au fond de lui-même il essayait de se faire à l’idée de sa propre mort. Mais il y avait autre chose, comme un insecte invisible qui bourdonne dans une chambre calme ; une chose qui refusait de s’en aller, qui ne lui était d’aucune utilité et ne faisait que l’irriter. C’était une phrase, inutile et incongrue, si ancienne qu’il ne savait plus où il l’avait lue ou entendue ; elle tournait sans relâche dans sa tête comme une bille de marbre à l’intérieur d’un vase.

Les Jinmoti de Bozlen Deux tuent les assassins rituels héréditaires de la famille immédiate du nouveau Roi de l’Année en les noyant dans les larmes de l’Empathaure Continental en sa Saison de Tristesse.

Peu après le commencement de son martyre, comme il n’était encore qu’à mi-chemin de la transe, il s’était demandé ce qui arriverait s’il vomissait. C’était au moment où les cuisines du palais – situées quinze ou seize étages plus haut, selon ses estimations – avaient vidé leurs déchets dans le sinueux réseau de canalisations qui débouchait dans la cellule-égout. Ce magma gargouillant avait délogé des reliefs de nourriture putréfiée demeurés là depuis la noyade – dans la fange et l’ordure – de son misérable prédécesseur, et il avait senti son cœur se soulever. Il avait fini par se dire que cela n’aurait aucune incidence sur le moment de sa mort, et y avait puisé une forme de consolation.

Puis, en proie à la futilité nerveuse dont sont parfois victimes ceux qui n’ont d’autre solution qu’attendre alors que leur vie même est menacée, il s’était demandé si, en se mettant à pleurer, il accélérerait la venue de l’instant fatidique. En théorie, cela se tenait ; mais en pratique, c’était parfaitement saugrenu. Ce fut pourtant ce qui provoqua la ronde incessante de cette fameuse phrase dans sa tête.

Les Jinmoti de Bozlen Deux tuent les assassins rituels héréditaires…

Le liquide, qu’il n’entendait que trop bien clapoter (sans parler de l’odeur et du contact contre son corps), et qu’il aurait sans doute pu voir grâce à ses yeux très supérieurs à la moyenne, vint brièvement frôler ses narines. Il sentit celles-ci s’obstruer et s’emplir d’une puanteur qui lui redonna la nausée. Mais il secoua la tête, appuya encore plus fortement l’arrière de son crâne contre les pierres, et l’odieuse mixture recula. Il souffla sur la surface et put à nouveau respirer.

Ce ne serait plus long maintenant. Il jeta un nouveau regard à ses poignets, mais rien à espérer de ce côté-là. Il lui aurait fallu au moins une heure ; or, il ne lui restait que quelques minutes – s’il avait de la chance.

De toute manière, la transe se dissipait. Il reprenait presque entièrement conscience, comme si son cerveau tenait à prendre toute la mesure de sa propre mort, sa propre extinction. Il s’efforça de penser à quelque chose de profond, de voir sa vie défiler devant lui à toute allure, ou encore de se remémorer un amour ancien, quelque prophétie ou prémonition depuis longtemps oubliée, mais il n’y avait rien, rien que cette phrase creuse et la sensation de se noyer dans la crasse et les déjections d’autrui.

Bande de vieux fumiers, se dit-il. Un de leurs rares traits d’humour – ou bien était-ce une preuve d’originalité ? – avait été de lui concocter une mise à mort élégante, tout empreinte d’ironie. Comme il devait leur paraître juste de traîner leurs carcasses décrépites jusqu’aux cabinets d’aisance des salles de banquet, pour littéralement couvrir d’ordure leurs adversaires, et ce faisant les tuer !

La pression de l’air s’accrut, et un lointain grondement plaintif de liquide en mouvement signala une nouvelle évacuation en provenance des étages. Bande de vieux fumiers. Ma foi, j’espère au moins que tu tiendras ta promesse, Balvéda.

Les Jinmoti de Bozlen Deux tuent les assassins rituels héréditaires…, songea une fraction de son esprit tandis que les tuyaux du plafond crachotaient et que les déjections tombaient en soulevant une gerbe d’éclaboussures dans la masse de liquide tiède qui, à présent, emplissait presque entièrement la cellule. La vague lui submergea le visage, puis se retira une seconde le temps que son nez se dégage et lui permette d’inspirer une goulée d’air. Alors le liquide remonta doucement, jusqu’à lui effleurer les narines, et se stabilisa à ce niveau.

Il retint son souffle.

Tout d’abord il avait souffert, quand ils l’avaient suspendu. Ses mains, étroitement emprisonnées dans des poches de cuir juste au-dessus de sa tête, étaient passées dans d’épaisses boucles d’acier serties dans la paroi et qui supportaient tout son poids. Ses pieds liés ensemble pendaient à l’intérieur d’un tube d’acier également attaché au mur de la cellule ; cela l’empêchait de prendre appui sur ses pieds et ses genoux, mais aussi de déplacer ses jambes de plus de quelques centimètres dans un sens ou dans l’autre. Le tube s’achevait juste au-dessus de ses genoux ; plus haut, seul un pagne mince et crasseux dissimulait la nudité de son vieux corps douteux.

Il avait mentalement écarté la souffrance que lui causaient ses poignets et ses épaules alors même que quatre gardes robustes (dont deux perchés sur des échelles) le fixaient en position. En même temps, il éprouvait au fond de son crâne une sensation insistante signifiant qu’il aurait dû souffrir. Mais elle s’était progressivement atténuée à mesure que le niveau de la fange s’élevait dans la petite cellule et, par la même occasion, soulevait tout son corps.

Il avait entrepris de se mettre en transe dès le départ des gardes, tout en sachant très bien qu’il n’y avait sans doute plus d’espoir. Cela n’avait pas duré bien longtemps : quelques minutes plus tard, la porte s’ouvrait à nouveau, un garde abaissait une passerelle métallique sur le sol au dallage humide et une lumière émanant du couloir perçait l’obscurité de sa cellule. Il avait donc interrompu la transe de la métamorphose, et tendu le cou pour voir qui venait.

Tenant à la main un court bâton qui irradiait une lueur bleutée, apparut alors la silhouette grisonnante et voûtée d’Amahain-Frolk, ministre de la Sécurité de la Gérontocratie de Sorpen. Le vieil homme lui sourit, eut un hochement de tête approbateur et, d’une main fine et décolorée, invita une seconde personne, restée dehors, à s’engager sur la passerelle et entrer à son tour. Il avait prévu que ce serait l’agent de la Culture, Balvéda, et ne se trompait pas. Elle franchit la passerelle d’un pas léger, regarda lentement autour d’elle, puis riva ses yeux à son corps à lui. Il sourit et s’efforça de la saluer d’un signe de tête. Ses oreilles frottèrent contre ses bras nus.

— Balvéda ! Je pensais bien te revoir un jour. Alors, on est venue voir l’hôte de la soirée ?

Il se força à sourire. Officiellement, c’était en effet son banquet à lui. Il en était l’hôte d’honneur. Encore une des petites plaisanteries de la Gérontocratie. Il espéra que sa voix ne trahissait nulle nuance de peur.

Pérosteck Balvéda, agent de la Culture, dépassait d’une bonne tête le vieillard qui la flanquait, et restait étonnamment belle sous la clarté blafarde de la torche bleutée ; elle secoua lentement sa tête mince et délicate. Sa courte chevelure noire reposait comme une ombre sur son crâne.

— Non, fit-elle. Je ne voulais ni te voir ni te dire adieu.

— C’est à cause de toi si je suis là, Balvéda, répondit-il calmement.

— Certainement, et l’endroit vous sied, rétorqua Amahain-Frolk en s’avançant autant qu’il le pouvait sur la plate-forme sans perdre l’équilibre et donc sans se retrouver contraint de poser le pied sur le sol détrempé. Je voulais qu’on vous torture d’abord, mais la demoiselle Balvéda ici présente… (le ministre tourna la tête vers l’arrière et sa voix aiguë, éraillée, résonna dans la cellule)… a plaidé en votre faveur. Dieu seul sait pourquoi. Mais vous êtes bien à votre place ici, assassin !

Il agita son bâton en direction de l’homme quasi nu plaqué contre la paroi immonde de la cellule.

Balvéda contemplait ses pieds, à peine visibles sous l’ourlet de sa longue robe grise toute simple. Au bout d’une chaîne passée à son cou, un pendentif circulaire brillait sous la lumière du couloir. Amahain-Frolk recula jusqu’à elle et leva son bâton lumineux en regardant le captif, les yeux plissés.

— Encore maintenant, je jurerais presque voir Egratin suspendu là à sa place, vous savez. J’ai… (il secoua sa tête osseuse)… j’ai du mal à croire qu’il n’en est rien, tant que cet homme n’ouvre pas la bouche en tout cas. Mon Dieu, quelles créatures dangereuses et effrayantes que ces Métamorphes !

Il se tourna vers Balvéda, qui lissa ses cheveux sur sa nuque et toisa le vieillard.

— Ce sont aussi les membres d’une race ancienne et fière, monsieur le Ministre, dont il ne reste que très peu de représentants. Puis-je vous supplier une dernière fois ? S’il vous plaît ? Laissez-lui la vie sauve. Il peut s’avérer…

Le Gérontocrate balaya sa supplique de sa main fine mais noueuse, et une grimace déforma ses traits.

— Non ! Vous feriez bien, mademoiselle Balvéda, de ne plus demander ainsi à ce qu’on épargne ce… cet assassin, ce traître et meurtrier espion. Croyez-vous donc que nous prenions à la légère la contrefaçon et le lâche assassinat de notre ministre de l’Extérieur ? Je n’ose imaginer les dommages que cette… chose aurait pu causer ! Je vous rappelle que, quand nous l’avons arrêtée, deux de nos gardes ont péri pour avoir été simplement égratignés par cette créature ! Un autre restera à jamais aveugle depuis que ce monstre lui a craché dans l’œil ! Enfin… (Amahain-Frolk adressa un sourire sarcastique à l’homme enchaîné.) Il n’y a plus rien à craindre de ce côté-là. Et comme il a les mains liées, il ne peut même pas se servir de ses ongles sur lui-même. (Il se retourna vers Balvéda.) Vous dites qu’ils sont peu nombreux ? Eh bien, tant mieux ; il y en aura bientôt un de moins. (Les paupières mi-closes, le vieillard dévisagea la jeune femme.) Nous vous sommes certes reconnaissants, à vous et à votre peuple, d’avoir démasqué ce meurtrier, ce faussaire, mais cela ne vous donne pas le droit de nous dicter notre conduite. Il y a au sein de la Gérontocratie des éléments qui refusent l’influence extérieure, quelle qu’elle soit, et leurs voix s’enflent de jour en jour à mesure que la guerre approche. Vous avez intérêt à ne pas vous aliéner ceux d’entre nous qui plaident votre cause.

Balvéda fit la moue et baissa à nouveau les yeux en joignant ses mains graciles derrière son dos. Amahain-Frolk reporta son attention sur le prisonnier et, agitant son bâton dans sa direction, reprit :

— Vous n’en avez plus pour longtemps, imposteur ; et avec vous mourront les desseins que nourrissaient vos maîtres avides de dominer notre pacifique système ! Le même sort les attend s’ils tentent de nous envahir. Nous-mêmes et la Culture sommes…

L’homme secoua la tête du mieux qu’il put et coupa en rugissant :

— Frolk, vous êtes un imbécile ! (Le vieil homme recula comme s’il l’avait frappé.) Ne voyez-vous donc pas que vous serez absorbés de toute façon ? Probablement par les Idirans, sinon par la Culture. Vous n’êtes plus maîtres de vos destinées ; la guerre a mis fin à tout cela. Bientôt, ce secteur tout entier fera partie du front, à moins que vous ne l’incluiez de vous-mêmes dans la sphère idirane. On m’a simplement envoyé vous dire ce que vous auriez déjà dû comprendre : ne vous abusez pas vous-mêmes, au risque de le regretter plus tard. Pour l’amour du ciel, l’ami, les Idirans ne vont pas vous manger…

— Ha ! Ils en ont pourtant l’air capables ! Des monstres à trois pieds ! Des envahisseurs, des tueurs, des infidèles… Et vous voudriez que nous nous acoquinions avec eux ? Ces monstres longs de trois enjambées ? Que nous nous fassions fouler par leurs sabots ? Que nous soyons contraints d’adorer leurs faux dieux ?

— Au moins ils ont un dieu, Frolk. La Culture, elle, n’en a aucun. (La douleur était revenue dans ses bras tandis qu’il se concentrait sur son discours. Il tenta tant bien que mal de changer de position et baissa à nouveau les yeux sur le ministre.) Eux au moins pensent de la même façon que vous. Ce qui n’est pas le cas de la Culture.

— Oh non, mon ami. Pas de ça. (Amahain-Frolk leva la main, paume tournée vers le captif, et secoua la tête.) Ce n’est pas ainsi que vous sèmerez la discorde.

— Mon Dieu, mais que ce vieillard est bête ! s’esclaffa l’homme. Voulez-vous savoir qui est le vrai représentant de la Culture sur cette planète ? Ce n’est pas elle, poursuivit-il en désignant la jeune femme d’un mouvement du menton, mais ce tranchoir à viande sur piles dont elle se fait suivre partout : son missile-couteau. C’est peut-être elle qui prend les décisions, et peut-être fait-il ce qu’elle lui ordonne ; mais le véritable émissaire, c’est lui. Voilà le cœur de la Culture : les machines. Parce que Balvéda a deux jambes et la peau douce, vous pensez devoir vous ranger de son côté, mais ce sont les Idirans qui sont du côté de la vie, dans cette guerre…

— Et vous, vous serez bientôt de l’autre côté de la vie. (Le Gérontocrate émit un reniflement de mépris et jeta un coup d’œil à Balvéda qui, le front bas, contemplait l’homme enchaîné.) Allons-nous-en, mademoiselle, fit Amahain-Frolk. (Il fit demi-tour et prit la jeune femme par le bras afin de la reconduire.) Par sa seule présence, cette… chose pue encore plus que sa cellule.

Alors Balvéda releva les yeux et, sans tenir aucun compte du ministre qui tentait de l’entraîner vers la porte, riva sur le prisonnier son regard franc aux prunelles sombres et écarta les bras.

— Je suis navrée, lui dit-elle.

— Crois-moi si tu veux, mais c’est aussi ce que je ressens, répliqua-t-il en hochant la tête. Promets-moi seulement de ne pas trop manger ni boire ce soir, Balvéda. J’aimerais me dire qu’il y a au moins une personne là-haut qui soit de mon côté, même si ce doit être ma pire ennemie.

La phrase se voulait impertinente et drôle, mais ne réussit qu’à traduire son amertume. Il détourna la tête.

— Je te le promets, répondit Balvéda.

Elle se laissa attirer vers la porte et, dans la cellule humide, la lueur bleutée s’évanouit. Balvéda s’immobilisa sur le seuil. Relevant la tête au maximum sans se préoccuper de la douleur, il parvint à l’entrevoir. Le missile-couteau était là aussi, juste à l’entrée de la pièce. Sans doute avait-il assisté à toute la scène mais, dans l’obscurité, l’homme n’avait pu repérer la petite silhouette aux lignes tranchantes et épurées de la machine. Il plongea son regard dans les yeux noirs de Balvéda au moment où le missile entrait en mouvement.

L’espace d’une seconde, il crut que la jeune femme lui avait donné l’ordre de l’achever sur-le-champ – promptement et sans bruit, tandis qu’elle se tenait entre lui et Amahain-Frolk –, et son cœur battit à tout rompre. Mais, filant en suspension dans les airs, le petit engin se contenta de passer devant le visage de Balvéda, puis de sortir dans le couloir. La jeune femme leva une main en guise d’adieu.

— Au revoir, Bora Horza Gobuchul.

Sur ces mots, elle fit subitement volte-face, descendit de la plate-forme et quitta la cellule. On tira la passerelle ; la porte se referma violemment en éraflant les boudins de caoutchouc sur le sol visqueux, et émit un sifflement d’air : ses joints internes la rendaient à présent étanche. L’homme resta pendu là, à contempler un moment le sol invisible en attendant de replonger dans la transe qui métamorphoserait ses poignets et réduirait leur volume afin qu’il puisse se libérer. Le ton solennel, définitif, sur lequel Balvéda avait prononcé son nom l’avait anéanti à l’intérieur, et il comprit alors, si ce n’était déjà fait, qu’il ne s’en sortirait pas.

… en les noyant dans les larmes…

Ses poumons éclataient ! Ses lèvres frémissaient, sa gorge se serrait à l’étouffer, la fange lui entrait dans les oreilles, mais cela ne l’empêchait pas d’entendre un formidable rugissement et de voir des lumières, encore qu’il fasse nuit noire. Les muscles de son ventre se mirent à se contracter spasmodiquement, et il dut serrer les mâchoires pour empêcher sa bouche de s’ouvrir afin de chercher un air inexistant. Là, maintenant, il fallait qu’il cesse de lutter. Non, maintenant. Attends, pas encore… Peut-être était-ce plutôt maintenant. Là, là, tout de suite ; se laisser aller à ce néant obscur à l’intérieur de lui-même… il fallait qu’il respire… maintenant !

Avant qu’il ait eu le temps d’ouvrir la bouche, il se retrouva le dos projeté contre le mur, plaqué sur les pierres comme par un monstrueux poing d’acier. Il expulsa en un souffle convulsif tout l’air vicié que contenaient ses poumons. Sa chair se refroidit brusquement, et toutes les parties de son corps en contact avec la paroi s’emplirent d’une douleur pulsatile. La mort, semblait-il, n’était que pression, souffrance, froidure et luminosité excessive…

Il releva péniblement la tête et gémit sous l’impact de la lumière. Il s’efforça d’entendre, s’efforça de voir. Que se passait-il ? Comment se faisait-il qu’il puisse respirer ? Pourquoi était-il à nouveau si lourd ? Le poids de son propre corps lui déboîtait les bras des épaules ; ses poignets étaient entaillés presque jusqu’à l’os. Qui pouvait bien lui avoir fait cela ?

À l’emplacement du mur qui jusqu’alors lui faisait face, s’ouvrait à présent un énorme trou aux bords dentelés, qui se prolongeait sous le plancher de cellule. Toutes les déjections, toutes les ordures s’y étaient engouffrées d’un coup. Seules demeuraient quelques traces d’humidité qui s’évaporaient en sifflant sur les flancs de la brèche ; la vapeur produite s’enroulant autour d’une silhouette qui, dressée dans l’ouverture, masquait en grande partie la clarté radieuse du dehors, où régnait l’air libre de Sorpen. Elle mesurait trois mètres de haut et évoquait vaguement un petit cuirassé spatial posé sur un trépied à montants épais. Le casque seul semblait assez volumineux pour contenir trois têtes humaines juxtaposées. Horza aperçut, tenu presque nonchalamment par une main gigantesque, un canon à plasma qu’il aurait eu peine à soulever à deux bras ; l’autre poing de la créature était refermé sur une arme de taille légèrement supérieure. Derrière l’apparition approchait une plate-forme à canons idirane, brillamment éclairée par les explosions dont Horza sentait à présent les vibrations dans l’acier et la pierre qui le retenaient prisonnier. Il leva la tête vers le visage du géant debout dans la brèche et s’efforça de sourire.

— Eh bien dites donc, coassa-t-il avant de se mettre à crachoter puis expectorer franchement, vous y avez mis le temps !

2. La Main de Dieu 137

À l’extérieur du palais, dans l’air glacial de cet après-midi hivernal, le ciel limpide semblait empli de neige étincelante.

Horza marqua un temps d’arrêt sur la passerelle de la navette de guerre et regarda vers le ciel, puis tout autour de lui. Les hautes murailles verticales et les tours élancées du palais-prison répercutaient les déflagrations assorties d’éclairs des incessants tirs incendiaires, tandis que les plates-formes à canons idiranes allaient et venaient en faisant sporadiquement feu. De part et d’autre des engins s’arrondissaient, portés par la brise fraîchissante, de vastes nuages de débris arrachés aux toits du palais par les mortiers antilaser. Une rafale de vent poussa quelques fines feuilles de métal voletantes, oscillantes, vers la navette stationnaire, et le corps détrempé et gluant de Horza fut tout à coup recouvert, sur tout un côté, d’une seconde peau réfléchissante.

— S’il vous plaît. La bataille n’est pas encore terminée, tonna dans son dos le soldat idiran, qui avait sans doute eu l’intention de lui parler tout bas.

Horza se retourna vers l’imposant géant en armure et contempla fixement sa visière, où se reflétait son propre visage de vieillard. Il inspira profondément, puis hocha la tête et se remit en marche, d’un pas mal assuré, vers l’entrée de la navette. Un éclair lumineux projeta son ombre en diagonale devant lui, et l’appareil fut ébranlé par une onde de choc au moment où retentissait une violente explosion quelque part dans le palais ; simultanément, la passerelle se replia.

Leurs noms nous en apprennent un peu sur elles, songeait Horza en se douchant. Les Unités de Contact Générales appartenant à la Culture qui, les quatre premières années, avaient fait les frais de la guerre dans l’espace, s’étaient de tout temps choisi des appellations humoristiques, voire facétieuses. Même les nouveaux cuirassés sortis de l’unité-usine, qui achevait peu à peu l’armement de sa production militaire, penchaient en faveur de noms divertissants, déprimants ou carrément rebutants, comme si la Culture n’arrivait pas à prendre tout à fait au sérieux le vaste conflit dont elle s’était mêlée.

Les Idirans, eux, voyaient les choses différemment. Pour eux, un nom de vaisseau devait refléter le caractère sérieux de sa raison d’être, de ses devoirs et de sa fonction bien déterminée. La formidable flotte idirane comptait des centaines d’appareils portant le même nom de héros, de planète, de bataille, le même terme désignant un dogme religieux, ou le même qualificatif pompeux. Le croiseur léger venu à la rescousse de Horza était le cent trente-septième du nom, et coexistait donc à l’intérieur de la flotte avec plus d’une centaine d’homonymes ; d’où son nom : la Main de Dieu 137.

Il se sécha non sans mal sous le pulseur d’air. Comme tout à bord, il était proportionné aux Idirans, c’est-à-dire proprement monumental, et l’ouragan qu’il souffla manqua de projeter Horza hors de la cabine de douche.

Le Querl Xoralundra, père-espion et prêtre guerrier de la secte tributaire de Farn-Idir, rattachée aux Quatre-Âmes, joignit les mains sur la table. Horza crut voir deux grands plats se collant l’un contre l’autre.

— Ainsi, Bora Horza, tonna le vieil Idiran, vous voilà sain et sauf.

— À peu près, acquiesça Horza en se frottant les poignets.

Il se trouvait dans la cabine de Xoralundra, à bord de la Main de Dieu 137, vêtu d’une combinaison spatiale encombrante mais confortable, manifestement conçue pour lui. Xoralundra, lui aussi en combinaison, avait insisté pour qu’il l’enfile : le navire, qui décrivait une orbite rapide à puissance minimale autour de la planète Sorpen, était toujours engagé dans les hostilités. Les services de renseignement de la flotte avaient confirmé la présence, quelque part dans le système, d’une UCG de la Culture, appartenant à la classe Montagne ; la Main s’y trouvait sans allié, et ses occupants n’arrivaient pas à découvrir la moindre trace du bâtiment de la Culture. Il fallait donc se montrer prudent.

Xoralundra se pencha vers Horza. Son ombre envahit toute la table. Sa tête énorme qui, vue de face, avait la forme d’une selle et comportait deux yeux frontaux clairs, sans paupières et très écartés, se profila au-dessus du Métamorphe.

— Vous avez eu de la chance, Horza. Ce n’est pas par compassion que nous sommes venus à votre secours. L’échec est sa propre récompense.

— Je vous remercie, Xora. C’est ce qu’on m’a dit de plus gentil aujourd’hui.

Horza se laissa aller en arrière dans son siège et passa dans sa maigre chevelure jaunâtre une main de vieillard. Il faudrait quelques jours pour que s’efface l’apparence âgée qu’il avait contrefaite, bien qu’il la sente déjà s’évanouir peu à peu. Il existait dans l’esprit des Métamorphes une image du soi continuellement maintenue et révisée au niveau semi-subconscient, et qui conservait automatiquement à leur corps l’aspect désiré. Puisque Horza n’éprouvait plus le besoin de ressembler à un Gérontocrate, l’image mentale du ministre qu’il avait imité pour le compte des Idirans était en train de se fragmenter, de se dissoudre, et son corps reprenait la neutralité de sa forme première.

La tête de Xoralundra se mit à osciller de droite à gauche entre les montants du col de sa combinaison. C’était là une gestuelle que Horza n’était jamais tout à fait parvenu à interpréter, bien que sa collaboration avec les Idirans et ses rapports avec Xoralundra remontent bien plus loin que la déclaration de guerre.

— Quoi qu’il en soit, vous êtes vivant, reprit ce dernier.

Horza opina et se mit à pianoter sur la table pour montrer qu’il était d’accord. Si seulement le siège idiran sur lequel il était perché ne lui donnait pas autant l’impression d’être un enfant ! Ses pieds ne touchaient même pas le sol.

— C’est juste. Quoi qu’il en soit, je vous remercie. Je suis navré de vous avoir fait faire tout ce chemin rien que pour récupérer l’auteur de cet échec.

— Les ordres sont les ordres. Personnellement, je me réjouis de notre réussite. Et maintenant, je dois vous dire pourquoi nous les avons reçus, ces ordres.

Horza sourit et détourna son regard du vieil Idiran, qui venait de lui faire un petit compliment ; la chose était rare. Puis il reporta son attention sur la créature, dont la bouche colossale – assez grande, songea-t-il, pour vous arracher les deux mains d’un seul coup de dent – articulait à présent d’une voix tonitruante les termes courts et précis de la langue idirane.

— Vous avez fait partie autrefois d’une mission de bons offices sur le Monde de Schar, une des Planètes des Morts appartenant aux Dra’Azon, commença Xoralundra. (Horza hocha la tête.) Il faut que vous y retourniez pour nous.

— Tout de suite ? lança Horza vers la face large et sombre de l’Idiran. Mais il n’y a que des Métamorphes, là-bas. Je vous ai dit que je ne voulais pas contrefaire un autre Métamorphe. Quant à en tuer un, il n’en est pas question.

— Ce n’est pas ce que nous attendons de vous. Écoutez-moi, je vais vous expliquer. (Xoralundra s’appuya contre son repose-dos en adoptant une attitude qui, chez la quasi-totalité des vertébrés ou assimilés, traduisait immanquablement la fatigue.) Il y a quatre jours standards…, reprit l’Idiran.

À ce moment-là, son casque posé au sol non loin de ses pieds émit une plainte perçante. Il le ramassa et le posa sur la table.

— Oui ? fit-il, et Horza en savait assez sur les tonalités idiranes pour comprendre que l’importun avait intérêt à se prévaloir d’une excellente raison pour déranger ainsi le Querl.

— Nous tenons la représentante de la Culture, fit une voix sortant du casque.

— Ah…, soupira doucement Xoralundra en se radossant. (L’équivalent idiran d’un sourire – une moue accompagnée d’un étrécissement des yeux – se peignit fugitivement sur ses traits.) Bien joué, capitaine. Se trouve-t-elle déjà à bord ?

— Non, Querl. La navette a décollé il y a environ deux minutes. J’ordonne le repli des plates-formes à canons. Nous serons prêts à quitter le système dès qu’elles seront toutes embarquées.

Xoralundra se pencha plus près du casque. Horza, lui, examinait la peau vieillie du dos de ses mains.

— Et ce vaisseau de la Culture ? s’enquit l’Idiran.

— Toujours rien, Querl. Impossible qu’il se trouve quelque part dans le système. Notre ordinateur propose de le situer à l’extérieur, peut-être entre nous et la flotte. Il est forcé de s’apercevoir bientôt que nous sommes tout seuls ici.

— Ordre de prendre le départ pour rejoindre la flotte dès que la femme de la Culture aura posé le pied à bord, sans attendre le retour des plates-formes. Est-ce bien compris, capitaine ? (Xoralundra remarqua le regard que Horza lui lançait.) Je répète, est-ce bien compris, capitaine ? demanda le Querl sans quitter l’humain des yeux.

— Compris, Querl.

Horza nota le ton glacial de cette réponse, même à travers le filtre du petit haut-parleur intégré au casque.

— Parfait. Faites appel à votre faculté d’initiative pour décider du meilleur itinéraire de retour. Entretemps, détruisez les villes de De’aychanbie, Vinch, Easna-Yowon, Izilère et Ylbar au moyen de bombes à fusion, conformément aux instructions de l’Amirauté.

— Bien, Qu…

Xoralundra bascula d’un coup l’interrupteur du casque, qui se tut.

— Ainsi vous détenez Balvéda ? s’étonna Horza.

— L’agent de la Culture, en effet. Je considère sa capture, voire son élimination, comme relativement peu importante. Mais c’est l’assurance que nous chercherions à nous emparer d’elle qui a décidé l’Amirauté à envisager l’excursion périlleuse que représentait votre sauvetage.

— Mmm… Je parie que vous n’avez pas pris son missile-couteau.

Horza renifla en contemplant à nouveau ses mains ridées.

— Il s’est autodétruit au moment où vous embarquiez dans la navette. (Xoralundra agita la main, et une bouffée de senteurs idiranes se répandit à travers la table.) Mais ne parlons plus de cela. Je dois vous expliquer pourquoi nous avons risqué un de nos croiseurs légers pour venir à votre secours.

— Je vous en prie, faites, répondit Horza en se retournant pour lui faire face.

— Il y a quatre jours standards, exposa le Querl, un de nos détachements a intercepté un appareil de la Culture isolé, d’apparence conventionnelle mais doté d’une configuration interne des plus étranges, si l’on se fie à sa signature radioactive. Nous l’avons détruit sans difficulté, mais son Mental s’est enfui. Cela se passait non loin d’un système planétaire, et le Mental semble avoir transcendé l’espace réel pour se réfugier sous la surface d’un globe bien précis, preuve qu’il inclut un procédé de gestion du champ hyperspatial que nous pensions – ou plutôt que nous espérions – hors de portée de la Culture. En tout cas, la spatiobatique de ce niveau est actuellement hors de notre portée à nous. Nous avons des raisons de croire, en nous basant sur cette observation parmi d’autres, que le Mental en question appartient à une nouvelle classe de Véhicules Systèmes Généraux développée ces temps-ci par la Culture. Sur le plan du renseignement militaire, la capture de ce Mental représenterait un véritable coup d’éclat.

Le Querl marqua une pause, et Horza en profita pour demander :

— Et cette chose se trouve maintenant sur le Monde de Schar ?

— C’est cela. D’après son ultime message, il avait l’intention de trouver refuge dans les tunnels du Complexe de Commandement.

— Et il n’y a rien que vous puissiez faire ? dit Horza en souriant.

— Nous sommes venus vous chercher. Voilà ce que nous pouvions faire, Bora Horza. (Un silence.) Le dessin de votre bouche indique que vous percevez quelque chose d’amusant dans cette situation. De quoi s’agit-il donc ?

— Je me disais simplement… Eh bien, un certain nombre de choses. Par exemple, que ce Mental est drôlement malin, ou qu’il a eu beaucoup de chance ; que vous avez eu de la chance de m’avoir sous la main. Et qu’il ne faut pas compter sur la Culture pour rester passive dans cette affaire.

— Pour répondre à vos remarques dans l’ordre, répondit sèchement Xoralundra, ce Mental de la Culture s’est montré à la fois malin et fortuné ; nous avons également bénéficié de circonstances favorables ; et la Culture ne peut pas faire grand-chose pour la bonne raison que – pour autant que nous sachions – elle n’a pas de Métamorphe à sa disposition, et surtout pas de Métamorphe ayant déjà accompli une mission sur le Monde de Schar. J’ajouterai également, Bora Horza, poursuivit l’Idiran en posant ses deux grandes mains sur la table et en abaissant brusquement sa tête vers l’humain, que vous avez vous-même eu une chance considérable.

— Certes, mais la différence est que, moi, j’y crois, sourit Horza.

— Mmm… Cela ne joue pas en votre faveur, observa le Querl.

Horza haussa les épaules.

— Vous voulez donc que je débarque sur le Monde de Schar et que je trouve le Mental ?

— Si possible, oui. Il est peut-être endommagé. Il est susceptible de s’autodétruire, mais le jeu en vaut la chandelle. Nous vous fournirons tout le matériel nécessaire, mais votre présence seule nous permettrait déjà d’avoir un pied dans la place.

— Et les gens qui vivent déjà là-bas ? Les Métamorphes qui assurent l’intérim ?

— Ils n’ont pas donné signe de vie. On peut admettre qu’ils n’ont pas remarqué l’arrivée du Mental. Leur prochaine transmission régulière est prévue pour dans quelques jours mais, étant donné les perturbations actuelles dues à la guerre, ils ne seront peut-être pas en mesure d’émettre.

— Peut-on savoir…, commença lentement Horza en décrivant du bout du doigt un cercle sur la table qu’il contemplait fixement, quelles informations vous détenez sur le personnel de la base ?

— Les deux membres au grade le plus élevé ont été remplacés par des Métamorphes plus jeunes. Les deux sentinelles juniors sont montées en grade et demeureront à leur nouveau poste.

— Ils ne seraient pas en danger, par hasard ?

— Bien au contraire. L’intérieur d’une Barrière de la Sérénité établie par les Dra’Azon et la surface d’une Planète des Morts comptent parmi les endroits les plus sûrs, en ces temps d’hostilités. Pas plus que la Culture nous ne pouvons prendre le risque d’offenser les Dra’Azon, de quelque manière que ce soit. Voilà pourquoi la Culture ne peut rien faire, et voilà pourquoi vous êtes notre seul recours.

— Dans l’hypothèse…, articula soigneusement Horza en baissant légèrement le ton, où j’accomplirais ma mission auprès de cet ordinateur métaphysique…

— Je sens à votre voix que nous allons aborder la question de la rémunération, coupa l’autre.

— C’est exact. Il y a suffisamment longtemps que je risque ma peau pour vous, Xoralundra. Je veux m’en aller. J’ai une amie très chère à la base du Monde de Schar, et si elle est d’accord, je souhaite l’emmener loin de cette guerre. Tel est mon prix.

— Je ne peux rien vous garantir. Je vais transmettre votre requête. Vos états de service, votre ancienneté et votre dévotion seront pris en compte.

Horza se radossa et fronça les sourcils. Il ne savait pas très bien s’il fallait voir de l’ironie dans les propos du Querl. Que représentaient six années pour une race d’êtres pour ainsi dire immortels ? Néanmoins, Xoralundra n’ignorait pas que son frêle pupille humain avait très souvent tout risqué au service de ses maîtres étrangers, et sans véritable récompense ; peut-être était-il donc sincère.

Horza n’eut pas le temps de reprendre son marchandage : le casque émit à nouveau une sonnerie aiguë. Il fit la grimace. À bord du vaisseau idiran, tous les sons étaient assourdissants. Les voix grondaient comme le tonnerre ; un signal, un quelconque timbre et ses oreilles carillonnaient un long moment. Quant aux annonces transmises par les haut-parleurs, elles lui faisaient porter les deux mains à sa tête. Restait à espérer qu’il n’y aurait pas d’alarme générale tant qu’il serait à bord. La sirène du vaisseau idiran était susceptible d’endommager gravement les oreilles humaines non protégées.

— Qu’est-ce que c’est encore ? s’enquit Xoralundra en s’adressant au casque.

— La femme de la Culture est à bord. Il me faut encore huit minutes pour que les plates-formes à canons soient…

— Les villes ont-elles été détruites ?

— … Oui, Querl.

— Quittez immédiatement l’orbite et donnez la pleine puissance ; nous rejoignons la flotte.

— Querl, je dois vous signaler que…, fit la petite voix assurée sortant du casque posé sur la table.

— Capitaine, reprit vivement Xoralundra. Dans cette guerre, il y a eu jusqu’à présent quatorze affrontements singuliers entre croiseurs légers de type 5 et Unités de Contact Générales de classe Montagne. Tous se sont soldés par une victoire de l’ennemi. Avez-vous déjà vu ce qui reste d’un croiseur léger une fois qu’une UCG en a terminé avec lui ?

— Non, Querl.

— Moi non plus, et je n’ai nulle intention d’assister pour la première fois à ce spectacle… de l’intérieur. Veuillez procéder immédiatement. (Sur ces mots, Xoralundra bascula à nouveau l’interrupteur. Puis il reporta son regard sur Horza.) Si vous réussissez, je ferai mon possible pour garantir votre décharge et vous munir de fonds suffisants. Maintenant, une fois que nous aurons regagné le corps de la flotte, vous vous dirigerez par piquet rapide vers le Monde de Schar. En arrivant à la Barrière de la Sérénité, vous vous verrez remettre une navette. Elle ne sera pas armée, mais pourra transporter tout le matériel que vous jugerez nécessaire, y compris un certain nombre d’analyseurs spectrographiques hyperspatiaux à courte portée, au cas où le Mental opterait pour une destruction volontaire limitée.

— Comment pouvons-nous être certains qu’elle sera « limitée » ? s’enquit Horza d’un air sceptique.

— Ce Mental pèse plusieurs milliers de tonnes, en dépit de sa taille relativement réduite. Une destruction volontaire à but d’annihilation ouvrirait la planète en deux et éveillerait l’hostilité des Dra’Azon. Aucun Mental de la Culture ne prendrait ce risque.

— J’admire votre assurance, commenta Horza d’un ton morne.

Juste à ce moment-là, le bruit de fond changea de tonalité autour d’eux. Xoralundra retourna son casque et contempla un de ses petits écrans intégrés.

— Bien ! Nous sommes en route. (Il revint à Horza.) Il y a autre chose que vous devez savoir. Le détachement qui a détruit ce vaisseau de la Culture a tenté de suivre le Mental en fuite jusqu’à la planète en question.

Horza fronça les sourcils.

— Ils étaient ignorants à ce point ?

— Ils ont fait ce qu’ils croyaient devoir faire. Le détachement dont je vous parle comprenait plusieurs animaux gauchisseurs de l’espèce chuy-hirtsi, désactivés en vue de l’attaque ultérieure d’une base de la Culture. L’un d’entre eux a été promptement remis en service afin d’effectuer une incursion limitée à la surface de la planète, puis projeté en direction de la Barrière en mission de gauchissement. Mais la ruse a échoué. Au moment de franchir la Barrière, l’animal a manifestement essuyé un tir croisé et subi de lourds dégâts. En ressortant du gauchissement aux abords de la planète, il suivait une trajectoire d’entrée à haut risque d’embrasement. Le matériel et les troupes terrestres qu’il transportait doivent être considérés comme perdus.

— Ma foi, la tentative n’était pas sans mérite, mais à côté d’un Dra’Azon, même cette merveille de Mental qui vous intéresse tant doit prendre des allures d’antiquité, genre ordinateur à lampes. Il va falloir bien autre chose pour les berner.

— Vous vous en sentez capable ?

— Je l’ignore. Je ne pense pas qu’ils puissent lire dans les pensées, mais qui sait ? Je ne pense pas que les Dra’Azon aient même conscience de la guerre, ni, dans le cas contraire, qu’ils s’en préoccupent outre mesure ; ni qu’ils s’intéressent à ce que j’ai pu faire depuis mon départ du Monde de Schar. Ils ne seront sans doute pas en mesure d’en tirer les conséquences… mais là encore, qui sait ? (Horza haussa les épaules.) Ça vaut la peine de tenter le coup.

— Très bien. Nous tiendrons une réunion d’information plus complète quand nous aurons rejoint la flotte. Pour l’instant, prions pour que le retour se passe sans encombre. Vous voudrez peut-être rencontrer Pérosteck Balvéda avant qu’on ne l’interroge. J’ai pris mes dispositions auprès de l’Inquisiteur Délégué de la Flotte pour que vous puissiez la voir si vous le souhaitez.

Horza sourit.

— Rien ne me ferait plus plaisir, Xora.

Le Querl avait d’autres tâches à remplir dans le vaisseau, qui s’éloignait à puissance maximale du système de Sorpen. Horza resta dans la cabine de Xoralundra pour se reposer et manger un peu avant d’aller rendre visite à Balvéda.

L’autocuisine du vaisseau faisait de son mieux pour imiter la nourriture des humanoïdes, mais le goût restait épouvantable. Horza mangea ce qu’il put et but une eau distillée tout aussi peu attrayante. L’ensemble lui fut servi par un medjel, une créature de deux mètres de long qui tenait du lézard, avec sa tête plate et allongée et ses six pattes, dont les quatre de derrière lui servaient à trotter, les deux de devant faisant office de mains.

Les medjels étaient l’espèce associée aux Idirans. Les deux formaient un cas complexe de symbiose sociale qui alimentait le département d’exosociologie de maintes universités depuis l’entrée de la civilisation idirane dans la communauté galactique, des millénaires plus tôt. Les Idirans proprement dits avaient évolué sur leur monde d’origine, Idir, jusqu’à accéder au statut de monstre dominant et régner sur une planète entière de monstres. L’écosystème frénétique et sauvage que connaissait au départ Idir avait depuis longtemps disparu, ainsi d’ailleurs que les autres monstres indigènes, hormis dans les zoos. Mais les Idirans avaient conservé l’intelligence à laquelle ils devaient leur prééminence, ainsi que l’immortalité biologique qui, étant donné la férocité de la lutte pour la survie qui se livrait à l’époque (sans parler du taux de radiations élevé à la surface d’Idir), s’était révélée être un avantage évolutionniste plus qu’une méthode de stagnation.

Horza remercia le medjel qui lui apporta ses plats et débarrassa ensuite sa table, mais ces créatures ne lui disaient jamais rien. On les considérait généralement comme possédant une intelligence inférieure d’un tiers à celle de l’humanoïde moyen (mais encore eût-il fallu savoir ce qu’on entendait par là), ce qui les rendait deux à trois fois plus bornées qu’un Idiran normal. Néanmoins, elles faisaient de bons soldats (bien que manquant un peu d’imagination), et avaient l’avantage d’être nombreuses : quelque douze fois plus que les Idirans. Quarante mille ans d’élevage les avaient rendues loyales jusqu’au tréfonds des chromosomes.

Tout fatigué qu’il fût, Horza n’essaya pas de s’endormir. Au lieu de cela, il demanda au medjel de le conduire à Balvéda. Celui-ci réfléchit, demanda l’autorisation via l’intercom de la cabine, et broncha visiblement sous la gifle verbale que lui expédia à distance un Xoralundra occupé sur le pont avec le commandant de bord.

— Suivez-moi, monsieur, dit le medjel en ouvrant la porte de la cabine.

Dans les escaliers des cabines, l’atmosphère idirane se faisait davantage sentir que dans les quartiers de Xoralundra. L’odeur sui generis était plus forte et la visibilité moins bonne, même aux yeux de Horza : quelques dizaines de mètres et l’air s’embrumait. Il faisait chaud et humide, et le sol était moelleux. Horza remonta prestement la coursive en regardant la queue coupée du medjel frétiller devant lui.

Il croisa deux Idirans, qui ne lui prêtèrent pas la moindre attention. Peut-être étaient-ils au courant de sa présence et de sa nature, mais peut-être pas. Les Idirans avaient horreur de paraître trop curieux, ou bien sous-informés.

Il faillit heurter une paire de medjels blessés que deux de leurs compagnons d’armes transportaient précipitamment en civière anti-g dans une coursive perpendiculaire. Horza s’arrêta pour les laisser passer et son front se barra d’un pli soucieux. Les marques d’aspersion en spirale qu’affichaient leurs armures étaient caractéristiques des décharges de plasma ; or la Gérontocratie ne disposait pas d’armes de ce type. Il haussa les épaules et poursuivit son chemin.

Ils parvinrent à une section du croiseur où le couloir des cabines était fermé par des portes coulissantes. Le medjel s’adressa tour à tour à chacune des deux barrières, qui s’ouvrirent devant lui. Un garde idiran, armé d’une carabine-laser et posté devant une porte, vit approcher Horza ; le medjel lui intima l’ordre d’ouvrir avant même qu’ils n’arrivent à sa hauteur. Horza lui adressa un signe de tête et franchit le seuil. La porte se referma en chuintant, une autre s’ouvrit juste devant lui.

Balvéda se retourna vivement en l’entendant entrer. Manifestement, il l’avait surprise en train de faire les cent pas dans sa cellule. Elle rejeta légèrement la tête en arrière en voyant Horza et émit un bruit de gorge qui pouvait passer pour un rire.

— Tiens, tiens…, fit-elle d’une voix douce et traînante. Ainsi tu as survécu. Félicitations. À propos, j’ai tenu parole. Quel retournement de situation, n’est-ce pas ?

— Bonjour, répondit Horza en croisant les bras sur sa combinaison à hauteur de poitrine, et en contemplant la jeune femme de la tête aux pieds. (Elle portait toujours la même robe grise et ne paraissait pas armée.) Qu’est devenu l’objet que tu portais autour du cou ? s’enquit-il.

Elle baissa les yeux vers l’emplacement du pendentif, sur son torse.

— Eh bien, crois-moi si tu veux, mais il se trouve que c’était une mémoforme.

Elle lui sourit et s’assit en tailleur sur le sol élastique ; hormis un lit-alcôve surélevé, il n’y avait pas d’autre endroit où s’asseoir. Horza l’imita donc, et sentit une légère douleur dans ses jambes. Il se rappela alors les traces spiralées vues sur l’armure des medjels.

— Une mémoforme, dis-tu ? Elle ne se serait pas transformée en canon à plasma, par hasard ?

— Entre autres choses, si, acquiesça l’agent de la Culture.

— C’est bien ce que je pensais. J’ai entendu dire que ton missile-couteau avait choisi de tirer sa révérence de façon quelque peu… expansive.

Balvéda se contenta de hausser les épaules. Horza la regarda droit dans les yeux et lui dit :

— Si tu détenais des informations importantes que tu puisses leur révéler, je suppose que tu ne serais pas ici ?

— Ici, peut-être, concéda Balvéda. Mais vivante, non. (Elle étira ses bras derrière elle et soupira.) Je présume que je vais devoir attendre la fin de la guerre dans un camp d’internement quelconque, à moins qu’ils ne trouvent à m’échanger contre un des leurs. J’espère seulement que cette histoire ne durera pas trop longtemps.

— Ah bon, tu penses que la Culture va bientôt déclarer forfait ? sourit Horza.

— Non, j’estime qu’elle va gagner sous peu.

— Tu es folle, fit Horza en secouant la tête.

— Mais non, répliqua-t-elle en opinant d’un air attristé, je crois sincèrement qu’elle finira par l’emporter.

— Si vous continuez à vous replier comme vous le faites depuis trois ans, vous finirez quelque part dans les Nuages.

— Sans vouloir divulguer de secrets, Horza, vous vous rendrez bientôt compte que nous ne nous replions plus guère.

— C’est ce qu’on verra. Honnêtement, je m’étonne que vous ayez combattu si longtemps.

— Nos amis à trois jambes pensent la même chose. Comme tout le monde, d’ailleurs. Y compris nous, me dis-je parfois.

— Balvéda, fit Horza avec un soupir de lassitude, je m’obstine à ne pas saisir les causes premières de votre engagement dans ce conflit. Les Idirans n’ont jamais représenté de menace pour vous. Et les choses resteraient en l’état si vous cessiez de les combattre. La vie est-elle si assommante, dans votre belle Utopie, que vous éprouviez le besoin de vous lancer dans une guerre ?

— Horza, répliqua Balvéda en se penchant en avant, je ne comprends pas non plus pourquoi vous vous battez. Je sais bien que Hiédohre se trouve…

— Heibohre, rectifia Horza.

— Bref, je veux parler de ce maudit astéroïde où vivent les Métamorphes. Je sais bien qu’il se trouve en territoire idiran, mais…

Ça n’a rien à voir, Balvéda. Je me bats pour eux parce que je pense qu’ils ont raison et que vous avez tort.

La jeune femme se redressa, interdite.

— Tu…, commença-t-elle. (Puis elle baissa la tête et la secoua, les yeux rivés au plancher. Au bout d’un moment, elle le regarda à nouveau.) Je ne te comprends vraiment pas, Horza. Tu dois bien savoir combien d’espèces, combien de civilisations, de systèmes, d’individus ont été soit détruits, soit… soumis par les Idirans et leur maudite religion de déments. À côté de ça, je ne vois pas ce que la Culture a bien pu faire !

Elle avait une main posée sur un genou et l’autre tendue entre eux deux, contractée comme si elle voulait étrangler Horza. Celui-ci la dévisagea et sourit.

— Si l’on se base sur le nombre de victimes, les Idirans viennent effectivement en tête, Pérosteck ; je leur ai d’ailleurs dit que je désapprouvais fortement certaines de leurs méthodes, au même titre que leur zèle excessif. Je suis tout à fait pour que les gens aient le droit de vivre leur vie. Seulement maintenant, ils s’en prennent à vous, et, pour moi, c’est là la grande différence. Comme je suis contre vous plutôt que pour eux, je suis prêt à… (Horza s’interrompit brièvement et partit d’un petit rire embarrassé.) Enfin, cela peut paraître un peu mélodramatique, mais… oui, c’est certain, je suis prêt à mourir pour eux. (Un haussement d’épaules.) C’est aussi simple que ça. (Horza accompagna ses propos d’un hochement de tête, et Balvéda laissa retomber sa main tendue avant de détourner les yeux en poussant un profond soupir.) Parce que… Eh bien, tu as sans doute cru que je plaisantais en disant à ce vieux Frolk qu’à mon avis, c’était le missile-couteau le véritable représentant de la Culture. Mais je ne plaisantais pas, Balvéda. Je le pensais, et je le pense toujours. Je me moque des sentiments vertueux de la Culture, et du nombre de gens que tuent les Idirans. Ils sont du côté de la vie, cette bonne vieille vie biologique, ennuyeuse et désuète ; Dieu sait qu’elle est malodorante, faillible et peu perspicace, mais c’est la vraie vie. Vous, vous êtes gouvernés par vos machines. Vous êtes une impasse de l’évolution. Le problème, c’est que, pour ne plus y penser, vous essayez d’entraîner tout le monde dans le même cul-de-sac. Le pire qui puisse arriver à la galaxie, c’est que la Culture gagne cette guerre. (Il se tut afin de lui permettre de répondre, mais elle resta là à secouer la tête en regardant par terre. Cela le fit rire.) Tu sais, Balvéda, pour une espèce aussi sensible, vous témoignez parfois bien peu d’empathie.

— Quand on fait preuve d’empathie envers un imbécile, on est bien près de penser comme un idiot, marmonna-t-elle en continuant d’éviter son regard.

Il rit à nouveau et se remit sur pied.

— Quelle… amertume, Balvéda.

Elle releva les yeux sur lui.

— Je vais te dire quelque chose, Horza, reprit-elle posément. Nous allons gagner.

Il secoua la tête.

— Je ne suis pas d’accord avec toi. Vous ne sauriez pas vous y prendre.

Balvéda se redressa et prit appui sur ses deux mains calées derrière elle. Son visage était tout empreint de gravité.

— Nous pouvons apprendre, Horza.

— Et de qui ?

— De qui voudra bien nous faire bénéficier de son expérience, énonça-t-elle lentement. Nous consacrons une grande partie de notre temps à observer guerriers et zélotes, agitateurs et militaristes…, tous ceux qui sont déterminés à gagner coûte que coûte. Dans ce domaine, les instructeurs ne manquent pas.

— Si vous voulez savoir comment on gagne une guerre, demandez donc aux Idirans.

Balvéda resta quelques instants silencieuse. Son expression était calme, pensive, triste peut-être. Puis elle hocha la tête.

— On dit bien qu’à la guerre, on court le risque de finir par ressembler à son ennemi. Reste à espérer que nous saurons l’éviter. Si la force évolutionniste en laquelle tu sembles croire si fort fonctionne réellement, alors c’est à travers nous qu’elle s’appliquera, et non à travers les Idirans. Mais si tu te trompes, alors elle mérite d’être supplantée.

— Balvéda, fit-il avec un petit rire, tu me déçois ! Je préfère encore la bagarre… On dirait presque que tu te rallies à mon point de vue.

— Il n’en est rien, soupira-t-elle. C’est la faute de l’entraînement dispensé par Circonstances Spéciales. Nous essayons toujours de penser à tout, de faire le tour de la question. À l’instant, je donnais dans le pessimisme.

— Je croyais que CS n’autorisait pas ce mode de penser.

— Eh bien, réfléchissez-y un peu mieux, monsieur le Métamorphe, répondit-elle en haussant un sourcil. CS autorise tous les modes de pensée. C’est justement pour cela que certains trouvent cette organisation si effrayante.

Horza crut saisir ce qu’elle voulait dire. La section CS avait toujours été l’arme de type « espionnage moral » de la section Contact, la fine fleur de la politique diplomatique interventionniste propre à la Culture, l’élite de l’élite au sein d’une société qui abhorrait l’élitisme. Même avant la guerre, son standing, son image à l’intérieur de la Culture avaient toujours été ambigus. CS était prestigieuse mais dangereuse, avec une aura de sensualité friponne – il n’y avait pas d’autres termes – impliquant la prédation, la séduction, voire la violation.

Cette sous-section s’entourait également d’une atmosphère de mystère (dans une société qui idolâtrait presque la transparence) où l’on pressentait l’existence de forfaits déplaisants, honteux, et d’une ambiance de relativisme moral (dans une société qui se raccrochait à ses propres absolus : vie/bien, mort/mal ; plaisir/bien, douleur/mal) exerçant simultanément attraction et répulsion, mais toujours en engendrant l’excitation.

Nulle autre partie de cette civilisation considérée dans son ensemble ne reflétait aussi fidèlement ses postulats ; nulle n’était plus militante dans son application des croyances fondamentales communes. Et pourtant, c’était cette partie-là qui représentait le moins bien le mode de vie ordinaire de la Culture.

À l’avènement de la guerre, Contact était devenue la section militaire de la Culture, et Circonstances Spéciales sa section de renseignement et d’espionnage ; l’euphémisme devint un peu plus évident, voilà tout. De plus, la position de CS à l’intérieur de la Culture changea – en mal. La sous-section devint le réceptacle de toute la culpabilité éprouvée par les citoyens de la Culture puisque, au départ, ils avaient approuvé l’entrée en guerre ; ils se mirent alors à mépriser CS et à la considérer comme un mal nécessaire, à la taxer de compromis moral gênant, puis à chasser de leurs pensées ce sujet indésirable.

Mais il était vrai que CS s’efforçait de penser à tout, et ses Mentaux étaient réputés encore plus cyniques, amoraux et carrément sournois que ceux de la section Contact ; des machines sans illusions qui se faisaient fort de penser l’impensable jusque dans ses extrêmes confins. Cet effet secondaire avait donc été laborieusement prédit dans les moindres détails. CS deviendrait un paria, un bouc émissaire, et sa réputation une espèce de glande destinée à absorber le composé toxique qui s’épandait dans la conscience de la Culture. Toutefois, se dit Horza, dans ce domaine, la lucidité ne servait pas à grand-chose pour quelqu’un comme Balvéda. Les sujets de la Culture supportaient mal de ne pas être aimés, surtout de leurs concitoyens, et le fardeau de cette femme était déjà bien assez lourd à porter ; inutile de lui apprendre qu’on l’abominait encore plus parmi les siens que dans le camp ennemi.

— Bon, fit-il en s’étirant. (Il roula des épaules avec raideur sous sa combinaison, et passa ses doigts dans ses rares cheveux jaune-blanc.) Tout ça finira bien d’une façon ou d’une autre.

Balvéda eut un rire sans joie.

— On ne saurait mieux dire…

Elle secoua la tête.

— Merci quand même, fit-il.

— De quoi donc ?

— Je crois que tu viens de raffermir ma foi en l’issue de cette guerre.

— Oh, va-t’en, maintenant.

Balvéda soupira et baissa à nouveau les yeux.

Horza aurait voulu lui poser la main sur l’épaule, ébouriffer légèrement sa courte chevelure noire ou bien encore pincer sa joue pâle, mais il craignit d’accroître son désarroi. Il connaissait trop bien la saveur amère de la défaite pour chercher à aggraver la réaction d’un être qui, en fin de compte, s’avérait un adversaire honorable et beau joueur. Il se dirigea donc vers la porte et, après avoir échangé quelques mots avec le garde, fut reconduit dans la coursive.

— Ah, Bora Horza, dit Xoralundra en voyant l’humain apparaître sur le seuil de la cellule. (Le Querl remontait à grands pas le couloir des cabines. Le garde en faction devant la porte se redressa sensiblement et souffla sur son fusil afin d’en expulser une poussière imaginaire.) Comment avez-vous trouvé notre invitée ?

— Pas très enthousiaste. Nous avons échangé des justifications, et je crois bien avoir eu le dernier mot sur certains points.

Horza sourit ; Xoralundra s’immobilisa à ses côtés et baissa les yeux sur lui.

— Mmm… Eh bien, à moins que vous préfériez goûter vos triomphes dans le vide absolu, la prochaine fois que vous quitterez ma cabine en pleine bataille, je vous suggère d’emporter votre…

Horza n’entendit pas le dernier mot : l’alarme du vaisseau venait de se déclencher.

À bord des vaisseaux de guerre comme partout ailleurs, le signal d’alarme idiran consistait en une série de détonations courtes et violentes. C’était une version amplifiée du sonne-poitrine, le signal que les Idirans avaient employé – avant d’atteindre à la civilisation – pendant des centaines de millénaires, pour avertir les membres de leur horde puis de leur clan, et que produisait leur aileron pectoral, vestige d’un troisième bras atrophié.

Horza plaqua ses mains sur ses oreilles et s’efforça de les protéger du vacarme insupportable. Il en sentait l’onde de choc frapper sa poitrine par le col ouvert de sa combinaison. Il eut conscience d’être soulevé de terre et collé contre la paroi. Alors seulement il se rendit compte que ses paupières étaient closes. L’espace d’une seconde, il crut qu’on n’était pas venu le chercher, qu’il était toujours accroché à la muraille de sa cellule-égout, que son heure était venue et que tout le reste n’avait été qu’un rêve étrangement réaliste. Puis il rouvrit les yeux et découvrit juste en face de lui le museau corné du Querl Xoralundra ; l’Idiran le secouait furieusement et, au moment où l’alarme se taisait pour céder la place à un ululement douloureusement sonore, lui hurla au visage :

— CASQUE !

— Oh, merde ! fit Horza.

Il retomba sur le pont. Xoralundra l’avait lâché. L’Idiran tourna vivement les talons et intercepta un medjel lancé en pleine course qui essayait de le dépasser.

— Toi ! tonna-t-il. Je suis le Querl père-espion de la flotte, lui hurla-t-il sous le nez en secouant la créature à six pattes par l’avant de sa combinaison. File immédiatement dans ma cabine, prends le petit casque spatial qui s’y trouve et apporte-le au sas de secours situé par bâbord arrière. Aussi vite que possible. Cet ordre supplante tous les autres et ne peut être annulé. Exécution !

Il projeta le medjel dans la bonne direction ; la créature courait déjà en l’air avant même de retomber.

Xoralundra rabattit son propre casque, jusque-là calé sur ses charnières en position dorsale, puis en releva la visière. Il parut sur le point de s’adresser à Horza, mais le haut-parleur de son casque se remit à crépiter ; une voix se fit entendre et l’expression du Querl changea. Le crachotement cessa, et seule demeura la plainte ininterrompue du signal d’alarme.

— Le navire de la Culture se cachait sous les couches superficielles du soleil de ce système, fit amèrement Xoralundra, plus pour lui-même qu’au bénéfice de Horza.

— À l’intérieur du soleil ? (Horza n’en croyait pas ses oreilles. Par-dessus son épaule, il jeta un coup d’œil à la porte de la cellule, comme si ce pouvait être la faute de Balvéda.) Ces chiens sont de plus en plus malins.

— En effet, aboya le Querl qui pivota rapidement sur un pied. Suivez-moi, humain.

Horza obtempéra et partit au pas de course derrière Xoralundra. Puis le géant fit brusquement halte et l’humain s’écrasa contre l’Idiran. Il leva les yeux et vit se retourner son grand visage sombre aux traits si différents des siens ; le regard de Xoralundra passa par-dessus lui et se fixa sur le soldat, toujours au garde-à-vous devant la porte. Une expression indéchiffrable se peignit fugitivement sur le visage de l’Idiran.

— Garde ! lança-t-il d’un ton retenu. (Le soldat au fusil-laser se retourna.) Exécutez cette femme.

Sur ces mots, Xoralundra repartit à grandes enjambées vers le bout du couloir. Horza resta quelques instants immobile à observer d’abord la silhouette du Querl qui s’éloignait, puis le garde qui vérifiait le bon fonctionnement de sa carabine, commandait l’ouverture de la porte et pénétrait dans la cellule. Cela fait, l’humain s’engouffra dans la coursive à la poursuite du vieil Idiran.

— Querl ! s’étrangla le medjel.

L’animal dérapa, puis s’arrêta enfin devant le sas, tenant devant lui le casque de la combinaison. Xoralundra le lui arracha et l’ajusta promptement sur la tête de Horza.

— Vous trouverez un gauchisseur dans le sas, dit-il à l’humain. Fuyez aussi loin que possible. La flotte sera là dans neuf heures standards environ. Normalement, vous n’aurez rien à faire ; c’est votre combinaison qui appellera au secours, en code, par réaction IFF. Moi-même…

Le croiseur gîta et Xoralundra s’interrompit. Une forte détonation se fit entendre ; Horza fut soulevé de terre par l’onde de choc. Grâce à son trio de jambes, l’Idiran, lui, n’avait pratiquement pas bougé. Le medjel fut projeté dans sa direction et poussa un glapissement. L’idiran jura et le chassa à coups de pied. Le navire recommença à gîter, de nouvelles sonneries d’alarme retentirent. Horza perçut une odeur de brûlé. Un magma de sons qui pouvaient aussi bien être des explosions que des voix idiranes lui parvint des hauteurs du vaisseau.

— Je vais tenter de m’enfuir aussi, poursuivit Xoralundra. Dieu soit avec vous, humain.

Horza n’eut pas le temps de répondre ; déjà l’Idiran rabattait violemment sa visière et le poussait dans le sas, qui se referma derrière lui. Le croiseur fut pris de puissants sursauts, et Horza se retrouva projeté contre une paroi. Il scruta la petite pièce sphérique, cherchant désespérément des yeux le gauchisseur annoncé ; puis il finit par le découvrir et, après une courte lutte, le détacha de ses aimants muraux et le boucla dans son dos.

— Prêt ? fit une voix dans son oreille.

Surpris, Horza fit un bond, puis cria :

— Oui, oui ! Allez-y !

Le sas ne s’ouvrit pas de manière conventionnelle mais se retourna comme un gant et le lança dans l’espace, où il s’enfonça en tournoyant sur lui-même, entouré d’une petite galaxie de particules de glace, laissant en arrière le disque aplati du croiseur. Il voulut repérer le vaisseau de la Culture, puis se morigéna : il se trouvait probablement à des trillions de kilomètres. La guerre moderne n’est décidément plus à l’échelle humaine, songea-t-il. On pouvait maintenant pulvériser et détruire des vaisseaux à partir de positions inimaginablement éloignées, oblitérer des planètes depuis l’extérieur de leur propre système et transformer des étoiles en novæ à des années-lumière de distance… et tout cela sans savoir très bien pourquoi on se battait.

Il eut une dernière pensée pour Balvéda, puis chercha à tâtons la poignée de commande de sa volumineuse unité-gauchisseur. Du bout des doigts il trouva les boutons adéquats et regarda les étoiles se tordre et se déformer autour de lui tandis que l’unité les expédiait, lui et sa combinaison, loin du vaisseau idiran touché.

Il manipula un moment son récepteur de poignet en essayant de capter des signaux en provenance de la Main de Dieu 137, mais n’obtint qu’un crépitement de parasites. La combinaison se manifesta une seule fois, pour lui dire : « Énergie/unité-gauchissement/à moitié/dépensée. » Horza surveilla l’appareil par l’intermédiaire d’un petit écran serti à l’intérieur du casque.

Il se rappela que les Idirans adressaient une prière à leur Dieu avant d’entrer en gauchissement. Un jour où il se trouvait en compagnie de Xoralundra à bord d’un vaisseau engagé dans le processus, le Querl avait pressé le Métamorphe de répéter la prière après lui. Horza avait protesté en disant qu’elle ne revêtait aucun sens à ses yeux ; que non seulement le Dieu idiran entrait en contradiction avec ses convictions personnelles, mais aussi que la prière était formulée dans une langue idirane morte qu’il ne comprenait pas. Il s’était entendu répondre avec une certaine froideur que c’était l’intention qui comptait. De la part d’un être essentiellement classé par les Idirans comme un animal (le terme qu’ils employaient pour désigner les humanoïdes pouvait au mieux se traduire par « biomaton »), seule l’attitude dévote était requise ; son cœur, son esprit n’entraient pas en considération. Horza avait bien essayé de mentionner l’immortalité de son âme, mais Xoralundra avait éclaté de rire. C’était la première fois qu’il le voyait rire, et après cela, il n’avait plus jamais obtenu ce genre de réaction de la part du vieux guerrier. Une âme immortelle dans un corps mortel, voyez-vous ça !

Lorsque le gauchisseur eut dépensé toute son énergie, Horza l’éteignit. Un essaim d’étoiles se cristallisa autour de lui. Il manipula les commandes, puis se débarrassa de l’unité. Tous deux se séparèrent, lui-même s’éloignant dans une direction tandis que l’unité partait en tourbillonnant dans une autre ; ses réglages s’ajustèrent pour qu’elle consacre ses dernières réserves à induire en erreur quiconque essaierait de la suivre à la trace.

Par la seule force de sa volonté, Horza s’efforça de ralentir progressivement son rythme respiratoire et son rythme cardiaque. Puis il fit connaissance avec sa combinaison, en éprouva les diverses fonctions et possibilités. À l’odeur et au toucher, elle lui fit l’impression d’être neuve, et évoquait un engin de type Rairch. Or, les combinaisons Rairch étaient des modèles haut de gamme. On disait que la Culture en fabriquait de meilleures, mais on disait que la Culture faisait tout mieux que les autres, et ça ne l’empêchait pas de perdre la guerre. Horza testa les lasers intégrés et chercha le pistolet qui devait être caché quelque part. Il finit par mettre la main dessus ; c’était un canon à plasma miniature qui se fondait discrètement dans la manche gauche de sa combinaison. Il eut envie de tirer, mais il n’y avait rien à viser. Il le rengaina donc.

Horza croisa les bras sur sa volumineuse poitrine et regarda autour de lui. Partout des étoiles. Aucun moyen de dire laquelle était Sorpen. Alors comme ça, les vaisseaux de la Culture étaient capables de se cacher dans la photosphère des étoiles, hein ? Et ses Mentaux – même désespérés et en pleine débandade – savaient passer par le fond d’un puits de gravité ? Les Idirans auraient peut-être plus de mal que prévu à battre la Culture. C’étaient des guerriers-nés, et leur société tout entière s’articulait autour du conflit permanent. Mais la Culture, ce mélange apparemment hétérogène, anarchique, hédoniste et décadent qui rejetait ou absorbait continuellement des groupes d’individus très divers, combattait depuis près de quatre ans sans montrer le moindre signe de reddition, ni même laisser entendre qu’elle souhaitait parvenir à un compromis.

Le conflit dont tous pensaient qu’il serait limité dans le temps et l’espace, qu’il durerait juste assez longtemps pour que chacun se fasse entendre, prenait des allures d’effort de guerre enthousiaste et généralisé. Les premiers revers, les mégamorts du début n’avaient pas, ainsi que le prévoyaient les experts, poussé la Culture à battre en retraite, choquée par les horreurs de la guerre mais fière d’avoir pour une fois engagé concrètement sa collectivité au lieu de s’en tenir aux beaux discours. Au contraire, elle n’avait cessé de se replier et de se replier encore, tout en se préparant, en s’armant et en planifiant la suite. Derrière tout cela, il y avait les Mentaux, Horza en était persuadé.

Comment croire que les simples citoyens de la Culture désirent réellement la guerre, quel qu’ait été le résultat de leur vote ? Ils avaient leur utopie communiste. Ils étaient mous, choyés et trop gâtés, et le matérialisme évangélique de la section Contact se chargeait des bonnes œuvres destinées à soulager leur conscience. Que demander de plus ? Non, la guerre devait être au départ une idée des Mentaux ; on reconnaissait bien là leur volonté clinique de nettoyer la galaxie, d’en assurer le fonctionnement esthétique et efficace, sans gaspillage ni injustice, ni souffrance d’aucune sorte. Ces imbéciles ne comprenaient même pas qu’un jour les Mentaux commenceraient à trouver bien inutiles et bien inefficaces les sujets humains de la Culture.

Horza pivota sur lui-même en actionnant les gyros de sa combinaison et contempla tour à tour toutes les régions du ciel en se demandant, dans ces ténèbres piquetées de lumière où les batailles faisaient rage, où des êtres vivants mouraient par milliards, où se terrait la Culture, où s’amassait la flotte de guerre idirane. Autour de son corps, la combinaison bourdonnait, cliquetait et sifflait : précise, obéissante, rassurante.

Brusquement cette dernière eut un sursaut qui l’immobilisa sans avertissement et fit s’entrechoquer ses dents. Un son ressemblant dangereusement à un signal d’alarme-collision lui résonna violemment dans l’oreille et, du coin de l’œil, Horza vit un micro-écran enchâssé dans son casque, tout contre sa joue gauche, afficher un graphe holo rouge vif.

« Radar/à/cible/fixe, annonça la combinaison. Approche/rapide. »

3. Turbulence Atmosphérique Claire

— Quoi ! rugit Horza.

— Radar/à/ci… répéta la combinaison.

— Oh, la ferme !

Il entreprit d’enfoncer des boutons sur sa console de poignet en pivotant çà et là pour scruter les ténèbres environnantes. Il devait y avoir un moyen d’obtenir un affichage vertical sur la surface interne de sa visière, histoire de repérer la provenance des signaux, mais il n’avait pas eu le temps de se familiariser avec la combinaison, et ne réussit pas à trouver le bouton correspondant. Alors il se rendit compte alors qu’il suffisait certainement de demander.

— Combi ! Je veux un panorama à la verticale de la source émettrice !

La visière s’éclaira instantanément en haut à gauche. Horza pivota et se pencha en arrière jusqu’à ce que le point rouge se positionne sur la surface transparente. Puis il enfonça à nouveau le bouton sur son poignet et la combinaison émit un sifflement : elle évacuait du gaz par les becs situés sous ses semelles et le propulsait par la même occasion en lui faisant supporter une pression d’environ une atmosphère. Il ne remarqua aucune différence, à part l’augmentation de son poids, mais la diode rouge s’éteignit, puis se ralluma aussitôt. Il jura. La combinaison annonça :

— Radar/à/cible/f…

— Oui, je sais, coupa Horza.

Il détacha le pistolet à plasma de son bras et enclencha les lasers de la combinaison, sans oublier de couper les propulseurs à gaz. De toute façon, quelle que soit la nature de son poursuivant, Horza ne réussirait pas à le fuir. La sensation de poids disparut à nouveau. La petite lumière rouge continua à palpiter sur la visière. Horza observa ses écrans. La source émettrice se rapprochait en suivant une trajectoire courbe et se trouvait actuellement à 0,01 année-lumière, dans l’espace réel. C’était un radar à basse fréquence, pas particulièrement puissant, trop rudimentaire pour appartenir à la Culture ou aux Idirans. Il ordonna à la combinaison d’annuler sa demande d’affichage, abaissa les lentilles grossissantes contenues dans la partie supérieure de sa visière et les mit en service, visant l’endroit d’où étaient venues les émissions-radar. Un effet doppler du signal – qui continuait à s’afficher sur des micro-écrans du casque – indiquait que la source inconnue ralentissait. Allait-on le prendre à bord, et non lui tirer dessus ?

Un objet se mit à luire de façon imprécise dans le champ des lentilles grossissantes. Le radar cessa d’émettre. Il était à présent tout proche. Horza se sentit brusquement la bouche sèche, et ses mains commencèrent à trembler dans ses gants massifs. L’image que lui transmettaient les lentilles parut subir une explosion de ténèbres ; il releva ces dernières et plongea son regard dans les nappes d’étoiles et la nuit d’encre qui régnait partout. Quelque chose passa en trombe dans son champ de vision, un corps d’une noirceur insondable qui filait sur fond de ciel dans le silence le plus complet. Horza enfonça brutalement le bouton commandant le radar à aiguille de sa combinaison et s’efforça de suivre des yeux la forme qui allait le croiser en masquant les étoiles. Mais il la manqua et se trouva donc incapable d’estimer la distance à laquelle elle l’avait dépassé, ainsi d’ailleurs que sa taille. Il avait perdu sa trace dans le vide entre les étoiles lorsque cette déflagration de ténèbres avait eu lieu devant lui.

— Rad…

— Silence, intervint Horza en vérifiant son arme à plasma.

La forme noire s’enfla, presque en face de lui. Les étoiles oscillèrent et s’avivèrent sous un effet de loupe de toute évidence provoqué par un gauchisseur mal réglé en mode annulation. Horza regarda approcher l’objet. Le radar s’éteignit à nouveau. Il ralluma le sien et le rayon-aiguille se mit à balayer l’appareil qui venait d’apparaître. Il contemplait le résultat sur un de ses écrans internes lorsque l’image vacilla, puis disparut ; les sifflements et autres bourdonnements de la combinaison se turent, et les étoiles commencèrent à s’effacer.

— Tir/effecteur/… de/sape, bégaya la combinaison.

Puis elle s’affaissa et sombra dans l’inconscience en même temps que Horza.

Il sentait sous lui quelque chose de dur. La tête lui faisait mal. Il ne parvenait pas à se rappeler où il était, ni ce qu’il était censé y faire. Il ne se souvenait que de son nom. Bora Horza Gobuchul, Métamorphe de l’astéroïde Heibohre, actuellement au service des Idirans dans la guerre sainte qui les opposait à la Culture. Mais quel rapport avec la douleur qui lui vrillait le crâne et le métal rigide et froid sous sa joue ?

Il avait été durement touché. Bien qu’il fût incapable de voir, d’entendre ou de flairer quoi que ce soit, il se rendit vite compte qu’il lui était arrivé un accident très grave, voire mortel. Il s’efforça de rassembler ses souvenirs. Où se trouvait-il avant cela ? Que faisait-il ?

La Main de Dieu 137 ! Son cœur fit un bond au moment où la mémoire lui revint. Il fallait qu’il abandonne le vaisseau ! Où était son casque ? Pourquoi Xoralundra l’avait-il laissé tomber ? Mais où était donc ce crétin de medjel, avec son casque ? Au secours !

Il découvrit qu’il ne pouvait pas bouger.

Quoi qu’il en fût, il ne se trouvait ni sur la Main de Dieu 137, ni à bord d’aucun autre vaisseau idiran : le sol était trop dur et trop froid (si c’était bien le sol), et l’air n’avait pas la même odeur. Il entendait à présent des gens parler. Mais toujours sans rien voir. Il ignorait s’il avait les yeux ouverts – des yeux devenus aveugles – ou fermés sans qu’il puisse rien y faire. Il essaya bien de porter ses mains à son visage pour se rendre compte, mais son corps refusa de bouger.

Les voix étaient humaines. Il y en avait plusieurs. On parlait la langue de la Culture, le marain, mais cela ne signifiait pas grand-chose. Elle était de plus en plus couramment parlée dans toute la galaxie depuis quelques millénaires. Horza la parlait et la comprenait, mais ne s’en était pas servi depuis… depuis sa conversation avec Balvéda, en fait. Mais avant cela, cela remontait très loin. Pauvre Balvéda. Les individus en question bavardaient, mais il ne saisissait pas les mots en eux-mêmes. Il s’efforça de soulever ses paupières, et finit par éprouver une vague sensation. Il n’avait toujours aucune idée de l’endroit où il se trouvait.

Tout ce noir… Alors il se rappela vaguement l’intérieur d’une combinaison, une voix qui parlait de cibles, ou quelque chose dans ce genre. Il comprit brusquement qu’on l’avait fait prisonnier, ou peut-être récupéré in extremis. Il oublia alors ses efforts pour ouvrir les yeux et se concentra sur ce qui se disait autour de lui. Puisqu’il avait parlé marain peu de temps auparavant, la compréhension de cette langue n’aurait pas dû lui poser tant de problèmes. Il fallait qu’il y arrive. Qu’il sache.

— … satané système pendant quinze jours et tout ce qu’on déniche, c’est un vieux bonhomme en combi.

Première voix. De femme, songea-t-il.

— Et sur quoi croyais-tu tomber ? Un vaisseau de la Culture, peut-être ?

Un homme cette fois.

— Eh bien, au moins un morceau de vaisseau, merde !

De nouveau la voix féminine. Quelques rires.

— C’est une bonne combi. Rairch, apparemment. Je la prends pour moi.

Nouvelle voix d’homme. Ton impérieux ; facilement identifiable.

— … pas terribles. Trop silencieuses.

— Elles sont réglables, crétin !

De nouveau l’Homme.

— … des morceaux d’appareils idirans ou de la Culture qui flotteraient dans tous les coins, et on pourrait… ce laser avant… toujours foutu.

Une autre femme.

— L’effecteur n’a pas pu l’endommager, si ?

Encore un autre homme. Une voix jeune qui coupait la parole à la femme.

— Il était en mode aspiration, et non projection, rétorqua celui qui s’exprimait d’un ton de commandant de bord.

Mais qui étaient donc ces gens ?

— … de beaucoup moins que notre papy ici présent, déclara un des hommes.

Lui ! C’était de lui qu’ils parlaient ! Il s’efforça de ne pas donner signe de vie. Il venait juste de comprendre qu’il ne portait plus la combinaison, qu’il était étendu à quelques mètres du petit groupe manifestement occupé à l’observer elle. Certains de ces individus lui tournaient le dos. Il était couché sur le flanc, un bras coincé sous lui, nu et leur faisant face. Il avait toujours mal à la tête, et sentait sa salive s’échapper de sa bouche entrouverte pour lui dégouliner sur le menton.

— … avec eux une arme d’une espèce ou d’une autre. Mais je ne vois vraiment pas où, reprit l’Homme dont la voix changea, comme s’il se déplaçait en parlant.

Apparemment, ils étaient passés à côté du canon à plasma. C’étaient des mercenaires. Sûrement. Des corsaires.

— Tu me donnes ton ancienne combi, Kraiklyn ?

Un homme. Jeune.

— Eh bien voilà, déclara l’Homme. (À la voix, on comprenait que, jusque-là accroupi, il se relevait ou bien se retournait. Il ne tint aucun compte de la question qu’on venait de lui poser.) Un peu décevant, peut-être, mais enfin, on a sa combi. Il est temps de filer de la cour des grands, parce qu’ils ne vont pas tarder à arriver.

— Qu’est-ce qu’on va faire maintenant ?

C’était une des femmes. Horza lui trouva une belle voix et regretta de ne pas pouvoir ouvrir les yeux.

— Ce temple ne devrait pas nous poser beaucoup de problèmes, même sans laser avant. On peut y être en dix jours. On va se réapprovisionner un peu grâce aux trésors religieux de ces gens, et aller acheter des armements lourds sur Vavatch. Là-bas, on pourra dépenser nos biens mal acquis. (L’Homme – Krékeline, ou quelque chose dans ce genre – marqua une pause, puis se mit à rire.) Ne prends pas cet air apeuré, Doro. Tout va bien se passer. Tu ne regretteras pas que j’aie eu vent de cet endroit, une fois qu’on sera riches. Ces maudits prêtres ne sont même pas armés. On débarque, et on n’aura aucun mal à…

— Rembarquer, oui, on sait.

Une voix féminine ; celle qui lui plaisait. Horza percevait à présent la lumière. Rose, devant ses yeux. Sa tête lui faisait encore mal, mais il revenait progressivement à lui. Il se livra à une vérification détaillée de son corps en interrogeant successivement tous ses nerfs à rétroaction afin de jauger son état général. Inférieur à la normale, il ne regagnerait pas la perfection tant que subsisterait cette apparence de vieillard ; encore quelques jours… s’il vivait jusque-là. Il subodora qu’on le croyait déjà mort.

— Zallin, fit l’Homme. Débarrasse-nous de cette mauviette.

Dans un sursaut, Horza ouvrit les yeux en entendant des pas s’approcher. L’Homme venait de parler de lui !

— Aaah ! s’écria quelqu’un tout près. Il n’est pas mort. Je vois ses yeux bouger !

Les pas s’interrompirent. Tout tremblant, Horza se redressa en position assise et plissa les yeux sous l’éclairage. Il avait le souffle court, et un vertige s’empara de lui quand il voulut lever la tête. Enfin son regard s’accoutuma.

Il se trouvait dans un hangar brillamment éclairé mais de petite taille, presque entièrement comblé par une navette antique et durement éprouvée. Il avait pratiquement le dos à la paroi ; contre le mur d’en face se tenaient les gens qu’il avait entendus parler. À mi-chemin se dressait un grand jeune homme solidement bâti mais d’allure disgracieuse, avec des bras très longs et une chevelure argentée. Comme l’avait deviné Horza, sa combinaison était étalée par terre aux pieds du petit groupe d’humains. Il déglutit et cligna les yeux. Le jeune aux cheveux d’argent le regarda fixement en se grattant nerveusement l’oreille. Il portait un short et un tee-shirt effrangé. Un des autres, plus grand, lança :

— Wubslin ! (Ce dernier se retourna vers les autres et Horza sursauta. C’était la voix qui, pour lui, devait appartenir au commandant.) L’effecteur ne fonctionne donc pas correctement ?

Ne les laisse pas parler de toi comme si tu n’étais pas là ! Il s’éclaircit la gorge et prononça d’une voix aussi sonore, aussi péremptoire que possible :

— Votre effecteur marche très bien.

— Dans ce cas, répondit l’homme de haute taille avec un petit sourire et un haussement de sourcils, vous devriez être mort.

Tous le regardaient, à présent, généralement d’un air soupçonneux. Le jeune homme qui se tenait non loin de lui se grattait toujours l’oreille ; il semblait perplexe, voire apeuré. Mais les autres paraissaient simplement désireux de se débarrasser de lui le plus tôt possible. Ils étaient tous humains, ou presque. Hommes et femmes. La plupart portaient une combinaison, ou plusieurs éléments de combinaison, mais on voyait aussi des tee-shirts et des shorts. Le commandant de bord, qui traversait maintenant le petit groupe pour se rapprocher de Horza, était grand et musclé avec une masse de cheveux noirs peignés en arrière qui découvraient son front ; il avait le teint cireux et quelque chose de la bête sauvage dans la bouche et dans les yeux. Sa voix lui allait décidément très bien. Tandis qu’il s’avançait, Horza vit qu’il tenait un pistolet-laser. Sa combinaison était noire et ses lourdes bottes faisaient résonner le pont de métal nu. Il s’arrêta à la hauteur du jeune homme aux cheveux argentés, qui triturait l’ourlet de son tee-shirt en se mordant la lèvre.

— Comment se fait-il que vous ne soyez pas mort ? demanda tranquillement l’Homme à Horza.

— Je suis sacrément plus costaud que j’en ai l’air.

L’Homme sourit et hocha la tête.

— Je m’en doute. (Il se retourna et regarda brièvement la combinaison.) Et que faisiez-vous là-dehors dans ce truc ?

— Je travaillais pour les Idirans. Comme ils ne voulaient pas que le vaisseau de la Culture me prenne, et qu’ils comptaient me récupérer plus tard, ils m’ont jeté par-dessus bord pour que j’attende l’arrivée de la flotte. Au fait, elle devrait être là d’ici huit ou dix heures, alors à votre place, je ne traînerais pas trop dans le coin.

— Tiens donc, répondit posément le commandant en haussant à nouveau les sourcils. Vous m’avez l’air sacrément bien informé, vieillard.

— Je ne suis pas si vieux que ça. Ce que vous voyez est le travestissement que j’ai revêtu pour ma dernière mission – grâce à une drogue agissant sur l’âge apparent. L’effet est en train de s’estomper. Encore un jour ou deux et je serai de nouveau en état de me rendre utile.

L’Homme secoua tristement la tête.

— Je crains bien que non. (Il tourna les talons et rejoignit les autres.) Balance-le par-dessus bord, ordonna-t-il au jeune homme en tee-shirt, qui se mit immédiatement en marche.

— Non mais, attendez un peu, là ! cria Horza en se relevant tant bien que mal.

Il recula contre le mur, les mains tendues, paumes ouvertes ; mais l’adolescent venait droit sur lui. Les autres partageaient leur attention entre lui et leur chef. Horza se jeta en avant et décocha au jeune homme un coup de pied trop preste pour que celui-ci puisse intervenir. Il l’atteignit au niveau des parties génitales et l’autre émit un son étranglé avant de tomber sur le pont, les mains crispées sur son entrejambe. L’Homme avait fait volte-face. Il contempla son camarade, puis Horza.

— Mais encore ? fit-il.

Horza eut la nette impression que tout cela l’amusait. Il indiqua l’adolescent, qui s’était mis à genoux.

— Je vous l’ai dit : je peux rendre des services. Je me bats bien. Vous pouvez garder la combi si…

— Je vous signale qu’elle est déjà en ma possession, coupa sèchement le commandant.

— Alors, donnez-moi au moins une chance. (Horza les dévisagea tour à tour.) Vous êtes des mercenaires, c’est ça ? (Pas de réponse. Il sentit qu’il commençait à transpirer et interrompit net le processus.) Prenez-moi avec vous. Tout ce que je demande, c’est qu’on me donne ma chance. Si je la laisse passer, alors vous me balancez.

— Pourquoi ne pas s’en occuper tout de suite ? demanda le commandant en écartant les bras. Ça irait plus vite, ajouta-t-il en riant.

Quelques-uns l’imitèrent.

— Une petite chance, répéta Horza. Je ne vous demande quand même pas grand-chose.

— Je regrette, fit l’autre en secouant la tête. Nous sommes déjà trop nombreux.

Le jeune aux cheveux d’argent levait sur Horza un visage déformé par la douleur et la haine. Quant aux autres, ils regardaient l’intrus d’un air ironique ou, souriants, échangeaient des propos à voix basse en le désignant de la tête. Il se rendit brusquement compte qu’à leurs yeux, il n’était qu’un vieillard maigrichon, et de surcroît nu comme un ver.

— Et merde ! cracha-t-il en rivant sur l’Homme un regard furibond. Donnez-moi cinq jours et je vous prends quand vous voulez !

Les sourcils du commandant se haussèrent. L’espace d’une seconde, son visage exprima une nuance de colère, puis il éclata de rire et agita son laser en direction de Horza.

C’est bien, vieillard. Voici ce qu’on va faire. (Les mains sur les hanches, il contempla en hochant la tête le jeune toujours agenouillé.) Vous n’avez qu’à vous battre contre Zallin ici présent. Prêt pour la bagarre, Zallin ?

— Je vais le tuer, répondit l’intéressé en fixant obstinément la gorge de Horza.

L’Homme rit à nouveau et, dans son dos, quelques mèches de cheveux noirs s’échappèrent du col de sa combinaison.

— C’est bien le but de la manœuvre. (Il reporta son regard sur Horza.) Je vous l’ai dit : nous sommes déjà à l’étroit ici. Il va falloir libérer une place. (Il se retourna vers les autres.) Dégagez-leur un espace. Et qu’on donne un short à ce vieux ; il me coupe l’appétit.

L’une des femmes lui jeta un short, qu’il enfila. On avait emporté la combinaison ; la navette garée dans le hangar roula latéralement sur deux ou trois mètres et alla heurter la paroi du fond. Zallin finit par se remettre sur pied et rejoindre les autres. On lui vaporisa un anesthésique sur les parties génitales et Horza songea : Dieu merci, elles n’étaient pas rétractiles. Adossé au mur, il observait le petit groupe. Zallin était le plus grand de tous. Il avait des bras qui lui descendaient presque jusqu’aux genoux, et gros comme la cuisse de Horza, avec ça.

Ce dernier vit le commandant le désigner d’un mouvement de tête, et une des femmes s’approcha de lui. Elle avait un petit visage dur, la peau sombre et des cheveux blonds tout hérissés. Son corps tout entier était mince et ferme, et Horza se dit qu’elle avait une démarche d’homme. Lorsqu’elle fut tout près de lui, il distingua un léger duvet sur son visage ; la longue chemise qu’elle portait en révélait également la présence sur ses jambes et ses bras. Elle s’arrêta à sa hauteur et le regarda de la tête aux pieds.

— Je serai votre témoin, si ça peut vous soulager.

C’était elle, la voix plaisante qu’il avait remarquée au début. Malgré sa peur, Horza se sentit déçu. Il agita la main et répondit :

— Mon nom est Horza, puisque vous insistez pour le connaître.

Imbécile ! se morigéna-t-il. Qu’est-ce qui te prend de leur donner ton vrai nom ? Pourquoi ne pas leur apprendre que tu es un Métamorphe, aussi ? Crétin !

— Yalson, répondit-elle avec brusquerie tout en lui tendant la main.

Horza ne sut pas très bien s’il s’agissait de son nom ou bien d’une forme de salut. Il s’en voulait à mort. Comme s’il n’avait pas déjà assez de problèmes, voilà qu’il leur révélait son vrai nom ! Cela resterait sans doute sans conséquence, mais il savait trop bien que ce sont souvent les petits dérapages, les erreurs apparemment mineures qui font la différence entre l’échec et le succès, voire entre la mort et la vie. Il comprit enfin ce qu’elle attendait de lui et lui prit la main. Elle était sèche et froide, mais vigoureuse. La femme lui serra la main en retour, et retira la sienne avant qu’il n’ait pu en faire autant. Ignorant totalement de quelle région venait cette femme, il n’en tira guère de conclusions. Mais chez lui, ce geste aurait représenté une invite bien spécifique.

— Horza, hein ? (Elle hocha la tête et posa les mains sur ses hanches comme l’avait fait le commandant un peu plus tôt.) Eh bien, bonne chance, Horza. À mon avis, Kraiklyn tient Zallin pour le moins indispensable des membres de l’équipage ; il ne vous en voudra donc pas beaucoup si vous gagnez. (Elle baissa les yeux sur la bedaine flasque et la poitrine décharnée de Horza, et son front se barra d’un pli soucieux.) Si vous l’emportez, répéta-t-elle.

— Merci beaucoup, déclara-t-il en s’efforçant de rentrer le ventre et de bomber le torse. (Il indiqua les autres.) On prend les paris, là-bas ? demanda-t-il en essayant de sourire.

— Seulement sur la durée totale du combat.

Le sourire hésitant de Horza s’effaça. Il détourna les yeux et dit :

— Vous savez, j’ai déjà assez de raisons de déprimer sans que vous en rajoutiez. Si vous voulez jouer de l’argent, allez-y, ne vous gênez pas pour moi.

Il reporta son regard sur la femme et n’y lut pas trace de compassion, ni même de vague sympathie. Elle le regarda encore une fois de la tête aux pieds, puis hocha la tête, tourna les talons et repartit se joindre aux autres. Horza laissa échapper un juron.

— On y va ! annonça Kraiklyn en frappant dans ses mains gantées.

Le groupe se divisa, et on alla s’aligner contre deux parois opposées du hangar. À l’autre bout de l’espace qu’on venait ainsi de dégager, Zallin lançait des regards noirs à Horza. Celui-ci se détacha de la paroi et se secoua ; il devait se décontracter et se tenir prêt.

— Bon, c’est un combat à mort, vous deux, déclara Kraiklyn en souriant. Pas d’armes, mais je ne vois pas non plus d’arbitre, alors… que le meilleur gagne. O.K., allez-y.

Horza s’éloigna encore un peu de la paroi. Zallin venait sur lui, la tête rentrée dans les épaules et les genoux fléchis ; ses bras tendus évoquaient une paire de mandibules démesurées appartenant à un énorme insecte. Horza savait très bien que s’il employait toutes ses armes corporelles (si toutefois il les avait toutes à sa disposition : il ne fallait pas oublier qu’on lui avait arraché ses toxidents sur Sorpen), il était pratiquement sûr de gagner, sauf si Zallin réussissait par hasard à le frapper au bon endroit. Seulement il avait également la certitude que, s’il se servait de sa seule arme vraiment efficace (les glandes toxiques logées sous ses ongles), les autres devineraient sa nature et signeraient son arrêt de mort. S’il avait encore eu ses dents, il aurait pu s’en tirer en mordant Zallin. Le toxique affectait le système nerveux central, et sa victime s’en serait trouvée progressivement ralentie ; peu de chances pour que les autres s’aperçoivent de quoi que ce soit. Mais quant à le griffer… ils y resteraient tous les deux. Le poison contenu dans les vésicules sous ses ongles paralysait les muscles les uns après les autres, à partir du point de pénétration, et il serait bientôt évident que Zallin n’avait pas été griffé par des ongles ordinaires. Même en admettant que les autres ne l’accusent pas de tricherie, l’Homme, Kraiklyn, comprendrait forcément qu’il avait affaire à un Métamorphe et le ferait exécuter sans attendre.

Les Métamorphes représentaient une menace pour tous ceux qui gouvernaient par l’intimidation, que ce soit par le biais de la volonté ou celui des armes. Amahain-Frolk l’avait su, et Kraiklyn devait le savoir aussi.

L’espèce de Horza faisait aussi l’objet d’un dégoût certain, profondément enraciné dans la nature humaine. Non seulement la souche génétique avait été, dans leur cas, considérablement modifiée, mais ils menaçaient les autres dans leur identité, ils défiaient l’individualisme, même chez ceux qu’ils auraient eu le plus grand mal à contrefaire. Cela n’avait rien à voir avec l’âme, ou la notion de possession physique ou spirituelle ; ainsi que le comprenaient très bien les Idirans, c’était la reproduction d’autrui au niveau comportemental qui révoltait tout le monde. L’individualité, ce trésor que les humains chérissaient plus que tout autre en eux-mêmes, se trouvait d’une certaine manière rabaissée par la facilité avec laquelle un Métamorphe en méprisait les limites pour l’utiliser comme travestissement.

Mais il s’était métamorphosé en vieillard, et il en supportait encore les conséquences. Zallin était maintenant tout proche.

L’adolescent plongea en avant, usant de ses bras formidables comme de pinces et cherchant gauchement à attraper Horza. Ce dernier l’esquiva et fit un bond de côté, prenant de vitesse son agresseur. Avant que celui-ci ait pu suivre le mouvement, le Métamorphe lui expédia un coup de pied en direction du visage, qui ne réussit qu’à l’atteindre à l’épaule. Zallin poussa un juron. Horza en fit autant. Il s’était fait mal au pied.

Tout en se frottant l’épaule, le jeune homme revint à la charge ; il s’y prit tout d’abord avec une certaine nonchalance, puis détendit brusquement un bras démesurément long et son poing effleura le visage de Horza. Le Métamorphe sentit sur sa joue le courant d’air déplacé par le mouvement. Si l’autre avait réussi à le faucher, si son coup avait porté, le combat se serait arrêté là. Il feinta d’un côté, puis sauta brusquement de l’autre côté et pivota sur un talon afin de lui décocher une nouvelle ruade, visant cette fois l’entrejambe. Il atteignit son but, mais le jeune homme se contenta de sourire douloureusement et chercha à nouveau à attraper Horza. Le vaporisateur avait dû annihiler toute sensation dans cette partie de son anatomie.

Horza se mit à tourner autour de son adversaire, qui le fixait avec une concentration intense. Il continuait d’arrondir les bras devant lui, comme s’il s’agissait réellement de pinces, et ses doigts se contractaient spasmodiquement ; on l’aurait dit impatient de prendre enfin Horza à la gorge. Le Métamorphe avait à peine conscience des spectateurs, des lampes ou de l’équipement du hangar. Tout ce qu’il voyait, c’était l’adolescent en position défensive, prêt à bondir, avec ses bras puissants et ses cheveux d’argent, son tee-shirt effrangé et ses souliers légers. Ceux-ci se mirent tout à coup à grincer sur le métal du pont, et Zallin revint à l’attaque. Horza virevolta et détendit sa jambe droite. Son pied alla frapper Zallin à l’oreille droite, et le jeune homme fit un bond en arrière en se massant le côté de la tête.

Horza se rendit compte qu’il perdait son souffle. Il dépensait trop d’énergie à se maintenir en état de tension maximale, prêt à parer à la prochaine attaque ; en attendant, il ne blessait pas suffisamment son adversaire. À ce rythme, l’autre l’aurait bientôt à l’usure, sans même avoir à lui tomber dessus.

Zallin ouvrit à nouveau les bras et se remit à avancer. Horza sauta de côté, arrachant un gémissement de douleur à ses muscles de vieillard. Zallin tourna sur lui-même. Horza bondit en avant, pivota à nouveau sur un pied tout en projetant l’autre vers l’estomac de son ennemi. L’impact produisit un son satisfaisant ; Horza fit mine de s’écarter d’un bond, puis se rendit compte que son pied ne suivait pas : Zallin le retenait. Le Métamorphe s’effondra sur le pont.

Zallin vacillait, une main appliquée à hauteur de diaphragme. Haletant, il se plia en deux, puis fit quelques pas chancelants (Horza se dit qu’il avait dû lui briser une côte), mais ne relâcha pas son étreinte. Horza avait beau tirer et tordre son pied en tous sens, il ne réussit pas à le dégager.

Il tenta de produire une impulsion-sueur dans la partie inférieure de sa jambe droite ; il n’avait pas pratiqué cette méthode depuis l’entraînement au combat singulier dispensé par l’Académie de Heibohre, mais cela valait la peine d’essayer. Tout était bon, du moment qu’il avait une chance de desserrer l’étreinte de l’autre. Mais la tentative resta infructueuse. Il avait dû oublier comment on s’y prenait, ou bien ses glandes artificiellement vieillies ne pouvaient plus réagir assez vite. Quoi qu’il en fût, il restait prisonnier. Zallin se remettait du coup. Il secoua la tête, et ses cheveux miroitèrent sous les lumières du hangar ; alors il referma son autre main sur la cheville de Horza.

Le Métamorphe marchait en rond sur les mains, un pied captif, l’autre pendant dans le vide, s’efforçant de prendre appui sur le pont. Zallin le regarda fixement et se mit à faire de grands gestes circulaires, comme pour lui arracher le pied droit. Horza interpréta correctement la manœuvre et, de tout son corps, anticipa le déplacement ; il se retrouva à son point de départ, un pied prisonnier des mains de Zallin et ses propres paumes frappant le sol de biais, à mesure qu’il s’efforçait de s’adapter aux mouvements de l’autre. Je pourrais l’attaquer aux jambes ; leur foncer dessus et y planter mes dents, songea Horza en cherchant désespérément quoi faire. Dès qu’il ralentira le rythme, j’aurai ma chance. Ils n’y verront que du feu. Il suffit simplement que je… Alors, bien sûr, cela lui revint. Ils les lui avaient arrachées. Ces vieux salauds – et Balvéda par la même occasion – allaient finalement le tuer, cette dernière depuis sa tombe. Tant que Zallin tiendrait ainsi son pied, le combat ne pouvait avoir qu’une seule issue.

Oh, et puis tant pis. Je le mords quand même. Cette pensée le surprit lui-même ; elle fut conçue et exécutée avant même qu’il ait vraiment eu le temps de l’envisager. Il se retrouva brusquement en train de tirer sur sa jambe prisonnière tout en poussant de toutes ses forces sur ses deux mains ; puis il se jeta dans les jambes de Zallin et planta les dents qui lui restaient dans le mollet droit du jeune homme.

— Aaaah ! hurla ce dernier.

Horza serra encore les mâchoires et sentit l’autre relâcher un tant soit peu son étreinte autour de sa cheville. Il releva brusquement la tête dans l’intention d’emporter un morceau de chair. Il avait l’impression que sa rotule allait exploser et son tibia se briser mais il se concentra sur sa bouchée de chair vive et se projeta aussi fort qu’il put contre le corps de Zallin. Celui-ci lâcha prise.

Horza l’imita et s’éloigna précipitamment de l’adolescent, dont les deux mains s’abattaient en direction de sa tête. Le Métamorphe se releva ; sa cheville et son genou lui faisaient mal, mais n’avaient pas subi de dommages. Zallin s’avança en boitant ; le sang ruisselait sur son mollet. Horza changea de tactique, se précipita sur lui et le frappa en plein ventre, sous la garde rudimentaire que formaient ses bras énormes. Zallin porta ses deux mains au niveau de son estomac et, obéissant à un réflexe, s’accroupit. En arrivant à sa hauteur, Horza frappa des deux mains sur le cou de l’autre.

Normalement, le coup aurait dû tuer son adversaire ; mais Zallin était fort, et Horza encore faible. Ce dernier recouvra son équilibre, se retourna, et faillit heurter certains des mercenaires alignés contre la paroi ; le combat s’était déplacé d’un bout à l’autre du hangar. Avant qu’il ait pu le frapper à nouveau, Zallin se redressa, le visage enlaidi par l’agressivité et la frustration. Il poussa un cri et fonça tête baissée sur Horza, qui se contenta de faire un pas de côté. Mais le jeune homme trébucha dans sa course et, par le plus grand des hasards, son crâne vint percuter le ventre de Horza.

Le coup fut d’autant plus douloureux et démoralisant qu’il était inattendu. Horza tomba et roula sur lui-même en s’efforçant par la même occasion de faire basculer son agresseur par-dessus lui, mais celui-ci s’abattit sur lui, au contraire, et le cloua au sol. Le Métamorphe se tortilla en vain. Il était coincé.

Zallin se redressa légèrement en prenant appui sur une de ses paumes, et leva l’autre derrière sa tête tout en rivant un regard mauvais sur son adversaire à terre. Horza se rendit brusquement compte qu’il n’avait plus d’issue. Il regarda s’élever et reculer ce poing, prit conscience de son propre corps aplati au sol et de ses bras immobilisés, et sut que tout était fini. Il avait perdu la partie. Il se prépara à tourner la tête aussi vite que possible afin d’esquiver ce coup susceptible de lui fracasser à tout moment les os de la face, et s’efforça une nouvelle fois de bouger les jambes ; mais c’était sans espoir. Il eut envie de fermer les yeux, puis se ravisa. Peut-être l’Homme va-t-il me prendre en pitié. Il a bien vu que je savais me battre. Je n’ai pas eu de chance, c’est tout. Peut-être va-t-il arrêter ça et…

Le poing de Zallin s’immobilisa, tel le couperet suspendu tout en haut de la guillotine juste avant qu’on ne le libère.

Et ne s’abattit pas. Comme Zallin se raidissait, son autre main calée sur le pont, qui supportait le poids de son torse, dérapa et se déroba brusquement : elle avait glissé sur son propre sang. Il poussa un grognement de surprise. En s’effondrant sur Horza, il pivota légèrement ; le Métamorphe sentit sur son corps la pression s’atténuer. Zallin roula sur lui-même, et Horza en profita pour se soulever de terre, puis rouler dans la direction opposée. Il se retrouva au pied des mercenaires qui observaient l’affrontement. La tête de Zallin heurta le plancher ; le choc ne fut pas très rude, mais avant que le jeune homme ait pu réagir, Horza se jeta sur son dos, referma ses mains autour de son cou et tira vers l’arrière le crâne aux cheveux d’argent. Puis il enfourcha Zallin et l’immobilisa.

L’autre ne bougeait plus. Un gargouillement sortait de sa gorge prisonnière. Il avait suffisamment de force pour repousser le Métamorphe, se retourner sur le dos et l’écraser ; mais avant qu’il ait pu faire quoi que ce soit, une seule contraction des mains de Horza lui aurait rompu le cou.

Zallin avait les yeux levés vers Kraiklyn, qui se tenait presque en face de lui. Hors d’haleine, baigné de sueur, Horza plongea à son tour son regard dans les yeux profondément enfoncés de l’Homme. Zallin se tortilla un peu, puis sentit Horza raidir ses avant-bras et se tint tranquille.

Ils avaient tous les yeux rivés sur lui, tous ces mercenaires, pirates ou boucaniers, quel que fût le nom qu’ils se donnaient. Ils faisaient cercle contre les deux parois du hangar et regardaient Horza. Mais seul Kraiklyn le regardait dans les yeux.

— On n’est pas obligés d’aller jusqu’au bout, haleta Horza. (Il contempla un instant les cheveux argentés de son ennemi, dont quelques mèches étaient plaquées sur son crâne par la transpiration. Puis il revint à Kraiklyn.) J’ai gagné. Vous n’avez qu’à débarquer le gamin à votre prochaine escale. Ou me débarquer moi. Je ne tiens pas à le tuer.

Sa jambe droite était en contact avec une substance tiède et gluante répandue sur le pont. Il comprit que c’était le sang qui s’écoulait du mollet blessé de Zallin. Kraiklyn arborait une expression curieusement distante. Le pistolet-laser ressortit souplement de son baudrier, trouva sa place dans la main gauche du commandant et visa Horza en plein front. Dans le silence absolu qui régnait, ce dernier l’entendit se mettre en marche avec un cliquètement suivi d’un bourdonnement, à un mètre à peine de son crâne.

— Alors tu vas mourir, l’informa Kraiklyn d’une voix neutre, égale. Je n’ai pas de place à bord pour un homme qui ne sait pas s’offrir de temps en temps un bon petit meurtre.

Horza regarda Kraiklyn dans les yeux, par-dessus le canon immobile du pistolet-laser. Zallin gémit.

Le craquement se répercuta sur les surfaces métalliques du hangar et résonna comme un coup de feu. Horza écarta les bras sans quitter des yeux le visage du mercenaire en chef. Le corps inerte de Zallin retomba mollement sur le pont et s’affaissa sous son propre poids. Kraiklyn sourit et rengaina son arme, qui s’éteignit avec un déclic et une stridulation décroissante.

— Bienvenue à bord de la Turbulence Atmosphérique Claire.

Kraiklyn soupira et enjamba le cadavre de Zallin. Puis il s’avança jusqu’au milieu de la paroi qui lui faisait face, ouvrit une porte et disparut avec un bruit de bottes résonnant sur des marches. La plupart des autres lui emboîtèrent le pas.

— Bien joué.

Toujours à genoux, Horza se retourna en s’entendant apostropher. C’était à nouveau la femme dont il aimait la voix, Yalson. Là encore, elle lui tendit la main, mais cette fois, pour l’aider à se relever. Il la saisit avec gratitude et se remit sur pied.

— Je n’y ai pris aucun plaisir, lui dit-il. (Il passa son avant-bras sur son front pour en chasser la sueur et plongea son regard dans les yeux de la femme.) Votre nom, c’est bien Yalson, c’est ça ?

Elle hocha la tête.

— Et vous, vous êtes Horza.

— Alors salut, Yalson.

— Salut, Horza.

Elle sourit à demi et Horza aima son sourire. Puis il reporta son attention sur le cadavre écroulé en tas sur le pont. La blessure de sa jambe ne saignait plus.

— Qu’est-ce qu’on va faire de ce pauvre type ? demanda-t-il.

— Le balancer par-dessus bord, quoi d’autre ?

Yalson releva les yeux sur les autres membres d’équipage demeurés dans le hangar, trois individus de sexe mâle, tous recouverts d’une épaisse fourrure, solidement bâtis et vêtus de shorts. Ils se tenaient au coude à coude près de la porte et le dévisageaient avec curiosité. Tous trois portaient de grosses bottes, comme si on les avait dérangés au moment d’enfiler leur combinaison. Horza eut envie de s’esclaffer, mais préféra leur sourire et les saluer de la main.

— Salut !

— Ah, je vous présente les Bratsilakins, annonça Yalson tandis que les trois silhouettes velues agitaient à son intention, avec un léger décalage, leurs mains couleur gris fer. Numéros Un, Deux et Trois, poursuivit-elle en les désignant successivement d’un mouvement du menton. Nous sommes certainement la seule Libre Compagnie à trimballer un groupe de clones paranoïaques.

Horza la dévisagea pour s’assurer qu’elle ne plaisantait pas, et juste à cet instant les trois humains à fourrure s’approchèrent de lui.

— N’écoutez pas ce qu’elle vous dit, entama l’un d’une voix très douce qui surprit Horza. Elle n’a jamais pu nous sentir. Nous espérons seulement que vous êtes de notre côté à nous.

Six yeux anxieux le scrutaient. Il fit de son mieux pour sourire.

— Comptez là-dessus, répondit-il.

Ils lui rendirent son sourire et s’entre-regardèrent en échangeant des hochements de tête.

— On va mettre Zallin dans un vactube. On le balancera plus tard, proposa Yalson aux trois autres.

Elle se dirigea vers le cadavre, et deux des Bratsilakins l’imitèrent. À eux trois, ils transportèrent le corps inerte dans un coin du hangar. Là, ils soulevèrent quelques lattes métalliques du plancher, ouvrirent une écoutille circulaire et tassèrent Zallin dans un espace exigu avant de refermer le tout. Le troisième Bratsilakin prit un morceau de tissu accroché à un panneau mural et entreprit d’éponger le sang qui maculait le pont. Puis le groupe de clones velus prit le chemin de la porte et des escaliers qu’elle dissimulait. Yalson marcha sur Horza et eut un mouvement de tête latéral.

— Venez. Je vais vous montrer où vous pourrez vous nettoyer.

Il la suivit en direction de la porte. À un moment, elle se retourna.

— Les autres sont allés manger. Je vous retrouve au mess si vous y arrivez à temps. Vous n’avez qu’à vous repérer à l’odeur de nourriture. Et puis, il faut que j’aille ramasser mes gains.

— Vos gains ?

Ils atteignirent la porte. Yalson posa la main sur ce qui devait être un interrupteur commandant l’éclairage du hangar. Elle se retourna et le regarda dans les yeux.

— Mais oui. (Elle exerça une pression de la main. Les lumières demeurèrent, mais Horza sentit une vibration sous la plante de ses pieds et entendit un sifflement suivi d’un bruit comparable à celui d’une pompe qui se met en marche.) J’ai parié sur vous, poursuivit Yalson, qui lui tourna alors le dos et s’élança dans l’escalier en grimpant les marches quatre à quatre.

Horza jeta un dernier regard dans le hangar, puis partit à sa suite.

Juste avant de rentrer en gauchissement, comme son équipage passait à table la Turbulence Atmosphérique Claire expulsa le corps sans vie de Zallin. Là où le vaisseau avait trouvé un homme bien vivant dans sa combinaison, il abandonna un jeune garçon en short et tee-shirt en lambeaux qui, pétrifié par le froid, s’éloigna en tournoyant tandis qu’une fine coquille de molécules d’air s’épanouissait autour du cadavre, image de vie en partance.

4. Le Temple de la Lumière

La Turbulence Atmosphérique Claire s’enfonça dans l’ombre d’une lune, dont elle dépassa la surface stérile et creusée de cratères ; son sillage ondula tandis qu’elle contournait le rebord supérieur d’un puits de gravité, puis elle descendit vers une planète bleu-vert tout entourée de nuages. Dès qu’elle eut dépassé la lune, sa trajectoire s’incurva ; le nez de l’appareil se détourna pour pointer à nouveau vers l’espace. À mi-chemin de cette courbe, la TAC libéra sa navette en la propulsant vers l’horizon embrumé du globe, en direction de la ligne de ténèbres mouvantes qui recouvraient la surface tel un manteau noir.

Dans la navette se trouvait Horza, ainsi que l’essentiel de l’équipage dépareillé de la TAC. Tous portaient des combinaisons spatiales de conceptions variées, et avaient pris place sur des bancs étroits dans l’habitacle exigu du compartiment passagers ; même les trois Bratsilakins arboraient des modèles différents. La seule tenue moderne du lot était celle de Kraiklyn, c’est-à-dire la combinaison confisquée à Horza.

Tous étaient armés, et là encore régnait la diversité. On remarquait surtout des armes de type laser, ou pour être plus précis, ce que la Culture appelait des SOERC – Système Offensif à Émission de Rayonnement Cohérent. Les meilleures de ces armes opéraient dans une région du spectre invisible pour l’œil humain. Quelques-uns tenaient des canons à plasma ou des pistolets lourds, et l’on voyait également un Microhowitzer d’allure fort efficace, mais seul Horza avait une arme à projectiles, de surcroît vieille, sommaire et lente à la détente. Il en vérifia le fonctionnement pour la dixième ou onzième fois, et la maudit à voix haute. Il en profita pour maudire aussi la vieille combinaison pleine de fuites qu’on lui avait cédée, et dont la visière commençait à se couvrir de condensation. Tout ça était vraiment lamentable.

La navette se mit à gîter et vibrer en entrant dans l’atmosphère de la planète Marjoin, où ils étaient censés attaquer et piller un lieu nommé Temple de la Lumière.

Il avait fallu quinze jours à la Turbulence Atmosphérique Claire pour franchir péniblement les vingt et une années-lumière qui séparaient le système de Sorpen de Marjoin. Kraiklyn se vantait de pouvoir atteindre les douze cents lumière, mais cette allure-là, précisait-il, était exclusivement réservée aux cas d’urgence. Horza avait jeté un coup d’œil à la TAC, mais doutait qu’elle pût atteindre une vitesse à quatre chiffres sans que ses gauchisseurs externes ne la retournent comme une crêpe et ne l’envoient valser dans les cieux avec tout ce qu’elle contenait.

La Turbulence Atmosphérique Claire était un vénérable cuirassé d’assaut d’origine hronish datant d’une des dernières dynasties en plein déclin ; plus connu pour sa robustesse et sa fiabilité que pour ses performances et sa subtilité… D’ailleurs, étant donné le degré de compétence technique manifesté par l’équipage, songeait Horza, c’était aussi bien comme cela. Le vaisseau mesurait quelque cent mètres de long sur vingt à sa plus grande largeur et quinze dans le sens de la hauteur, sans compter un empennage de dix mètres au sommet de la poupe. De chaque côté de la coque s’enflaient les unités-gauchisseurs, copies en réduction de la coque proprement dite à laquelle elles étaient reliées au milieu par des ailes massives ainsi que par de minces pylônes profilés qui allaient s’y rattacher juste derrière la proue. La TAC était aérodynamique et équipée de moteurs à fusion auxiliaires auxquels s’ajoutait un petit propulseur vertical situé dans le nez de l’appareil, pour pouvoir évoluer dans les diverses atmosphères et les puits de gravité. Horza trouvait que, sur le plan du confort, elle laissait grandement à désirer.

On lui avait attribué la couchette de Zallin ; il partageait maintenant avec Wubslin un volume de deux mètres cubes pompeusement baptisé « cabine ». Wubslin était le mécanicien de bord. Il se donnait le titre d’ingénieur, mais après avoir tenté pendant quelques minutes de lui soutirer des informations techniques sur la TAC, Horza comprit que cet homme trapu à la peau blanche ne savait presque rien des circuits complexes de son appareil. Il n’était pas déplaisant, il ne sentait pas mauvais, et ne ronflait que rarement ; ça aurait donc pu être pire.

Le vaisseau comptait dix-huit passagers, logés dans neuf cabines. Naturellement, l’Homme en occupait une à lui tout seul, tandis que les Bratsilakins en partageaient une autre, plutôt nauséabonde, dont ils se plaisaient à laisser toujours la porte ouverte ; les autres membres de l’équipage, eux, se plaisaient à la refermer chaque fois qu’ils passaient par là. Horza constata avec déception qu’il n’y avait que quatre femmes à bord, dont deux se montraient rarement et ne communiquaient guère avec les autres que par gestes et signes. La troisième était une fanatique religieuse qui, quand elle n’essayait pas de le convertir à un dogme appelé « Cercle de la Flamme », passait tout son temps câblée dans la cabine qu’elle partageait avec Yalson, à fantasmer sur d’interminables cérébrobandes. Yalson semblait être le seul être de sexe féminin normal, encore que Horza eût du mal à voir la femme en elle. Ce fut pourtant elle qui se chargea de le présenter aux autres et de lui fournir les renseignements dont il aurait besoin sur le navire et son équipage.

Il s’était lavé dans l’un des multiples points d’eau, à peine larges comme des cercueils, que comportait l’appareil puis, comme le lui avait suggéré Yalson, il s’était dirigé à l’odeur vers le mess ; là, on ne tint guère compte de lui, mais on poussa tout de même un plat dans sa direction. Kraiklyn lui lança un seul et unique regard au moment où il prenait place à table, puis retourna à sa discussion, qui portait sur les armes, les armures et la stratégie. Une fois le repas terminé, Wubslin lui montra sa cabine et s’éclipsa. Horza se ménagea un espace sur la couchette de Zallin, tira des draps déchirés sur sa carcasse vieillie, épuisée et percluse de douleurs, puis sombra dans un profond sommeil.

Au réveil, il empaqueta les maigres affaires de Zallin. Pathétique : le jeune disparu possédait quelques tee-shirts, deux ou trois shorts ou kilts courts, une épée rouillée, un assortiment de poignards bon marché glissés dans des étuis qui tombaient en lambeaux, et un petit nombre de grands livres à micropages en plastique ; illustrés d’images mouvantes, ceux-ci répétaient inlassablement, tant qu’on les maintenait ouverts, des scènes issues de batailles anciennes. Et c’était tout. Horza conserva la combinaison peu étanche du jeune homme, bien qu’elle fût bien trop grande et impossible à ajuster à sa taille, ainsi qu’un vieux fusil à projectiles très mal entretenu.

Il enveloppa le reste dans un des draps les plus effrangés et emporta le tout dans le hangar. Rien n’avait bougé. Personne n’avait pris la peine de remettre la navette en place. Nue jusqu’à la taille, Yalson faisait un peu d’exercice. Horza fit halte au pied de l’escalier, sur le seuil de la porte, et la regarda faire. Elle virevoltait, bondissait, enchaînait les sauts périlleux avant et arrière, lançait les jambes en l’air et donnait des coups de poing dans le vide en assortissant de petits grognements chacun de ses mouvements nets et précis. Puis elle aperçut Horza et s’immobilisa.

— Contente de vous revoir. (Elle se courba, ramassa sa serviette sur le pont et entreprit de se frotter la poitrine et les bras, où la transpiration faisait luire le duvet doré.) J’ai cru que vous aviez claqué.

— J’ai dormi longtemps ?

Horza ignorait quel système de mesure du temps on employait à bord.

— Deux jours standards. (Yalson sécha ses cheveux hirsutes, puis drapa la serviette humide sur ses épaules légèrement duveteuses.) On dirait que ça vous a fait du bien.

— En effet, je me sens mieux.

Il ne s’était pas encore regardé dans la glace ni dans un inverseur, mais sentait que son corps reprenait son apparence normale, qu’il ne serait bientôt plus un vieillard.

— Les affaires de Zallin ? demanda-t-elle en indiquant le paquet qu’il tenait.

— Oui.

— Je vais vous montrer comment marchent les vactubes. On les balancera sûrement la prochaine fois qu’on sortira de gauchissement.

Yalson ouvrit la trappe du pont, puis le vactube qu’elle dissimulait ; Horza laissa tomber les biens de Zallin dans le cylindre, et Yalson referma le tout. Le Métamorphe capta l’odeur de son corps chaud tout en sueur et la trouva agréable. Néanmoins, il n’y avait rien dans l’attitude de la jeune femme qui puisse lui laisser croire qu’un jour, il y aurait autre chose entre eux que de l’amitié. Mais sur ce vaisseau, il était prêt à se contenter de cela. Il aurait certainement bien besoin d’une amie.

Ils allèrent ensuite manger au mess. Horza mourait de faim ; son organisme exigeait les ingrédients nécessaires à sa reconstitution, histoire de remplumer un peu la forme fluette qu’il avait adoptée pour contrefaire le ministre de l’Extérieur de la Gérontocratie de Sorpen.

Au moins les autocuisines fonctionnent correctement, songea le Métamorphe, et le champ anti-g n’est pas trop inégal. L’idée de devoir passer son temps dans ces cabines étroites en mangeant des horreurs sous un champ de gravité bosselé ou erratique le remplissait d’horreur.

— … Zallin n’avait pas vraiment d’amis, déclara Yalson en secouant la tête, ce qui ne l’empêcha pas d’enfourner sa nourriture.

Ils s’étaient installés ensemble au mess. Horza désirait savoir s’il y avait à bord des individus susceptibles de vouloir venger sa victime.

— Pauvre gamin, déclara-t-il.

Il reposa sa cuiller et regarda sans la voir la salle au plafond bas où régnait le désordre. L’espace d’une seconde, il sentit à nouveau dans ses mains cet ultime et déterminant craquement, il se représenta mentalement cette colonne vertébrale brisée, cet œsophage écrasé, ces artères comprimées… le tout emportant la vie du jeune homme comme on bascule un interrupteur.

— D’où venait-il ? reprit Horza.

— Qui sait ? répondit Yalson en haussant les épaules. (Elle remarqua l’expression de son compagnon et ajouta entre deux bouchées :) Écoutez, il vous aurait tué. Ne pensez plus à lui. D’accord, c’est un peu dur, mais… bref, il était du genre pénible.

Sur quoi elle se remit à manger.

— Je me demandais simplement s’il y avait quelqu’un, quelque part, à qui je devais envoyer un message, ou peut-être ses affaires.

— Écoutez, Horza, répliqua Yalson en se tournant vers lui. Quand on embarque à bord de ce vaisseau, on n’a plus de passé. Il est grossier de demander aux gens d’où ils viennent ou ce qu’ils ont fait dans la vie avant de se joindre à l’équipage. Peut-être qu’on a tous nos secrets, ou qu’on ne veut pas parler de ce qu’on a vécu, de ce qu’on nous a fait ; peut-être qu’on ne veut même pas y penser. Quoi qu’il en soit, n’essayez pas de savoir. Dans ce rafiot, le seul endroit où on trouve un peu d’intimité, c’est dans sa tête à soi ; alors profitez-en. Si vous vivez assez longtemps, il y aura peut-être quelqu’un pour avoir envie de se livrer, probablement à l’occasion d’une cuite… mais d’ici-là, vous n’en aurez sans doute plus envie. Bref. Mon conseil : laissez tomber pour le moment. (Horza ouvrit la bouche pour répondre, mais Yalson poursuivit :) Je vais vous dire tout ce que je sais moi-même, ça vous évitera de poser des questions.

Elle reposa à son tour sa cuiller et s’essuya les lèvres d’un doigt ; puis elle se retourna pour lui faire face et leva la main. Les poils ténus du léger duvet qui tapissait ses avant-bras et le dos de ses mains conféraient une aura d’or à sa peau sombre. Elle déplia un doigt.

— Un, le vaisseau : d’origine hronish, il tourne depuis une centaine d’années. Avec une douzaine de propriétaires peu soigneux, au bas mot. Actuellement privé de laser avant depuis qu’on l’a fait sauter en voulant changer sa forme d’onde.

« Deux… (Elle étendit un autre doigt.) Kraiklyn possédait déjà le vaisseau avant qu’aucun d’entre nous ne le rencontre. Prétend l’avoir gagné dans une partie de Débâcle, quelque part juste avant la guerre. Je sais qu’il pratique ce jeu, mais j’ignore avec quel talent. Enfin, ça le regarde. Officiellement, on s’appelle la LCK – Libre Compagnie de Kraiklyn – et c’est lui le patron. C’est un sacré bon chef, et il n’hésite pas à retrousser ses manches quand il faut se battre. Il se rend en personne sur le terrain et, pour moi, c’est un très bon point. Son truc, c’est qu’il ne dort jamais. Il a dans le cerveau une… euh… (Yalson fronça les sourcils ; elle cherchait manifestement ses mots.) Une division hémisphérique opérationnelle étendue. Ça signifie qu’une moitié de son cerveau dort pendant un tiers du temps, ce qui le rend un peu rêveur, un peu vague ; pendant le deuxième tiers, c’est l’autre hémisphère qui dort partiellement et Kraiklyn ne jure que par la logique et les chiffres. Dans ces cas-là, il ne communique pas très bien. Pendant le dernier tiers, par exemple, quand il agit ou qu’il y a une urgence quelconque, les deux moitiés sont éveillées et fonctionnent en même temps. Pas facile de le surprendre dans sa couchette, avec tout ça.

— Des clones paranos et un Homme dont le crâne fait les trois-huit ! (Horza secoua la tête.) Enfin, allez-y, continuez.

— Trois, on n’est pas des mercenaires. On forme une Libre Compagnie. En fait, on n’est rien d’autre que des pirates, mais si c’est ce que Kraiklyn veut qu’on soit, alors c’est ce qu’on est. En théorie, n’importe qui peut se joindre à nous du moment qu’il ou elle peut manger comme nous et respirer le même air mais, en pratique, Kraiklyn est un peu plus difficile que ça ; et encore, je parie qu’il aimerait bien pouvoir nous trier sur le volet.

« Passons. On a rempli quelques contrats, généralement pour assurer la protection de quelqu’un, mais aussi en service d’escorte pour des planètes de troisième ordre qui s’étaient retrouvées embarquées dans le conflit ; la plupart du temps, on se contente d’attaquer et de piller partout où on estime que la pagaille provoquée par la guerre nous garantit l’impunité.

« C’est ce qui nous attend en ce moment. Kraiklyn a entendu parler d’un endroit nommé Temple de la Lumière, sur une planète de troisième zone ou presque, quelque part dans ce trou et, d’après lui, on peut “débarquer et rembarquer sans problème” – pour parodier une de ses expressions préférées. À l’en croire, c’est plein de prêtres et de trésors, là-bas ; on tue les uns et on s’empare des autres. Puis on fait route vers Vavatch Orbitale avant que la Culture la fasse sauter, et on achète quelque chose pour remplacer le laser de proue. À mon avis, les prix devraient être assez avantageux. Pour peu qu’on reste assez longtemps sur place, les gens chercheront sans doute à s’en débarrasser gratuitement.

— Pourquoi, que se passe-t-il sur Vavatch ?

Horza n’avait rien entendu à ce sujet. Il savait que Vavatch Orbitale se trouvait dans cette zone-là du conflit, mais pensait que son statut de copropriété la maintiendrait à l’écart du théâtre des opérations.

Vos amis les Idirans ne vous l’ont pas dit ? (Yalson abaissa la main aux doigts tendus qui lui avait servi à énumérer ses informations.) Eh bien, reprit-elle en voyant Horza hausser les épaules, comme vous ne l’ignorez sûrement pas, les Idirans progressent le long du flanc intérieur du Golfe – la Falaise Scintillante. La Culture semble riposter, pour une fois, ou du moins en avoir l’intention. On croyait qu’ils parviendraient encore à un accord, comme d’habitude, et que Vavatch resterait neutre. Connaissant la vénération que les Idirans ont pour les planètes, à cause de leur religion, on en avait conclu qu’ils ne s’intéresseraient pas vraiment à l’Orb’ tant que la Culture ne chercherait pas à y installer une base – ce qu’elle avait promis de ne pas faire. Merde, avec ces foutus VSG qu’ils construisent de nos jours, ils n’ont vraiment pas besoin d’implanter des bases sur des Orb’ ou des Anneaux, ou des planètes, enfin bref…

« Donc, les diverses espèces et autres bizarreries de Vavatch se croyaient tranquilles, sûres que les hostilités galactiques allaient leur passer à côté… Là-dessus les Idirans annoncent qu’ils vont finalement se rendre maîtres de Vavatch, mais officiellement seulement ; pas de présence militaire. La Culture a répliqué en disant qu’elle ne le tolérerait pas, les deux parties sont obstinément restées sur leurs précieuses positions, et la Culture a dit : “O.K., si vous ne vous retirez pas, on fait tout sauter avant même que vous n’arriviez là-bas”. Et c’est ce qui se passe en ce moment. Avant que la flotte de guerre idirane n’atteigne l’Orb’, la Culture va l’évacuer et la faire exploser.

— Ils vont évacuer une Orbitale ? s’étonna Horza.

C’était vraiment la première fois qu’il entendait parler de cette histoire. Les Idirans n’avaient rien dit de Vavatch Orbitale en lui donnant ses instructions, et même quand il contrefaisait le ministre des Affaires Extérieures, Egratin, la plupart des nouvelles interplanétaires n’avaient été que des rumeurs. Le premier imbécile venu voyait bien que l’espace entourant le Golfe Morne ne tarderait pas à devenir un vaste champ de bataille sur plusieurs centaines d’années-lumière en largeur et en hauteur, et plusieurs décennies-lumière dans le sens de la profondeur, mais quant à ce qui se tramait réellement, il n’avait pu le découvrir. De toute évidence, la guerre passait à la vitesse supérieure. Pourtant, il n’y avait qu’un fou pour envisager de déménager tous les habitants d’une Orbitale.

Yalson acquiesça en guise de confirmation.

— C’est ce qu’on dit. Ne me demandez pas d’où ils vont faire décoller tous les vaisseaux dans ce cas précis, mais c’est bien ce qu’ils ont l’intention de faire.

— Ils sont fous, fit Horza en secouant la tête.

— Ouais, eh bien, ils l’avaient déjà prouvé en rentrant en guerre.

— D’accord. Excusez-moi. Poursuivez, pressa-t-il en agitant la main.

— J’ai oublié ce que je voulais dire d’autre. (Yalson sourit et contempla ses trois doigts dressés comme s’ils pouvaient lui souffler la suite. Puis elle revint à Horza.) Je crois que c’est à peu près tout. Je vous recommande d’adopter un profil bas jusqu’à ce qu’on arrive à Marjoin, là où se trouve ce temple, et même de continuer une fois qu’on y sera. (Elle éclata de rire, et Horza se surprit à l’imiter. Puis elle hocha la tête et reprit sa cuiller.) En admettant que vous vous en tiriez sain et sauf, les autres vous accepteront plus facilement si vous vous battez à leurs côtés. Pour l’instant, vous êtes le cadet du vaisseau, malgré ce que vous avez pu faire dans le passé, et malgré Zallin.

Horza posa sur elle un regard dubitatif. Il doutait du bien-fondé de la chose. Attaquer un temple sans défense avec une combinaison qui fuyait et un fusil à projectiles peu digne de confiance…

— Enfin…, soupira-t-il avant de plonger sa cuiller dans son assiette. Du moment que vous ne vous remettez pas tous à parier sur mon sort…

Yalson le dévisagea une seconde, puis sourit et retourna à son assiette.

Malgré les avertissements de Yalson, Kraiklyn se montra plus curieux que prévu sur le passé de Horza. L’Homme l’invita dans sa cabine, propre et bien rangée, où chaque élément était arrimé, cloué ou ficelé au sol et où l’air sentait le frais. D’authentiques livres s’alignaient contre une paroi et le sol était pourvu d’un tapis absorbant. Une maquette de la TAC pendait au plafond et un gros fusil-laser était accroché sur l’autre paroi ; c’était une arme d’allure puissante, avec batterie de bonne taille et dispositif de dispersion de rayons, qui luisait sous l’éclairage tamisé de la cabine comme si on l’avait lustrée.

— Asseyez-vous, fit Kraiklyn en lui indiquant un siège bas tandis que lui-même redressait la couchette en position banquette et s’y laissait tomber.

Le commandant attrapa deux renifiasques sur l’étagère située derrière lui et en offrit une à Horza, qui l’accepta et en brisa le sceau. Le maître de la Turbulence Atmosphérique Claire huma profondément les effluves de son propre récipient, puis but un peu de liquide vaporeux. Horza fit de même. Il reconnaissait la substance, mais n’en retrouvait pas le nom. Une de celles qui vous rendaient légèrement ivre et plus sociable qu’à l’ordinaire quand vous vous contentiez de les sniffer ; les principes actifs ne faisaient effet que quelques minutes à la température du corps, et se trouvaient de toute façon dégradés plutôt qu’absorbés par la plupart des systèmes digestifs humains.

— Merci, dit Horza.

— Ma foi, on dirait que vous allez beaucoup mieux, reprit Kraiklyn en contemplant la poitrine et les bras du Métamorphe, lequel avait pratiquement retrouvé sa forme première après ces quatre jours de sommeil et de repas copieux.

Son tronc et ses membres avaient augmenté de volume, et il s’en fallait de peu qu’ils ne redeviennent aussi musclés qu’avant ; quant à son ventre, il s’était rétracté. Sa peau s’était retendue et son visage, à la fois plus ferme et plus souple, se parait à présent d’un éclat doré. Ses cheveux repoussaient noirs à la racine, et il avait coupé ses rares mèches raides d’un jaune-blanc terne, à l’image de celles du Gérontocrate. Ses toxidents repoussaient aussi, mais ne pourraient lui servir avant une vingtaine de jours.

— Oui, je me sens mieux.

— Mmm… Dommage, pour Zallin, mais je suis sûr que vous comprenez ma position.

— C’est vrai. Je me réjouis simplement que vous m’ayez laissé ma chance. D’autres m’auraient neutralisé et expédié dans l’espace.

— Figurez-vous que ça m’a traversé l’idée, fit Kraiklyn en jouant avec sa fiasque, mais j’ai eu l’intuition que vous n’étiez pas totalement inintéressant. Je ne peux pas dire que je vous ai cru, sur le moment, quand vous avez parlé de cette drogue vieillissante et des Idirans, mais je pensais qu’il pouvait en sortir une bonne petite bagarre. Tout de même, vous avez eu de la chance, non ? (Kraiklyn sourit à Horza, qui fit de même ; le commandant de bord contempla les livres rangés contre la paroi qui lui faisait face.) De toute façon, Zallin était un poids mort pour nous, si vous voyez ce que je veux dire. (Il revint à Horza.) C’était à peine si ce gamin savait avec quel bout du fusil on vise. J’avais l’intention de le débarquer à la prochaine escale, ajouta-t-il avant d’avaler à nouveau la vapeur qui s’échappait de sa fiasque.

— Comme je vous l’ai dit : je vous remercie.

Horza se rendait compte que sa première impression était la bonne : l’Homme était une ordure. S’il avait réellement eu l’intention de plaquer Zallin, il n’avait eu aucune raison valable de les obliger à se battre à mort. Horza aurait très bien pu prendre ses quartiers dans la navette ou dans le hangar, et Zallin aussi. D’accord, il y aurait eu encore moins de place à bord de la TAC, mais le voyage jusqu’à Marjoin n’était pas si long que ça, et on n’allait pas manquer d’air respirable, par exemple. Non, Kraiklyn avait voulu mettre un peu d’animation, voilà tout.

— Je vous suis très reconnaissant, reprit-il.

Puis il leva la fiasque en direction du commandant et se remit à inhaler sans quitter des yeux l’expression de Kraiklyn.

— Alors, dites-moi un peu à quoi ça ressemble de travailler pour ces types à trois pattes, fit ce dernier en souriant. (Il posa un bras sur l’étagère qui flanquait le canapé-lit.) Mmm ?

Nous y voilà, songea Horza, qui répondit :

— Je n’ai pas tellement eu le temps de m’en rendre compte. Il y a cinquante jours encore, j’étais capitaine de la marine sur Sladden. Je suppose que vous n’en avez jamais entendu parler ?

L’autre secoua la tête. Horza, qui concoctait cette fable depuis deux jours, savait que si le commandant voulait vérifier, il trouverait effectivement une planète de ce nom ; ses habitants étaient humanoïdes et venaient de tomber récemment sous la coupe des Idirans.

— Et les Idirans s’apprêtaient à nous passer par les armes parce que nous avions continué de nous battre après la reddition officielle, reprit Horza ; mais moi, ils m’ont fait venir à bord et m’ont proposé de me laisser la vie sauve si j’accomplissais une mission pour leur compte. Ils disaient que je ressemblais étonnamment à un vieux gars qu’ils désiraient s’allier ; s’ils l’enlevaient, étais-je d’accord pour prendre sa place ? Je me suis dit : pourquoi pas ? Qu’est-ce que j’ai à perdre ? Et c’est ainsi que j’ai atterri sur cette planète, Sorpen, avec ordre de prendre une drogue vieillissante et de jouer le rôle d’un ministre. Et je m’en sortais très bien, en plus.

« Mais il a fallu que débarque cette femme de la Culture, qui m’a démasqué et a bien failli me faire tuer. Ils étaient sur le point de me supprimer quand un croiseur idiran est arrivé ; on m’a sauvé, elle s’est retrouvée prisonnière, et au moment de rejoindre le corps de leur flotte, ils se sont fait attaquer par une UCG. On m’a fourré dans cette combi et jeté par-dessus bord en attendant l’arrivée de la flotte.

Restait à espérer que son histoire ne sente pas trop le réchauffé. Kraiklyn fixait obstinément sa fiasque, les sourcils froncés.

— Il y a quelque chose que je ne comprends pas très bien, fit-il en relevant les yeux sur Horza. Pourquoi un croiseur se risquerait-il seul à la surface alors que sa flotte est juste derrière ?

— Je l’ignore moi-même, répondit Horza avec un haussement d’épaules. Ils n’ont guère eu le temps de me mettre au courant avant l’irruption de cette UCG. Pour moi, ils voulaient absolument mettre la main sur cette femme de la Culture ; ils se sont donc dit que, s’ils attendaient la venue de la flotte, l’UCG les détecterait, récupérerait la femme et ficherait le camp.

Kraiklyn hocha pensivement la tête.

— Mmm… Ils devaient drôlement y tenir, dites donc. Vous l’avez vue ?

— Ça oui. Avant qu’elle me fasse plonger, et après aussi.

— Comment était-elle ?

Kraiklyn se remit à froncer les sourcils en jouant avec sa fiasque.

— Grande, mince, plutôt séduisante, mais rebutante en même temps. Je ne sais pas… Pas très différente des autres femmes de la Culture que j’ai vues. Enfin, elles sont toutes différentes les unes des autres, naturellement, mais disons que celle-là ne se détachait pas du lot.

— On dit qu’il y a des gens un peu spéciaux, parmi les agents de la Culture. Ils sont censés… faire de drôles de trucs, vous savez ? Adaptés à toutes sortes de situations, avec une chimie corporelle sophistiquée. Elle n’a rien fait de particulier ? On ne vous a rien dit ?

Horza secoua la tête en se demandant où l’autre voulait en venir.

— Pas que je sache, non.

Chimie corporelle sophistiquée… L’Homme se doutait-il de quelque chose ? Voyait-il en lui un agent de la Culture, voire un Métamorphe, peut-être ? Kraiklyn fixait toujours sa fiasque. Au bout d’un moment, il hocha la tête et reprit :

— Ces femmes de la Culture, ce sont à peu près les seules que je fréquenterais bien. On dit qu’elles sont… modifiées, vous saisissez ? (Il regarda Horza et lui lança un clin d’œil en inhalant un peu de drogue.) Entre les jambes, je veux dire. Les hommes, eux, ont des couilles améliorées. Restructurées, ou quelque chose dans ce genre. Et les femmes ont l’équivalent. Il paraît qu’elles peuvent jouir pendant des heures, bordel ! Enfin, mettons pendant plusieurs minutes.

Les yeux de Kraiklyn devinrent légèrement vitreux, sa voix se fit traînante. Horza s’efforça de ne pas lui montrer tout le mépris qu’il lui inspirait. C’est reparti, songea-t-il. Combien de fois avait-il dû écouter des individus (le plus souvent originaires de civilisations appartenant au troisième ou quatrième niveau de développement, généralement très proches de la souche humaine de base, individus le plus souvent non mâles) déclarer d’une voix contenue, mais pleine d’admiration et d’envie que, décidément, « on s’éclatait plus dans la Culture ». Faisant preuve, une fois n’est pas coutume, d’une certaine coquetterie perverse, la Culture taisait délibérément la portée des modifications génitales dont bénéficiaient ceux qui voyaient le jour en son sein.

Naturellement, cette pudeur accroissait encore l’intérêt général pour cette question, et Horza se fâchait régulièrement avec des humains qui affichaient un respect servile, trop souvent engendré par la sexualité quasi technologique de la Culture. Venant de Kraiklyn, cette attitude ne le surprenait pas le moins du monde. Il se demanda si l’Homme avait lui-même subi des interventions chirurgicales imitant les altérations de la Culture. Ce n’était pas rare. Ni sans danger, d’ailleurs. Il s’agissait le plus souvent de bricolages sommaires, surtout chez les mâles, et qui ne s’accompagnaient d’aucune tentative pour améliorer les performances du cœur ou du système circulatoire, alors qu’on leur imposait un rythme plus soutenu. (Bien entendu, chez les sujets de la Culture, cette performance accrue était génofixée.) L’imitation de ce symptôme de décadence avait littéralement brisé bien des cœurs. Je ne vais pas tarder à entendre parler de ces merveilleuses toxiglandes, se dit-il.

— … Et puis bien sûr, il y a ces toxiglandes, poursuivit Kraiklyn en hochant la tête. (Le regard vague, il ne s’adressait manifestement plus à lui.) On dit qu’ils peuvent s’envoyer en l’air avec n’importe quoi et à n’importe quel moment, rien qu’en y pensant. Des trucs secrets qui leur font un effet pas possible. (Kraiklyn se mit à caresser sa fiasque.) On dit qu’on ne peut pas violer les femmes de la Culture, vous le saviez ? (Comme cette question n’appelait apparemment pas de réponse de sa part, Horza resta muet. L’autre se remit à branler du chef.) Ouais, elles ont de la classe, ces bonnes femmes. Pas comme certaines merdes qu’on a à bord. (Il haussa les épaules et aspira une nouvelle bouffée de vapeur.) Mais tout de même…

Horza s’éclaircit la voix et se pencha en avant sans regarder Kraiklyn.

— De toute façon, elle est morte maintenant, fit-il en relevant les yeux.

— Mmm ? répondit l’autre d’un air absent en reportant son regard sur le Métamorphe.

— La femme de la Culture. Elle est morte.

— Ah, oui. (Kraiklyn acquiesça, puis se racla la gorge et déclara :) Alors, qu’est-ce que vous avez l’intention de faire, maintenant ? Je compte un peu sur vous, pour cette histoire de temple. Je crois que vous nous devez bien ça, pour payer votre passage.

— Oh, d’accord, ne vous en faites pas pour ça.

— Parfait. Ensuite, on verra. Si vous vous y faites, on vous garde ; sinon, on vous débarque où vous voulez, dans les limites du raisonnable, comme on dit. L’opération qui se prépare ne devrait pas poser de problèmes. On débarque et on rembarque. (Sa main tendue descendit en piqué puis se redressa, comme pour imiter la maquette de la TAC suspendue quelque part au-dessus de la tête de Horza.) Après ça, on se dirige vers Vavatch. (Il aspira la vapeur qui sortait de sa renifiasque.) Vous ne seriez pas joueur de Débâcle, par hasard ?

Il reposa son récipient et Horza plongea son regard dans les yeux de prédateur du commandant, derrière le mince rideau de fumée qui s’échappait du col de la fiasque. Puis il secoua négativement la tête.

— Ça ne fait pas partie de mes vices. Je n’ai jamais vraiment eu l’occasion d’apprendre.

— Bon, tant pis. C’est pourtant le seul jeu qui en vaille la peine. (Un hochement de tête.) À part tout ça. (Il sourit et regarda autour de lui ; sans doute voulait-il parler du vaisseau, de ses passagers et de leur profession.) Bon, reprit Kraiklyn en se remettant sur pied sans se départir de son sourire, je crois que je vous ai déjà souhaité la bienvenue à bord, mais je vous le confirme. (Il se pencha pour lui tapoter l’épaule.) Tant que vous vous rappelez qui est le patron ici…, continua-t-il avec un grand sourire.

— Vous êtes chez vous, fit Horza.

Kraiklyn vida sa fiasque et la posa sur une étagère, à côté d’un holocube-portrait le montrant, lui, dans sa combinaison noire, tenant à la main le fusil-laser actuellement accroché au mur de sa cabine.

— Je crois qu’on va bien s’entendre, Horza. Faites connaissance avec les autres, suivez l’entraînement, et on va se les faire, ces moines ! Hein ?

L’Homme lui lança un nouveau clin d’œil.

— Un peu, oui, renchérit Horza en souriant.

Il se leva et Kraiklyn lui ouvrit la porte.

Et pour mon prochain petit tour de passe-passe, se dit-il dès qu’il eut franchi le seuil en direction du mess, tu auras droit à ma version personnelle… du commandant Kraiklyn !

Pendant les quelques jours qui suivirent, Horza fit effectivement connaissance avec les autres membres d’équipage. Il parla à ceux qui voulaient bien parler et se contenta d’observer les autres, quand il ne s’appliquait pas à apprendre des choses sur eux en écoutant aux portes. Yalson restait sa seule amie, mais il s’entendait assez bien avec son camarade de cabine, Wubslin, bien que l’ingénieur trapu s’avérât peu loquace et, quand il ne mangeait pas, passât son temps à dormir. Les Bratsilakins avaient manifestement décrété que Horza n’était pas leur ennemi, mais quant à savoir s’il était leur ami… ils semblaient réserver leur opinion jusqu’à l’atterrissage sur Marjoin et l’attaque du Temple de la Lumière.

La dévote qui partageait la cabine de Yalson portait le nom de Dorolow. Elle était dodue, avec la peau blanche et les cheveux blonds, et ses oreilles démesurées s’incurvaient vers le bas pour aller se rattacher à ses joues. Elle parlait d’une voix flûtée qu’elle-même considérait pourtant comme assez grave, et ses yeux larmoyaient abondamment. Ses gestes étaient secs, rapides et nerveux.

L’aîné de la Compagnie était un certain Aviger, petit homme buriné à la peau brune et au cheveu rare. Il avait des bras et des jambes étonnamment souples qui lui permettaient, par exemple, de nouer ses mains derrière son dos et de les ramener au-dessus de sa tête d’un seul mouvement. Il logeait avec un dénommé Jandraligeli, un mondlidicien d’âge moyen qui, grand et mince, arborait les cicatrices rituelles de sa planète-mère avec une fierté impénitente et des allures de perpétuel dédain. Il s’appliquait avec ferveur à ne tenir aucun compte de Horza mais, d’après Yalson, il agissait ainsi vis-à-vis de chaque nouvelle recrue. Jandraligeli passait une grande partie de son temps à nettoyer et faire briller sa combinaison et son fusil-laser, anciens mais bien entretenus.

Il y avait aussi deux femmes, Gow et kee-Alsorofus, qui se consacraient presque entièrement l’une à l’autre et dont on disait qu’elles faisaient des choses toutes seules dans leur cabine ; cela semblait d’ailleurs irriter les moins tolérants, c’est-à-dire la quasi-totalité des membres de la Compagnie. Elles étaient toutes deux assez jeunes, et parlaient mal le marain. Horza se dit qu’il ne fallait peut-être pas chercher plus loin la cause de leur isolement, mais s’aperçut finalement qu’elles étaient de toute façon timides. De taille et de constitution moyennes, elles avaient les traits acérés, la peau grise et les yeux comme des flaques d’encre. Horza songeait qu’elles faisaient bien de ne pas regarder trop souvent les autres en face ; avec des prunelles pareilles, l’expérience pouvait se révéler désagréable.

Quant à Mipp, c’était un gros homme sinistre à la peau noire comme le jais. Il savait piloter manuellement le vaisseau quand Kraiklyn n’était pas à bord et que la Compagnie avait besoin d’assistance directe sur le terrain, et pouvait prendre le relais aux commandes de la navette. On le disait habile au tir, avec son canon à plasma ou son arme à projectiles rapide, mais aussi sujet aux excès, notamment quand il s’enivrait dangereusement à l’aide des liquides toxiques qu’il se procurait auprès de l’autocuisine. Horza l’entendit une ou deux fois vomir dans un box voisin des toilettes. Mipp partageait sa cabine avec un autre ivrogne, Neisin, qui était plus sociable et chantait tout le temps. Il prétendait avoir quelque chose de terrible à oublier et, s’il buvait plus copieusement et plus régulièrement que Mipp, il lui arrivait – quand il avait dépassé sa dose habituelle – de se taire brusquement puis d’éclater en sanglots entrecoupés de grandes inspirations sonores. Il était petit, d’une maigreur nerveuse, avec une tête compacte et rasée ; Horza se demandait où pouvait bien aller tout le liquide qu’il absorbait, et aussi d’où venaient toutes ses larmes. Peut-être y avait-il une sorte de court-circuit entre sa gorge et ses canaux lacrymaux.

Tzbalik Odraye était le petit génie informatique – autodidacte – de l’équipage. Puisque, en théorie, Mipp et lui pouvaient passer outre les instructions programmées par Kraiklyn sur l’ordinateur non conscient, et donc s’enfuir à bord du vaisseau, ils n’étaient jamais autorisés à demeurer ensemble à bord lorsque le commandant était à terre. En réalité, Odraye n’était pas si calé que ça en informatique, ainsi que Horza s’en rendit compte en lui faisant subir un interrogatoire serré mais en apparence innocent. Toutefois, cet homme grand et légèrement bossu au long visage jaunâtre en savait sans doute suffisamment pour résoudre tout problème affectant le cerveau du vaisseau, qui semblait plutôt conçu pour durer que pour se lancer dans des subtilités philosophiques. Tzbalik Odraye était logé avec Rava Gamdol, qui devait venir du même endroit que Yalson, à en juger par sa peau et son fin duvet ; pourtant, il disait que non. Yalson restait vague sur ce sujet, et ces deux-là ne s’aimaient guère. Rava était lui aussi du genre reclus ; il avait barricadé sa couchette et y avait installé un éclairage discret, ainsi qu’un ventilateur. Il lui arrivait de passer plusieurs jours d’affilée dans son petit espace bien à lui, où il s’enfermait avec un récipient plein d’eau pour en ressortir avec un autre plein d’urine. Tzbalik Odraye faisait de son mieux pour ne pas voir son camarade de cabine, et niait énergiquement souffler la fumée odorante de son herbe de Cifetressi dans les trous d’aération du petit box de Rava.

La dernière cabine était occupée conjointement par Lénipobra et Lamm. Le premier était le cadet de la Compagnie ; c’était un jeune homme décharné qui bégayait et arborait une chevelure d’un roux tapageur. Il était très fier de sa langue tatouée et la montrait chaque fois qu’il en avait l’occasion. Le dessin, qui représentait une femme, était grossier dans les deux sens du terme. Lénipobra faisait office de médico de bord, et on le voyait rarement sans son petit livre-écran, lequel contenait un des plus récents manuels médicaux pan-humains. Il l’exhiba fièrement devant Horza, sans oublier quelques pages animées ; l’une démontrait en couleurs crues la technique de base du traitement à appliquer en cas de brûlures laser profondes, pour les configurations les plus répandues d’appareils digestifs. Lénipobra trouvait ce spectacle des plus réjouissants. Horza se dit qu’il devrait redoubler d’efforts pour ne pas se faire blesser pendant l’assaut du Temple de la Lumière. Le médico improvisé avait des bras très longs et très maigres et marchait à quatre pattes environ un quart du temps, sans que Horza réussisse à savoir si c’était un comportement naturel chez son espèce, ou bien pure affectation de sa part.

Lamm était plus petit que la moyenne, mais fort musclé et d’allure très compacte. Il arborait une double paire de sourcils, ainsi que des cornes greffées saillant d’une chevelure raréfiée mais très noire, et surmontant un visage qu’il s’efforçait habituellement de rendre agressif et menaçant. Il prenait rarement la parole entre les opérations, et quand il parlait, c’était pour raconter ses guerres, énumérer les individus qu’il avait tués, les armes qu’il avait maniées, et ainsi de suite. Lamm se considérait comme le second de Kraiklyn, malgré la politique d’égalité que pratiquait le commandant de bord à l’encontre de ses membres d’équipage. De temps en temps, Lamm avertissait ses camarades qu’on ne devait pas lui causer de souci. Il était bien armé, mortellement dangereux, et sa combinaison comportait même un engin atomique dont il disait qu’il préférerait l’amorcer plutôt que d’être fait prisonnier. Il espérait apparemment convaincre son monde que, si on le dérangeait, il pouvait déclencher sa fameuse bombe dans un simple accès de dépit.

— On peut savoir pourquoi vous me regardez comme ça ? fit la voix de Lamm au milieu d’une véritable tempête d’électricité statique tandis que Horza se faisait ballotter en tous sens par la navette dans sa combinaison trop grande pour lui.

Le Métamorphe se rendit compte qu’il fixait son vis-à-vis ; il effleura un bouton sur son cou et répondit :

— Je pensais à autre chose.

— Je ne veux pas que vous me regardiez comme ça.

— Il faut bien regarder quelque chose, lança-t-il sur le ton de la plaisanterie à l’homme en combinaison noire et visière grise qui agita sa main libre, l’autre tenant son fusil-laser.

— Ouais, eh ben ne me regardez pas moi, merde !

Horza laissa retomber sa main et secoua la tête à l’intérieur de son casque ; celui-ci lui allait tellement mal qu’il ne bougea même pas. Le Métamorphe reporta son attention sur la section de fuselage située au-dessus de la tête de Lamm.

Ils se préparaient à attaquer le Temple de la Lumière. Kraiklyn était aux commandes de la navette et l’amenait à basse altitude sur les forêts de Marjoin, encore plongées dans la nuit, en se dirigeant vers la ligne plus claire signalant l’aube, au-dessus de la végétation compacte et chapeautée de vapeur. Le plan était le suivant : la TAC redescendrait vers la surface en gardant derrière elle le soleil encore très bas et en neutralisant au moyen de ses effecteurs tout ce que le temple comportait d’électronique ; elle utiliserait ses lasers secondaires et quelques bombes à fragmentation pour faire autant de bruit et d’éclairs que possible. Profitant de cette diversion, qui mobiliserait toute la capacité défensive des prêtres, la navette pourrait soit se diriger tout droit vers le temple et débarquer tout le monde soit, en cas de réaction hostile, atterrir dans la forêt du côté nocturne du temple et dégorger là sa petite troupe en combinaison. Alors les membres de la Compagnie se disperseraient et s’envoleraient vers le temple grâce à leurs anti-g, ou – dans le cas de Horza notamment – devraient se contenter de ramper, de se faufiler, de marcher ou de courir comme ils pouvaient afin de rejoindre l’entassement de bâtiments bas et pentus et de tours courtaudes qui composaient le Temple de la Lumière.

Horza avait du mal à croire que les autres veuillent y faire une descente sans avoir préalablement reconnu le terrain ; mais, interrogé là-dessus pendant la réunion de préparation qui s’était tenue dans le hangar, Kraiklyn avait affirmé que cela pouvait leur faire perdre l’avantage de la surprise. Il détenait des cartes détaillées, et avait mis au point un bon plan d’attaque. Tant que chacun respectait le plan prévu, tout se passerait bien. Les moines n’étaient pas des imbéciles, et la planète avait été Contactée ; on y était donc forcément au courant de la guerre qui se déroulait tout autour. Par conséquent, au cas où la secte aurait loué un satellite d’observation, il était plus sage de ne pas tenter de reconnaissance préalable susceptible de faire capoter l’opération tout entière. Et de toute façon, les temples avaient toujours plus ou moins la même configuration.

À l’instar de plusieurs autres membres, Horza ne retirait pas une impression très favorable de cet exposé ; mais que pouvaient-ils faire ? Ils s’étaient donc retrouvés là, tout en sueur, énervés et agités comme les ingrédients d’un cocktail dans cette navette toute déglinguée, à pénétrer, la tête la première et à une vitesse hypersonique, dans l’atmosphère d’une planète potentiellement hostile. Horza soupira et vérifia une nouvelle fois son fusil.

À l’égal de son antique armure, celui-ci était vieux et peu fiable ; il l’avait testé à blanc à bord de la TAC, et il s’était déjà enrayé par deux fois. Son propulseur magnétique semblait fonctionner correctement mais, à en juger par la dispersion erratique des projectiles, son champ directionnel était à peu près hors d’usage. Ses balles étaient de gros calibre – au moins sept millimètres, sur une longueur trois fois supérieure ; l’arme ne pouvait en contenir que quarante-huit à la fois, et tirait seulement huit balles par seconde ; aussi incroyable que cela puisse paraître, elles n’étaient même pas explosives. De simples blocs de métal, sans plus. Pour couronner le tout, le viseur était en panne ; quand il l’allumait, le minuscule écran s’emplissait de brouillard rouge. Horza poussa un nouveau soupir.

— Nous passons actuellement à quelque trois cents mètres au-dessus de la cime des arbres, fit la voix de Kraiklyn en provenance du poste de pilotage de la navette, et à mach 1,5. La TAC vient d’entamer sa descente. Comptez encore deux minutes. J’aperçois déjà l’aube. Bonne chance à tous.

La voix crépita puis s’éteignit dans le haut-parleur intégré du casque de Horza. Dans leurs combinaisons, quelques-uns des membres du groupe échangèrent un regard. Horza lança un coup d’œil à Yalson, assise de l’autre côté de la navette à quelque trois mètres de lui, mais elle avait une visière-miroir, et il n’aurait su dire si elle le regardait aussi. Il avait envie de lui parler, mais préféra ne pas la déranger sur le circuit général au cas où elle serait en train de se concentrer pour se préparer. À côté de Yalson, Dorolow traçait de sa main gantée le signe du Cercle de la Flamme sur le haut de sa propre visière.

Horza tapota des deux mains son antique fusil et souffla sur la pellicule de condensation qui se formait sur la partie supérieure de sa visière. Comme il s’y était attendu, cela ne fit qu’aggraver les choses. Peut-être ferait-il mieux de l’ouvrir, maintenant qu’ils avaient atteint l’atmosphère de la planète.

La navette fut brusquement secouée, comme si elle venait d’étêter la cime d’une montagne. Tous furent projetés vers l’avant, et les harnais de sécurité se tendirent au maximum ; quelques armes s’envolèrent et résonnèrent sur le plafond de l’engin avant de retomber bruyamment au sol. Leurs propriétaires les rattrapèrent et Horza ferma les yeux ; il n’aurait pas été autrement surpris si l’un de ces excités avait négligé d’enclencher le cran de sûreté. Heureusement, chacun récupéra la sienne sans encombre et la serra contre lui en jetant des regards circonspects.

— Qu’est-ce que c’était que ça ? demanda le vieil Aviger avec un petit rire nerveux.

La navette s’engagea dans une série de manœuvres et, dans un premier temps, la moitié du groupe se reçut sur le dos tandis que les autres se retrouvaient suspendus par le filet de leurs sièges ; puis le mouvement s’inversa. Grognements et jurons s’élevèrent dans le casque de Horza, transmis par le canal général. La navette plongea d’un seul coup, et le Métamorphe eut l’impression que son estomac lui remontait dans la gorge ; puis elle retrouva son équilibre.

— Quelques tirs ennemis, annonça la voix nette et tranchante de Kraiklyn.

Les têtes casquées se mirent à pivoter dans tous les sens.

— Quoi ?

— Des tirs ennemis ?

— J’en étais sûr.

— Aïe !

— Merde.

— Au moment même où je l’ai entendu prononcer cette fatale expression, « On débarque et on rembarque sans problème », j’ai su que cette opération serait…, commença Jandraligeli d’une voix traînante où perçaient la conviction et l’ennui.

Lamm lui coupa la parole.

— Des tirs hostiles, merde ! On avait bien besoin de ça ! Des tirs hostiles…

— Alors comme ça, ils ont bel et bien des canons, commenta Lénipobra.

— Mais tout le monde en a, de nos jours, nom de nom ! lança Yalson.

— Chicel-Horhava, sainte mère, sauvez-nous tous, marmotta Dorolow en recommençant de plus belle à dessiner son Cercle sur sa visière.

— Ta gueule, lui intima Lamm.

— Espérons que Mipp saura détourner leur attention sans que ça se retourne contre lui, reprit Yalson.

— On devrait peut-être remettre ça à plus tard, déclara Rava Gamdol. Vous ne croyez pas ? Personne n’est de mon avis ? Y a-t-il quelqu’un qui…

— NON !

— OUI !

— NON ! crièrent trois voix, presque à l’unisson.

Tous les regards se portèrent sur les trois Bratsilakins assis côte à côte. Les deux du bout se retournèrent vers celui qu’ils encadraient ; au même moment, la navette piqua une nouvelle fois du nez. Le casque du Bratsilakin du milieu se tourna brièvement à droite puis à gauche.

— Et merde ! fit une voix sur le canal général. Bon, d’accord : NON !

— Il me semble qu’on devrait peut-être…, reprit la voix de Rava Gamdol.

Alors Kraiklyn cria :

— On y va ! Prêts ?

La navette freina au maximum, s’inclina dangereusement d’un côté puis de l’autre, frémit, plongea, rebondit en vibrant et, l’espace d’une seconde, Horza crut qu’ils allaient s’écraser au sol ; mais l’appareil finit par s’arrêter, et ses portes arrière s’ouvrirent horizontalement. Le Métamorphe se retrouva debout comme les autres à se ruer vers la sortie et vers la jungle qui les attendait.

Ils débarquèrent dans une clairière au sol régulier et tapissé d’herbe, entourée de grands arbres au tronc massif dont la cime perdait encore branches ou brindilles là où la navette venait de se frayer un chemin. Horza eut le temps d’apercevoir, non loin de là, un couple d’oiseaux au plumage bariolé qui abandonnait les arbres à tire-d’aile, et, plus haut, un coin de ciel bleu-rose. Puis il s’élança avec les autres et, foulant l’herbe fumante, contourna le nez incandescent de la navette pour s’enfoncer dans la jungle. Quelques membres de la Compagnie se servaient de leur anti-g pour survoler le sous-bois parmi les troncs couverts de mousse, mais s’empêtraient dans les plantes grimpantes qui pendaient entre les arbres comme de grosses cordes piquetées de fleurs.

Ils ne voyaient toujours pas le Temple de la Lumière mais, d’après Kraiklyn, il devait se trouver quelque part devant eux. Horza chercha des yeux ceux d’entre les pirates qui cheminaient à pied et les vit peiner pour enjamber des arbres tombés envahis par la mousse, esquiver les ramilles, sauter par-dessus les racines apparentes.

— Tant pis pour les ordres, merde ! Pas moyen de se disperser. On a trop de mal à avancer !

C’était la voix de Lamm. Horza se retourna et vit sa combinaison noire s’élever verticalement vers la masse de feuillage vert qui s’étendait au-dessus d’eux.

— Salaud ! fit une voix essoufflée.

— Ouais ! S-s-salaud ! renchérit Lénipobra.

— Lamm, intervint Kraiklyn, espèce de connard, c’est pas le moment de sortir à découvert. Partez chacun de votre côté. Dispersez-vous, nom de nom !

À ce moment-là, ils furent tous soufflés par une onde de choc dont Horza sentit l’impact à travers sa combinaison. Il fut instantanément jeté à terre et resta dans cette posture. Une deuxième détonation retentit dans son haut-parleur tout empli de sifflements et se mêla aux bruits venus de l’extérieur.

— C’est la TAC qui a sauté ! cria une voix qu’il ne put identifier.

— Tu es sûr ? jeta quelqu’un d’autre.

— J’ai tout vu entre les arbres ! C’était la TAC !

Horza se releva et se remit à courir.

— Cette saloperie a bien failli m’arracher la tête…, dit Lamm.

Devant lui, Horza vit de la lumière, entre les troncs et les feuilles. Puis il entendit des coups de feu : des détonations sèches d’armes à projectiles, le woup aspiré des lasers, le clac-woush-crac du canon à plasma. Il se rua vers un talus de terre et de buissons et s’aplatit au sol de manière à pouvoir jeter un coup d’œil de l’autre côté en relevant légèrement la tête. Oui, c’était bien le Temple de la Lumière qui se profilait là-bas sur le ciel de l’aurore, avec ses bâtiments tout tapissés de vigne vierge, de lierre et de mousse, et ses quelques flèches et tours pareilles à des troncs d’arbres anguleux.

— Le voilà ! hurla Kraiklyn. (Horza laissa courir son regard le long du talus et découvrit plusieurs membres de la Compagnie plaqués au sol comme lui.) Wubslin ! Aviger ! reprit le commandant sur le même ton. Vous nous couvrez avec les plasmas. Neisin, tu places un micromissile de chaque côté, y compris derrière. Les autres, vous me suivez !

Tous se remirent en marche comme un seul homme ; ils franchirent le talus plein de ronces et, une fois de l’autre côté, s’engagèrent sur un terrain composé de broussailles peu épaisses et de hautes herbes comparables à des joncs. Le tout leur arrivait pratiquement à la poitrine et rendait leur progression difficile, mais au moins pourraient-ils s’y cacher si on leur tirait dessus. Horza s’y fraya un chemin du mieux qu’il put. Des décharges de plasma résonnaient dans l’air au-dessus de leur tête, illuminant la vague bande de terrain qui s’étendait entre eux et la muraille en pente du temple.

De lointains geysers de terre ainsi que les explosions qu’il sentait vibrer sous ses pieds lui apprirent que Neisin, sobre depuis deux jours, assurait un balayage convaincant et surtout très précis avec son Microhowitzer.

— Tirs au fusil isolés à l’étage supérieur gauche, fit la voix neutre et posée de Jandraligeli. (Selon le plan de bataille, il était censé rester caché près du sommet des arbres pour surveiller le temple.) Je vais riposter.

— Merde ! cria subitement quelqu’un.

C’était une des femmes. Horza entendit des coups de feu devant lui, bien qu’aucun éclair n’illuminât la partie du temple qu’il avait sous les yeux.

— Ha-ha ! (Le haut-parleur de son casque transmit la voix pleine de suffisance de Jandraligeli.) Je les ai eus !

Horza remarqua une bouffée de fumée sur la gauche du temple. Il avait fait presque la moitié du chemin à présent, peut-être plus. Les autres n’étaient pas loin ; ils progressaient tant bien que mal à travers les joncs et les buissons, en tenant leur arme à hauteur d’épaule. Tous étaient de plus en plus maculés de mousse vert sombre, ce qui pouvait d’ailleurs leur rendre service question camouflage, songea Horza ; à moins, évidemment, qu’elle ne s’avère par la suite être une épouvantable mousse toxique inconnue jusque-là et animée de mauvaises intentions…, supputa-t-il tout en se morigénant.

Il y eut une série de chocs violents dans les broussailles qui l’entouraient, et il vit des fragments de joncs et de brindilles s’envoler comme des oiseaux affolés. Une fois de plus il se jeta à terre. Derrière lui, le sol trembla. Il roula sur le dos et vit au-dessus de lui des flammes lécher les tiges moussues des joncs ; un brasier palpitait à quelques mètres de lui.

— Horza ?

La voix de Yalson.

— Ça va, répondit-il.

Il s’accroupit, puis s’élança au milieu des herbes, laissant derrière lui buissons et arbrisseaux.

— On monte à l’assaut, reprit Yalson.

Elle se trouvait tout en haut des arbres avec Lamm, Jandraligeli et Neisin. Il était prévu que tous, à l’exception de ces deux derniers, devaient à présent utiliser leur anti-g pour se diriger vers le temple. Malgré les avantages qu’elles leur conféraient, les unités anti-gravité intégrées à leurs combinaisons pouvaient également présenter des inconvénients : une silhouette évoluant dans les airs était certes plus difficile à atteindre qu’une cible au sol, mais elle avait tendance à attirer davantage de tireurs. Le seul autre membre de la Compagnie à disposer d’un anti-g était Kraiklyn, mais il disait qu’il préférait l’utiliser pour créer un effet de surprise, ou bien en cas d’extrême urgence ; aussi se trouvait-il au sol comme le reste de la troupe.

— Je suis devant les murs ! (Horza crut reconnaître la voix d’Odraye.) À première vue, pas de problème. C’est même de la rigolade ; à cause de la mousse, ils…

Le haut-parleur de Horza se mit à crachoter. Son communicateur était-il en panne, ou bien Odraye avait-il des ennuis ?

— … au-dessus de moi pendant que je…

— … sur toi, espèce de…

Les voix s’entrechoquaient dans son casque. Il continua d’avancer péniblement dans les joncs et se donna un coup sur la tempe.

— … crétin !

Le haut-parleur se mit à bourdonner, puis se tut tout à fait. Horza jura et s’immobilisa en position accroupie. Il manipula les commandes du communicateur, sur le côté de son casque, en priant silencieusement pour que le haut-parleur revienne à la vie. Ses gants trop grands pour lui le gênaient. Le haut-parleur ne voulut rien savoir. Horza poussa un nouveau juron et se remit sur pied ; écartant les joncs et les herbes hautes, il reprit sa progression vers le mur d’enceinte.

— … jectiles à l’intérieur ! hurla tout à coup une voix.

C’est… trement facile !

Il ne réussit pas à l’identifier, et le haut-parleur redevint aussitôt silencieux.

Il arriva au pied du mur couvert de mousse qui jaillissait des broussailles selon une inclinaison de quarante degrés environ. Un peu plus loin, deux membres de la Compagnie l’escaladaient lourdement ; ils étaient presque parvenus au sommet, c’est-à-dire à quelque sept mètres de hauteur. Horza vit une silhouette bondir en zigzag dans les airs et disparaître derrière le parapet. Il entreprit l’ascension du mur, que les proportions encombrantes de sa combinaison rendirent plus malaisée que prévu ; il atteignit néanmoins le faîte sans tomber et, une fois sur le parapet, sauta dans un large chemin de ronde. Une muraille couverte de mousse, semblable à la première, montait vers l’étage supérieur. À la droite de Horza, la paroi tournait à angle droit sous une petite tour ; à sa gauche, le chemin de ronde semblait disparaître à l’intérieur d’un mur perpendiculaire dépourvu d’ouvertures. Selon le plan de Kraiklyn, Horza était à présent censé poursuivre dans cette direction et tomber enfin sur une porte. Il partit donc, au petit trot, vers le mur nu.

Un casque surgit tout à coup sous le rebord de la première muraille et Horza voulut s’écarter tout en s’accroupissant, au cas où, mais un bras apparut à son tour, au même endroit ; puis le casque et le bras émergèrent tout à fait et il reconnut Gow.

Horza s’élança et, relevant sa visière, reçut en pleine figure l’air de Marjoin, chargé de senteurs de jungle. Il entendit crépiter un tir de projectiles à l’intérieur du temple, ainsi que la lointaine détonation sourde d’une rafale explosive de Microhowitzer. Il courut vers un étroit passage percé dans la paroi inclinée à demi dissimulée sous les grappes de végétation moussue. Prête à faire feu, Gow était à genoux sur les débris épars de la porte en bois massif qui avait dû jadis en barrer l’accès. Horza alla s’agenouiller auprès d’elle et lui montra son casque.

— Mon communicateur est en panne. Qu’est-ce qui s’est passé ? Elle effleura un bouton sur son poignet et répondit par l’intermédiaire du haut-parleur extérieur de son casque :

— Jusqu’ici, O.K. Pas de mal. Eux sur les tours. (Elle pointa un doigt vers le haut.) Eux pas entrer en volant. Ennemis avoir seulement armes à projectiles, eux se replier. (Elle hocha la tête ; elle se retournait constamment pour jeter un coup d’œil dans le passage obscur. Horza acquiesça à son tour et Gow lui tapota le bras.) Moi dire à Kraiklyn toi entrer, d’accord ?

— Ouais, mais dis-lui aussi que mon communicateur ne marche plus, O.K. ?

— Ouais, moi lui dire. Zallin même problème avant. Toi faire attention, O.K. ?

— Ouais, toi aussi.

Il se releva et pénétra dans le temple en écartant à coups de pied les planches brisées et autres gravats de grès éparpillés sur la mousse par l’éclatement de la porte. Le couloir, plongé dans les ténèbres, partait dans trois directions différentes. Il se retourna vers Gow et les lui désigna.

— Celui du milieu, c’est ça ?

La silhouette accroupie qui se détachait sur le ciel de l’aurore hocha la tête.

— Ouais, c’est ça. Toi aller au milieu.

Horza se mit en marche. Le couloir était lui aussi tapissé de mousse. À quelques mètres d’intervalle, de faibles ampoules jaunâtres fixées au mur répandaient des flaques de lumière terne que la mousse noire semblait absorber. L’étroit passage aux parois moelleuses et au sol spongieux le fit frissonner, bien qu’il y régnât une température plutôt douce. Il s’assura que son arme était bien opérationnelle. Il n’entendait pas d’autre son que celui de sa propre respiration.

Horza parvint à un croisement en T, où il prit à droite. Une volée de marches se présenta devant lui. Il les escalada quatre à quatre, et ses bottes trop grandes pour lui le firent trébucher ; il tendit le bras devant lui pour amortir sa chute et ressentit une vive douleur. Un paquet de mousse se détacha de la marche et, au-dessous, Horza vit briller une surface sous l’éclairage jaune des appliques murales. Recouvrant son équilibre, il secoua son bras endolori et reprit son ascension en se demandant pourquoi les bâtisseurs du temple avaient conçu un escalier aux marches de verre. Arrivé en haut, il s’engagea dans un couloir assez court ; celui-ci donnait sur une deuxième volée de marches qui s’incurvaient sur la droite et qui, cette fois, n’étaient pas éclairées. Vu son nom, ce temple est remarquablement obscur, songea Horza. Il déboucha sur un petit balcon.

Le manteau du moine était sombre, de la même couleur que la mousse, et Horza ne le vit qu’au moment où il tourna vers lui son visage pâle en même temps que son arme.

Le Métamorphe se jeta de côté en se plaquant contre le mur qui se dressait sur sa gauche ; simultanément, il braqua le pistolet qu’il tenait à hauteur de hanche et fit feu. L’arme du moine tressauta et lâcha une courte rafale en direction du plafond tandis que l’inconnu basculait en arrière. Les détonations répercutèrent dans l’espace vide et noir qui s’étendait au-delà du balcon. Horza s’accroupit au pied du mur sans cesser de viser la silhouette tombée en tas à deux ou trois mètres de lui. Puis il tendit le cou et, dans la pénombre, distingua ce qui restait du visage du moine ; alors il se détendit quelque peu. L’homme était bien mort. Horza se détacha du mur et alla s’agenouiller près de la balustrade. Il apercevait maintenant une salle de vastes proportions, éclairée par quelques petits globes suspendus au plafond. Le balcon saillait à mi-hauteur d’un des murs dans le sens de la longueur, et le Métamorphe discerna tout au fond un genre d’estrade ou d’autel. Il y avait si peu de lumière qu’il n’aurait pu en jurer, mais il lui sembla voir bouger en bas des silhouettes obscures. Il se demanda si c’étaient les membres de la Compagnie et rassembla ses souvenirs : avait-il remarqué d’autres portes en montant vers le balcon ? Lui-même était censé se trouver au niveau de la salle. Il maudit son communicateur hors d’usage et décréta qu’il devait prendre le risque d’appeler ceux qu’il distinguait en bas.

Il se pencha par-dessus la balustrade. En tirant en l’air, le moine avait déclenché une pluie de verre brisé qui craqua sous le genou de Horza, heureusement protégé par sa combinaison. Ce dernier n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche pour lancer son appel : sous ses pieds, une voix haut perchée retentit ; elle s’exprimait en une langue composée de couinements et de déclics. Il s’immobilisa et resta silencieux. Ce pouvait tout aussi bien être Dorolow, mais pourquoi parlerait-elle tout à coup une autre langue que le marain ? La voix s’éleva de nouveau. Puis il crut en entendre une autre, mais à ce moment-là des tirs laser et des rafales de projectiles résonnèrent brièvement dans la salle, du côté opposé à l’autel. Il plongea et, lorsque le vacarme se tut, crut entendre quelque chose cliqueter derrière lui.

Il fit volte-face en contractant son doigt sur la détente, mais ne vit personne. Il n’y avait là qu’un petit objet rond, à peu près de la taille d’un poing d’enfant, qui oscilla sur le rebord de la balustrade avant de s’abattre bruyamment dans la mousse, à un mètre de lui environ. Il le repoussa d’un coup de pied et plongea derrière le cadavre du moine.

La grenade explosa en l’air, juste au-dessous du balcon.

Horza se releva d’un bond alors que lui parvenaient des échos de détonations du côté de l’autel. Il se précipita vers la porte qui s’ouvrait au bout du balcon ; la main tendue, il agrippa au passage l’angle moelleux de la paroi et y prit appui pour virer sur lui-même et retomber à genoux. Il dégagea l’arme des mains inertes du moine au moment même où le balcon commençait à se détacher de la paroi dans un craquement de verre pilé. Horza se rejeta en arrière, dans le couloir. Le balcon bascula d’un coup dans le vide en entraînant un nuage scintillant de débris, et s’écrasa à grand fracas dans la salle ; la silhouette indistincte du moine défunt s’envola à sa suite.

Horza vit, tout en bas, d’autres silhouettes se disperser dans l’obscurité et fit feu au moyen de l’arme qu’il venait de s’approprier. Puis il se retourna et explora du regard le passage où il se tenait, en se demandant s’il conduisait à la salle de l’autel, ou encore à l’extérieur du temple. Il examina cette nouvelle arme : elle semblait plus efficace que la sienne. Il tomba à quatre pattes et, la bandoulière de son vieux pistolet passée à l’épaule, s’éloigna précipitamment de l’ouverture, qui donnait à présent directement sur le vide. Le couloir faiblement éclairé tournait à droite. Horza se redressa progressivement à mesure qu’il s’éloignait de l’ouverture et ne se préoccupa plus d’éventuelles grenades. À cet instant, les événements commencèrent à se précipiter dans la salle qu’il laissait derrière lui.

La première chose qu’il vit fut son ombre ; projetée devant lui, elle palpitait et dansait sur le mur arrondi du passage. Puis une véritable cacophonie s’éleva, suivie d’une succession d’ondes de choc qui le firent vaciller et lui mirent les oreilles à rude épreuve. Il abaissa promptement sa visière et s’accroupit à nouveau tout en se retournant vers la salle où surgissaient des explosions de lumière. Malgré son casque, il crut distinguer des cris au milieu des rafales et des déflagrations. Il repartit en courant vers l’ouverture et se retrouva à son point de départ, plaqué au sol, fouillant la salle du regard.

Au moment où il comprit ce qui se passait, il baissa la tête aussi promptement que possible et prit appui sur ses coudes pour se propulser en arrière. Il résista à son envie de fuir et, calant l’arme du moine dans un coin de l’ouverture, la tête tournée, vida son chargeur au jugé en direction de l’autel. Lorsque l’arme cessa de tirer, il la jeta et recommença avec la sienne, jusqu’à ce que celle-ci s’enraye à son tour. Alors il se coula dans le passage et s’enfuit en courant. Le reste de la Compagnie était sûrement en train de faire la même chose, du moins ceux qui le pouvaient.

Ce qu’il avait vu aurait dû lui paraître incroyable ; il n’avait regardé qu’une seconde dans le hall – juste assez pour qu’une image quasi statique ait le temps de se former sur sa rétine ; pourtant, il avait très bien saisi ce qu’il avait sous les yeux, et ce qui se déroulait en bas. Tout en courant, il se demanda pourquoi le Temple de la Lumière était à l’épreuve des lasers. Parvenu à une nouvelle jonction en T, il s’arrêta.

Il assena un coup de crosse dans l’angle du mur, à travers la mousse ; le métal rencontra une surface dure qu’il ébrécha indubitablement, mais Horza sentit également quelque chose céder sous la pression. Mettant à profit les faibles cellules lumineuses incrustées dans sa combinaison de chaque côté de sa visière, il inspecta ce que dissimulait la mousse.

— Oh, mon Dieu…, souffla-t-il.

Il heurta un autre endroit du mur et y regarda de plus près. Il se remémora le scintillement qu’il avait attribué à du verre sous la mousse de l’escalier lorsqu’il s’était fait mal au bras, ainsi que les craquements sous son genou quand il se trouvait sur le balcon. Alors il appuya son épaule contre la paroi élastique et sentit son cœur se soulever.

Personne n’était encore allé jusqu’à concevoir un temple entier à l’épreuve des lasers, ni même une salle de grandes dimensions. Cela se serait révélé horriblement coûteux et, de surcroît, parfaitement superflu sur une planète de troisième niveau. Non, le plus probable était que l’intérieur du temple (il se rappela le grès dans lequel était pratiquée l’ouverture donnant sur l’extérieur) était constitué de blocs de cristal, car c’était bien cela qui se cachait sous la mousse. Qu’on y dirige un tir de laser, et la mousse se vaporisait instantanément en permettant ainsi aux surfaces sous-jacentes de renvoyer le plus gros de la décharge, ainsi que les rafales ultérieures qui viendraient s’abattre au même endroit. Il reporta son attention sur le deuxième point d’impact de sa crosse, plongea son regard dans le matériau transparent qu’il avait mis au jour, et distingua le reflet terne des lumières de sa combinaison que lui renvoyait – à l’intérieur – une surface réfléchissante. Il s’écarta et s’engagea en courant dans la branche droite du couloir ; il dépassa plusieurs portes en bois massif, puis dévala quelques marches en spirale qui descendaient vers une flaque de lumière.

Ce qu’il avait vu dans le hall, c’était un capharnaüm illuminé de lasers. Un unique coup d’œil à ce chaos, coïncidant avec une série d’éclairs lumineux, avait gravé dans ses yeux une image qu’il croyait voir encore. À une extrémité du hall, des moines aplatis sur l’autel actionnaient sans relâche des armes qui jetaient des étincelles annonciatrices d’explosifs chimiques ; tout autour d’eux surgissaient de noires explosions de fumée à mesure que la mousse se vaporisait. À l’autre bout du hall se trouvaient plusieurs membres de la Compagnie, debout, couchés ou vacillant sur leurs pieds ; leurs ombres se dessinaient, gigantesques, sur le mur derrière eux. Ils faisaient feu sans ménager leurs munitions, et leurs armes expédiaient dans le mur opposé des décharges qui revenaient les frapper en se répercutant sur les couches internes de blocs de cristal, dont ils ne soupçonnaient même pas l’existence. Deux d’entre eux étaient d’ores et déjà aveuglés, à en juger par leurs postures de tir maladroites : les bras tendus devant eux, ils tenaient d’une main une arme qui crachait le feu.

Horza savait très bien que sa combinaison – et en particulier sa visière – était incapable d’arrêter une décharge laser, que celle-ci se situe dans le spectre visible ou dans la gamme des rayons X. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était se tenir en dehors de la ligne de tir et balancer tous les projectiles dont il disposait, en espérant prendre au dépourvu quelques-uns des moines. Sans doute avait-il eu beaucoup de chance de ne pas être touché pendant le bref laps de temps où il avait risqué un regard dans la salle. À présent, la seule solution était la fuite. Il essaya de hurler dans le micro de son casque, mais le communicateur ne voulut rien savoir ; sa voix rendit un son creux à l’intérieur de sa combinaison, et il ne s’entendit même pas dans son haut-parleur d’oreille.

Soudain, il aperçut devant lui une silhouette vague, accroupie et aplatie contre le mur, dans le rai de lumière qui provenait d’un autre passage. Horza se jeta dans l’encadrement d’une porte. L’inconnu ne broncha pas.

Il voulut se servir de son fusil, que ses heurts répétés contre les parois de cristal avaient manifestement débloqué ; une rafale, et la silhouette s’effondra mollement au sol. Horza repassa le seuil et alla l’examiner.

C’était un autre moine ; sa main sans vie serrait encore une arme, et son visage blême baignait dans la lumière tombant du couloir voisin. Derrière lui, sur le mur, la mousse était criblée de traces de brûlures ; intact, translucide, le cristal apparaissait au travers. En plus des trous percés par les tirs de Horza, la tunique du moine, à présent imprégnée de sang rouge, arborait une série de brûlures laser. Horza risqua un regard à l’angle du couloir et se retrouva en pleine lumière.

Sur fond d’aurore, encadrée dans une porte oblique, une forme en combinaison gisait sur le sol moussu, arme braquée au bout d’un bras tendu en direction du passage où se tenait Horza. Une lourde porte suspendue à une unique charnière tordue béait tout de travers derrière elle. C’est Gow, songea Horza. Puis il revint à la porte et se dit que celle-ci avait décidément quelque chose d’anormal. Comme les murs qui l’entouraient, elle était parsemée de brûlures laser.

Il remonta le couloir vers la silhouette tombée à terre et la retourna de manière à pouvoir distinguer son visage. L’espace d’une seconde, la tête lui tourna. Ce n’était pas Gow mais son amie, kee-Alsorofus, qui avait trouvé la mort en ce lieu. On voyait son visage noirci et craquelé, ses yeux fixes et secs à travers la visière restée limpide de son casque. Il examina la porte, puis le passage lui-même. Bien sûr, il se trouvait dans une autre partie du temple. Situation identique, mais avec une série de passages différents, et un individu différent…

La combinaison de la morte était perforée en plusieurs endroits sur une profondeur de quelques centimètres ; l’odeur de la chair calcinée s’infiltra jusque dans la combinaison mal ajustée de Horza et le fit suffoquer. Il se redressa, s’empara du laser de kee-Alsorofus, franchit la porte inclinée sur le côté et sortit sur le chemin de ronde. Il se mit à courir, tourna à un angle et, à un moment, dut se jeter de côté : un obus de Microhowitzer atterrit un peu trop près de la paroi pentue du temple, soulevant une gerbe flamboyante de cristal brisé et de fragments de grès rougeâtre. On entendait encore, dans la forêt, les détonations des canons à plasma, mais Horza ne vit aucun de ses compagnons dans les airs. Il les cherchait des yeux quand, tout à coup, il prit conscience à son côté d’un individu en combinaison, debout contre un angle de la muraille. Il reconnut Gow et resta sans bouger, à quelque trois mètres d’elle ; elle le regardait. Puis elle releva lentement sa visière. Son visage gris, ses yeux d’encre fixaient le fusil-laser qu’il tenait à la main. Elle avait une expression qui lui fit regretter de ne pas avoir regardé si l’arme était bien en service. Horza baissa les yeux sur le laser, puis les releva sur la femme qui continuait de l’observer sans rien dire.

— Je…, voulut-il expliquer.

— Elle tuée, oui ? (Ses intonations étaient plates. Elle parut soupirer. Horza prit son souffle et fit mine de répondre, mais Gow reprit sur le même ton monocorde :) Moi cru entendre elle.

Subitement, elle leva son arme qui scintilla sous la lumière bleu et rose du matin. Horza comprit ce qu’elle allait faire et avança d’un pas en tendant le bras, tout en sachant qu’il se trouvait trop loin pour intervenir.

— Non ! eut-il le temps de crier, mais le canon de l’arme était déjà dans la bouche de Gow et, un instant plus tard, comme Horza rentrait instinctivement la tête dans les épaules en fermant les yeux pour se protéger, l’arrière du casque de Gow explosa sous l’impact d’une unique décharge de lumière invisible ; derrière elle, un nuage rouge se répandit brusquement sur la mousse du mur.

Horza s’assit à croupetons et, les deux mains jointes sur le canon de l’arme qu’il tenait devant lui, plongea son regard au loin, dans la jungle. Quel gâchis, songea-t-il, quel putain de gâchis imbécile et obscène. Ce n’était pas à l’acte désespéré de Gow qu’il pensait ; pourtant, en se retournant vers la tache rouge qui maculait l’angle du mur et vers sa combinaison inerte, il se répéta la même constatation.

Il s’apprêtait à redescendre par la muraille d’enceinte du temple quand quelque chose remua dans l’air au-dessus de sa tête. Il se retourna et vit Yalson atterrir sur le chemin de ronde. Elle jeta un unique regard au cadavre de Gow, puis tous deux échangèrent les rares informations qu’ils détenaient sur la situation – ce qu’elle avait entendu par le canal général de son communicateur, ce qu’il avait vu dans la grande salle – et décidèrent de rester en position jusqu’à ce que d’autres membres fassent leur apparition, ou jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’espoir. Selon Yalson, seuls Rava Gamdol et Tzbalik Odraye étaient indubitablement morts à l’issue du combat dans la grande salle ; mais les trois Bratsilakins y étaient aussi, et personne n’avait plus eu de leurs nouvelles une fois que le canal général était redevenu intelligible et que le plus gros des cris avait cessé.

Kraiklyn était vivant et indemne, mais on avait perdu sa trace ; Dorolow était perdue aussi, mais d’une autre manière : probablement aveugle, elle pleurait dans un coin. Quant à Lénipobra, contre l’avis général et négligeant les ordres de Kraiklyn, il avait pénétré dans le temple par une ouverture dans le toit et descendait pour se porter au secours des autres, armé en tout et pour tout de son petit fusil à projectiles.

Yalson et Horza s’assirent dos à dos dans le chemin de ronde ; elle informa le Métamorphe de l’évolution de la situation dans le temple. Lamm les survola en direction de la jungle, pour aller emprunter à Wubslin un canon à plasma, malgré les protestations de l’intéressé. Il venait d’atterrir à proximité lorsque Lénipobra annonça fièrement qu’il avait retrouvé Dorolow ; à ce moment-là, Kraiklyn se manifesta en disant qu’il apercevait la lumière du jour. Toujours rien du côté des Bratsilakins. Le commandant fit son apparition à l’angle du chemin de ronde, et Lénipobra surgit à son tour dans leur champ de vision. Il tenait Dorolow serrée contre le flanc de sa combinaison et, alourdi par son poids, franchissait les murs par longues enjambées, soutenu tant bien que mal par son anti-g.

Ils repartirent en direction de la navette. Jandraligeli distinguait des mouvements sur la route derrière le temple et ; de part et d’autre, des tirs isolés s’élevaient dans la jungle. Lamm voulait prendre le temple d’assaut avec son canon à plasma et vaporiser quelques moines, mais Kraiklyn ordonna le repli. Lamm jeta le canon à terre et s’envola seul vers la navette en jurant d’une voix tonitruante sur le canal général, par lequel Yalson tentait vainement de contacter les Bratsilakins.

Ils retraversèrent avec peine la zone de joncs et de broussailles sous le chuintement incessant des décharges de plasma pendant que Jandraligeli les couvrait. De temps à autre ils étaient contraints de se baisser quand des tirs-projectiles de petit calibre venaient trouer la verdure autour d’eux.

Ils s’affalèrent dans le hangar de la Turbulence Atmosphérique Claire au côté de la navette qui, encore toute chaude, cliquetait et craquait de partout en se refroidissant après son ascension rapide dans l’atmosphère de Marjoin.

Personne n’avait envie de parler. On se contentait de rester assis ou couché sur le pont ; quelques-uns étaient adossés à la paroi tiède de la navette. Les plus visiblement affectés étaient ceux qui avaient pénétré à l’intérieur du temple, mais même les autres, qui n’avaient fait qu’entendre le branle-bas de combat sur leur communicateur, paraissaient légèrement en état de choc. Casques et armes reposaient çà et là autour d’eux.

— Le « Temple de la Lumière », prononça enfin Jandraligeli avant de pousser une espèce de petit rire nasal.

— Le « Temple de la Merde », oui ! lança Lamm.

— Mipp, demanda Kraiklyn d’une voix lasse en s’adressant à son casque, des nouvelles des Bratsilakins ?

Mipp, qui se trouvait toujours sur le pont miniature de la TAC, leur apprit qu’on ne recevait toujours rien.

— On devrait leur lâcher une bombe sur la gueule ! déclara Lamm. Les écrabouiller, ces salauds de moines.

Pas de commentaire. Yalson se leva lentement, sortit du hangar et, la tête basse, son casque dans une main et son arme dans l’autre, gravit d’un pas lourd l’escalier menant au pont supérieur.

— Je crains qu’on n’ait plus de radar, annonça Wubslin en refermant une trappe d’inspection. (Il sortit de sous le nez de la navette en roulant sur lui-même.) Cette première salve ennemie…

Sa voix s’éteignit.

— Au moins, on n’a pas de blessés, fit Neisin. (Il regarda Dorolow.) Ça va mieux, tes yeux ? (L’interpellée hocha la tête mais garda les paupières closes. Neisin acquiesça à son tour.) C’est bien pis quand il y a des blessés. On a eu de la chance. (Il plongea la main dans un petit paquetage accroché à l’avant de sa combinaison et en sortit un petit récipient métallique. Il suça la tétine qui en formait l’extrémité et grimaça.) Ouais, on a eu de la chance. Et ça n’a pas traîné pour eux non plus. (Il se mit à branler du chef sans regarder personne en particulier, indifférent au fait que personne ne semblait l’écouter.) Vous avez vu, tous ceux qu’on a perdus étaient de la même… Je veux dire qu’ils allaient par deux… ou par trois… non ?

Il but une nouvelle gorgée et secoua la tête. À côté de lui, Dorolow lui tendit la main. Neisin la dévisagea, surpris, puis lui tendit sa petite fiasque. Elle en prit une gorgée et la lui rendit. Neisin regarda autour de lui, mais personne d’autre n’en voulait.

Horza restait silencieux. Il fixait obstinément l’éclairage froid du hangar en essayant de ne plus revoir la scène à laquelle il avait assisté dans les profondeurs obscures du temple.

La Turbulence Atmosphérique Claire sortit de son orbite en employant ses propulseurs à fusion et se dirigea vers le bord externe du puits de gravité de Marjoin, où elle pourrait mettre à feu ses propulseurs à gauchissement. Elle ne reçut aucun signal des Bratsilakins, et ne bombarda pas le Temple de la Lumière. Au lieu de cela, elle se dirigea vers l’Orbitale de Vavatch.

À partir des transmissions radio en provenance de la planète, ils reconstituèrent ce qui s’était passé là-bas, ce qui avait poussé les moines et les prêtres à s’armer de manière aussi conséquente. Deux des nations de Marjoin étaient en guerre et, situé à la frontière entre ces deux pays, le temple se tenait perpétuellement prêt à riposter. L’un des deux États était vaguement socialiste, et l’autre d’inspiration plutôt religieuse ; les prêtres du Temple de la Lumière constituaient une des sectes de cette foi militante. Le conflit avait partiellement pour origine les hostilités d’envergure galactique qui se déroulaient autour de la planète, en plus d’en être un reflet miniature et approximatif. Et c’était ce reflet-là, se dit Horza, qui avait causé la mort des membres de la Compagnie, autant que les éclairs-laser réfléchis par le cristal.

Horza n’était pas très sûr de pouvoir dormir cette nuit-là. Il resta couché, tout éveillé, pendant des heures, à écouter les cauchemars discrets de Wubslin. Puis on frappa doucement à la porte de leur cabine, et Yalson vint s’asseoir sur sa couchette. Elle posa la tête sur son épaule et tous deux se tinrent un instant enlacés. Au bout d’un moment, elle le prit par la main et l’entraîna silencieusement dans la coursive, dans la direction opposée au mess – où la lumière et les accents distants de la musique indiquaient qu’un Kraiklyn insomniaque se relaxait grâce à une petite fiasque et une bande holoson – jusqu’à la cabine qu’avaient partagée Gow et kee-Alsorofus.

Là, dans la pénombre, sur un petit lit imprégné d’odeurs étranges et plein de textures inconnues, ils rejouèrent une scène éternelle qui, dans leur cas – et ils le savaient pertinemment –, représentait une hybridation presque inéluctablement stérile entre deux espèces, deux cultures que séparaient des milliers d’années-lumière. Puis ils s’endormirent.

Bilan : un

Fal ’Ngeestra regardait dériver les ombres des nuages sur la plaine lointaine, à dix kilomètres d’elle et à un kilomètre d’altitude ; elle poussa un soupir et releva la tête pour embrasser du regard les monts coiffés de neige, tout au bout de la steppe déserte. La chaîne de montagnes se dressait à une trentaine de kilomètres, mais ses pics se découpaient très nettement dans l’air limpide, qu’ils emplissaient de roc et de blancheur resplendissante. Même à cette distance, et vus à travers une telle couche d’atmosphère, l’œil frémissait sous leur éclat.

Elle se détourna et foula les larges dalles de la terrasse du chalet en traînant un peu la jambe, ce qui ne convenait guère à son jeune âge. Au-dessus de sa tête, la tonnelle débordait de fleurs rouges et blanches et projetait au sol des ombres parfaitement quadrillées. La jeune femme traversa les motifs réguliers d’ombre et de lumière ; sa chevelure se ternissait et se parait d’or tour à tour, à mesure que sa démarche saccadée l’amenait dans l’ombre ou au contraire en plein jour.

La grosse silhouette gris métallisé du drone nommé Jase apparut tout au bout de la terrasse : il sortait justement du chalet. Fal sourit en l’apercevant et prit place sur un banc de pierre qui saillait du muret, intercalé entre la terrasse et le panorama. On avait beau être en altitude, la journée était tiède et il n’y avait pas de vent ; Fal épongea un léger voile de transpiration sur son front tandis que le vieux drone traversait en flottant dans les airs l’espace qui les séparait. Les rais de soleil obliques se succédèrent sur sa coque selon un rythme régulier. La machine se posa sur les dalles au pied du banc de manière que sa partie supérieure, large et plane, arrive au niveau de la tête de Fal.

— Quelle belle journée, n’est-ce pas, Jase ? fit cette dernière en reportant son regard sur les monts lointains.

— En effet, répondit le drone.

Il était doté d’une voix exceptionnellement grave et riche en tonalités, qu’il ne se privait d’ailleurs pas d’exploiter à fond. Depuis un millier d’années ou plus, les drones de la Culture possédaient des champs-auras dont la coloration variait selon leur humeur, ce qui leur conférait un équivalent de langage gestuel et facial. Mais Jase était vieux. Il avait été fabriqué bien avant l’invention des champs-auras, et avait toujours refusé les remaniements nécessaires à leur installation. Il préférait se fier à sa voix pour exprimer ses sentiments, ou bien demeurer insondable.

— Quel dommage ! reprit Fal en secouant la tête, les yeux toujours rivés aux lointains sommets enneigés. Comme j’aimerais pouvoir faire de l’escalade !

Elle émit un petit bruit de dépit en contemplant sa jambe droite, tendue toute raide devant elle. Elle s’était fait une fracture huit jours plus tôt en escaladant les montagnes qui s’élevaient de l’autre côté de la plaine, et sa jambe était à présent prise dans un réseau d’attelles constitué de fines bandes-champs et dissimulé sous un fuseau moulant très à la mode.

Normalement, songea-t-elle, Jase devrait profiter de l’occasion pour me faire la leçon : Il est recommandé dans ce cas de se munir d’un harnais flotteur, ou d’emmener un drone sauveteur ; en tout cas, on ne part jamais seul. Pourtant, l’antique machine resta muette. Fal tourna vers elle son visage au hâle éclatant.

— Alors, Jase, que venais-tu m’annoncer ? On a besoin de mes services ?

— Je le crains, en effet.

Fal s’installa aussi confortablement que possible sur son banc de pierre et croisa les bras. Jase fit jaillir de sa coque un court champ de force afin de soutenir la jambe raide de la jeune fille, qui lui semblait placée dans une mauvaise position, tout en sachant très bien qu’en fait, les attelles magnétiques en supportaient tout le poids.

— Crache le morceau, insista-t-elle.

— Tu te rappelleras peut-être le synopsis quotidien d’il y a dix-huit jours. On y mentionnait un de nos astronefs, assemblé par une unité-usine située dans l’Espace Intérieur du Golfe Morne ; la station a dû s’autodétruire, et le vaisseau qu’elle avait construit de bric et de broc a fait de même un peu plus tard.

— Je m’en souviens, dit Fal, qui n’oubliait jamais grand-chose, et surtout pas les synopsis quotidiens. Il s’agissait d’un vaisseau bâtard, le but de l’usine ayant été de mettre en sécurité un Mental de VSG.

— Eh bien, reprit Jase d’un ton légèrement empreint de lassitude, il se trouve que cela nous pose un problème.

Fal sourit.

Pour la conduite de la guerre où elle s’était engagée, la Culture se reposait abondamment sur ses machines, qu’il s’agisse de définir sa stratégie ou de l’appliquer dans la pratique ; cela ne faisait aucun doute. On avait d’ailleurs quelque raison de soutenir que la Culture était ses machines, qu’au fond, celles-ci la représentaient plus fidèlement que les sujets humains, considérés individuellement ou en groupe. Les Mentaux que manufacturaient à présent les unités-usines, les Orbitales sûres et les VSG de grande envergure comptaient parmi les artefacts les plus raffinés de toute la galaxie. Leur intelligence était si grande qu’aucun humain ne pouvait plus en prendre la mesure ; quant aux machines elles-mêmes, elles étaient incapables de s’expliquer devant une forme de vie aussi limitée.

Qu’il s’agisse de pareils colosses intellectuels ou du plus petit circuit de micromissile (à peine plus malin qu’une mouche) en passant par les machines plus courantes mais tout aussi conscientes, et par les ordinateurs intelligents (mais toujours mécanistes et prévisibles), bien avant qu’on commence même à envisager la guerre idirane, la Culture avait parié sur les machines plutôt que sur le cerveau humain. La raison en était que cette société se percevait comme consciencieusement rationnelle ; or, les machines (même conscientes) étaient davantage à même de parvenir à ce but ultime et, à partir de là, d’en faire un usage plus efficace. Ce dont se satisfaisait la Culture.

En outre, de cette façon, ses citoyens humains se retrouvaient libres de se concentrer sur ce qui comptait réellement dans la vie, à savoir le sport, le jeu, les affaires de cœur, l’étude des langues mortes, des sociétés barbares et des problèmes insolubles, et l’escalade de montagnes sans harnais de sécurité.

Un observateur portant un regard critique sur cet état de fait aurait pu croire les Mentaux susceptibles de s’indigner, ou de se court-circuiter en apprenant que certains humains se montraient en réalité tout aussi capables qu’eux – voire ponctuellement supérieurs – lorsqu’il s’agissait d’évaluer correctement tel ou tel ensemble de faits. Mais il n’en était rien. Les Mentaux éprouvaient au contraire une certaine fascination en constatant qu’un conglomérat de facultés mentales aussi dérisoire et aussi chaotique puisse, par quelque tour de passe-passe neuronal, fournir une réponse aussi valable que la leur à un problème donné. Il existait naturellement une explication à cela, qu’il fallait peut-être chercher dans une certaine structure mentale articulée autour de la cause et de l’effet ; et cette structure, malgré leurs pouvoirs quasi divins, les Mentaux avaient encore du mal à la saisir dans le détail. Le phénomène était aussi en rapport étroit avec le simple poids du nombre.

En effet, la Culture comptait plus de dix-huit trillions d’individus, pratiquement tous bien nourris, copieusement éduqués et dotés d’un esprit éveillé ; seuls trente ou quarante d’entre eux possédaient la faculté inaccoutumée de prévoir et d’évaluer les événements avec la même compétence qu’un Mental bien informé (catégorie dont il existait à présent plusieurs centaines de milliers de représentants). On ne pouvait totalement exclure le simple facteur chance ; si l’on jette en l’air dix-huit trillions de pièces de monnaie pendant un laps de temps suffisant, il y en aura forcément quelques-unes pour retomber indéfiniment du même côté.

Fal ’Ngeestra était une Référente, c’est-à-dire qu’elle faisait partie des trente ou quarante individus qui, parmi dix-huit trillions d’autres, pouvaient formuler une opinion intuitive sur ce qui allait se passer, ou dire pourquoi, à son avis, tel événement s’était déroulé ainsi et pas autrement, en tombant presque toujours juste. On lui soumettait constamment des problèmes, des idées ; elle-même était évaluée en permanence, et on la mettait sans cesse à contribution. Rien de ce qu’elle disait ou faisait n’était jamais perdu ; rien de ce qu’elle ressentait ne passait inaperçu. Elle avait néanmoins insisté pour que la Culture la laisse livrée à elle-même, sans surveillance, lorsqu’elle faisait de l’escalade, seule ou avec des amis. Elle emportait un terminal de poche afin de pouvoir tout enregistrer, mais ne conservait aucun lien-temps réel avec les différentes manifestations du réseau Mental de la Plate-forme où elle vivait.

C’était à cause de cette volonté farouche qu’une équipe de sauvetage l’avait retrouvée gisant dans la neige, la jambe fracassée, au bout d’un jour et d’une nuit de recherches.

Le drone Jase entreprit de lui rapporter en détail la fuite du vaisseau sans nom, son abandon de l’unité-mère, son interception et, finalement, son autodestruction. Mais Fal avait détourné la tête et n’écoutait qu’à demi. Ses prunelles et ses pensées retournaient obstinément se fixer sur les lointaines pentes enneigées où elle espérait grimper à nouveau d’ici quelques jours, dès que ces os horripilants seraient enfin ressoudés.

La montagne était magnifique. On voyait d’autres sommets depuis la terrasse arrière du chalet, qui donnait vers le haut de la chaîne ; ils avaient beau s’élancer dans le ciel bleu limpide, ils n’en restaient pas moins timides comparés à ces formidables pics effilés, de l’autre côté de la plaine. C’était pour cela qu’ils l’avaient installée dans ce chalet ; elle le savait pertinemment. On espérait qu’elle escaladerait les cimes les plus proches, sans prendre la peine de sauter dans un aéro pour traverser la plaine. Cependant, leur raisonnement était absurde ; ils devaient lui laisser voir les montagnes, sinon elle ne serait plus elle-même. Or, dès qu’elle les avait sous les yeux, il fallait qu’elle les escalade. Les imbéciles !

Sur une planète, songea-t-elle, on ne les verrait pas aussi bien. Elles jaillissent si brusquement du sol qu’on n’en apercevrait pas les premiers contreforts.

Chalet, terrasse, montagne et plaine, tout cela se trouvait sur une Orbitale. Entièrement due à la main de l’homme, au moins dans la mesure où ils avaient construit les machines qui en avaient elles-mêmes construit d’autres… et ainsi de suite. Cette Plateforme d’Orbitale était presque parfaitement plate ; en réalité, dans le sens de la hauteur elle était légèrement concave mais, puisque le diamètre interne de l’Orbitale achevée (qui n’avait acquis sa forme définitive qu’après la jonction de toutes les Plates-formes individuelles et la levée du dernier cloisonnement) dépassait les trois millions de kilomètres, sa courbure était bien moindre que la surface convexe d’un globe quelconque habitable par des humains. C’est pourquoi, de son observatoire élevé, Fal pouvait distinguer le pied des lointaines montagnes.

Elle songea qu’il devait être étrange de vivre sur une planète et de contempler un horizon courbe ; par exemple, sur l’océan, d’y voir apparaître la partie supérieure d’un navire avant de découvrir tout le reste.

Elle prit brusquement conscience d’un fait : si elle pensait aux planètes, c’était à cause de ce que venait de lui dire Jase. Elle se retourna et contempla avec sérieux la machine gris foncé en faisant appel à sa mémoire à court terme pour retrouver exactement les mots qu’il avait prononcés.

— Dans l’hyperespace, le Mental en question est passé sous la surface de la planète ? Et ensuite, il s’y est enfoncé par gauchissement ?

— C’est l’intention qu’il a annoncée en traçant son message codé avant de s’autodétruire. Puisque la planète est toujours là, il faut croire qu’il a réussi. Dans le cas contraire, un demi pour cent au moins de sa masse aurait réagi à la substance de la planète en se comportant comme de l’antimatière.

— Je vois. (Fal se gratta la joue du bout du doigt.) Je croyais que c’était impossible ? fit-elle d’un ton interrogateur en regardant Jase.

— Quoi donc ?

— Eh bien, mais… (Elle fronça les sourcils en constatant qu’il ne la comprenait pas instantanément et agita impatiemment la main.) De faire ce qu’il a fait. De passer sous un objet aussi gros dans l’hyper-espace et de rebondir ensuite. On m’a dit que, même nous, nous ne pouvions pas faire ça.

— Ce Mental avait appris la même leçon, seulement il était dans une situation désespérée. Le Conseil Général de Guerre lui-même a décidé que nous devions tenter de reproduire son exploit en employant un Mental similaire, ainsi qu’une planète de rechange.

— Et alors ? demanda Fal en souriant de son expression.

— Pas un Mental n’a voulu l’envisager ; beaucoup trop dangereux. Même ceux qui avaient voix au chapitre au Conseil de Guerre ont élevé des objections.

Fal éclata de rire, la tête levée vers les fleurs rouges et blanches enroulées autour de la tonnelle. Jase – qui, au tréfonds de lui-même, était un grand romantique – compara son rire au son cristallin des torrents de montagne ; il en effectuait toujours un enregistrement à lui seul destiné, même quand il se réduisait à un simple gloussement, voire un ricanement. Même quand elle se montrait obscène. Toutes conscientes qu’elles fussent, les machines ne pouvaient mourir de honte, et Jase ne l’ignorait pas ; néanmoins, il savait que c’était exactement ce qui lui arriverait si Fal en venait un jour à se douter de quelque chose. La jeune fille cessa de rire et dit :

— À quoi ressemble ce truc, au fait ? Je veux dire, on ne les voit jamais nus, ils sont toujours contenus dans quelque chose… un vaisseau spatial, par exemple. Et de quoi s’est-il servi pour le gauchissement ?

— Vu de l’extérieur, répondit Jase de sa voix habituelle, calme et mesurée, c’est un ellipsoïde. Champs rentrés, il évoque un vaisseau de très petite taille. Environ dix mètres de long sur deux et demi de diamètre. À l’intérieur, il comprend des millions de composants, dont les plus importants restent les zones de réflexion-mémorisation du Mental proprement dit ; ce sont elles qui justifient son poids énorme, à cause de leur densité. L’ensemble pèse près de quinze mille tonnes. Il possède sa propre source d’énergie, bien sûr, ainsi que plusieurs générateurs de champ dont n’importe lequel peut, sur demande, jouer le rôle de moteur auxiliaire, ce pour quoi ils sont d’ailleurs conçus dès le départ. Seule l’enveloppe externe se maintient en permanence dans l’espace réel ; le reste – du moins les éléments intelligents – demeure dans l’hyperespace. En partant du principe – et en l’espèce, nous n’avons pas le choix – que le Mental s’est conformé à ses intentions, il ne disposait que d’une seule façon d’y arriver, étant donné qu’il n’a ni propulseur à gauchissement ni déplaceur.

Jase marqua un temps d’arrêt. Fal se redressa sur son banc, les coudes posés sur les genoux, les mains jointes sous le menton. Il vit qu’elle transférait son poids sur le bas de ses reins et nota la grimace fugitive qui se peignait sur ses traits. Jase en conclut qu’elle n’était plus très à l’aise sur la pierre dure du banc et ordonna à l’un des drones du chalet d’apporter des coussins.

— Le Mental possède bien une unité-gauchisseur interne, reprit-il, mais uniquement prévue pour développer de microscopiques volumes-mémoires afin de ménager plus d’espace autour des sections informationnelles – ce sont des particules élémentaires de troisième niveau disposées en spirale – qu’il désire modifier. Or, la limite normale d’accroissement du volume sur cette unité-gauchisseur reste inférieure à un millimètre cube ; le Mental du vaisseau a dû trouver le moyen de la bricoler pour qu’elle englobe son volume tout entier et le fasse réapparaître sous la surface de la planète. Il est logique que son choix se soit porté sur un espace dégagé et rempli d’air ; les tunnels du Complexe de Commandement représentaient une solution idéale. Et c’est là qu’il a déclaré vouloir se diriger.

— Je vois, répondit Fal en hochant la tête. Entendu. Maintenant, quels sont… Oh !

Un petit drone portant deux gros coussins venait de surgir à son côté.

— Mmm… Merci. (Elle prit appui sur une main pour en glisser un sous elle, puis cala l’autre dans son dos. Le drone repartit dans les airs en direction du chalet. Fal s’installa confortablement.) C’est toi qui les as commandés pour moi ? fit-elle.

— Pas du tout, répondit-il, secrètement ravi. Mais qu’allais-tu me demander ?

— Ces tunnels, reprit Fal en se penchant à nouveau en avant, mais cette fois sans faire la grimace. Ce Complexe de Commandement dont tu parles… De quoi s’agit-il ?

— En bref, d’une paire de tunnels de vingt-deux mètres de diamètre qui serpentent en boucle, cinq kilomètres sous la surface. L’ensemble mesure plusieurs centaines de kilomètres de long. Les trains qui y circulent ont été conçus pour jouer en temps de guerre le rôle de centres de commandement mobiles, par un État aujourd’hui disparu, datant de l’époque où la planète en était au stade Trois : Moyennement Civilisée. À l’époque, l’armement y avait atteint le niveau technologique de la bombe à fusion lâchée par fusée transplanétaire téléguidée. Le Complexe de Commandement était destiné à…

— Je m’en doute, coupa Fal avec un petit geste de la main. Les protéger et leur permettre de rester constamment en mouvement de manière qu’on ne puisse pas les bombarder. C’est ça ?

— C’est ça.

— De quoi était fait le manteau rocheux ?

— De granité, fit Jase.

— Batholithique ?

— Je vérifie. (Puis :) En effet. Tu as deviné juste : c’était un batholithe.

— Un batholithe ? fit Fal en haussant les sourcils. Un seul ?

— Un seul.

— Nous parlons d’un monde à gravité plutôt faible, alors ? Avec une croûte terrestre épaisse ?

— Vrai dans les deux cas.

— Je vois. Et le Mental se trouve donc à l’intérieur de ces…

Son regard courut le long de la terrasse, sans s’arrêter sur rien de particulier ; mentalement, elle se représentait une enfilade de tunnels obscurs… en se disant qu’au-dessus pesaient sans doute d’impressionnantes montagnes : avec une pareille épaisseur de granite et une gravité faible, l’endroit devait être idéal pour l’escalade. Puis elle revint à la machine.

— Alors, que s’est-il passé ? Il s’agit d’une Planète des Morts ; est-ce que les autochtones se sont éliminés eux-mêmes ?

— Absolument ; à l’arme bactériologique, et non nucléaire. Jusqu’au dernier humanoïde, il y a de cela onze mille ans.

— Mmm…

Fal opina. On comprenait que les Dra’Azon aient fait du Monde de Schar une de leurs Planètes des Morts. Quand on était une super-espèce constituée d’énergie pure qui se tenait depuis très longtemps à l’écart de la vie normale, matérielle, de la galaxie, et qu’on avait la prétention d’isoler et de préserver une planète par-ci par-là pour en faire un monument bien choisi consacré à la mort, ce genre de futilités, on avait des raisons de placer en tête de liste le Monde de Schar, avec la brève et sordide histoire qui était la sienne.

Une idée lui vint.

— Comment se fait-il que ces tunnels ne se soient pas remblayés, depuis tout ce temps ? Avec la pression exercée par au moins cinq kilomètres de roche…

— On l’ignore, soupira Jase. Les Dra’Azon se sont montrés peu disposés à nous renseigner. Il se peut que les concepteurs du Complexe l’aient conçu pour résister aussi longtemps à la pression. C’est peu probable, je l’admets, mais ces gens étaient fort ingénieux.

— Dommage qu’ils n’aient pas réservé un peu plus d’ingéniosité à la cause de leur propre survie, au lieu de se concocter un génocide aussi efficace que possible, remarqua Fal avec un petit reniflement.

Jase reçut cette déclaration avec plaisir, mais y détecta simultanément (surtout dans le petit bruit nasal qui l’accompagna) une trace de suffisance paternaliste ; la Culture avait beaucoup de mal à ne pas se montrer méprisante quand elle examinait les erreurs commises par les sociétés moins évoluées qu’elle, en oubliant que les civilisations originelles perdues dans son propre passé de métisse avaient en leur temps montré les mêmes défaillances. Toutefois, le raisonnement de base restait valable : l’expérience et le bon sens prouvaient que le meilleur moyen d’éviter l’anéantissement de l’espèce était de ne pas se doter au départ des moyens le permettant.

— Ainsi, reprit Fal qui, les yeux baissés, donnait de petits coups de talon sur les dalles grises avec sa jambe valide, le Mental est dans les tunnels, et les Dra’Azon à l’extérieur. Qu’est-ce que c’est que cette limite, cette Barrière de la Sérénité dont tu parles ?

— La moitié de la distance séparant la planète de la plus proche étoile, comme d’habitude : dans le cas du Monde de Schar : trois cent dix années-lumière standards, du moins en ce moment.

— Et alors… ? (Elle tendit la main vers Jase et leva la tête en haussant les sourcils. L’ombre des fleurs bougea sur sa nuque : la plus suave des brises venait de se lever et caressait à présent la pergola fleurie au-dessus de sa tête.) Où est le problème ?

— Eh bien, répondit Jase, si on a laissé entrer le Mental, c’est uniquement parce qu’il était…

— En détresse, oui. Je sais. Continue.

Jase, qui, depuis le jour où elle lui avait apporté une fleur de la montagne, ne lui en voulait plus de lui couper sans arrêt la parole, poursuivit :

— Il existe sur le Monde de Schar une base de taille modeste, comme sur toutes les Planètes des Morts ou presque. Et, comme toujours, le personnel en est une petite société non dynamique, officiellement neutre, ayant atteint une certaine maturité galactique…

— Le Métamorphe, coupa à nouveau Fal, mais avec lenteur, comme si elle venait de percer une énigme qui la tracassait depuis des heures, et dont la solution aurait pourtant dû lui paraître simple. (Elle contempla à travers la tonnelle un ciel bleu où évoluaient paresseusement quelques petits nuages, puis reporta son regard sur la machine.) C’est bien ça, hein ? Il s’agit de ce Métamorphe qui… et aussi de cette femme de Circonstances Spéciales, Balvéda ; et ce Monde, c’est l’endroit où il faut être sénile pour gouverner. Ces gens sont des Métamorphes, et ce type… (Elle s’interrompit et fronça les sourcils.) Mais je le croyais mort.

— Nous n’en sommes plus aussi sûrs. Le dernier message de l’UCG Énergie Nerveuse semble indiquer qu’il a pu s’échapper.

— Qu’est-il arrivé à cette UCG ?

— Nous ne le savons pas. Le contact a été coupé au moment où elle tentait de capturer le vaisseau idiran au lieu de le détruire. L’un comme l’autre sont portés disparus.

— Le capturer, hein ? fit Fal d’un ton acerbe. Encore un Mental frimeur. Bref, je ne me trompe pas, si ? Les Idirans peuvent utiliser ce type… comment s’appelle-t-il, d’ailleurs ? Est-ce qu’on le sait ?

— Oui : Bora Horza Gobuchul.

— Tandis que nous, nous n’avons pas de Métamorphe.

— Si, une, mais elle se trouve actuellement à l’autre bout de la galaxie, en mission urgente sans rapport avec la guerre ; il nous faudrait une demi-année pour l’envoyer là-bas. Par ailleurs, elle n’a jamais mis les pieds sur le Monde de Schar ; et là où ça se complique, c’est que Bora Horza Gobuchul, lui, y a déjà séjourné.

— Je vois.

— De plus, des informations non confirmées laissent entendre que la flotte idirane responsable de la destruction du vaisseau en fuite a également tenté – mais en vain – de suivre le Mental jusque sur le Monde de Schar en expédiant une petite troupe au sol. Donc, le Dra’Azon concerné va former des soupçons. Il laissera peut-être passer Bora Horza Gobuchul, puisque celui-ci a déjà travaillé comme sentinelle de la planète, mais ce n’est pas certain. Quant aux autres, c’est pratiquement exclu.

— Naturellement, il se peut aussi que ce pauvre type soit mort à l’heure qu’il est.

— Les Métamorphes sont réputés coriaces ; en outre, il paraît peu sage de considérer uniquement cette possibilité.

— Donc, tu crains qu’il n’arrive jusqu’à ce précieux Mental, et qu’il ne le rapporte aux Idirans.

— Ce n’est pas impossible.

— En supposant que cela se soit réellement passé, Jase, reprit Fal en plissant les yeux et en se penchant vers la machine, qu’est-ce que ça peut faire ? Quelle importance, sincèrement ? Qu’arriverait-il si les Idirans mettaient la main sur ce petit Mental prétendument si malin ?

— Considérant que nous allons de toute façon gagner la guerre…, répondit pensivement Jase, cela pourrait rallonger le processus d’une poignée de mois.

— Ça fait combien, ça ?

— Disons, entre trois et sept. Tout dépend de la main.

Fal sourit.

— Et le problème est que ce Mental ne peut pas s’autodétruire sans rendre cette Planète des Morts encore plus morte qu’elle n’est. En fait, elle se transformerait illico en ceinture d’astéroïdes, reprit-elle.

— Tout juste.

— Conclusion, ce petit malin n’aurait pas dû prendre la peine d’échapper au naufrage ; son devoir était en fait de sombrer avec le navire.

— On appelle ça l’instinct de survie. (Jase vit Fal hocher la tête et marqua une pause avant de poursuivre.) Un trait de caractère programmé chez la plupart des êtres vivants. (La machine soupesa ostensiblement la jambe blessée de la jeune fille dans son champ de soutien.) Encore qu’il y ait des exceptions, naturellement…

— C’est ça, répliqua Fal avec un sourire qu’elle voulait condescendant. Très amusant, Jase.

— Tu saisis donc le problème.

— Je saisis. Bien sûr, on pourrait débarquer en force et réduire la planète en miettes si nécessaire, et tant pis pour les Dra’Azon, ajouta-t-elle en souriant.

— Certes, concéda Jase, et mettre ainsi en péril l’issue de la guerre en éveillant l’hostilité d’une puissance dont le nombre (d’ailleurs complètement inconnu) traduit l’étendue même de son immensité. Nous pourrions également nous rendre aux Idirans, mais je doute que nous choisissions cette solution-là.

— Ma foi, autant considérer toutes les options disponibles, fit-elle en riant.

— Absolument.

— Bon, si c’est tout ce que tu avais à me dire, laisse-moi réfléchir un moment maintenant, dit Fal ’Ngeestra en se redressant sur son banc. (Elle bâilla en s’étirant.) Tout ça m’a l’air fort intéressant. (Elle secoua la tête.) Mais il y a un petit côté « l’affaire est entre les mains des dieux » là-dedans. Communique-moi… tout ce qui pourra te paraître utile. J’aimerais me concentrer quelque temps sur cet aspect de la guerre ; donne-moi toutes les informations dont nous disposons sur le Golfe Morne… en tout cas, tout ce qui est de mon ressort. D’accord ?

— D’accord.

— Mmm…, reprit Fal en opinant vaguement, le regard perdu dans le vide. Oui… tout ce qu’on sait de cette région… Je veux dire, sur ce volume…

Sa main dessina un cercle qui, dans son imagination, englobait plusieurs millions d’années-lumière cubes.

— Très bien, dit Jase en sortant progressivement du champ de vision de la jeune fille.

Il retraversa la terrasse en direction du chalet, sous les fleurs et le quadrillage de lumière et d’ombre.

Fal resta seule, à se balancer d’avant en arrière en chantonnant à voix basse, les mains plaquées sur la bouche et les coudes posés sur les genoux, dont l’un était fléchi et l’autre raide.

Nous voilà prêts à massacrer des immortels, songea-t-elle, et sur le point d’interférer avec ce que la plupart des êtres vivants considéreraient comme des dieux. Et voilà que je suis censée trouver une issue à cette situation ridicule, qui se déroule de surcroît à quelque quatre-vingt mille années-lumière d’ici. Quelle blague… La barbe. Si seulement ils m’avaient permis d’être une Référente de Terrain, d’aller là où les choses se passent, au lieu de m’enterrer ici, tellement loin qu’il faut deux ans pour y aller. Enfin…

Elle changea de position et s’assit de biais sur le banc afin que sa jambe cassée repose à l’horizontale ; puis elle tourna la tête vers les montagnes étincelantes, à l’autre bout de la plaine. Calant son coude contre le parapet de pierre, puis son menton dans le creux de sa main, elle s’absorba dans le spectacle.

Elle se demanda s’ils respectaient effectivement leur promesse de ne pas la surveiller quand elle partait faire de l’escalade. Elle les croyait bien capables de la faire suivre à distance par un petit drone ou un micromissile, ce genre de chose, au cas où il lui arriverait malheur. Après l’accident, la chute, ils avaient pu la laisser là toute seule, à demi morte de froid, de frayeur et de douleur, pour mieux la convaincre qu’ils ne la tenaient pas à l’œil, et observer les effets, du moment qu’elle n’était pas vraiment en danger de mort. Après tout, elle connaissait bien le fonctionnement des Mentaux. Elle-même aurait envisagé cette initiative, si elle avait détenu le pouvoir.

Je devrais peut-être tout envoyer promener ; m’en aller, tout simplement. Leur dire d’aller se faire foutre avec leur guerre. Le problème, c’est que… Tout ça ne me déplaît pas vraiment…

Elle baissa les yeux sur sa main, qu’un rayon de soleil illuminait d’or brun. Elle l’ouvrit, la referma, contempla ses doigts. Entre trois et sept… Elle pensa aux mains idiranes. Tout dépend de…

Elle reporta son regard sur les lointaines montagnes, par-dessus la plaine mouchetée d’ombres, et poussa un soupir.

5. Mégavaisseau

Vavatch s’étirait dans l’espace tel le bracelet d’un dieu. Ce cerceau de quatorze millions de kilomètres jetait mille feux dorés et bleus sur la toile de fond noir de jais des espaces alentour. Tandis que la Turbulence Atmosphérique Claire gauchissait l’espace en direction de l’Orbitale, la plupart des membres de la Compagnie regardaient le but de leur voyage se rapprocher sur le grand écran du mess. L’océan aigue-marine qui recouvrait la quasi-totalité de cet artefact au matériau de base ultradense était piqueté de nuages blancs amassés en gigantesques systèmes orageux ou en vastes matelas dont certains semblaient s’étendre sur toute la circonférence – trente-cinq mille kilomètres – de l’Orbitale en lente rotation.

On n’apercevait la terre ferme que sur un des côtés de la bande de mer circulaire ; elle se pressait contre un des murs de retenue qui, dressé à l’oblique, paraissait fait de cristal pur. Bien qu’à cette distance le croissant de terre prenne des allures d’infime fibre brune déposée au bord d’un énorme rouleau déplié de tissu bleu vif, il mesurait bien deux mille kilomètres de large ; il n’y avait pas pénurie de terre sur Vavatch.

Néanmoins, la principale attraction de Vavatch était et avait toujours été les Mégavaisseaux.

— Tu n’as donc pas de religion ? demanda Dorolow à Horza.

Si, répliqua-t-il sans quitter des yeux l’écran mural situé au-dessus de la grande table du mess. Celle de ma propre survie.

— Alors ta religion mourra avec toi. Comme c’est triste ! déclara-t-elle en revenant à son tour à l’écran.

Le Métamorphe ne releva pas la remarque.

Cet échange de propos avait commencé lorsque Dorolow, frappée par la beauté de l’immense Orbitale, avait exprimé sa conviction : Vavatch avait beau être le fait de créatures indignes, en rien meilleures que les humains, elle n’en demeurait pas moins la preuve triomphante de la puissance de Dieu, car Dieu avait fait l’Homme, ainsi que toutes les autres créatures dotées d’une âme. Horza avait manifesté son désaccord, profondément irrité de l’entendre utiliser le produit incontestable de l’intelligence et du labeur acharné pour justifier le système de croyance parfaitement irrationnel qui était le sien.

Yalson, qui avait pris place à table à côté de Horza et dont le pied caressait doucement la cheville du Métamorphe, posa ses coudes sur la surface plastifiée, entre les assiettes et les cruches à bec.

— Et ils vont faire sauter tout ça dans quatre jours. Quel gâchis, merde !

Parade qui aurait peut-être suffi à détourner la conversation s’ils avaient eu le temps d’en apprécier l’efficacité. Mais à ce moment-là, le haut-parleur du mess émit un crépitement sec, puis transmit en clair la voix de Kraiklyn, lequel se trouvait alors sur la passerelle.

— J’ai pensé que vous voudriez voir ça, les gars.

À la lointaine Orbitale succéda un écran noir où se mit alors à clignoter un message :

ALARME / SIGNAL D’ALARME / SIGNAL D’ALARME / SIGNAL D’ALARME / ALERTE : À TOUS LES APPAREILS ! L’ORBITALE ET LE MOYEU DE VAVATCH AVEC TOUTES LEURS UNITÉS ANCILLAIRES SERONT DÉTRUITS, JE RÉPÈTE DÉTRUITS À EXACTEMENT A/4872. 0001 HEURE-MARAIN (ÉQUIVALENT HEURE MOYEU-G 00043. 2909. 401 ; ÉQUIVALENT HEURE BRAS GALACTIQUE TROIS 09. 256. 8 ; ÉQUIVALENT HEURELATIVE IDIR QU’URIBALTA 359. 0021 ; ÉQUIVALENT HEURE-VAVATCH SEG 7e 4010. 5) PAR INTRUSION NIVEAU NOVA EN HYPERGRILLE ET BOMBARDEMENT EAM SUBSÉQUENT. MESSAGE ÉMIS PAR L’ESCHATOLOGISTE (NOM PROVISOIRE), VÉHICULE SYSTÈME GÉNÉRAL DE LA CULTURE, HEURE : A/4870. 986 ; GÉNÉTRANS BASE-MARAIN… SIGNAL FIN DE SECTION… RÉPÉTITION SIGNAL UN SUR SEPT VA SUIVRE : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ALARME / SIGNAL D’ALARME / SIGNAL D’ALARME…

— On vient de pénétrer dans la sphère-radio du message, commenta Kraiklyn. À plus tard.

Le haut-parleur crachota encore un peu, puis se tut. Le message s’effaça de l’écran, et l’Orbitale revint en vue.

— Mmm…, fit Jandraligeli. Bref et droit au but.

— Comme je vous le disais, rétorqua Yalson en hochant la tête.

— Je me souviens…, commença lentement Wubslin en fixant la bande de bleus et de blancs brillants sur l’écran. Quand j’étais tout petit, ma gouvernante faisait flotter un petit bateau métallique, un jouet, à la surface d’un seau rempli d’eau. Puis elle soulevait le seau par l’anse et, de l’autre bras, me tenait serré contre sa poitrine de manière que je regarde dans la même direction qu’elle. Alors elle se mettait à tourner de plus en plus vite sur elle-même en laissant la force centrifuge éloigner le seau de nous ; celui-ci finissait par tourner à l’horizontale. La surface de l’eau formait alors un angle de quatre-vingt-dix degrés avec le sol. Et moi je restais là, avec cette main de grande personne plaquée sur le ventre et tout qui tournait autour de moi, à regarder le petit bateau flotter imperturbablement à la surface de l’eau, même si celle-ci était à présent à la verticale, juste sous mes yeux. Et elle me disait : « Souviens-toi de cela si tu as un jour la chance de voir les Mégavaisseaux de Vavatch. »

— Ah ouais ? intervint Lamm. Eh bien, ils sont sur le point de lâcher l’anse du seau, je te signale.

— Reste donc à espérer que nous ne serons pas à la surface de l’eau à ce moment-là, dit Yalson.

Jandraligeli se tourna vers elle en haussant un sourcil.

— Après ce dernier fiasco, ma chère, rien ne saurait me surprendre.

— On débarque et on rembarque, conclut Aviger.

Sur quoi le vieil homme se mit à rire.

Le voyage de Marjoin à Vavatch leur avait pris vingt-trois jours. La Compagnie s’était peu à peu remise de son attaque avortée contre le Temple de la Lumière. On comptait quelques foulures, des éraflures ; Dorolow était restée aveugle d’un œil pendant deux jours, et tous s’étaient montrés plutôt taciturnes. Mais le temps d’arriver en vue de Vavatch, leur lassitude de la vie à bord même en nombre réduit – était telle que déjà ils attendaient avec impatience la prochaine opération.

Horza conserva le fusil-laser de kee-Alsorofus et mena à bien les réparations et perfectionnements rudimentaires que les ateliers limités de la TAC lui permirent d’apporter à sa combinaison. Kraiklyn ne tarissait pas d’éloges sur celle qu’il lui avait confisquée ; elle l’avait tiré d’affaire en l’emportant dans les hauteurs de la grande salle du Temple et, malgré les graves impacts qu’elle avait essuyés, elle était à peine marquée, et encore moins endommagée.

Neisin déclara que, de toute façon, il n’avait jamais aimé les lasers, et qu’il les laissait définitivement tomber ; il possédait un fusil à projectiles léger et rapide, avec beaucoup de munitions. À l’avenir, c’était avec cela qu’il opérerait, du moins quand il ne se servirait pas du Microhowitzer.

Horza et Yalson passaient désormais toutes leurs nuits ensemble, dans l’ancienne cabine des deux disparues, qu’ils s’étaient appropriée. Au fil des longues journées de voyage, ils étaient devenus assez proches ; pourtant, pour deux amants ils ne se parlaient guère. Chacun semblait préférer cela. Le corps de Horza avait achevé sa régénération consécutive à la contrefaçon du Gérontocrate, et ce rôle de composition n’avait laissé aucune trace chez lui. Néanmoins, il disait à la Compagnie qu’il était à présent tel qu’il avait toujours été, en réalité il modelait peu à peu son corps à l’image de Kraiklyn. Horza était maintenant un peu plus grand que de coutume, avec des pectoraux plus développés, une chevelure plus sombre et plus épaisse. Naturellement, il ne pouvait se permettre de modifier son visage mais, sous la peau brun clair, celui-ci était prêt pour la transformation. Une courte transe, et il pourrait se faire passer pour le commandant de la Turbulence Atmosphérique Claire ; peut-être Vavatch lui offrirait-elle l’occasion qu’il attendait.

Il avait longuement et intensément réfléchi à la marche à suivre, maintenant qu’il faisait partie de la Compagnie et bénéficiait donc d’une certaine sécurité, tout en se trouvant coupé de ses employeurs idirans. Il pouvait toujours s’en aller de son côté, mais ce serait laisser tomber Xoralundra, que le vieil Idiran soit encore en vie ou non. Ce serait également déserter, tourner le dos à la guerre, à la Culture, renoncer à la lutte qu’il avait résolu de mener contre elle. De toute façon, avant même d’apprendre que sa nouvelle mission l’entraînerait sur le Monde de Schar, il avait eu dans l’idée, dès le départ, de retourner à ses anciennes amours.

Elle s’appelait Sro Kiérachell Zorant et était ce qu’on appelait une Métamorphe dormante, c’est-à-dire qu’elle n’avait pas subi d’entraînement et n’éprouvait aucun désir d’exercer ses talents ; si elle avait accepté ce poste sur le Monde de Schar, c’était un peu pour échapper à l’atmosphère guerrière de plus en plus pesante qui régnait sur l’astéroïde de Heibohre, leur patrie à tous. Il y avait sept ans qu’elle l’avait quitté ; à l’époque, Heibohre se trouvait déjà dans la zone d’influence des Idirans – ou dans le volume d’espace généralement considéré comme leur appartenant –, et beaucoup de Métamorphes étaient déjà entrés à leur service.

Quant à Horza, il avait été envoyé sur le Monde de Schar en partie à titre de punition et en partie pour sa propre sécurité. Une faction de Métamorphes avait décidé de mettre à feu les centrales d’énergie du vieil astéroïde, et de le faire ainsi sortir du territoire idiran afin de rendre à l’espèce sa neutralité dans une guerre qui, à leurs yeux, devenait inéluctable. Horza avait percé le complot à jour et exécuté deux des conspirateurs. Le tribunal de l’Académie des Arts Militaires de Heibohre – qui en était officieusement l’instance dirigeante – avait opté pour un compromis entre le sentiment général des habitants de l’astéroïde (qui voulaient châtier Horza pour avoir attenté aux jours de deux Métamorphes) et la gratitude qu’il éprouvait à son égard. La cour se trouva alors confrontée à une tâche délicate, considérant l’opinion de la majorité : on préférait rester où l’on était, et donc dans la sphère idirane, encore que la population fût loin d’être unanime sur ce point. En expédiant Horza sur le Monde de Schar avec ordre d’y demeurer plusieurs années – mais sans lui infliger d’autres sanctions –, le tribunal avait voulu donner à tout un chacun l’impression que son point de vue avait prévalu. Dans la mesure où cela n’entraîna aucun mouvement de révolte, où l’Académie resta au pouvoir et où les services des Métamorphes en furent plus sollicités que jamais depuis la formation de leur espèce unique, la Cour avait atteint son but.

En un sens, Horza avait eu de la chance. Il n’avait pas d’amis et n’exerçait d’ascendant sur personne ; ses parents étaient morts et son clan avait pratiquement disparu, puisqu’il en demeurait l’unique représentant. Les liens familiaux comptaient beaucoup dans la société Métamorphe, et, sans l’appui de parents ou de relations influents, Horza s’en était sans doute mieux tiré qu’il n’aurait pu l’espérer.

Il avait laissé les neiges du Monde de Schar refroidir quelque temps ses ardeurs, mais avant un an il partait déjà rallier le camp idiran afin de se battre avec lui contre la Culture, avant même qu’on prononce officiellement le mot « guerre » pour décrire la situation ; cette dernière évolution ne l’avait d’ailleurs pas dissuadé. Entre-temps, il avait eu une liaison avec l’une des quatre autres Métamorphes présents sur la planète, la dénommée Kiérachell, qui méprisait tout ce en quoi lui-même croyait mais qui l’avait aimé quand même, physiquement et spirituellement. En partant, il avait su qu’elle était bien plus malheureuse que lui. Il appréciait sa compagnie et avait de l’affection pour elle, mais ne ressentait rien de ce que les humains sont censés ressentir quand ils parlent d’amour ; et au moment du départ, il commençait juste à se lasser d’elle. À l’époque, il s’était dit : C’est la vie ; si je reste, je ne lui en ferai que plus de mal, c’est un peu pour son bien que je m’en vais. Mais ce qu’il avait lu dans ses yeux lors de leur dernière rencontre lui était longtemps resté sur le cœur.

Il avait appris qu’elle se trouvait toujours là-bas ; en repensant à elle, il s’était découvert des souvenirs attendris. Et plus il risquait sa vie, plus le temps passait, plus il avait envie de la revoir et plus il se sentait attiré vers un style de vie plus paisible, moins périlleux. Il s’était représenté la scène, le regard qu’elle aurait en le voyant de retour… Peut-être l’aurait-elle oublié ; peut-être entretenait-elle à présent des liens intimes avec l’un des autres Métamorphes. Mais Horza en doutait sincèrement ; pour lui, cette perspective ne représentait guère qu’une forme d’assurance sur l’avenir.

Yalson compliquait légèrement les choses, en quelque sorte, mais il s’efforçait de ne pas trop s’investir dans leur amitié ni leurs relations sexuelles, tout en sachant très bien qu’il en allait de même pour elle.

Il allait donc contrefaire Kraiklyn, dans la mesure du possible, ou au moins le tuer pour prendre sa place ; restait à espérer qu’il saurait passer outre les codes d’accès secrets de l’ordinateur de bord, ou contraindre quelqu’un d’autre à le faire à sa place. Alors il dirigerait la Turbulence Atmosphérique Claire vers le Monde de Schar, en tentant en chemin d’établir le contact avec les Idirans, et s’y poserait quoi qu’il arrive, en partant du principe que M. Maître-à-bord – c’était là le sobriquet que les Métamorphes de la base donnaient au Dra’Azon conservateur de la planète – le laisserait franchir la Barrière de la Sérénité après la vaine tentative des Idirans par le truchement de ce chuy-hirtsi évidé. Si possible aussi, il laisserait à la Compagnie une chance de s’en tirer.

Premier problème : à quel moment s’en prendre à Kraiklyn ? Horza espérait qu’une occasion se présenterait sur Vavatch, mais il lui était difficile de prévoir un plan, pour la bonne raison que Kraiklyn ne semblait pas l’avoir fait lui-même. Chaque fois qu’on lui avait posé des questions pendant le voyage, le commandant s’était contenté d’évoquer les « possibilités » que renfermait l’Orbitale, possibilités qui « ne manqueraient pas de s’offrir à eux » en raison de sa destruction imminente.

— Putain de menteur ! fit un soir Yalson alors qu’ils étaient à mi-chemin entre Marjoin et Vavatch.

Ils étaient étendus tous les deux dans leur nouvelle cabine ; l’obscurité régnait dans le vaisseau assoupi et une pression d’un demi-g environ les maintenait sur leur étroite couchette.

— Que veux-tu dire ? demanda Horza. Qu’en réalité, il ne va pas sur Vavatch ?

— Oh, si ! Ça ne fait pas de doute ; seulement, ce n’est pas pour ces mystérieuses « possibilités » d’opérations réussies. Ce qui l’intéresse, c’est le jeu de Débâcle.

— Quel jeu de Débâcle ? s’enquit Horza en se retournant vers elle dans la pénombre. (Les épaules nues de la jeune femme reposaient sur son bras à lui. Il en sentait le duvet velouté sur sa propre peau.) Tu veux dire, un jeu important ? Pour de vrai ?

— C’est ça. Avec pour enjeu l’Anneau lui-même. La dernière fois que j’en ai entendu parler, ce n’était qu’une rumeur, mais chaque fois que j’y repense elle devient un peu plus crédible. Vavatch présente toutes les garanties, pour peu qu’ils réussissent à réunir le quorum.

— Dernière partie avant l’Apocalypse, fit Horza en riant tout bas. À ton avis, Kraiklyn a l’intention de participer ou seulement d’y assister ?

— Je suppose qu’il tentera de jouer ; s’il est aussi bon qu’il le dit, il est bien possible qu’on l’admette dans la partie, en admettant qu’il puisse faire monter les enjeux. Il dit que c’est comme ça qu’il a gagné la TAC – pas dans une partie dont l’enjeu était carrément un Anneau, mais tout de même, il devait avoir des adversaires de taille si on en était à parier des vaisseaux spatiaux. Non, je crois que, s’il le fallait, il se contenterait de regarder. C’est pour ça que nous allons tous prendre ces petites vacances, j’en suis sûre. Il ira peut-être imaginer un quelconque prétexte, il fabriquera une opération de toutes pièces, mais la véritable raison, la voilà : le jeu de Débâcle. Soit il a entendu parler de quelque chose, soit il se fie à son intuition, mais c’est tellement évident, bon sang !

Elle se tut, et Horza sentit sa tête bouger sur son bras.

— Est-ce qu’il n’y a pas, parmi les habitués de l’Anneau, un certain…

— Ghalssel, si. (Horza sentit sa tête aux cheveux courts opiner, légère, contre la peau de son bras.) En effet, il sera là, s’il le peut. Celui-là préférerait faire exploser les moteurs de l’Avant-Garde plutôt que de manquer une partie importante de Débâcle ; et étant donné la tournure inquiétante que prennent les événements dans ce trou perdu, événements qui favorisent les opérations géniales du genre « On débarque, on rembarque », à l’heure qu’il est, il ne doit pas être bien loin. (Horza décela de l’amertume dans la voix de Yalson.) Pour ma part, je crois que c’est Ghalssel qui alimente les rêves érotiques de Kraiklyn. Il considère ce type comme un héros ; quel con !

— Yalson, lui dit-il à l’oreille en sentant son duvet lui chatouiller les narines, un : comment Kraiklyn pourrait-il avoir des rêves érotiques puisqu’il ne dort jamais, et deux : tu n’as jamais pensé qu’il avait pu poser des mouchards dans les cabines ?

Elle tourna brusquement la tête vers lui.

— Et alors, bordel ? Il ne me fait pas peur. Il sait que je suis parmi les plus fiables de l’équipe ; je tire bien, et je ne mouille pas ma culotte quand ça tourne au vinaigre. Je pense également que sur ce rafiot, Kraiklyn est et restera le mieux placé pour commander, et il le sait pertinemment. Ne te fais donc pas de souci pour moi. De toute façon… (Il sentit à nouveau bouger ses épaules et sa tête, et comprit qu’elle le regardait.) Si on me tirait dans le dos, tu te chargerais de régler le problème, non ?

L’idée ne lui en était jamais venue.

— Alors ? insista-t-elle.

— Mais… bien sûr, bien sûr.

Elle ne bougeait plus. Il entendait sa respiration.

— Tu le ferais, hein ? répéta Yalson.

Il la prit par les épaules. Sa peau était tiède, son duvet soyeux, et au-dessous, la chair et les muscles enveloppant son ossature délicate étaient solides et fermes au toucher.

— Oui, répondit-il. Je le ferais.

À ce moment-là seulement, il comprit qu’il était sincère.

Ce fut pendant ce laps de temps, entre Marjoin et Vavatch, que le Métamorphe apprit ce qu’il désirait savoir sur les commandes et les codes d’accès de la Turbulence Atmosphérique Claire.

Kraiklyn portait à l’auriculaire de la main droite une bague d’identité dont la signature électronique seule conditionnait le déblocage de certains accès protégés. Le contrôle du vaisseau dépendait d’une connexion-identité audiovisuelle : le visage de Kraiklyn était reconnu par l’ordinateur de bord, tout comme sa voix lorsqu’il se présentait à lui. C’était aussi simple que ça. Le navire avait jadis été pourvu d’un dispositif de protection par identification rétinienne, mais, tombé en panne longtemps auparavant, celui-ci avait été supprimé. Horza s’en réjouit. La contrefaçon de la rétine était une opération délicate et pleine de complications ; en plus d’un grand nombre d’autres facteurs, elle exigeait la production précautionneuse de cellules à effet laser autour de l’iris. Il était presque plus sensé de subir une transcription génétique totale, processus dans lequel l’ADN du sujet servait de modèle à un virus, qui ne laissait intact que le cerveau du Métamorphe et, sur option, ses gonades. Toutefois, ce ne serait pas nécessaire dans le cas de Kraiklyn.

Horza perça à jour les codes d’accès réservé du vaisseau en soutirant à l’Homme une leçon de pilotage. Kraiklyn afficha tout d’abord une certaine réticence, et Horza n’insista pas. En outre, après cette vaine requête, il accueillit en feignant l’ignorance les quelques colles informatiques que le commandant lui posa, l’air de rien. Sans doute convaincu qu’en apprenant à manier la TAC, Horza ne risquait pas de s’emparer du vaisseau, Kraiklyn céda et permit au Métamorphe de piloter manuellement l’appareil par l’intermédiaire de commandes assez primaires, en mode simulation et sous l’œil vigilant de Mipp, tandis que la TAC poursuivait sa route en autopilote à travers l’espace, en direction de Vavatch.

— Ici Kraiklyn, fit le haut-parleur du mess quelques heures après qu’ils eurent croisé le signal d’alarme annonçant la destruction prochaine de l’Orbitale par la Culture.

Le repas était terminé ; tous s’attardaient à table, occupés à boire ou à inhaler. Dorolow, elle, traçait le Cercle de la Flamme sur son front en disant la Prière d’Action de Grâces. L’écran affichait toujours la vaste Orbitale, à présent beaucoup plus grosse, dont la face éclairée l’emplissait presque entièrement ; néanmoins, on ne faisait plus que lui jeter de temps en temps un coup d’œil blasé. Toute la Compagnie était présente, à l’exception de Lénipobra et Kraiklyn lui-même. Lorsque le haut-parleur s’anima, ils échangèrent des regards ou reportèrent leur attention sur la source du son.

— Je nous ai trouvé du boulot. Je viens d’obtenir confirmation. Wubslin, tu vas préparer la navette. Je vous retrouve au hangar dans trois heures, heure du vaisseau, et tout le monde en combi. Ne vous faites pas de bile : cette fois, personne d’hostile. Cette fois, c’est vraiment « vous-savez-quoi et vous-savez-quoi ».

Le haut-parleur crépita puis se tut. Horza et Yalson s’entre-regardèrent.

— Tiens donc, lança Jandraligeli en se carrant dans son siège, les mains derrière la nuque. (Il adopta une expression pensive et les cicatrices de son visage s’en trouvèrent légèrement mises en relief.) Notre estimé chef a donc trouvé à employer nos maigres talents ?

— Pas intérêt à ce que ça soit dans un putain de temple, gronda Lamm en se grattant le crâne, à la racine des greffons-cornes.

— Comment voulez-vous qu’il y ait un temple sur Vavatch ? fit Neisin.

Un peu ivre, il parlait plus qu’à l’accoutumée. Lamm se tourna vers le petit homme assis à quelques places de lui, de l’autre côté de la table.

— Tu ferais mieux de dessoûler, vieux.

— Des navires de haute mer, lui dit Neisin en saisissant le cylindre à tétine posé devant lui. Y a rien que des putains de navires de haute mer géants là-bas. Pas le moindre temple.

Il ferma les yeux, renversa la tête en arrière et but.

— Il y a peut-être des temples à bord des navires, remarqua Jandraligeli.

— Et un putain d’ivrogne à bord de ce navire-ci, contra Lamm en fixant Neisin. (Celui-ci lui rendit son regard.) T’as intérêt à dessoûler vite fait, Neisin, poursuivit Lamm en le montrant du doigt.

— Bon, je vais faire un tour au hangar, dit Wubslin en se levant.

Sur ces mots, il sortit du mess.

— Je vais voir si Kraiklyn a besoin d’un coup de main, dit à son tour Mipp en partant dans la direction opposée et en franchissant une porte.

— Vous croyez qu’on peut déjà voir un de ces Mégavaisseaux ?

Aviger regardait à nouveau l’écran. Dorolow l’imita.

— Ne dis pas de conneries, répliqua Lamm. Ils ne sont tout de même pas si gros.

— Pour être gros, ils sont gros, reprit Neisin en hochant la tête dans son coin, le regard rivé à son petit cylindre. (Lamm le dévisagea, puis regarda tour à tour tous les autres et finit par secouer la tête.) Ouais, poursuivit Neisin, drôlement gros.

— En réalité, ils ne font pas plus de quelques kilomètres de long, soupira Jandraligeli. (Toujours enfoncé dans son siège, il continuait de prendre l’air pensif ; ses cicatrices ressortaient encore plus nettement.) Donc, on ne peut pas les voir de si loin. Mais ils sont tout de même d’une taille impressionnante, c’est indéniable.

— Et ils font sans arrêt le tour de l’Orbitale ? demanda Yalson.

Elle connaissait déjà la réponse, mais préférait faire parler le mondlidicien plutôt que supporter les disputes de Lamm et Neisin. Horza sourit. Jandraligeli acquiesça.

— Constamment. Il leur faut à peu près quarante ans pour boucler la boucle.

— Et ils ne font jamais escale ?

Jandraligeli la regarda en haussant les sourcils.

— Il leur faut déjà plusieurs années pour atteindre leur vitesse maximale, jeune dame. Ils pèsent quelque chose comme un milliard de tonnes. Non, ils ne s’arrêtent jamais ; ils tournent inlassablement en rond. Ils ont des paquebots pour les excursions, le transport de passagers et le ravitaillement, ainsi d’ailleurs que des appareils aériens.

— Saviez-vous, demanda Aviger en embrassant du regard les convives, ses coudes repliés reposant sur la table, qu’on pèse moins lourd à bord d’un Mégavaisseau ? C’est parce qu’ils vont en sens inverse de la rotation de l’Orbitale. (Il s’interrompit et fronça les sourcils.) À moins que ce ne soit le contraire.

— On s’en fout ! lança Lamm en secouant violemment la tête puis en se levant pour sortir.

Jandraligeli prit l’air encore plus soucieux.

— Très intéressant, commenta-t-il.

Dorolow sourit à Aviger et le vieil homme contempla ses compagnons en hochant la tête.

— Quoi qu’il en soit, déclara-t-il, c’est un fait.

— Bon !

Kraiklyn posa un pied sur la passerelle arrière de la navette et plaça ses mains sur ses hanches. Il était vêtu en tout et pour tout d’un short. Sa combinaison attendait derrière lui, prête à être enfilée, ouverte sur le devant comme une carapace d’insecte abandonnée.

— Comme je vous l’ai dit, on a du boulot. (Il marqua une pause et dévisagea les membres de sa Compagnie qui, éparpillés dans le hangar, se tenaient assis, debout ou appuyés sur leurs diverses armes.) On va attaquer un des Mégavaisseaux.

Nouvelle pause ; il attendait manifestement une réaction. Seul Aviger avait l’air surpris, et un tant soit peu excité ; les autres (auxquels manquaient Lénipobra, qui venait de se réveiller et se préparait tant bien que mal dans sa cabine, et Mipp, qui se trouvait toujours sur la passerelle) ne paraissaient pas très impressionnés.

— Bref, reprit Kraiklyn, irrité. Vous savez tous que la Culture va faire sauter Vavatch dans quelques jours. Les habitants en font sortir tout ce qu’ils peuvent, et les Mégavaisseaux sont à présent abandonnés, à part de rares équipes de récupération. Je pense que tout ce qui avait de la valeur a été évacué. Mais il y a un vaisseau, l’Olmédréca, où deux de ces équipes se sont affrontées. Un individu peu prudent a mis à feu une petite bombe atomique, et l’Olmédréca a un sacré trou dans la coque. Il est toujours à flot et continue à perdre de la vitesse mais, puisque la bombe a explosé par le travers et que le trou le fait fortement gîter, le navire suit une trajectoire courbe qui le rapproche du Mur-Limite. La dernière fois que j’ai intercepté une transmission à ce sujet, on ne savait pas encore s’il le percuterait avant le bombardement de la Culture, mais on n’a pas l’air de vouloir courir le risque, ce qui fait qu’il n’y a plus personne à bord.

— Et tu veux qu’on y débarque, fit Yalson.

— C’est ça. J’ai déjà été à bord de l’Olmédréca, et je crois savoir ce qu’ils auront oublié d’emporter, dans leur précipitation : les lasers de proue.

Quelques membres de la Compagnie échangèrent des regards sceptiques.

— Eh oui, les Mégavaisseaux ont des lasers de proue ; surtout l’Olmédréca. Autrefois, il parcourait certaines zones de la Mer Circulaire où beaucoup d’autres vaisseaux n’allaient pas, des endroits encombrés d’icebergs ou d’algues flottantes ; comme il n’était pas vraiment capable de manœuvrer pour se sortir de ces endroits-là, il fallait qu’il puisse détruire tout ce qui se présentait sur sa route, et donc disposer de la puissance de tir nécessaire. Les armements frontaux de l’Olmédréca feraient honte à cinq ou six cuirassés. Ce truc pouvait se frayer un chemin à travers un iceberg plus gros que lui et faire sauter des îles d’algues flottantes si grandes qu’on le croyait en train d’attaquer la Terre-Limite. Mon hypothèse – et elle ne se fonde pas sur du vent : j’ai lu entre les lignes des signaux émis par Vavatch – est que tout le monde a oublié l’existence de ces armements ; donc, on va aller s’en emparer.

— Et si le vaisseau heurte le Mur tant qu’on est à bord ? demande Dorolow.

Kraiklyn lui sourit.

— On n’est pas aveugles, si ? On sait bien où se trouve le Mur, et on sait où… Enfin, on verra où est l’Olmédréca. On descend jeter un œil, on voit si on a le temps, on récupère quelques lasers mineurs… Tu parles ! Un seul nous suffirait ! Je serai sur place aussi, vous savez, et je ne vais pas risquer ma peau si je vois le Mur-Limite se profiler à l’horizon, quand même !

— On prend la TAC ? interrogea Lamm.

— Pas dans l’atmosphère. L’Orbitale a une masse suffisante pour rendre le gauchissement problématique, et les moteurs à fusion seraient pris pour cible par les autodéfenses du Moyeu ; ils penseraient avoir affaire à des météorites ou je ne sais quoi. Non, on laissera la TAC à l’extérieur, sans personne à bord. Je peux toujours la contrôler à distance par l’intermédiaire de ma combi si les choses se gâtent. On utilisera le GCF de la navette ; les champs de force marchent à merveille sur les Orbitales. Ah, encore une chose, que je ne devrais d’ailleurs pas avoir à vous rappeler : une fois là-bas, n’essayez pas de vous servir de vos anti-g, d’accord ? L’antigravité compense la masse, non la rotation ; si vous sautiez par-dessus bord dans l’intention de contourner la proue par la voie des airs, vous prendriez un bain forcé.

— Qu’est-ce qu’on fera après avoir subtilisé le laser, en admettant que ton plan marche ? interrogea Yalson.

Kraiklyn eut un bref froncement de sourcils, puis haussa les épaules.

— La meilleure chose à faire est sans doute de se diriger vers la capitale, Évanauth ; c’est un port où on construisait les Mégavaisseaux, autrefois. Elle se trouve sur la terre ferme, bien sûr…

Il sourit en regardant quelques-uns de ses coéquipiers.

— Ouais, reprit Yalson, mais qu’est-ce qu’on fait une fois là-bas ?

— Eh bien…

Kraiklyn jeta un regard dur à la jeune femme, et Horza lui expédia un petit coup d’orteil dans le talon. Yalson tourna la tête vers le Métamorphe tandis que le commandant reprenait :

— On pourra peut-être utiliser les ateliers du port, qui se trouvent dans l’espace, sur la face inférieure d’Évanauth, pour monter le laser. Mais je suis persuadé que la Culture respectera le délai annoncé ; il est donc possible qu’on y aille seulement pour assister aux derniers jours de ce qui aura été un des ports d’escale les plus intéressants de la galaxie. À ses derniers jours, et à ses dernières nuits, ajouterai-je. (Kraiklyn consulta du regard quelques-uns des membres de l’assistance ; il y eut des rires, deux ou trois remarques fusèrent. Puis son sourire s’effaça et il revint à Yalson.) Ça peut s’avérer plutôt intéressant, tu ne crois pas ?

— Ouais, bon, d’accord. C’est toi le patron, Kraiklyn. (Yalson sourit, puis baissa la tête ; discrètement, elle souffla à Horza :) Devine où se tient la partie de Débâcle ?

— Mais ce grand navire, est-ce qu’il ne va pas percer le mur et causer la perte de l’Orbitale avant même que la Culture ait eu le temps de mettre sa menace à exécution ? demanda simultanément Aviger.

Kraiklyn eut un sourire condescendant et secoua la tête.

— Tu verras que les Murs-Limites savent encaisser ce genre de chocs.

— Ha ! Je l’espère ! fit Aviger en riant.

— Oui, eh bien ne t’en fais pas pour ça, le rassura le commandant. Et maintenant, que quelqu’un donne un coup de main à Wubslin pour une dernière tournée d’inspection de la navette. Je remonte sur le pont pour m’assurer que Mipp sait ce que j’attends de lui. Départ dans une dizaine de minutes.

Kraiklyn entra à reculons dans sa combinaison, la releva et introduisit ses bras dans les manches. Puis il attacha les principales boucles de poitrine, ramassa son casque et adressa un hochement de tête à la Compagnie en passant devant elle pour gagner l’escalier qui partait du hangar.

— Tu voulais le faire sortir de ses gonds ou quoi ? demanda Horza à Yalson, qui se retourna vers lui.

— Oh, je cherchais simplement à lui faire comprendre que j’ai des soupçons, qu’il ne me berne pas une seconde.

Wubslin et Aviger vérifiaient le bon fonctionnement de la navette. Lamm tripotait son laser. Jandraligeli restait immobile, adossé à la paroi près de la porte, les bras croisés et les yeux rivés au plafonnier, l’air de s’ennuyer profondément. Neisin parlait à voix basse à Dorolow, qui voyait en lui un éventuel futur converti au Cercle de la Flamme.

— D’après toi, c’est à Évanauth que se tiendra cette partie de Débâcle ? demanda Horza.

Il souriait. Le visage de Yalson semblait tout petit, ainsi encadré dans le grand col ouvert de sa combinaison. Très sérieux, aussi.

— Oui. Ce fourbe a certainement inventé toute cette opération à bord de ce machin, ce Mégabateau, là… À moi, il ne m’a jamais dit qu’il était déjà allé sur Vavatch. Foutu menteur. (Elle regarda Horza, puis lui donna un coup de poing dans le ventre – protégé par sa combinaison –, ce qui le fit rire et reculer d’un pas dansant.) Qu’est-ce qui te fait sourire comme ça ?

— Toi, répondit-il en éclatant de rire. Qu’est-ce que ça peut faire, s’il a envie de jouer à la Débâcle ? Tu n’arrêtes pas de dire qu’il est chez lui sur ce vaisseau, que c’est lui le patron et ainsi de suite, et pourtant tu ne veux pas le laisser s’amuser un peu, le pauvre.

— Mais aussi, pourquoi ne l’admet-il pas ouvertement ? fit Yalson en relevant brusquement le menton. Parce qu’il ne veut pas partager ses gains, voilà pourquoi. La règle veut qu’on partage tout ce qu’on gagne, en fonction de…

— Ma foi, si c’est ça, je le comprends un peu, raisonna Horza. S’il gagne à la Débâcle, c’est lui qui fait tout le travail. Nous n’avons rien à voir là-dedans.

— Ce n’est pas ça du tout ! hurla Yalson.

Les lèvres serrées, les mains sur les hanches, elle tapa du pied.

— Bon, d’accord, fit Horza en souriant. Alors, quand tu as parié sur moi le jour où je me suis battu contre Zallin, pourquoi n’as-tu pas redistribué aussitôt tes gains ?

— Ce n’est pas pareil…, répondit Yalson, exaspérée.

Puis ils furent interrompus.

— Hé ! Hé ! (Lénipobra dévala les marches menant au hangar au moment où Horza s’apprêtait à répliquer. Tous deux se tournèrent vers le jeune homme qui s’approchait d’eux par petits bonds tout en attachant ses gants aux poignets de sa combinaison.) V-v-vous avez vu ce message, tout à l’heure ? (Apparemment incapable de contenir son excitation, il ne cessait de se frotter les mains et de remuer les pieds.) G-grille de tir grade nova ! Extra ! Quel spectacle ! J’adooore la Culture. Ajoutez à ça un s-s-saupoudrage EAM – yahou !

Il éclata de rire, se plia en deux, frappa des deux mains sur le sol du hangar, puis se releva d’un bond et sourit à la ronde. Dorolow se gratta les oreilles d’un air perplexe. Lamm lui jeta un regard noir par-dessus le canon de son fusil tandis que Horza et Yalson s’entre-regardaient en secouant la tête sans comprendre. Lénipobra s’avança en dansant et en mimant les mouvements de la boxe vers Jandraligeli, qui haussa un sourcil et regarda le grand jeune homme maigre s’agiter devant lui.

— On se prépare à employer un matériel de guerre digne de la fin de l’univers, et ce jeune crétin en ferait presque dans sa culotte.

— Oh, tu n’es qu’un trouble-fête, Ligeli, dit Lénipobra au mondlidicien.

Il interrompit sa danse et laissa retomber ses poings ; puis il tourna les talons et partit d’un pas chaloupé en direction de la navette. Au moment de croiser Yalson et Horza, il murmura :

— Yalson, c’est quoi, au fait, le s-s-saupoudrage EAM ?

— Effondrement Anti-Matière, petit.

Lénipobra poursuivit son chemin et Yalson sourit.

Horza, lui, rit sans bruit en voyant le jeune homme hocher la tête dans le col ouvert de sa combinaison, puis franchir la porte arrière de la navette.

La Turbulence Atmosphérique Claire tangua. La navette émergea du hangar et fila sous la face inférieure de l’Orbitale de Vavatch, laissant l’astronef suivre son erre tel un minuscule poisson d’argent sous la coque de quelque immense et sombre navire.

Sur un petit écran, fixé à un bout du compartiment principal de la navette depuis sa dernière expédition, les silhouettes en combinaison pouvaient contempler à loisir la courbe apparemment infinie que dessinait le matériau de base ultradense de l’Orbitale en partant s’enfoncer, sous la lumière des étoiles, dans les profondeurs obscures de l’espace. On avait l’impression de voler à l’envers sous une planète de métal ; de tous les spectacles offerts par la galaxie en matière d’artefacts engendrés par le pouvoir de la volonté, celui-ci n’aurait été éclipsé (au niveau de ce que la Culture appelait le « facteur de saisissement ») que par un Anneau de grande taille, ou encore par une Sphère.

La navette longea quelque mille kilomètres de subsurface unie. Puis, subitement, apparut au-dessus d’elle un triangle de ténèbres, une surface oblique à la substance encore plus lisse que le matériau de base, mais limpide, translucide, et qui surgissait de ce dernier pour fendre l’espace comme le fil d’un poignard de cristal, et cela sur deux mille kilomètres : le Mur-Limite. Il s’agissait en l’espèce du Mur bordé par l’océan, à l’opposé du filament de terres qu’ils avaient distingué en approchant à bord de la TAC. Les dix premiers kilomètres de la grande courbe aplatie étaient du même noir que l’espace. À cet endroit-là, la surface réfléchissante apparaissait seulement lorsque des étoiles s’y miraient, et devant cette image de perfection, on avait la tête qui tournait ; on contemplait une perspective apparente longue de plusieurs années-lumière, alors qu’en fait la surface en question ne se trouvait qu’à quelques milliers de mètres.

— Bon sang, qu’est-ce que c’est grand ! murmura Neisin.

L’appareil continua de s’élever et, au-dessus de lui naquit, à travers le mur, une aura lumineuse, une radieuse étendue de bleu.

La navette pénétra dans la lumière du soleil à peine filtrée par le mur transparent et déboucha dans l’espace vide qui s’ouvrait derrière le Mur-Limite. Deux kilomètres plus loin commençait l’atmosphère, toute raréfiée qu’elle fût ; pourtant l’appareil poursuivit son ascension dans le néant, suivant la courbe du mur en direction de son sommet. Elle en franchit le fil tranchant, à deux mille kilomètres d’altitude par rapport à la base de l’Orbitale, puis entama la descente le long de la face opposée, vers l’intérieur. Elle passa dans le champ magnétique de l’Orbitale, zone où d’infimes particules magnétisées de poussière artificielle arrêtaient une partie des rayons du soleil, assurant ainsi à l’océan une température plus basse qu’ailleurs et donnant naissance aux différents climats de Vavatch. La navette tombait toujours : elle traversa d’abord des nuages d’ions, puis de gaz raréfiés, pour entrer enfin dans une atmosphère légère et sans nuages frémissant sous les courants aériens provoqués par l’accélération de Coriolis. Le ciel passa du noir au bleu. L’Orbitale de Vavatch, cette boucle de liquide de quatorze millions de kilomètres, paraissait suspendue, nue, dans l’espace, étirée devant l’appareil en pleine chute tel un gigantesque tableau circulaire.

— Bon, au moins il fait jour, remarqua Yalson. Reste à espérer que le chef ne se trompe pas en prétendant localiser avec précision cette merveille de navire.

Des nuages s’affichèrent sur l’écran. La navette plongeait vers un paysage trompeur en réalité constitué de vapeur d’eau. Celle-ci semblait s’étendre à l’infini contre la surface incurvée de l’Orbitale qui, même à cette altitude, semblait plate, avant de jaillir brusquement vers la noirceur de la voûte céleste. Ils apercevaient également le bleu du véritable océan, mais beaucoup plus loin, encore qu’on en distinguât aussi quelques taches plus rapprochées.

— Ne vous en faites pas pour la couverture nuageuse, annonça Kraiklyn par l’intermédiaire du haut-parleur de la cabine. Elle se dissipera en fin de matinée.

La navette continuait de descendre et d’approcher la surface en fendant une atmosphère de plus en plus dense. On entra bientôt dans les premiers nuages de haute altitude. Horza s’agita un peu dans sa combinaison ; depuis que la TAC s’était ajustée à l’Orbitale en termes de trajectoire et de vélocité et depuis qu’on en avait désactivé l’anti-g, l’appareil et la Compagnie subissaient une gravité artificielle – due à la rotation – égale à celle de l’artefact, voire supérieure puisqu’ils étaient stationnaires par rapport à la base, mais plus éloignés dans l’espace. Vavatch, dont les constructeurs d’origine provenaient d’une planète à gravité plus forte, subissait une rotation destinée à créer une « gravité » supérieure de vingt pour cent environ à celle qu’acceptait la moyenne des êtres humains, et pour laquelle était réglé le générateur de la TAC. Aussi, comme les autres, Horza se sentait-il plus lourd que d’habitude. Déjà sa combinaison l’irritait en frottant contre sa peau.

Les nuages emplirent l’écran de gris.

— Le voilà ! s’écria Kraiklyn sans essayer de dissimuler son enthousiasme.

Il ne leur avait pas parlé depuis un bon quart d’heure, et ils commençaient à montrer des signes de nervosité. La navette avait tangué plusieurs fois, d’un côté puis de l’autre, comme pour chercher à repérer l’Olmédréca. De temps en temps, l’écran s’éclaircissait et laissait voir en dessous les couches nuageuses, puis s’embrumait à nouveau lorsqu’ils entraient dans une masse ou une colonne de vapeur. Une fois, il s’était même couvert de cristaux de glace.

— J’aperçois les plus hautes tours !

Tous se levèrent et se rassemblèrent devant l’écran. Lamm et Jandraligeli furent les seuls à ne pas quitter leur siège.

— Merde, il était temps ! fit Lamm. Je me demande bien pourquoi il faut si longtemps pour trouver un engin de quatre K de long.

— Pas facile sans radar, répliqua Jandraligeli. Personnellement, je me félicite qu’on ne lui ait pas foncé en plein dedans en traversant ces maudits nuages.

— Merde, proféra encore Lamm en inspectant à nouveau son arme.

— … Regardez-moi ça, fit Neisin.

Au milieu d’un désert de nuages, tel un immense canyon arraché à une planète de vapeur, au-delà des kilomètres de couches successives et perdu dans un espace si vaste que le panorama s’estompait au lieu de prendre fin ; malgré l’atmosphère limpide que laissaient entrevoir les zones dégagées, l’Olmédréca avançait.

Les niveaux inférieurs de la superstructure restaient invisibles sous les écharpes de brume qui enlaçaient l’océan, mais de ses ponts masqués s’élançaient de gigantesques tours et édifices de verre et de métal léger qui la dominaient à plusieurs centaines de mètres de hauteur. Apparemment indépendants les uns des autres, ils se mouvaient lentement, régulièrement, sur la surface plane de la couche nuageuse basse comme des pièces sur un jeu d’échecs sans fin et projetaient des ombres vagues, aqueuses, sur le sommet opaque du banc de vapeur tandis que le soleil du système de Vavatch perçait de ses rayons les formations nuageuses dérivant dix kilomètres plus haut.

En se déplaçant dans l’air, ces tours énormes laissaient derrière elles des volutes et des rubans de vapeur détachés du front de brume uniforme par le passage du grand vaisseau qui progressait en dessous. Par les petites trouées que pratiquaient dans la brume les tours et les structures supérieures, on apercevait le bas du navire : passerelles et promenades, arches solidaires d’un système à monorail, piscines et jardins arborés, et même quelques équipements, notamment de minuscules aéros et des meubles dignes d’une maison de poupée. L’œil et le cerveau embrassant la scène pouvaient, à cette altitude, discerner le renflement que dessinait le navire dans le matelas de brouillard – une légère élévation longue de quatre kilomètres sur près de trois de large en forme de feuille tronquée ou de pointe de flèche.

La navette descendit encore. Fenêtres miroitantes, ponts suspendus, terrains d’atterrissage, antennes, bastingages, ponts et marquises claquant au vent, les tours défilèrent, silencieuses et sombres, sur le côté de l’appareil.

— Ma foi, on dirait qu’il va falloir marcher un peu pour arriver jusqu’aux lasers de proue, les gars, fit Kraiklyn d’un ton pragmatique. Je ne peux pas passer là-dessous. Mais on est encore à une bonne centaine de kilomètres du Mur-Limite, donc on a tout le temps. Et de toute façon, le navire ne va pas tout droit vers le mur. Je vais poser l’appareil aussi près que possible.

— Et merde. Ça commence, fit Lamm. J’aurais dû m’en douter.

— Marcher des heures sous cette gravité, il ne manquait plus que ça, renchérit Jandraligeli.

— Énorme ! lança Lénipobra sans quitter l’écran des yeux. Gigantesque ! ajouta-t-il en hochant la tête.

Lamm se leva, écarta le jeune homme et se mit à marteler la porte de la cabine de pilotage.

— Qu’est-ce que c’est ? s’enquit Kraiklyn par le haut-parleur. Je cherche un endroit pour me poser. Si c’est toi, Lamm, tiens-toi tranquille.

Lamm fixa la porte, l’air tout d’abord surpris, puis fâché. Il eut un reniflement de mépris, puis regagna son siège en frôlant Lénipobra au passage.

— Salaud, marmotta-t-il ; puis il rabattit sa visière et la fit passer en mode miroir.

— Bon, reprit Kraiklyn, on atterrit.

Ceux qui étaient encore debout se rassirent, et au bout de quelques secondes, la navette heurta délicatement le sol. Les portes s’ouvrirent et laissèrent pénétrer une rafale d’air glacé. Ils sortirent sans hâte, en file indienne, et débouchèrent dans les vastes espaces dégagés du Mégavaisseau silencieux, stable comme le roc. Horza resta assis en attendant que tout le monde soit sorti, puis vit que Lamm le regardait. Alors il se leva et fit mine de s’incliner devant la silhouette en combinaison sombre.

— Après toi.

— Non, rétorqua Lamm. Après toi.

Il indiqua d’un mouvement de tête les portes grandes ouvertes. Horza quitta la navette, Lamm sur ses talons. Lamm tenait toujours à sortir en dernier ; il disait que cela lui portait chance.

Ils se tenaient sur un terrain d’atterrissage pour aéros, au pied d’une grande tour rectangulaire qui pouvait avoir soixante mètres de haut. Ses paliers successifs s’élançaient dans le ciel tandis qu’à l’avant et de chaque côté du terrain d’atterrissage, au-dessus de la masse nuageuse, la présence du vaisseau était signalée par des tours et des renflements divers ; quant à savoir où le navire s’arrêtait, sans le recul de l’altitude c’était impossible. Ils ne voyaient même pas l’endroit où avait explosé la bombe atomique ; aucune inclinaison d’ensemble, pas la moindre vibration confirmant qu’ils se trouvaient bien sur un navire endommagé embarqué sur l’océan, et non dans une ville déserte parsemée de nuages mouvants.

Horza alla rejoindre les autres près d’un muret de retenue, à la limite du terrain ; il distingua non sans mal un pont situé vingt mètres plus bas et qui apparaissait occasionnellement à la faveur d’une trouée dans la brume. Plus bas encore, des bandes de vapeur décrivaient de longues vagues sinueuses qui révélaient et masquaient tour à tour un pont agrémenté par endroits de petits buissons ; çà et là on apercevait des auvents, des sièges et de petites constructions en forme de tente. Le tout avait l’air abandonné, désolé, comme une station balnéaire en hiver, et Horza frissonna dans sa combinaison. Devant eux se devinaient, à un kilomètre environ, quelques tours squelettiques et peu élevées qui perçaient la brume, non loin de la proue encore invisible.

— Manifestement, on va s’enfoncer de plus en plus profondément dans le brouillard, remarqua Wubslin en tendant le doigt vers l’avant.

Une formidable paroi nuageuse se dressait dans les airs, d’un bord de l’horizon à l’autre, plus haute que toutes les tours du Mégavaisseau, et leur renvoyait la clarté de plus en plus vive du jour.

— Ça se dissipera peut-être quand la température s’élèvera, fit Dorolow d’un ton peu convaincu.

— Si on y pénètre, on peut dire adieu aux lasers, dit Horza en se détournant de ses compagnons pour regarder en direction de la navette, où Kraiklyn s’entretenait avec Mipp (ce dernier avait ordre de monter la garde près de l’appareil tandis que les autres tentaient de gagner la proue). Étant donné qu’on n’a pas de radar, il faudra redécoller avant de s’enfoncer dans la brume.

— Peut-être…, commença Yalson.

— Bon, je vais jeter un coup d’œil en bas, annonça Lénipobra en rabattant sa visière et en posant une main sur le parapet.

Horza se retourna vers lui. Le jeune homme agita la main.

— Rendez-vous à la p-p-proue ! Yahou !

Puis il sauta avec agilité par-dessus le parapet et se laissa tomber vers le pont situé cinq étages plus bas. Horza voulut crier et se précipiter pour retenir le jeune homme, mais, comme les autres, il avait compris trop tard ce qu’allait faire Lénipobra.

En une seconde il avait sauté et disparu de l’autre côté.

— Non !

— Léni… !

Ceux qui ne se penchaient pas déjà par-dessus le parapet accoururent ; la petite silhouette tournoyait. En la voyant, Horza se prit à espérer que Lénipobra pourrait se rattraper, se stabiliser, bref, faire quelque chose. Son cri s’éleva dans les casques lorsqu’il fut parvenu à une dizaine de mètres du pont inférieur, et s’interrompit net au moment où, bras et jambes écartés, le jeune homme s’écrasa sur la bordure d’un jardinet. Il rebondit mollement, retomba à un mètre de là, sur le pont, et s’immobilisa.

— Oh, mon Dieu…

Neisin s’assit brusquement, ôta son casque et appliqua ses mains sur ses yeux. Dorolow baissa la tête et entreprit à son tour de défaire son casque.

— Qu’est-ce que c’était que ce cri ?

Kraiklyn venait en courant de la navette, Mipp sur ses talons. Horza était toujours penché par-dessus le parapet et fixait obstinément le petit pantin désarticulé qui gisait en tas au niveau en dessous. Les volutes de brume s’épaissirent momentanément autour de lui.

— Lénipobra ! Lénipobra ! cria Wubslin dans le micro de son casque.

Yalson se détourna et jura à voix basse, après avoir pris bien soin d’éteindre son intercom transmetteur. Aviger restait planté là, tout tremblant, blême derrière sa visière. Kraiklyn s’arrêta devant le parapet, dérapa puis se pencha par-dessus bord.

— Léni… ? (Il les regarda les uns après les autres.) Est-ce que c’était… ? Mais qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’essayait-il de faire ? Si l’un d’entre vous s’est amusé à…

— Il a sauté, coupa Jandraligeli d’une voix mal assurée. (Il essaya de rire.) Je suppose que de nos jours, les jeunes ne savent plus distinguer la gravité de la rotation du cadre de référence.

— Il a sauté ? hurla Kraiklyn. (Il agrippa Jandraligeli par le col de sa combinaison.) Comment a-t-il pu faire une chose pareille ? Je vous avais pourtant bien dit que les anti-g ne marcheraient pas ! Je vous l’ai dit à tous, quand nous étions dans le hangar…

— Lénipobra était en retard, s’interposa Lamm. (Il donna un coup de pied dans le mince revêtement métallique du parapet, sans réussir à l’abîmer.) Ce petit crétin était en retard. Et pas un d’entre nous n’a pensé à l’avertir.

Kraiklyn lâcha Jandraligeli et se retourna vers le reste de la Compagnie.

— C’est la vérité, déclara Horza. (Il secoua la tête.) Je n’y ai pas pensé. Et les autres non plus. Lamm et Jandraligeli se sont même plaints devant lui, dans la navette, de devoir marcher jusqu’à la proue, et vous l’avez dit vous-même, mais il n’a sans doute pas entendu. (Un haussement d’épaules.) Il était tellement excité !

— On s’est tous plantés, ajouta Yalson d’une voix chargée d’émotion.

Elle avait rallumé son communicateur. L’espace d’un instant, personne ne dit plus rien. Kraiklyn resta là à les dévisager, puis alla poser les deux mains sur le parapet et regarda en bas. Wubslin l’imita.

— Léni ? lança-t-il dans son communicateur.

Sa voix ne tremblait pas.

— Chicel-Horhava. (Dorolow fit le signe de la Flamme, ferma les yeux et ajouta :) Gente dame, prends cette âme et accorde-lui la paix.

— Des conneries, tout ça !

Lamm jura et tourna les talons. Puis il entreprit de tirer au laser sur le haut des tours qui les surplombaient.

— Dorolow, ordonna Kraiklyn. Wubslin, Yalson et toi vous descendez voir ce que… Ah, merde ! (Il fit demi-tour.) Enfin, allez-y, quoi. Mipp, tu leur donnes une corde, ou le médikit, bref. Nous autres…, nous nous dirigeons vers la proue, d’accord ? (Il les regarda d’un air de défi.) Vous avez peut-être envie de tout arrêter, mais dans ce cas, il sera mort pour rien.

Yalson s’en alla de son côté en éteignant à nouveau son transmetteur.

— Autant y aller, déclara Jandraligeli. Vous ne trouvez pas ?

— Non, répondit Neisin. Moi, je reste à la navette. (Sur quoi il s’assit, le menton sur la poitrine, son casque posé à côté de lui sur le pont.) Ne comptez pas sur moi. Ça non. Ça me suffit pour aujourd’hui. Je reste là.

Kraiklyn consulta Mipp du regard, puis lui désigna Neisin.

— Occupe-toi de lui. (Puis il se retourna vers Dorolow et Wubslin.) En route. On ne sait jamais ; on peut peut-être encore faire quelque chose. Yalson, tu les accompagnes.

Cette dernière ne regardait pas le commandant, mais revint tout de même emboîter le pas à Wubslin et à l’autre femme, qui partirent en quête d’un accès au pont inférieur.

Soudain le sol trembla, et tous sursautèrent. En se retournant, ils aperçurent la silhouette de Lamm qui, sur fond de nuages lointains, tirait en l’air en visant les poutrelles des pistes-aéros situées cinq ou six ponts plus haut ; le rayon invisible émis par son arme faisait naître des langues de flamme tout autour du métal torturé. Une deuxième piste céda et tomba en tournoyant comme une gigantesque carte à jouer avant de s’écraser sur leur pont avec un bruit sourd qui le fit à nouveau frémir.

— Lamm ! explosa Kraiklyn. Ça suffit !

L’homme en combinaison noire dont le fusil restait pointé en l’air fit semblant de ne pas l’avoir entendu ; Kraiklyn leva à son tour son lourd fusil-laser et pressa la détente. À cinq mètres en avant de Lamm, une portion du pont se détacha dans une gerbe de flammes et de métal rougeoyant, se souleva puis retomba en laissant échapper une bouffée de gaz qui fit vaciller Lamm et manqua le renverser. L’homme recouvra son équilibre mais resta où il était ; même à cette distance, on voyait bien qu’il tremblait de rage. Kraiklyn le tenait toujours en joue. Puis Lamm se redressa, remit son arme à l’épaule et revint vers eux d’un pas nonchalant, comme s’il ne s’était rien passé. Les autres se détendirent quelque peu.

Kraiklyn leur donna l’ordre de se regrouper et ils se mirent en marche en suivant le même chemin que Dorolow, Yalson et Wubslin, c’est-à-dire vers l’intérieur de la tour et le large escalier en spirale recouvert d’un tapis qui allait se perdre, majestueux, dans les entrailles du Mégavaisseau Olmédréca.

— Aussi mort qu’un fossile, fit la voix amère de Yalson dans les haut-parleurs de leurs casques lorsqu’ils furent parvenus à mi-hauteur. Aussi mort qu’un putain de fossile !

En croisant les trois autres sur le chemin de la proue, ils virent que Yalson et Wubslin attendaient auprès du corps que Mipp leur fasse descendre une corde au moyen d’un treuil. Dorolow, elle, priait.

Ils traversèrent l’étage où était venu mourir Lénipobra, s’enfoncèrent dans la brume et longèrent une étroite passerelle cernée de part et d’autre par le vide.

— Pas plus de cinq mètres, les rassura Kraiklyn en se servant du radar à aiguille léger compris dans sa combinaison Rairch pour sonder les profondeurs emplies de vapeur qui s’ouvraient sous leurs pieds.

À mesure qu’ils progressaient, la brume se dissipait ; ils remontèrent vers un pont supérieur à présent parfaitement dégagé, puis redescendirent par un escalier extérieur débouchant sur une série de passages. Un soleil indistinct leur apparut à plusieurs reprises, disque rouge tantôt vif, tantôt terne. Ils traversèrent des étages entiers, contournèrent des piscines, croisèrent des promenades et des terrains d’atterrissage, rencontrèrent des tables et des chaises, s’enfoncèrent sous des bosquets d’arbres et passèrent sous des marquises, des arcades et des arches. Ils distinguaient à travers la brume des tours au-dessus de leurs têtes, et sondèrent une ou deux fois du regard des puits creusés au cœur du vaisseau, eux-mêmes bordés de ponts et de zones à ciel ouvert ; tout en bas, on entendait la mer. Le fond de ces colossales cuvettes, tapissé de volutes de brume, évoquait un breuvage irréel.

Ils s’arrêtèrent devant une rangée de petits véhicules à roues, équipés de sièges mais dépourvus de portières, auxquels des auvents striés de couleurs gaies tenaient lieu de toit. Kraiklyn regarda autour de lui afin de s’orienter. Wubslin essaya de faire démarrer les petites voitures, mais aucune n’était en état de marche.

— Deux itinéraires possibles, déclara le commandant en fronçant les sourcils, le regard dirigé vers l’avant.

L’espace d’une seconde, le soleil resplendit et stria d’or la vapeur qui les enveloppait de tous côtés. Sous leurs pieds se dessinèrent alors des lignes délimitant un terrain de jeu quelconque. Une tour réussit à s’extraire du brouillard environnant, et les boucles et tourbillons de brume se mirent à bouger comme d’immenses bras pour finir par masquer à nouveau le soleil. L’ombre de la tour se découpa sur le sol de l’allée.

— On se sépare, annonça Kraiklyn en examinant les alentours. Je prends par ici avec Aviger et Jandraligeli. Horza et Lamm, vous partez par là. (Il tendit le doigt.) Ça descend vers une des proues latérales. Vous devriez y trouver quelque chose ; ouvrez l’œil. (Il effleura un bouton sur son poignet.) Yalson ?

— Présente ! lança l’interpellée par l’intercom.

Après avoir surveillé la remontée du corps de Lénipobra jusqu’à la navette, Wubslin, Dorolow et elle étaient à leur tour partis vers la proue.

— Bon, fit Kraiklyn en jetant un œil à l’un des écrans intégrés à sa combinaison. Vous n’êtes qu’à trois cents mètres environ.

Il se retourna pour voir le chemin qu’ils avaient parcouru, jalonné par toute une série de tours distantes de plusieurs kilomètres ; pour la plupart, elles prenaient naissance aux étages supérieurs. Ils avaient une vue de plus en plus globale de l’Olmédréca. La brume dérivait tranquillement autour d’eux dans un silence absolu.

— Ah, oui ! reprit le commandant. Je vous vois.

Il agita la main. Sur un pont éloigné, près d’un des grands puits emplis de brume, de petites silhouettes lui répondirent.

— Je vous vois aussi, dit Yalson.

Quand vous arriverez là où nous nous trouvons en ce moment, prenez à gauche vers l’autre proue latérale ; il y a des lasers secondaires là-bas aussi. Horza et Lamm vont…

— Oui, on a entendu, coupa Yalson.

— Parfait. On pourra bientôt rapprocher la navette, peut-être même à l’emplacement exact de ce qu’on trouvera. Allez, on y va. Regardez bien autour de vous.

Il fit signe à Aviger et Jandraligeli et tous trois se mirent en route. Lamm et Horza s’entre-regardèrent, puis partirent dans la direction que leur avait indiquée le commandant. Du geste, Lamm fit comprendre à Horza qu’il devait couper son communicateur et relever sa visière.

— Si on avait attendu un peu, on aurait pu directement poser la navette à l’endroit voulu, déclara-t-il en ouvrant lui aussi sa visière.

Horza acquiesça.

— Quel sale petit con ! reprit Lamm.

— Qui ça ?

— Mais ce gosse ! Quelle idée, de sauter comme ça de la plate-forme !

— Mmm.

— Tu sais ce que je vais faire ? ajouta Lamm en dévisageant le Métamorphe.

— Quoi donc ?

— Lui couper la langue, à ce jeune crétin ! Voilà ce que je vais faire. Une langue tatouée, ça doit bien valoir quelque chose, tu ne crois pas ? De toute façon, ce petit salaud me devait de l’argent. Qu’est-ce que tu en penses ? À ton avis, je peux en tirer combien ?

— Aucune idée.

— Petit salaud…, marmonna Lamm.

Les deux hommes obliquèrent sur le pont, abandonnant la trajectoire en ligne droite qu’ils avaient suivie jusqu’alors, et poursuivirent leur progression d’un pas lourd. Ils ne voyaient pas très bien où cela allait les mener, mais, d’après Kraiklyn, ils se dirigeaient bel et bien vers une des proues ; celles-ci saillaient du navire telles d’énormes plates-formes off-shore reliées à l’avant de l’Olmédréca et offraient un port d’attache aux paquebots qui, du temps de sa splendeur, emportaient et ramenaient sans cesse des passagers, ou bien servaient au ravitaillement.

Ils atteignirent un secteur qui avait manifestement été le théâtre d’un récent échange de coups de feu ; c’était une zone d’habitation criblée de brûlures-laser, jonchée de verre brisé et de métal tordu. Des rideaux déchirés et des tentures murales claquaient sous la brise régulière engendrée par le déplacement du navire géant. Non loin de là gisaient sur le flanc, fracassés, deux des petits véhicules qu’ils avaient déjà rencontrés. Les deux hommes enjambèrent tant bien que mal les débris et continuèrent d’avancer. Les deux autres groupes progressaient aussi, à un rythme satisfaisant si l’on en croyait leurs rapports et les propos qu’ils échangeaient. Au-devant d’eux se dressait toujours la colossale masse nuageuse, qui ne bougeait pas et ne donnait aucun signe de dissipation ; ils n’en étaient plus qu’à deux ou trois kilomètres, encore qu’il leur fût difficile d’évaluer les distances.

— On y est, annonça finalement Kraiklyn, dont la voix crépita à l’oreille de Horza.

Lamm ralluma son canal transmetteur.

— Quoi ?

Il jeta un regard perplexe à Horza, qui se contenta de hausser les épaules.

— Qu’est-ce qui vous retarde ? reprit Kraiklyn. On avait pourtant plus de chemin à parcourir que vous. On est arrivés aux proues principales. Et elles sont plus saillantes que de votre côté.

— Tu nous racontes des histoires, Kraiklyn, intervint Yalson, dont l’équipe avait ordre de rallier les proues symétriquement opposées.

— Pardon ? répliqua le commandant.

Lamm et Horza s’immobilisèrent afin d’écouter les deux autres dialoguer par communicateur interposé. Yalson reprit la parole :

— On vient d’arriver au bord. En fait, je crois même qu’on l’a un peu dépassé… On doit être sur une espèce d’aileron, ou d’éperon, je ne sais pas. Quoi qu’il en soit, on ne voit pas de proue. Tu nous as envoyé dans la mauvaise direction.

— Mais, vous…

La voix de Kraiklyn s’éteignit.

— Bon sang, Kraiklyn ! Tu prétends nous envoyer vers la proue et c’est toi qui y es maintenant ! hurla Lamm dans le micro de son casque.

De son côté, Horza était parvenu à la même conclusion. Voilà pourquoi ils continuaient d’avancer tandis que l’équipe de Kraiklyn était déjà arrivée. Le commandant de la Turbulence Atmosphérique Claire resta quelques secondes silencieux, puis répondit :

— Merde, c’est vrai, tu as raison. (Il poussa un soupir audible.) Vous feriez mieux de continuer, Horza et toi. Je vais vous envoyer quelqu’un dès qu’on aura un peu exploré les environs. Il me semble distinguer une sorte de galerie avec des tas de bulles transparentes qui pourraient bien contenir des lasers. Yalson, retourne vers l’endroit où on s’est séparés ; une fois là-bas, avertis-moi. On verra bien qui seront les premiers à découvrir quelque chose d’intéressant.

— Génial, vraiment, fit Lamm en s’enfonçant à grands pas dans la brume.

Horza partit derrière lui en déplorant le frottement incessant sur sa peau de sa combinaison mal ajustée.

À un moment, Lamm s’arrêta pour inspecter des salons de réception qu’on s’était déjà chargé de piller. Des tissus précieux déchirés par le verre brisé flottaient dans l’air comme les volutes de brume omniprésentes. Ils découvrirent ensuite un appartement luxueusement meublé ; une holosphère gisait fracassée dans un coin. Il y avait aussi un aquarium de la taille d’une pièce entière, où pourrissaient des poissons mêlés à des vêtements raffinés aux couleurs éclatantes, qui flottaient à la surface telles des plantes sous-marines exotiques.

Par leur communicateur, Lamm et Horza entendirent que les autres, les membres du groupe de Kraiklyn, avaient trouvé une espèce de porte menant à la galerie en question, là où, derrière les bulles transparentes, ils espéraient trouver des lasers. Horza dit à Lamm qu’ils n’avaient pas intérêt à traîner en route ; ils quittèrent donc les salons de réception et ressortirent sur le pont afin de poursuivre leur chemin.

— Dis donc, Horza, intervint Kraiklyn alors que Lamm et le Métamorphe entraient dans un long tunnel éclairé par la lumière du jour, une lumière affaiblie par la brume et les panneaux opaques qui tapissaient le plafond. Ce radar à aiguille ne fonctionne pas correctement.

— Qu’est-ce qui ne va pas, encore ? demanda Horza sans s’arrêter de marcher.

— Il ne peut pas percer le brouillard, voilà ce qui ne va pas.

— Je n’ai jamais vraiment eu l’occasion de… Attends, qu’est-ce que tu veux dire par là ?

Horza s’immobilisa et sentit quelque chose lui nouer le ventre. Lamm continua à s’éloigner dans le couloir.

— Il me signale ce gros nuage, là, droit devant nous et à environ un demi-K de hauteur. (Kraiklyn rit.) Ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas le Mur-Limite ; je vois bien que c’est un nuage, et il est plus près de nous que ne l’annonce le radar.

— Quelle est votre position, au juste ? s’interposa Dorolow. Vous avez trouvé des lasers ? Et la porte dont vous parliez ?

— Non, c’est seulement un solarium, quelque chose comme ça.

— Kraiklyn ! cria Horza. Tu es sûr de ce qu’indique le radar ?

— Mais oui. L’aiguille dit…

— Pour un solarium, y a pas beaucoup de soleil…, coupa une voix comme par accident, comme si son propriétaire ignorait que son transmetteur fonctionnait.

Horza sentit la sueur perler sur son front. Quelque chose clochait.

— Lamm ! hurla-t-il. (À trente mètres de lui, ce dernier tourna la tête en arrière sans s’arrêter.) Reviens !

L’autre s’immobilisa.

— Horza, je ne vois pas ce qu’il pourrait y avoir de…

— Kraiklyn ! (Cette fois, c’était la voix de Mipp qui appelait de la navette.) Il y avait d’autres gens ici. Je viens de voir un appareil décoller derrière nous ; ils sont partis, maintenant.

— O.K., merci, Mipp, répondit calmement le commandant. Écoute, Horza. Vues d’ici, les proues où vous vous trouvez viennent de pénétrer dans le nuage ; ce qui prouve que c’en est bien un… Enfin merde, quoi ! Tout le monde voit bien que c’est un nuage ! Alors ne…

Le navire trembla sous les pieds de Horza, qui chancela. Lamm le regarda, interloqué.

— Vous avez senti ça aussi ? cria Horza.

— Senti quoi ? répondit Kraiklyn.

— Kraiklyn ? (De nouveau Mipp.) Je vois quelque chose qui…

— Lamm ! Reviens ! hurla le Métamorphe, dont le micro de casque retransmit l’appel.

Lamm regarda autour de lui. Horza crut déceler une vibration constante dans le sol sous ses pieds.

— Alors, senti quoi ? insista Kraiklyn qui commençait à s’énerver.

— Moi, j’ai cru sentir quelque chose, intervint Yalson. Ce n’était pas très fort, mais… Écoutez, ces engins ne sont pas censés… pas censés…

— Kraiklyn, pressa Mipp. Il me semble voir…

— Lamm !

Horza battait à présent en retraite dans le long corridor en forme de tunnel.

Mais l’autre, l’air hésitant, ne bougeait pas.

Horza percevait un son, un étrange grondement ; cela lui rappelait un moteur à réaction ou un propulseur à fusion entendus de très loin, mais ce n’était pas exactement ça. Il sentait aussi quelque chose sous ses pieds – il y avait toujours cette vibration, mais aussi une force qui s’exerçait et qui semblait l’attirer vers l’avant, en direction de Lamm et des proues, comme s’il était pris dans un champ assez faible, ou bien comme…

— Kraiklyn ! vociféra Mipp. Je t’assure ! Je le vois ! Je… Tu… Je suis…, bafouilla-t-il.

— Bon, tu vas te calmer, oui ?

— Je sens quelque chose…, commença Yalson.

Horza fit demi-tour et se mit à remonter le couloir en courant. Lamm, qui faisait justement mine de rebrousser chemin, s’arrêta et posa les mains sur les hanches en voyant son compagnon s’éloigner de lui au pas de course. Un lointain rugissement emplissait les airs, tel le bruit d’une majestueuse chute d’eau perçu du fond d’un profond ravin.

— Moi aussi, c’est comme si…

— Pourquoi Mipp criait-il comme ça ?

— On est en train de s’écraser ! hurla Horza sans ralentir le rythme.

Le mugissement était de plus en plus rapproché, de plus en plus sonore.

— De la glace ! (La voix de Mipp.) Je viens vous chercher avec la navette. Courez ! C’est un mur de glace ! Neisin ? Où es-tu ? Neisin ! J’ai…

— Quoi !

— DE LA GLACE ?

Le vrombissement s’accrut ; tout autour de Horza, les parois du corridor se mirent à grincer. Quelques panneaux de plafond craquèrent et tombèrent par terre devant lui. Une portion de mur s’ouvrit d’un seul coup, comme une porte, et le Métamorphe faillit s’y engouffrer par mégarde. Le vacarme lui emplissait les oreilles.

Lamm tourna la tête et vit derrière lui se rapprocher l’extrémité du couloir ; toute la section finale du tunnel se refermait dans un grincement déchirant et avançait vers lui à la vitesse d’un homme au pas de course. Il fit feu, mais la muraille mouvante continua d’avancer ; la fumée envahit le corridor. Il jura, fit volte-face et se rua vers Horza.

À présent, des hurlements s’élevaient de toutes parts. De toutes petites voix babillaient aux oreilles de Horza, qui n’entendait plus que ce grondement de tonnerre derrière lui. Sous ses pieds le pont se soulevait et vibrait, comme s’il ne se trouvait pas à bord d’un gigantesque navire mais dans un immeuble ébranlé par un tremblement de terre. Les plaques recouvrant les parois du couloir se détachaient à leur tour ; le sol se surélevait par endroits. De nouveaux panneaux éclatèrent au plafond avant de tomber en pluie. Et cette force insidieuse qui ne cessait de le tirer vers l’arrière, de ralentir son allure comme s’il évoluait dans un rêve… Enfin il déboucha à l’air libre et entendit Lamm arriver non loin derrière lui.

— Kraiklyn, crétin de salaud de fils de pute ! s’époumonait ce dernier.

Les voix lui carillonnaient aux oreilles. Son cœur battait à grands coups. Il mettait toutes ses forces dans chacune de ses enjambées, mais le grondement se rapprochait sans cesse, toujours plus présent. Il repassa devant les salons où voletaient les pans de tissu précieux ; le plafond des appartements commençait à céder, le pont s’inclinait. L’holosphère roulait de-ci, de-là et rebondissait par les fenêtres qui s’effondraient à leur tour. À côté de Horza, une écoutille explosa sous la poussée de l’air pressurisé qui s’échappait et des débris violemment projetés. Sans cesser de courir, il se protégea comme il put mais sentit des échardes se planter dans sa combinaison. Les soubresauts du pont le faisaient déraper. Il entendait les pas de Lamm marteler le sol derrière lui. L’homme continuait de clamer par l’intercom des insultes destinées à Kraiklyn.

Et toujours derrière lui ce vrombissement de cataracte ou d’avalanche de rochers, cette explosion continue, cette éruption volcanique… Il avait mal aux oreilles, la tête lui tournait, il se sentait étourdi par le vacarme insoutenable. Un alignement de fenêtres percées dans la paroi qui lui faisait face vira au blanc, puis explosa dans sa direction ; une volée de particules solides atteignit sa combinaison par petits nuages successifs. Il rentra la tête dans les épaules et fonça vers la porte. Lamm hurlait toujours à pleins poumons :

— Salaud ! Salaud ! Salaud !

— … s’arrête pas !

— … par ici !

— La ferme, Lamm !

— Horzaaaa… !

Un tumulte incessant de voix. Il y avait à présent un tapis sous ses pieds ; il se trouvait dans un couloir spacieux. Des portes battaient, les lustres du plafond frémissaient. Soudain, une trombe d’eau se déversa dans le couloir, à vingt mètres devant lui et, l’espace d’une seconde, il se crut parvenu au niveau de la mer ; mais il savait bien que c’était impossible. En dépassant l’endroit d’où avait surgi la vague, il la vit et l’entendit bouillonner, gargouiller au fond d’une cage d’escalier en colimaçon ; d’autre part, seuls quelques filets d’eau dégouttaient du plafond. L’attraction créée par la lente décélération du navire semblait maintenant moindre, mais le fracas continuait de résonner autour de lui. Il sentait faiblir ses forces et courait, hébété, en s’efforçant de garder son équilibre tandis que le couloir tressautait et se déformait de toutes parts. Un courant d’air venait maintenant à sa rencontre ; des bouts de papier et de plastique voletaient çà et là comme des oiseaux bariolés.

— … salaud, salaud, salaud…

— Lamm…

Devant lui il voyait la lumière du jour par les larges baies vitrées d’une véranda. Il franchit d’un bond une rangée de plantes en pot et atterrit au beau milieu d’un groupe de sièges pliants disposés autour d’une petite table, qu’il brisa en mille morceaux.

— … salaud de crétin de…

— Lamm, ferme-la ! (C’était la voix de Kraiklyn.) On n’entend pas…

Les baies vitrées devinrent toutes blanches, se craquelèrent comme des pans de glace et explosèrent vers l’extérieur. Horza plongea par l’ouverture ainsi pratiquée et se retrouva sur le pont, de l’autre côté, parmi les gravats épars. Derrière lui, le haut et le bas des baies en miettes commencèrent à se rapprocher lentement, telle une gigantesque bouche.

— Espèce de salaud ! Espèce d’enc…

— On change de canal, bordel ! On passe sur…

Horza glissa sur un tesson de verre et faillit tomber.

Seule la voix de Lamm résonnait à présent dans son casque, lui emplissant les oreilles de jurons dont la plupart se perdaient dans le vacarme du naufrage qui n’en finissait pas de rugir dans son dos. Horza jeta un regard en arrière l’espace d’une fraction de seconde, juste le temps de voir Lamm se jeter entre les mâchoires qui se refermaient ; il déboula sur le pont en virevoltant, tomba, se releva sans lâcher son arme. Horza avait déjà détourné les yeux. Ce fut à ce moment-là seulement qu’il se rendit compte que son arme à lui n’était plus là ; il avait dû la laisser tomber, mais il ne savait plus ni où ni quand.

Le Métamorphe ralentit l’allure. Il avait beau être en pleine forme physique, la gravité artificielle de Vavatch et sa combinaison mal adaptée le handicapaient sérieusement.

Sans cesser de courir, en proie à une espèce de transe, inspirant et expirant la bouche grande ouverte, il s’efforça d’imaginer la distance qui les séparait de la proue au moment où ils avaient fait demi-tour, et le laps de temps pendant lequel la masse colossale du navire serait susceptible de comprimer sa partie avant tandis que ses milliards de tonnes s’enfonçaient comme un bélier dans ce qui devait être – s’il emplissait réellement la totalité du nuage – un formidable iceberg tabulaire.

Horza percevait comme dans un rêve la présence du navire alentour, tout environné de nuages et de brume mais illuminé d’en haut par une nappe de soleil dorée. Les tours et les spires ne semblaient pas affectées par la catastrophe : l’ensemble de la structure titanesque continuait de glisser vers le mur de glace, poussé par l’inertie de sa propre masse. Horza croisa des terrains de jeux, des tentes argentées gonflées par le vent, puis un tas d’instruments de musique. Devant lui se dressait une gigantesque paroi où s’étageaient d’autres ponts, et au-dessus de sa tête oscillaient dangereusement des passerelles dont les étais, qui plongeaient vers l’avant du navire, hors de la vue du Métamorphe, se rapprochaient progressivement de la vague de destruction qui les avalait au fur et à mesure. Sous ses yeux, sur un côté, il vit le sol s’enfoncer brusquement dans un néant brumeux. Le plancher se mit à s’élever doucement sous ses pieds, sur une quinzaine de mètres ; il dut gravir tant bien que mal une pente de plus en plus raide. Sur sa gauche, un pont suspendu s’écroula et ses câbles de soutien s’envolèrent ; il fut englouti par la brume dorée, et le bruit de sa chute se perdit dans le fracas assourdissant. Horza se sentit glisser sur le pont à présent incliné. Il perdit l’équilibre, se reçut lourdement sur le dos et se retourna pour regarder en arrière.

Le Mégavaisseau se jetait contre une muraille de pure blancheur plus haute que la plus haute de ses spires, et s’anéantissait dans un bouillonnement de débris et de glace. On aurait dit la plus imposante vague de tout l’univers, moulée et sculptée dans un tas de ferraille jetée au rebut. Et sur le devant, sur les côtés, sur le dessus et dans son corps même, des cascades de glace et de neige scintillantes qui se détachaient de la falaise d’eau gelée pour s’abattre ensuite comme de grands voiles lents. Horza contempla le tout, puis commença à glisser le long de la pente, vers la scène du désastre. À sa gauche, une très haute tour s’effondrait petit à petit, et s’inclinait vers le surgissement de métal comprimé comme un esclave devant son maître. Horza sentit un cri naître dans sa gorge en voyant ces ponts, ces rambardes, ces parois, ces murs et ces encadrements de porte qu’il venait à peine d’emprunter se recroqueviller et se pulvériser tout en se rapprochant sans cesse de lui.

Il roula sur lui-même en écrasant sous son poids des éclats et des tessons mouvants, pour rejoindre le bastingage animé de sursauts ; il agrippa la rambarde, exerça une traction des deux bras, balança ses jambes et sauta.

Il fit un tour complet sur lui-même et se rétablit en tombant lourdement sur le sol métallique incliné du pont étroit situé juste en dessous. Il se releva tant bien que mal, inspira entre ses dents et déglutit, luttant pour retrouver une respiration normale. Là aussi le pont était en train de se soulever, mais le point de rupture se trouvait entre lui et le formidable surgissement de métal grinçant ; il perdit pied et glissa le long de la pente tandis que, derrière lui, le pont saillait brusquement. Le métal se déchirait tout autour de lui, des poutrelles s’abattaient sur le pont supérieur comme des os brisés perçant la peau. Il avait devant lui une volée de marches montant vers le niveau qu’il venait de quitter, mais aboutissant à un endroit dont le sol était encore à l’horizontale. Il y grimpa avec peine, mais juste à ce moment-là ce pont s’inclina à son tour par rapport à la vague de métal broyé tandis que sa partie avant s’élevait et se froissait sous la pression.

Il dévala la pente ; l’eau des bassins ornementaux cascadait tout autour de lui. Il atteignit une nouvelle série de marches, et se hissa vers l’étage au-dessus.

Il se sentait la poitrine et la gorge emplies de charbons ardents, les jambes en plomb fondu, et devait constamment lutter contre l’attraction cauchemardesque qui s’exerçait dans son dos et cherchait à l’entraîner vers le site de la catastrophe. Chancelant, haletant, il parvint enfin en haut de l’escalier, qui débouchait à côté d’une piscine vide entièrement disloquée.

— Horza ! hurla quelqu’un. C’est toi ? Horza ! Ici Mipp ! Lève la tête !

Horza obtempéra et découvrit, perdue dans la brume quelque trente mètres au-dessus de lui, la navette de la TAC. Il voulut agiter le bras et faillit en perdre l’équilibre. L’appareil descendait vers lui à travers le brouillard ; ses portes étaient en train de s’ouvrir. Puis elle s’immobilisa dans les airs juste au-dessus du pont immédiatement supérieur.

— J’ai ouvert les portes ! Monte ! cria Mipp.

Horza essaya de répondre, mais ne réussit qu’à émettre une sorte de chuintement rauque ; il continua d’avancer d’un pas défaillant, avec la sensation que les os de ses jambes s’étaient transformés en gelée. Sa lourde combinaison se cognait partout, ses pieds dérapaient sur le verre brisé jonchant le pont qui résonnait sous ses bottes. Mais il lui restait encore quelques marches pour rejoindre l’étage de la navette.

— Dépêche-toi, Horza ! Je ne peux pas rester là indéfiniment !

Il se jeta dans l’escalier et grimpa en s’aidant de ses mains. L’appareil oscillait, pivotait : tantôt les portes arrière se présentaient devant lui, tantôt elles s’éloignaient. Sous ses pas, l’escalier frémit ; le vacarme s’amplifia, plein de cris et de bruits de chute. Une autre voix lui hurlait aux oreilles, mais il ne distinguait pas les mots. Une fois en haut, il tomba à plat ventre sur le pont et rampa précipitamment vers la passerelle de la navette, qui ne se trouvait plus qu’à quelques mètres de lui. Déjà il distinguait les sièges, les lumières intérieures, et le cadavre de Lénipobra tassé dans un coin.

— Je ne peux plus attendre ! J’ai…, vociféra Mipp par-dessus le hurlement du métal broyé et le concert de voix terrifiées.

La navette commença à s’élever dans les airs. Horza se rua en avant.

Ses mains agrippèrent le rebord de la passerelle juste au moment où l’appareil parvenait au niveau de son torse. Il se sentit soulevé et se retrouva suspendu par les bras, avec sous les yeux le ventre du fuselage.

— Horza ! Horza ! Pardon ! sanglotait Mipp.

— Je suis là ! cria-t-il d’une voix rauque.

— Quoi ?

La navette s’élevait toujours, croisant en chemin des ponts, des tours, et le mince tracé horizontal des monorails. Les doigts gantés de Horza, accrochés au rebord de la passerelle, supportaient tout son poids ; ses bras lui faisaient atrocement mal.

— Je suis suspendu à la passerelle !

— Espèce de salauds ! cria une autre voix.

C’était Lamm. La passerelle commença à se refermer, avec une secousse qui faillit forcer Horza à lâcher prise. Ils étaient alors à cinquante mètres de hauteur et continuaient de monter. Il vit la partie supérieure de la porte descendre en direction de ses doigts.

— Mipp ! Ne ferme pas la porte ! Laisse la passerelle dans cette position, je vais essayer d’entrer.

— O.K., répondit promptement ce dernier.

La passerelle cessa de se rabattre vers le fuselage et s’immobilisa en formant un angle de vingt degrés par rapport à celui-ci. Horza entreprit de se balancer latéralement. Soixante-dix, quatre-vingts mètres maintenant ; ils tournaient le dos à la vague de destruction et s’en éloignaient lentement.

— Salaud de moricaud ! Reviens ! hurla Lamm.

— Je ne peux pas, Lamm ! cria Mipp. Je ne peux pas ! Tu es trop près !

— Ordure ! éructa Lamm.

Des éclats lumineux se mirent à palpiter autour de Horza. Le dessous de la navette s’enflamma en dix endroits à la fois sous l’impact des tirs de laser. Quelque chose heurta violemment le pied gauche du Métamorphe au niveau de la semelle et il sentit dans sa jambe droite un tressautement accompagné d’une vive douleur.

Mipp poussait des hurlements incohérents. La navette gagna de la vitesse en revenant survoler le Mégavaisseau pour le retraverser en diagonale. L’air circulait furieusement autour de Horza et détachait progressivement ses doigts du rebord.

— Mipp ! Ralentis !

— Salaud ! hurla à nouveau Lamm.

La brume s’embrasa : un éventail de rayons s’y épanouit durant une fraction de seconde, puis le tir-laser changea de direction et la navette s’entoura encore une fois d’une gerbe d’étincelles tandis que cinq ou six explosions mineures survenaient à l’avant, au niveau du nez de l’appareil. Mipp poussa un ululement. Leur vitesse s’accrut. Horza s’efforçait toujours de lancer une jambe par-dessus le plan incliné de la passerelle, mais ses doigts contractés dans ses gants glissaient sur sa surface rugueuse à mesure que son corps était entraîné par le courant d’air vers l’arrière de l’appareil en pleine accélération.

Lamm émit un nouveau hurlement – un son aigu, gargouillant, qui vrilla le crâne de Horza comme une décharge d’électricité ; le cri s’interrompit abruptement et fut brièvement remplacé par une série de craquements secs.

La navette survolait rapidement la surface du Mégavaisseau de plus en plus comprimé, à une centaine de mètres d’altitude. Horza sentait ses forces l’abandonner. Il contempla par sa visière l’intérieur de l’appareil, distant de quelques mètres à peine, mais dont il s’éloignait millimètre par millimètre.

Un éclair illumina l’habitacle, qui s’emplit ensuite d’une violente clarté blanche, aveuglante, insoutenable. Horza ferma instinctivement les yeux et un flamboiement jaune traversa ses paupières. Les haut-parleurs de son casque émirent subitement un son perçant, inhumain, tel un hennissement de machine, qui cessa d’un seul coup. La lumière décrut progressivement. Le Métamorphe rouvrit les yeux.

L’intérieur de la navette était toujours brillamment éclairé, mais en plus incandescent. Mus par les tourbillons qui s’engouffraient par la porte arrière, des lambeaux de fumée s’échappaient des sièges grillés, des ceintures et des filets de sécurité calcinés, et de la peau desséchée et noirâtre du visage exposé de Lénipobra. La paroi du fond semblait incrustée d’ombres carbonisées.

Un par un, les doigts de Horza se détachaient.

Mon Dieu, songea-t-il en contemplant les brûlures et les volutes de fumée, ce dément avait bien une bombe atomique sur lui, en fin de compte. Alors vint l’onde de choc.

Elle le projeta par-dessus la passerelle et le précipita à l’intérieur de la navette juste avant de heurter cette dernière, qui se cabra et bondit dans le ciel comme un petit oiseau pris dans la tourmente. Horza fut ballotté dans l’habitacle et chercha frénétiquement quelque chose à quoi à se raccrocher afin de ne pas repasser de l’autre côté de l’ouverture ; sa main trouva une sangle et, malgré son épuisement, il l’empoigna avec l’énergie du désespoir.

Au-delà des portes, dans la brume, une gigantesque boule de feu s’élevait lentement dans le ciel en roulant sur elle-même. Un son comparable au pire roulement de tonnerre qu’il eût jamais entendu emplissait de sa vibration l’intérieur brûlant et flou du véhicule en fuite. La navette gîta et Horza bascula contre une rangée de sièges. Une grande tour passa à toute allure de l’autre côté de la porte arrière toujours béante, masquant la boule de feu tandis que l’appareil continuait de virer de bord. Les deux mâchoires de la porte firent mine de se clore, puis s’arrêtèrent, bloquées à mi-parcours.

Dans sa combinaison, Horza sentait son poids et sa température augmenter ; la chaleur dégagée par la bombe traversait les surfaces exposées à l’explosion initiale. Sa jambe droite lui faisait très mal quelque part au-dessous du genou. Il flairait une odeur de brûlé.

La navette retrouva son équilibre et sa trajectoire rectiligne. Horza se releva et se dirigea en boitant vers la porte pratiquée dans la paroi avant, où le contour des sièges et du corps effondré de Lénipobra – à présent plaqué, bras et jambes écartés, près de la porte arrière – s’était inscrit en noir comme un jeu d’ombres figées, sur la surface beige du mur. Il franchit le seuil.

Écroulé sur les commandes, Mipp occupait le siège du pilote. Les écrans de contrôle étaient vides, mais l’épaisse vitre polarisée de l’appareil laissait entrevoir des nuages, de la brume, quelques tours qui filaient sous la navette et, plus bas, un océan désert lui aussi recouvert de nuages.

— Je te… croyais… mort, fit Mipp d’une voix pâteuse en se tournant à demi vers Horza.

Ainsi tassé dans son siège, le dos voûté, les paupières tombantes, il paraissait touché. La sueur luisait sur son front au teint sombre. Une fumée à la fois âcre et douceâtre planait dans la cabine de pilotage.

Horza ôta son casque et se laissa tomber dans l’autre siège. Puis il examina sa jambe droite. Il y avait un petit trou d’un centimètre de diamètre, bien net et bordé de noir dans le mollet de sa combinaison, ainsi qu’un autre, plus gros et plus irrégulier, sur le côté. Il plia la jambe et grimaça ; ce n’était qu’une brûlure superficielle, déjà cautérisée. On ne voyait pas de sang.

Il leva les yeux sur Mipp.

— Et toi, ça va ? demanda-t-il tout en connaissant d’avance la réponse.

— Non, répondit doucement l’autre en secouant la tête. Ce fou furieux m’a eu à la jambe, et quelque part dans le dos.

Horza scruta l’arrière de la combinaison de Mipp, là où elle s’appuyait au dossier, et aperçut dans la partie horizontale du siège une perforation qui se prolongeait par une longue et sombre éraflure sur la surface de la combinaison. Horza reporta son attention sur le plancher de la cabine.

— Merde ! Ce truc est plein de trous.

Le sol était criblé de cratères, dont deux juste au-dessous du siège de Mipp ; la traînée noirâtre avait été provoquée par un tir-laser, dont un autre avait dû toucher Mipp.

— J’ai l’impression que ce salaud m’a tiré en plein dans le cul, Horza, déclara Mipp en s’efforçant de sourire. Alors comme ça c’était bien vrai, cette histoire de bombe atomique, hein ? C’est elle qui a explosé. Ça m’a neutralisé tous mes instruments électroniques. Seuls les contrôles optiques fonctionnent encore. Foutue navette, inutilisable…

— Mipp, laisse-moi prendre les commandes.

Ils étaient maintenant perdus dans les nuages ; l’écran cristallin ne laissait filtrer qu’une vague lueur cuivrée. Mipp secoua la tête.

— Impossible. Tu ne sauras pas la piloter… dans l’état où elle est.

— Écoute, il faut qu’on y retourne. Les autres ont peut-être pu…

— Impossible. Ils seront tous morts, fit Mipp en serrant encore plus fort les manettes, les yeux rivés à l’écran. Bon Dieu, elle m’échappe. (Il examina tour à tour tous les moniteurs et secoua tristement la tête.) Je le sens.

— Ah, merde ! s’écria Horza, impuissant. Et les radiations ? ajouta-t-il subitement.

Il était bien connu qu’avec une combinaison correctement conçue, quand on survivait à l’explosion proprement dite ainsi qu’à l’onde de choc, on résistait également aux radiations. Mais Horza n’était pas si sûr que sa combinaison réponde à cette définition. Il lui manquait bon nombre d’instruments, et notamment un indicateur de radiations, ce qui, en soi, était mauvais signe. Mipp scruta un petit cadran sur le tableau de bord.

— Les radiations…, fit-il en secouant à nouveau la tête. Non, rien de grave de ce côté-là. Faible taux de neutrons… (Il grimaça de douleur.) Plutôt propre, comme bombe. Sûrement pas ce qu’escomptait ce salaud. Il devrait la ramener au magasin…

Mipp eut un petit rire étranglé, désespéré.

— Il faut y retourner, insista Horza.

Il s’efforça de se représenter Yalson fuyant la zone d’écrasement en bénéficiant d’une meilleure avance que Lamm et lui. Il voulait se convaincre qu’elle avait réussi, qu’elle s’était trouvée assez loin de la bombe au moment de l’explosion, et que le navire finirait par s’immobiliser une fois que le glacier de métal aurait progressivement ralenti pour enfin se figer. Mais comment s’échapperaient-ils du Mégavaisseau, elle et les autres, en admettant qu’ils aient survécu ? Il essaya le communicateur de la navette, mais le trouva aussi mort que celui de sa combinaison.

— Tu ne réussiras pas à les faire sortir de là, fit Mipp. On ne se relève pas d’entre les morts. Je les ai entendus ; la communication a été coupée au moment où je leur disais…

— Mipp, ils ont changé de canal, c’est tout. Tu n’as donc pas entendu Kraiklyn ? Ils sont passés sur une autre fréquence parce que Lamm gueulait sans arrêt.

Recroquevillé dans son siège, Mipp fit non de la tête.

— Je n’ai rien entendu de tel, déclara-t-il au bout d’un temps. Ce n’est pas ce que j’ai compris, moi. J’essayais de leur parler de la glace…, de leur décrire sa taille, sa hauteur. Non, Horza ; crois-moi, ils sont morts.

— Ils se trouvaient à bonne distance de nous, Mipp, répliqua posément Horza. Au moins un kilomètre. Ils en ont probablement réchappé, au contraire. S’ils étaient à l’abri, s’ils se sont mis à courir en même temps que nous… Ils étaient plus loin vers l’arrière. Ils sont sans doute vivants, Mipp. Il faut retourner les chercher.

— On ne peut pas faire ça. Je suis sûr qu’ils sont morts. Même Neisin. Il est allé faire un tour… après votre départ. J’ai dû décoller sans lui. Pas pu le prendre à bord. Non, ils sont morts, tous.

— Mipp, reprit le Métamorphe. Ce n’était pas une bombe atomique de forte puissance.

L’autre rit, puis poussa un gémissement.

— Et alors ? Tu n’as pas vu cet iceberg, Horza. Il était…

À ce moment-là la navette piqua du nez. Le Métamorphe se retourna rapidement vers l’écran, mais on y distinguait seulement le rougeoiement du nuage qu’ils traversaient de part en part.

— Oh, mon Dieu ! murmura Mipp. On est fichus.

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Mais rien ne va, répondit l’autre avec un haussement d’épaules qui lui arracha une grimace. Je crois qu’on tombe, mais comme je n’ai plus ni altimètre, ni indicateur de vitesse, ni communicateur, ni instruments de navigation, rien… Si on est secoués, c’est à cause des trous dans la coque et des portes ouvertes.

— On perd de l’altitude ? fit Horza en le regardant.

— Oui. Tu veux commencer à lâcher du lest ? Eh bien vas-y. Jette tout ce que tu veux par-dessus bord. Ça nous fera toujours regagner un peu d’altitude.

La navette plongea à nouveau.

— Tu parles sérieusement ? demanda Horza en faisant mine de se lever.

L’autre opina.

— On tombe. Oui, je suis sérieux. Nom de nom, même si on rebroussait chemin on ne pourrait plus franchir le Mur-Limite, même si l’un de nous, ou les deux…

La voix de Mipp s’éteignit. Horza réussit à s’extraire de son siège et à repasser la porte.

L’habitacle passagers n’était que fumée, brume et vacarme. La même lueur diffuse pénétrait toujours par les portes arrière. Horza tenta d’arracher les sièges à la paroi, mais en vain. Il contempla alors le corps brisé et le visage noirci de Lénipobra. La navette piqua à nouveau du nez. L’espace d’une seconde, Horza sentit son poids décroître à l’intérieur de sa combinaison. Il attrapa le jeune défunt par le bras et le traîna jusqu’à la passerelle. Puis il le poussa par-dessus bord et, telle une coque vide, le cadavre s’enfonça dans la brume où il disparut bientôt. La navette gîta d’un côté, puis de l’autre, et faillit déséquilibrer Horza.

Il trouva quelques objets épars à jeter : un casque de combinaison surnuméraire, une cordelette, un harnais anti-g, un lourd trépied de mitraillette. Puis il mit la main sur un petit extincteur. Il regarda autour de lui mais ne vit aucune flamme ; d’autre part, la fumée ne s’épaississait pas. Il s’en empara et regagna la cabine de pilotage. Là aussi, la fumée semblait se dissiper.

— Comment on s’en sort ? s’enquit-il.

— Je ne sais pas. (Il désigna l’autre siège.) On peut le débloquer. Balance-le aussi.

Horza trouva les loquets qui le maintenaient fixé au sol, les défit et traîna le siège jusqu’à la passerelle ; là, il le jeta, ainsi que l’extincteur.

— Il y a un système de verrouillage sur les parois côté cabine, lança Mipp. (Un grognement de douleur, puis :) Il sert à détacher les sièges.

Horza localisa les attaches en question et poussa sur leurs rails muraux la première puis la seconde rangée de sièges, avec leurs sangles et leurs filets de sécurité, jusqu’à ce qu’elles s’engagent dans l’ouverture, rebondissent sur l’extrémité de la passerelle puis disparaissent en tournoyant dans la brume lumineuse. Il sentit la navette tanguer à nouveau.

La porte séparant le compartiment passagers de la cabine de pilotage se referma brusquement. Il voulut l’ouvrir : elle était verrouillée de l’autre côté.

— Mipp ! hurla-t-il.

— Désolé, Horza, fit la voix assourdie de ce dernier, de l’autre côté de la porte. Je ne peux pas revenir en arrière. Kraiklyn me tuerait, s’il n’est pas déjà mort. Je ne les ai pas trouvés. Crois-moi. C’est par le plus grand des hasards que je t’ai repéré, toi.

— Mipp, ne fais pas de bêtises. Rouvre cette porte.

Horza se mit à la secouer ; elle n’était pas très résistante. Si cela s’avérait nécessaire, il pourrait la défoncer.

— Je ne peux pas, Horza… Et n’essaie pas d’ouvrir de force, sinon je fonce vers le bas. De toute manière, on ne peut pas être bien loin au-dessus de la mer… Et j’ai déjà assez de mal à nous maintenir en l’air… Si tu veux, essaie de fermer manuellement les portes arrière. Il devrait y avoir un panneau de contrôle quelque part dans le mur du fond.

— Mipp, pour l’amour du ciel, mais où veux-tu aller ? De toute façon ils vont tout faire sauter dans quelques jours ! On ne peut pas voler éternellement.

— Oh, on s’écrasera avant ça, fit la voix lasse de Mipp de l’autre côté de la paroi. Bien avant qu’ils ne fassent sauter l’Orbitale, Horza, ne t’en fais pas pour ça. Cet engin est en train de rendre l’âme.

— Mais où veux-tu donc aller ? insista le Métamorphe.

— Je ne sais pas très bien. Sur la face opposée, peut-être… vers Évanauth… pourquoi pas ? En tout cas, loin d’ici. Je…

Il y eut un choc sourd, comme si quelque chose venait de tomber par terre, et Mipp poussa un juron. La navette frémit et donna brièvement de la bande.

— Qu’est-ce que c’était ? interrogea anxieusement Horza.

— Rien, j’ai fait tomber le médikit, c’est tout.

— Merde, souffla Horza avant de s’asseoir, le dos à la paroi.

— Ne t’inquiète pas, je vais faire ce que je peux.

— Mais oui, Mipp.

Il se releva sans prêter attention aux douleurs que l’épuisement faisait naître dans ses jambes ni aux élancements qui lui traversaient le mollet droit, et partit vers l’arrière de l’appareil. Il trouva le panneau de contrôle et l’ouvrit tant bien que mal. Il ne contenait qu’un extincteur supplémentaire, que Horza jeta illico par-dessus bord. Le panneau situé dans la paroi opposée s’ouvrait sur une manivelle. Il en actionna la poignée, et les portes se refermèrent lentement avant de se bloquer à nouveau. Il força sur le levier jusqu’à ce qu’il casse ; alors il jura et le jeta au-dehors.

Juste à ce moment-là, la navette émergea de la brume. Horza regarda vers le bas et aperçut la surface inégale d’une mer grise où roulaient et se brisaient des vagues pesantes. La masse de brume s’étendait maintenant derrière eux, rideau neutre et gris sous lequel disparaissait la mer. Les rayons du soleil frappaient de biais les couches successives, et le ciel était empli de nuages flous.

Horza regarda la poignée cassée tomber en tourbillonnant vers la mer, de plus en plus petite ; elle y dessina une petite marque blanche, puis disparut. Il calcula qu’ils devaient se trouver à une centaine de mètres au-dessus de l’eau. La navette s’inclina, et il dut agripper le montant de la porte ; puis l’appareil vira et se mit à filer parallèlement à la masse nuageuse.

Horza se rapprocha de la paroi et martela la porte.

— Mipp ? Je n’arrive pas à fermer complètement les portes.

— Ça ne fait rien, répondit faiblement l’autre.

— Mipp, ouvre cette porte. C’est de la folie.

— Laisse-moi tranquille, Horza. Fiche-moi la paix, tu m’entends ?

— Nom de nom ! pesta Horza.

Chahuté par le courant d’air issu de leur sillage qui venait s’y engouffrer, il retourna se poster devant les portes entrouvertes. D’après l’angle que formait la trajectoire de la navette par rapport au soleil, ils tournaient le dos au Mur-Limite. Derrière eux, il n’y avait plus que la mer et les nuages. Pas trace de l’Olmédréca, ni d’aucun autre bâtiment. De chaque côté, l’horizon illusoirement plat s’estompait dans la brume ; l’océan ne donnait aucun signe de concavité. Il paraissait simplement immense. Horza tenta de passer la tête par l’ouverture en regardant vers l’avant, histoire de voir où ils allaient. Mais le vent l’obligea à reculer avant qu’il ait pu se rendre compte de quoi que ce soit ; en outre, l’appareil fit une nouvelle embardée. Néanmoins, il eut vaguement l’impression d’avoir entrevu un horizon aussi plat et vide que celui qui s’étendait de part et d’autre de la navette. Il recula dans l’habitacle et essaya son communicateur, mais les haut-parleurs de son casque n’émettaient toujours aucun son. Tous les circuits étaient morts ; l’ensemble avait apparemment été grillé par l’impulsion électromagnétique issue de l’explosion sur le Mégavaisseau.

Horza envisagea un instant d’enlever sa combinaison et de la jeter à son tour par-dessus bord, mais il avait déjà froid et, sans elle, il serait pratiquement nu. Non, il la garderait sur lui jusqu’à ce qu’ils se mettent brusquement à perdre de l’altitude. Il frissonna. Tout son corps lui faisait mal.

Il décida de dormir. Il n’y avait rien qu’il puisse faire pour l’instant, et son organisme avait besoin de repos. Il pensa à amorcer une métamorphose, puis se ravisa. Il ferma les yeux, mais se représenta aussitôt Yalson courant sur le Mégavaisseau ; il préféra les rouvrir. Puis il se persuada qu’elle était saine et sauve, tirée d’affaire une fois pour toutes, et laissa à nouveau ses paupières se fermer.

Peut-être, à son réveil, auraient-ils dépassé les couches de poussière magnétisée de la haute atmosphère, ou bien se trouveraient-ils dans une zone tropicale, voire simplement tempérée, et non plus dans la région arctique. La seule différence serait qu’ils s’engloutiraient dans une mer tiède au lieu d’une eau glaciale. Il n’arrivait pas à croire que Mipp ou la navette tiendraient le coup assez longtemps pour atteindre l’autre face de l’Orbitale.

… En admettant que celle-ci fasse trente mille kilomètres de large, et que la navette se déplace à trois cents à l’heure environ…

La tête farcie de chiffres en perpétuelle évolution, Horza se laissa glisser dans le sommeil. Sa dernière pensée cohérente fut pour se dire qu’ils n’avançaient vraiment pas assez vite, sans doute parce que c’était impossible. Ils seraient toujours au-dessus de la Mer Circulaire, volant en direction de la terre, lorsque la Culture ferait sauter l’Orbitale tout entière et que cette dernière se transformerait en halo de lumière et de poussière sur quatorze millions de kilomètres…

Lorsque Horza se réveilla, il était en train de rouler sur lui-même à l’intérieur de l’habitacle. Pendant ses premières secondes de lucidité, il crut qu’il était passé par la porte arrière et tombait dans le vide ; puis il reprit possession de ses moyens et se retrouva étendu de tout son long sur le sol de la navette, avec sous les yeux un pan de ciel bleu qui s’inclinait au rythme du tangage de l’appareil. Celui-ci semblait avancer plus lentement que dans son souvenir. De l’autre côté des portes, Horza ne vit rien d’autre que le ciel, la mer bleutée et quelques nuages gonflés ; il passa la tête par l’ouverture.

Le vent changeant était tiède, et du côté où gîtait la navette se trouvait une petite île. Il la regarda stupéfait. Minuscule, elle s’entourait d’atolls encore plus modestes ainsi que de récifs qui transparaissaient, vert pâle, dans l’eau peu profonde ; une unique montagne peu élevée surgissait des cercles concentriques que formait la végétation luxuriante et le sable jaune vif.

La navette piqua du nez, puis se redressa et descendit tout droit vers l’île. Horza rentra la tête pour soulager les muscles de son cou et de ses épaules, épuisés par la lutte contre le vent. L’appareil ralentit encore, puis poursuivit sa descente. Le fuselage tout entier vibrait. Horza vit un tourbillon d’eau vert-jaune naître dans la mer au-dessous d’eux, ressortit la tête par l’ouverture et découvrit l’île devant lui, à une cinquantaine de mètres en contrebas. De petites silhouettes humaines couraient sur la plage tandis que la navette approchait. Un groupe d’individus traversait la bande de sable en direction de la jungle, portant une espèce de grosse pyramide de sable doré sur une litière ou une civière supportée par des perches.

Horza regarda la scène défiler sous ses pieds. On voyait sur la plage de petits feux de camp ainsi que de longs canoës. À une extrémité, là où les arbres rejoignaient l’eau, était stationnée une navette trapue au nez aplati, à peu près deux fois plus grosse que celle de la TAC, qui survola l’île en traversant des colonnes de fumée d’un gris indistinct.

La plage était à présent quasi déserte ; les rares individus restés sur place, qui semblaient fluets et pratiquement nus, coururent se mettre à l’abri des arbres comme s’ils avaient peur que la navette leur passe au-dessus de la tête. Une silhouette gisait à terre non loin du module. Horza entrevit un humain plus vêtu que les autres qui, au lieu de fuir, montrait du doigt la navette en vol. Il tenait quelque chose à la main. Puis la cime de la montagne s’encadra dans la porte arrière entrouverte et lui boucha la vue. Il entendit une série de détonations sèches qu’il identifia comme étant dues à autant d’explosions bénignes mais sonores.

— Mipp ! appela-t-il en revenant vers la porte close.

— Tout est fini pour nous, Horza, fit la faible voix de son compagnon, où perçait une sorte de jovialité désespérée. Même les indigènes sont hostiles !

— Ils ont surtout l’air effrayés.

L’île disparaissait derrière eux. La navette ne faisait pas mine de rebrousser chemin, et Horza la sentit accélérer.

— J’en ai vu un brandir une arme, fit Mipp, qui toussa puis gémit.

— Tu as vu cette navette ?

— Ouais, j’ai vu.

— Je crois qu’on devrait faire demi-tour, Mipp.

— Non, non, je ne crois pas que ce soit une bonne idée. Cet endroit ne me plaît guère.

— Mipp, au moins c’est la terre ferme. Qu’est-ce que tu veux de plus ?

Horza regarda par la porte ; l’île se trouvait déjà à un bon kilomètre en arrière, et la navette ne cessait de prendre de la vitesse en même temps que de l’altitude.

— Il faut continuer, Horza. Rejoindre la côte.

— Mais enfin, Mipp ! On n’y arrivera jamais ! On en a pour quatre jours au moins, et je te rappelle que la Culture va tout faire sauter dans trois jours !

Silence de l’autre côté de la porte. Horza la secoua ; légère, elle avait beaucoup souffert.

— Ne fais pas ça, Horza ! hurla Mipp d’une voix que le Métamorphe reconnut à peine tant elle était à la fois rauque et perçante. Arrête ! Tu vas nous tuer tous les deux, je t’assure !

L’appareil s’inclina subitement, pointant le nez vers le ciel et ses portes arrière vers la mer. Horza glissa, ses pieds dérapèrent. Il enfonça ses doigts gantés dans les rainures murales destinées à accueillir les sièges de l’habitacle et resta suspendu là tandis que la navette, toujours en pleine ascension, commençait à perdre de la vitesse.

— Ça va, Mipp ! lança-t-il. J’ai compris !

Le véhicule se redressa et roula sur le côté, projetant Horza contre la paroi avant. Puis il cessa de piquer du nez, et le Métamorphe se sentit tout à coup plus pesant. La mer défilait à toute allure au-dessous d’eux, à une cinquantaine de mètres seulement.

— Je te demande seulement de me ficher la paix, Horza.

— Entendu, Mipp. C’est d’accord.

La navette s’éleva, prit de la vitesse et de la hauteur. Horza se détacha de la paroi de la cabine et repartit vers l’arrière.

Puis il secoua la tête et alla se tenir devant la porte ouverte, contemplant derrière eux l’île et ses hauts-fonds verdâtres, sa roche grise, ses frondaisons bleu-vert et son ruban de sable jaune. L’ensemble décroissait rapidement ; l’encadrement de la porte laissait voir une quantité grandissante d’eau et de ciel à mesure que l’île se perdait dans la brume lointaine.

Il se demanda quoi faire, et en conclut qu’il ne lui restait qu’une seule solution. Sur cette île se trouvait une navette ; elle ne pouvait pas être beaucoup plus endommagée que la leur. Pour l’heure, il n’y avait pratiquement aucune chance qu’on vienne les secourir. Toujours agrippé au rebord de la porte arrière, tout environné de courants d’air, il se retourna vers la porte fragile qui le séparait de la cabine et de Mipp.

Fallait-il foncer directement, ou tenter d’abord de raisonner Mipp ? Comme il réfléchissait à la question, la navette fut prise de soubresauts, puis tomba comme une pierre vers la mer.

6. Les Mangeurs

L’espace d’une seconde, Horza ne sentit plus son poids. Les remous qui s’engouffraient par la porte arrière s’emparèrent de lui et l’attirèrent à eux. Il se retint vivement à la rainure murale. La navette piqua du nez, le rugissement du vent s’accrut. Horza flottait, les yeux clos, les doigts cramponnés à la rainure, attendant le moment où ils s’écraseraient ; mais au lieu de cela l’appareil se redressa, et il se retrouva debout.

— Mipp ! hurla-t-il.

Il s’avança en titubant vers la porte de communication. Il sentit la navette virer de bord et jeta un regard par l’ouverture. Ils tombaient toujours.

— C’est fini, Horza, fit la voix affaiblie de Mipp. Je n’ai plus aucun contrôle sur l’appareil. (L’homme semblait épuisé, en proie à un désespoir tranquille.) Je retourne vers l’île. On n’arrivera pas jusque-là, mais… On va s’écraser dans très peu de temps… Tu ferais mieux de te coucher par terre contre la cloison et de te préparer au choc. Je vais essayer de nous poser aussi doucement que…

— Mipp, coupa Horza en s’asseyant par terre, le dos à la cloison. Est-ce que je peux faire quelque chose ?

— Non, rien. On y est. Désolé, Horza. Cramponne-toi.

Le Métamorphe fit exactement l’inverse : il se laissa aller. L’air qui pénétrait furieusement par la porte lui hurlait aux oreilles ; la navette tremblait sous son corps. Dehors, le ciel était bleu. Il aperçut des vagues… Son dos restait juste assez contracté pour lui permettre de plaquer sa tête contre la paroi. Alors il entendit Mipp pousser un long cri, un cri inarticulé exprimant la terreur pure ; un son bestial.

L’appareil heurta une surface indéterminée. Il y eut un choc violent qui aplatit momentanément Horza contre la cloison. Puis la navette releva légèrement le nez. Pendant quelques instants il se sentit très léger ; il entrevit des vagues et de l’écume blanche par la porte arrière, puis tout cela disparut et fut remplacé par le ciel. Alors l’appareil plongea à nouveau et il ferma les yeux.

Ils s’écrasèrent dans les vagues, puis s’immobilisèrent sous l’eau. Horza se sentit aplati contre la paroi comme par la patte d’un gigantesque animal. Ses poumons se vidèrent, ses oreilles carillonnèrent, sa combinaison le meurtrit. Il fut secoué, écartelé, et juste au moment où l’impact semblait prendre fin, un second choc s’abattit sur ses reins, sa nuque et son crâne. Il se retrouva aveugle.

Sa première sensation fut qu’il était environné d’eau. Il haleta, crachota en se débattant dans le noir ; il heurtait des deux mains des surfaces dures aux brisures acérées. Il entendit l’eau gargouiller, sentit sa propre respiration entrecoupée former des bulles à la surface. Il cracha pour expulser le liquide qui lui emplissait la bouche, puis toussa.

Il flottait dans une eau tiède emplissant à demi une poche d’air plongée dans les ténèbres. La quasi-totalité de son corps lui faisait mal, chaque membre, chaque parcelle clamait haut et fort son propre message de douleur.

Il explora précautionneusement l’espace restreint qui le retenait prisonnier. La paroi s’était effondrée ; il se trouvait – enfin ! – dans la cabine de pilotage avec Mipp. Il trouva le corps de ce dernier tassé entre le siège et le tableau de bord, coincé, inerte, cinquante centimètres sous la surface de l’eau. Son crâne, que Horza pouvait tâter en passant la main entre le repose-tête et ce qui devait être l’intérieur de l’écran de contrôle principal, bougeait trop librement dans le col de sa combinaison ; le front était défoncé.

Le niveau de l’eau montait. L’air fuyait par le nez fracassé de la navette, qui flottait et dansait verticalement dans la mer. Horza comprit qu’il devrait plonger et se diriger à la nage vers l’habitacle, puis gagner les portes arrière, sinon il serait pris au piège.

Pendant une minute, il inspira aussi profondément que le lui permettait sa cage thoracique endolorie ; la montée des eaux lui repoussait la tête en arrière, dans l’angle formé par le haut, du tableau de bord et le plafond de la cabine. Puis il plongea tête la première.

Il se propulsa pour repartir vers l’arrière, dépassant le siège broyé où Mipp avait trouvé la mort, puis les panneaux en métal léger de la cloison. Il distinguait sous lui une zone rectangulaire plus claire, vaguement gris-vert. L’air contenu dans sa combinaison bouillonnait tout autour de lui, remontait le long de ses jambes, jusqu’à ses pieds. Il y en avait aussi dans ses bottes, qui formèrent une bouée improvisée et ralentirent un instant sa progression ; l’espace d’une seconde, il crut qu’il n’y arriverait pas, qu’il resterait suspendu là, la tête en bas, jusqu’à ce qu’il se noie. Mais l’air s’échappa par les trous des tirs-laser de Lamm, et Horza s’enfonça à nouveau.

Il nagea péniblement vers le rectangle de lumière, puis s’engagea dans l’ouverture et se retrouva dans les profondeurs miroitantes de l’eau vert jade, au-dessous de la navette ; il donna un coup de pied et entama son ascension ; il creva bientôt la surface au milieu des vagues et, hors d’haleine, emplit ses poumons d’un air tiède et pur. Ses yeux s’adaptèrent aux rayons obliques mais encore radieux du soleil ; c’était la fin de l’après-midi.

Il agrippa le nez cabossé et crevassé de la navette – qui dépassait de deux mètres au-dessus de la surface –, et regarda autour de lui dans l’espoir d’entrevoir l’île ; mais en vain. Se contentant pour le moment de pédaler sur place en laissant se remettre son corps et son esprit malmenés, Horza regarda le nez pointé de l’appareil s’enfoncer graduellement dans l’eau tout en s’inclinant quelque peu vers l’avant, de sorte qu’au bout d’un temps, la navette se retrouva presque à l’horizontale, le dos à peine émergé. Les muscles des bras douloureusement contractés, le Métamorphe réussit finalement à se hisser sur la navette et resta étendu là, comme un poisson échoué sur la plage.

Puis il s’employa à neutraliser un par un les signaux de douleur dans son corps, tel un serviteur fourbu qui ramasse çà et là les débris d’objets fragiles après la crise de rage destructrice de son maître.

Ce fut à ce moment-là seulement, au milieu des vaguelettes qui venaient clapoter contre la partie supérieure du fuselage, qu’il se rendit compte d’une chose : l’eau qu’il avait avalée puis recrachée était de l’eau douce. Il ne lui était pas venu à l’idée que la Mer Circulaire puisse ne pas être salée comme tous les océans planétaires, ou presque ; non, pas le moindre arrière-goût de sel. Au moins ne mourrait-il pas de soif. Il s’en réjouit.

Il se mit prudemment debout au centre de la carlingue. Les vagues venaient lui lécher les pieds. Scrutant les alentours, il finit par apercevoir l’île. Elle lui parut bien petite, bien éloignée sous les premières lueurs du soir, et, s’il sentait une faible brise soufflant plus ou moins en direction de l’île, il n’y avait aucun moyen de savoir vers où l’emporteraient les courants.

Alors il se rassit, puis se recoucha, laissant les eaux de la Mer Circulaire napper la surface plane de l’appareil et heurter avec de petits bouillonnements d’écume sa combinaison durement éprouvée. Au bout d’un moment il sombra tout bonnement dans le sommeil, sans l’avoir délibérément cherché mais sans essayer non plus de résister. Il s’autorisa donc une heure de léthargie.

Lorsqu’il s’éveilla, il vit que le soleil, toujours assez haut dans le ciel, avait pris une teinte d’un rouge plus sombre au-delà des couches de poussière qui surplombaient le lointain Mur-Limite. Il se remit sur ses pieds ; la navette ne semblait pas s’être enfoncée davantage. L’île n’était plus tout à fait aussi lointaine ; manifestement, les vents ou les courants l’entraînaient plus ou moins dans la bonne direction. Il se rassit.

Il faisait toujours tiède. Horza songea à ôter sa combinaison, puis se ravisa ; tout inconfortable qu’elle fût, sans elle il aurait froid. Il se recoucha.

Il se demanda où pouvait être Yalson. Avait-elle survécu à la bombe de Lamm, au naufrage du Mégavaisseau ? Il l’espérait. D’ailleurs, c’était probable ; il n’arrivait pas à l’imaginer mourante ou morte. Ce raisonnement n’était pas très solide, et il refusait de se considérer comme superstitieux, mais cette impossibilité de l’imaginer morte lui procurait un certain réconfort. Elle s’en sortirait. Il fallait autre chose qu’une bombe nucléaire tactique et une collision entre un navire d’un milliard de tonneaux et un iceberg de la taille d’un petit continent pour régler son compte à cette fille… Il se surprit à sourire en la revoyant en pensée.

Il aurait bien continué à penser à elle, seulement pour l’heure, il avait un autre sujet de préoccupation.

Ce soir, il se métamorphoserait.

Que faire d’autre, en effet ? Même si, à présent, ce n’était plus réellement nécessaire. Kraiklyn était sans doute mort et, dans le cas inverse, il était peu probable qu’ils se retrouvent un jour. Le Métamorphe s’était pourtant préparé à la transformation ; son corps était prêt, et il n’avait pas de meilleure idée.

Il se dit que la situation était loin d’être désespérée. Il n’avait aucune blessure grave, il semblait se diriger vers l’île, où la navette se trouvait peut-être encore, et s’il y parvenait à temps, il restait toujours Évanauth, avec cette partie de Débâcle. Et puis de toute façon, à l’heure qu’il était, il se pouvait que la Culture fût à sa recherche ; il valait donc mieux ne pas conserver trop longtemps la même identité. Pourquoi pas ? se dit-il. Allons-y pour la métamorphose. Il s’endormirait sous l’aspect de Horza tel qu’on le connaissait, et à son réveil, il serait la copie conforme du commandant de la Turbulence Atmosphérique Claire.

Il apprêta du mieux qu’il put son corps meurtri et douloureux en vue de l’altération : en décontractant ses muscles, en préparant glandes et amas cellulaires, en donnant ordre à son cerveau d’émettre des signaux destinés au reste de son corps, par l’intermédiaire de nerfs que seuls les Métamorphes possédaient.

Il regarda le soleil, bas sur l’horizon, passer par toutes les nuances successives de rouge.

Oui, il allait dormir ; dormir et devenir Kraiklyn ; adopter encore une fois une nouvelle identité, une autre forme à ajouter à celles, nombreuses, qu’il avait déjà contrefaites au cours de son existence…

Peut-être la transformation s’accomplirait-elle en vain ; peut-être ne prendrait-il cet aspect que pour se voir mourir dans une autre peau que la sienne. Mais, songea-t-il, qu’est-ce que j’ai à perdre ?

Horza contempla l’œil cramoisi du soleil déclinant jusqu’à sombrer dans le sommeil de la métamorphose, et, malgré ses paupières closes qui elles aussi changeaient, en s’installant dans la transe il eut l’impression de voir encore cette lueur mourante…

Des yeux d’animal. Des yeux de prédateur. De bête en cage qui regarde au-dehors. Ne jamais dormir, être trois personnes à la fois. Posséder : fusil, vaisseau, Compagnie. Pas grand-chose encore, peut-être, mais un jour, un jour… Avec un tout petit peu de chance, pas plus que la moyenne… Un jour il leur montrerait. Lui savait à quel point il était bon. Lui savait pour quoi il était fait, et qui était fait pour lui. Les autres n’étaient que des pions ; ils lui appartenaient parce qu’ils étaient placés sous son commandement. C’était son vaisseau, après tout. Les femmes, surtout ; de simples pièces dans son jeu. Elles pouvaient entrer dans sa vie et en ressortir, cela lui était bien égal. Avec ces individus, il suffisait de prendre les mêmes risques qu’eux pour qu’ils vous trouvent formidable. Ils ne voyaient pas que, pour lui, le risque n’existait pas ; il avait encore beaucoup à faire dans sa vie, et il savait qu’il ne mourrait pas bêtement dans un petit combat minable. Un jour, la galaxie entière connaîtrait son nom, et quand sa dernière heure serait venue, elle prendrait son deuil, ou bien le maudirait… Il ne savait pas encore très bien lequel des deux… Cela dépendrait peut-être du sort que lui réserverait la galaxie d’ici là… Tout ce qu’il lui fallait, c’était une toute petite ouverture, le genre de chose dont avaient bénéficié en leur temps les autres chefs, avec leurs Compagnies plus importantes, plus brillantes, plus réputées, plus redoutées et plus respectées. Oui, c’était ainsi que cela avait dû se passer pour eux… Ils paraissaient peut-être plus grands que lui ne l’était pour le moment, mais un jour, tous porteraient sur lui un regard admiratif, tous. Et tous connaîtraient son nom : Kraiklyn !

Horza s’éveilla à l’aube. Il était toujours couché sur le dessus de la carlingue chahutée par les vagues, comme un objet rejeté par la mer qu’on a ensuite disposé bien à plat sur une table. Il était encore à moitié endormi. La température avait baissé, la lumière était plus faible et tirait plus vers le bleuté ; mais cela mis à part, rien n’avait changé. Il se laissa à nouveau glisser dans le sommeil, loin des souffrances et des espoirs perdus.

Rien n’avait changé… sauf lui.

Il dut gagner l’île à la nage.

À son second réveil, ce matin-là, il s’était senti différent, en meilleure forme, reposé. Le soleil s’élevait au-dessus de la brume.

L’île s’était rapprochée, mais s’il n’intervenait pas il allait passer au large. Les courants l’emportaient, lui et la navette, en le maintenant à deux kilomètres environ des récifs et des bancs de sable qui entouraient l’île. Il se maudit d’avoir dormi si longtemps. Il enleva sa combinaison désormais inutile, et qui méritait bien d’être enfin mise au rebut, et l’abandonna sur le toit à peine émergé de la navette. Il avait faim, son estomac gargouillait, mais il se sentait en pleine possession de tous ses moyens, et tout à fait capable de rejoindre la terre ferme à la nage. Il estima la distance à près de trois kilomètres. Il plongea et se mit à brasser puissamment l’eau. Sa brûlure de laser à la jambe droite le faisait souffrir et son corps était endolori en de multiples endroits, mais il y arriverait ; il s’en savait capable.

Au bout de quelques minutes, il jeta un unique regard en arrière et distingua la combinaison, mais pas la navette. Vide, le vêtement évoquait le cocon déserté de quelque animal récemment métamorphosé, flottant, ouvert et vacant, à la surface des vagues qui venaient derrière lui. Le Métamorphe se remit en mouvement.

L’île se rapprochait, mais lentement. L’eau tout d’abord tiède semblait se refroidir, et ses douleurs se réveiller. Il voulut ne pas en tenir compte, essaya même de les neutraliser, mais vit bien qu’il ralentissait l’allure, qu’il avait pris un départ trop rapide. Il se reposa donc quelques instants en faisant du surplace, puis, après avoir bu un peu d’eau, il repartit en se propulsant plus régulièrement, avec une détermination grandissante, vers le monticule gris que formait l’île à l’horizon.

Il prit une nouvelle fois conscience de sa bonne fortune. Il n’avait pas été sérieusement blessé dans l’accident – même si ses contusions se rappelaient constamment à son souvenir, comme des cousins trop bruyants qu’on aurait enfermés dans une pièce tout au fond de la maison, et rendaient la concentration problématique. L’eau tiède, qui commençait toutefois à se rafraîchir, était douce : il éviterait donc la déshydratation. Il lui vint tout de même à l’esprit que, salée, elle l’aurait mieux porté.

Il nageait toujours. La tâche aurait dû être aisée, mais il avait de plus en plus de mal à avancer. Il cessa de s’en préoccuper pour se concentrer sur sa progression, la lente poussée rythmique de ses membres qui lui faisait fendre, surmonter, franchir les vagues. Fendre, surmonter, franchir…

Par ma seule force physique, se disait-il. Par ma seule force physique.

La montagne de l’île grandissait peu à peu. Il avait l’impression de l’ériger lui-même, comme si l’effort requis pour lui faire prendre de l’ampleur dans son champ de vision était de même nature que le travail nécessaire à son édification ; comme s’il l’assemblait, roc après roc, de ses propres mains…

Deux kilomètres. Puis un.

Le soleil se détacha de l’horizon, s’éleva dans le ciel.

Enfin vinrent les premiers récifs, les premiers hauts-fonds ; il les dépassa, en proie à un engourdissement croissant ; l’eau était à présent moins profonde.

Une mer de douleur. Un océan d’épuisement.

Il nagea vers la plage, franchissant un éventail de vagues et d’embruns émanant du récif qu’il venait de traverser…

… et eut la sensation de ne pas avoir laissé sa combinaison en arrière : on aurait dit qu’il l’avait toujours sur le dos, et que, raidie par la rouille ou par l’âge, emplie de liquide ou de sable mouillé, elle l’enfonçait dans l’eau, entravait ses mouvements, le tirait vers l’arrière.

Il entendait le ressac sur la plage ; en levant les yeux, il aperçut des gens sur le sable : des individus minces à la peau sombre qui, vêtus de haillons, s’assemblaient autour de tentes ou de feux de camp, ou bien allaient et venaient de-ci de-là. Il y en avait aussi dans l’eau, devant lui ; ils avançaient en portant des paniers, de grands paniers à claire-voie calés sur la hanche dans lesquels ils plaçaient des objets qu’ils ramassaient dans l’eau.

Ils ne l’avaient pas vu. Il continua donc de crawler lentement en agitant faiblement les jambes.

Les moissonneurs de la mer ne semblaient pas se rendre compte de sa présence ; ils pataugeaient comme si de rien n’était en s’arrêtant de temps en temps pour fouiller le sable à leurs pieds ; leurs yeux balayaient, sondaient, scrutaient, mais restaient rivés devant eux. Ils ne le voyaient pas, lui. Il ralentit encore, haletant, à bout de forces. Ses mains refusaient de sortir de l’eau, ses jambes demeuraient paralysées…

Puis, par-dessus le bruit des vagues, comme en un rêve, il entendit des cris çà et là, suivis d’éclaboussures de plus en plus rapprochées. Une vague le souleva et, nageant toujours, il vit venir dans sa direction quelques individus maigrichons portant pagne et tunique en lambeaux.

Ils l’aidèrent à franchir les brisants, à traverser les nappes peu profondes et striées de soleil qui bordaient le rivage, puis à gagner le sable doré où il resta étendu, immobile, tandis que des êtres minces et hagards s’attroupaient autour de lui en parlant à mi-voix dans une langue qu’il n’avait encore jamais entendue. Il voulut bouger et n’y réussit pas. Ses muscles s’étaient mués en bouts de chiffons flasques.

— Bonjour, coassa-t-il.

Il essaya de les saluer dans toutes les langues qu’il connaissait, mais aucune ne parut établir la communication. Il les dévisagea. Ils étaient humains, certes, mais le terme recouvrait tant d’espèces différentes de part et d’autre de la galaxie qu’on pouvait débattre à l’infini pour déterminer qui l’était et qui ne l’était pas. Comme souvent, trop souvent, l’opinion générale commençait à coïncider avec celle de la Culture. Celle-ci établissait des lois (encore que, bien sûr, la Culture n’ait aucune loi à proprement parler) définissant la nature humaine, le degré d’intelligence de telle ou telle espèce (tout en affirmant bien haut que l’intelligence pure n’avait guère de sens en soi), ou la durée souhaitable de l’existence humaine (mais seulement à titre indicatif, naturellement), et les gens acceptaient tout cela sans rechigner, car tout le monde ajoutait foi à la propagande de la Culture, tout le monde la croyait juste, impartiale, désintéressée, uniquement préoccupée par la vérité absolue… et ainsi de suite.

Alors ces gens qui l’entouraient, étaient-ils réellement humains ? Ils étaient à peu près de la taille de Horza, avec en gros la même structure osseuse, la même symétrie bilatérale, le même appareil respiratoire. Quant aux visages – bien que tous fussent différents –, ils avaient des yeux, une bouche, un nez, des oreilles.

Mais ces êtres étaient tous plus maigres qu’ils n’auraient dû, et leur peau, en dehors des nuances de couleur variées, avait un aspect malsain.

Horza resta couché là sans bouger. Il se sentait de nouveau très lourd, mais au moins se trouvait-il à présent sur la terre ferme. D’un autre côté, il semblait y avoir pénurie de nourriture sur cette île, à en juger par l’état des personnes qui l’entouraient. C’était sans doute pour cela qu’ils étaient si maigres. Il leva péniblement la tête et s’efforça de regarder, entre la rangée de jambes décharnées, en direction de la navette entrevue précédemment. Il en distingua tout juste la partie supérieure, qui pointait au-dessus des longs canoës échoués sur le sable. Ses portes arrière étaient ouvertes.

Une odeur lui parvint aux narines et lui souleva le cœur. Il laissa retomber sa tête sur le sable, exténué.

Les conversations cessèrent et les individus filiformes à la peau naturellement sombre ou bien brûlée par le soleil se retournèrent pour faire face à l’intérieur des terres. Ils s’écartèrent juste au niveau de la tête de Horza ; mais celui-ci eut beau rassembler toutes ses forces, il ne réussit ni à se redresser sur un coude, ni à tourner la tête pour voir qui – ou ce qui – venait. Il se contenta donc d’attendre. Alors, sur sa droite l’assistance fit un pas en arrière et une file composée de huit hommes fit son apparition ; tous tenaient de la main gauche une longue perche, le bras droit levé afin de conserver leur équilibre. C’était la litière qu’il les avait vus emporter dans la jungle la veille, lors de son passage au-dessus de l’île à bord de la navette. Il chercha à voir ce qu’elle supportait. Deux rangées d’hommes firent pivoter la litière de manière à la lui présenter de face, puis la posèrent au sol. Alors les seize hommes s’assirent, l’air épuisés. Horza en resta bouche bée.

La litière contenait l’être humain le plus gros, le plus obscène dans son obésité qu’il ait jamais vu de sa vie.

C’était ce géant qu’il avait pris la veille pour une pyramide de sable doré, en voyant la litière et son monstrueux fardeau depuis la navette de la TAC. Il ne s’était pas tellement trompé, finalement ; du moins pour la forme générale. Quant à la substance… Ce vaste cône de chair était-il homme ou femme ? Il n’aurait su le dire. D’amples replis de chair nue évoquant des mamelles se répandaient sur les régions supérieure et médiane de sa poitrine, mais pour retomber sur un torse glabre présentant des moutonnements encore plus impressionnants qui venaient se nicher en partie entre les masses énormes des jambes fléchies, et en partie par-dessus celles-ci, pour s’étaler ensuite sur la toile de la litière. Horza ne décela pas le moindre vêtement sur son corps, mais pas trace non plus d’organes génitaux ; quel que soit leur aspect, ils étaient enfouis sous les bourrelets de chair mordorée.

Horza chercha à distinguer la tête. Juché au sommet d’un cou en cône épais, dépassant d’un rempart de doubles mentons concentriques, un dôme glabre de chair boursouflée laissait voir des lèvres molles et pâles au tracé inégal, un petit nez en trompette et des fentes qui devaient renfermer des yeux. L’ensemble reposait sur ses couches successives de graisse, cou, épaules et buste, telle une grosse cloche d’or au faîte d’un temple à étages. Le géant tout luisant de sueur remua subitement les mains : elles se retournèrent au bout de leurs bras gonflés et rebondis comme des ballons jusqu’à ce que les doigts, simplement boudinés, se nouent aussi serré que le leur permettait leur gabarit. Au moment où la bouche s’ouvrait pour parler, un humain efflanqué, dont les haillons étaient moins lacérés que la moyenne, entra dans le champ de vision de Horza et vint se tenir au côté du géant, un pas en arrière.

La tête-cloche s’inclina latéralement de quelques centimètres puis pivota ; le géant – ou la géante ? – lui adressa quelques mots que le Métamorphe ne saisit pas. Puis il ou elle leva les bras avec un effort manifeste et examina le cercle d’humains assemblés autour de Horza. Sa voix rendait un son de graisse figée qu’on déverse dans un pot ; une voix de noyé, songea-t-il, une voix de cauchemar. Il prêta l’oreille, mais ne put en identifier le langage. Il voulut apprécier l’effet produit par les paroles du monstre sur l’assistance famélique, et la tête lui tourna un instant, comme si son cerveau se mouvait dans son crâne resté immobile ; il se revit brusquement dans le hangar de la Turbulence Atmosphérique Claire, sous le regard de la Compagnie, et se sentit tout aussi nu, tout aussi vulnérable que ce jour-là.

— Oh, non… Voilà que ça recommence, geignit-il en marain.

— Oh-hoo ! firent les bourrelets de chair dorée dont la voix dégringola des pentes de chair grasse en passant par toute une série de tonalités défaillantes. Bonté divine ! Voilà que notre don de la mer parle ! (Le dôme dépourvu de toute pilosité se tourna un peu plus vers l’homme qui se tenait debout à ses côtés.) N’est-ce pas merveilleux, monsieur Premier ? gargouilla le monstre.

— Le sort nous est favorable, Prophète, répondit l’autre d’un ton bourru.

— Le sort accorde en effet ses faveurs aux élus, monsieur Premier. Il éloigne nos ennemis et nous apporte un trésor – le butin de la mer ! Que le sort soit loué !

La colossale pyramide de viande tremblota : ses bras s’élevaient, entraînant des replis de chair plus pâle tandis que la tête en forme de tourelle se rejetait en arrière et que la bouche s’ouvrait, révélant un trou d’ombre où de rares crocs luisaient d’un éclat d’acier. Lorsque la voix glougloutante retentit à nouveau, ce fut dans la langue que Horza ne comprenait pas ; il remarqua cependant qu’elle prononçait sans relâche la même phrase. Les autres humains se joignirent au géant et se mirent à agiter les mains au-dessus de leur tête en psalmodiant d’une voix rauque. Horza ferma les yeux, s’efforçant de se réveiller, de sortir de ce qu’il savait pourtant ne pas être un mauvais rêve.

Lorsqu’il les rouvrit, il constata que, toujours psalmodiant, les êtres s’étaient rapprochés de lui et lui cachaient à présent le monstre mordoré. L’air avide, les dents dénudées, leurs mains tendues crochues comme des griffes, le groupe d’humains affamés se jeta sur lui.

Ils lui enlevèrent son short. Il voulut se débattre, mais ils le plaquèrent au sol. Harassé comme il l’était, il n’avait pas plus de force que les affamés, qui n’eurent aucun mal à l’immobiliser ; puis ils le retournèrent à plat-ventre et lui lièrent les mains derrière le dos. Ensuite ils lui attachèrent les pieds et lui fléchirent les jambes jusqu’à ce que ses talons touchent presque ses mains et, pour finir, ils lui ficelèrent ensemble les chevilles et les poignets avec un court morceau de corde. Nu, ligoté comme un animal à l’abattoir, Horza fut traîné sur la plage brûlante, passant non loin d’un feu qui couvait. On le redressa, puis on le fit redescendre verticalement tout contre un piquet planté dans le sable, qui se glissa alors entre son dos et ses membres liés. Ses genoux s’enfoncèrent dans le sable, supportant la plus grande partie de son poids. Le feu brûlait devant lui, une fumée âcre lui revenait dans les yeux ; l’horrible odeur se manifesta de nouveau. Elle semblait provenir d’une série de pots et récipients divers disposés autour du foyer. D’autres feux, d’autres collections de marmites étaient éparpillés sur la plage.

On déposa près du foyer l’énorme tas de viande auquel le dénommé M. Premier donnait le titre de « prophète ». M. Premier se tenait au côté de l’obèse et rivait sur Horza des yeux profondément enfoncés dans leurs orbites, tournant vers lui un visage blême d’une propreté douteuse. Le géant doré frappa dans ses mains potelées et dit :

— Étranger, don de la mer, sois le bienvenu. Je… suis le grand prophète Fwi-Song. (La créature s’exprimait en un marain rudimentaire. Horza voulut ouvrir la bouche pour lui dire son nom, mais l’autre poursuivit :) Tu nous as été envoyé en ces temps difficiles, morceau de chair humaine porté par une marée de néant, chose-moisson arrachée à la vague sans saveur de la vie, friandise à partager et répartir en cette victoire qui est la nôtre sur la bile toxique de l’incroyance. Tu es un signe du Destin, à qui nous rendons grâce !

Les bras imposants de Fwi-Song se levèrent à nouveau ; des bourrelets de chair tremblotèrent de part et d’autre de la tête-tourelle, manquant presque dissimuler ses oreilles. Le monstre cria quelque chose dans son langage inconnu, et la foule reprit sa phrase en la psalmodiant à plusieurs reprises.

Puis les bras étouffés sous la graisse retombèrent.

— Tu es le sel de la mer, don-de-l’océan. (La voix sirupeuse de Fwi-Song revint au marain.) Tu es un signe, une bénédiction du Destin ; tu es l’un devant devenir multiple, l’unique devant être partagé ; à toi l’offrande qui enrichit, la beauté bénie de la transsubstantiation !

Horrifié, Horza contempla le géant doré, incapable de rien trouver à lui dire. D’ailleurs, que dire aux êtres de sa sorte ? Il s’éclaircit la voix, espérant que, tôt ou tard, il redeviendrait capable de répondre, mais à ce moment-là Fwi-Song reprit :

— Apprends donc, don-de-la-mer, que nous sommes les Mangeurs ; les Mangeurs de cendre, Mangeurs de terre, Mangeurs de sable, d’arbres et d’herbe ; les plus fondamentaux parmi les êtres vivants, les plus aimés, les plus réels aussi. Nous avons œuvré pour nous préparer à l’épreuve, et voici que, dans toute sa gloire, ce jour est maintenant tout proche ! (La voix du prophète à peau dorée monta dans les aigus ; Fwi-Song écarta les bras et ses replis de graisse tremblèrent.) Nous voici donc devant toi, attendant le moment de l’ascension qui nous délivrera de la mortalité, à ses ventres vides, ses entrailles évacuées et ses esprits affamés !

Les mains grassouillettes de Fwi-Song se heurtèrent et ses doigts s’entrecroisèrent tels de gros vers engraissés.

— Si je puis me…, coassa Horza.

Mais le géant s’adressait de nouveau à l’assistance pouilleuse de sa voix gargouillante, qui s’éleva au-dessus des sables d’or, des feux de cuisson et de ses sujets ternes et mal nourris.

Horza secoua légèrement la tête et regarda, au-delà de la plage, la navette aux portes béantes qui attendait là-bas. Plus il l’étudiait, plus il avait la conviction d’avoir affaire à un véhicule de la Culture.

Il n’arrivait pas à savoir pourquoi, mais il en était de plus en plus persuadé. La navette pouvait avoir une capacité de quarante ou cinquante passagers ; c’était suffisant pour transporter tout ce qu’il avait vu de la population de l’île. Elle n’avait l’air ni particulièrement récente, ni particulièrement rapide, et ne semblait pas comporter d’armes, mais il y avait quelque chose dans son dessin simple et purement fonctionnel qui évoquait immanquablement la Culture. Si celle-ci se mettait en tête de concevoir une charrette à traction animale ou une automobile, le résultat aurait toujours quelque chose de commun avec l’appareil qui se dressait au bout de la plage, malgré les abîmes de temps entre les époques respectives de ces moyens de locomotion. Il aurait été plus pratique d’utiliser un quelconque emblème, un logo ; mais la Culture était peu disposée à rendre ce service aux autres (on se demandait bien pourquoi), et irréaliste au dernier degré. Elle refusait de se fier aux symboles, soutenant que les choses étaient ce qu’elles étaient et qu’on n’avait donc nul besoin de telles représentations extérieures. La Culture était chaque individu, chaque machine contenus en son sein, et non une seule et unique entité. Il lui était tout aussi impossible de s’emprisonner dans des lois, de s’appauvrir par l’usage de l’argent ou de se donner des chefs qui risqueraient de l’égarer, que de présenter une image trompeuse d’elle-même en ayant recours aux signes.

Néanmoins, la Culture possédait tout de même un jeu de symboles dont elle s’enorgueillissait à loisir ; Horza avait la certitude que, s’il avait bien sous les yeux un vaisseau lui appartenant, il devait s’y trouver quelque part, à l’intérieur ou à l’extérieur, des inscriptions en marain.

Y avait-il un rapport quelconque entre l’appareil et la masse de chair qui continuait de haranguer les humains efflanqués groupés autour du feu ? Horza en doutait. Le marain de Fwi-Song était hésitant et mal maîtrisé. Bien que ses connaissances dans ce domaine fussent elles-mêmes limitées, Horza possédait suffisamment cette langue pour comprendre que le monstre l’écorchait. D’ailleurs, la Culture n’avait pas coutume de prêter ses véhicules aux fanatiques religieux déments. Était-elle donc là pour les évacuer ? Les mettre en sécurité en prévision du moment où la technologie super-évoluée de la Culture heurterait de plein fouet l’Orbitale de Vavatch ? Oui c’était sûrement ça ; le cœur lui manqua. Ainsi, il n’avait aucune porte de sortie. Soit ces cinglés le sacrifiaient, si c’était bien là le sort qu’ils lui réservaient, soit il se retrouverait prisonnier de la Culture.

Il s’obligea à ne pas envisager le pire. Après tout, il avait désormais l’apparence de Kraiklyn et, en fin de compte, il n’était pas tellement probable que les Mentaux de la Culture fassent le rapport entre lui, la TAC et Kraiklyn. Même la Culture ne pouvait penser à tout.

Tout de même… Ils étaient sûrement au courant de sa présence sur la Main de Dieu 137 ; ils savaient sans doute qu’il s’en était échappé, et que la TAC se trouvait dans les parages à ce moment-là. (Il se remémora les statistiques qu’avait données Xoralundra au commandant de la Main ; oui, l’UCG avait dû gagner la bataille… Il se rappela aussi les gauchisseurs cahotiques de la TAC : ils produisaient certainement un sillage que toute UCG qui se respectait pouvait repérer à des siècles de distance.)

Non, cela ne l’étonnerait pas outre mesure. Peut-être testaient-ils tous les individus qu’ils évacuaient de Vavatch. Une seconde leur suffirait ; un échantillon cellulaire, un squame, un cheveu… On pouvait même supposer qu’il avait déjà été testé, par exemple au moyen d’un micromissile dépêché par la navette avec pour mission de prélever un fragment de tissu organique… Il laissa retomber sa tête ; les muscles de son cou le faisaient souffrir, comme tous les autres, comme la totalité de son corps malmené, meurtri, harassé.

Ça suffit, se morigéna-t-il. Assez pensé en termes d’échec. Cesse de t’apitoyer sur ton propre sort. Tire-toi plutôt de ce mauvais pas. Tu as encore tes dents et tes ongles… et aussi ton cerveau. Attends ton heure…

— Car, hélas ! roucoulait Fwi-Song, les êtres sans Dieu, les plus haïs de tous, indignes entre les indignes, les Athées, les Anathématiques nous ont envoyé cet instrument du Néant, du Vide… (Horza leva les yeux et le vit désigner la navette.) Mais notre foi ne faiblira pas ! Nous résisterons à la tentation du Néant qui règne entre les étoiles, domaine des êtres sans Dieu, des Anathématisés du Vide : Nous demeurerons partie de ce qui fait partie de nous ! Nous ne pactiserons pas avec le grand Blasphème de la Matérialité. Nous resterons à l’image du roc et de l’arbre : fermes, enracinés, solides, loyaux et à toute épreuve !

Les bras de Fwi-Song s’écartèrent à nouveau ; il s’exprimait à présent sur le mode tonitruant. L’homme à la voix bourrue, à la peau blême et sale, cria quelque chose à l’assistance, qui lui répondit sur le même ton. De l’autre côté du feu, le prophète sourit à Horza. La bouche de Fwi-Song était un trou noir d’où saillaient, quand ses lèvres souriaient, quatre petits crocs qui luisaient au soleil.

— Et c’est comme ça que vous traitez tous vos invités ? demanda Horza en essayant de ne pas tousser avant la fin de sa phrase.

Il s’éclaircit la gorge. Le sourire de Fwi-Song s’effaça.

— Tu n’es pas un invité, cadeau-de-la-mer, don-du-sel, mais une récompense : à nous de te garder, à moi de t’utiliser. Présent de la mer, du soleil et du vent, offert par le Destin. Hi-hi. (Le sourire de Fwi-Song réapparut, accompagné d’un gloussement de jeune fille, et une de ses grosses mains vint se poser sur ses lèvres pâles.) Le Destin reconnaît son prophète et lui fait parvenir de goûteuses gâteries ! Et juste au moment où certains membres de mon troupeau commençaient à douter, en plus ! N’est-ce pas, monsieur Premier ?

La tête-tourelle se tourna vers la silhouette filiforme de l’homme au visage pâle, qui se tenait, les bras croisés, auprès du géant. M. Premier hocha la tête.

— Le Destin est notre jardinier, dit-il, et notre loup. Il arrache les mauvaises herbes afin d’honorer les plus résistantes. Ainsi parle le prophète.

— Et la parole qui meurt dans la bouche survit dans l’oreille de celui qui la reçoit, ajouta Fwi-Song en retournant son énorme tête vers Horza.

Le prophète…, songea Horza. Au moins, je sais maintenant qu’il est de sexe mâle. Si cela peut m’être d’une quelconque utilité.

— Puissant prophète, reprit M. Premier. (Le sourire de Fwi-Song s’élargit, mais l’obèse ne quitta pas Horza des yeux. L’autre poursuivit :) Le don-de-la-mer devrait connaître le sort qui l’attend. Peut-être Vingt-septième, ce traître, ce lâche…

— Oh, oui ! (Fwi-Song frappa à nouveau dans ses mains et un sourire illumina son visage. L’espace d’une seconde, Horza crut distinguer de petits yeux blancs au fond des fentes tournées vers lui.) Oh, oui, oui ! Faites venir le lâche, que ce qui doit être soit à présent accompli.

M. Premier s’adressa d’une voix vibrante aux humains émaciés regroupés autour du feu. Quelques-uns se levèrent et disparurent derrière Horza, en direction de la forêt. Les autres se mirent à chanter et psalmodier.

Au bout de quelques minutes, le Métamorphe entendit un cri, suivi d’une série de hurlements, de glapissements de plus en plus rapprochés. Enfin les hommes revinrent avec un tronc d’arbre court et épais tout à fait comparable à celui auquel était attaché Horza. Un jeune homme y était suspendu et se balançait en se débattant tout en vociférant dans la même langue inconnue. Le Métamorphe vit la sueur et la salive dégoutter du visage du jeune homme pour aller ensuite souiller le sable. Le tronc d’arbre était épointé à une extrémité, celle qu’ils plantèrent dans le sol de l’autre côté du feu, de manière que les deux prisonniers se retrouvent face à face.

— Ceci, libation apportée par la mer et à moi destinée, dit Fwi-Song à Horza en indiquant le jeune homme qui, tremblant et gémissant, roulait des yeux fous et bavait, ceci est mon méchant garçon, baptisé Vingt-septième à sa seconde naissance. Il était l’un de nos fils très respectés et fort aimés, un des oints, un de nos frères-morceaux de choix, une de nos papilles-sœurs sur la vaste langue de la vie. (L’obèse gloussait tout en parlant, comme s’il se rendait compte de l’absurdité du rôle qu’il jouait mais ne pouvait s’empêcher d’en rajouter.) Cette écharde issue de notre arbre, ce grain de sable issu de notre plage, ce dépravé a osé courir vers le véhicule sept fois maudit envoyé par le Vide. Il a méprisé le fardeau dont nous lui avions fait cadeau afin de l’honorer ; il a choisi de nous abandonner et de fuir sur le sable quand l’ennemi venu d’ailleurs nous a survolés hier. Il n’a pas eu confiance en notre grâce salvatrice et a préféré se tourner vers un instrument de ténèbres et de néant, vers l’ombre macérée des êtres sans âme, les Anathématiques. (Fwi-Song contempla l’homme qui tremblait toujours contre son piquet sous les yeux de Horza, et son visage prit une expression sévère, chargée de reproche.) Par la grâce du Destin, le traître qui a fui nos rangs et mis en danger la vie de son prophète a été repris, afin qu’il prenne conscience de ses funestes égarements et fasse pénitence de son crime odieux.

Le bras de Fwi-Song retomba. Sa tête boursouflée opina.

M. Premier appela les êtres rassemblés autour du feu, qui se tournèrent vers le dénommé Vingt-septième et entonnèrent un chant. Les odeurs répugnantes revinrent piquer les yeux et les narines de Horza.

Pendant que les autres psalmodiaient sous le regard de l’obèse, M. Premier et deux des disciples femmes se mirent à fouir le sable pour en extraire deux sacs. Ils retirèrent de ceux-ci de minces bandelettes de tissu, dont ils entreprirent ensuite de recouvrir leurs corps. Tandis que M. Premier se parait, Horza aperçut une arme à projectiles d’allure assez encombrante glissée dans un baudrier de ficelle sous sa tunique crasseuse. Il en conclut que c’était avec cela qu’on avait tiré sur la navette, lorsqu’il avait survolé l’île avec Mipp.

Le jeune homme ouvrit les yeux, vit les trois individus enveloppés dans leurs bandelettes et se mit à crier.

— Vois comme l’âme éperdue réclame à grands cris son châtiment, comme elle supplie qu’on lui accorde le remords, la paix de la souffrance régénératrice, fit en souriant Fwi-Song, qui regardait Horza. Notre enfant Vingt-septième sait ce qui l’attend, et si son corps – dont la faiblesse a d’ores et déjà été révélée – se rompt dès avant la tempête, son âme, elle, s’écrie : « Oui ! Oui, puissant prophète ! Viens à mon secours ! Fais que je devienne partie intégrante de toi ! Accorde-moi ta force ! Viens à moi ! » N’est-ce pas là un son bien doux aux oreilles, bien ennoblissant pour l’âme ?

Horza regarda le prophète dans les yeux mais ne répondit pas. Le jeune homme criait toujours et s’efforçait de se libérer. M. Premier était prosterné devant lui, à genoux, tête basse, et marmonnait des mots inaudibles. Les deux femmes ficelées de tissu terne remplissaient des récipients pleins de liquide fumant à partir des bacs et autres pots disséminés autour du feu, et le faisaient réchauffer sur les flammes. Horza huma de nouveau les mêmes odeurs qu’avant, et sentit son estomac se soulever encore.

Fwi-Song s’adressa aux femmes dans leur langue. Elles regardèrent Horza, puis vinrent à lui munies de leurs récipients et les lui placèrent sous le nez. Il détourna la tête et fronça le nez de dégoût devant ce qui évoquait, pour l’œil comme pour l’odorat, des entrailles de poisson baignant dans une sauce aux excréments. Puis elles remportèrent leur infâme brouet dont la puanteur lui resta dans les narines. Il s’efforça de respirer par la bouche.

Celle du jeune homme était à présent maintenue en position ouverte par des cales en bois ; ses cris avaient pris une autre tonalité. M. Premier l’immobilisait, et les femmes lui faisaient avaler louche après louche de leur mixture. Il rechignait, geignait, s’étranglait et cherchait à recracher le tout. Puis il poussa un ultime gémissement et vomit.

— Laissez-moi vous montrer mon armure, mon bienfait, reprit Fwi-Song à l’intention de Horza en saisissant un objet dissimulé derrière son énorme corps.

Il fit apparaître un paquet de chiffons qu’il entreprit de défaire, révélant progressivement un certain nombre de dispositifs métalliques semblables à des pièges qui étincelaient au soleil. Un doigt dans la bouche, l’obèse examina sa collection ; puis il s’empara d’un des petits appareils et le plaça dans sa cavité buccale en l’ajustant sur les pivots qu’y avait entrevus Horza.

— Là, reprit-il en relevant la tête vers lui avec un sourire triomphal. Qu’est-che que tu penches de cha ? (Le dentier, une double rangée de pointes inégales et acérées, scintilla dans sa bouche.) Ou de chelles-là ?

Fwi-Song échangea son dentier contre un autre, composé cette fois de crocs minuscules et fins comme des aiguilles, puis un autre pourvu de dents inclinées pareilles à des crochets à barbillons, et encore un autre, dont les dents étaient toutes percées d’un trou.

— Bas mal, hein ? (Il garda en bouche le dernier dentier et sourit à nouveau ; puis il se tourna vers M. Premier.) Qu’est-che que vous en dites, monchieur Premier ? Celui-là ? Ou alors… (Il ôta les dents à trou et en essaya un autre jeu, présentant cette fois des crocs effilés comme des lames.) Cha ? Moi, che les trouve plutôt bien. Oui, commenchons par chelles-chi. Châtions donc ches garnements.

La voix de Vingt-septième se faisait rauque. Quatre hommes s’agenouillèrent et lui soulevèrent une jambe. On transporta la litière de Fwi-Song devant le prisonnier ; l’obèse dénuda ses dents pointues, puis se pencha en avant et, avec un bref mouvement de tête, arracha un des orteils de Vingt-septième. Horza détourna les yeux.

Pendant la demi-heure qui suivit, et qu’il consacra à festoyer sans hâte, le prophète grignota diverses parties du corps de Vingt-septième en s’attaquant, grâce à ses différents dentiers, aux extrémités et aux rares dépôts adipeux qui demeuraient sur son corps. À chaque nouvel emplacement choisi pour la boucherie, le jeune homme retrouvait assez de souffle pour hurler.

Tantôt Horza observait la scène, tantôt il préférait regarder ailleurs ; tantôt il se mettait lui-même au défi de trouver comment punir cette grotesque caricature d’être humain, tantôt il se prenait simplement à souhaiter qu’on en finisse, que cesse cet épouvantable carnage. Fwi-Song garda pour la fin les doigts de son ex-disciple, puis se servit du dentier à trous comme d’un instrument à dénuder les fils électriques.

— Exchtrêmement chavoureux, proféra-t-il enfin en essuyant son visage tout ensanglanté sur son colossal avant-bras.

Vingt-septième était terrassé ; gémissant, dégoulinant de sang, il n’était plus qu’à demi conscient. On le bâillonna avec un lambeau de tissu, puis on le cloua au sol, sur le dos, au moyen d’éclats de bois fichés dans les paumes de ses mains mutilées tandis qu’un gros rocher lui écrasait les pieds. Il se remit à crier faiblement, malgré son bâillon, en voyant les disciples positionner Fwi-Song juste au-dessus de lui ; ce dernier manipula maladroitement des liens situés sur le côté de sa litière et, au bout d’un moment, un petit rabat s’ouvrit mollement sous son poids énorme, à l’aplomb de l’humain étouffé et tout éclaboussé de sang qui gisait sur le sable. Sur un signe du prophète, les hommes l’abaissèrent jusque sur le prisonnier, dont les gémissements cessèrent. Le prophète sourit et trouva enfin une position confortable par petits déplacements successifs de sa masse énorme, comme un oiseau qui s’apprête à couver ses œufs. Il était si corpulent qu’il masquait entièrement la forme humaine étalée sous lui. Il se mit à chantonner distraitement sous le regard attentif de l’assistance décharnée qui psalmodiait lentement, doucement, en se balançant debout avec un bel ensemble. Fwi-Song se mit à osciller doucement d’avant en arrière, insensiblement d’abord, puis de plus en plus nettement ; la sueur perla sur le dôme doré de son visage. Haletant, il fit un geste imprécis en direction des fidèles ; les deux femmes en bandelettes s’avancèrent et entreprirent de lécher les filets de sang qui coulaient de la bouche du prophète, dégoulinaient sur ses doubles mentons et descendaient jusqu’à sa formidable poitrine comme des traînées de sang vermillon. Fwi-Song émit un son étranglé, parut s’affaisser et demeura quelques instants inerte ; puis, d’un geste étonnamment vif et vigoureux des deux bras, il frappa en pleine tête les deux femmes occupées à le débarbouiller. Elles détalèrent et retournèrent se mêler à l’assistance. M. Premier entonna un chant plus sonore, que les autres reprirent après lui.

Au bout d’un moment, Fwi-Song ordonna qu’on soulève à nouveau sa litière. Les porteurs le hissèrent péniblement dans les airs, mettant au jour le cadavre écrasé de Vingt-septième, dont les geignements s’étaient tus à jamais.

On releva le corps, on le décapita et on détacha la calotte crânienne. Puis on mangea son cerveau, et à ce moment-là seulement Horza vomit.

— Et maintenant, chacun de nous deux est devenu l’autre, entonna solennellement Fwi-Song en s’adressant au crâne évidé du jeune homme.

Puis il jeta dans le feu, par-dessus son épaule, le contenu sanglant de son bol. Le reste du corps fut jeté à la mer.

— Seuls le cérémonial et l’amour du Destin nous distinguent de la bête, ô signe de la dévotion du Destin, gazouilla Fwi-Song tandis que, sous les yeux de Horza, les servantes lavaient et parfumaient son corps.

Toujours lié à son piquet, maintenu au sol et la bouche pleine de bile, Horza respirait méthodiquement. Il n’essaya même pas de répondre.

Le cadavre de Vingt-septième dérivait lentement vers le large. On sécha Fwi-Song de la tête aux pieds. Ses maigres fidèles restaient assis alentour, apathiques, ou surveillaient l’ébullition du liquide infect dans les bacs. M. Premier et ses deux assistantes ôtèrent leurs bandelettes et se retrouvèrent donc qui en tunique souillée mais sans accroc, qui en haillons déchiquetés. Fwi-Song se fit apporter devant Horza et déposer sur le sable.

— Sache, offrande des vagues, moisson de l’océan moutonneux, que mon peuple s’apprête à mettre fin à son jeûne. (Le prophète tendit brusquement un bras tout tremblotant de graisse afin d’englober les disciples qui s’affairaient auprès des chaudrons et des feux. Une puanteur d’aliments putréfiés envahit l’atmosphère.) Ils mangent ce que les autres laissent, ce que les autres ne veulent pas toucher, car ils souhaitent se rapprocher de la substance même du Destin. Ils mangent l’écorce à même l’arbre, l’herbe à même le sol, la mousse à même le rocher ; ils mangent le sable, les feuilles, les racines et la terre ; ils mangent la coquille et les entrailles des animaux marins, la charogne de la terre et des mers ; ils mangent les produits de leur propre corps et partagent les miens. Je suis la source de toute chose. Je suis la fontaine, la saveur sur leur langue. Toi, bulle d’écume sur l’océan de la vie, toi tu es signe. Fruit de l’océan, tu comprendras avant le moment de ta désagrégation que tu es tout ce que tu as mangé, et que la nourriture n’est rien d’autre qu’excréments non encore digérés. Voilà ce que j’ai compris, voilà ce que tu verras aussi.

L’une des assistantes revint du rivage avec les dentiers propres de Fwi-Song. Il les lui prit des mains et les replaça dans leurs chiffons, quelque part derrière lui.

— Toute chose périra, mais nous ne périrons pas ; tout prend le chemin de la mort et de la désagrégation nées de la splendeur de l’ultime consommation.

Le prophète souriait toujours à Horza ; autour de lui s’allongeaient sur le sable les ombres de l’après-midi, tandis que ses sujets souffreteux se préparaient à absorber leur immonde repas. Horza assista à leurs tentatives, parfois infructueuses malgré les encouragements de M. Premier, mais qui, dans l’ensemble, s’achevaient par des vomissements. Ils cherchaient leur souffle entre deux gorgées laborieuses, mais rejetaient le plus souvent ce qu’on les forçait à engloutir. Fwi-Song les regardait tristement en secouant la tête.

— Vois-tu, même mes plus proches enfants ont encore des progrès à faire. Il nous faut supplier et prier pour qu’ils soient prêts quand le moment viendra, car il viendra, et ce dans quelques jours à peine. Nous devons espérer que leurs corps, qui ne sont pas assez en prise, en communication avec toute chose, ne fera pas d’eux des êtres méprisables aux yeux et dans la bouche de Dieu.

Espèce de sale bouffi. Si tu savais… Tu es à ma portée. Je pourrais te rendre aveugle, à cette distance ; cracher dans tes petits yeux, et alors peut-être…

Mais peut-être pas, songea Horza. Les globes oculaires du géant étaient si profondément enfouis entre la peau flasque de son front et celle de ses pommettes que la salive venimeuse qu’il aurait pu projeter en direction du monstre doré pouvait tout aussi bien ne pas atteindre comme prévu les membranes de l’œil. Mais c’était tout ce qu’il avait trouvé pour se consoler. Il pouvait toujours cracher dans les yeux du prophète, et voilà tout. Peut-être cette méthode se révélerait-elle efficace ultérieurement, mais il était stupide de vouloir l’appliquer maintenant. Horza préférait avoir affaire à un Fwi-Song bien voyant et tout gloussant qu’à un prophète aveugle et enragé.

L’obèse continuait à lui parler, sans jamais lui poser de questions ni jamais s’interrompre, mais en se répétant de plus en plus. Il lui racontait ses révélations, sa vie passée ; il avait été monstre de cirque, favori d’un satrape étranger sur un Mégavaisseau, adepte d’une religion à la mode à bord d’un autre Mégavaisseau… C’était d’ailleurs là qu’il avait eu la révélation, et convaincu une poignée de convertis de le suivre sur une île afin d’attendre la Fin de Toute Chose. D’autres disciples s’étaient présentés lorsque la Culture avait annoncé le destin qui attendait l’Orbitale de Vavatch. Horza n’écoutait que d’une oreille, occupé à réfléchir à toute allure pour trouver le moyen de s’en sortir.

— … Nous attendons la fin de toute chose, le tout dernier jour. Nous nous préparons à la consommation finale en mélangeant les fruits de la terre, de la mer et de la mort aux corps frêles faits de chair, de sang et d’os qui sont les nôtres. Tu es le signe, l’amuse-gueule, le fumet qui nous étaient destinés. Tu dois te sentir honoré.

— Puissant Prophète, déclara Horza en déglutissant péniblement et en faisant son possible pour s’exprimer calmement. (Fwi-Song s’interrompit, accentua le plissement de ses paupières et fronça légèrement les sourcils.) Je suis en vérité un signe, un signe qui vous est destiné. Je vous fais don de moi. Je suis le fidèle… le disciple dont le chiffre, le nom est : Dernier. Je suis venu vous délivrer de la machine venue du Vide. (Horza jeta un coup d’œil à la navette posée, portes ouvertes, tout au bout de la plage.) Je sais comment éliminer cette source de tentation. Laissez-moi vous prouver mon zèle en rendant cet infime service à votre souveraine et majestueuse personne. Alors vous verrez en moi votre ultime et plus dévoué serviteur : celui qui vient en Dernier, juste avant la désintégration, pour… pour armer de courage vos ouailles en vue de l’épreuve toute proche, et faire disparaître la mécanique tentatrice des Anathématiques. Je me suis mêlé aux étoiles, à l’air et à la mer afin de vous apporter ce message, cette délivrance.

Horza s’arrêta là, la gorge et les lèvres sèches, les yeux emplis de larmes par la puanteur lourdement épicée de la pitance des Mangeurs, que lui apportait une légère brise. Fwi-Song se tenait parfaitement immobile, affalé sur sa litière, et dévisageait Horza, les yeux réduits à de simples fentes, fronçant ses sourcils bulbeux.

— Monsieur Premier ! s’écria-t-il en se retournant vers l’individu blafard occupé à masser le ventre d’un infortuné Mangeur qui geignait, couché sur le sable.

L’interpellé se leva et s’approcha du prophète géant, qui lui adressa la parole dans sa langue mystérieuse en désignant Horza d’un mouvement de tête. M. Premier s’inclina légèrement, puis passa derrière Horza en prenant quelque chose dans les plis de sa tunique au moment où il sortait du champ de vision du Métamorphe. Ce dernier sentit son cœur battre à grands coups et reporta un regard éperdu sur Fwi-Song. Qu’avait dit le prophète ? Qu’allait faire M. Premier ? Des mains apparurent au-dessus de sa tête ; elles tenaient un objet. Horza ferma les yeux.

Un bâillon lui fut fermement appliqué sur la bouche. Il avait la même odeur fétide que les aliments des Mangeurs. Sa tête fut plaquée contre l’épieu. Puis M. Premier revint se tenir près du disciple couché. Horza regarda Fwi-Song, qui déclara :

— Bien. Comme je te le disais…

Horza cessa d’écouter. La foi cruelle du prophète obèse ne différait pas sensiblement d’un million d’autres dogmes ; seul son degré de barbarie la rendait inhabituelle en ces temps prétendument civilisés. Encore un effet pervers de la guerre, sans doute ; à mettre au compte de la Culture. Fwi-Song discourait, mais à quoi bon lui prêter attention ?

Horza se souvint : la Culture n’éprouvait que pitié envers celui qui croyait en un Dieu omnipotent ; elle ne se préoccupait pas plus des fondements de sa foi que du fou délirant qui se prétend Empereur de l’Univers. La nature de sa croyance n’était pas totalement dépourvue d’intérêt à ses yeux – dans la mesure où, compte tenu du milieu et de l’éducation reçue par le sujet, elle pouvait éclairer le dérapage qui s’était produit en lui – mais elle ne prenait pas son point de vue au sérieux.

C’était aussi ce que ressentait Horza face à Fwi-Song. Il voyait seulement en lui le maniaque qu’il était de toute évidence. Que sa folie se pare de cérémonial, cela ne changeait rien à l’affaire.

Nul doute que, dans ce cas précis, la Culture tomberait en désaccord avec lui ; elle prétendrait que la folie et la croyance religieuse présentaient de nombreux points communs. Mais que pouvait-on attendre d’autre de la Culture ? Les Idirans, eux, savaient ; et s’il n’approuvait pas tout ce qu’ils prêchaient, Horza respectait au moins leurs doctrines. Leur mode de vie tout entier, la moindre de leurs pensées, tout était illuminé, guidé et gouverné par une religion/philosophie unique, une foi en l’ordre et la place de chacun, et en un genre de rationalité sacrée.

Si les Idirans avaient foi en l’ordre, c’était parce qu’ils avaient été trop souvent confrontés à son contraire. D’abord dans leur propre passé planétaire (par la course à l’évolution extraordinairement farouche à laquelle ils avaient dû prendre part sur Idir) puis – après leur entrée dans la société de l’amas stellaire auquel ils appartenaient – tout autour d’eux, au contact des autres espèces. Ils avaient souffert du manque d’ordre, et avaient perdu des millions de sujets dans des guerres ineptes exclusivement inspirées par la cupidité où ils se retrouvaient engagés en toute innocence. Ils s’étaient montrés naïfs, candides ; ils avaient trop espéré que les autres fonctionneraient de manière aussi sereine, aussi rationnelle qu’eux-mêmes.

Les Idirans croyaient en une prédétermination des lieux : tel individu trouverait éternellement sa place en tel ou tel endroit – que ce soient les hautes terres, les régions fertiles, les îles tempérées –, qu’il y soit né ou non ; le même raisonnement s’appliquait aux tribus, aux clans et aux races de leur planète (et même aux espèces extraplanétaires ; la plupart des anciens textes sacrés s’étaient avérés suffisamment adaptables et imprécis pour coïncider avec la découverte que les Idirans n’étaient pas seuls dans l’univers. Les textes prétendant le contraire avaient été promptement écartés et leurs auteurs maudits selon le rituel, dans un premier temps, avant de sombrer dans l’oubli pur et simple). Au niveau le plus prosaïque, ce dogme pouvait se ramener à une certitude simple : il existait une place pour chaque chose, et chaque chose devait occuper la place qui lui revenait. Cela fait, Dieu serait satisfait de l’univers, et la paix et la joie éternelles succéderaient au chaos.

Les Idirans se considéraient comme les agents de cette vaste restructuration. Ils étaient les élus ; Dieu leur avait donné la paix nécessaire à la compréhension de ses vœux, puis l’impulsion qui leur avait permis de passer de la contemplation à l’action, en mettant à profit les forces du désordre, celles-là même qu’ils étaient censés combattre, ainsi qu’ils l’avaient peu à peu compris.

Dieu nourrissait pour eux un autre dessein que l’étude. Ils devaient trouver leur place, du moins dans la galaxie ; et peut-être même en dehors. Les espèces parvenues à maturité pouvaient rechercher leur propre salut ; il fallait qu’elles conçoivent leurs propres lois et fassent la paix avec Dieu selon leurs propres termes (et, signe de générosité de Sa part, Il se réjouissait de leurs succès, même quand ils Le reniaient). Mais les autres, celles qui essaimaient, chaotiques et toujours belliqueuses… elles avaient besoin d’être guidées.

L’heure était venue pour les Idirans de rejeter ce jouet d’enfant qu’était l’effort égocentrique. Le simple fait qu’ils s’en soient rendu compte le prouvait clairement. En eux, et par le Verbe qu’ils avaient hérité du divin, par la Formule inscrite dans leur patrimoine génétique, un message nouveau était transmis : Mûrissez, Assagissez-vous. Préparez-vous.

Horza n’avait pas plus foi que Balvéda en la religion des Idirans, et voyait d’ailleurs dans leurs idéaux surdéterminés, trop bien ordonnés, la négation de la vie qu’il méprisait déjà tant chez la Culture, malgré son éthique plus indulgente au départ. Seulement, les Idirans ne comptaient que sur eux-mêmes, au lieu de se reposer comme elle sur des machines ; ils appartenaient donc encore pleinement au règne du vivant. Et pour Horza, cela faisait toute la différence.

Jamais les Idirans ne soumettraient les civilisations les moins évoluées de la galaxie ; jamais ne viendrait le jour du Jugement dernier dont ils rêvaient. Mais c’était la certitude même de cette ultime défaite qui rangeait les Idirans dans le bon camp ; elle faisait d’eux des êtres normaux, leur donnait une place dans la vie de la galaxie considérée dans son ensemble. Ils ne représentaient qu’une espèce de plus, une espèce qui se développerait et prendrait de l’ampleur pour parvenir en dernier lieu à la phase stationnaire que finissaient toujours par atteindre les espèces non suicidaires ; là s’arrêterait leur quête. Encore dix mille ans et les Idirans ne seraient plus qu’une civilisation parmi d’autres ; ils se contenteraient de vaquer à leurs propres occupations. On chérirait peut-être le souvenir de l’époque des conquêtes, mais à ce moment-là, elle n’aurait plus de sens ; il y aurait bien quelque théologie créative pour en fournir l’explication. Les Idirans avaient été par le passé des êtres sereins enclins à l’introspection, et ils le redeviendraient.

En dernière analyse, les Idirans étaient des créatures rationnelles. Ils se fiaient au bon sens avant d’écouter leurs émotions. Leur seul credo infondé était de dire que la vie avait un sens, qu’il existait une chose appelée « Dieu » pour laquelle toutes les langues ou presque possédaient un équivalent, et que ce Dieu désirait une existence meilleure pour Ses créatures. Alors ils poursuivaient eux-mêmes ce but, et se prenaient pour les bras, les mains et les doigts de Dieu. Mais le moment venu, ils reconnaîtraient leur erreur, ils verraient qu’il ne leur appartenait pas d’instaurer l’ordre ultime. Ils atteindraient à la sérénité et trouveraient la place qui leur revenait. La galaxie et ses civilisations multiples les assimileraient.

La Culture était d’une autre trempe. Elle pratiquait une politique interventionniste continuelle et de plus en plus étendue dont Horza ne voyait pas la limite. Son expansion pouvait se perpétuer indéfiniment, puisqu’elle n’était pas régie par des contraintes naturelles. Telle une cellule maligne, un cancer génétiquement, constitutionnellement privé d’interrupteur « marche-arrêt », la Culture continuerait de s’étendre tant qu’on le lui permettrait. Donc, puisqu’elle refusait de s’arrêter d’elle-même, il fallait bien qu’on le fasse à sa place.

Voilà la cause à laquelle il avait depuis bien longtemps décidé de se dévouer. Telles étaient les pensées de Horza, tandis que Fwi-Song s’escrimait à lui parler. Et cette cause, il ne pourrait plus la servir s’il ne réussissait pas à échapper aux Mangeurs.

Fwi-Song déblatéra encore quelque temps puis, sur un mot de M. Premier, ordonna qu’on fasse pivoter sa litière afin de pouvoir haranguer ses fidèles. Ceux-ci étaient pour la plupart très malades, ou manifestement sur le point de l’être. Fwi-Song revint au langage que Horza ne comprenait pas et délivra un discours aux allures de sermon sans prêter attention aux vomissements intempestifs qui secouaient certaines de ses ouailles.

Le soleil sombra sous l’horizon, la température se rafraîchit.

Son sermon achevé, Fwi-Song siégea en silence sur sa litière tandis que les Mangeurs s’avançaient un par un vers lui et s’inclinaient en prononçant quelques mots, l’air pénétré de sérieux. Le prophète arborait un grand sourire et hochait à l’occasion sa tête-dôme, sans doute pour exprimer son assentiment.

Un peu plus tard, les Mangeurs se mirent à psalmodier et à chanter tandis que Fwi-Song se faisait laver puis oindre par les deux femmes qui avaient officié à ses côtés dans le meurtre de Vingt-septième. Puis, luisant tout entier sous les rayons du soleil déclinant et agitant joyeusement la main, il se fit emporter dans la petite forêt qui bordait la plage en direction de l’unique mont émoussé de l’île.

On apporta du bois, on alimenta les feux. Les Mangeurs se dispersèrent parmi les tentes et les foyers, ou s’éloignèrent en emportant des paniers rudimentaires, probablement pour aller ramasser de nouveaux détritus, qu’ils tenteraient ensuite de consommer.

À l’approche du crépuscule, M. Premier vint se joindre aux cinq Mangeurs muets assis autour du feu, que Horza était à présent las de contempler. Les maigres humains n’avaient guère pris garde au Métamorphe, mais M. Premier, lui, vint s’asseoir près du prisonnier lié à l’épieu. Il tenait dans une main une petite pierre, et dans l’autre quelques-uns des dentiers dont Vingt-septième avait fait un peu plus tôt les frais. Il entreprit de les aiguiser ou de les polir tout en s’entretenant avec les autres. Au bout d’un moment, deux ou trois d’entre eux regagnèrent leurs tentes, et M. Premier passa derrière Horza pour dénouer son bâillon. Le Métamorphe respira par la bouche histoire de dissiper le goût infâme qui l’emplissait, puis fit jouer sa mâchoire et se tortilla pour soulager les douleurs qui s’accumulaient dans ses membres.

— À l’aise ? fit M. Premier en s’accroupissant de nouveau.

Il se remit à affûter les crocs métalliques qui scintillaient sous la lueur des flammes.

— Je me suis déjà senti mieux, répondit Horza.

— Le pire est encore à venir…, l’ami, répliqua M. Premier en prononçant ce dernier mot comme s’il exprimait une malédiction.

— Je m’appelle Horza.

— Je ne veux pas le savoir. (Il secoua la tête.) Ton nom n’a pas d’importance ? Tu n’as pas d’importance.

— C’est bien ce que je commençais à me dire, en effet, reconnut Horza.

— Tiens donc ! fit M. Premier, qui se releva et se rapprocha du Métamorphe. Vraiment ? (Il brandit le dentier d’acier et égratigna Horza à la joue gauche.) On se croit très malin, hein ? On croit peut-être qu’on va s’en sortir ? (Il lui donna un coup de pied dans le ventre. Horza suffoqua.) Tu vois… Tu ne comptes pas. Tu n’es qu’un morceau de viande. Comme tous les autres. Rien que de la viande. Et puis de toute manière, ajouta-t-il en lui décochant une nouvelle ruade, la douleur n’a pas de réalité. Ce n’est qu’un ensemble de phénomènes chimiques et électriques, ou quelque chose dans ce genre, pas vrai ?

— Ah ! coassa Horza en sentant flamber brièvement ses douleurs. Si. C’est vrai.

— Bien, fit l’autre avec un grand sourire. Tu n’auras qu’à penser à ça demain, d’accord ? Tu n’es qu’un tas de viande, et le prophète n’est qu’un tas de viande un peu plus gros que toi, c’est tout.

— Mais alors…, euh, vous ne croyez pas à l’existence de l’âme ? demanda Horza sur un ton de défi en espérant que cela ne lui vaudrait pas un nouveau coup de pied.

— Merde à ton âme, étranger, s’esclaffa M. Premier. Tu as intérêt à ce que l’âme n’existe pas. Il y a les mangeurs naturels, et puis ceux qui se feront toujours manger ; je ne vois pas en quoi leurs âmes diffèrent. Donc, comme tu fais manifestement partie de ceux qui se font manger, tu as intérêt à ce qu’elle n’existe pas. Crois-moi, c’est ce que tu as de mieux à attendre de l’avenir. (M. Premier fit réapparaître le chiffon qu’il avait ôté un peu plus tôt de la bouche de Horza et le remit en place en disant :) Non, l’âme ne serait pas une solution pour toi, l’ami. Mais si jamais il s’avère que tu en as une, reviens me le dire, que je rigole un bon coup, d’accord ?

M. Premier serra très fort le bout de tissu noué autour de sa tête en lui plaquant l’arrière du crâne contre l’épieu.

Quand le lieutenant de Fwi-Song eut fini d’affûter les prothèses de métal luisant, il se leva et alla parler aux autres Mangeurs assis autour du feu. Au bout d’un moment, ils se dirigèrent tous vers certaines petites tentes et eurent bientôt déserté la plage. Horza resta seul à contempler les foyers mourants.

Les vagues s’écrasaient doucement sur la ligne de brisants, les étoiles décrivaient lentement leur orbe au-dessus de sa tête, et la face diurne de l’Orbitale dessinait un trait de lumière vive dans le ciel. Éclatante sous les feux du soleil et de l’Orbi-jour se dressait la masse silencieuse et patiente de la navette de la Culture avec, derrière ses portes béantes, une zone d’ombre qui était la promesse d’un abri sûr.

Horza avait déjà maintes fois éprouvé la solidité de ses liens. Il ne lui servirait à rien de tortiller les poignets ; la corde – ou la ficelle – dont ils s’étaient servis se resserrait insensiblement à mesure que le temps passait, et aurait tôt fait de compenser le mou qu’il réussirait à obtenir. Peut-être rétrécissait-elle en séchant, auquel cas ils avaient dû la mouiller avant de le ligoter. Comment savoir ? Il avait toujours la possibilité d’intensifier les sécrétions acides de ses glandes sudoripares à l’endroit du contact entre les liens et sa peau, tactique qui méritait toujours d’être tentée, mais même la longue nuit de Vavatch ne suffirait pas à l’accomplissement du processus.

La douleur n’a aucune réalité, se dit-il. Tu parles !

Il s’éveilla à l’aube, en même temps que quelques-uns des Mangeurs qui se dirigèrent sans hâte vers le bord de l’eau pour aller faire leurs ablutions dans les rouleaux. Horza avait froid. Il se mit à trembler aussitôt réveillé, et se rendit compte que sa température corporelle avait dû considérablement baisser pendant la nuit, durant la transe légère nécessaire à la modification des cellules de la peau de ses poignets. Il tira sur ses liens, espérant y sentir un certain relâchement, une certaine rupture des fibres ou des filaments, mais rien. Rien qu’une souffrance supplémentaire dans ses paumes, où la transpiration s’était répandue sur une peau non métamorphosée, et donc non protégée contre les acides sécrétés. Il s’en inquiéta momentanément, songeant que s’il voulait contrefaire correctement Kraiklyn, il devrait se doter des empreintes digitales et palmaires du commandant de la TAC et, par conséquent, conserver une peau dans l’état requis par la métamorphose. Puis il se moqua de lui-même : selon toute probabilité, il ne vivrait même pas jusqu’au soir.

Il envisagea vaguement la possibilité de mettre fin à ses jours. C’était faisable : moyennant quelques préparatifs internes, il pouvait se servir sur lui-même de ses dents toxiques. Mais tant qu’il lui restait une chance, même infime, de s’en tirer il n’arrivait pas à l’envisager sérieusement. Il se demanda comment les citoyens de la Culture réagissaient face à la guerre ; eux aussi étaient censés décider du moment de leur mort, encore que, d’après la rumeur, le processus fût plus complexe qu’un simple empoisonnement. Comment résistaient-ils donc, ces êtres mous à l’âme gâtée par le pacifisme ? Il se les représenta au combat, s’autoeuthanasiant dès les premiers échanges d’artillerie, dès les premières blessures. L’idée le fit sourire.

Les Idirans avaient parfois recours à la transe mortelle, mais seulement en cas d’extrême humiliation, d’extrême infamie, ou lorsque l’œuvre de toute une vie voyait son achèvement, ou encore sous la menace d’une infirmité handicapante. À la différence des sujets de la Culture – ou des Métamorphes – ils éprouvaient la souffrance dans toute son ampleur, une souffrance non amortie par des inhibiteurs génofixés. Les Métamorphes, pour leur part, considéraient la douleur comme une sorte de « gueule de bois » semi-superflue, reliquat de l’évolution qui les éloignait de l’animal ; pour la Culture, souffrir était tout bonnement une hantise. Les Idirans, eux, la considéraient avec une espèce de fier dédain.

Le regard de Horza se porta, au-delà des deux grands canoës, vers les portes ouvertes de la navette. Un couple d’oiseaux au plumage multicolore se pavanait sur son nez en effectuant une petite danse rituelle. Il les observa un moment tandis que le camp des Mangeurs s’éveillait peu à peu sous un soleil matinal de plus en plus ardent. Une brume s’élevait au-dessus de la forêt clairsemée, et on voyait quelques petits nuages, très haut dans le ciel. M. Premier sortit de sa tente en bâillant et en s’étirant, puis prit dans les plis de sa tunique son gros fusil à projectiles et tira en l’air. Il s’agissait manifestement d’un signal intimant à tous les Mangeurs l’ordre de se lever et de s’atteler à leurs tâches quotidiennes, quand ce n’était pas déjà fait.

La détonation produite par son arme sommaire effraya les deux oiseaux, qui prirent leur essor au-dessus des arbres et des broussailles et filèrent en suivant la courbure de la côte. Horza les regarda s’envoler, puis baissa à nouveau les yeux sur le sable doré en s’obligeant à respirer lentement, profondément.

— C’est un grand jour pour toi, étranger, déclara M. Premier avec un large sourire en s’approchant du Métamorphe.

Il replaça son arme dans son fourreau de ficelle. Horza le regarda sans rien dire. Il va y avoir un nouveau festin en mon honneur, songea-t-il.

M. Premier fit le tour du prisonnier en l’observant. Horza le suivit des yeux aussi longtemps que possible, s’attendant à ce que l’homme découvre les éventuels dégâts infligés par les sécrétions acides à la corde qui enserrait ses poignets, mais l’autre ne remarqua rien ; lorsqu’il revint dans le champ de vision du Métamorphe, il hochait légèrement la tête, un demi-sourire aux lèvres, apparemment satisfait de constater que sa victime était correctement immobilisée. Horza banda ses muscles de toutes ses forces, tendant ainsi les liens de ses poignets, mais ne sentit pas le moindre mou. Sa tentative avait échoué. M. Premier s’en alla superviser la mise à flot d’un canoë de pêche.

Fwi-Song sortit de la forêt sur sa litière peu avant midi, au moment même où le canoë rentrait.

— Don des mers et de l’air ! Tribut prélevé sur les infinies richesses de la Mer Circulaire ! Vois quelle merveilleuse journée t’attend ! (L’obèse se fit porter devant Horza et déposer auprès du feu. Là, il sourit au Métamorphe.) Tu as eu toute la journée pour réfléchir à ce que ce jour te réserve ; malgré les ténèbres, tu as pu contempler les fruits du Vide. Tu as observé les espaces qui s’étendent entre les étoiles, constaté l’immensité du néant et la rareté de son contraire. Tu es maintenant à même d’apprécier à sa juste valeur l’honneur que nous nous préparons à te faire. Quelle chance tu as d’être un signe à moi destiné, ô mon offrande !

Dans son ravissement, Fwi-Song frappa dans ses mains et son corps énorme tremblota de la tête aux pieds. Ses mains dodues se portèrent à sa bouche tandis qu’il parlait, et les replis de chair qui surmontaient ses yeux se soulevèrent momentanément, révélant ses prunelles blanchâtres.

— Ho-hooo ! Comme nous allons nous divertir !

Le prophète fit un signe et ses petits serviteurs le portèrent jusqu’au rivage, où il se ferait baigner et oindre.

Horza assista aux préparatifs du repas ; les Mangeurs vidèrent les poissons, dont ils rejetaient la chair pour ne conserver que les entrailles, la peau, la tête et les arêtes. Puis ils écalèrent les mollusques en ne gardant que les coquilles, qu’ils pilèrent avec des algues et des limaces de mer aux couleurs vives. Horza surveilla toute la scène et eut le temps de voir que les Mangeurs étaient vraiment dans un état pitoyable : cicatrices, escarres, carences pathologiques, faiblesse générale… Rhumes, toux, desquamations et membres partiellement difformes révélaient que la diète leur serait peu à peu fatale. On rendit aux vagues la chair morte et les animaux marins rassemblés dans de grands paniers tout imprégnés de sang. Horza les observa aussi attentivement que le lui permettaient son bâillon et son éloignement, mais pas un ne préleva la moindre bouchée discrète en vidant les paniers dans la mer.

Fwi-Song, qu’on séchait juste au bord de l’eau, les regardait faire en approuvant de la tête et en leur prodiguant posément ses encouragements. Puis il tapa dans ses mains et les porteurs le rapprochèrent à nouveau du feu et du Métamorphe.

— Objet de l’offertoire ! Ô toi mon bienfait ! Prépare-toi ! roucoula l’obèse en s’installant confortablement sur sa litière par une série de petits tortillements qui firent onduler les vastes replis de chair composant son corps massif.

Horza sentit sa respiration s’accélérer et son cœur battre à grands coups dans sa poitrine. Il déglutit et tira encore plus fort sur la corde qui lui maintenait les mains liées. M. Premier et les deux femmes de la veille cherchaient dans le sable les sacs enfouis contenant leurs maigres vêtements de cérémonie.

Tous les Mangeurs se regroupèrent autour du feu, face à Horza. Ils lui jetaient des regards tantôt noirs, tantôt vaguement intéressés, mais sans plus. Il y avait dans leurs gestes et dans leurs expressions une indolence que Horza trouvait plus déprimante encore que la haine avérée ou la joie sadique que d’autres auraient pu manifester.

Ils se mirent à psalmodier. Imité par les deux femmes, M. Premier entourait son corps de bandes de tissu. Il regarda Horza et sourit.

— Loué soit cet instant de bonheur en ces jours ultimes ! s’écria Fwi-Song en élevant à la fois le ton et les mains. (Ses intonations assourdies se portèrent vers le centre de l’île. Les odeurs de cuisine envahirent à nouveau les narines du Métamorphe.) Que la décomposition-recomposition de cet être soit pour nous un symbole ! poursuivit-il en laissant retomber ses bras et leurs énormes bourrelets de chair blanche. (Le prophète entrecroisa ses doigts dodus et les surfaces mordorées de son anatomie brillèrent au soleil.) Que sa souffrance soit notre jouissance, comme notre désagrégation sera notre réunion ; que son dépeçage soit notre satisfaction, notre délectation !

La tête haute, Fwi-Song poursuivit alors dans la langue que seuls ses fidèles comprenaient. Ceux-ci entonnèrent un autre chant, d’une intensité accrue. M. Premier et les deux femmes s’approchèrent de Horza.

Ce dernier sentit l’homme au teint pâle lui enlever son bâillon. Il s’adressa ensuite aux deux femmes, qui se dirigèrent vers les cuves pleines de liquide bouillonnant et fétide. Horza se sentait en proie à un léger vertige ; il percevait au fond de sa gorge un goût qu’il ne connaissait que trop bien, comme si l’acide sécrété autour de ses poignets s’était propagé jusqu’à sa langue. Il tira encore une fois sur ses liens et sentit ses muscles frémir. Le chant se prolongeait ; les femmes emplissaient des bols. Déjà son estomac vide se contractait.

Il y a deux façons de se libérer de ses liens, en dehors des solutions accessibles aux non-Métamorphes [disaient les comptes rendus de cours de l’Académie] : l’impulsion sudatoire acide soutenue lorsque la matière immobilisatrice s’y prête, et l’amenuisement malléable préférentiel de la zone du membre concerné.

Horza tenta à nouveau de rassembler ses forces.

La sudation acide est susceptible d’endommager non seulement les régions cutanées adjacentes mais l’organisme dans son ensemble par le biais des déséquilibres chimiques induits. Quant à l’amenuisement pratiqué à l’excès il entraîne un risque d’affaiblissement des os et des muscles tel que leur utilisation subséquente pourra s’en trouver sévèrement restreinte lors d’une éventuelle tentative d’évasion plus ou moins prolongée dans le temps.

M. Premier arrivait, avec en main les cales de bois qu’il allait insérer dans la bouche de Horza. Deux des plus grands Mangeurs se détachèrent du premier rang, prêts à l’assister dans sa tâche. Fwi-Song passait la main derrière son dos. Les femmes revenaient des cuves.

— Ouvre tout grand la bouche, étranger, proféra M. Premier en brandissant les deux cales. Ou bien nous faudra-t-il employer le pied-de-biche ?

Les bras de Horza se tendirent. Ses biceps remuèrent. M. Premier s’en rendit compte et fit momentanément halte. Une des mains du Métamorphe se dégagea et jaillit en demi-cercle, les ongles tendus vers le visage de l’homme au teint blême. Celui-ci se rejeta en arrière, mais ne se montra pas assez prompt.

Les ongles de Horza interceptèrent son habit de cérémonie et sa tunique, tout deux décollés de sa peau par le mouvement de recul. Horza, qui s’était déjà avancé aussi loin qu’il pouvait, sentit ses doigts fléchis déchirer les deux couches de tissu sans rencontrer la chair en dessous. M. Premier recula encore, trébucha et heurta une des femmes. Son bol de brouet puant lui tomba des mains. Une des cales de bois lui échappa et atterrit dans le feu. Le bras de Horza arriva en fin de course au moment où les deux Mangeurs isolés du reste s’avançaient rapidement et l’attrapaient par la tête et le bras.

— Sacrilège ! cria Fwi-Song.

M. Premier regarda tour à tour la femme qu’il avait heurtée, le feu puis le prophète, et se retourna, l’air furieux, vers le Métamorphe. Il souleva un bras afin d’inspecter la déchirure de ses vêtements.

— Le don immonde profane nos parures ! s’écria de nouveau Fwi-Song.

Les deux Mangeurs remirent le bras et la tête de Horza à leur place et les y maintinrent. M. Premier fit mine de se rapprocher tout en sortant son arme de dessous sa tunique, en la tenant par le canon, comme une massue.

— Monchieur Premier ! jeta sèchement Fwi-Song. (L’interpellé s’arrêta net.) Arrière ! Rengainez votre arme ! Nous allons montrer à che méchant garchon comment nous traitons les gens de chon espèche !

Horza sentit qu’on tendait son bras devant lui. Un des Mangeurs qui l’immobilisaient enroula sa jambe autour du piquet, banda ses muscles et coinça l’autre main du Métamorphe. Fwi-Song avait en bouche son dentier à crocs troués. Il jeta un regard furibond au prisonnier tandis que M. Premier faisait un pas en arrière, tenant toujours son fusil à projectiles. L’obèse fit un signe de tête à deux autres fidèles, qui s’emparèrent de la main de Horza et en détendirent les doigts avant d’attacher son poignet à une perche. Horza se sentit trembler de la tête aux pieds et neutralisa toute sensation dans sa main exposée.

— Méchant, méchant don de la mer ! s’écria Fwi-Song.

Il se pencha, prit l’index de Horza dans sa bouche et referma sur le doigt sa double rangée de dents acérées, qui pénétrèrent dans la chair. Puis il se retira vivement.

Le prophète mâcha, avala en contemplant le visage du Métamorphe. Sur quoi il fronça les sourcils.

— Déchidément pas très chavoureux, bénédicchion des courants ochéanique ! (Il se lécha les babines.) Et pas très douloureux pour toi non plus, à che qu’il me chemble, mmh ? Voyons un peu che qu’on peut trouver de…

Fwi-Song fronça à nouveau les sourcils. Horza regarda, au-delà des Mangeurs qui le retenaient prisonnier, sa main étirée sur la perche, un doigt dénudé jusqu’à l’os, inerte et tout dégouttant de sang. Plus loin encore, Fwi-Song se tenait immobile sur sa litière, le front barré d’un pli soucieux. À ses côtés, M. Premier n’avait pas lâché le canon de son arme et dévisageait furieusement Horza.

Comme le silence de Fwi-Song se prolongeait, l’homme au teint pâle regarda son prophète.

— … che qu’on peut trouver de… de…, proféra ce dernier.

Il ôta le dentier de sa bouche avec difficulté et le reposa devant lui avec les autres, sur son chiffon ; puis il porta une main à sa gorge et posa l’autre sur le vaste hémisphère de son ventre. M. Premier l’observa, puis regarda Horza, qui fit de son mieux pour sourire. Ce faisant, le Métamorphe ouvrit ses dentoglandes et en aspira le poison dans sa bouche.

— Monsieur Premier…, commença Fwi-Song en tendant vers son serviteur la main qui jusque-là étreignait son ventre. (L’homme semblait indécis. Il changea son fusil de main et prit celle que lui offrait le prophète.) Je crois que je… Je…

La fente de ses yeux s’élargissait et prenait à présent une forme ovale. Son visage changeait visiblement de couleur. Ce sera bientôt le tour de sa voix, quand les cordes vocales réagiront.

— Au secours, monsieur Premier ! Aidez-moi !

L’obèse empoigna un de ses doubles mentons imposants, comme s’il cherchait à dénouer une écharpe trop serrée. Il enfonça ses doigts dans sa gorge, mais Horza savait bien que cela ne marcherait pas : les muscles de l’estomac étaient d’ores et déjà paralysés, il ne pourrait pas recracher le poison. Les yeux de Fwi-Song étaient écarquillés, leur substance blanchâtre luisait furieusement. Son teint virait au plomb. M. Premier fixait sur lui des yeux ronds sans lâcher le formidable poing doré du prophète où sa propre main était entièrement enfouie.

— À l-l’ai-aide ! piailla ce dernier.

Puis il n’émit plus que des sons étranglés. Ses yeux blancs lui sortirent de la tête, son corps tout entier frémit, sa tête-dôme devint bleue.

Dans l’assistance, quelqu’un se mit à crier. M. Premier regarda Horza, puis redressa son lourd fusil. Horza se contracta, puis cracha de toutes ses forces.

La salive éclaboussa le visage de M. Premier, dessinant de la bouche à l’oreille une tache en forme de faucille qui englobait l’œil de justesse. L’homme recula, chancelant. Horza inspira, réunit une nouvelle dose de poison dans sa bouche et cracha en soufflant simultanément ; le deuxième jet de salive atteignit M. Premier en plein dans les yeux. Celui-ci appliqua sa main sur son visage, laissant par la même occasion choir son fusil. L’autre main était toujours prisonnière de celle de Fwi-Song, qui tremblait de tous ses membres en écarquillant les yeux sans rien voir.

Horza sentit vaciller les deux hommes qui le retenaient. De nouvelles exclamations s’élevèrent dans l’assistance. Le Métamorphe se contorsionna et, montrant les dents, lança un nouveau crachat visant cette fois-ci le Mangeur qui tenait le piquet. Ce dernier poussa un cri aigu et battit en retraite ; les autres lâchèrent prise et s’enfuirent en courant. Le corps de Fwi-Song virait au bleu à partir du cou ; le prophète obèse était toujours agité de tressautements. Il agrippait sa gorge d’une main, et de l’autre serrait celle de M. Premier qui, tombé à genoux, tête basse, geignait en s’efforçant d’essuyer la salive qui lui coulait sur le visage et lui causait une brûlure intolérable aux yeux.

Horza regarda prestement autour de lui ; les Mangeurs fixaient soit leur prophète et son premier disciple, soit l’étranger, mais nul ne faisait mine de leur porter secours ou de s’interposer d’une quelconque manière. Tous ne se répandaient pas en pleurs ou en cris : quelques-uns continuaient à psalmodier rapidement, l’air craintif, comme si leur chant contenait des paroles susceptibles de mettre fin à l’horreur qui se déroulait sous leurs yeux. Néanmoins, ils reculaient petit à petit, s’éloignant du prophète, de M. Premier et du Métamorphe. Horza s’efforça avec quelque succès de dégager celle de ses deux mains qui restait attachée à l’épieu.

— Aaah !

M. Premier releva brusquement la tête, une main plaquée sur les yeux, et hurla à pleins poumons. Puis il voulut se libérer de l’étreinte du prophète et son bras se tendit à l’horizontale. Mais Fwi-Song tenait bon, malgré ses frémissements, son regard fixe et la coloration qui gagnait progressivement tout son corps. Enfin la main de Horza fut libre ; il tira de toutes ses forces sur ses liens, derrière son dos, et, de ses doigts ankylosés, chercha à défaire les nœuds. Les Mangeurs s’étaient mis à gémir ; certains persistaient à psalmodier, mais tous continuaient de s’éloigner. Horza poussa un rugissement destiné en partie à la foule et en partie aux nœuds qui refusaient de se défaire. Plusieurs individus prirent leurs jambes à leur cou. Une des femmes en costume lacéré poussa un grand cri, lui jeta à la tête son bol de brouet sans toutefois l’atteindre, puis s’effondra en sanglotant sur le sable.

Horza sentit les cordelettes céder. Il libéra son bras, puis un de ses pieds, et se mit debout tant bien que mal. Fwi-Song émettait des gargouillements et des sons étranglés, M. Premier ululait en secouant la tête en tous sens et en agitant sa main captive comme pour figurer une grotesque parodie de poignée de main. Les Mangeurs se ruaient vers les canoës ou la navette, quand ils ne se jetaient pas à plat-ventre dans le sable.

Horza réussit enfin à se libérer tout à fait, et se rapprocha d’un pas chancelant du couple grossièrement disproportionné que formaient les deux êtres reliés par la main. Puis il plongea à genoux et s’empara du fusil tombé à terre. Au moment où il se relevait, comme s’il avait de nouveau la possibilité de voir, Fwi-Song éructa un ultime borborygme accompagné de projections de salive et s’inclina légèrement du côté où tirait M. Premier. Celui-ci retomba à genoux sans cesser de hurler : le venin déchiquetait les membranes de ses yeux et attaquait maintenant les nerfs optiques. Le prophète bascula, son bras et sa main se ramollirent ; M. Premier releva la tête juste à temps pour voir, malgré sa torture, l’énorme masse s’abattre sur lui. Tout en aspirant une goulée d’air, il poussa un unique hurlement et sa main échappa enfin à l’emprise des gros doigts violacés ; il voulut se remettre sur ses pieds, mais alors Fwi-Song roula sur lui-même et le heurta de plein fouet. Le disciple s’écroula et, avant d’avoir pu émettre un son, se retrouva submergé sous la graisse, aplati dans le sable de la tête jusqu’au postérieur.

Les yeux de Fwi-Song se fermèrent lentement. La main qui tenait sa gorge retomba mollement sur le sol, puis rebondit au bord du foyer où elle se mit à grésiller.

Les jambes de M. Premier tatouèrent frénétiquement le sable au moment même où s’enfuyait le dernier Mangeur ; tous couraient vers les embarcations, la navette ou la forêt en contournant les tentes et en sautant par-dessus les feux. Puis les deux membres inférieurs décharnés du disciple furent pris de faibles spasmes, et au bout d’un moment cessèrent tout à fait de remuer. Malgré tous leurs efforts, ils n’avaient pas réussi à faire bouger d’un centimètre le formidable corps de Fwi-Song.

Horza souffla sur le fusil qu’il tenait gauchement à la main afin de le débarrasser du sable qui le maculait, et se déplaça pour ne plus sentir l’odeur de la chair brûlée dégagée par le prophète. Il vérifia le fonctionnement de l’arme, puis scruta la plage déserte en direction du campement. On mettait les canoës à la mer. D’autres Mangeurs se pressaient dans la navette de la Culture.

Il étira ses membres endoloris, examina son doigt dépecé, puis haussa les épaules, coinça le fusil sous son bras, saisit les os dans sa main valide et tira tout en exerçant une torsion. Les phalanges inutilisables de son doigt se détachèrent brusquement, et il les jeta dans le feu.

De toute façon, la douleur n’a aucune réalité, se redit-il sans conviction. Là-dessus, il partit au petit trot vers l’appareil de la Culture.

Les Mangeurs le virent venir tout droit sur eux et se remirent à crier. Puis ils ressortirent pêle-mêle du navire, certains traversant la plage pour se jeter dans les vagues à la suite des canoës, d’autres s’éparpillant dans la forêt. Horza ralentit pour leur laisser le temps de s’enfuir, puis contempla avec méfiance les portes béantes de l’appareil. Il entrevoyait des sièges au sommet de la courte passerelle, puis des lumières et, tout au fond, une cloison. Il inspira profondément et gravit le plan incliné.

— Bonjour, fit une voix synthétique assez peu raffinée.

Horza regarda autour de lui. Le véhicule semblait vieux et usagé. Il provenait de la Culture, cela ne faisait toujours aucun doute, mais il lui manquait la netteté impeccable qui caractérisait habituellement ses produits.

— Pourquoi ces gens ont-ils si peur de vous ?

Horza cherchait toujours l’origine de la voix.

— Je ne sais pas très bien, répondit-il enfin en haussant les épaules.

Le Métamorphe était nu et tenait encore son arme ; si son doigt ne saignait déjà plus, il n’en était pas moins réduit à deux lambeaux de peau. Il songea que, même sans cela, il devait avoir l’air menaçant, mais peut-être la navette ne le savait-elle pas.

— Où êtes-vous ? Qui êtes-vous ? reprit-il en décidant de feindre l’ignorance.

Il regarda partout avec ostentation, allant jusqu’à inspecter l’avant du véhicule en passant la tête par la porte du poste de pilotage.

— Je suis la navette. Enfin, son cerveau. Comment allez-vous ?

— Bien. Très bien. Et vous ?

— Pas trop mal, étant donné les circonstances, merci. Je ne me suis pas ennuyé du tout, mais je me réjouis d’avoir enfin quelqu’un avec qui discuter. Vous parlez très bien le marain ; où l’avez-vous appris ?

— Euh…, j’ai suivi des cours. (Horza fit mine de chercher encore autour de lui.) Écoutez, je ne sais pas vers où me tourner quand je vous parle, alors dites-moi où vous êtes, hein !

— Ha-ha ! Le mieux est sans doute de lever la tête, vers l’avant, près de la cloison. (Horza s’exécuta.) Vous voyez ce petit objet circulaire, au milieu, près du plafond ? C’est un de mes yeux.

— Ah ! fit Horza, qui agita la main en souriant. Eh bien, salut ! Je m’appelle… Orab.

— Enchanté, Orab. Moi, je m’appelle Tséalsir. Ce n’est en réalité qu’une partie de ma désignation complète, mais vous pouvez vous en contenter. Qu’est-ce qui s’est passé, là-dehors ? Je ne surveillais pas les individus que j’avais pour mission d’évacuer ; on me l’a interdit, au cas où cela me perturberait ; mais j’ai tout de même entendu des cris quand ces gens se sont approchés de moi ; et en entrant ils paraissaient effrayés. C’est alors qu’ils vous ont vu et qu’ils se sont enfuis. Qu’est-ce que cet objet, dans vos mains ? Une arme ? Je suis obligé de vous demander de l’abandonner afin que je la mette en sécurité. Je suis ici pour évacuer les individus qui le désirent en vue de la destruction de l’Orbitale, et nous ne pouvons nous permettre de transporter des armes dangereuses : il ne faudrait pas que quelqu’un soit blessé, vous comprenez. Qu’est-il arrivé à votre doigt ? Je possède un excellent médikit à bord. Voulez-vous que je le mette à votre disposition, Orab ?

— Oui, c’est une idée.

— Très bien. Il se trouve de l’autre côté de la porte qui mène au compartiment avant, sur la gauche.

Horza s’engagea entre les rangées de sièges, en direction de l’avant de l’appareil. Malgré son âge, la navette renfermait une odeur de… il ne savait pas de quoi. C’était sans doute dû à tous les matériaux synthétiques qui la composaient. Après les odeurs certes naturelles, mais ô combien pestilentielles qu’il avait senties ces dernières vingt-quatre heures, Horza appréciait son nouvel environnement, même s’il se trouvait désormais en territoire de la Culture, et donc ennemi. Il effleura son fusil comme pour actionner quelque chose.

— Je mets simplement le cran de sécurité, déclara-t-il à l’intention de l’œil du plafond. Je ne tiens pas à m’en servir, mais ces gens essayaient de me tuer, et je me sens mieux avec une arme à portée de main, si vous voyez ce que je veux dire.

— Eh bien, pas vraiment, Orab, répondit la navette. Mais il me semble que je peux tout de même comprendre. Néanmoins, vous devrez me remettre cette arme avant le décollage.

— Pas de problème. Dès que vous aurez fermé les portes arrière.

Horza se tenait à présent sur le seuil de la porte séparant l’habitacle de la petite cabine de contrôle. Il s’agissait en fait d’un étroit couloir mesurant moins de deux mètres de long, avec une ouverture à chaque bout. Horza examina brièvement les alentours, mais ne distingua pas d’autre « œil ». Puis il aperçut, à hauteur de hanche, un panneau ouvert révélant une trousse de secours particulièrement bien fournie.

— Ma foi, Orab, je refermerais bien ces portes, afin de vous procurer une sensation de sécurité ; mais voyez-vous, je suis venu chercher ceux qui veulent partir avant l’heure fixée pour la destruction de l’Orbitale, et je ne puis le faire qu’à la dernière minute, pour que les éventuels candidats au départ puissent embarquer. En vérité, je ne vois pas très bien pourquoi on refuserait de s’en aller, mais on m’a dit de ne pas m’inquiéter si certains préféraient rester. Je dois dire que ce serait un peu bête, n’est-ce pas, Orab ?

Horza fourrageait dans le médikit, mais en profitait pour jeter des regards furtifs à une autre série de portes percées dans la paroi du petit couloir.

— Hmm ? fit-il. Ah, oui. Vous pouvez le dire. Au fait, pour quand est prévue l’explosion ?

Il passa la tête à l’angle de la porte donnant dans le poste de contrôle, ou la cabine de pilotage, et aperçut un nouvel œil, situé au même endroit que dans l’habitacle, mais donnant du côté opposé à l’épaisse paroi qui séparait les deux zones. Horza sourit, fit un signe de la main puis rentra la tête dans le couloir.

— Coucou ! gloussa la navette. Pour répondre à votre question, Orab, je suis au regret de vous informer que nous serons contraints de faire sauter l’Orbitale dans quarante-trois heures standards. À moins, naturellement, que les Idirans n’entendent enfin raison et retirent leur projet d’utiliser Vavatch comme base militaire.

— Je vois, fit Horza.

Il observait un des encadrements marquant une ouverture dans la paroi, au-dessus de celle qui contenait le médikit. Pour autant qu’il puisse juger, les deux yeux du cerveau se trouvaient dos à dos, avec entre eux deux toute l’épaisseur de la paroi isolant les deux compartiments. Sauf à supposer l’existence d’un quelconque miroir, tant qu’il restait dans le couloir, la navette ne pouvait pas le voir.

Il jeta un regard en arrière, par les portes ouvertes ; pas d’autre mouvement que celui de la cime des arbres qui se balançaient dans le lointain, et de la fumée qui s’élevait des feux. Il vérifia à nouveau son arme. Les projectiles semblaient logés dans une espèce de chargeur, mais un petit cadran circulaire pourvu d’une aiguille mobile indiquait soit qu’il manquait une balle sur les douze, soit au contraire qu’il n’en restait qu’une seule.

— Eh oui, reprit la navette. C’est bien triste, naturellement, mais en temps de guerre, ce genre de chose est une nécessité, je suppose. Oh, je ne prétends pas tout saisir dans cette affaire ! Je ne suis qu’une humble navette, après tout. En fait, on avait fait cadeau de moi à l’un des Mégavaisseaux parce que je suis trop démodée, trop rudimentaire pour la Culture, vous savez. Ils auraient pu me mettre à jour, mais non ; ils se sont simplement débarrassés de moi. Mais voilà qu’ils ont de nouveau besoin de moi, et je m’en réjouis.

« Nous avons du pain sur la planche, vous savez, si nous voulons évacuer de Vavatch tous ceux qui le désirent. J’aurai de la peine en voyant sauter l’Orbitale. J’ai passé de bons moments ici, croyez-moi… Enfin, c’est comme ça. Au fait, comment va votre doigt ? Vous voulez que j’y jette un coup d’œil ? Apportez-moi le médikit dans l’un ou l’autre des compartiments, que je regarde un peu ce que je peux faire. Oh ! Avez-vous touché à l’un des autres placards que contient le couloir ?

De fait, Horza essayait de forcer l’ouverture la plus proche du plafond au moyen du canon de son arme.

— Non, répondit-il en pesant de tout son poids. Je ne m’en suis même pas approché.

— C’est curieux, il me semble pourtant sentir quelque chose. Vous êtes sûr de ce que vous dites ?

— Mais bien entendu, fit Horza en appuyant de toutes ses forces.

La porte céda, révélant des tubes, des fibrocircuits, des récipients métalliques et divers autres éléments mécaniques, électroniques et optiques non identifiables, ainsi que des unités-champs.

— Aïe ! s’écria la navette.

— Hé ! lança Horza. Il vient de s’ouvrir tout seul ! Il y a quelque chose qui brûle, là-dedans !

Il brandit son arme à deux mains et visa soigneusement. Ça doit être quelque part par là, songea-t-il.

— Le feu ! glapit la navette. Mais ce n’est pas possible !

— Tu crois que je ne sais pas reconnaître la fumée, espèce de tas de ferraille cinglé ! hurla le Métamorphe en pressant la détente.

Le coup partit. Ses deux mains tressautèrent et il fut projeté en arrière. La balle explosive frappa l’intérieur du placard et la détonation couvrit l’exclamation de la navette. Horza se protégea le visage de son bras.

— Je suis aveugle ! gémit l’appareil.

À présent, le logement de la paroi crachait réellement de la fumée. Horza se replia en titubant vers la cabine de contrôle.

— Il y a le feu ici aussi ! cria-t-il. La fumée sort de partout !

— Quoi ? Mais ça ne se peut pas…

— Je vous dis que vous êtes en feu ! Comment se fait-il que vous ne puissiez ni voir ni sentir l’incendie ? Vous brûlez !

— Je ne vous crois pas ! Posez cette arme ou je…

— Il faut me croire !

Horza examina la cabine, cherchant ce qui pouvait receler le cerveau de la navette. Il vit des écrans, des sièges, des cadrans et même l’emplacement habituel des contrôles manuels, mais pas trace de compartiment-cerveau.

— La fumée envahit tout ! répéta-t-il en s’efforçant de prendre une voix hystérique.

— Là ! Un extincteur ! Je mets le mien en marche ! clama la navette.

Un élément mural pivota, et Horza attrapa le volumineux cylindre fixé à l’intérieur du rabat. Il referma ses quatre doigts valides autour du jet. Un sifflement accompagné d’une vapeur légère surgissait en divers endroits de la pièce.

— Il ne se passe rien ! hurla Horza. Il y a beaucoup de fumée noire et… (Il fit semblant de tousser.) Aaargh ! Ça s’épaissit !

— D’où vient-elle ? Vite !

— De partout à la fois ! (Il jeta un coup d’œil circulaire.) Près de votre œil… sous les sièges, au-dessus des écrans, sous les écrans… Je n’y vois plus rien !

— Continuez ! Je sens la fumée aussi, maintenant !

Horza regarda la faible traînée de fumée qui, venue du couloir plein de flammes crachotantes où il avait endommagé les centres nerveux de l’appareil, s’infiltrait à présent dans le compartiment voisin.

— Ça… ça vient de là, et aussi de là… Des écrans-info de chaque côté des sièges de la dernière rangée…, et de quelque part juste au-dessus des sièges, sur les parois latérales, à l’emplacement de cette saillie, là…

— Comment dites-vous ? vociféra le cerveau de la navette. À gauche en regardant vers l’avant ?

— C’est ça !

— Éteignez ce foyer-là en premier ! piailla-t-il en retour.

Horza laissa tomber l’extincteur et reprit son fusil à deux mains, visant le renflement visible de la paroi, au-dessus de la rangée de gauche. Il pressa la détente une fois, deux fois, trois fois. L’arme cracha le feu, l’ébranlant de la tête aux pieds ; étincelles et éclats divers jaillirent des trous percés par les balles dans le logement de la machine.

— iiiiiiiiiii…, fit cette dernière.

Puis ce fut le silence.

Un filet de fumée sortit du renflement détruit, se mêla aux volutes provenant du couloir et alla former une mince couche au ras du plafond. Horza laissa lentement retomber son arme et regarda autour de lui en prêtant l’oreille.

— Imbécile ! fit-il.

Il éteignit avec son extincteur manuel les foyers mineurs du couloir ainsi que le cerveau incandescent de la navette, puis alla s’asseoir dans l’habitacle, près de la porte arrière, en attendant que la fumée se dissipe. Il ne vit pas de Mangeurs, ni sur la plage, ni dans la forêt ; les canoës avaient également disparu. Il chercha les commandes de la porte et ne tarda pas à les trouver : elles se refermèrent avec un sifflement, et Horza sourit.

Il revint dans la cabine et entreprit de presser quelques boutons ou de rabattre certains panneaux sur le tableau de bord, afin de rendre un peu de vie aux écrans. Ceux-ci se rallumèrent brusquement alors qu’il tripotait des boutons situés sur l’accoudoir d’un siège large comme un canapé. Le bruit de ressac qui s’éleva alors lui fit croire que la porte arrière s’était rouverte, mais c’étaient seulement les micros extérieurs qui lui transmettaient les sons du dehors. Les écrans se mirent à palpiter ou à s’illuminer, pleins de chiffres et de lignes, des volets s’ouvrirent en face des sièges ; manettes et leviers surgirent sans effort en émettant une sorte de soupir, puis se verrouillèrent en place avec un déclic, tout prêts à être pris en main et actionnés. Horza ne s’était pas senti le cœur aussi léger depuis des jours. Il partit à la recherche de nourriture et finit par voir ses efforts récompensés, mais au terme d’une quête interminable et contrariante. Il avait très faim.

De petits insectes détalaient en rangs ordonnés sur l’énorme cadavre affalé dans le sable, une main gisant carbonisée dans les flammes mourantes du feu.

Ils s’attaquèrent tout d’abord aux yeux, profondément enfoncés et demeurés ouverts. Lorsque la navette s’éleva dans les airs, incertaine, ils en eurent à peine conscience. Elle gagna de la vitesse, décrivit un virage inélégant au-dessus de la montagne, puis s’éloigna de l’île en rugissant dans l’air du soir.

Interlude dans les ténèbres

Pour illustrer sa capacité informationnelle, le Mental se servait d’une image. Il aimait à se représenter le contenu de ses banques-mémoire sous forme d’inscriptions portées sur des cartes, de petits morceaux de papier couverts d’une écriture minuscule, mais lisible pour l’œil humain. En prenant des caractères de deux millimètres de haut, et un bout de papier de dix centimètres carrés écrit des deux côtés, on pouvait caser dix mille signes sur chaque carte. Dans un tiroir d’un mètre de long, on pouvait ranger environ un millier de cartes – c’est-à-dire dix millions d’unités-information. Dans une petite pièce de quelques mètres carrés pourvue d’un couloir juste assez large pour laisser passer un tiroir, on aurait peut-être pu mettre mille de ces tiroirs, répartis en armoires-classeurs sans perte de place : dix milliards de caractères en tout.

Un carré d’un kilomètre de côté pouvait contenir jusqu’à cent mille de ces petites cellules ; mille étages ainsi constitués donneraient un immeuble de deux mille mètres de haut, doté de cent millions de pièces individuelles. Qu’on continue d’édifier ces tours trapues, bien serrées les unes contre les autres, jusqu’à ce qu’elles tapissent entièrement la surface d’un monde de bonne taille et de gravité standard – mettons un milliard de kilomètres carrés –, et on obtiendrait une planète pourvue d’une aire totale d’un trillion de kilomètres carrés, cent quadrillions de pièces truffées de cartes, trente années-lumière de couloirs et un nombre de caractères potentiels stockés assez élevé pour plonger dans l’ahurissement n’importe quel esprit.

En base 10, ce nombre serait un 1 suivi de vingt-sept zéros ; or, il ne représentait encore qu’une fraction de la capacité globale du Mental. Pour en donner une idée plus fidèle, il aurait fallu élargir la comparaison à un millier de mondes-cartes ; tout un ensemble de systèmes, tout un amas de globes bourrés d’information… Et cette capacité énorme était stockée dans un espace plus restreint qu’une seule de ces petites pièces, à l’intérieur du Mental…

Dans les ténèbres, le Mental attendait.

Il avait tenu le compte du temps qui passait, et tenté d’estimer la longueur de l’attente qui serait encore nécessaire. Il savait, jusqu’à la plus inimaginable fraction de seconde, depuis combien de temps il se trouvait dans les tunnels du Complexe de Commandement, et contemplait cette durée plus souvent qu’il n’aurait voulu. Il la sentait grandir en lui. C’est peut-être un gage de sécurité, songeait-il. Comme un petit fétiche ; quelque chose à quoi on peut se raccrocher.

Il avait exploré les tunnels, sondé et répertorié l’ensemble. Tout affaibli, endommagé et quasi inopérant qu’il fût, il lui avait paru profitable d’examiner ce labyrinthe de tunnels et de cavernes, ne serait-ce que pour détourner ses pensées de sa propre condition de réfugié sur ce monde. Là où il ne pouvait pas se rendre lui-même, il envoyait son ultime télédrone, afin que la petite machine aille jeter un coup d’œil et voir ce qu’il y avait à voir.

Et tout cela lui paraissait à la fois assommant et épouvantablement déprimant. Les concepteurs du Complexe de Commandement avaient vraiment atteint un niveau technologique très bas ; dans les tunnels, tout fonctionnait soit mécaniquement, soit électroniquement. Roues, engrenages, câbles, supraconducteurs, fibres optiques… Tout cela est bien rudimentaire, se disait le Mental ; il n’y a vraiment rien là-dedans qui puisse m’intéresser un tant soit peu. Un unique coup d’œil au travers des machines et des appareillages divers disposés çà et là dans les tunnels lui suffisait à les identifier avec précision : matériau constitutif, mode de construction, fonction… Nul mystère, rien pour exercer son esprit.

D’autre part, il y avait quelque chose d’effrayant dans l’inexactitude de tout cet attirail. Le Mental contemplait une pièce métallique soigneusement usinée, ou quelque forme en plastique délicatement moulée, et comprenait que pour les créateurs du Complexe, et pour eux seulement, ces objets étaient exacts, précis, conçus pour ne comporter qu’une marge de tolérance infime par rapport à leur modèle ; à leurs yeux, ils étaient pourvus de lignes parfaitement droites, de bords sans défaut, de surfaces bien lisses, d’angles droits irréprochables… et ainsi de suite. Mais le Mental, lui, malgré ses capteurs détériorés, en percevait les contours irréguliers, la rusticité des pièces et des composants. Tout cela suffisait aux gens de cette époque reculée, et leurs machines satisfaisaient au critère le plus important de tous : elles fonctionnaient…

Elles n’en restaient pas moins grossières, gauches, imparfaitement conçues et manufacturées. Et sans très bien savoir pourquoi, le Mental trouvait cela inquiétant.

Il allait devoir utiliser cette technologie antique, élémentaire, cette machinerie de seconde main. Il allait devoir s’y connecter.

Il avait fait le tour de la question, comme il avait pu, et décidé de mettre sur pied un plan d’action au cas où les Idirans réussiraient à faire passer quelqu’un à travers la Barrière de la Sérénité et menaceraient le secret de sa position.

Il allait s’armer, se ménager une cachette. Comme ces deux initiatives impliquaient d’endommager le Complexe, il n’agirait qu’en cas de menace avérée. Alors il serait bien obligé d’encourir le mécontentement des Dra’Azon.

Mais on n’en arriverait peut-être pas là. En tout cas, il l’espérait ; prévoir, c’était une chose. Passer à l’action en était une autre. Le Mental n’avait sans doute pas beaucoup de temps devant lui pour s’armer ou se cacher. Par conséquent, ces deux projets seraient réalisés de manière assez rudimentaire, d’autant qu’il ne lui restait qu’un seul télédrone, sans compter les dégâts sévères qu’avaient subis ses champs, pour manœuvrer les équipements du Complexe.

Enfin, c’était mieux que rien. Mieux valait avoir des problèmes que les voir tous éradiqués par sa propre mort…

Le Mental s’était toutefois découvert un autre problème qui, pour revêtir un caractère moins immédiat, n’en restait pas moins préoccupant en soi : qui était-il ?

Ses fonctions supérieures avaient dû se déconnecter quand il était passé de l’espace quadridimensionnel à l’espace tridimensionnel. L’information dont disposait le Mental se présentait sous forme binaire, par le biais de spirales composées de protons et de neutrons ; or, en dehors du noyau et en dehors de l’hyperespace, il se trouve que les neutrons se dégradent (pour donner des protons, ha-ha ; peu de temps après son entrée dans le Complexe, la majeure partie de ses mémoires aurait renfermé un message extraordinairement révélateur, à savoir : « 000000000… »). Il avait donc gelé sa mémoire principale et ses fonctions cognitives en les enveloppant dans des champs qui en empêcheraient à la fois la dégénérescence et l’utilisation. En leur absence, il fonctionnait grâce à des picocircuits secondaires, dans l’espace réel, et se servait, pour penser, de la lumière de l’espace réel (quelle humiliation !).

En fait, le Mental avait toujours accès à ces banques-mémoire (encore que le processus fût compliqué, et surtout bien lent) ; donc, sur ce plan, tout n’était pas perdu… Mais pour ce qui était de réfléchir, d’être lui-même, c’était une tout autre affaire. Il ne disposait pas de sa vraie personnalité, mais seulement d’une copie élémentaire et abstraite de lui-même, une simple projection horizontale bien loin de représenter toute la complexité tortueuse de sa véritable identité. Il s’agissait de la copie la plus fidèle que soient théoriquement susceptibles de produire ses capacités limitées, et elle conservait indubitablement une conscience, même en regard des critères les plus rigoureux. Mais l’index n’est pas le texte, le plan des rues n’est pas la ville, la carte n’est pas le territoire.

Alors, qui était-il ?

En tout cas, pas l’entité qu’il croyait être. Telle était la réponse, et c’était une réponse déconcertante. Car il savait que son moi actuel était parfaitement incapable de penser comme son ancien moi. Il se sentait dévalorisé. Il se sentait faillible, limité et… terne.

Pense donc de manière positive. Structures, images, analogie révélatrice… Mets le handicap au service du progrès. Réfléchis simplement…

S’il n’était pas lui-même, alors il serait un non-lui-même.

Quant au télédrone, il était au Mental ce que le Mental était à son ancienne personnalité (comparaison bien commode).

Le télédrone serait davantage que ses yeux et ses oreilles postés à la surface de la planète, dans la base des Métamorphes ou aux alentours de celle-ci, à faire le guet ; davantage qu’un simple assistant au cours des préparatifs probablement frénétiques qui suivraient, lorsque le Mental devrait s’équiper et se dissimuler, si le télédrone donnait un jour l’alarme. Oui, il serait bien plus que cela ; et bien moins, aussi.

Vois les choses du bon côté, pense aux aspects positifs. Tu t’es quand même montré drôlement intelligent, non ? Si.

Conçue par lui, son évasion du cuirassé assemblé à la diable avait fait la preuve d’une maîtrise, d’un génie époustouflants. L’emploi si courageux du gauchissement, alors qu’il était si profondément engagé dans le puits de gravité, aurait été extrêmement téméraire dans des circonstances moins désespérées, mais il s’en était tout de même superbement sorti… Quant à son stupéfiant transfert interrègne – de l’hyper-espace à l’espace réel –, ce n’était pas seulement le plus éblouissant, le plus audacieux jamais tenté, mais presque certainement une grande première. Rien, dans ses vastes stocks d’information, n’indiquait qu’on eût jamais accompli une chose pareille. Le Mental en était très fier.

Et tout cela pour se retrouver piégé ici, intellectuellement handicapé, ombre philosophique de son moi antérieur.

À présent il n’avait plus rien à faire qu’attendre, en espérant que ceux qui le retrouveraient ne seraient pas des ennemis. La Culture devait être au courant ; le Mental était sûr que son signal avait correctement fonctionné et que, quelque part, quelqu’un le capterait. Seulement, les Idirans aussi étaient au courant. Il ne craignait pas tellement que ceux-là tentent de débarquer en force, car ils savaient aussi bien que lui qu’on ne provoquait pas impunément les Dra’Azon. Mais si les Idirans trouvaient le moyen d’arriver jusqu’à sa cachette, et que la Culture échouât ? Si toute la zone entourant le Golfe Morne était maintenant sous influence idirane ?

Le Mental n’ignorait pas que s’il tombait entre les mains de l’ennemi, il n’aurait plus qu’un seul recours ; or, non seulement il refusait de s’autodétruire pour des raisons purement personnelles, mais, en plus, il voulait de toute façon éviter de détruire quoi que ce soit dans le périmètre du Monde de Schar, toujours pour la même raison, celle qui dissuadait aussi les Idirans d’attaquer directement. Mais s’il se faisait bel et bien capturer à l’intérieur de la planète, ce serait sans doute sa dernière chance de se détruire. Car le temps qu’on l’en fasse sortir, les Idirans auraient peut-être trouvé le moyen de l’en empêcher.

Cette évasion n’avait-elle été qu’une vaste erreur de sa part, en fait ? Aurait-il simplement dû s’autodétruire avec le reste du vaisseau, ce qui lui aurait épargné bien des complications et bien des soucis ? Mais cette Planète des Morts toute proche, juste au moment de l’attaque, c’était un véritable don du ciel ! De toute façon, il voulait vivre, et puis quel… quel gaspillage que de laisser passer une chance pareille, qu’il eût été convaincu de survivre ou bien de périr.

Enfin, maintenant c’était fait. Il n’y avait pas à revenir là-dessus. Il ne restait plus qu’à attendre. Attendre et réfléchir. Envisager toutes les options (rares) et toutes les possibilités (nombreuses). Fouiller de son mieux dans ses banques-mémoire afin de trouver une solution appropriée, quelque chose qui pût l’aider. Par exemple (il était d’ailleurs significatif que l’unique élément intéressant fût négatif), il avait découvert que les Idirans s’étaient probablement adjoint les services d’un Métamorphe ayant déjà fait partie de l’équipe affectée à la garde du Monde de Schar. Naturellement, il se pouvait que cet homme fût mort, occupé ailleurs ou trop éloigné ; ou alors, l’information était incorrecte au départ et la section de Centralisation des Renseignements s’était méprise… Mais, dans le cas contraire, l’homme serait tout désigné pour partir à sa recherche dans les tunnels du Complexe.

À tous les niveaux, l’esprit du Mental était conçu pour considérer qu’il n’existait pas d’information négligeable, excepté en termes extrêmement relatifs ; pourtant, il regrettait sincèrement d’avoir trouvé cette donnée précise dans ses mémoires ; il aurait préféré ne rien savoir de cet homme, ce Métamorphe qui connaissait le Monde de Schar et travaillait sans doute pour les Idirans. (Pervers à sa manière, le Mental se prit à regretter de ne pas connaître le nom de cet homme.)

Mais avec un peu de chance, peut-être ce dernier ne serait-il pas adapté à la situation. Ou alors, la Culture le prendrait de vitesse. Ou bien le Dra’Azon verrait en lui un camarade Mental en détresse et viendrait à son secours. Ou… n’importe quoi d’autre.

Dans les ténèbres, le Mental attendait.

… Parmi ces planètes, des centaines étaient vides ; les tours à cent millions de pièces étaient bien là ; les petites cellules étaient là aussi, les armoires, les tiroirs, les cartes, les espaces réservés aux nombres et aux lettres étaient là… Mais il n’y avait rien d’écrit, rien de stocké sur aucune de ces cartes… (Parfois le Mental aimait s’imaginer longeant les intervalles exigus qui séparaient les armoires, un de ses télédrones flottant parmi les fichiers-mémoire accolés au fil d’étroits couloirs, allant de pièce en pièce, d’étage en étage, survolant des continents enfouis sous les pièces-mémoire, kilomètre après kilomètre, des océans comblés par les pièces-mémoire, des chaînes de monts aplanis, des forêts abattues, des déserts recouverts…) Ces systèmes entiers de planètes obscures, ces trillions de kilomètres carrés de papier vierge représentaient l’avenir du Mental ; les blancs qu’il remplirait au cours de sa vie future.

S’il en avait une.

7. Une partie de Débâcle

— Débâcle… le jeu prohibé partout. Ce soir, dans le bâtiment d’allure peu avenante situé de l’autre côté de la place, sous le dôme, ils se rassembleront : les Joueurs à la Veille du Désastre… le cercle le plus raffiné de riches psychotiques que compte la galaxie humaine, venus pour jouer au jeu qui est à la vie réelle ce que la romance sentimentale est à la tragédie classique.

« Vous êtes dans la cité biport d’Évanauth, Orbitale de Vavatch, cette même Orbitale qui, dans quelque onze heures standards, doit se trouver réduite à ses atomes constitutifs alors que, dans cette région de la galaxie, non loin de la Falaise Scintillante et du Golfe Morne, la guerre Idirans-Culture atteint de nouveaux sommets à force d’adhérer à des principes sans tenir compte des conséquences, et de nouveaux abîmes de la raison. C’est cette catastrophe imminente qui attire ici ces vautours scatologiques, et non les Mégavaisseaux ou encore ce miracle technologique azuréen qu’est la Mer Circulaire. Oui, si ces gens sont là, c’est parce que l’Orbitale tout entière est vouée à exploser à brève échéance, et qu’ils trouvent amusant de jouer à la Débâcle – il s’agit d’un banal jeu de cartes légèrement agrémenté pour complaire aux cerveaux perturbés – dans des endroits menacés d’annihilation imminente.

« Ils ont joué sur des mondes que de grosses comètes ou météorites allaient heurter sous peu, ou dans des cratères volcaniques sur le point d’exploser, ils ont joué dans des villes menacées de bombardements nucléaires au cours de guerres rituelles ou sur des astéroïdes fonçant tout droit vers le cœur d’une étoile, ils ont joué face à des murailles mouvantes de glace ou de lave ou dans les entrailles de mystérieux astronefs retrouvés déserts dans l’espace et orientés vers un trou noir, ils ont joué dans de vastes palais promis au pillage par des meutes d’androïdes… Bref, dans tous les endroits où vous préféreriez ne pas vous trouver juste après le départ des Joueurs. On peut penser que c’est une bien curieuse façon de prendre son pied, mais il faut de tout pour faire une galaxie, non ?

« Les voici donc, ces pique-assiette hyperriches dans leurs vaisseaux de location ou leurs croiseurs personnels. Pour l’heure ils dessoûlent, redescendent, subissent des opérations de chirurgie esthétique ou des thérapies comportementales – voire les deux – afin de se rendre acceptables aux yeux de ce qui passe pour la société normale, même dans ces milieux chics, après des mois de débauche ou de perversion onéreuses et excentriques, selon ce qui leur plaît particulièrement ou ce qui se fait en ce moment. Simultanément, ils rassemblent leurs crédits aoïens (rien que de l’authentique, pas de monnaie fiduciaire), eux ou leurs petits protégés, et écument les hôpitaux, les asiles et les entrepôts cryo à la recherche de nouveaux Vivants.

« Sont venus aussi les badauds, les groupies de la Débâcle, les aventuriers, les perdants qui donneraient tout pour tenter encore leur chance, pourvu qu’ils arrivent à trouver assez d’argent et de Vivants… Et puis il y a les loques humaines typiques de ce jeu : les émotomanes, les victimes des retombées émotionnelles du jeu, les accros de la tête qui ne vivent que pour rattraper au vol les quelques miettes d’extase et d’angoisse tombées des lèvres de leurs héros, les Joueurs.

« Personne ne sait au juste comment ces diverses tribus entendent parler de la partie qui se prépare, ni comment elles réussissent à arriver à temps, mais la rumeur parvient toujours aux oreilles de ceux qui ont réellement envie ou besoin de l’entendre et, telles des goules, ils affluent, prêts pour le jeu et pour la catastrophe.

« À l’origine, la Débâcle se jouait dans ce genre de circonstances parce que c’était seulement avec l’effondrement des lois et de la morale (dans la confusion générale qui règne une fois la Dernière Heure venue) qu’une partie pouvait se dérouler dans une quelconque région, même reculée, de la galaxie civilisée – galaxie dont, croyez-moi si vous voulez, les Joueurs s’estiment membres ! Le cataclysme qui suit – nova, explosion planétaire, etc. – est considéré comme une espèce de symbole métaphysique de la mort qui attend toute chose ; étant donné que les Vivants en jeu dans une Partie Complète sont tous des volontaires, beaucoup d’endroits – et notamment cette bonne vieille Vavatch, si permissive, si clairement tournée vers le plaisir – les laissent jouer avec la bénédiction des autorités.

« Certains disent que le jeu n’est plus ce qu’il était, et même que c’est devenu un événement médiatique, mais moi je dis que cela reste un jeu pour individus malades et malfaisants ; pour les gens riches qui négligent les autres, mais ne négligent pas leurs propres intérêts ; un jeu pour gens déséquilibrés… qui ont des appuis. On meurt toujours pendant les parties de Débâcle, et pas seulement les Vivants, ni les Joueurs d’ailleurs.

« On a dit que c’était le jeu le plus décadent que l’histoire ait jamais compté. Tout ce qu’on peut dire pour sa défense, c’est qu’il occupe les esprits tordus des individus les plus vicieux de la galaxie, et les détourne donc de la réalité ; les dieux savent ce qu’inventeraient ces gens s’il n’y avait pas ce jeu ! Et son côté bénéfique (outre qu’il nous rappelle – comme si nous avions besoin de ça ! – le degré de folie que peut atteindre la carboniforme bipède à respiration d’oxygène), c’est qu’il cause de temps en temps la disparition d’un des Joueurs et effraie durablement les autres. Or, en ces temps qu’on pourrait à juste titre qualifier de déments, on doit peut-être accueillir favorablement tout ce qui vient atténuer un tant soit peu la folie ambiante.

« Je livrerai un second compte rendu en cours de partie, depuis l’auditorium, si j’arrive à m’y introduire. Mais en attendant, au revoir et bonne chance. C’était Sarble l’Œil, Évanauth City, Vavatch.

Sur l’écran de poignet de l’homme debout en plein soleil au centre de la place, l’image s’effaça brusquement ; le jeune visage à demi masqué disparut.

Horza replaça son terminal dans sa manchette. L’affichage horaire palpitait lentement, poursuivant le compte à rebours qui annonçait la destruction de Vavatch.

Sarble l’Œil – un des plus célèbres journalistes indépendants de la galaxie humanoïde, et un des plus habiles pour ce qui était de s’infiltrer dans les endroits qui lui étaient interdits – devait à présent s’apprêter à s’introduire dans la salle de jeu – si ce n’était déjà fait. L’émission que venait de voir Horza avait été enregistrée dans l’après-midi. Sarble serait très certainement déguisé ; le Métamorphe se réjouit d’avoir réussi à soudoyer la bonne personne et à entrer avant la diffusion de l’émission, car à partir de maintenant, les gardes se montreraient encore plus scrupuleux. Et il n’avait vraiment pas besoin de ça.

Sous l’identité de Kraiklyn, Horza s’était fait passer pour un émotomane, un de ces drogués de l’émotion qui suivaient la progression erratique et discrète des parties de Débâcle dans les franges les plus reculées, les plus indignes de la civilisation, s’avisant tout à coup que les dernières places s’étaient vendues la veille et qu’il ne restait que les plus chères. Les cinq Dixièmes de Crédit Aoïen avec lesquels il avait commencé la journée n’étaient maintenant plus que trois, encore qu’il disposât également de quelque argent sur les deux cartes de crédit dont il avait fait l’acquisition. Mais cette monnaie-là perdrait de la valeur à mesure que la destruction de l’Orbitale approcherait.

Horza inspira profondément, en retira du plaisir et embrassa l’arène du regard. Il avait grimpé aussi haut que possible, escaladant gradins, plans inclinés et plates-formes, et mettant l’attente à profit pour obtenir une vue d’ensemble.

Le dôme transparent de l’arène laissait voir les étoiles ainsi que la ligne éclatante signalant l’autre face de l’Orbitale, actuellement éclairée. Les navettes qui décollaient ou celles – plus rares – qui atterrissaient traçaient des lignes lumineuses entre ces points fixes. Sous le dôme proprement dit planait une couche vaporeuse illuminée par les éclairs fugaces d’un petit feu d’artifice.

L’atmosphère résonnait d’un chant qui s’échappait de mille gorges ; un chœur de graduaciones se tenait en rangs étagés au fond de l’auditorium. Humanoïdes, ils paraissaient en tout point identiques, sauf en ce qui concernait la taille et la tonalité de la voix que produisaient leurs poitrines bombées ainsi que leurs cous étirés. On aurait pu les croire responsables du vacarme ambiant, mais, en scrutant l’arène, Horza distingua d’imperceptibles contours pourpres trahissant la présence d’autres champs-son plus localisés, au-dessus de petites estrades où des danseurs dansaient, où des chanteurs chantaient, où des effeuilleuses s’effeuillaient et des boxeurs boxaient, quand on n’y voyait pas tout simplement des gens discuter entre eux.

Étagés un peu partout alentour, les spectateurs s’agitaient, en proie à la plus grande effervescence. Il y avait peut-être là dix mille, voire vingt mille individus, surtout humanoïdes mais parfois pas du tout, sans oublier bon nombre de machines et de drones ; assis ou couchés, immobiles ou animés de mouvements incessants, ils regardaient les magiciens, jongleurs, lutteurs, immolateurs, hypnotiseurs, coupleurs, acteurs et orateurs, ainsi qu’une centaine d’autres baladins qui venaient faire leur numéro à tour de rôle. On avait dressé des tentes sur les terrasses les plus spacieuses ; sur d’autres s’alignaient des fauteuils et des méridiennes. Une foule de petites estrades grouillaient de lumières, de fumée, d’hologrammes et de soligrammes chatoyants. Horza découvrit un labyrinthe en 3-D qui s’étendait sur plusieurs terrasses à la fois, plein de tunnels et d’angles, tantôt limpides, tantôt opaques, tantôt mobiles et tantôt fixes. À l’intérieur se mouvaient des formes et des ombres.

Tout en courbes, un numéro de trapèze interprété par des animaux se déroulait au ralenti au-dessus des têtes. Horza reconnut les bêtes en question : le numéro ne tarderait pas à se muer en duel.

Un petit groupe passa à côté de lui : de grands humanoïdes aux vêtements fabuleux qui scintillaient comme une ville vue d’en haut, une ville nocturne aux lumières tapageuses. Ils jacassaient d’une voix si aiguë qu’elle en devenait presque inaudible ; d’un réseau de fins tubes dorés qui se ramifiait tout autour de leur visage rouge vif ou pourpre foncé s’échappaient de petites bouffées de gaz incandescent qui encerclait leur cou semi-écailleux et leurs épaules nues avant de former derrière eux un sillage qui s’estompait progressivement en émettant une fière lueur orange. Horza les regarda passer. Sur le dos de leurs capes, apparemment aussi légères que l’air qui les gonflait, palpitait l’image d’un visage non humain ; chacune de ces capes affichait un fragment d’une unique image mouvante, beaucoup plus grande, comme si, au-dessus d’eux, un projecteur suivait le petit groupe en mouvement. Le gaz orange parvint aux narines de Horza, qui se sentit brièvement pris de vertige. Il laissa ses immuno-glandes réagir à l’émanation de narcotique, et se remit à regarder autour de lui dans l’arène.

L’œil du cyclone, la zone où régnaient le calme et le silence, était si réduit que, même en examinant lentement et attentivement l’auditorium, on pouvait le manquer très facilement. Il n’était pas situé au centre mais à une extrémité de l’ellipsoïde plat formant le niveau le plus bas de l’arène. Là, sous une voûte de projecteurs pour le moment éteints, se dressait une table ronde prévue pour accueillir seize grands fauteuils de styles différents, chacun faisant face à un triangle coloré fixé sur le dessus de la table. Des consoles intégrées tournaient leurs écrans vers chacun des fauteuils, sur lesquels reposaient des sangles et d’autres dispositifs d’immobilisation. Derrière eux s’ouvrait un espace dégagé pourvu de douze sièges plus petits séparés des fauteuils par une barrière peu élevée ; une autre barrière les isolait d’un secteur plus vaste où des gens, principalement des émotomanes, attendaient déjà en silence.

Manifestement, le début de la partie avait été retardé. Horza prit place sur ce qui pouvait être soit un siège excessivement travaillé, soit une sculpture assez peu imaginative. Il se trouvait presque au niveau le plus élevé des terrasses successives constituant le haut de l’arène, et bénéficiait d’une bonne vue sur le reste. Personne alentour. Il passa la main sous sa blouse épaisse et détacha de son abdomen une couche de peau artificielle, qu’il roula en boule avant de la jeter dans un grand pot où poussait un arbuste, juste derrière lui ; puis il s’assura qu’il avait toujours sur lui ses trois Dixièmes de Crédit Aoïen, sa carte à mémoire négociable, son terminal de poche et le pistolet ERC léger qu’il portait jusque-là sous la poche de fausse peau. Du coin de l’œil, il vit approcher un petit homme vêtu de sombre qui s’arrêta à cinq mètres de lui pour le regarder, la tête penchée sur le côté, avant de s’approcher.

— Hé ! Ça vous dirait d’être un Vivant ?

— Non, merci. Au revoir, répondit Horza.

L’inconnu renifla puis s’éloigna. Il s’arrêta un peu plus loin pour secouer une forme féminine affalée au bord d’une terrasse étroite. Horza observa la scène et vit la femme relever la tête, l’air groggy, puis la secouer négativement en faisant ondoyer de longues mèches sinueuses de cheveux blancs tout décoiffés. Un projecteur illumina brièvement son visage : elle était belle, mais semblait très fatiguée. Le petit homme lui adressa à nouveau la parole, mais elle lui répondit de la même façon en ajoutant un geste de la main. L’homme passa son chemin.

Son voyage à bord de l’ex-navette de la Culture s’était déroulé relativement sans encombre ; après une période de désorientation, Horza avait réussi à se connecter au réseau-navigation de l’Orbitale, à déterminer sa position par rapport à la dernière localisation connue de l’Olmédréca, puis à se diriger vers ce qui restait du Mégavaisseau. Il avait demandé l’accès à un service d’informations et, tout en se gorgeant de rations de secours, il avait trouvé dans l’index un rapport sur l’Olmédréca.

Des images montraient le navire gîtant quelque peu, légèrement incliné vers l’avant et flottant sur une mer calme cernée par les glaces ; le premier kilomètre de proue semblait enfoui dans l’énorme iceberg tabulaire. De petits avions ainsi que quelques navettes survolaient la gigantesque épave telles des mouches sur une carcasse de dinosaure. Le commentaire joint aux images évoquait une seconde explosion atomique qu’on ne s’expliquait pas ; on disait que les aéros de la police avaient trouvé le Mégavaisseau désert.

En apprenant la nouvelle, Horza changea instantanément son itinéraire et prit la direction d’Évanauth.

Il possédait trois Dixièmes de Crédit Aoïen et avait vendu la navette pour cinq autres Dixièmes. C’était un prix ridiculement bas, surtout à l’approche de la destruction de l’Orbitale, mais il était pressé, et la négociante qui accepta d’acheter l’appareil prenait certainement un risque : l’engin avait incontestablement été conçu par la Culture, et son cerveau incontestablement détruit à coups de fusil ; on ne pouvait donc douter que la navette eût été volée. Par ailleurs, pour la Culture, la destruction d’une conscience de vaisseau équivalait à un meurtre.

En l’espace de trois heures, Horza avait vendu la navette et acheté des vêtements, des cartes, une arme, deux terminaux et quelques renseignements. Mis à part ceux-ci, le tout ne lui avait pas coûté très cher.

Il savait maintenant qu’il y avait un vaisseau répondant à sa description de la Turbulence Atmosphérique Claire sur l’Orbitale, ou plutôt en dessous, à l’intérieur de l’ex-Véhicule Système Général de la Culture appelé Finalités de l’Invention. Il avait du mal à le croire, mais ce ne pouvait être un autre appareil. Selon l’agence de renseignement consultée, un astronef correspondant au signalement de la TAC avait été halé à bord par un des constructeurs navals du Port d’Évanauth afin qu’on effectue quelques réparations sur ses unités-gauchissement ; il était arrivé en remorque deux jours plus tôt, et, à ce moment-là, seuls ses moteurs à fusion fonctionnaient. Néanmoins, Horza ne put obtenir ni son nom ni son emplacement exact.

Il en conclut que la TAC avait servi à récupérer les survivants de la bande à Kraiklyn ; commandée à distance, elle avait dû passer par-dessus le Mur-Orb’ en se servant de ses unités-gauchissement. Là, elle avait embarqué les membres de la Libre Compagnie, puis repassé le Mur en endommageant ses gauchisseurs par la même occasion.

Il n’avait pas réussi à savoir qui avait survécu, mais dut partir du principe que Kraiklyn était du nombre ; personne d’autre que lui n’aurait pu faire franchir le Mur-Limite à la TAC. Il espérait bien retrouver le commandant au tournoi de Débâcle. Quoi qu’il en fût, il avait décidé de regagner ensuite la TAC. Il avait toujours l’intention de se rendre sur le Monde de Schar, et la Turbulence Atmosphérique Claire représentait sans doute le moyen le plus sûr d’y parvenir. Il voulait croire que Yalson était toujours en vie. Il espérait aussi que la rumeur était fondée : on disait que Finalités de l’Invention était totalement démilitarisé, et qu’aucun vaisseau de la Culture ne croisait pour le moment dans les parages de Vavatch. Après tout ce temps, il n’aurait guère été surpris que les Mentaux de la Culture aient découvert que la TAC se trouvait dans le même volume que la Main de Dieu 137 au moment de l’attaque, et qu’ils en aient tiré les conclusions qui s’imposaient.

Il se laissa aller en arrière dans son siège (ou plutôt dans sa sculpture-siège) et se détendit en chassant de son corps et de son esprit la structure comportementale caractéristique des émotomanes. Il fallait qu’il se remette à penser comme Kraiklyn ; il ferma les yeux.

Au bout de quelques minutes, il sentit qu’il se passait quelque chose au fond de l’arène. Il reprit ses esprits et regarda tout autour de lui. La femme aux cheveux blancs s’était levée et descendait les gradins d’un pas mal assuré ; sa longue robe en tissu épais balayait les marches. Horza se leva à son tour et s’engagea prestement à sa suite, en restant dans son sillage parfumé. Quand il la dépassa, elle ne lui accorda pas un regard. Il vit qu’elle manipulait distraitement un diadème posé de guingois sur sa tête.

On avait allumé les projecteurs au-dessus de la table de jeu. Dans l’auditorium, quelques estrades s’assombrissaient, quand elles ne se repliaient pas purement et simplement. Les gens convergeaient graduellement vers la table, les sièges, les chaises longues ou les zones réservées aux spectateurs debout. Sous la lumière crue des projecteurs se mouvaient lentement de hautes silhouettes en robe noire qui vérifiaient l’un après l’autre les éléments du jeu. C’étaient les arbitres, les Ishlorsinami. Tout le monde le savait, ils composaient l’ethnie la moins imaginative, la moins douée d’humour, la plus pointilleuse, la plus honnête et la moins corrompue de toute la galaxie ; et s’ils officiaient invariablement dans les tournois de Débâcle, c’était qu’on ne pouvait guère faire confiance qu’à eux.

Horza s’arrêta devant un stand restaurant-buvette et fit des provisions de nourriture et de boisson ; pendant qu’on exécutait sa commande, il observa la table de jeu et les formes qui s’affairaient tout autour. La femme en robe épaisse à longue chevelure blanche poursuivait sa descente ; elle le dépassa à nouveau sur les marches. Son diadème était pratiquement redressé, mais sa grande robe ample était toute froissée. Au moment de le croiser, elle bâilla.

Horza paya ses achats avec une de ses cartes, puis emboîta de nouveau le pas à l’inconnue, descendant vers la foule grandissante de gens et de machines qui commençait à se rassembler autour du périmètre de jeu. Elle lui jeta un regard soupçonneux en le voyant réapparaître à ses côtés, pratiquement au pas de course, et la dépasser une fois de plus.

Horza graissa quelques pattes et réussit à s’introduire sur l’une des terrasses les mieux situées. Il rabattit sur son front la capuche de sa lourde blouse à col épais en la tirant en avant de manière que son visage demeure dans l’ombre. Pas question de se faire voir maintenant par le vrai Kraiklyn ! Surplombant les niveaux inférieurs, la terrasse en plan incliné offrait une vue excellente de la table proprement dite, ainsi que des portiques situés juste au-dessus d’elle. Horza avait également dans son champ de vision la majeure partie des secteurs isolés par les barrières. Il choisit une chaise longue moelleuse non loin d’un groupe de tripèdes bruyants vêtus avec extravagance qui affectionnaient les huées et ne cessaient de cracher dans un grand pot disposé au centre des méridiennes à bascule où ils avaient pris place.

Les Ishlorsinami s’étaient apparemment assurés que l’ensemble fonctionnait correctement, et que la partie présentait toutes les garanties d’impartialité. Ils empruntèrent un passage creusé dans le sol ellipsoïdal de l’arène. Quelques lumières s’éteignirent ; un champ-silence isola le secteur du reste de l’auditorium. Horza observa brièvement les environs. Quelques estrades, quelques décors dressés restaient éclairés, mais les lumières commençaient déjà à s’éteindre. Le numéro de trapèze animal se poursuivait néanmoins, tout là haut, sur fond d’étoiles ; les grosses bêtes se balançaient lourdement dans l’air dans un scintillement de champ-harnais. Ils enchaînaient toujours tournoiements et sauts périlleux, mais à présent, chaque fois qu’ils se croisaient dans les airs ils tendaient une patte griffue et lacéraient lentement, silencieusement, leurs pelages respectifs. Horza semblait être le seul à les regarder.

Il fut surpris de voir la femme qu’il avait déjà croisée deux fois sur les marches passer à nouveau à côté de lui et s’installer sur une méridienne inoccupée portant la mention « réservé », à l’avant de la terrasse. Il ne l’aurait pas crue assez riche pour s’offrir une place dans ce secteur.

Sans tambour ni trompette, les Joueurs à la Veille du Désastre firent leur apparition dans le passage émergeant du sol de l’arène. Un unique Ishlorsinami ouvrait la marche. Horza consulta son terminal ; il restait exactement sept heures standards avant la destruction de l’Orbitale. Applaudissements, bravos, huées retentissantes (du moins dans le secteur de Horza) accueillirent les participants, même si les champs-silence assourdissaient le tout. En sortant de l’ombre, quelques Joueurs saluaient la foule venue les voir jouer tandis que les autres la traitaient avec le plus grand mépris.

Horza en reconnut certains. Ceux qu’il avait déjà vus, ou dont il avait au moins entendu parler étaient Ghalssel, Tengayet Doy-Suut, Wilgre et Neeporlax. Le premier était le fameux chef du Commando Ghalssel – probablement la plus prospère des Libres Compagnies. Horza avait entendu arriver le vaisseau-mercenaire à onze kilomètres de distance alors qu’il marchandait avec la vendeuse de navettes. Celle-ci s’était alors figée sur place et son regard s’était embrumé. Horza n’osa pas lui demander si elle attribuait ce vacarme à la Culture venue détruire l’Orbitale quelques heures avant l’heure prévue, ou venue la chercher elle pour avoir fait l’acquisition d’une navette en situation illégale.

Ghalssel était un homme d’allure ordinaire, assez trapu pour venir d’une planète à forte g, mais sans l’aura de puissance rentrée qui va généralement de pair. Il était vêtu simplement et son crâne était rasé de près. On disait que seule une partie de Débâcle, où ces choses-là étaient interdites, pouvait le décider à abandonner la combinaison qu’en temps normal il ne quittait jamais.

Tengayet Doy-Suut était grand ; le teint et les cheveux très sombres, lui aussi portait des vêtements austères. Le Suut était champion du jeu de Débâcle, autant par le nombre de parties remportées, que par les gains ou la mise. Il venait d’une planète Contactée vingt ans auparavant seulement, où il était déjà champion dans toutes sortes de jeux, qu’il s’agisse de hasard ou de bluff. C’était aussi là qu’il s’était fait opérer du visage pour se faire greffer à la place un masque d’acier où seuls les yeux semblaient vivants : deux joyaux inexpressifs luisant d’un éclat tendre, sertis dans le métal sculpté. La surface du masque était mate afin que les adversaires du Suut ne puissent y déchiffrer le reflet de ses cartes à jouer.

Wilgre dut, pour parvenir au terme de son ascension, réclamer l’aide des esclaves de sa suite. On aurait presque dit que, dans sa toge-miroir, le géant bleu d’Ozhleh se faisait rouler le long de la pente par ses petits humains, bien que l’ourlet de sa robe se soulevât par instants pour révéler quatre jambes courtaudes qui piétinaient frénétiquement afin de propulser sa masse vers le haut. Dans l’une de ses mains il tenait un grand miroir ; dans l’autre, une laisse-fouet au bout de laquelle avançait, tel un souple cauchemar nimbé de blancheur pure, un rogothuyr énucléé aux quatre pattes incrustées de métaux précieux, au mufle emprisonné dans une muselière de platine et aux orbites serties d’émeraudes. La tête géante de l’animal se balançait de droite à gauche : il dressait la carte de tout ce qui l’entourait au moyen d’un de ses sens, qui faisait pour cela appel aux ultrasons.

Sur une terrasse située presque en face de l’endroit où se tenait Horza, les trente-deux concubines de Wilgre rejetèrent leurs voiles et se prosternèrent, sur les coudes et les genoux, pour adorer leur maître. Ce dernier agita brièvement son miroir dans leur direction. La quasi-totalité des jumelles et des microcaméras introduites en fraude dans l’auditorium se tournèrent aussi vers les trente-deux créatures assorties, qui avaient la réputation de former le meilleur harem unisexe de toute la galaxie.

Neeporlax contrastait quelque peu avec les autres. Un jouet à la main, il offrait aux regards une jeune silhouette décharnée, des habits de mauvaise qualité, un pas traînant et des yeux qui clignaient sous l’éclairage de l’arène. Ce gamin venait peut-être en deuxième position dans la hiérarchie des Joueurs de Débâcle, mais il faisait toujours don de ses gains, et le premier réga-lit d’hôtel venu y aurait réfléchi à deux fois avant de l’admettre : il était souffreteux, à demi aveugle, incontinent et albinos. Dans les moments critiques, en cours de partie, sa tête était parfois prise de tremblements incontrôlables, mais, entre ses mains, les cartes ne bougeaient pas plus que si on les avait fichées dans le roc. Lui aussi se fit aider pour gravir le plan incliné, par une jeune fille qui le conduisit ensuite jusqu’à son fauteuil, le recoiffa et lui déposa un baiser sur la joue avant d’aller se tenir dans la zone située à l’arrière des douze sièges, juste derrière le fauteuil du jeune homme.

Wilgre leva l’une de ses mains bleues toutes potelées et jeta quelques Centièmes à la foule massée aux barrières ; on se jeta au sol pour ramasser les pièces. Wilgre y mêlait toujours des unités de plus grande valeur. Un jour, quelques années plus tôt, à l’occasion d’un tournoi se déroulant à l’intérieur d’une lune qui fonçait alors vers un trou noir, il avait jeté une unité d’un Milliard en même temps que de la petite monnaie, sacrifiant ainsi près d’un dixième de sa fortune d’un simple mouvement du poignet. Un clochard décrépit originaire d’un des astéroïdes – et qui venait de se faire rejeter comme Vivant parce qu’il n’avait plus qu’un bras – se retrouva capable de s’acheter une planète pour lui tout seul.

Les autres Joueurs formaient eux aussi un assortiment joliment varié : à une exception près, Horza ne put les identifier. Les trois ou quatre premiers furent salués par des acclamations et des salves de feux d’artifice, ce qui semblait confirmer leur célébrité ; les autres étaient soit mal aimés du public, soit totalement inconnus.

Le dernier joueur à remonter la rampe fut Kraiklyn.

Horza se recoucha sur sa méridienne et sourit. Le chef de la Libre Compagnie avait eu recours à quelques altérations faciales mineures – sans doute du genre lifting – et s’était fait teindre les cheveux en brun mais, pas de doute, c’était bien lui. Il portait un habit tout d’une pièce, de couleur claire, et paraissait bien rasé. Les autres passagers de la TAC ne l’auraient peut-être pas reconnu, mais Horza l’avait observé de près (afin d’étudier son port, sa démarche, la disposition de ses muscles faciaux), et, pour lui, Kraiklyn se détachait du lot comme un rocher au milieu d’un désert caillouteux.

Quand tous les Joueurs eurent pris place autour de la table, on amena leurs Vivants, qui vinrent s’asseoir juste derrière eux.

Les Vivants étaient tous des humains ; pour la plupart, ils avaient déjà l’air à moitié morts, bien qu’ils n’eussent visiblement subi aucune mutilation. On les conduisit un par un à leurs sièges, où ils furent sanglés et coiffés de casques. Légers, de couleur noire, ces derniers couvraient l’intégralité de leur visage à l’exception des yeux. Presque tous tombèrent en avant aussitôt attachés sur leur siège ; quelques-uns se tenaient plus droits, mais tous avaient les yeux baissés et se gardaient bien de regarder autour d’eux. Chaque Joueur inscrit s’accompagnait du nombre maximal de Vivants autorisé ; certains les avaient fait produire tout spécialement pour l’occasion, d’autres avaient chargé leurs agents de leur fournir le nécessaire. Aux Joueurs moins fortunés et moins renommés, tels que Kraiklyn par exemple, revenait le rebut des prisons et autres asiles, ainsi que quelques dépressifs rétribués ayant légué à autrui leur part des gains éventuels. Souvent les membres de la secte des Découragés se laissaient persuader d’endosser le rôle de Vivant moyennant finances ou en échange d’une donation à la cause, mais cette fois Horza n’aperçut ni les coiffes étagées, ni les yeux remodelés pleurant des larmes de sang qui constituaient leurs signes distinctifs.

Kraiklyn n’avait réussi qu’à réunir trois Vivants ; manifestement, il ne tiendrait pas le coup très longtemps.

La femme aux cheveux blancs se leva de son siège réservé, s’étira et, l’air de s’ennuyer profondément, longea la terrasse en se faufilant entre les méridiennes et les chaises longues. Juste au moment où elle parvenait à la hauteur de Horza, des cris s’élevèrent sur une autre terrasse, derrière eux. Elle s’immobilisa et chercha à repérer la cause du désordre. Horza se retourna à son tour. Malgré le champ-silence, il entendit un homme hurler ; apparemment, une bagarre avait éclaté. Deux vigiles tentaient de maîtriser deux personnes qui roulaient au sol. Les spectateurs de la terrasse en question avaient fait cercle autour d’eux et restaient là, partagés entre les préparatifs du jeu de Débâcle et les coups de poing qui pleuvaient sous leurs nez. Les rivaux furent finalement remis sur pied, mais seul l’un des deux se vit passer les menottes ; c’était un jeune homme auquel Horza trouva un air vaguement familier, bien qu’il se fût manifestement déguisé grâce à une perruque blonde, dérangée par la bagarre.

Son adversaire, un homme lui aussi, sortit de son vêtement une espèce de carte qu’il montra au jeune homme, qui s’époumonait toujours. Puis les deux gardes en uniforme l’entraînèrent avec l’aide de l’homme à la carte, qui préleva un petit objet derrière l’oreille du prisonnier qu’on escortait en direction d’un tunnel d’accès. La jeune femme aux longs cheveux blancs croisa les bras et s’avança sur la terrasse. Au-dessous d’elle, le cercle de curieux se referma telle une trouée dans un nuage.

Horza la regarda se frayer un chemin entre les méridiennes ; puis elle quitta la terrasse et il la perdit de vue. Il leva la tête. Les animaux duellistes tournoyaient et bondissaient toujours. Leur sang blanc semblait luire en maculant leur poil hirsute. Ils montraient les dents sans un bruit et se fauchaient mutuellement en étendant leurs longs membres supérieurs, mais la qualité de leurs acrobaties et la précision de leurs attaques s’étaient détériorées ; on les sentait à présent las, malhabiles. Horza reporta son attention sur la table de jeu. Tout le monde était prêt ; la partie allait commencer.

La Débâcle n’était qu’un jeu de cartes un peu amélioré, qui faisait à la fois appel au talent, à la chance et au bluff. L’intérêt n’était pas les fortes sommes en jeu, ni même le fait qu’en y perdant une vie le Joueur infortuné perdait aussi un Vivant – un être humain bien vivant – mais l’emploi, autour de la table de jeu, de champs électroniques à double sens capables de modifier la conscience.

Grâce aux cartes qu’il ou elle tenait en main, le Joueur ou la Joueuse pouvait altérer les émotions d’un ou plusieurs de ses partenaires. La peur, la haine, le désespoir, l’espoir, l’amour, la solidarité, le doute, l’exaltation, la paranoïa… La quasi-totalité des états affectifs dont est capable le cerveau humain pouvaient être émis en direction d’un Joueur donné, ou bien encore utilisés individuellement. Vu d’assez loin, ou de près mais à travers un champ protecteur, le jeu prenait des allures de passe-temps pour désaxés ou pour simples d’esprit. Un Joueur pourvu d’un jeu avantageux pouvait tout à coup passer la main ; un autre, pourtant dénué de toute carte maîtresse, misait subitement tout ce qu’il avait. Certains s’effondraient en larmes ou éclataient d’un rire irrépressible ; tel autre miaulait son amour à un Joueur dont on savait qu’il était en réalité son pire ennemi, ou bien griffait ses sangles en cherchant éperdument à se libérer afin de massacrer sur place son meilleur ami.

Il arrivait aussi qu’un participant se suicide. Les Joueurs de Débâcle ne réussissaient jamais à se dégager de leur fauteuil (si par malheur quelqu’un y parvenait, il était prévu qu’un Ishlorsinami l’arrête d’un coup de pétrificateur), mais ils pouvaient toujours s’autodétruire. Les consoles de jeu, par l’intermédiaire desquelles les unités émotrices diffusaient les émotions demandées, mais qui servaient aussi à abattre les cartes, à donner l’heure et à tenir le compte des Vivants qui restaient à chaque Joueur, comprenaient chacune un petit bouton creux muni d’une aiguille pleine de poison, prête à piquer le doigt qui y exercerait une pression.

La Débâcle était de ces jeux où l’on n’avait pas intérêt à se faire trop d’ennemis. Seul un être doté d’une volonté de fer pouvait résister à l’impulsion suicidaire implantée dans son cerveau par l’attaque concertée d’une demi-tablée de Joueurs.

À la fin de chaque donne, lorsque l’argent misé revenait au Joueur dont les cartes restantes totalisaient le plus de points, tous ceux qui avaient suivi perdaient un Vivant. Quand il ne leur en restait plus un seul, ou bien quand ils n’avaient plus d’argent, ils étaient exclus de la partie. La règle voulait que celle-ci s’achevât lorsqu’il n’y avait plus en lice qu’un seul Joueur pourvu de Vivants ; mais, en pratique, on la considérait comme terminée lorsque les participants s’accordaient pour dire que, s’ils continuaient, ils perdraient probablement leurs Vivants dans le désastre à venir. Cela pouvait devenir très intéressant en fin de partie, quand la catastrophe était imminente, quand la donne durait depuis un bon moment, qu’il y avait de grosses sommes en jeu et qu’un ou deux Joueurs refusaient d’abandonner ; c’est alors qu’on distinguait les raffinés des simiesques, et le jeu tournait encore plus à la guerre des nerfs. Parmi les meilleurs, bon nombre de Joueurs avaient péri, par le passé, en cherchant à renchérir l’un sur l’autre dans ce genre de circonstances.

Du point de vue du spectateur, la principale attraction du jeu de Débâcle était la suivante : plus on se tenait près d’une unité émotrice, plus on recevait d’émotions destinées à tel ou tel Joueur. Toute une société d’individus physiquement dépendants de ces sentiments de troisième main avait fait son apparition au fil des siècles, à mesure que la Débâcle devenait un jeu chic, mais toujours populaire : c’étaient les émotomanes, ou plus simplement les « émos ».

Il existait d’autres groupes de Joueurs de Débâcle. Les Joueurs à la Veille du Désastre étaient seulement les plus riches et les plus célèbres d’entre tous. Les émos pouvaient se procurer leur dose d’émotions en divers endroits de la galaxie, mais c’était uniquement à l’occasion d’une partie complète, à l’approche d’une annihilation et en présence des meilleurs Joueurs (plus quelques aspirants aux premières places du classement) qu’on vivait les expériences les plus intenses. C’était un de ces malheureux que Horza avait dû contrefaire en s’apercevant que, pour se procurer un passe, il fallait deux fois plus d’argent qu’il n’avait pu en tirer de la vente de la navette. Quand il avait fallu soudoyer un garde en faction devant une des portes, cela lui avait coûté beaucoup moins cher.

Les authentiques émos étaient tassés derrière la barrière qui les séparait des Vivants. Seize boules de nerfs tout en sueur – qui, à l’instar des Joueurs, étaient en majorité de sexe masculin – se bousculaient et se pressaient les unes contre les autres en s’efforçant de se rapprocher de la table et des Joueurs.

Sous le regard de Horza, l’Ishlorsinami en chef distribua les cartes. Les émos faisaient des bonds sur place pour voir ce qui se passait et les gardes – coiffés de casques déflecteurs pour se protéger des impulsions émotionnelles – patrouillaient autour des barrières en tapotant leur cuisse ou la paume de leurs électro-aiguillons, et en observant attentivement la scène.

— … Sarble l’Œil…, prononça quelqu’un quelque part.

Horza se retourna pour voir d’où venait la voix. Un humain à l’air cadavérique était étendu sur une méridienne, derrière Horza et légèrement sur la gauche ; il montrait à un autre homme la terrasse où avait éclaté la bagarre quelques instants plus tôt. Horza entendit à plusieurs reprises les mots « Sarble » et « arrêté » autour de lui, à mesure que la nouvelle se répandait. Il se retourna vers le jeu au moment où les participants commençaient à examiner leurs cartes. Chacun annonça sa mise. Horza déplorait l’arrestation du journaliste, mais cela signifiait par ailleurs que, désormais, les gardes se montreraient moins vigilants, et qu’avec un peu de chance on ne lui demanderait pas son laissez-passer.

Une bonne cinquantaine de mètres le séparaient du plus proche participant, une joueuse dont il n’avait pas retenu le nom. Au cours de la première manche, il ne perçut ses émotions que sous une forme atténuée, qu’il s’agisse de ses propres réactions ou d’impulsions émises par les autres Joueurs. La sensation ne lui plut guère, et il alluma le champ déflecteur de sa chaise longue en actionnant le petit bouton situé dans l’un des accoudoirs.

Selon son gré, il aurait pu annuler l’effet immédiat du Joueur derrière lequel il se trouvait, et lui substituer celui d’un des autres émoteurs situés autour de la table. Il n’aurait rien éprouvé d’aussi intense que les émos ou les Vivants, mais se serait certainement fait une idée assez juste de ce que subissaient les Joueurs eux-mêmes. Autour de lui, la plupart des spectateurs manipulaient leurs boutons, passant d’un Joueur à l’autre pour se faire une idée globale de la partie en cours. Horza décida d’attendre un peu avant de se concentrer sur les émissions émotionnelles de Kraiklyn ; pour l’instant, il voulait lui aussi sentir la partie dans son ensemble.

Kraiklyn se retira de la première manche juste à temps pour éviter qu’elle ne lui coûte un Vivant ; il en avait si peu à son actif que cette tactique était sûrement la meilleure, à moins qu’il n’eût un très bon jeu en main. Horza le regarda attentivement se renfoncer dans son siège, détendu ; son unité émotrice était pour l’instant inactive. Kraiklyn s’humecta les lèvres et s’épongea le front. Horza résolut de s’immiscer dans les sensations du commandant de la TAC au cours de la partie suivante, histoire de les éprouver simultanément.

La partie s’acheva. Wilgre avait gagne. Il agita la main afin de répondre aux acclamations de la foule. Quelques émos avaient d’ores et déjà perdu connaissance ; dans sa cage, à l’autre bout de l’ellipsoïde, le rogothuyr montrait les crocs. Cinq Joueurs avaient perdu des Vivants ; cinq êtres qui subissaient encore, impuissants et désespérés, l’impact des champs émoteurs s’affaissèrent brusquement sur leur siège : leur casque venait de leur expédier dans le crâne une décharge neurale suffisamment forte pour étourdir les Vivants assis autour d’eux et faire broncher les émos les plus proches, ainsi que les Joueurs propriétaires des Vivants concernés.

L’Ishlorsinami défit les sangles maintenant sur leurs sièges les êtres inanimés, qu’il emporta ensuite en empruntant la rampe d’accès inclinée. Les Vivants qui restaient se remirent progressivement du choc, mais en manifestant toujours la même apathie. Les Ishlorsinami prétendaient vérifier chaque fois que les Vivants s’étaient bel et bien portés volontaires et que les drogues qu’on leur administrait étaient uniquement destinées à les empêcher de verser dans l’hystérie, mais on murmurait que la sélection pratiquée par les Ishlorsinami n’était pas impossible à contourner, et que certains avaient réussi à se débarrasser de leurs ennemis en les droguant ou en les hypnotisant, puis en les « portant volontaires » pour le jeu.

Alors que s’ouvrait la deuxième manche et que Horza se branchait sur les émotions de Kraiklyn, la femme aux cheveux blancs réapparut dans la travée et reprit sa place devant Horza, au premier rang de la terrasse, en s’étalant avec lassitude sur sa méridienne comme si elle s’ennuyait profondément.

Horza ne connaissait pas assez le jeu de cartes proprement dit pour suivre à tout moment ce qui se passait, soit en déchiffrant les diverses émotions circulant autour de la table, soit en analysant chaque manche avant qu’on ne passe à la suivante (ce qu’étaient déjà en train de faire les tripèdes huants attroupés près de lui) lorsque les cartes distribuées et jouées s’affichaient brièvement sur le circuit de télévision interne de l’arène. Non, s’il se branchait sur les sensations de Kraiklyn, c’était par simple curiosité.

Le commandant de la Turbulence Atmosphérique Claire faisait l’objet d’attaques variées. Les émotions en présence étaient parfois contradictoires, ce qui signifiait, conclut Horza, que ces attaques n’étaient pas concertées. Kraiklyn essuyait seulement le contrecoup de la « force de frappe » des autres.

Horza sentit une forte impulsion d’affection à l’égard de Wilgre : cette couleur bleue si séduisante… Et puis, avec ces quatre petits pieds si comiques, il ne pouvait pas réellement représenter de menace sérieuse… En fait, c’était un peu un clown, malgré tout son argent… En revanche, avec son torse nu dépourvu de seins et le fourreau à épée de cérémonie qui pendait dans son dos, la femme assise à la droite de Kraiklyn était à surveiller… Mais tout ça c’était de la blague, en fait… Rien n’a vraiment d’importance ; la vie, le jeu… Tout ça n’est qu’une plaisanterie, finalement… Les cartes se ressemblent toutes, quand on y pense… Pour l’importance que ça a, je ne vois pas pourquoi je ne les jetterais pas en l’air une bonne fois pour toutes… Son tour était presque venu… D’abord cette chienne sans poitrine… La carte qu’il lui réservait à celle-là, elle ne s’en remettrait pas !

Horza se déconnecta ; il ne savait plus très bien s’il recevait les pensées de Kraiklyn à propos de cette femme, ou celles que quelqu’un d’autre s’efforçait de lui mettre en tête.

Il se rebrancha sur Kraiklyn un peu plus tard, après l’exclusion de la femme qui, détendue et adossée à son siège, avait à présent les yeux fermés.

(Horza jeta un bref coup d’œil à la femme aux cheveux blancs ; elle avait l’air de regarder le jeu, mais une de ses jambes se balançait négligemment sur le côté de sa méridienne, comme si elle avait l’esprit ailleurs.)

Kraiklyn se sentait bien. Tout d’abord, sa salope de voisine était éliminée, à cause de certaines cartes jouées par lui, il en était sûr ; mais il ressentait également une sorte de jubilation intime.

… Il était réellement là, à jouer contre les meilleurs Joueurs de la galaxie… les Joueurs. Lui. Lui… (une subite pensée inhibitrice bloqua le nom qu’il s’apprêtait à formuler en son for intérieur) et il ne s’en sortait pas si mal, en plus… Il arrivait à suivre… En fait, il avait même du jeu… Enfin les événements tournaient à son avantage !… Il allait gagner quelque chose… Trop de choses avaient… Ma foi, il y avait ce… Les cartes ! Pense aux cartes ! (Brusquement :) Pense à ce qui se passe ici et maintenant ! Oui, les cartes… Voyons… Ce gros balourd à peau bleue, je vais lui refiler… Horza se déconnecta à nouveau.

Le Métamorphe était en sueur. Jamais il n’aurait cru que le feedback renvoyé par l’esprit des Joueurs atteindrait un tel niveau. Il avait cru se retrouver seulement pris dans un faisceau d’émotions, et non directement dans la tête de Kraiklyn ! Et pourtant, ce n’était qu’un avant-goût de ce que recevait de plein fouet le commandant lui-même, sans parler des émos et des Vivants assis derrière lui. Un authentique feedback, à peine contrôlé, presque l’équivalent émotionnel d’un ululement de haut-parleur, qui ne cessait de prendre de l’ampleur, et cela jusqu’à la destruction finale… Il saisissait à présent ce que ce jeu pouvait avoir d’attirant, il comprenait pourquoi on disait que certains avaient perdu la tête en cours de partie…

L’expérience eut beau lui déplaire, Horza n’en ressentit pas moins un certain respect pour l’homme qu’il s’apprêtait à faire disparaître afin de prendre sa place, au minimum, mais qu’il allait plus probablement tuer.

Kraiklyn bénéficiait d’une sorte d’avantage dans la mesure où les pensées et les émotions qui lui étaient renvoyées provenaient de lui-même, au moins en partie ; au contraire, Vivants et émos devaient affronter des décharges extrêmement puissantes d’émotions ressenties par quelqu’un d’entièrement différent d’eux. Mais il fallait tout de même une grande force de caractère, ou un entraînement impitoyable, pour encaisser ce que Kraiklyn arrivait manifestement à supporter. Horza se rebrancha sur lui et songea : Comment les émos peuvent-ils supporter une chose pareille ? Puis : Fais attention ; c’est peut-être comme ça que ça commence.

Kraiklyn perdit la main deux donnes plus tard. Neeporlax, l’albinos presque aveugle, fut également battu ; tandis que son visage d’acier miroitait sous les éclats lumineux réfléchis par les Crédits Aoïens étalés devant lui, le Suut ratissa ses gains. Effondré dans son siège, Kraiklyn se sentait à l’agonie, Horza le savait. Le commandant fut traversé par une impulsion de torture tout imprégnée de résignation, voire de gratitude, au moment où, derrière lui, mourait son premier Vivant, et Horza ressentit la même chose que lui. Tous deux grimacèrent sous l’impact.

Horza se débrancha et consulta sa montre. Il s’était écoulé moins d’une heure depuis qu’il avait bluffé les gardes pour s’introduire dans l’arène. Il avait des provisions de bouche, disposées sur une table basse à côté de sa méridienne ; pourtant il se leva et, tournant le dos à la table de jeu, remonta la terrasse en direction de la plus proche allée, où se tenaient des stands d’alimentation et des buvettes.

Des gardes vérifiaient les laissez-passer ; Horza les vit s’arrêter devant tous ceux qui se présentaient. Le visage tourné vers la table de jeu, il se mit à jeter des regards de côté en suivant les déplacements des gardes. L’un d’entre eux se trouvait presque sur son chemin ; courbé en deux, il interpellait une femme d’âge mûr étendue sur un aérolit qui soufflait des vapeurs parfumées autour de ses jambes maigres et nues. Elle suivait le jeu, un grand sourire aux lèvres, et il lui fallut un moment pour s’apercevoir de la présence du garde. Horza pressa le pas de manière à se trouver de l’autre côté de la vieille dame au moment où le garde se redresserait.

Cette dernière brandit son laissez-passer et reporta promptement son attention sur le jeu. Le garde étendit un bras devant Horza pour lui barrer la route.

— Puis-je voir votre laissez-passer, s’il vous plaît ?

Horza s’immobilisa et dévisagea le garde, qui était en fait une jeune femme solidement charpentée. Puis il jeta un coup d’œil en arrière, vers la méridienne qu’il venait de quitter.

Excusez-moi, mais je crois que je l’ai laissé là-bas. Je reviens vous le montrer dans une seconde, si vous permettez ; je suis un peu pressé. (Il se mit à danser d’un pied sur l’autre en pliant légèrement la taille.) Je me suis laissé complètement absorber par la dernière manche, et j’avais trop bu avant le début ; c’est toujours pareil, je me laisse avoir à chaque fois. Vous saisissez ?

Il écarta les bras, prit l’air penaud et fit mine de lui donner une tape amicale sur l’épaule. Puis il se dandina à nouveau. La femme-garde regarda vers la méridienne où Horza disait avoir laissé son laissez-passer.

— Ça va pour le moment, monsieur. J’y jetterai un coup d’œil tout à l’heure. Mais vous ne devriez pas le laisser traîner comme ça. Ne recommencez pas.

— Entendu ! D’accord ! Merci.

Horza rit et s’engagea hâtivement dans l’allée circulaire et bifurqua vers les toilettes, au cas où on l’aurait suivi du regard. Il se lava le visage et les mains, écouta chanter une femme saoule quelque part dans la vaste pièce pleine d’échos, puis sortit par une autre porte et fit un grand tour pour rejoindre une autre terrasse, où il s’acheta des provisions et en profita pour prendre un verre. Ensuite, il soudoya quelqu’un pour pouvoir accéder à une nouvelle terrasse, encore plus chère que la première parce qu’elle jouxtait celle des concubines de Wilgre.

On avait tendu une toile noire aux reflets moirés sur trois côtés de leur secteur afin d’arrêter les regards des spectateurs les plus proches, mais leur odeur corporelle imprégnait fortement la terrasse où se trouvait à présent Horza. Génoformées avant même la conception pour être infiniment séduisantes aux yeux d’un très grand nombre de mâles humanoïdes, les femmes du harem dégageaient par ailleurs des phéromones aphrodisiaques considérablement accentuées. Avant même de comprendre ce qui lui arrivait, Horza se sentit entrer en érection et commença à transpirer. Autour de lui, la plupart des hommes et des femmes étaient en état d’excitation sexuelle, et ceux qui n’étaient pas simultanément branchés sur le jeu pour s’envoyer en quelque sorte une double dose de sensations additionnée d’exotisme, se livraient à des caresses préliminaires ou s’accouplaient tout simplement. Horza actionna de nouveau ses immuno-glandes et s’avança avec raideur vers la partie frontale de la terrasse ; cinq méridiennes venaient d’être libérées par deux mâles et trois femelles qui, à présent, roulaient ensemble sur le sol juste devant la balustrade. Il y avait des vêtements éparpillés un peu partout. Horza se choisit une méridienne. Une tête de femme toute perlée de sueur émergea de l’enchevêtrement de corps ondulants, le temps de regarder Horza en soufflant :

— Ne vous gênez pas ; et si vous avez envie de…

Puis ses yeux se révulsèrent ; elle poussa un gémissement et disparut à nouveau.

Horza secoua la tête, jura et se leva dans l’intention de quitter la terrasse. Il fit une tentative pour récupérer son pot-de-vin, dépensé en pure perte, mais ne réussit qu’à s’attirer un rire plein de mépris.

Il finit par se retrouver assis sur un tabouret, devant un stand où l’on pouvait à la fois boire et parier. Il commanda un bol-drogue et paria une petite somme sur Kraiklyn en le donnant vainqueur de la manche suivante. Son organisme éliminait progressivement l’effet des glandes sudoripares trafiquées des concubines. Son pouls ralentit, son souffle se fit plus léger ; la sueur cessa de ruisseler sur son front. Il but à petites gorgées et huma les vapeurs qui s’échappaient du bol-drogue tout en regardant Kraiklyn perdre une manche puis une autre, bien qu’à l’issue de la première, il se fût retiré juste à temps pour ne pas perdre un Vivant. Il ne lui en restait plus qu’un. Le Joueur de Débâcle pouvait s’il le désirait mettre en gage sa propre vie s’il n’avait plus de Vivant derrière lui, mais c’était un phénomène rare et, dans les tournois où les champions rencontraient des espoirs, comme c’était le cas aujourd’hui, les Ishlorsinami avaient plutôt tendance à interdire cette pratique.

Le commandant de la Turbulence Atmosphérique Claire ne prenait pas de risques. Il se retirait invariablement avant de risquer un Vivant, et attendait manifestement d’avoir en main un jeu quasi imbattable pour tenter ce qui pouvait être sa dernière mise de la manche en cours. Horza mangeait. Horza buvait. Horza inhalait. À plusieurs reprises il chercha à voir la terrasse où il s’était installé en premier, non loin de la femme qui semblait s’ennuyer, mais les projecteurs le gênaient. De temps en temps, il levait la tête pour contempler les duellistes sur leurs trapèzes. Les animaux étaient exténués et en très mauvais état. Disparue, la chorégraphie raffinée qui orchestrait leurs évolutions du début. Ils en étaient réduits à se balancer, suspendus par un membre, et à projeter un bras griffu vers leur adversaire chaque fois que celui-ci passait à leur portée. Des gouttes de sang blanc tombaient, tels des flocons de neige isolés, et s’arrêtaient sur un champ de force invisible, vingt mètres au-dessous des trapézistes.

Les uns après les autres les Vivants mouraient. Le jeu continuait. Selon la personnalité du spectateur, le temps se traînait en longueur ou au contraire filait à toute allure. Le prix des boissons, des drogues et des plats grimpait lentement à mesure que l’heure fatale approchait. Au-delà du dôme encore transparent de l’antique arène, les feux intermittents des navettes en partance continuaient de luire. Une bagarre éclata au bar entre deux parieurs. Horza s’éloigna avant que les gardes ne s’interposent.

Il compta l’argent qui lui restait. Deux Dixièmes de Crédit Aoïen, plus une certaine somme affectée à ses cartes négociables, lesquelles devenaient de plus en plus difficiles à utiliser : un par un, les ordinateurs du réseau financier de l’Orbitale étaient déconnectés.

Il s’accouda à la rambarde d’une passerelle circulaire donnant sur l’aire de jeu et observa les progrès de la partie en cours. Wilgre menait ; le Suut le suivait de près. Ils avaient tous les deux perdu le même nombre de Vivants, mais le géant bleu avait plus d’argent. Deux espoirs avaient quitté la table, dont l’un avait vainement tenté de convaincre l’Ishlorsinami qu’il avait les moyens de parier sa propre vie. Kraiklyn était toujours là ; cependant, grâce au gros plan affiché par un écran qu’il aperçut en passant devant un bar, Horza vit nettement que l’Homme passait un mauvais quart d’heure.

Horza manipulait distraitement un de ses Dixièmes en appelant de ses vœux la fin de la partie, ou tout au moins l’élimination de Kraiklyn. La pièce de monnaie resta collée à sa paume, et il y plongea son regard : on avait l’impression de contempler un tube minuscule et pourtant sans fin, éclairé par le fond. Quand on la rapprochait de son œil en prenant soin de fermer l’autre, on attrapait le vertige.

Les Aoïens étaient une race de banquiers, et les Crédits constituaient leur invention majeure. C’était pratiquement la seule monnaie d’échange universellement acceptée ; le porteur pouvait échanger un Crédit soit contre un élément stable quelconque, en quantité déterminée, soit contre une certaine surface d’Orbitale disponible, soit encore contre un ordinateur de rapidité et de puissance données. Les Aoïens garantissaient la conversion et ne manquaient jamais à leurs engagements ; et si les variations du taux de change étaient parfois supérieures aux normes officielles – comme, par exemple, pendant la guerre Idirans-Culture –, dans l’ensemble, loin d’être un rêve de spéculateur, la valeur réelle et théorique de cette monnaie restait suffisamment prévisible pour en faire une garantie solide et sûre en cas de phase difficile. La rumeur – comme toujours assez contradictoire pour susciter des soupçons légitimes – disait que, de tous les peuples de la galaxie, c’était la Culture qui possédait le plus gros tas de Crédits. La société qui, dans tout le paysage civilisé, prônait avec le plus de ferveur l’abandon de la monnaie ! Mais Horza n’ajoutait pas réellement foi à cette rumeur ; en fait, pour lui c’était exactement le genre de bruit que la Culture était bien capable de répandre volontairement.

Il rangea les pièces dans une poche intérieure de sa blouse. Kraiklyn tendait le bras vers le centre de la table et ajoutait une petite somme à la grosse pile qui s’y dressait déjà. Redoublant d’attention, le Métamorphe se dirigea vers le plus proche bar où l’on pût également changer de l’argent, et obtint huit Centièmes en échange de son unique Dixième (en raison d’une commission exorbitante, même pour Vavatch) ; puis il réussit, grâce à quelques petites pièces, à s’introduire sur une terrasse comportant des méridiennes inoccupées. Là, il se brancha sur les pensées de Kraiklyn. Une question lui sauta au visage et lui entra brusquement dans la tête.

Qui êtes-vous ?

Il éprouva une sensation de vertige, un formidable étourdissement, l’équivalent – à une échelle bien supérieure – de la désorientation qui s’empare des yeux lorsque ceux-ci se fixent sur un motif simple et régulier et que le cerveau évalue mal la distance ; alors la focalisation erronée paraît exercer une traction sur les globes oculaires, un combat se livre entre les muscles et les nerfs, entre la réalité et l’hypothèse. Il n’avait pas la tête qui tournait, non, ce n’était pas exactement cela ; il avait plutôt l’impression qu’elle chavirait, sombrait, luttait…

Qui êtes-vous ? (Qui suis-je ?) Qui êtes-vous ?

Vlan ! Vlan ! Vlan ! Un bruit de barrage qui s’écroule, de porte qui claque ; agression et incarcération, explosion et effondrement à la fois.

Rien qu’un petit accident. Une légère erreur. Un de ces facteurs… Un jeu de Débâcle, et un impressionniste high-tech… une combinaison malheureuse. Deux substances chimiques inoffensives qui, mélangées… Le choc en retour, un ululement comparable à une douleur, et quelque chose qui se brise…

Un esprit entre deux miroirs. Il était en train de se noyer dans son propre reflet (quelque chose se brisait), de passer de l’autre côté. Une partie de lui-même – celle qui ne dormait pas ? Oui ? Non ? – hurlait en s’enfonçant dans le puits de ténèbres : Métamorphe… Métamorphe… Métam… (oooo)…

… Le son s’atténua, devint murmure, puis plainte venteuse d’air confiné soufflant entre les arbres morts lors d’un vain minuit de solstice, au cœur de l’hiver de l’âme en un lieu calme et dur.

Il savait…

(Recommencer…)

Quelqu’un savait que quelque part, un homme était assis sur un siège, dans une vaste salle, dans une cité… dans un gigantesque monde, un monde menacé ; et cet homme jouait… jouait à un jeu (un jeu qui tuait). L’homme était toujours là, vivant et respirant… Mais ses yeux ne voyaient pas, ses oreilles n’entendaient pas. Il n’avait plus qu’un seul sens à présent : celui-ci, là, dedans, attaché… à l’intérieur.

Murmure : Qui suis-je ?

Il y a eu un petit accident (la vie, une succession d’accidents ; l’évolution, résultant de facteurs embrouillés, dénaturés ; tout progrès étant fonction d’une erreur d’interprétation)…

Lui (et oublier qui est ce « lui », se contenter d’accepter cette impersonnelle désignation le temps que se résolve l’équation)… il est l’homme assis sur le siège dans la salle dans la ville menacée, enfoui quelque part à l’intérieur de lui-même, quelque part à l’intérieur… d’un autre. Un double, une copie, quelqu’un qui se prétend lui.

… Mais il y a quelque chose qui cloche dans cette théorie…

(Recommence…)

Rassembler ses forces.

Besoin d’indices, de points de référence, de quelque chose à quoi je puisse me raccrocher.

Souvenir d’une cellule qui se divise, vue au ralenti, les tout premiers pas de la vie autonome, mais encore dépendante. Rester sur cette image.

Des mots (des noms) ; trouver des mots.

Pas encore ça, mais… Retourner comme un gant ? Un endroit…

Qu’est-ce que je cherche ?

Esprit.

Celui de qui ?

(Silence.)

L’esprit de qui ?

(Silence.)

L’esprit de qui ?…

(Silence.)

(… Recommencer…)

Écoute. C’est le choc. Tu as été durement éprouvé. Ce n’est qu’une forme de choc, tu vas t’en remettre.

Tu es l’homme qui joue au jeu (comme nous tous)… Reste quand même quelque chose qui cloche, quelque chose qui manque, mais en même temps quelque chose en plus. Pense à ces erreurs vitales ; pense à cette cellule en pleine division, identique et non identique, à cet endroit retourné comme un gant, qui ressemble à un cerveau aux hémisphères dissociés (non dormant, avançant). Prête l’oreille, au cas où quelqu’un essaierait de te parler…

(Silence.)

(Écho issu de cette même fosse de nuit, nu dans le paysage en friche, avec pour seul vêtement la plainte glaciale du vent, seul dans les ténèbres hivernales sous un ciel de froide obsidienne, ceci :)

Qui a jamais essayé de me parler ? Quand ai-je jamais prêté l’oreille ? Quand ai-je jamais été autre que moi-même, exclusivement préoccupé par moi-même ?

L’individu est le fruit de l’erreur ; par conséquent, seul le processus est valide… Alors, qui va parler à sa place ?

Le vent hurle, vide de sens, engloutit la tiédeur, cloaque où s’englue l’espoir, répartit dans les cieux noirs la chaleur épuisée de son corps, dissout la flamme saumâtre de sa vie, le glace jusqu’aux os, sape progressivement, ralentit le mouvement. Il se sent à nouveau tomber et sait que cette fois il plonge plus profond, vers un endroit où le silence et le froid sont absolus, où nul appel ne retentit, même pas celui-ci.

(Hurla comme le vent :) Qui a jamais pris la peine de me parler ?

(Silence.)

Qui a jamais pris la peine…

(Silence.)

Qui…

(Murmure :) Écoute : « Les Jinmoti de…

… Bozlen Deux. »

Deux. Quelqu’un avait parlé. Une fois. Lui, il était le Métamorphe, l’erreur, la contrefaçon imparfaite.

Il jouait à un autre jeu que l’autre (mais avait toujours l’intention de mettre fin à une vie). Il observait, ressentant ce que ressentait l’autre, mais ressentant davantage.

Horza. Kraiklyn.

Maintenant il savait. Le jeu s’appelait… Débâcle. Le lieu… un monde où une bribe du concept de départ se retournait sur elle-même : une Orbitale : Vavatch. Le Mental sur le Monde de Schar. Xoralundra. Balvéda. La (et, retrouvant sa haine, il la planta dans la paroi de la fosse, tel un piton destiné à fixer une corde)… Culture !

Une brèche dans le mur de la cellule ; l’eau qui se déverse ; la lumière qui se libère ; l’illumination… conduisant à la renaissance.

La pesanteur, le froid et une lumière vive, si vive…

… Merde. Les salauds. J’ai tout perdu à cause de la triple Fosse du Doute-de-Soi… Une vague de fureur abattue le submergea, et quelque chose mourut.

Horza arracha le casque léger et se retrouva tout tremblant sur son sofa, les yeux collés et irrités, fixant les lumières de l’auditorium et les deux animaux de combat blancs qui pendaient, à moitié morts, accrochés à leurs trapèzes. Il s’obligea à fermer les paupières, puis les rouvrit afin de fuir les ténèbres.

La Fosse du Doute-de-Soi. Kraiklyn avait été victime d’une série de cartes destinées à pousser le Joueur-cible à remettre en question sa propre identité. D’après ce qu’il avait capté des pensées de Kraiklyn juste avant d’ôter précipitamment son casque, Horza avait cru comprendre que le commandant de la TAC n’était pas trop terrifié par ce qui lui arrivait ; seulement désorienté. Mais suffisamment distrait par cette attaque pour perdre la main, et c’était tout ce que ses adversaires cherchaient à obtenir. Kraiklyn était hors jeu.

Mais sur lui, lui qui essayait d’être Kraiklyn tout en sachant très bien qu’il ne l’était pas, les effets avaient été autrement virulents. Et cela s’arrêtait là. N’importe quel Métamorphe aurait rencontré le même problème ; il en était certain…

Les tremblements cessèrent progressivement. Il se redressa en position assise et posa les pieds par terre. Il fallait qu’il s’en aille. Puisque Kraiklyn allait partir aussi…

Reprends-toi, mon vieux.

Il regarda vers la table de jeu. La femme sans seins avait gagné. Kraiklyn la regardait ramasser ses gains d’un air furibond tandis qu’on défaisait ses sangles. En sortant de l’arène, le commandant passa à côté du corps inerte et chaud de son dernier Vivant, qu’on extrayait de son siège.

Il expédia un coup de pied au cadavre ; la foule le hua.

Horza se remit sur ses pieds, fit demi-tour et heurta de plein fouet un corps solide qui lui barrait le passage.

— Je peux voir votre laissez-passer maintenant, monsieur ? s’enquit la femme-garde à qui il avait menti un peu plus tôt.

Il lui fit un sourire nerveux et se rendit compte qu’il était toujours en proie à un léger tremblement ; il avait les yeux rouges et le visage luisant de sueur. L’autre le regardait sans ciller, neutre. Sur la terrasse, quelques individus les observaient.

— Je… Je suis désolé, je…, fit laborieusement le Métamorphe en examinant ses diverses poches d’une main tremblante.

Elle le prit par le coude gauche.

— Vous feriez peut-être mieux de…

— Écoutez, coupa Horza en se rapprochant d’elle. Je… Je n’en ai pas. On ne pourrait pas arranger ça avec un peu d’argent ?

Il fit mine de pêcher ses crédits dans sa blouse. La femme-garde lui décocha un coup de genou en lui tordant le bras gauche derrière le dos, le tout de la manière la plus experte qui fût ; Horza dut faire un saut de côté pour parer le coup du mieux qu’il put. Il laissa son épaule se déboîter et ses muscles se froisser, mais en prenant tout d’abord soin de griffer légèrement le visage de la femme avec sa main libre – ce qui, comprit-il en s’effondrant, était d’ailleurs chez lui une réaction instinctive ; aucune préméditation là-dedans. Bizarrement, il trouva cela amusant.

Elle saisit alors son bras droit et lui emprisonna les deux mains derrière le dos grâce à son gant immobilisateur. Puis, de l’autre main, elle essuya le sang qui lui maculait la joue. Horza s’agenouilla sur le revêtement du sol en geignant comme on est censé geindre quand on a le bras cassé ou l’épaule démise.

— Tout va bien, dit la femme. Juste un petit problème de laissez-passer. Vous pouvez continuer à profiter du spectacle.

Là-dessus, elle leva un bras : le gant immobilisant les mains de Horza suivit le mouvement, forçant le Métamorphe à se remettre debout à son tour. Il poussa un glapissement de douleur simulée puis, tête basse, se laissa pousser dans l’escalier en direction de la travée centrale.

— Sept-trois, sept-trois, fit la femme dans son micro de revers. Mâle code vert en route allée sept.

Horza la sentit faiblir dès qu’ils furent parvenus à la travée. Il ne voyait pas encore arriver d’autres gardes. Derrière lui, il entendit ses pas chanceler, ralentir. Elle émit un son étranglé et deux ivrognes accoudés à un autobar leur jetèrent un regard perplexe ; l’un pivota sur son tabouret pour voir ce qui se passait.

— Sept… -tr…, commença la femme-garde.

Alors ses genoux fléchirent, et elle entraîna Horza dans sa chute : ses muscles se détendirent mais le gant immobilisateur, lui, demeura fixe. Horza remit son épaule en place et tira en tordant le bras ; les filaments-champ du gant cédèrent en lui laissant les poignets meurtris ; déjà les contusions apparaissaient. La femme gisait sur le dos, les yeux clos, le souffle court. Horza songea qu’il avait dû, en la griffant, lui inoculer un poison non mortel ; quoi qu’il en fût, il n’avait pas le temps de s’en assurer. On viendrait sans tarder s’enquérir de la femme-garde, et il ne pouvait se permettre de laisser trop d’avance à Kraiklyn. Que celui-ci regagnât son vaisseau, ainsi que l’espérait Horza, ou qu’il restât pour assister au jeu, le Métamorphe tenait à ne pas le quitter d’une semelle.

Sa capuche avait glissé pendant l’incident. Il la rabattit sur ses yeux, puis releva la femme et la traîna jusqu’au bar ; là, il l’installa sur un tabouret, non loin des deux ivrognes, en lui croisant les bras sur le comptoir et en lui posant la tête dessus.

Le buveur témoin de toute la scène sourit au Métamorphe, qui s’efforça de lui rendre sa politesse.

— À vous de prendre soin d’elle, maintenant. (Il aperçut un manteau au pied du tabouret de l’autre ivrogne et, souriant à son propriétaire – trop occupé à se commander à boire pour remarquer quoi que ce soit –, en enveloppa la femme-garde afin de dissimuler son uniforme.) Il ne faut pas qu’elle attrape froid, ajouta-t-il à l’intention du premier homme, qui hocha la tête.

Horza s’éloigna discrètement. Le second ivrogne, qui n’avait encore rien vu, prit le verre qui venait de se matérialiser dans une ouverture du comptoir et, se retournant pour parler à son compagnon, découvrit la femme vautrée ; il lui donna un petit coup de coude et dit :

— Hé ! Il vous plaît, mon manteau ? Et si je vous offrais un verre, hein ?

Avant de quitter l’auditorium, Horza leva la tête. Les animaux de combat ne combattraient plus jamais. Sous la boucle radieuse que dessinait la face opposée – et pour l’instant diurne – de Vavatch, l’une des deux bêtes gisait sur le filet de sécurité, très haut, dans une petite mare de sang laiteux ; les quatre membres de son grand corps formaient un X au-dessus de la scène qui se déroulait dans l’arène. Sa fourrure sombre et sa grosse tête étaient toutes balafrées, toutes mouchetées de blanc. Quant à l’autre créature, elle se balançait doucement à son trapèze ; toute dégouttante de sang, elle tournait lentement sur elle-même, suspendue par une griffe refermée sur la barre, aussi morte que son adversaire déchu.

Horza fouilla dans ses souvenirs, mais en vain : il n’arrivait pas à se rappeler le nom de ces étranges animaux. Il secoua la tête et s’empressa de poursuivre son chemin.

Il déboucha sur l’aire des Joueurs. Un Ishlorsinami se tenait auprès d’une double porte, dans un couloir profondément enfoui sous la surface de l’arène. Il y avait là un petit attroupement. On posait bien quelques questions à l’Ishlorsinami, qui restait obstinément muet, mais pour l’essentiel, êtres vivants et machines s’entretenaient entre eux. Horza prit une profonde inspiration puis, agitant une de ses cartes-comptes négociables désormais inutiles, se fraya un chemin dans la foule en lançant :

— Sécurité ! Allez, allez, dégagez ! Sécurité !

Les gens protestèrent, mais obéirent. Horza vint se planter devant le grand Ishlorsinami dont le visage étroit, dur, et pourvu d’yeux à l’éclat d’acier s’inclina vers lui.

— Vous, là ! reprit Horza en claquant des doigts. Où est allé ce Joueur ? Le brun en combinaison une pièce ? (L’humanoïde hésita.) Alors, ça vient ? J’ai parcouru la moitié de la galaxie pour retrouver cet escroc à la carte-compte ! Pas question de le perdre maintenant !

L’Ishlorsinami eut un mouvement de tête en direction du couloir menant à l’entrée principale de l’arène.

— Il vient juste de partir.

Le son de sa voix évoquait deux tessons de verre frottés l’un contre l’autre. Horza grimaça, mais hocha rapidement la tête et, fendant une nouvelle fois la foule, partit en courant dans le couloir.

La cohue était encore plus dense dans le hall d’entrée du complexe. Vigiles, drones de sécurité montés sur roues, gardes du corps privés, chauffeurs, pilotes de navette, policiers municipaux… Des individus à l’air désespéré agitaient des cartes négociables ; d’autres répertoriaient ceux qui réservaient des places à bord des bus ou des survoleurs-navettes en direction de la zone portuaire. Il y avait aussi des individus qui traînaient en attendant de voir ce qui allait se passer, d’autres qui attendaient leur taxi, des gens qui erraient çà et là, perdus, les vêtements déchirés, tout en désordre, ou bien qui, souriants, pleins d’assurance, serraient contre eux divers sacs encombrants et étaient le plus souvent accompagnés de gardes particuliers… Tout ce petit monde allait et venait dans le vaste espace rempli d’agitation et de bruit qui s’étendait entre l’auditorium proprement dit et l’esplanade à ciel ouvert, éclairée par la vive clarté des étoiles et la ligne lumineuse de la face opposée de l’Orbitale.

Horza rabattit sa capuche encore plus bas sur ses yeux et franchit une haie de gardes ; bien que le tournoi fût à présent bien entamé et l’heure de la destruction toute proche, ceux-ci se souciaient surtout d’empêcher les gens d’entrer ; on ne fit donc pas attention à lui. Il survola du regard la mer de têtes, de capes, de casques, de coques et d’ornements divers qui s’étalait sous ses yeux et se demanda comment il allait bien pouvoir attraper Kraiklyn, voire seulement le repérer dans cette multitude. Un groupe de quadrupèdes en uniforme avançant en formation triangulaire passa à côté de lui et le bouscula ; au centre, sur une litière, se trouvait un dignitaire de haute taille. À peine remis du choc, Horza sentit qu’un pneu moelleux lui roulait sur le pied : un bar ambulant qui vantait sa marchandise.

— Puis-je vous servir un cocktail bol-drogue, monsieur ?

— Va te faire foutre ! lança Horza en faisant demi-tour pour suivre le triangle de quadrupèdes, qui se dirigeait vers la porte.

— Mais certainement, monsieur. Sec, médium ou… ?

Horza joua des coudes pour écarter la foule et rattraper les quadrupèdes. Il finit par y arriver et resta dans leur sillage afin de gagner les portes sans trop de mal.

Dehors, il faisait étonnamment froid. Horza vit son souffle se condenser devant sa bouche tandis qu’il tournait la tête en tous sens dans l’espoir de repérer Kraiklyn. La cohue était à peine moins nombreuse et chahuteuse dehors que dedans. On vendait à la criée des objets variés ou bien des billets pour le spectacle, on errait d’un pas chancelant, on demandait la charité aux étrangers, on faisait les poches, ou on sondait les cieux ou les vastes espaces dégagés qui s’ouvraient entre les immeubles. Des machines vrombissantes surgissaient en un flot ininterrompu du ciel ou des boulevards, s’arrêtaient, embarquaient un nouveau chargement et repartaient à toute allure.

Horza n’y voyait pas assez bien. Il remarqua tout à coup un gigantesque garde-à-louer : il mesurait dans les trois mètres de haut et, vêtu d’une volumineuse combinaison complétée par une arme de gros calibre, tournait vers la foule son large visage pâle dénué de toute expression.

— Vous êtes libre ? s’enquit Horza, qui fut obligé de se propulser pratiquement à la brasse pour traverser un groupe de gens attroupés autour d’un combat d’insectes.

— Libre je suis, tonna en retour une voix de stentor.

— Voici un Centième, répliqua vivement Horza en glissant une pièce dans la paume gantée du géant, où elle disparut complètement. Hissez-moi sur vos épaules, je cherche quelqu’un.

— D’accord, répondit l’autre après une seconde d’hésitation.

Il mit lentement un genou en terre et étendit le bras pour conserver son équilibre, la crosse de son fusil reposant sur le sol. Horza passa ses jambes autour du cou du monstre, qui se redressa sans qu’il lui ait rien demandé. Horza se retrouva d’un coup au-dessus des têtes. Il rajusta à nouveau sa capuche et scruta la masse d’individus, cherchant une silhouette en tenue une pièce légère, tout en sachant très bien que Kraiklyn avait pu se changer, voire quitter les lieux. Une crispation due à la désillusion et à l’énervement lui nouait le ventre. Il tenta bien de se dire que, s’il avait vraiment perdu Kraiklyn, cela n’avait pas tant d’importance, qu’il pouvait toujours regagner seul la zone portuaire et le VSG auquel la Turbulence Atmosphérique Claire était amarrée ; mais ses entrailles refusaient de se décontracter. Comme si l’atmosphère du jeu, l’excitation qui régnait sur l’Orbitale, sur la ville et sur l’arène pendant leurs dernières heures d’existence, comme si tout cela modifiait sa chimie corporelle. Il aurait pu se concentrer et s’obliger à se détendre, mais il n’en avait pas le temps. Il fallait qu’il retrouve Kraiklyn.

Il examina la populace bigarrée qui attendait les navettes un peu à l’écart, puis se remémora une des pensées de Kraiklyn : le commandant jugeait qu’il avait déjà gaspillé trop d’argent. Alors il détourna les yeux et les reporta sur le reste de la foule.

Et il était bien là. Le commandant de la Turbulence Atmosphérique Claire se tenait debout, les bras croisés et les pieds écartés, sa combinaison à demi recouverte par une cape grise, dans une file de gens attendant qui un bus, qui un taxi, à trente mètres de Horza. Celui-ci plongea vers l’avant et se pencha jusqu’à se retrouver au niveau du visage du géant, qu’il voyait donc à l’envers.

— Merci. Vous pouvez me reposer, à présent.

— Je n’ai pas de monnaie, gronda l’autre en se baissant.

La vibration produite par sa voix traversa tout le corps de Horza.

— Ça ne fait rien. Gardez tout.

Il sauta des épaules du géant et fila vers sa cible en évitant les gens sur son passage.

Il consulta le terminal qu’il portait au poignet gauche : il restait deux heures et demie avant l’explosion finale. Horza traversa la cohue en se faufilant entre les gens, en les poussant et en s’excusant tour à tour. Il vit en chemin un grand nombre de personnes consulter leur montre, leur terminal ou leur écran ; il entendit beaucoup de petites voix synthétiques caqueter l’heure, et beaucoup de voix humaines la répéter d’un ton angoissé.

Enfin il atteignit la file d’attente. Étonnamment disciplinée, songea Horza avant de remarquer que, là aussi, des gardes y mettaient bon ordre. Kraiklyn était presque arrivé en tête de file, où un autobus finissait de se remplir. Survoleurs et véhicules de surface attendaient derrière lui. Un garde tenant un notécran vint poser une question au commandant de la TAC, qui répondit en lui désignant un des appareils.

Horza contempla la procession et l’estima à plusieurs centaines de personnes. S’il y prenait place, il perdrait Kraiklyn. Il regarda autour de lui, cherchant un autre moyen de le suivre.

Quelqu’un lui rentra violemment dans le dos ; des cris et des voix s’élevèrent et, en se retournant pour voir ce qui se passait, le Métamorphe découvrit une pléiade d’individus vêtus de couleurs vives. Une femme masquée portant une robe argentée très moulante vociférait à l’adresse d’un petit homme aux longs cheveux dont l’habillement se composait en tout et pour tout de bandelettes vert foncé entrecroisées sur son corps, et qui la regardait d’un air perplexe. Elle lui lançait des hurlements incohérents, et se mit tout à coup à le gifler ; sous le regard des badauds, il battit en retraite en secouant la tête. Horza s’assura qu’on ne lui avait rien volé au moment du choc, puis chercha à nouveau un moyen de transport quelconque, un taxi vendant ses services à la criée.

Un aéro passa au-dessus de leurs têtes en lâchant une pluie de tracts rédigés dans une langue que Horza ne comprenait pas.

— … Sarble, dit à son compagnon un homme à la peau transparente au moment où tous deux sortaient tant bien que mal de la cohue et passaient à côté de Horza.

Tout en marchant, le premier s’efforçait de consulter un petit écran de terminal, et Horza entr’aperçut une chose qui le stupéfia. Il régla son propre terminal sur le même canal.

Il avait apparemment sous les yeux une vue de l’incident auquel il avait assisté dans l’auditorium, quelques heures plus tôt : la petite émeute qui avait éclaté sur la terrasse au-dessus de la sienne lorsque, selon la rumeur, Sarble l’Œil s’était fait prendre par les gardes. Horza fronça les sourcils et regarda son écran de plus près.

C’était bien le même endroit, le même incident ; celui qui avait filmé la scène se trouvait pratiquement au même endroit et à la même distance que lui-même sur le moment. Il grimaça et s’efforça de scruter l’écran, de saisir d’où cette image avait bien pu être prise. Puis elle disparut, et fut remplacée par divers instantanés représentant des créatures d’apparence excentrique en train de prendre du bon temps dans l’auditorium tandis que la partie de Débâcle suivait son cours en arrière-fond.

… Si je m’étais levé, songea Horza, si je m’étais rapproché un tant soit peu…

C’était la femme.

La femme aux cheveux blancs qu’il avait vue tout en haut de l’arène et qui manipulait sans arrêt son diadème. Elle se tenait sur sa terrasse, tout près de sa chaise longue à lui quand l’incident s’était produit. C’était elle, Sarble l’Œil. Sans doute le diadème recelait-il un appareil photo, sans doute l’homme qu’on avait arrêté n’était-il qu’un leurre, un agent.

Horza éteignit son écran. Il eut un sourire, puis secoua la tête comme pour chasser de ses pensées cette petite révélation qui ne lui était d’aucune utilité. Il fallait qu’il trouve un moyen de transport.

Il s’engagea d’un pas pressé dans la foule en se faufilant entre attroupements et files, cherchant du regard un véhicule libre, une porte ouverte, les yeux électroniques d’un taxi racoleur. Il entrevit la file d’attente où se trouvait Kraiklyn. Ce dernier se tenait devant la porte ouverte d’un véhicule de surface rouge et parlementait avec le chauffeur ainsi que deux autres personnes qui attendaient dans la queue.

Horza se sentait gagné par l’écœurement. Il se mit à transpirer. Il aurait voulu ruer, écarter de son chemin tous ceux qui se pressaient autour de lui. Puis il repartit en sens inverse. Décidément, il lui faudrait soudoyer quelqu’un pour pouvoir prendre place à la tête de la file où se trouvait Kraiklyn. Il n’en était plus qu’à cinq mètres lorsque celui-ci cessa de se disputer avec les autres et monta dans le taxi, qui s’éloigna aussitôt. Horza le suivit du regard, sentit le cœur lui manquer et serra les poings. À ce moment-là il aperçut la femme aux cheveux blancs. Elle portait un grand manteau bleu, mais sa capuche glissa comme la femme s’extrayait de la foule au bord du trottoir, où un homme de haute taille la prit par les épaules et fit un signe en direction de l’esplanade. Elle rabattit promptement sa capuche sur ses yeux.

Horza plongea la main dans sa poche et la referma sur son arme. Puis il s’avança vers le couple… juste au moment où un aéroglisseur noir mat aux courbes gracieuses surgissait de nulle part et, dans un sifflement, venait s’arrêter devant eux. La porte située sur son flanc pivota sur ses gonds et la femme qui n’était autre que Sarble l’Œil se pencha pour la franchir ; Horza s’avança promptement et lui tapota l’épaule. Elle se retourna brusquement. Son compagnon fit un pas vers Horza, qui pointa visiblement son arme à travers le tissu de sa poche. Voyant cela, l’autre s’immobilisa, hésitant ; la femme se figea, un pied dans l’encadrement de la porte.

— Je crois que nous allons dans la même direction, fit précipitamment Horza. Je sais qui vous êtes, ajouta-t-il en regardant la femme. Je suis au courant, pour l’objet que vous portiez sur la tête. Tout ce que je veux, c’est que vous m’ameniez au port. C’est tout. Et pas de scandale.

Il eut un mouvement de tête en direction des gardes postés en tête de la file d’attente.

La femme regarda son compagnon, puis Horza, et fit lentement un pas en arrière.

— D’accord. Après vous.

— Non, vous passez la première.

Horza fit bouger l’arme dans sa poche. La femme sourit, haussa les épaules et s’exécuta, suivie par l’homme de haute taille, et enfin par Horza.

— Qu’est-ce que c’est que ce… ? commença la personne qui tenait le volant, une femme chauve à l’air farouche.

— Un invité, répondit Sarble. Démarre.

L’aéroglisseur s’éleva dans les airs.

— Tout droit, dit Horza. Aussi vite que possible. Je cherche un véhicule à roues de couleur rouge.

Il sortit son arme de sa poche et pivota de manière à faire face à Sarble l’Œil et à son compagnon. L’aéroglisseur prit de la vitesse.

— Je t’avais bien dit qu’ils avaient diffusé tes images trop tôt, siffla l’inconnu d’une voix à la fois rauque et haut perchée.

Sarble se contenta de hausser les épaules. Horza sourit ; il jetait de temps en temps un regard par la vitre du taxi, observant la circulation autour d’eux, mais sans cesser de surveiller les deux autres.

— Je n’ai pas eu de chance, c’est tout, répondit-elle. À l’intérieur déjà, je n’arrêtais pas de tomber sur ce type.

— Alors vous êtes bien Sarble ? interrogea Horza.

La femme ne daigna ni lui répondre ni même se tourner vers lui.

— Écoutez, fit en revanche le grand inconnu. Nous allons vous amener au port, si c’est bien là que va la voiture rouge, mais surtout ne tentez rien. Nous nous battrons s’il le faut. Je n’ai pas peur de mourir.

L’homme semblait à la fois effrayé et furieux ; son visage au teint jaunâtre faisait penser à celui d’un enfant qui va se mettre à pleurer.

— Vous m’avez convaincu, répliqua Horza en souriant. Et maintenant, si nous essayions de repérer cette voiture rouge ? Trois roues, quatre portes, un chauffeur, trois passagers à l’arrière. On ne peut pas la manquer.

L’homme se mordit la lèvre. D’un petit mouvement de son arme, Horza lui fit signe de regarder vers l’avant.

— C’est celle-là ? demanda la conductrice.

Horza repéra la voiture en question, qui lui parut correspondre à ce qu’il cherchait.

— Oui. Suivez-la. Mais pas de trop près.

L’aéroglisseur ralentit un peu pour la laisser prendre de l’avance. Ils pénétrèrent dans la zone portuaire. On voyait au loin des grues et des portiques illuminés ; des véhicules terrestres, des survoleurs et même des navettes étaient garés çà et là, de part et d’autre de la route. La voiture rouge était maintenant juste devant eux ; elle suivait deux aérobus qui grimpaient péniblement une rampe d’accès en pente. Ils entamèrent à leur tour l’ascension ; le moteur de leur propre aéro peinait.

La voiture rouge quitta le circuit principal et obliqua vers un long tronçon de route incurvé ; de chaque côté miroitait une eau sombre.

— Alors, c’est vous ou ce n’est pas vous, Sarble ? demanda Horza à la femme aux cheveux blancs, qui refusa une fois de plus de se tourner vers lui. C’était vous, là-bas, à l’intérieur, oui ou non ? Ou bien faut-il en conclure que Sarble est en réalité plusieurs personnes ?

Les deux autres passagers gardèrent le silence. Horza se contenta de sourire en les observant attentivement, mais hocha la tête d’un air entendu. Dans l’habitacle de l’aéro, seul se faisait entendre le rugissement du vent.

La voiture quitta la route pour s’engager sur un boulevard entouré de barrières protectrices qui longeait de gigantesques portiques ainsi que des engins tout illuminés hauts comme des montagnes. Elle emprunta ensuite une route bordée d’entrepôts plongés dans l’ombre et ralentit aux abords d’un dock de taille modeste.

— Restez en arrière, ordonna Horza.

La conductrice chauve ralentit tandis que la voiture roulait le long du quai, sous les cages cubiques formées par les montants des grues.

Elle s’arrêta devant un bâtiment brillamment éclairé. Un motif lumineux encerclant sa partie supérieure affichait en plusieurs langues les mots : « Accès infrabase 54 ».

— Parfait. Arrêtez-vous là, fit Horza. (L’aéroglisseur s’immobilisa et s’abaissa sur sa jupe.) Merci.

Il descendit en prenant bien soin de ne pas tourner le dos aux deux autres.

— Vous avez été bien inspiré de ne rien tenter, s’emporta l’homme en hochant furieusement la tête ; ses yeux lançaient des éclairs.

— Je sais, répondit-il. Allez, au revoir !

Il adressa un clin d’œil à la femme aux cheveux blancs, qui cette fois-ci se retourna et leva un doigt ; il crut pouvoir interpréter le geste comme obscène. L’aéro s’éleva à nouveau dans les airs, fonça tout droit puis vira et repartit à toute allure par où il était venu. Horza reporta son regard sur l’entrée violemment éclairée du puits d’accès à l’infrabase, où se détachait la silhouette des trois passagers de la voiture rouge. Il crut en voir une se tourner vers le dock dans sa direction ; il n’aurait pu en jurer, mais préféra se fondre dans l’ombre de la grue qui se profilait au-dessus de sa tête.

Deux des silhouettes qui se tenaient auprès du tube d’accès disparurent à l’intérieur du bâtiment. La troisième, qui pouvait être Kraiklyn, s’éloigna à pied vers un côté du dock.

Horza rempocha son arme et se précipita à sa suite en passant sous une seconde grue.

Un vrombissement pareil à celui de l’aéroglisseur de Sarble – en plus sonore et en plus grave – retentit dans le dock.

L’extrémité du quai, celle qui donnait sur la mer, s’emplit de lumière et d’embruns : venu des vastes eaux sombres de la mer, apparut tout à coup un énorme véhicule sur coussin d’air répondant aux mêmes principes que l’aéroglisseur réquisitionné par Horza, mais beaucoup plus volumineux. Illuminés par la clarté des étoiles, par le reflet de la face diurne de l’Orbitale qui s’arquait dans le ciel et par les feux de l’embarcation proprement dite, des tourbillons d’embruns parés d’une luminescence lactée jaillirent dans les airs. L’imposant engin s’avança entre les parois du dock en faisant hurler ses moteurs. Derrière lui, vers le large, Horza distingua deux autres nuages d’embruns, éclairés de l’intérieur et par intermittence. Le premier navire arriva lentement à quai dans un véritable feu d’artifice. Horza vit à son bord une série de fenêtres derrière lesquelles des gens semblaient danser. Puis il reporta son attention sur le quai ; l’homme qu’il suivait montait les marches d’une passerelle surplombant le dock. Le Métamorphe s’élança en silence, plongea derrière les montants des grues et sauta par-dessus des enroulements d’épaisses haussières. Les lumières de l’hydroglisseur passèrent sur les noires superstructures des grues ; le hurlement des propulseurs et des impulseurs rebondissait d’une paroi à l’autre.

Comme pour faire encore ressortir le caractère un peu désuet de cette scène, un petit aéro – sombre, et silencieux si l’on exceptait le chuintement dû au déplacement d’air – passa en trombe au-dessus de sa tête et s’enfonça en un clin d’œil dans le ciel nocturne ; l’espace d’une seconde, il dessina un minuscule point noir qui se détacha contre l’anneau de la face éclairée de l’Orbitale. Horza lui accorda un rapide regard, puis revint à la petite silhouette perchée sur la passerelle, illuminée par les feux clignotants de l’hydroglisseur qui, sous ses pieds, continuait de se rapprocher majestueusement du quai. L’appareil qui venait juste derrière se mit en position pour entrer dans le dock à sa suite.

Horza parvint devant l’escalier de l’étroit pont suspendu. L’homme, qui marchait comme Kraiklyn et portait une cape grise, en avait parcouru près de la moitié. Horza ne voyait pas ce qui se trouvait de l’autre côté de l’eau, mais décréta qu’il avait de grandes chances de perdre sa proie s’il attendait pour se lancer dans la traversée qu’elle soit arrivée de l’autre côté. D’ailleurs, l’inconnu – Kraiklyn, peut-être – s’était certainement tenu le même raisonnement ; en effet, Horza était sûr qu’il se savait poursuivi. Le Métamorphe s’engagea sur la passerelle, qui se mit à osciller légèrement. Avec ses mille feux et son vacarme assourdissant, l’hydroglisseur géant était presque directement sous ses pieds, à présent ; l’air s’emplit de senteurs d’embruns arrachés aux eaux peu profondes du dock. L’homme ne se retourna pas vers son poursuivant, bien qu’il ait dû sentir ses pas ébranler le pont en même temps que les siens.

La silhouette parvint de l’autre côté et mit pied à terre. Horza la perdit de vue et se mit à courir, tendant son arme devant lui, enveloppé et trempé par les brusques geysers d’écume que soulevait sous ses pieds le véhicule à coussin d’air, d’où s’échappait une musique tonitruante qui couvrait même le bruit des moteurs. Il dérapa en arrivant au bout de la passerelle et dévala en toute hâte l’escalier en colimaçon qui redescendait vers le quai.

Quelque chose émergea des ténèbres, au pied des marches, et vint le heurter au visage. Presque aussitôt, il sentit un choc dans son dos et à la base de son crâne. Il atterrit sur une surface dure et, tout étourdi, se demanda ce qui venait d’arriver ; des faisceaux lumineux lui passaient sur le corps, l’air lui rugissait interminablement aux oreilles, et quelque part retentissait de la musique. Une vive lumière vint le frapper directement dans les yeux, et sa capuche fut repoussée vers l’arrière.

Il entendit un son étranglé : celui qu’émet un homme qui, arrachant une capuche, se retrouve confronté à son propre visage. (Qui êtes-vous ?) Si tel était bien le cas, alors cet homme était pour l’instant vulnérable, au moins pendant les quelques secondes où il resterait en état de choc (Qui suis-je ?)… Il réunit suffisamment de forces pour détendre brusquement une jambe tout en projetant ses bras vers le haut ; il attrapa un pan de tissu au moment même où son tibia rencontrait l’entrejambe de l’autre, qui parut passer par-dessus les épaules de Horza, basculant tête la première vers le bord du quai ; puis le Métamorphe se sentit pris par les épaules ; comme son agresseur à présent prisonnier s’écrasait au sol derrière lui, il se sentit attiré et…

Passa par-dessus bord. L’autre avait atterri juste à la limite du quai, puis avait roulé dans le vide, entraînant Horza à sa suite. Ils étaient en train de tomber.

Il eut conscience de passer de la lumière à l’ombre, et sentit qu’il agrippait toujours le manteau ou la combinaison de son adversaire, qui le tenait encore par l’épaule. Tombé… à quelle distance se trouvait le fond ? Le bruit du vent. Écouter le bruit du…

Un double impact. D’abord la surface de l’eau, puis quelque chose de plus dur ; une collision fracassante de membres et de fluide. L’eau était froide, sa nuque lui faisait mal. Il se débattit sans savoir très bien dans quel sens nager pour remonter à la surface, sonné par les coups qu’il avait reçus à la tête ; puis il se sentit tiré. Il lança un poing, heurta quelque chose de mou, puis se redressa et se retrouva debout, vacillant, dans un mètre d’eau au plus. Tout autour de lui régnait un chahut épouvantable : partout de la lumière, du bruit et des embruns, et aussi quelqu’un qui s’accrochait à lui.

Horza battit à nouveau des bras. Les embruns s’éclaircirent momentanément ; il entrevit la paroi du dock à deux ou trois mètres sur sa droite et, droit devant lui, l’arrière de l’hydroglisseur géant qui s’éloignait lentement, à une distance de cinq ou six mètres. Une puissante rafale d’air huileux et brûlant le fouetta ; il retomba dans l’eau en soulevant une gerbe d’éclaboussures. Les embruns l’enveloppèrent à nouveau. La main qui le retenait relâcha son étreinte, et il s’enfonça encore une fois dans l’eau.

Horza se releva juste à temps pour voir son ennemi s’enfoncer dans le sillage d’embruns de l’hydroglisseur, qui remontait pesamment vers le fond du dock. Il voulut courir, mais l’eau était trop profonde ; il dut progresser au ralenti, le torse penché afin que son poids l’entraîne en avant, et pousser de toutes ses forces sur ses jambes comme dans un de ces cauchemars où l’on s’efforce vainement de s’enfuir.

Exagérant son mouvement de balancier, il chercha désespérément à rattraper l’homme à la cape grise en ramant des deux mains pour gagner de la vitesse. La tête lui tournait ; son dos, son visage et son cou lui faisaient horriblement mal, sa vision était brouillée, mais au moins persistait-il à pourchasser sa proie. L’autre semblait en revanche plus pressé de s’enfuir que de se battre.

L’échappement syncopé de l’hydroglisseur qui continuait d’avancer perça une nouvelle trouée dans les embruns qui s’étendaient entre l’engin et les deux hommes, révélant une poupe carrée qui jaillissait de la jupe gonflée, trois bons mètres au-dessus de la surface de l’eau. L’homme en gris puis son poursuivant furent tour à tour frappés de plein fouet par une bouffée de gaz brûlants qui faillit les asphyxier. L’eau était à présent moins profonde. Horza se rendit compte qu’il pouvait remonter ses genoux assez haut pour accélérer l’allure. Tous deux se retrouvèrent encore une fois noyés dans le vacarme et les embruns et, l’espace d’un instant, le Métamorphe perdit sa proie ; puis la visibilité redevint claire et il vit que le gros véhicule se trouvait maintenant sur une surface de béton sec. Les hautes parois du dock s’élevaient de part et d’autre, mais il n’y avait presque plus d’eau ni d’embruns. Devant lui, l’homme remontait d’un pas mal assuré le court plan incliné qui sortait de l’eau – laquelle ne leur arrivait plus qu’aux chevilles – et débouchait sur le béton ; il trébucha, faillit tomber, puis se mit à courir péniblement derrière l’hydroglisseur, dont la progression sur la terre ferme, dans le canyon que formait le dock, s’accélérait sensiblement.

Dans un ultime éclaboussement, Horza sortit de l’eau et se lança sur les talons de l’homme ; il voyait encore sa cape grise, dont les plis détrempés battaient au vent.

L’inconnu trébucha à nouveau, s’écroula et roula sur lui-même. Au moment où il tentait de se relever, Horza lui tomba dessus ; tous deux firent un roulé-boulé. Il voulut le griffer au visage en profitant de ce que la lumière venait de derrière lui, laissant donc ses propres traits dans l’ombre, mais manqua son coup. L’autre lui expédia une ruade, puis essaya de se dégager. Horza se jeta sur les jambes de son adversaire et le fit à nouveau tomber. Le manteau mouillé claqua au-dessus de sa tête. Le Métamorphe rattrapa l’homme à quatre pattes et le fit rouler sur le dos.

C’était bien Kraiklyn. Il s’apprêta à lui décocher un coup de poing. Dans l’ombre du corps de Horza, qui masquait les lumières dans son dos, le visage pâle et glabre de l’homme à terre était déformé par l’épouvante ; derrière eux, un formidable grondement était en train de… Kraiklyn poussa un hurlement, les yeux rivés non pas sur l’homme dont le visage était identique au sien, mais sur ce qui venait derrière lui, au-dessus de lui… Horza fit volte-face.

Un monstre noir crachant des embruns se ruait vers lui ; des lumières brillaient très haut au-dessus de sa tête. Une sirène retentit, puis l’écrasante masse noire fut sur lui ; elle le heurta, l’aplatit au sol, lui comprima les tympans à force de bruit et de pression, de plus en plus forte, de plus en plus… Horza entendit un gargouillement ; il était en train d’écraser la poitrine de Kraiklyn. Tous deux étaient comme frottés sur le béton par un pouce de colosse.

Un autre hydroglisseur. Celui qui venait en deuxième position.

Subitement, dans une unique onde douloureuse qui le submergea des pieds à la tête, comme si quelque géant pourvu d’une brosse dure taillée à sa mesure tentait de le balayer d’un coup, le poids qui l’oppressait disparut. Il ne resta que les ténèbres absolues, un vacarme à vous faire éclater le crâne, et un courant d’air violent, turbulent, dont la pression était écrasante.

Ils se trouvaient sous la jupe du grand hydroglisseur qui avançait lentement au-dessus d’eux, à moins – il faisait trop noir pour distinguer quoi que ce fût – qu’il n’ait fait halte sur le tablier de béton, peut-être pour se poser, auquel cas il allait les broyer.

Un coup qui semblait faire partie intégrante du maelström de douleur ambiant résonna dans l’oreille de Horza et le fit basculer de côté dans le noir. Il roula sur le béton rugueux mais, dès qu’il le put, il se redressa sur un coude tout en calant une jambe contre le sol pour détendre l’autre dans la direction d’où était venu le coup de poing ; il sentit son pied entrer en contact avec quelque chose de mou.

Il se remit debout puis baissa brusquement la tête en repensant aux pales tournantes des impulseurs, qui devaient se trouver juste au-dessus de lui. Les remous d’air brûlant chargé d’odeurs d’huile le malmenaient telle une petite barque ballottée par une mer sans merci. Il avait l’impression d’être un pantin manipulé par un ivrogne. Il fit quelques pas en avant, les bras tendus, vacillant sur ses jambes, et percuta Kraiklyn. Ils faillirent tomber à nouveau et Horza lâcha son ennemi pour décocher un coup de poing au jugé dans l’espoir de l’atteindre à la tête. Sa main heurta durement une surface osseuse, mais il n’aurait su dire laquelle. Il bondit prestement en arrière, au cas où l’autre lui expédierait un coup de poing ou de pied en guise de représailles. Il sentait ses tympans craquer, sa tête céder au vertige, ses yeux vibrer dans leurs orbites ; il se crut sourd, puis sentit une série de coups lui marteler la poitrine et la gorge, l’étrangler et lui couper le souffle. Il discernait tout juste une faible bordure de lumière tout autour d’eux, comme s’ils se tenaient au centre exact du navire. Puis il distingua quelque chose, une ombre vague qui se profilait sur cette bordure, et se précipita vers elle. Horza projeta son pied, et là encore atteignit sa cible ; la forme sombre disparut.

Il fut soulevé de terre par un furieux courant d’air, fit la culbute, s’étala de tout son long sur le béton et vint s’arrêter contre Kraiklyn, tombé là suite à son dernier coup de pied. Un nouveau coup atterrit sur sa tête, mais il manquait de force et ne lui fit pas grand mal. Horza chercha à tâtons la tête de Kraiklyn et la trouva. Il la souleva, puis l’abattit à plusieurs reprises sur le béton. Kraiklyn se débattait, mais ses mains martelèrent en vain les épaules et la poitrine du Métamorphe. La zone de clarté visible derrière la silhouette au sol était en train de s’agrandir et de se rapprocher. Horza heurta une dernière fois la tête de Kraiklyn contre le sol, puis se jeta à plat-ventre. Le bord arrière de la jupe du navire passa sur lui en l’éraflant ; ses côtes lui faisaient mal, et il avait l’impression que quelqu’un se tenait debout sur son crâne. Puis tout fut fini et ils se retrouvèrent en plein air.

Le colossal navire poursuivit sa route en tonnant, traînant toujours son sillage d’embruns. À cinquante mètres en arrière, un autre hydroglisseur s’avançait dans leur direction.

Kraiklyn gisait, immobile, à quelque distance de Horza.

Ce dernier se mit à quatre pattes, se dirigea tant bien que mal vers sa victime et observa ses yeux, qui bougeaient légèrement.

— Je suis Horza ! Horza ! hurla-t-il, mais lui-même ne s’entendait pas.

Alors il secoua la tête et, tandis qu’une grimace frustrée se peignait sur des traits qui n’étaient même pas les siens, sous les yeux du vrai Kraiklyn – qui ne devait plus jamais rien voir d’autre –, il attrapa la tête de son ennemi et la tordit d’un seul coup, rompant le cou du commandant de la TAC comme il avait rompu celui de Zallin.

Il réussit à traîner le cadavre sur un côté du dock et à s’écarter juste à temps pour éviter le troisième et dernier hydroglisseur, dont la jupe majestueuse s’enfla à deux mètres à peine de l’endroit où il s’écroula, haletant et suant, le dos contre le béton humide et froid du dock, la bouche ouverte et le cœur battant à grands coups.

Il déshabilla Kraiklyn, lui prit sa cape et sa combinaison claire puis les enfila après avoir enlevé sa propre blouse déchirée et son pantalon ensanglanté. Il s’empara également de la bague que le commandant portait au petit doigt de la main droite. Puis il se mit à tirer sur la peau de ses poignets, juste à la jonction de la paume. Une pellicule se détacha comme une mue, du poignet jusqu’au bout des doigts. Alors il essuya la paume droite de Kraiklyn au moyen d’un pan de tissu humide, et appliqua la dépouille en appuyant de toutes ses forces. Ensuite il la retira précautionneusement et la remit en place sur sa propre main. Pour finir, il répéta l’opération avec sa main gauche.

Il faisait froid, et le tout lui demanda beaucoup de temps et d’efforts. Enfin, tandis que les trois gros véhicules à coussin d’air arrivaient à quai et débarquaient leurs passagers à quelque cinq cents mètres de lui, Horza gagna en chancelant une échelle métallique scellée dans le béton du dock et, les mains tremblantes, les pieds défaillants, se hissa jusqu’au sommet.

Il resta un instant immobile, puis se releva, remonta l’escalier en spirale et traversa tant bien que mal la passerelle suspendue ; parvenu de l’autre côté, il entra dans le bâtiment circulaire qui donnait accès au tube. Les voyageurs enthousiastes et vêtus de couleurs gaies, qui venaient de descendre des trois hydroglisseurs sans pour autant renoncer à leur humeur fêtarde, baissèrent le ton en le voyant attendre avec eux, devant les portes de l’ascenseur la capsule qui les emmènerait à l’astroport situé cinq cents mètres sous leurs pieds. Horza n’entendait pratiquement plus rien, mais leurs regards anxieux ne lui échappèrent pas, pas plus que le malaise suscité par son visage meurtri tout couvert de sang, et ses vêtements lacérés, détrempés.

La cabine apparut enfin. Les noceurs s’y entassèrent ; trébuchant, prenant appui sur la paroi, Horza entra à son tour. Quelqu’un voulut l’aider, le soutenir en le prenant par le bras ; il remercia d’un hochement de tête. On lui parla, mais il ne perçut qu’une espèce de grondement lointain. Il s’efforça de sourire et de hocher à nouveau la tête. L’ascenseur se mit à descendre.

À leur arrivée sur l’infraface, ils furent accueillis par ce qu’ils prirent pour un immense ciel étoilé. Mais Horza ne tarda pas à se rendre compte que ce qu’il avait sous les yeux était en réalité la partie supérieure, toute piquetée de lumières, d’un astronef dépassant en taille tout ce qu’il avait jamais vu, tout ce dont il avait jamais entendu parler ; ce devait donc être le VSG Finalités de l’Invention. Mais que lui importait le nom du vaisseau de la Culture, du moment qu’il arrivait à monter à bord et à retrouver la TAC.

L’ascenseur s’était immobilisé dans un tube transparent au-dessus d’une zone de réception sphérique suspendue dans le vide absolu, à une centaine de mètres sous la base de l’Orbitale. De cette sphère partaient une série de passerelles et de tunnels qui se déployaient dans toutes les directions pour rejoindre les portiques d’accès et les docks, ouverts ou fermés, de la zone portuaire proprement dite.

Les portes des docks couverts, où l’on pouvait réparer les vaisseaux en zone pressurisée, étaient toutes ouvertes. Quant aux docks ouverts, où les astronefs venaient simplement s’amarrer et auxquels on devait accéder par un sas, ils étaient tous déserts. En lieu et place de tout cela, exactement au-dessous de la zone sphérique mais aussi de la zone portuaire dans son ensemble, se trouvait l’ex-Véhicule Système Général de la Culture Finalités de l’Invention. Sa surface interminable et plate s’étendait sur des kilomètres et des kilomètres dans tous les sens, masquant presque entièrement l’espace et les étoiles, mais engendrant son propre petit scintillement à chaque point de contact avec les divers tubes d’accès et tunnels du port.

Prenant conscience des invraisemblables dimensions de l’engin, il se sentit pris de vertige. Il n’avait encore jamais vu de VSG ; quant à monter à bord… Bien sûr, il connaissait leur existence et savait à quoi ils servaient, mais de là à prendre toute la mesure de l’exploit technique qu’ils représentaient… Celui qu’il avait sous les yeux ne faisait théoriquement plus partie de la Culture ; Horza le savait démilitarisé, dépouillé de la plus grande partie de son équipement, et privé du Mental – ou des Mentaux – qui, en temps normal, en aurait assuré le fonctionnement. Néanmoins, la structure seule restait impressionnante.

Les Véhicules Systèmes Généraux étaient de véritables mondes encapsulés, et non de simples vaisseaux spatiaux de taille très supérieure à la moyenne ; c’étaient des habitats, des universités, des usines, des musées, des chantiers navals, des bibliothèques, et même des galeries d’expositions itinérantes. Ils représentaient la Culture – ils étaient la Culture. La quasi-totalité de ce qui pouvait se faire au sein de la Culture pouvait se faire à bord de ses VSG. Ceux-ci savaient réaliser tout ce qui entrait dans les capacités de la Culture, contenaient tout le savoir accumulé par elle, transportaient ou pouvaient fabriquer n’importe quel équipement spécialisé en vue de n’importe quelle éventualité, et produisaient constamment des astronefs plus modestes : le plus souvent des Unités de Contact Général et, depuis quelque temps, des navires de guerre. Leurs effectifs se chiffraient au minimum par millions, et l’augmentation régulière de leur population alimentait en équipages leur progéniture.

Autonomes à tout point de vue, productifs et – du moins en temps de paix – lieux d’un constant échange d’information, ils étaient les ambassadeurs de la Culture, ses citoyens les plus en vue, ses éléments d’artillerie lourde dans le domaine technologique et intellectuel. Nul besoin, quand on se trouvait dans un coin reculé de la galaxie, d’entamer un long voyage vers l’une des planètes-mères de la Culture pour s’émerveiller de l’envergure et de la formidable puissance de celle-ci ; les VSG vous apportaient tout cela à votre porte…

Horza suivit de petits groupes aux vêtements bigarrés à travers un hall d’accueil bourdonnant d’activité. On y voyait quelques individus en uniforme, mais qui n’arrêtaient personne. Horza se sentait un peu étourdi ; il avait l’impression de n’être qu’un passager dans son propre corps. Mais le marionnettiste ivre dont il s’était un peu plus tôt senti le jouet avait quelque peu dessoûlé, et le guidait à présent entre les attroupements vers la porte d’un nouvel ascenseur. Il voulut secouer la tête pour s’éclaircir les idées, mais découvrit que cela lui faisait mal. Il recouvrait peu à peu l’ouïe.

Il regarda ses mains, puis se dépouilla de la peau-empreinte de ses paumes en les frottant contre les revers de son costume, jusqu’à ce qu’elle forme un rouleau et se détache pour tomber sur le sol du couloir.

En sortant de ce second ascenseur, ils se retrouvèrent à bord de l’astronef. Les autres se dispersèrent au gré de spacieux couloirs aux tons pastel dont le plafond était très haut. Horza regarda d’un côté, puis de l’autre, tandis que la cabine remontait avec un chuintement vers la sphère d’accueil. Un drone de petite taille vint dans sa direction en flottant dans les airs. Il avait la forme et la taille d’un sac à dos, et Horza l’observa prudemment en se demandant s’il émanait ou non de la Culture.

— Pardonnez-moi, mais… est-ce que tout va bien ? s’enquit la machine d’une voix énergique, mais plutôt amicale.

Horza eut peine à l’entendre.

— Je suis perdu, répondit-il trop fort. Perdu, répéta-t-il un ton plus bas, ce qui fit qu’il ne s’entendit presque plus lui-même.

Il s’avisa qu’il oscillait légèrement sur place, et sentit l’eau couler dans ses bottes et s’égoutter de sa cape détrempée sur la surface moelleuse et absorbante du sol.

— Où désirez-vous aller ? demanda le drone.

— Je cherche un vaisseau appelé… (Envahi par un désespoir imprégné de lassitude, Horza ferma les yeux. Il n’osait pas révéler le vrai nom du navire.) L’Esbroufe du Mendiant, termina-t-il.

Le drone se tut une seconde, puis répondit :

— Je regrette, je ne crois pas que nous ayons à bord un navire de ce nom. Peut-être se trouve-t-il dans la zone portuaire proprement dite, et non sur le Finalités.

— Il s’agit d’un vieux cuirassé d’assaut hronish, précisa Horza d’un ton las en cherchant du regard un endroit où s’asseoir.

Il finit par repérer des sièges encastrés dans le mur à quelques mètres de là, et partit dans cette direction. Le drone lui emboîta le pas et descendit dans les airs au moment où l’autre s’assit, afin de se trouver à nouveau à hauteur de ses yeux.

— Il a une centaine de mètres de long, reprit le Métamorphe qui, à ce stade, ne se souciait plus de révéler quoi que ce fût. Il était en réparation chez un armateur du port ; ses unités-gauchissement étaient endommagées.

— Ah ! Il me semble savoir de quel vaisseau vous voulez parler. Il est amarré plus ou moins à la verticale de l’endroit où nous nous trouvons actuellement. Je n’ai pas son nom en archives, mais à mon avis, c’est bien lui que vous cherchez. Vous y arriverez tout seul, ou vous préférez que je vous conduise ?

— Je ne sais pas si j’en suis capable, répondit Horza avec sincérité.

— Veuillez patienter un instant. (Le drone resta quelques secondes suspendu dans les airs en face de Horza, puis déclara :) Très bien, suivez-moi. Il y a un transtube par là, au niveau inférieur.

La machine recula et indiqua la direction qu’ils devaient prendre en étendant un champ brumeux qui sortit de sa coque. Horza se leva et partit à sa suite.

Ils descendirent par un petit puits anti-g ouvert, puis traversèrent une vaste zone dégagée où étaient garés certains des véhicules à roues et à jupe dont on se servait sur l’Orbitale.

— Juste quelques échantillons. Pour la postérité, l’informa le drone.

Il ajouta que le Finalités abritait également un Mégavaisseau dans l’un de ses docks Généraux, treize kilomètres plus bas, tout au fond de l’énorme appareil. Horza ne sut s’il fallait vraiment le croire.

À l’autre bout du hangar, ils empruntèrent un nouveau couloir, puis pénétrèrent dans un cylindre d’environ trois mètres de diamètre sur six de longueur, qui déroula son panneau de fermeture, fit une brusque embardée et se retrouva instantanément aspiré par un tunnel plongé dans l’obscurité. L’intérieur était baigné d’une lumière tamisée. Le drone lui expliqua que les fenêtres en étaient occultées car, à moins d’en avoir l’habitude, les voyages en capsule à travers un VSG pouvaient se révéler pénibles, à la fois à cause de la vitesse et des changements de direction abrupts, que l’œil percevait mais que le corps ne ressentait pas. Horza se laissa lourdement choir sur un des sièges pliants qui s’offraient à lui au centre de la capsule, mais le trajet ne dura que quelques secondes.

— Nous y voilà. Minidock 27492, au cas où vous auriez à nouveau besoin de vous y rendre. Intra-niveau S-10-droit. Au revoir.

La porte de la capsule se déroula à nouveau. Horza lança un salut de la tête au drone et sortit de l’engin pour se retrouver dans une galerie aux parois rectilignes et transparentes. La porte se ferma et la machine disparut. Il crut la sentir passer devant lui en un éclair, mais à une vitesse telle qu’il n’aurait pu en jurer. De toute façon, sa vision demeurait floue.

Il tourna la tête vers la droite. Au-delà des parois de la galerie, le regard plongeait dans une atmosphère limpide. Sur des kilomètres de profondeur. On distinguait tout en haut une sorte de plafond, avec quelques traces d’écharpes nuageuses. Quelques minuscules appareils se déplaçaient çà et là. À hauteur de ses yeux, et suffisamment loin pour que le panorama lui parût vaste et légèrement brumeux, se trouvaient une infinité de hangars superposés – hangars, docks, quais, quel que fût le nom qu’on leur donnait ils emplissaient son champ de vision sur une surface de plusieurs kilomètres carrés ; l’échelle de l’ensemble lui donna le vertige. Il sentit son cerveau marquer une espèce de temps d’arrêt et dut cligner des yeux en se secouant ; mais le spectacle ne disparut pas pour autant.

Les appareils se mouvaient de-ci, de-là, des lumières s’allumaient ou s’éteignaient, une couche nuageuse située plus bas rendait la perspective encore plus brumeuse ; tout à coup, quelque chose passa à vive allure le long de la galerie où se tenait Horza. Un vaisseau, qui mesurait bien trois cents mètres de long. L’appareil se maintint quelques instants à niveau, puis plongea et vira à gauche au loin en décrivant une courbe gracieuse pour s’enfoncer enfin dans un autre couloir, vaste et brillamment éclairé, qui semblait croiser à angle droit celui que contemplait Horza.

Dans la direction opposée, c’est-à-dire celle d’où était venu le vaisseau, se dressait un mur apparemment uniforme. Horza l’inspecta plus soigneusement et se frotta les yeux : le mur arborait en fait un réseau de points lumineux disposés dans un certain ordre. Des milliers et des milliers de fenêtres, de lampes et de balcons. Des aéros plus petits en sillonnaient la surface, et d’infimes points signalant des capsules de transtube allaient et venaient verticalement.

Horza ne pouvait en voir davantage. Il se tourna vers la gauche et aperçut un court plan incliné passant sous le tube de la capsule. Il s’y engagea en trébuchant et pénétra dans l’espace confortablement restreint d’un Minidock qui mesurait seulement deux cents mètres de long.

Horza eut envie de pleurer. Le vieux navire reposait sur ses trois pieds courtauds au beau milieu de la plate-forme, tout entouré de pièces détachées éparses. Il n’y avait personne d’autre en vue, rien que du matériel. La TAC avait l’air vieille et tout esquintée, mais intacte et d’un seul tenant. Manifestement, les travaux étaient soit achevés, soit pas encore commencés. Le principal ascenseur de la soute était en position basse et reposait sur la surface lisse et blanche du dock. Horza s’en approcha et remarqua une échelle légère donnant accès à l’intérieur violemment éclairé de la soute proprement dite. Un minuscule insecte se posa fugitivement sur son poignet. Le Métamorphe le balaya du geste au moment où il s’envolait. Quelle légèreté de la part de la Culture, songea-t-il, de tolérer un insecte à bord d’un de ses impeccables vaisseaux ! Il était vrai que, officiellement du moins, le Finalités n’appartenait plus à la Culture. Horza gravit péniblement l’échelle, gêné par son manteau gorgé d’eau et accompagné par un concert de gargouillements issus de ses bottes.

La soute répandait une odeur familière, bien qu’elle parût étrangement spacieuse sans la navette qu’elle abritait d’ordinaire. Là non plus il n’y avait personne. Il prit l’escalier montant vers le secteur habitation, puis emprunta le couloir du mess en se demandant qui avait survécu, qui avait péri, et quels changements s’étaient produits, en admettant qu’il y ait eu des changements. Trois jours seulement s’étaient écoulés, mais il avait l’impression d’être parti depuis des années. Il avait presque atteint la cabine de Yalson lorsque la porte s’ouvrit à la volée.

La tête blonde de Yalson apparut, et une expression de surprise teintée de joie commença à se peindre sur ses traits.

— Ho… ! fit-elle.

Puis elle s’interrompit, le contempla en fronçant les sourcils, secoua la tête en marmottant quelques mots, puis rentra la tête dans sa cabine.

Horza s’était figé sur place. Il se réjouit de la savoir en vie, et se rendit simultanément compte de son erreur : il n’avait pas marché comme Kraiklyn. Il s’était laissé aller à sa démarche naturelle, et Yalson l’avait reconnue. Une main fit son apparition sur le montant de la porte ; la jeune femme enfilait une tunique légère. Puis elle sortit et vint se planter au milieu du couloir, observant les mains sur les hanches celui qu’elle prenait pour Kraiklyn. Son visage mince et dur exprimait le souci, mais par-dessus tout la prudence. Horza cacha derrière son dos la main à laquelle il manquait un doigt.

— Mais qu’est-ce qui t’est arrivé, bon sang ? demanda-t-elle.

— Je me suis battu. Pourquoi, de quoi j’ai l’air ?

La voix était réussie. Ils restèrent là à se dévisager.

— Si tu as besoin d’aide…, commença-t-elle.

Mais Horza secoua la tête.

— Je peux me débrouiller.

Yalson opina, un demi-sourire aux lèvres, tout en le détaillant de la tête aux pieds.

— C’est ça. Eh bien, débrouille-toi, alors. (Elle pointa un pouce par-dessus son épaule, indiquant le réfectoire.) Ta nouvelle recrue vient juste d’apporter ses affaires à bord. Elle t’attend au mess, mais si tu te montres dans cet état, il se pourrait qu’elle change d’avis.

Horza acquiesça. Yalson haussa les épaules, puis tourna les talons et remonta le couloir avant de traverser le mess en direction de la passerelle. Horza la suivit.

— Notre glorieux commandant de bord, annonça-t-elle en passant dans la salle.

Horza hésita devant la porte de la cabine de Kraiklyn, puis poursuivit son chemin afin d’aller passer la tête par la porte du mess.

Une femme était assise à l’autre extrémité de la grande table, ses jambes croisées reposant sur une chaise en face d’elle. Au-dessus de sa tête, l’écran était allumé, comme si elle venait à peine d’en détacher son regard. Il affichait une vue d’un Mégavaisseau tout entier soulevé hors de l’eau par des centaines de petits remorqueurs aériens rassemblés sous son ventre et le long de ses flancs. On reconnaissait aisément en eux d’antiques engins de la Culture. Mais la femme s’était détournée de ce spectacle et regardait dans la direction de Horza lorsque celui-ci vint jeter un coup d’œil dans le mess.

Elle était mince, grande, pâle. Manifestement en pleine forme physique, elle commençait à peine à montrer de la surprise lorsque ses yeux noirs se posèrent sur le visage qui venait d’apparaître à la porte. Elle portait une combinaison légère dont le casque gisait sur la table devant elle. Un bandana rouge était noué autour de sa tête, sous la racine de ses cheveux roux coupés court.

— Ah, commandant Kraiklyn ! fit-elle en reposant les pieds par terre avant de se pencher en avant, le visage empreint d’un mélange de stupéfaction et de pitié. Qu’est-ce qui vous est arrivé ?

Horza voulut parler, mais tout à coup sa gorge était sèche. Il n’en croyait pas ses yeux. Ses lèvres remuèrent, et il les humecta d’un coup de langue, qui elle aussi lui parut sèche. La femme fit mine de se lever de table, mais d’un geste de la main il lui intima l’ordre de rester où elle était. Alors elle se rassit lentement, et il réussit à articuler :

— Tout va bien. À plus tard. Vous… vous restez là pour le moment.

Puis il se détacha du chambranle et revint d’un pas mal assuré vers la cabine de Kraiklyn. Sa bague s’ajusta dans l’orifice de la porte, qui s’ouvrit toute grande. Le Métamorphe faillit s’écrouler dans la pièce.

Dans un état proche de la transe, il referma la porte et resta un instant immobile, les yeux rivés à la cloison qui lui faisait face ; puis, lentement, il s’assit par terre.

Il avait conscience d’être encore un peu sonné, il savait que sa vision restait floue, qu’il n’entendait toujours pas très bien. Il se rendait bien compte que la chose était vraiment peu probable, et que s’il ne se trompait pas, les événements prenaient décidément une bien mauvaise tournure pour lui.

Mais il était sûr, absolument sûr de son fait. La même certitude qu’il avait éprouvée en voyant Kraiklyn monter la rampe inclinée menant à la table de Débâcle, là-bas, dans l’arène.

Comme s’il n’avait pas subi assez de chocs pour la soirée, le spectacle de cette femme assise à la table du mess avait réussi à le rendre muet et à paralyser son esprit. Qu’allait-il faire maintenant ? Il se sentait incapable de réfléchir. Le traumatisme continuait de résonner dans sa tête ; et l’image en restait obstinément imprimée sur sa rétine.

La femme du mess était Pérosteck Balvéda.

8. Finalités de l’Invention

C’est peut-être un clone, songea Horza. Une coïncidence. Il était assis par terre dans la cabine de Kraiklyn – maintenant la sienne –, et regardait fixement les portes du placard mural, au fond de la pièce. Il avait conscience de devoir agir, mais n’arrivait pas à savoir en quel sens. Son cerveau refusait d’encaisser davantage de coups et de chocs. Le Métamorphe avait besoin de se poser un moment pour réfléchir.

Il essaya bien de se dire qu’il avait mal vu, que ce n’était pas réellement elle, qu’il était fatigué, désorienté, qu’il devenait paranoïaque et commençait à s’imaginer des choses. Mais il savait pertinemment que c’était Balvéda ; sous une forme suffisamment altérée pour que seul un ami intime, ou alors un Métamorphe, puisse la reconnaître, mais c’était assurément elle, bien vivante et probablement armée jusqu’aux dents…

Il se leva machinalement, le regard fixe. Puis il ôta ses vêtements mouillés et sortit de la cabine pour se diriger vers la salle d’eau, où il les mit à sécher avant de se laver minutieusement. De retour dans sa cabine, il trouva une tunique, qu’il enfila. Ensuite il entreprit d’inspecter la petite chambre tout encombrée et finit par mettre la main sur un enregistreur vocal. Il rembobina la bande et se mit à écouter.

— … euh…, y compris…, euh, Yalson. (La voix de Kraiklyn sortit du petit haut-parleur.) Qui à mon avis était, euh… occupée avec euh…, Horza Gobuchul. Elle… se montre plutôt brusque ces temps-ci et… je ne reçois pas d’elle le soutien qu’elle…, que je devrais recevoir… Il faudra que je lui dise un mot si ça continue, mais euh…, pour le moment, avec les réparations et tout ça…, il ne me paraît pas utile de… Ce n’est pas que je remette au lendemain, mais…, enfin, je me dis simplement qu’on verra bien comment elle se comporte après l’explosion de l’Orbitale, une fois qu’on sera en route.

« Euh…, il y a aussi cette nouvelle…, Gravante… Pas mal. J’ai comme l’impression qu’elle a besoin de recevoir des ordres…, besoin d’autorité, de discipline… Je ne crois pas qu’elle puisse entrer…, euh…, en conflit avec les autres. C’est surtout Yalson qui…, euh…, qui m’inquiétait, mais je ne pense pas que…, enfin, je crois que tout ira bien. Évidemment, avec les femmes, euh…, on ne peut jamais savoir mais…, elle me plaît… Il me semble qu’elle a de la classe et peut-être… Je ne sais pas… Peut-être qu’elle ferait un bon second, si elle fait ses preuves.

« Il me faut vraiment davantage de membres. Euh…, ça ne s’est pas très bien passé ces derniers temps, mais je crois que je me suis fait… enfin, qu’ils m’ont laissé tomber. Jandraligeli, de toute évidence… et puis je ne sais pas ; je vais voir s’il n’y a pas quelque chose à faire de ce côté-là parce que… il s’est quand même comporté en…, enfin il m’a trahi, quoi. C’est comme ça que…, euh…, que les choses se sont passées, il me semble. N’importe qui s’en rendrait compte. Alors je vais peut-être dire un mot à Ghalssel, une fois au jeu, en supposant qu’il y vienne… Je ne crois pas que ce type soit vraiment à la hauteur, et je vais le dire à Ghalssel parce qu’on est tous les deux…, dans la même, euh…, partie, et je suis… Je sais qu’il en aura entendu parler… Enfin, il écoutera ce que j’ai à dire, parce qu’il sait ce que c’est que les responsabilités de commandant autant que… enfin, euh…, autant que moi.

« Bref… Après le jeu, je ferai un peu de recrutement, et une fois que le VSG aura décollé, il restera un peu de temps… On devra rester encore un peu dans ce dock ; je ferai passer le mot. Il y a forcément… un tas de gens prêts à s’engager… Ah ! oui. Faut pas que j’oublie, pour la navette, demain. Je suis sûr de pouvoir faire baisser le prix. Euh, évidemment…, si ça se trouve, je vais gagner au jeu… (Dans le haut-parleur, la voix se mit à rire ; un faible écho métallique s’éleva.) Me retrouver invraisemblablement riche, et… (de nouveau ce rire distordu) j’en aurai plus rien à foutre de toute cette merde… Ha ! Je la donnerais, la TAC… Enfin, je la vendrais…, et je prendrais ma retraite… Enfin, on verra…

La voix s’affaiblit. Le silence revint. Horza éteignit l’enregistreur, le remit où il l’avait trouvé et frotta sa bague contre le petit doigt de sa main droite. Puis il enleva sa tunique et enfila sa combinaison – sa combinaison à lui ! – qui se mit instantanément à lui parler ; il lui ordonna d’éteindre son circuit vocal.

Horza contempla son reflet dans le champ inverseur des portes du placard, se redressa, s’assura que le pistolet à plasma sanglé contre sa cuisse était bien armé, refoula sa lassitude et ses douleurs dans un coin de son esprit et sortit de la cabine. Puis il remonta la coursive jusqu’au mess.

Yalson et la femme qui se faisait appeler Gravante bavardaient tout au bout de la table, sous l’écran pour le moment éteint. Elles levèrent les yeux à son arrivée. Horza alla les rejoindre et prit un siège non loin de Yalson, qui remarqua sa combinaison et dit :

— On va quelque part ?

— Possible. (Il lui jeta un bref coup d’œil avant de reporter son attention sur Balvéda et, souriant, de reprendre à l’intention de celle-ci :) Désolé, Gravante, mais j’ai réexaminé votre candidature et je suis obligé de la refuser. Je regrette, mais il n’y a pas de place pour vous sur la TAC. J’espère que vous comprenez.

Il joignit les mains sur la table et sourit à nouveau. Balvéda – plus il la regardait et plus il était certain qu’il s’agissait bien d’elle – avait l’air toute déconfite. La mâchoire légèrement pendante, elle regardait alternativement Horza et Yalson. Cette dernière avait les sourcils froncés à l’extrême.

— Mais…, commença Balvéda.

— Qu’est-ce qui te prend ? coupa Yalson avec colère. Tu ne vas tout de même pas…

— Voyez-vous, reprit Horza en souriant, j’ai décidé qu’il nous fallait réduire le nombre de personnes à bord, et…

— Quoi ? explosa Yalson en abattant sa paume à plat sur la table. Nous ne sommes déjà plus que six ! Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse, à six ? (Sa voix s’éteignit, puis reprit plus lentement, un ton plus bas :) Mais peut-être avons-nous eu un coup de chance dans…, mettons, un jeu de hasard, par exemple, auquel cas nous ne serions pas disposés à partager en plus de parts que nécessaire ?

À nouveau Horza jeta un bref coup d’œil à Yalson, puis sourit et répondit :

— Non, mais vois-tu, je viens de réembaucher un de nos ex-membres, ce qui modifie quelque peu mes plans… La place que je réservais à Gravante est désormais prise.

— Tu as fait revenir Jandraligeli, après la façon dont tu l’as traité ? ironisa Yalson en s’appuyant contre son dossier.

Horza secoua négativement la tête.

— Non, ma chère. Comme j’aurais pu te l’apprendre si tu ne m’avais pas constamment coupé la parole, je viens de retrouver à Évanauth notre ami M. Gobuchul, qui a hâte de nous rejoindre.

— Horza ?

Yalson parut frémir imperceptiblement ; la tension perçait dans sa voix, et il vit qu’elle s’efforçait de se maîtriser. Ô dieux, fit une petite voix dans sa tête, pourquoi est-ce que ça fait mal à ce point ? Puis Yalson reprit :

— Il est vivant ? Tu es sûr que c’était bien lui ? Kraiklyn, est-ce que tu en es vraiment sûr ?

Le regard de Horza passait rapidement d’une femme à l’autre. Yalson était penchée au-dessus de la table, les yeux brillants sous l’éclairage du mess, les poings serrés. Son corps mince était tout contracté, le duvet doré qui recouvrait sa peau sombre luisait. Balvéda, elle, semblait déroutée. Horza la vit se mordre la lèvre inférieure, puis se reprendre.

— Je ne plaisanterais pas avec toi sur ce point, Yalson, l’assura-t-il. Horza est bien vivant, et pas très loin d’ici. (Il consulta sur le poignet de sa combinaison l’écran qui affichait l’heure.) D’ailleurs, je dois le retrouver dans une des sphères d’accueil du port dans… enfin, juste avant le départ du VSG. Il a déclaré qu’il avait d’abord deux ou trois choses à régler en ville. Il m’a demandé de te dire… euh… qu’il espérait que tu pariais toujours sur lui… (Un haussement d’épaules.) Ou quelque chose dans ce goût-là.

— Alors ce n’était pas une blague ! s’écria Yalson. (Un sourire plissa son visage. Elle secoua la tête, passa la main dans ses cheveux puis frappa deux ou trois fois la table du plat de la main.) Ça alors…, reprit-elle.

Puis elle se laissa de nouveau aller en arrière dans son siège et, muette, regarda tour à tour ses deux compagnons en haussant les épaules.

— Vous comprenez donc, Gravante, que nous n’avons pas besoin de vous pour le moment, dit Horza à Balvéda.

L’agent de la Culture ouvrit la bouche, mais ce fut Yalson qui parla la première. Elle toussa rapidement puis lança :

— Oh, laisse-la rester, Kraiklyn. Ça ne fait pas grande différence.

— La grande différence, Yalson, énonça Horza avec soin, en se pénétrant de la personnalité de Kraiklyn, c’est que c’est moi le commandant de bord, ici.

Yalson parut sur le point de répliquer, mais se ravisa et se tourna vers l’autre femme en ouvrant les deux mains d’un geste impuissant. Puis elle se rassit et se mit à tripoter le rebord de la table, les yeux baissés. Elle s’efforçait manifestement de réprimer un sourire de joie.

— Eh bien, comme vous voudrez, commandant, déclara Balvéda en se levant. Je vais chercher mes affaires.

Elle sortit sans attendre. Le bruit de ses pas se fondit à d’autres bruits de pas ; Horza et Yalson entendirent des voix étouffées. Un instant plus tard entraient pêle-mêle dans le réfectoire Dorolow, Wubslin et Aviger. Vêtus de couleurs gaies, ils avaient les joues enflammées et l’air réjoui ; le plus âgé des deux hommes entourait les épaules de la petite femme dodue.

— Voilà notre commandant ! s’exclama Aviger. (Dorolow sourit ; elle serrait une de ses mains, posée sur son épaule à elle. Wubslin salua d’un air rêveur ; l’ingénieur avait l’air ivre.) Je vois qu’on a joué au petit soldat, poursuivit Aviger en regardant fixement le visage de Horza, qui portait encore des traces de bagarre, bien qu’il ait mis à profit toutes ses ressources internes pour minimiser les dégâts.

— Qu’est-ce qu’elle a fait, Gravante ? demanda Dorolow de sa petite voix flûtée.

Elle aussi paraissait enjouée, et sa voix était encore plus aiguë que dans son souvenir.

— Rien du tout, répondit Horza en souriant aux trois mercenaires. Seulement, comme on récupère Horza Gobuchul d’entre les morts, j’ai décidé qu’on n’avait plus besoin d’elle.

— Horza ? fit Wubslin en laissant pendre sa mâchoire avec une expression de surprise presque exagérée.

Le regard de Dorolow se détacha de lui pour se porter sur Yalson, l’air de dire : « C’est vrai ? » derrière son sourire. Cette dernière se borna à hausser les épaules en posant un regard heureux et plein d’espoir encore que légèrement teinté de méfiance sur l’homme qu’elle prenait pour Kraiklyn.

— Il embarquera peu de temps avant le départ du Finalités, reprit Horza. Il avait affaire en ville. J’ignore de quoi il s’agit, mais c’est peut-être un peu louche. (Il imita le sourire condescendant que Kraiklyn se permettait parfois.) Qui sait ?

Là, vous voyez ! fit Wubslin en essayant tant bien que mal de fixer son regard sur Aviger, au-dessus de la silhouette voûtée de Dorolow. Peut-être que ce type cherchait bien Horza, après tout. On devrait l’avertir.

— Quel type ? Où ça ? s’enquit Horza.

— Il a des visions, répondit Aviger en agitant la main. Il boit trop de vin-de-foie.

— Sornettes ! fit Wubslin d’une voix forte, en regardant alternativement Aviger et Horza et en hochant la tête. Et il y avait un drone, aussi. (Il éleva ses mains jointes à hauteur de son visage, puis les écarta d’environ vingt-cinq centimètres.) Un petit engin pas plus grand que ça.

— Mais où ? interrogea Horza en secouant la tête. Qu’est-ce qui te fait croire qu’on en a après Horza ?

— Là-dehors, sous le transtube, l’informa Aviger tandis que Wubslin disait :

— Rien qu’à le voir sortir de la capsule comme s’il s’attendait à devoir se battre d’une seconde à l’autre… Oh ! je sais bien les reconnaître, allez… Ce type… il faisait partie de la police… ou quelque chose dans ce genre…

— Et Mipp ? demanda Dorolow. (Le front barré d’un pli soucieux, Horza observa quelques secondes de silence sans regarder personne en particulier.) Est-ce que Horza t’a parlé de lui ?

— Mipp ? fit-il en la regardant. Non. (Il secoua la tête.) Non, Mipp ne s’en est pas tiré.

— Oh, je suis navrée, dit Dorolow.

— Écoutez, reprit Horza en s’adressant à Aviger et Wubslin. D’après vous, il y a quelqu’un là dehors qui recherche l’un d’entre nous, c’est ça ?

— Un homme, acquiesça lentement Wubslin. Avec un tout petit drone à l’air très méchant.

Dans un frisson, Horza se rappela l’insecte qui s’était brièvement posé sur son poignet dans le minidock juste avant qu’il n’embarque à bord de la TAC. La Culture, il ne l’ignorait pas, possédait des machines aussi petites que cela. Des insectes artificiels.

— Hmm…, proféra-t-il en faisant la moue. (Il hocha la tête d’un air pensif, puis releva les yeux sur Yalson.) Va t’assurer que Gravante quitte bien le bord, et en vitesse, d’accord ? (Il se leva et s’écarta pour lui laisser le passage. Elle s’engagea dans la coursive des cabines. Puis il regarda Wubslin et lui fit comprendre qu’il devait s’avancer vers la passerelle.) Vous deux, vous restez là, fit-il tout bas à l’intention d’Aviger et Dorolow.

Ceux-ci se séparèrent lentement et se choisirent des sièges, tandis que Horza prenait à son tour le chemin de la passerelle.

Il indiqua à Wubslin le siège du mécanicien et s’installa dans celui du pilote. L’ingénieur soupira profondément. Horza ferma la porte, puis se remémora rapidement tout ce qu’il avait assimilé des procédures de pilotage pendant ses quelques semaines de séjour à bord. Il était sur le point de brancher les canaux du communicateur lorsque quelque chose remua sous le tableau de bord, près de ses pieds. Il se figea.

Wubslin s’efforça de voir ce qui se passait, puis se plia en deux avec tant de difficulté que cela lui arracha un grognement et passa sa grosse tête entre ses jambes. Horza capta au passage des relents d’alcool.

— Tu n’as donc pas encore fini ? fit la voix étouffée de l’ingénieur.

— On m’avait assigné une autre tâche ; je viens seulement de rentrer, geignit une petite voix artificielle aux intonations flûtées.

Horza se plaqua en arrière contre le siège et coula un regard sous le tableau de bord. Un drone d’une taille inférieure de deux tiers à celui qui l’avait escorté depuis l’ascenseur jusqu’au dock s’efforçait de se dégager d’un enchevêtrement de câbles très fins dépassant d’une trappe d’inspection.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Horza.

— Oh, répondit Wubslin avec lassitude. (Il éructa.) C’est le même que l’autre fois, tu ne te rappelles pas ? Allez, toi, reprit-il à l’intention de la machine. Le commandant veut faire un test de communications.

— Écoutez, rétorqua la machine de sa voix synthétique à présent empreinte d’exaspération, j’ai fini. Je suis simplement en train de tout remettre en ordre.

— Oui, eh bien accélère un peu le mouvement, d’accord ? lança Wubslin. (Sa tête ressortit de dessous le tableau de bord, et il regarda Horza d’un air penaud.) Désolé, Kraiklyn.

— Ça ne fait rien, ça ne fait rien. (Horza agita la main, puis brancha le communicateur.) Euh…, fit-il. (Il se tourna vers l’ingénieur.) Qui est-ce qui contrôle la circulation, ici ? Je ne sais plus à qui il faut s’adresser. Comment je fais pour obtenir l’ouverture des portes du dock ?

— La circulation ? L’ouverture des portes ? (Wubslin enveloppa Horza d’un regard perplexe. Puis il haussa les épaules et répondit :) Ma foi, ça s’appelle simplement Contrôle de circulation ; comme quand on est arrivés, quoi.

— Ah, oui. (Horza bascula un interrupteur sur le tableau de bord et déclara :) Allô, Contrôle de circulation ? Ici…

Il s’interrompit. Il ignorait quel faux nom Kraiklyn avait pu donner à la TAC. Ce dernier ne figurait pas parmi les informations qu’il avait déjà recueillies ; c’était d’ailleurs une des mille choses qu’il s’était promis de rechercher une fois expédiée la tâche la plus urgente, à savoir l’expulsion de Balvéda qui, avec un peu de chance, suivait maintenant une fausse piste. Mais en apprenant que quelqu’un le cherchait dans le dock – ou le cherchait tout court, d’ailleurs –, il avait été sérieusement secoué.

— … Ici l’appareil stationné dans le dock 27492. Je demande l’autorisation immédiate de décoller. Nous voulons quitter l’Orbitale par nous-mêmes.

Wubslin regardait fixement Horza.

— Ici Contrôle de circulation, Port d’Évanauth, section temporaire VSG. Un instant, Minidock 27492, firent les haut-parleurs intégrés aux appuie-tête de leurs sièges.

Horza se tourna vers Wubslin tout en coupant l’émetteur du communicateur.

— Ce rafiot est bien prêt à décoller, j’espère ?

— Qu’est-ce que tu… ? Décoller… ? (L’ingénieur eut l’air abasourdi. Il se gratta la poitrine, baissa les yeux sur le drone qui continuait à repousser les câbles sous le tableau de bord et répondit :) Ma foi, je suppose que oui, mais…

— Parfait.

Le Métamorphe entreprit de tout mettre en marche, y compris les moteurs. Il remarqua que les écrans du laser de proue s’allumaient en même temps que les autres. Kraiklyn avait au moins fait réparer ça.

— Voler ? répéta Wubslin, qui recommença à se gratter, puis regarda à nouveau Horza. Tu as bien dit « décoller » ?

— En effet. On s’en va.

Les mains de Horza passaient rapidement d’un capteur à l’autre, réglant les différentes fonctions du vaisseau comme s’il faisait réellement cela depuis des années.

— Il va nous falloir un remorqueur…, commenta Wubslin.

Il avait raison. Horza le savait. Le système antigravité de la TAC était juste assez puissant pour produire un champ interne ; étant donné la proximité de la formidable masse du VSG (ou plutôt, étant donné qu’ils étaient à l’intérieur même de celui-ci), leurs unités-gauchissement exploseraient, et il n’était pas raisonnable de vouloir employer les moteurs à fusion dans un espace clos.

— On va en trouver un. Je vais leur dire que c’est une urgence. Que nous avons une bombe à bord, quelque chose dans ce style.

Horza vit s’allumer l’écran principal, qui afficha tout à coup, sur la cloison jusque-là vierge qui leur faisait face, une vue du fond du Minidock.

Wubslin appela sur son propre moniteur un graphique très complexe que le Métamorphe finit par identifier : c’était un plan de l’étage où ils étaient amarrés, à l’intérieur du gigantesque Finalités de l’Invention. Il ne fit tout d’abord que jeter un coup d’œil au plan, puis abandonna bientôt l’écran principal pour se concentrer sur lui ; finalement, il afficha sur le grand écran un holo représentant toute la disposition interne du VSG, et mémorisa rapidement tout ce qu’il pouvait.

— Qu’est-ce que… ? (Wubslin marqua une pause, éructa à nouveau, se frotta le ventre à travers sa tunique et reprit :) Qu’est-ce qu’on fait pour Horza ?

— On reviendra le chercher plus tard, répondit le Métamorphe en étudiant le plan du VSG. On s’est mis d’accord sur une solution de rechange au cas où je ne pourrais pas le retrouver comme prévu. (Il ralluma le transmetteur.) Appel à Contrôle de circulation, appel à Contrôle de circulation. Ici Minidock 27492. Il me faut une autorisation de décoller immédiate. Je répète, autorisation de décoller immédiate, ainsi qu’un remorqueur d’urgence. J’ai un générateur à fusion en dysfonctionnement que je ne peux pas couper. Je répète, panne de générateur à fusion nucléaire, de plus en plus critique.

— Quoi ! piailla une petite voix.

Horza ressentit un choc au genou, et le drone qui travaillait sous le tableau de bord apparut en vacillant dans les airs, tout festonné de câbles. On aurait dit quelque fêtard couvert de serpentins.

— J’ai bien entendu ? dit la machine.

— Ferme-la et débarque immédiatement. Allez ! lança Horza en augmentant le volume des circuits récepteurs. Un fort chuintement emplit la passerelle.

— Avec plaisir ! fit le drone en se secouant pour se débarrasser des câbles qui ficelaient sa coque. Comme toujours, je suis le dernier à savoir ce qui se passe, mais, de toute façon, je n’ai aucune intention de m’attarder dans les parages de ce…, marmonnait-il au moment où les lumières du hangar s’éteignirent.

Horza crut tout d’abord que l’écran faisait des siennes, mais en descendant un peu dans le spectre, il fit réapparaître une vue à peine perceptible du dock, qui se profilait maintenant dans l’infrarouge.

— Aïe, aïe, aïe ! fit le drone en se tournant d’abord vers l’écran, puis de nouveau vers Horza. Vous n’auriez pas par hasard oublié de payer votre emplacement ?

— Plus rien, annonça Wubslin.

Le drone chassa de sa coque les câbles qui s’y accrochaient encore. Horza lança un regard aigu à l’ingénieur.

— Quoi ?

Wubslin indiqua devant lui les commandes du transcepteur.

— Plus rien. On a coupé la communication avec le Contrôle de circulation.

Le vaisseau tout entier frémit. Un voyant se mit à clignoter, signalant que l’ascenseur de la soute principale venait de se refermer automatiquement.

Un courant d’air se fit brièvement sentir dans la passerelle. De nouveaux voyants s’allumèrent sur le tableau de bord.

— Merde, fit Horza. Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

— Bon, eh ben, salut les gars ! lança précipitamment le drone, qui prit un départ fulgurant, étendit un champ aspirant afin d’ouvrir la porte, puis s’engouffra dans la coursive en direction de l’escalier du hangar.

— Chute de pression ? se demanda Wubslin à voix haute tout en se grattant la tête – pour changer –, les sourcils froncés et l’œil rivé à ses écrans.

— Kraiklyn ! cria la voix de Yalson dans les haut-parleurs de leurs appuie-tête.

Sur le tableau de bord, une lumière indiquait qu’elle appelait du hangar.

— Quoi ? jeta Horza.

— Qu’est-ce qui se passe, bon sang ? On a bien failli se faire écrabouiller ! Le Minidock se vide de son air et l’ascenseur du hangar vient de se mettre en mode alarme ! Mais qu’est-ce qui nous est arrivé ?

— Je t’expliquerai, répondit Horza. (La bouche sèche, il avait l’impression de sentir un bloc de glace dans son ventre.) Est-ce que Gravante est encore là ?

— Évidemment qu’elle est là, bordel !

— Bien. Remontez tout de suite au mess. Toutes les deux.

— Kraiklyn…, commença Yalson.

Puis une autre voix s’interposa ; tout d’abord assez éloignée du micro, elle s’en rapprocha rapidement.

— Fermée ? Fermée ? Pourquoi la porte de cet ascenseur est-elle fermée ? Non mais, qu’est-ce qui se passe au juste sur ce vaisseau ? Allô, la passerelle ? Commandant ? (Les haut-parleurs transmirent un fort tapotement, puis la voix synthétisée reprit :) Pourquoi est-ce qu’on me barre la route ? Laissez-moi immédiatement débar…

— Sors de là, espèce de crétin ! fit Yalson, qui reprit : C’est encore ce foutu drone.

— Venez ici, Gravante et toi, répéta Horza. Tout de suite. (Il éteignit le circuit com du hangar, fit rouler son siège afin de se dégager et de se remettre debout, puis donna de petites tapes sur l’épaule de Wubslin.) Attache-toi. Prépare tout pour le décollage. Tout, tu m’entends ?

Il s’élança par la porte ouverte et vit dans la coursive Aviger qui venait du mess. Ce dernier ouvrit la bouche pour parler, mais Horza le dépassa à toute allure sans s’arrêter.

— Pas maintenant, Aviger.

Il appliqua son gant droit contre la serrure de la porte de l’armurerie, qui s’ouvrit avec un déclic, et jeta un coup d’œil à l’intérieur.

— Je voulais seulement te demander…

— … ce qui se passe ici, oui, je sais, acheva Horza en soulevant le plus gros étourdisseur qu’il put trouver.

Puis il referma violemment les portes de l’armurerie et remonta en toute hâte le couloir jusqu’au réfectoire, où il trouva Dorolow endormie dans un fauteuil. Après quoi il s’engagea dans la coursive du secteur habitation, alluma son arme, régla sa puissance au maximum, puis la cacha derrière son dos.

Le drone apparut en premier. Il monta l’escalier en planant au-dessus des marches, puis fonça dans le couloir en planant à hauteur d’yeux.

— Commandant ! Vraiment, je proteste…

Horza ouvrit une porte d’un coup de pied, attrapa l’avant biseauté de la machine au moment où celle-ci arrivait devant lui et la précipita dans la cabine, dont il referma prestement la porte. Il entendait des voix dans l’escalier du hangar. Il maintint fermement la poignée. Le drone tira de son côté, puis se jeta contre la porte.

— Ceci est proprement scandaleux ! pleurnicha une lointaine petite voix métallique.

— Kraiklyn ! fit Yalson au moment où sa tête apparaissait en haut des marches.

Horza sourit et apprêta son arme derrière son dos. La porte de la cabine encaissa un nouveau coup qui lui secoua la main.

— Laissez-moi sortir !

— Kraiklyn, vas-tu enfin nous dire ce qui se passe ? insista Yalson en s’approchant.

Balvéda était pratiquement arrivée en haut de l’escalier. Elle portait un grand fourre-tout à l’épaule.

— Je vais me fâcher !

La porte trembla à nouveau.

Un ululement aigu et pressant s’éleva derrière Yalson ; il provenait du sac de Balvéda et fut bientôt suivi par un bruit de parasites. Yalson ne parut pas entendre le premier de ces deux sons, qui était une sirène d’alarme. Mais Horza entendit vaguement bouger Dorolow quelque part derrière lui, dans le réfectoire. En percevant tout à coup l’émission de parasites, message ou signal fortement comprimé, Yalson fit mine de se retourner vers Balvéda.

Aussitôt Horza se rua en avant, lâchant la poignée de la porte et ramenant devant lui la main qui tenait son arme afin de mettre Balvéda en joue. Déjà la femme de la Culture laissait choir son fourre-tout. Sa main se porta à son flanc, si rapidement que Horza eut peine à suivre le mouvement. Le Métamorphe se lança entre Yalson et la paroi de la coursive, projetant la jeune mercenaire de côté. Simultanément, il visa Balvéda en plein visage et pressa la détente. L’arme bourdonna dans sa main tandis qu’il continuait sur son élan et perdait l’équilibre. Tout en tombant, il s’efforça de garder le canon pointé sur sa cible. Il heurta le pont juste avant que l’agent de la Culture ne s’effondre à son tour.

Projetée contre la paroi, Yalson cherchait encore à recouvrer son propre équilibre. Horza resta quelques instants étendu au sol à surveiller les pieds et les jambes de Balvéda, puis se releva en toute hâte et vit cette dernière remuer faiblement ; ses cheveux roux frottèrent contre le revêtement du pont et ses yeux noirs s’ouvrirent fugitivement. Le Métamorphe appuya à nouveau sur la détente de l’étourdisseur et visa à nouveau la tête de la jeune femme. Celle-ci se convulsa une seconde, la bave aux lèvres, puis s’affaissa en perdant le bandana rouge qu’elle portait autour de la tête.

— Ça va pas, non ? hurla Yalson.

— Elle ne s’appelle pas Gravante, répondit-il en se tournant vers elle. Son vrai nom est Pérosteck Balvéda, et c’est un agent de la Culture, section Circonstances Spéciales, l’euphémisme qu’ils emploient pour désigner leurs services de Renseignement Militaire, au cas où tu l’ignorerais encore.

Yalson avait reculé presque jusqu’à l’entrée du mess et le regardait, l’air affolé, les mains agrippées à la cloison de part et d’autre de son corps. Horza voulut s’approcher, mais elle se déroba et il la sentit toute prête à lui sauter dessus. Il s’arrêta donc à quelques centimètres d’elle et lui tendit son étourdisseur en le tenant par le canon.

— Si tu refuses de me croire, on va tous y passer, reprit-il en poussant l’arme dans les mains de la jeune femme, qui finit par l’accepter. Je ne plaisante pas. Fouille-la, il faut savoir si elle est armée. Puis traîne-la dans le carré et attache-la sur un siège. Lie-lui les mains bien serré. Et les jambes aussi, tiens. Ensuite, tu iras t’attacher toi-même. On s’en va ; je t’expliquerai plus tard. (Il fit mine de se mettre en marche, puis se retourna brusquement et la regarda droit dans les yeux.) Ah ! et n’oublie pas de lui refiler un coup d’étourdisseur de temps en temps, à puissance maximale. Les gens de Circonstances Spéciales sont très résistants.

Sur quoi il fit volte-face et partit en direction du mess. Tout à coup, il entendit cliqueter l’arme.

— Kraiklyn, fit Yalson.

Il s’arrêta et fit une nouvelle fois demi-tour. Elle tenait l’arme à deux mains et le visait à hauteur des yeux. Horza soupira et secoua la tête.

— Ne fais pas ça.

— Parle-moi un peu de Horza.

— Il est en sécurité. Je te le jure. Mais il mourra si on ne s’en va pas d’ici tout de suite. Ou si elle se réveille, ajouta-t-il en indiquant d’un mouvement de tête la silhouette inerte de Balvéda.

Puis il repartit vers le mess en sentant sur sa nuque un désagréable chatouillement d’appréhension. Mais il n’arriva rien. Toujours assise à la table du mess, Dorolow leva les yeux sur son passage et demanda :

— Qu’est-ce que c’était que ce chahut ?

— Quel chahut ? demanda Horza en poursuivant son chemin vers la passerelle.

Pendant tout ce temps, Yalson ne quitta pas des yeux le dos de l’homme en qui elle croyait voir Kraiklyn, qui adressa au passage quelques mots à Dorolow, puis disparut au fond du réfectoire. Alors elle abaissa lentement l’étourdisseur et le laissa pendre au bout de ses doigts. Elle contempla pensivement l’arme en disant à voix basse :

— Yalson, ma fille, il y a des fois où je te trouve un peu trop loyale.

Elle releva son arme : la porte de la cabine s’entrouvrait. Une petite voix demanda :

— Est-ce que le danger est écarté maintenant ?

Yalson fit la grimace, ouvrit la porte d’une poussée et regarda le drone battre en retraite à l’intérieur de la cabine. Puis elle lui montra Balvéda et dit :

— Sors de là et aide-moi donc à transporter ce corps, espèce de mécanisme sans tripes.

— Réveille-toi !

Horza donna un coup de pied dans les jambes de Wubslin en se réinstallant dans son siège. Aviger occupait le troisième fauteuil de la passerelle et scrutait anxieusement les écrans et cadrans. Wubslin sursauta, puis promena tout autour de lui un regard incertain.

— Hein ? fit-il. (Puis, au bout d’un temps :) Je reposais mes yeux, c’est tout.

Horza tira les commandes manuelles de la TAC de la trappe du tableau de bord où elles étaient logées. Aviger les considéra d’un air craintif.

— Dis-moi, ce coup sur la tête que tu as pris…

Horza lui sourit froidement. Il étudia les écrans aussi vite qu’il put, puis bascula le commutateur des moteurs à fusion. Il essaya une nouvelle fois d’entrer en contact avec le Contrôle de circulation. Le Minidock était toujours plongé dans le noir. La jauge de pression extérieure indiquait zéro. Wubslin parlait tout seul en vérifiant les circuits de contrôle.

— Aviger, dit Horza sans regarder le vieil homme, je crois que tu ferais mieux de t’attacher.

— Pour quoi faire ? demanda l’autre d’une voix tranquille, mesurée. On ne peut aller nulle part. On ne peut même pas bouger. On est bloqués ici jusqu’à l’arrivée du remorqueur, non ?

— Mais oui, bien sûr, répondit Horza en ajustant les réglages des moteurs à fusion, puis en basculant en position automatique les contrôles des pieds sur lesquels reposait le navire. (Il se retourna vers Aviger.) Écoute, va donc récupérer le fourre-tout de la nouvelle recrue. Descends-le dans le hangar et jette-le dans un vactube.

— Quoi ? (Aviger fronça les sourcils, et son visage déjà tout ridé se plissa encore davantage.) Je croyais qu’elle nous quittait.

— C’est vrai, mais ceux qui veulent nous empêcher de partir ont commencé à faire le vide dans le Minidock avant qu’elle ait pu débarquer. Maintenant, je veux que tu prennes son fourre-tout ainsi que les affaires qu’elle a pu laisser traîner, et que tu balances tout ça dans un vactube, c’est compris ?

Aviger se leva lentement. Il tournait vers Horza un visage tendu et inquiet.

— Très bien. (Il se dirigea vers la sortie, puis hésita et jeta un regard en arrière.) Kraiklyn, pourquoi suis-je censé faire ça ?

— Parce que le fourre-tout en question contient presque à coup sûr une bombe très puissante, voilà pourquoi. Et maintenant, magne-toi !

Aviger hocha la tête et s’en alla, l’air encore plus contrarié. Horza revint aux commandes. De ce côté-là, on était presque prêts. Wubslin parlait tout seul et ne s’était pas encore attaché correctement en vue du décollage, mais il avait l’air de tenir son rôle avec une certaine compétence en dépit de fréquentes éructations et pauses destinées à lui permettre de se gratter la poitrine et la tête. Horza se rendit compte qu’il retardait le moment d’aborder l’étape suivante, mais il fallait pourtant bien en passer par là. Il appuya sur le bouton d’identification.

— Ici Kraiklyn, énonça-t-il.

Il toussa.

— Identification correcte, répondit instantanément le tableau de bord.

Horza eut envie de hurler, ou au moins de s’affaisser dans son siège sous le coup du soulagement, mais il n’avait pas de temps à perdre avec ça ; et puis, Wubslin se serait posé des questions. Ainsi d’ailleurs que l’ordinateur de bord : certaines machines étaient programmées pour repérer d’éventuelles manifestations d’euphorie ou autres soupirs de soulagement en fin d’identification. Il ne fit donc rien pour marquer le coup, et se borna à faire monter la température du dispositif d’amorce des moteurs à fusion jusqu’au niveau opérationnel.

— Commandant ! (Le petit drone entra en trombe dans la passerelle et s’arrêta entre Wubslin et Horza.) Vous allez me laisser débarquer immédiatement afin que je puisse signaler les irrégularités que j’ai constatées à bord de ce vaisseau, sinon…

— Sinon quoi ? interrogea Horza en surveillant la brusque élévation de température dans les moteurs à fusion de la TAC. Si tu crois pouvoir quitter le navire, je ne t’empêche pas d’essayer, bien au contraire. Mais en admettant que tu y parviennes, il est probable que des agents de la Culture te réduiraient aussitôt en poussière.

— Des agents de la Culture ? fit la petite machine avec dans la voix un soupçon de raillerie. Commandant, je vous rappelle que ce VSG est un vaisseau civil, démilitarisé, placé sous le contrôle des autorités de Vavatch Central aux termes des Accords de Conduite en Temps de Guerre, accords Idirans-Culture passés peu après le début des hostilités. Je ne vois donc pas comment…

— Dans ce cas, qui a éteint les lumières et laissé s’échapper l’air du dock, crétin ? demanda Horza en se tournant brièvement vers la machine.

Puis il reporta son attention sur le tableau de bord, régla au maximum la puissance du radar de proue et étudia les signaux renvoyés par le mur vierge situé au fond du Minidock.

— Je suis mal placé pour le savoir, mais je ne vois pas très bien comment il pourrait s’agir d’agents de la Culture. Et d’après vous, après qui ou après quoi en auraient-ils, ces fameux agents ? Après vous ?

— Et pourquoi pas ? répondit Horza.

Il se reporta à nouveau à l’affichage holo reproduisant la disposition interne du VSG et opéra un bref agrandissement de la zone entourant le Minidock 27492 avant d’éteindre l’écran répéteur. Le drone resta silencieux une seconde, puis recula dans l’encadrement de la porte.

— Ah, bravo ! Me voilà bouclé à l’intérieur d’une antiquité en compagnie d’un cinglé paranoïaque. Je crois que je vais partir en quête d’un endroit plus sûr.

— C’est ça ! lança Horza en se retournant vers la coursive. (Puis il ralluma le circuit com du hangar.) Aviger ?

— C’est fait, répondit la voix du vieil homme.

— Très bien. Remonte au mess en vitesse et attache-toi.

Sur ces mots, Horza coupa le circuit.

— Ma foi, déclara Wubslin qui se laissa aller en arrière dans son siège tout en se grattant la tête, l’œil rivé aux schémas et aux graphes qu’affichaient les écrans alignés devant lui, je ne sais pas ce que tu as l’intention de faire, Kraiklyn, mais quoi qu’il en soit, on est aussi prêts que possible.

Le robuste ingénieur jeta un regard à Horza, se souleva légèrement sur son siège et boucla ses sangles de sécurité. Horza lui sourit en s’efforçant de paraître sûr de lui. Le dispositif de maintien associé à son propre siège était d’un genre un peu plus raffiné : il n’eut qu’à actionner un interrupteur pour que des accoudoirs rembourrés se mettent en place et que des champs d’inertie s’activent. Il rabattit son casque jusque-là bloqué en position haute ; un chuintement signala qu’il se scellait hermétiquement.

— Oh, mon Dieu ! fit Wubslin en se détournant lentement de Horza pour regarder fixement, par le truchement de l’écran principal, la paroi quasi dépourvue de tout signe distinctif qui formait le fond du Minidock. J’espère sincèrement que tu ne te prépares pas à faire ce que je devine.

Horza ne répondit pas, mais appuya sur le bouton ouvrant le circuit com du mess.

— Ça y est ?

— Presque, Kraiklyn, mais…

C’était la voix de Yalson. Horza coupa le circuit. Il se passa la langue sur les lèvres, empoigna les manettes de ses deux mains gantées, prit une profonde inspiration et bascula les interrupteurs, situés juste sous ses pouces, qui commandaient les trois moteurs à fusion. Juste avant que le vacarme ne retentisse, il entendit Wubslin dire :

— Oh, mon Dieu ! Tu ne veux tout de même pas…

L’écran clignota, s’assombrit, puis redevint normal.

La vue du fond du dock était illuminée par trois jets de plasma surgis de dessous le vaisseau. Un grondement de tonnerre emplit la passerelle et se répercuta dans l’appareil tout entier. Les deux moteurs extérieurs prenaient en charge le plus gros de la poussée ; pour l’instant, ils étaient dirigés vers le bas. Ils crachèrent du feu sur le sol du Minidock, éparpillant les machines et pièces détachées gisant sous l’appareil pour les précipiter contre les murs et le plafond ; aveuglantes, les giclées de flammes se stabilisèrent. Le moteur interne situé dans le nez, qui ne servait qu’au décollage, se mit en marche par à-coups, puis trouva rapidement le bon régime et fora bientôt un trou dans le matériau ultradense à présent carbonisé qui tapissait le sol du Minidock.

La Turbulence Atmosphérique Claire se secoua comme un animal qui s’éveille, craqua, gémit et oscilla autour de son axe. Sur l’écran, une ombre gigantesque se déplaça latéralement sur le mur et le plafond en face de l’appareil, tandis que la clarté infernale émanant du moteur avant se répandait en dessous. Horza fut stupéfait de constater que les murs du Minidock tenaient le coup. Il alluma donc le laser de proue en augmentant simultanément la puissance du moteur à fusion.

L’écran afficha une explosion de lumière. Le mur qui leur faisait face s’ouvrit comme une fleur filmée au ralenti. D’énormes pétales se ruèrent vers le vaisseau. Un million de débris s’abattirent sur son nez, portés par l’onde de choc, à mesure que l’air franchissait en trombe la paroi lasérisée. Au même moment, la Turbulence Atmosphérique Claire décolla. Les indicateurs de masse au niveau des pieds de l’appareil tombèrent à zéro, puis disparurent d’un coup : chauffés à blanc, les pieds rentraient d’eux-mêmes dans la coque. Les circuits de refroidissement d’urgence du train d’atterrissage se mirent en marche avec un bruit de sirène. L’appareil se mit à pivoter de côté, vibrant sous l’effet de sa propre puissance et sous l’impact des décombres qui tourbillonnaient autour de lui. Vers l’avant, la vue se dégagea.

Horza stabilisa le vaisseau, puis poussa à fond les moteurs arrière, orientant brusquement une partie de leur poussée vers le fond et les portes du Minidock. Un écran leur apprit qu’elles étaient à présent chauffées à blanc. Horza aurait donné cher pour pouvoir partir par là, mais se dit que faire demi-tour pour enfoncer les portes avec la TAC équivaudrait sans doute à un suicide, et que toute manœuvre était impossible dans un espace aussi réduit. Il serait déjà assez difficile comme ça de foncer tout droit…

Le trou n’était pas assez grand. En le voyant venir vers eux, Horza s’en rendit immédiatement compte. Il posa un doigt tremblant sur le bouton réglant le déploiement du faisceau-laser, dans l’arc de cercle rassemblant les commandes principales de l’appareil, et le poussa à fond avant de tirer une nouvelle salve. L’écran s’emplit une fois encore de lumière, sur tout le périmètre du trou. La TAC engagea son nez puis le reste de son fuselage dans le Minidock voisin. Horza s’attendait à ce qu’une partie du vaisseau heurte les côtés ou la partie supérieure de la brèche chauffée à blanc, mais rien de tel n’arriva ; propulsés par leurs trois piliers de feu, ils franchirent l’ouverture en projetant vers l’avant de la lumière, des débris et une marée de fumée et de gaz. Sombres, les vagues allèrent frapper les navettes en stationnement ; le Minidock dans lequel ils progressaient à présent à vitesse réduite grouillait de véhicules de tout acabit. La TAC les survola en les fracassant et en les liquéfiant sous ses flammes.

Horza sentait la présence de Wubslin qui, assis à côté de lui, les yeux fixés sur l’écran, avait les jambes remontées contre lui de sorte que ses genoux dépassaient au-dessus du tableau de bord, tandis que ses bras formaient une espèce de carré au-dessus de sa tête, chaque main agrippant le biceps du côté opposé. Il tourna la tête vers lui et découvrit un masque de terreur et d’incrédulité qui le fit sourire. Wubslin lui montra l’écran principal d’un air complètement paniqué.

— Attention !

Sa voix suraiguë réussit à percer au-dessus du vacarme.

La TAC frémissait et bondissait, bousculée par le courant de matière suprachauffée qui se déversait sous sa coque. Elle utilisait certainement l’atmosphère environnante pour produire du plasma, maintenant qu’elle avait de l’air à sa disposition, et, dans l’espace relativement restreint qu’offraient les Minidocks, la turbulence ainsi créée suffisait à ébranler le vaisseau tout entier.

Un deuxième mur se profilait devant eux ; il se rapprochait plus vite que Horza n’aurait voulu. De plus, la TAC gîtait à nouveau, encore que légèrement ; il réduisit le faisceau-laser et tira tout en redressant le vaisseau. Le mur s’embrasa au niveau des angles ; le plancher et le plafond du Minidock se parèrent de cercles incandescents aux points d’impact du laser, et des dizaines de navettes garées juste devant eux se mirent à palpiter sous l’effet de la lumière et de la chaleur dégagées.

Le mur commença à s’effondrer lentement vers l’arrière, mais la TAC venait sur lui plus vite qu’il ne cédait. Horza émit un son étranglé et tenta de freiner leur progression ; il entendit Wubslin pousser un grand cri au moment où le nez du navire entrait en contact avec le centre encore intact de la paroi. L’affichage de l’écran s’inclina sur le côté au moment où le navire heurtait de plein fouet le matériau du mur. Puis le nez de l’appareil retomba, la Turbulence Atmosphérique Claire tangua, puis s’ébroua comme un animal au sortir de l’eau et, après plusieurs embardées, ils se retrouvèrent dans un nouveau Minidock. Celui-ci était entièrement vide.

Horza poussa encore un peu les moteurs, expédia deux ou trois décharges laser dans la paroi suivante et regarda, incrédule, le spectacle qui se déroulait sous ses yeux : au lieu de s’écrouler vers l’arrière comme le précédent, ce mur-là descendit sur eux tel un gigantesque pont-levis de château fort, pour venir s’abattre violemment, mais en un seul morceau, sur le sol du Minidock désert. Dans une tempête de vapeur et de gaz, une véritable montagne d’eau apparut au sommet du mur absent et se déversa en une formidable vague sur le vaisseau tout proche.

Horza s’entendit hurler. Il poussa en bout de course les manettes des moteurs et maintint appuyé à fond le bouton du laser.

La TAC fit un bond en avant et fila en un éclair sur la surface de l’eau cascadante ; la chaleur du plasma frappait le liquide avec assez de force pour remplir instantanément de vapeur bouillonnante le creux laissé par son passage. Tandis que l’inondation continuait de s’épandre et que la TAC la survolait en faisant hurler ses moteurs, tout autour du vaisseau l’air s’emplit de vapeur suprachauffée. La jauge de pression extérieure monta trop vite pour que l’œil puisse suivre ; le laser créait toujours plus de vapeur à partir de l’eau qu’il rencontrait à l’avant et, dans une explosion digne de la fin du monde, la paroi suivante vola en éclats, affaiblie par le laser et finalement pulvérisée par la seule pression de la vapeur. La Turbulence Atmosphérique Claire émergea d’un coup du tunnel formé par les Minidocks successifs, telle une balle sortant d’un canon.

Tous ses moteurs crachant le feu, franchissant un nuage de gaz et de vapeur qu’elle ne tarda pas à laisser derrière elle, elle pénétra en rugissant dans un canyon empli d’air pris entre deux flancs vertigineux où s’ouvraient des portes de docks et des sections d’habitation ; elle incendia des kilomètres de paroi et de couches nuageuses, hurlant de ses trois gorges emplies de flammes. Elle paraissait haler derrière elle un raz-de-marée d’eau ainsi qu’un nuage volcanique de vapeur, de gaz et de fumée. L’eau retomba ; la vague monstrueuse se mua en ressac pesant, puis en embruns, et finit sous forme de pluie et de vapeur qui suivirent le mouvement de la porte du dock, qui s’abattait comme une immense carte à jouer.

La TAC se tordit sur elle-même, pencha d’un côté puis de l’autre en s’efforçant de se redresser dans sa course précipitée vers la lointaine muraille percée de portes de Minidocks, à l’autre bout du gigantesque canyon interne. Tout à coup les moteurs eurent des ratés, puis se turent. La Turbulence se mit à tomber.

Horza actionna les manettes de toutes ses forces, mais les moteurs à fusion ne répondaient plus. L’écran montra d’un côté la muraille criblée de portes donnant sur d’autres docks, puis de l’air et des nuages au milieu, puis, sur le côté opposé, une muraille identique. La TAC s’était mise en vrille. Horza lança un coup d’œil à Wubslin sans cesser de se débattre avec les commandes. L’ingénieur contemplait fixement l’écran principal ; son visage n’exprimait rien.

— Wubslin ! hurla Horza.

Les moteurs à fusion ne répondaient toujours pas.

— Aaah !

Wubslin s’avisa brusquement qu’ils étaient en train de tomber, qu’ils n’avaient plus le contrôle de leur appareil. Il bondit sur les commandes qui lui faisaient face.

— Concentre-toi sur le pilotage ! lança-t-il. Je vais essayer les dispositifs d’amorçage ! On a dû mettre les moteurs en surpression !

Horza continua de manipuler tant bien que mal les commandes pendant que Wubslin s’efforçait de faire redémarrer les moteurs. Sur l’écran, les parois tournoyaient follement ; sous l’appareil, les nuages se rapprochaient rapidement… sous eux… Oui, sous eux… Une couche nuageuse complètement plane. Horza secoua à nouveau ses manettes.

Le moteur avant reprit brusquement vie ; il se mit à crachoter furieusement et entraîna l’appareil tourbillonnant vers l’une des falaises artificielles. Horza le coupa, remit le navire en vrille en se servant davantage de ses surfaces de contrôle que de ses moteurs, puis orienta le nez tout droit vers le bas et reposa le doigt sur le bouton du laser. Les nuages remontèrent à toute allure vers le vaisseau. Horza ferma les yeux et actionna le laser.

Le VSG Finalités de l’Invention était si colossal qu’il comprenait trois niveaux pratiquement indépendants les uns des autres, dont chacun mesurait plus de trois kilomètres de profondeur. Il s’agissait de niveaux de pressurisation qui se justifiaient par le fait qu’en leur absence la distance entre le point le plus bas et le point le plus haut du vaisseau aurait été égale à l’écart entre le niveau de la mer et la cime d’une montagne très élevée, quelque part au niveau de la tropopause. Il y avait trois mille cinq cents mètres entre la base et le sommet de chaque niveau de pressurisation, ce qui expliquait que les brusques déplacements de l’un à l’autre via transtube fussent peu recommandés. Dans la formidable caverne ouverte qui formait le centre creux du VSG, les niveaux de pressurisation étaient marqués par des champs de force, et non par une limite matérielle, afin que les appareils puissent passer de l’un à l’autre sans se trouver contraints de sortir du vaisseau, et c’était vers l’une de ces frontières, signalée par une couche nuageuse, que tombait à présent la Turbulence.

Les salves de laser restèrent totalement sans effet, encore que Horza ne s’en aperçût pas sur le moment. C’était en fait un des ordinateurs de Vavatch qui, prenant le relais des Mentaux de la Culture, se chargeait maintenant de la sécurité interne et avait ouvert une voie dans le champ de force pour laisser passer l’appareil en pleine chute. Il avait commis l’erreur de croire que le vaisseau en fuite occasionnerait moins de dégâts au VSG s’il l’autorisait à passer que s’il le laissait s’écraser.

Voguant au centre d’un soudain maelström d’air et de nuages, au cœur de son propre petit ouragan, la TAC sortit en trombe de l’épaisse couche d’air marquant le bas d’un des niveaux de pressurisation et pénétra dans l’atmosphère raréfiée qui régnait dans la partie supérieure du niveau suivant. Un tourbillon d’air entrelacé d’écharpes brumeuses s’engouffra à sa suite, telle une explosion inversée. Horza rouvrit les yeux et aperçut avec soulagement le fond très éloigné du puits formant le centre du VSG. Puis il vit que les chiffres remontaient sur les écrans de contrôle des moteurs à fusion.

Il s’empara à nouveau des manettes de propulsion, mais cette fois-ci sans toucher au moteur du nez de l’appareil. Les deux propulseurs principaux démarrèrent, plaquant Horza contre son siège, dans l’étreinte écœurante des champs de maintien. Il redressa le nez de l’appareil, qui tombait toujours en piqué, et vit progressivement disparaître le fond du puits, bientôt remplacé par une nouvelle paroi bordée de portes de docks béantes. Celles-ci étaient beaucoup plus grandes que les portes de Minidocks à l’étage qu’ils venaient de quitter, et les rares appareils visibles – qui entraient dans les alignements illuminés de hangars gigantesques ou bien qui en sortaient – étaient des astronefs de taille supérieure.

Horza gardait les yeux rivés à l’écran et pilotait la Turbulence exactement comme un avion. Ils avançaient à bonne allure dans un tunnel de plus d’un kilomètre de diamètre ; la couche nuageuse se trouvait à présent quinze cents mètres au-dessus d’eux. D’autres vaisseaux spatiaux évoluaient dans le même espace, quelques-uns grâce à leurs champs anti-g, mais la plupart tractés par des remorqueurs verticaux légers. Le tout avec lenteur, sans agitation aucune ; seule la TAC perturbait le calme régnant à l’intérieur du vaisseau géant en traversant les airs à grand bruit, avec les deux épées de flammes aveuglantes qui jaillissaient, palpitantes, de ses chambres à plasma chauffées à blanc.

Une autre muraille constituée d’énormes portes de hangar leur faisait maintenant face. Horza suivit du regard la courbure de l’écran principal et fit prendre à la TAC un long virage à gauche tout en plongeant légèrement afin de se diriger vers un secteur encore plus spacieux du canyon. Ils dépassèrent en un clin d’œil un astronef qu’on remorquait lentement en direction d’un lointain Superdock ouvert et le firent tanguer dans leur sillage d’air suprachauffé. La falaise d’ouvertures béantes s’approchait en s’inclinant à mesure que Horza virait. À l’avant, ce dernier aperçut une chose qui le fit penser à un nuage d’insectes : des centaines de minuscules points noirs flottant dans les airs.

Dans le lointain, droit devant eux, à cinq ou six kilomètres environ, se profilait un carré de ténèbres d’un kilomètre de côté bordé d’une discrète bande lumineuse qui clignotait lentement : la sortie du Finalités.

Horza poussa un soupir et sentit son corps tout entier se détendre. À moins de se faire intercepter d’ici là, ils avaient réussi. Maintenant, avec un peu de chance, ils arriveraient même à fuir l’Orbitale. Il poussa les moteurs à fond et poursuivit sa route en direction du carré noir comme de l’encre qui se profilait dans le lointain.

Soudain, Wubslin s’avança sur son siège en luttant contre la poussée de l’accélération et enfonça quelques boutons. Son écran répéteur, encastré dans le tableau de bord, donna un agrandissement de la section centrale de l’écran principal, qui affichait la vue droit devant.

— Ce sont des gens ! s’écria-t-il.

Horza le regarda en fronçant les sourcils.

— Quoi ?

— Des gens ! Ce sont des gens ! Ils doivent avoir des harnais anti-g ! On va passer en plein milieu !

Horza jeta un bref coup d’œil au répéteur de Wubslin et dut se rendre à l’évidence : le nuage noir occupant la quasi-totalité du petit écran se composait d’êtres humains évoluant lentement dans les airs, soit en combinaison, soit en vêtements ordinaires. Il y en avait des milliers, et cela à moins d’un kilomètre d’eux, distance qui, d’ailleurs, diminuait rapidement. Wubslin fixait l’écran en agitant la main.

— Écartez-vous ! Mais écartez-vous donc !

Horza ne voyait vraiment pas comment contourner cette masse d’humains volants, ni comment passer au-dessus ou au-dessous d’elle. Qu’ils soient en train de jouer à quelque curieux jeu aérien ou simplement de s’amuser un peu, ils étaient trop nombreux, trop proches et trop éparpillés.

— Merde ! lança Horza.

Il se prépara à couper les moteurs à plasma arrière avant que la Turbulence ne pénètre dans le nuage humain. Avec un peu de chance, là encore, on serait peut-être arrivés de l’autre côté quand il faudrait les rallumer, ce qui éviterait d’incinérer tout le monde.

— Non ! hurla Wubslin.

Il rejeta violemment ses sangles de sécurité, sauta sur Horza et chercha à s’emparer des commandes. Le Métamorphe tenta de le repousser, mais en vain. Les manettes lui échappèrent et, sur l’écran principal, la vue s’inclina brusquement avant de se mettre à tournoyer. Le nez du vaisseau filant à toute allure se détourna de la sortie du VSG ainsi que du nuage d’individus aéroportés pour se diriger vers la falaise piquetée de lumières signalant des entrées de Superdocks. D’un revers de bras, Horza frappa Wubslin à la tête et l’expédia au sol, assommé. Il détacha des commandes les doigts inertes de l’ingénieur, mais il était trop tard pour changer de cap. Horza stabilisa l’appareil sur son itinéraire.

La Turbulence Atmosphérique Claire se dirigeait vers un Superdock ouvert ; puis elle s’engouffra par la porte et survola rapidement le squelette d’un astronef en reconstruction. Au passage, le dégagement de ses moteurs déclencha des incendies, roussit des chevelures, carbonisa des vêtements et aveugla nombre d’yeux non protégés.

Horza vit du coin de l’œil Wubslin gisant inconscient sur le sol et roulant doucement sur lui-même tandis que la TAC couvrait les cinq cents mètres qui la séparaient du fond du Superdock. Les portes donnant sur le dock voisin étaient ouvertes, ainsi que les suivantes, et ainsi de suite. Ils s’étaient engagés dans un tunnel de deux kilomètres de long qui surplombait les docks d’amarrage et de réparation occupés par un des anciens armateurs d’Évanauth. Horza ignorait ce qu’il trouverait au bout, mais vit qu’avant d’y arriver il serait obligé de survoler le dessus d’un gros astronef qui emplissait la quasi-totalité du dock suivant.

Le Métamorphe orienta vers l’avant l’échappement des moteurs à fusion afin de commencer à ralentir l’appareil. La manœuvre s’exécuta et deux traits de feu flamboyèrent de chaque côté de l’écran. Wubslin, dont le corps n’était plus maintenu par rien, glissa vers l’avant sur le sol de la passerelle et resta coincé, en partie sous le tableau de bord et en partie sous son propre siège. Horza releva le nez de la TAC tandis qu’approchait le museau écrasé du vaisseau spatial stationné au-dessous d’eux.

La Turbulence Atmosphérique Claire fonça vers le plafond du Superdock, fila à toute allure entre celui-ci et la partie supérieure de l’astronef, puis redescendit de l’autre côté et, tout en continuant de perdre de la vitesse, traversa rapidement un dernier Superdock pour se retrouver dans un nouveau corridor dégagé. Mais il était trop étroit. Horza plongea à nouveau, vit approcher le sol et actionna les lasers. La TAC entra dans un nuage en expansion de débris incandescents et fut à nouveau agitée de frémissements et de soubresauts ; la silhouette trapue de Wubslin réapparut et s’envola vers la porte du fond de la passerelle.

Horza crut tout d’abord qu’ils étaient enfin parvenus à l’extérieur, mais non. Ils se trouvaient en fait dans un de ces endroits que la Culture appelait Docks Généraux.

La TAC piqua encore une fois du nez, puis se redressa. Elle évoluait à présent dans un espace qui semblait plus vaste que le centre même du VSG : le dock du Mégavaisseau, celui que Horza avait vu tirer des eaux par une centaine d’antiques remorqueurs verticaux de la Culture.

Le Métamorphe eut le temps de regarder autour de lui. Le temps, l’espace, ce n’était pas ce qui manquait. Le Mégavaisseau logé dans le dock géant évoquait irrésistiblement une petite ville posée sur une grande plaque de métal. La Turbulence Atmosphérique Claire en dépassa la poupe, survola des tunnels occupés par des lames de propulseurs mesurant bien dix mètres de large, contourna la première plate-forme arrière, où des embarcations de plaisance attendaient en cale sèche qu’on les remette à l’eau, fila au-dessus des tours et des spires de sa superstructure, puis s’engagea au-dessus des proues. Horza reporta son regard vers l’avant. Les portes du Dock Général, si c’étaient bien des portes, se profilaient à quelque deux kilomètres de là. Elles mesuraient bien deux kilomètres de haut sur le double de large. Horza se contenta de hausser les épaules ; on finissait par se sentir blasé devant ce genre de chose. On verra bien, se dit-il.

Les lasers forèrent un trou dans le mur de matière, une ouverture qui s’élargit, lentement et vers laquelle Horza fonça tout droit. Un tourbillon d’air s’amorça autour du trou ; la TAC se trouva bientôt prise dans un petit cyclone horizontal et se mit à virevolter sur elle-même. Puis elle passa de l’autre côté et se retrouva dans l’espace.

Entouré d’une bulle d’air et de cristaux de glace qui ne tardèrent pas à se disperser, l’appareil surgit du Véhicule Système Général et se précipita enfin dans le vide et les ténèbres parsemées d’étoiles. Derrière lui, un champ de force referma d’un coup la brèche qu’il avait pratiquée dans les portes du Dock Général. Horza sentit cafouiller les moteurs à plasma, brusquement coupés de leur source d’air extérieure ; puis les réservoirs internes prirent le relais. Il allait les couper et entamer en douceur la procédure d’amorçage des moteurs à gauchissement lorsque les haut-parleurs de son appuie-tête se mirent à crépiter.

— Police portuaire d’Évanauth. Et maintenant, bande de salauds, on continue tout droit et on commence tout de suite à ralentir ! Police portuaire d’Évanauth à vaisseau en infraction : maintenez ce cap et…

Horza tira sur les manettes ; lancée en pleine accélération, la TAC se mit à décrire un immense arc au-dessus de la poupe du VSG. Puis elle survola en un éclair le carré d’un kilomètre de côté représentant la sortie qu’elle aurait dû emprunter. Wubslin s’était mis à gémir ; au moment où l’appareil relevait le nez pour foncer droit devant, vers le labyrinthe de docks et de portiques abandonnés qui constituait le port d’Évanauth, il rebondit plusieurs fois sur la paroi de la cabine. Tout en suivant sa trajectoire, la TAC pivotait légèrement sur elle-même toujours sous l’effet de la rotation que lui avait imprimée le tourbillon d’air à la sortie du Dock Général. Horza la laissa faire ; il ne la stabilisa à nouveau qu’en arrivant au sommet de l’anneau de l’Orbitale, alors que la zone portuaire approchait à toute allure puis glissait sous l’appareil tandis que ce dernier se redressait.

— Police portuaire à vaisseau en infraction ! Dernier avertissement ! tonnèrent les haut-parleurs. Arrêtez-vous immédiatement ou nous vous réduisons en miettes. Bon sang, mais il se dirige vers…

La transmission s’interrompit. Horza sourit tout seul. En effet, il se dirigeait bien vers l’espace séparant la face inférieure du port de la partie supérieure du VSG. La Turbulence Atmosphérique Claire naviguait entre des jonctions de transtube, des cages d’ascenseur, des portiques de bassin de radoub, des zones de transit, des navettes sur le point d’accoster, des grues de chargement… Horza la guida à travers ce dédale en laissant les moteurs à fusion tourner à pleine puissance, et introduisit le petit appareil dans les quelques centaines de mètres d’espace encombré qui séparaient l’Orbitale du Véhicule Système Général. Le radar arrière détecta des échos lancés à leur poursuite et les signala par un ping !

Les deux grues – suspendues tête en bas sous l’Orbitale tels deux gratte-ciel inversés – entre lesquelles Horza comptait se faufiler furent subitement inondées de lumière et des débris s’envolèrent en tous sens. Horza se recroquevilla dans son siège et adopta une trajectoire en vrille entre les deux nuages de décombres.

— Ces deux-là, t’es passé entre, reprit la voix crépitante du haut-parleur. Mais les prochaines, tu les prendras en plein dans le cul, champion !

La TAC déboucha au-dessus d’une plaine uniforme grise, peuplée d’engins disposés à l’oblique annonçant la proximité de l’avant du VSG. Horza retourna son appareil et partit en piqué, suivant la courbure de la proue du vaisseau géant. Le signal radar arrière se tut quelques instants puis revint.

Horza retourna encore une fois la TAC. Les bras et les jambes de Wubslin ondoyèrent faiblement, puis l’ingénieur chut lourdement contre le plafond de la passerelle et resta collé là comme une mouche, tandis que Horza exécutait un autre looping pour se remettre dans le bon sens.

Le navire s’éloignait à toute vitesse de la zone portuaire de l’Orbitale ainsi que du colossal VSG, et filait vers l’espace. Horza se souvint brusquement des affaires de Balvéda et se hâta de trouver sur le tableau de bord le bouton déclenchant les circuits vactubes. Un cadran indiqua qu’ils avaient tous achevé leur cycle. Il vit sur l’écran arrière quelque chose s’enflammer entre les deux geysers de feu-plasma. Le radar se mit à biper avec insistance.

— Bon vent, crétin ! fit la voix dans les haut-parleurs.

Horza fit faire un brusque écart au vaisseau. L’écran arrière devint tout blanc, puis tout noir. Quant à l’écran principal, il n’affichait plus que par intermittence une série de couleurs et de lignes brisées. Le haut-parleur du casque de Horza ainsi que ceux incrustés dans son siège se mirent à hurler. Tous les instruments de bord clignotaient ou affichaient une image incertaine.

Horza crut une seconde qu’ils avaient été touchés, mais les moteurs rugissaient de plus belle, l’écran principal revenait peu à peu à la normale, et les autres cadrans commençaient également à récupérer. Néanmoins, l’écran arrière demeurait vide. Un moniteur d’avaries indiquait que les capteurs avaient été anéantis par une très forte dose de radiations.

Horza crut deviner ce qui s’était passé en constatant que le radar ne se remettait pas à biper après le choc. Il rejeta la tête en arrière et éclata de rire.

Il y avait bien eu une bombe dans le fourre-tout de Balvéda. Avait-elle explosé parce qu’elle s’était trouvée prise dans le dégagement de plasma, ou parce que quelqu’un – l’individu qui s’était tout d’abord efforcé de bloquer le vaisseau à bord du VSG – l’avait amorcée à distance dès que la TAC s’était suffisamment éloignée de ce dernier pour ne pas lui causer de dégâts ? Horza l’ignorait. Quoi qu’il en fût, l’explosion avait manifestement touché les véhicules de police qui le poursuivaient.

En proie à un fou rire homérique, Horza vira pour s’éloigner encore davantage du vaste anneau que formait l’Orbitale brillamment éclairée, fonçant droit vers les étoiles et préparant les gauchisseurs à prendre le relais des moteurs à plasma. Une jambe prisonnière de l’accoudoir de son siège, Wubslin, qui était enfin retombé du plafond, poussa un faible gémissement.

— Maman, disait-il. Maman, dis-moi que ce n’est qu’un rêve…

Horza pouffa de plus belle.

— Espèce de cinglé ! souffla Yalson en secouant la tête, les yeux écarquillés. Je ne t’ai jamais rien vu faire d’aussi dément. Tu es complètement fou, Kraiklyn. Moi, je m’en vais. Tu as ma démission, valable à partir de maintenant… Merde ! Je regrette de ne pas être partie chez Ghalssel avec Jandraligeli… Tu peux me débarquer à la première escale.

Horza se laissa tomber lourdement sur la chaise trônant en bout de table. Yalson, elle, était tout au fond du mess, sous l’écran qui retransmettait les images du moniteur principal de la passerelle. La TAC fonçait à plein gauchissement. On était maintenant à deux heures de Vavatch. Personne n’avait tenté de les poursuivre après la destruction de l’appareil de police, et le vaisseau se rapprochait progressivement de l’itinéraire que Horza lui avait fixé : il se dirigeait vers le théâtre des hostilités, vers la limite de la Falaise Scintillante, vers le Monde de Schar.

Dorolow et Aviger avaient pris place à côté de Yalson ; manifestement, ils étaient encore très secoués. La bouche ouverte, les yeux vitreux, tous deux regardaient Horza comme si celui-ci les tenait sous la menace d’une arme. De l’autre côté de Yalson se trouvait Pérosteck Balvéda ; inerte, le menton reposant sur la poitrine, elle était maintenue en position assise par les sangles de sécurité de son siège.

Il régnait dans le mess un fouillis inextricable. La TAC n’avait pas été préparée à cette série de manœuvres brutales, et rien n’avait donc été mis en sécurité. On voyait çà et là, sur le plancher de la salle, des assiettes et des récipients variés, deux chaussures, un gant, des bandes magnétiques à demi déroulées et divers autres objets hétéroclites. Yalson avait reçu quelque chose en pleine figure, et un filet de sang séchait sur son front.

Hormis de brefs séjours aux toilettes, Horza n’avait laissé bouger personne depuis deux heures. Il avait ordonné aux membres de la Compagnie de rester où ils étaient, par le circuit de communication général, tandis que la TAC s’éloignait de Vavatch en suivant une trajectoire sinueuse et quelque peu erratique. Il s’était tenu prêt à relancer les moteurs à plasma ainsi que ses lasers, mais aucun autre poursuivant ne s’était montré. Il estimait à présent avoir franchi une distance suffisante pour se sentir en sécurité et passer en gauchissement.

Il avait laissé sur la passerelle un Wubslin qui s’affairait maintenant à bichonner de son mieux les circuits maltraités de la Turbulence Atmosphérique Claire. L’ingénieur s’était excusé d’avoir empoigné les manettes et s’était fait tout petit ; évitant le regard de Horza, il s’était mis à ramasser quelques débris tombés sur le sol de la passerelle et à renfoncer sous le tableau de bord les fils qui s’en étaient échappés. Horza lui dit qu’il avait bien failli tous les tuer, mais que, d’un autre côté, on pouvait lui faire le même reproche et donc que, pour cette fois, on passerait l’éponge, puisqu’ils s’en étaient sortis indemnes. Wubslin hocha la tête et déclara qu’il se demandait encore par quel miracle. Il n’arrivait pas à croire que le vaisseau fût pratiquement intact. Ce qui n’était d’ailleurs pas le cas de l’ingénieur : il était couvert de bleus.

— Je crains fort, dit Horza à Yalson une fois qu’il se fut assis et qu’il eut posé les pieds sur la table, que notre première escale soit peu attrayante et plutôt sous-peuplée. Je ne suis pas sûr que tu aies vraiment intérêt à t’y faire débarquer.

Yalson posa sur la table le lourd étourdisseur.

— Et on peut savoir où on va ? Mais enfin, qu’est-ce qui se passe, Kraiklyn ? Qu’est-ce que c’était que ce délire dans le VSG ? Et elle, qu’est-ce qu’elle fait là ? Qu’est-ce que la Culture a à voir là-dedans ? fit-elle en indiquant Balvéda d’un mouvement de tête.

Lorsque Yalson se tut dans l’attente d’une réponse, Horza continua à fixer la représentante inconsciente de la Culture. Aviger et Dorolow rivaient sur lui le même regard interrogateur.

Mais il n’eut pas le temps de répondre : le petit drone débouchait du couloir de la section habitation ; il entra dans le mess en flottant dans les airs, examina la salle, puis se posa sur la table centrale.

— J’ai cru comprendre que c’était l’heure des explications. Je me trompe ? fit-il en se tournant carrément vers Horza.

Horza détacha son regard de Balvéda pour le reporter sur Aviger et Dorolow, puis sur Yalson, et enfin sur le drone.

— Bon, autant que vous sachiez la vérité, tous tant que vous êtes : nous nous dirigeons vers un endroit appelé Monde de Schar. C’est une des Planètes des Morts.

Yalson eut l’air interloqué. Aviger déclara :

— J’ai entendu parler des ces planètes-là. Mais on ne nous laissera pas aborder.

— C’est de pis en pis ! constata le drone. À votre place, commandant Kraiklyn, je regagnerais le VSG Finalités de l’Invention et je me rendrais aux autorités. Je suis sûr qu’on vous accorderait un procès en bonne et due forme.

Horza fit la sourde oreille. Il soupira, fit des yeux le tour de la pièce, étira ses jambes et bâilla.

— Je suis désolé que vous soyez tous embarqués, de gré ou de force, dans cette expédition, mais il faut que j’aille là-bas, et je ne peux pas me permettre de m’arrêter en route pour vous laisser descendre. Vous êtes donc bien obligés de suivre.

— Ah bon, c’est comme ça ? fit le petit drone.

— Eh oui, répondit Horza en le regardant, c’est comme ça.

— Mais enfin, puisque je te dis qu’ils ne nous laisseront pas approcher ! Ils ne veulent personne là-bas. Il y a une espèce de no man’s land autour de ces planètes.

— On verra bien quand on y sera, répliqua Horza en souriant.

— Tu n’as pas répondu à mes questions, reprit Yalson. (Elle regarda de nouveau Balvéda, puis l’arme posée sur la table.) J’assomme cette pauvre fille chaque fois qu’elle menace d’ouvrir une paupière, et maintenant, j’aimerais bien savoir pourquoi.

— Il me faudrait des heures pour tout vous expliquer, mais, en bref, disons qu’il y a sur le Monde de Schar quelque chose dont les idirans et la Culture veulent tous les deux s’emparer. J’ai… un contrat, une mission dont m’ont chargé les Idirans, et qui consiste à aller récupérer cette chose.

— Vous êtes un authentique paranoïaque ! fit le drone d’un ton incrédule. (Il s’éleva au-dessus de la table et pivota pour prendre les autres à témoin.) Cet homme est complètement fou !

— Les Idirans nous auraient embauchés nous – ou plutôt toi – pour aller rechercher ce truc ?

La voix de Yalson exprimait une incrédulité totale. Horza la regarda et sourit.

— Tu veux dire que cette femme, dit Dorolow en désignant Balvéda, a été envoyée par la Culture pour se joindre à nous, nous infiltrer… Tu parles sérieusement ?

— Tout à fait. Balvéda était à ma recherche. Elle en avait aussi après Horza Gobuchul. Elle voulait aller grâce à nous jusqu’au Monde de Schar, ou alors nous empêcher d’y arriver. (Horza se tourna vers Aviger.) À propos, il y avait bien une bombe dans ses affaires ; elle a explosé juste après que je l’ai expulsée des tubes, et elle a fait sauter les vaisseaux de la police. Nous avons tous été irradiés, mais rien de mortel.

— Et Horza dans tout ça ? reprit Yalson en le regardant d’un air mauvais. C’était juste une entourloupette, ton histoire, ou bien l’as-tu réellement rencontré ?

— Il est vivant, Yalson ; et pas plus en danger que n’importe lequel d’entre nous.

Wubslin apparut dans l’encadrement de la porte de la passerelle ; son air penaud ne l’avait pas quitté. Il salua Horza d’un signe de tête et s’assit non loin de lui.

— Tout se présente bien, Kraiklyn.

— Parfait, répondit Horza. J’étais justement en train d’expliquer à tout le monde que nous nous dirigions vers le Monde de Schar.

— Ah, oui, fit l’ingénieur, qui regarda les autres en haussant les épaules.

— Kraiklyn, reprit Yalson en se penchant sur la table et en le regardant intensément. Tu as failli nous tuer tous je ne sais combien de fois, bon sang ! Et tu as sans doute tué plus d’une personne, avec tes… acrobaties en chambre. Tu nous colles aux fesses un agent de la Culture, tu nous kidnappes pour nous emmener sur une planète située en pleine zone de combats et où personne n’a jamais été autorisé à atterrir, et tout ça pour chercher une chose que les deux belligérants désirent assez ardemment pour… Enfin, si les Idirans engagent une bande de mercenaires de seconde zone à moitié décimée, c’est qu’ils doivent être drôlement désespérés… Quant à la Culture, si c’est vraiment elle qui a voulu nous empêcher de quitter le dock, elle doit avoir sacrément la trouille pour risquer de transgresser la neutralité du Finalités et quelques-unes de ses précieuses conventions de guerre.

« Tu crois peut-être maîtriser la situation, et tu penses sans doute que le jeu en vaut la chandelle, mais moi non, et je n’aime pas non plus l’idée d’être ainsi laissée dans le noir complet. Regardons un peu les choses en face : ces derniers temps, tu n’as essuyé que des échecs. Alors risque ta vie si ça te chante, mais tu n’as pas le droit de mettre la nôtre en danger par-dessus le marché. Plus maintenant. Peut-être qu’on n’a pas tous envie de se ranger du côté des Idirans ! Mais même si on les préférait à la Culture, aucun d’entre nous n’a signé pour se retrouver en première ligne ! Enfin merde, Kraiklyn… On n’est ni… équipés ni entraînés pour se mesurer à ces gens-là.

— Je sais tout cela, répondit Horza. Mais normalement, on ne devrait pas rencontrer de forces armées. La Barrière de Sérénité qui entoure le Monde de Schar s’étend tellement loin dans l’espace qu’il est impossible de la voir tout entière. Nous nous dirigeons vers elle selon une trajectoire choisie au hasard, et quand ils nous repéreront, ils ne pourront pas intervenir, quel que soit le vaisseau dont ils disposent. Même une Flotte de Guerre Classe Un ne pourrait nous barrer la route. Et ce sera la même chose au retour.

— Ce que tu essaies de nous dire, commenta Yalson en se renfonçant dans son siège, c’est que, comme d’habitude, « on débarque et on rembarque sans problème ».

— Peut-être bien, répondit Horza en riant.

— Dites donc, coupa subitement Wubslin en consultant le terminal qu’il venait de sortir de sa poche. Il est presque l’heure !

Il se leva précipitamment et disparut par la porte de la passerelle. Quelques secondes plus tard, l’écran du mess changea d’aspect : l’image tournoya, puis montra Vavatch. L’immense Orbitale était suspendue dans l’espace, à la fois ténébreuse et tout illuminée par endroits, à la fois diurne et nocturne, pleine de bleus, de blancs et de noirs. Tous les yeux se tournèrent vers l’écran.

Wubslin vint reprendre sa place. Horza se sentait las. Tout son corps réclamait le repos, beaucoup de repos. Il avait encore le cerveau tout bourdonnant sous l’effet de la concentration et de la quantité d’adrénaline qu’il lui avait fallu pour piloter la TAC à travers le VSG, mais il était encore trop tôt. Que faire maintenant ? Où était son intérêt ? Valait-il mieux révéler sa véritable identité, dire qu’il était un Métamorphe et qu’il avait tué Kraiklyn ? Quel degré de loyauté éprouvaient-ils à l’égard d’un chef dont ils ignoraient encore la mort ? Yalson était peut-être la plus loyale de tous, mais se réjouirait certainement de le savoir en vie, lui… Et pourtant, c’était elle qui avait déclaré que tous ne seraient sans doute pas du côté des Idirans… Jamais elle n’avait affiché de sympathie particulière pour la Culture, au temps où ils étaient proches, mais elle avait pu changer d’avis depuis.

Il avait même la possibilité de se re-métamorphoser dans l’autre sens ; un assez long voyage les attendait, au cours duquel il ne lui serait probablement pas impossible – peut-être avec l’aide de Wubslin – de modifier les codes d’accès de la TAC. Mais avait-il vraiment intérêt à ce que les autres le sachent ? Et puis il y avait Balvéda ; qu’allait-il faire d’elle ? Il avait bien pensé l’utiliser comme monnaie d’échange avec la Culture, mais ils semblaient désormais hors de danger, et leur prochaine escale serait le Monde de Schar, où elle représenterait au mieux un handicap, un poids mort. Non, mieux valait l’éliminer tout de suite. Mais, d’une part, ce serait sans doute assez mal vu par les membres de la Compagnie, surtout Yalson, et, d’autre part, même s’il avait du mal à l’admettre, Horza pressentait qu’il lui serait personnellement très pénible de tuer l’agent de la Culture. Ils étaient ennemis, certes, et chacun des deux avait frôlé la mort de près sans que l’autre fasse quoi que ce soit pour intervenir ; mais de là à la tuer de ses propres mains…

Mais peut-être essayait-il seulement de s’en persuader. Peut-être cela ne le gênerait-il pas outre mesure, au contraire. Cette espèce de fausse camaraderie qu’on se témoignait entre gens du métier, même quand on appartenait au camp adverse, n’était peut-être qu’une imposture, en fait. Il ouvrit la bouche pour demander à Yalson d’étourdir à nouveau l’agent de la Culture, mais Wubslin le prit de vitesse.

— C’est parti !

Sur ces mots, l’Orbitale de Vavatch commença à se désintégrer.

L’image qu’en donnait l’écran du mess était une version hyperspatiale compensée de la réalité ; aussi, même s’ils étaient déjà sortis du système de Vavatch, ils pouvaient assister à l’événement pratiquement en temps réel. Exactement à l’heure prévue, le Véhicule Système Général invisible, anonyme, et toujours extrêmement militarisé qui croisait quelque part dans les parages du système de Vavatch, ouvrit le feu. C’était presque certainement un VSG de classe Océan, sans doute celui-là même dont ils avaient capté le message quelques jours auparavant, sur l’écran du réfectoire, alors qu’ils se dirigeaient vers Vavatch, donc de taille bien inférieure au géant Finalités, lequel était – conflit oblige – devenu obsolète. Un vaisseau de classe Océan aurait aisément pu prendre place dans un seul Dock Général du VSG mais tandis que ce dernier – qui devait actuellement se trouver à une heure de l’Orbitale – était bourré de passagers, le vaisseau Océan était probablement bourré de cuirassés et armements divers.

L’Orbitale se trouva prise sous un bombardement serré. Horza vit l’écran flamboyer intégralement, puis les capteurs accommodèrent et compensèrent l’excès de brillance. Il s’était attendu à ce que la Culture découpe toute l’Orbitale à coups d’énergie-réseau, puis crible les morceaux de rayons EAM, mais rien de tel n’arriva. Au lieu de cela, un unique faisceau lumineux d’un blanc aveuglant apparut sur toute la largeur de la face diurne de l’Orbitale, dessinant une lame fine et impitoyable porteuse de destruction silencieuse qui fut instantanément noyée dans le manteau nuageux, moins éclatant maintenant, mais toujours aussi blanc. Ce trait de lumière faisait partie intégrante du réseau proprement dit, ce tissu d’énergie qui sous-tendait l’univers entier et le séparait du règne un peu plus jeune et plus limité de l’antimatière.

Comme les Idirans, la Culture savait à présent maîtriser en partie cette puissance redoutable, suffisamment du moins pour la mettre au service de l’annihilation. Sur l’Orbitale pointait à présent un pinceau d’énergie venu de nulle part et qui traversait de part en part l’univers tridimensionnel ; devant lui la Mer Circulaire entrait en ébullition, les deux mille kilomètres de muraille transparente entraient en fusion, le fondement même de l’Orbitale se volatilisait sur ses trente-cinq mille kilomètres de largeur.

Vavatch, cet anneau de quatorze millions de kilomètres, était en train de se dérouler. Telle une chaîne aux maillons brisés.

Il n’y avait plus rien pour maintenir sa cohésion ; la force engendrée par sa propre rotation, source de son cycle jour-nuit et de sa gravité artificielle, allait la faire voler en éclats. À une vitesse avoisinant les cent trente kilomètres seconde, Vavatch se précipitait dans les profondeurs de l’espace en se détendant comme un ressort brusquement libéré.

Le trait de feu livide disparut et réapparut à plusieurs reprises, poursuivant méthodiquement sa trajectoire circulaire autour de l’Orbitale pour revenir à son point d’impact initial, divisant proprement l’ensemble en carrés de trente-cinq mille kilomètres de côté, chacun contenant une tranche composée de trillions et de trillions de tonnes de matériau de base ultradense, d’eau, de terre et d’air.

Vavatch virait au blanc. Le quadrillage provoqua tout d’abord l’apparition d’une bordure nuageuse due à l’évaporation de l’eau, puis l’air qui s’échappait de chaque carré comme l’épais fumet qui s’élève d’un plat posé sur une table transforma la vapeur d’eau en glace. L’océan lui-même, qui n’était plus maintenu en place par la force de la rotation, commençait à se déplacer, à se déverser avec une lenteur infinie par-dessus le bord des plaques de matériau fragmenté, puis se muait en glace à son tour et s’envolait dans l’espace en tournoyant sur lui-même.

Le pinceau de lumière resplendissant et précis poursuivait sa progression, revenant en sens inverse de la rotation, tranchant sans bavure des sections incurvées d’Orbitale qui continuaient de tourner sur elles-mêmes, en émettant des éclairs soudains, mortels, une lumière dont la source se situait en dehors de la substance normale de la réalité.

Horza se souvint du nom que Jandraligeli avait donné au phénomène le jour où Lénipobra avait évoqué avec tant d’enthousiasme la destruction de l’Orbitale.

« L’arme de la fin du monde », avait-il déclaré. Contemplant l’écran, Horza crut comprendre ce qu’avait voulu dire le mondlidicien.

Tout était en train de disparaître à jamais. Tout. L’épave de l’Olmédréca, l’iceberg tabulaire qu’il avait heurté, l’épave de la navette, le cadavre de Mipp, celui de Lénipobra, les restes de Fwi-Song et de M. Premier… Et les autres Mangeurs, ceux qu’il avait quittés vivants – si on n’était pas venu les chercher, ou s’ils avaient persisté dans leur refus. Et l’arène de Débâcle, les bassins d’amarrage, le cadavre de Kraiklyn, l’hydroglisseur, les animaux terrestres et marins, les oiseaux, les germes, tout. Tout cela se consumait ou se congelait en un éclair et, subitement privé de poids, se retrouvait projeté dans l’espace, vers l’anéantissement et la mort.

L’infatigable trait de feu acheva son parcours autour de l’Orbitale et revint pratiquement à son point de départ. Vavatch n’était plus qu’une rosace de carrés plats et blancs qui s’éloignaient lentement les uns des autres en direction des étoiles : quatre cents tranches distinctes d’eau, de vase, de terre et de matériau de base, le tout en congélation rapide, qui filaient de biais au-dessus ou au-dessous du plan des planètes du système comme autant de mondes quadrangulaires isolés.

Il y eut alors un moment de grâce tandis que Vavatch rendait l’âme dans une explosion de splendeur solitaire. En son cœur de ténèbres naquit une déflagration lactescente, un nouveau flamboiement d’étoiles : le Moyeu de l’Orbitale était à son tour frappé par la terrible source d’énergie qui venait de foudroyer le monde proprement dit.

Alors, telle une cible atteinte, Vavatch s’embrasa tout entière.

Au moment où Horza se disait que la Culture allait sûrement se contenter de ce résultat, l’écran s’emplit à nouveau de lumière. Les tranches aplaties pareilles à des cartes à jouer disparurent ainsi que le Moyeu dans une explosion de lumière coruscante et glacée, comme si un million d’infimes étoiles blanches transperçaient de leur fulgurance chacun des morceaux éclatés.

Puis la luminescence s’affadit, et on vit que les quatre cents portions de monde et leur Moyeu central avaient cédé la place à un réseau de blocs en forme de dés qui explosaient tour à tour en se détachant les uns des autres, ainsi que de l’Orbitale en pleine désintégration.

Les blocs s’embrasèrent à leur tour et éclatèrent lentement en un milliard de petits points lumineux qui, en s’évanouissant, laissèrent derrière eux des traces presque trop infimes pour être perçues.

Vavatch n’était plus qu’un disque ventru en forme de spirale où tournoyaient des échardes scintillantes, et qui s’enflait très lentement sur fond d’étoiles lointaines tel un anneau de poussière chatoyante. Avec son noyau resplendissant, on croyait voir un monstrueux œil fixe et sans paupière.

L’écran s’illumina une dernière fois. Cette fois, on ne pouvait plus distinguer de points lumineux isolés. C’était comme si l’image floue, agrandie, du monde circulaire maintenant morcelé luisait sous l’effet de sa propre chaleur interne, et en extrayait un nuage en forme de tore, un halo de luminosité blanche pourvu en son centre d’un iris évanescent. Puis le spectacle prit fin, et, dans son lent épanouissement, le nimbe du monde anéanti ne fut bientôt plus éclairé que par le soleil.

Il y avait certainement encore beaucoup à voir sur d’autres longueurs d’ondes, mais l’écran du mess était en mode lumière normale. Seuls les Mentaux et les astronefs contempleraient dans sa totalité la destruction de l’Orbitale ; eux seuls seraient en mesure d’y voir tout ce qu’elle avait à offrir. De la gamme totale du spectre électromagnétique, l’œil nu des humains ne pouvait percevoir qu’un pour cent, une unique octave de rayonnement sur un interminable clavier de tons. Les capteurs de vaisseaux n’en perdraient pas une miette ; ils recevraient tout, jusqu’au bout du spectre, de manière beaucoup plus détaillée et à une vitesse apparente beaucoup plus réduite. L’œil humain avait beau trouver impressionnante la destruction de l’Orbitale, il n’en passait pas moins complètement à côté de sa véritable dimension. Un spectacle destiné aux machines, songea Horza ; voilà ce dont il s’agit en fait. Une attraction pour ces fichues machines.

— Par Chicel…, fit Dorolow.

Wubslin soupira bruyamment et secoua la tête. Yalson se tourna vers Horza. Aviger resta face à l’écran.

— Étonnant, ce qu’on peut réaliser quand on s’y met, n’est-ce pas…, Horza ?

Bêtement, il crut d’abord que c’était Yalson qui venait de parler. Mais naturellement, c’était Balvéda.

Celle-ci relevait lentement la tête. Ses grands yeux noirs bien ouverts, elle avait l’air sonnée et se laissait toujours aller en avant contre les sangles de son siège. Néanmoins, elle s’était exprimée d’une voix claire et assurée.

Yalson tendit la main vers l’arme posée sur la table, mais se borna à l’attirer à elle, sans la prendre en main. Elle enveloppa l’agent de la Culture d’un regard soupçonneux. Aviger, Dorolow et Wubslin la contemplaient aussi.

— Les batteries de l’étourdisseur sont à plat, ou quoi ? interrogea Wubslin.

Yalson continuait à regarder Balvéda, les yeux plissés.

— Tu t’emmêles un peu. Gravante… enfin, quel que soit ton vrai nom. Parce que lui, c’est Kraiklyn.

Balvéda sourit à Horza, qui tâchait de ne rien laisser paraître. Il ne savait plus quelle conduite adopter. Il n’en pouvait plus. Tout cela lui demandait trop d’efforts. Advienne que pourra, songea-t-il. Il en avait assez de prendre des décisions.

— Alors, reprit Balvéda. Tu vas le leur dire, ou bien faut-il que je m’en charge ?

Il ne répondit pas. Il observait le visage de la jeune femme. Celle-ci inspira profondément et reprit :

— Très bien, puisque c’est comme ça, je dis tout. (Elle se tourna vers Yalson.) Cet homme s’appelle Bora Horza Gobuchul, et il prend l’apparence de Kraiklyn. Horza est un Métamorphe de Heibohre et travaille pour les Idirans. Cela dure depuis six ans. Il s’est métamorphosé pour devenir Kraiklyn. À mon avis, votre véritable chef est mort. Horza l’a sans doute tué, ou au moins abandonné dans un coin d’Évanauth ou de ses environs. Je suis sincèrement désolée. (Elle les regarda tour à tour, sans oublier le petit drone.) Et si je ne me trompe pas, nous voilà tous partis pour aller faire un petit tour dans un endroit appelé Monde de Schar. Enfin, en ce qui vous concerne du moins. J’ai idée que mon parcours personnel va s’avérer légèrement plus court – et infiniment plus long.

Balvéda gratifia Horza d’un sourire ironique.

— Deux, maintenant ? fit le drone sans s’adresser à personne en particulier. Je suis coincé dans une antiquité pleine de fuites et digne d’un musée avec à bord deux déments à tendance paranoïaque ?

— Ce n’est pas vrai ? demanda Yalson sans tenir compte de l’intervention de la machine et en fixant intensément Horza. Ce n’est pas vrai… ? Elle ment, n’est-ce pas ?

Wubslin se retourna vers le Métamorphe. Aviger et Dorolow échangèrent un regard. Horza soupira et ôta ses pieds de la table pour se redresser sur son siège. Il se pencha en avant et cala ses coudes sur la table, puis son menton dans ses paumes. Il observait la scène, tous les sens en éveil, cherchant à jauger l’humeur des personnes présentes. Il avait conscience de la distance à laquelle chacun d’entre eux se trouvait, conscience de la tension qui les gagnait, et savait exactement combien de temps il lui faudrait pour dégainer le pistolet à plasma qu’il portait sur sa hanche droite. Il leva la tête et les dévisagea l’un après l’autre avant de s’arrêter sur Yalson.

— Si, fit-il. C’est vrai.

Le silence se fit. Horza attendait une réaction. Au lieu de cela, on entendit une porte s’ouvrir au bout du couloir de la section habitation. Tous les regards se tournèrent vers la porte.

Neisin fit son apparition, vêtu en tout et pour tout d’un short crasseux. Tout décoiffé, les yeux mi-clos, il avait la peau constellée de taches alternativement sèches ou moites et le teint blafard. Des relents de boisson se propagèrent progressivement dans le mess. Il embrassa la pièce du regard, bâilla, salua l’assistance d’un hochement de tête puis désigna vaguement les débris qui gisaient toujours un peu partout alentour et dit :

— Y a presque autant de pagaïe ici que dans ma cabine. On croirait qu’on a manœuvré, ou quelque chose dans ce genre. Excusez-moi. Je croyais que c’était l’heure de manger. Bon, je crois que je vais retourner me coucher.

Sur quoi il bâilla à nouveau et s’en fut. La porte se referma derrière lui.

Balvéda riait sans bruit. Horza distingua des larmes dans ses yeux. Les autres semblaient simplement perplexes. Le drone annonça :

— Ma foi, l’observateur qui sort d’ici est sans doute la seule personne douée de raison à bord de cet asile ambulant. (La machine pivota sur la table et en érafla la surface en se retournant vers Horza.) Prétendez-vous réellement être un de ces légendaires imitateurs d’êtres humains ? lui demanda-t-il avec un soupçon de sarcasme dans la voix.

Horza dirigea son regard vers le bout de la table, puis le plongea dans les yeux soucieux et méfiants de Yalson.

— C’est ce que je suis, oui.

— Mais leur race est éteinte ! commenta Aviger en secouant la tête.

— Certainement pas, contra Balvéda en tournant brièvement vers le vieil homme sa tête à l’ossature délicate. Mais ils font dorénavant partie de la sphère d’influence idirane ; ils ont été absorbés. Certains d’entre eux soutenaient les Idirans depuis toujours ; d’autres sont partis ou ont décidé d’unir leur destinée à celle des Idirans. Horza est de la première espèce. Il ne peut pas supporter la Culture. S’il vous emmène tous sur le Monde de Schar, c’est dans le but d’y récupérer un Mental naufragé pour le compte de ses maîtres idirans. Un Mental de la Culture. Afin que la galaxie soit libérée du joug humain et que les Idirans aient enfin les mains libres pour…

— Ça suffit, Balvéda, coupa Horza.

Elle haussa les épaules.

— Alors tu es Horza, fit Yalson en le montrant du doigt. (Il acquiesça, et elle secoua négativement la tête.) Je ne peux pas y croire. Je commence à penser comme le drone : vous êtes tous les deux fous à lier. Tu as pris un sale coup sur la tête, Kraiklyn ; quant à toi, ma fille, fit-elle en se tournant vers Balvéda, ce truc-là a dû te déranger la cervelle.

Yalson ramassa l’étourdisseur pour le reposer aussitôt.

— Ma foi, déclara Wubslin en se grattant la tête et en regardant Horza comme s’il était une espèce de pièce à conviction, je trouvais bien le commandant un peu bizarre. Ce qu’il a fait dans le VSG ne lui ressemblait pas du tout.

— Qu’est-ce que tu as fait, Horza ? s’enquit Balvéda. J’ai manqué quelque chose, à ce qu’il paraît. Comment as-tu réussi à te sortir de là ?

— Par la voie des airs, Balvéda. Je me suis servi des moteurs et du laser pour m’ouvrir un passage.

— Vraiment ?

Balvéda rejeta la tête en arrière et éclata à nouveau de rire. Mais ce rire, s’il se prolongea assez longtemps, était un peu trop sonore, et les larmes lui vinrent un peu trop promptement aux yeux.

— Ho-ho ! Eh bien, là, tu m’en bouches un coin. Moi qui croyais qu’on t’avait enfin coincé.

— À quel moment as-tu compris la vérité ? lui demanda-t-il posément.

Elle renifla et chercha à s’essuyer le nez sur son épaule.

— Compris quoi ? Ah, tu veux dire : à quel moment j’ai compris que tu n’étais pas Kraiklyn ? (Elle passa sa langue sur sa lèvre supérieure.) Oh, juste avant que tu ne montes à bord. On avait lancé un microdrone travesti en mouche. Il était programmé pour se poser sur quiconque s’approcherait du vaisseau tant qu’il était au dock, et pour prélever un échantillon de peau, ou un poil. Nous t’avons identifié à partir de tes chromosomes. Il y avait un autre agent à l’extérieur ; il a dû braquer son effecteur sur les commandes du dock quand il a compris que tu étais prêt à décoller. Moi, j’étais censée agir au mieux au cas où tu ferais ton apparition. Te tuer, te capturer, mettre le vaisseau hors d’usage, bref… n’importe quoi. Mais ils m’ont mise au courant trop tard. Ils savaient que leurs signaux pouvaient être interceptés, mais comme ils commençaient à s’inquiéter sérieusement, ils m’ont tout de même avertie.

— C’était ça, le bruit que tu as entendu dans son fourre-tout juste avant que je ne l’étourdisse, dit Horza à Yalson avant de reporter son regard sur Balvéda. Au fait, je me suis débarrassé de ton matériel. Je l’ai balancé dans les vactubes. Ta bombe a explosé.

Balvéda parut s’affaisser encore plus dans son siège. Manifestement, elle avait gardé l’espoir de récupérer ses affaires. À la limite, elle avait espéré que la bombe se déclencherait plus tard et que, mourir pour mourir, elle ne serait pas morte toute seule… et pour rien.

— Ah oui, fit-elle en baissant les yeux sur la table, les vactubes.

— Et Kraiklyn dans tout ça ? interrogea Yalson.

— Mort, répondit Horza. Je l’ai tué.

— Ah bon, fit-elle avec de petits claquements de langue exprimant sa désapprobation. Enfin, c’est comme ça. J’ignore si vous êtes tous les deux fous ou si vous dites la vérité ; les deux possibilités sont également sordides. (Elle regarda Balvéda, puis Horza, et dit à ce dernier en haussant les sourcils :) Au fait, si tu es bien Horza, ça me fait moins plaisir de te revoir que je n’aurais cru.

— Je suis désolé.

Elle se détourna de lui.

— Je continue de croire que la meilleure solution est de retourner au VSG et de soumettre toute l’affaire aux autorités, dit le drone en s’élevant très légèrement au-dessus de la table et en les regardant tour à tour.

Horza se pencha en avant et lui donna de petits coups sur la coque. La machine se retourna pour lui faire face.

— Sache, tas de ferraille, que nous nous dirigeons vers le Monde de Schar. Si tu souhaites réintégrer le VSG, je serai ravi de t’expédier dans un vactube et de te laisser retrouver tout seul ton chemin. Mais si tu parles encore une seule fois de faire marche arrière et de subir un procès en règle, je fais sauter ta putain de cervelle synthétique, compris ?

— Comment osez-vous me parler sur ce ton ? beugla le drone. Je vous prie de considérer que je suis un Artefact Libre et Accrédité, certifié intelligent-conscient aux termes des Lois sur le Libre-Arbitre promulguées par le Bureau des Critères Moraux Unifiés de la zone de Vavatch, et bénéficiant de tous les attributs de la citoyenneté de l’Hétérocratie de Vavatch. J’aurai bientôt remboursé intégralement ma Dette de Génération, ce qui me permettra de faire exactement ce qui me plaît, et sachez que j’ai d’ores et déjà été accepté dans un cours supérieur de parathéologie appliquée, à l’Université de…

— Est-ce que tu vas bientôt fermer ton putain de… de haut-parleur et m’écouter ? vociféra Horza, mettant ainsi fin au monologue ininterrompu de la machine. Nous ne sommes pas sur Vavatch, et je me fiche de savoir à quel point tu es malin et bardé de qualifications. Tu es maintenant à bord de ce vaisseau, et tu fais ce que je te dis de faire. Tu veux débarquer ? Eh bien, vas-y, regagne tout seul ce qui reste de ta putain de précieuse Orbitale ! Mais si tu restes, tu obéis aux ordres. Sinon, à la ferraille.

— Ce sont les termes du choix qui s’offre à moi ?

— Tout juste. Alors mets à profit un peu de ton fameux libre-arbitre accrédité et prends ta décision sur-le-champ.

— Je… (Le drone s’éleva à nouveau dans les airs, puis redescendit vers la table.) Hmm, fit-il. Très bien. Je reste.

— Et j’obéis aux ordres.

— Et j’obéis aux ordres…

— Parfait, et maintenant…

— … dans les limites de la raison.

— Attention, tas de ferraille…, menaça Horza en faisant mine de saisir son pistolet à plasma.

— Oh, bonté divine, l’ami ! s’exclama le drone. Qu’est-ce qu’il vous faut donc ? Un robot ? ironisa-t-il. On ne peut pas « éteindre » mes facultés de raisonnement en appuyant sur un bouton ; je ne saurais choisir de ne pas avoir de libre-arbitre. Je peux très bien jurer d’obéir à n’importe quel ordre donné sans me soucier des conséquences, vous savez ; et même m’engager à me sacrifier pour vous si vous me le demandez. Seulement, je mentirais dans le seul but de rester en vie. Je promets de me montrer aussi obéissant et loyal que n’importe quel autre membre humain de l’équipage… sinon le plus obéissant et le plus loyal. Par pitié, mon ami, au nom de la raison, que pouvez-vous demander de plus ?

Saleté de faux jeton, songea Horza.

— Ma foi, je suppose qu’il faudra s’en contenter. Et maintenant…

— Néanmoins, je suis immédiatement contraint de vous informer légalement que, aux termes de mon Contrat Constructif Rétrospectif, mon Contrat de Prêt allié à ma Dette de Génération et mon Contrat de Travail, le fait de m’avoir enlevé de force à mon lieu de travail vous oblige à prendre à votre charge le remboursement de ladite dette, et ce jusqu’à mon retour, et vous rend passible de poursuites au titre du droit civil autant que pénal, et…

— Bon sang, drone, coupa Yalson. T’es sûr que c’est pas plutôt en droit que tu devrais t’inscrire ?

— J’assume toutes mes responsabilités, drone, l’informa Horza. Et maintenant, tu vas la fer…

— Eh bien, j’espère que vous êtes assuré en conséquence, marmotta le drone.

— … mer !

— Horza ? fit Balvéda.

— Oui, Pérosteck ?

Il se tourna vers elle avec soulagement. La jeune femme avait les yeux brillants. Elle se passa de nouveau la langue sur la lèvre supérieure, puis se remit à fixer le dessus de la table, la tête baissée.

— Et moi, qu’est-ce que je deviens dans tout ça ?

— Eh bien, répondit-il lentement, il m’est bien venu à l’idée de te balancer toi aussi dans un vactube…

Il la vit se contracter, ainsi d’ailleurs que Yalson ; celle-ci se tourna sur sa chaise afin de lui faire face, les poings serrés et la bouche ouverte pour parler. Il poursuivit :

— … Mais tu peux encore m’être de quelque utilité, et… ma foi, appelle ça du sentiment si tu veux. (Un sourire. Puis :) Naturellement, il va falloir que tu sois très sage.

Balvéda leva les yeux sur lui. On voyait sur son visage qu’elle retrouvait de l’espoir, mais aussi qu’elle craignait de se réjouir trop vite.

— Tu es sincère, j’espère ? demanda-t-elle calmement.

Horza acquiesça.

— Absolument. De toute façon, je ne peux pas me débarrasser de toi avant de savoir comment tu as fait pour t’enfuir de la Main de Dieu.

Balvéda se détendit et respira profondément. Le rire qui s’échappa de ses lèvres fut presque silencieux. Yalson rivait sur Horza un regard amer tout en pianotant sur la table.

— Yalson, dit Horza. J’aimerais que Dorolow et toi emmeniez Balvéda quelque part pour… la déshabiller. Enlevez-lui sa combinaison, mais aussi le reste. (Il sentit tous les regards peser sur lui. Balvéda prit un air faussement choqué et arqua les sourcils. Il poursuivit :) Prenez le matériel chirurgical et, quand elle sera nue, faites-lui passer tous les examens possibles et imaginables ; il faut s’assurer qu’elle n’a sur elle ni poche dermique, ni implants, ni prothèses ; soumettez-la aux ultrasons, aux rayons X, à la RMN, tout. Cela fait, vous lui trouverez des vêtements. Jetez sa combi dans un vactube, ainsi que tous bijoux ou autres affaires personnelles de quelque taille que ce soit, même si elles semblent parfaitement inoffensives.

— Tu veux peut-être aussi qu’on la lave, qu’on l’enduise d’huile, puis qu’on lui mette une tunique blanche et qu’on l’étende sur un autel de pierre, non ? fit Yalson d’un ton acide.

Horza secoua la tête.

— Je veux qu’on lui enlève tout ce qui pourrait lui servir d’arme, tel quel ou après transformation. Parmi les derniers gadgets distribués par la Culture aux agents de Circonstances Spéciales, il y a ce qu’ils appellent des « mémoformes » ; celles-ci peuvent prendre l’aspect de broches, de médaillons… (il sourit à Balvéda, qui réagit en hochant la tête d’un air amer) ou de n’importe quoi d’autre. Mais qu’on leur fasse subir un certain traitement – en les touchant au bon endroit, par exemple, en les mouillant ou en prononçant un mot bien précis –, et elles se transforment en communicateur, en arme ou en bombe. Je ne veux pas prendre le risque de garder à bord tout objet potentiellement plus dangereux que Balvéda elle-même.

— Que se passera-t-il quand on arrivera sur le Monde de Schar ? interrogea cette dernière.

— On va te donner des vêtements chauds. Si tu t’emmitoufles bien, tu ne risques rien. Mais ni combi, ni armes.

— Et nous ? demanda Aviger. Qu’est-ce qu’on est censés faire en arrivant là-bas ? En partant du principe qu’ils te laisseront aborder, ce qui m’étonnerait.

— Je ne sais pas encore, répondit sincèrement Horza. Vous serez peut-être obligés de venir avec moi. Je vais voir si je peux ou non intervenir sur les codes d’accès du vaisseau. Il se peut que vous puissiez tous demeurer à bord ; mais si ça se trouve, vous devrez descendre à terre avec moi. Quoi qu’il en soit, il y a là-bas d’autres Métamorphes, des gens comme moi mais qui ne travaillent pas pour les Idirans. Ils devraient pouvoir vous prendre en charge si mon absence se prolonge.

« Naturellement, reprit-il en regardant Yalson, si l’un d’entre vous souhaite m’accompagner, je suis sûr qu’on peut considérer cette mission comme une de vos opérations habituelles, y compris au niveau du partage des gains. Quand je n’aurai plus besoin de la TAC, ceux d’entre vous que ça intéresse pourront se l’approprier et en faire ce qu’ils voudront ; la vendre, par exemple. À votre guise. Quoi qu’il arrive, vous serez libres de faire ce qui vous plaît dès que j’aurai rempli ma mission sur le Monde de Schar – ou, du moins, quand j’aurai fait tout ce qui est en mon pouvoir pour l’accomplir.

Yalson, qui ne l’avait pas quitté des yeux, se détourna en secouant la tête. Wubslin regardait en direction de la passerelle. Aviger et Dorolow se regardaient dans les yeux. Le drone ne soufflait mot.

— Bon, reprit Horza en se levant avec raideur. Yalson et Dorolow, si vous voulez bien vous occuper de Balvéda… (Avec une répugnance affichée, Yalson soupira et se leva à son tour. Dorolow entreprit de défaire les sangles qui maintenaient encore l’agent de la Culture.) Et montrez-vous très prudentes avec elle, insista-t-il. Que l’une de vous deux se tienne constamment à distance en braquant son arme sur elle pendant que l’autre la fouille.

Yalson marmotta quelques mots inintelligibles et ramassa l’étourdisseur sur la table. Horza se tourna vers Aviger.

— On devrait dire à Neisin qu’il a vraiment raté quelque chose, tu ne crois pas ?

Aviger hésita, puis opina.

— D’accord, Kraik…

Il s’interrompit, émit deux ou trois sons indistincts puis se tut. Il se remit debout et partit d’un bon pas en direction des cabines.

— Moi, je vais aller ouvrir les compartiments avant, histoire de jeter un coup d’œil au laser, Kraiklyn, si tu n’y vois pas d’objections, ajouta Wubslin. Enfin, je veux dire : Horza.

Immobile, les sourcils froncés, l’ingénieur se grattait le cuir chevelu. Horza lui répondit d’un hochement de tête. L’autre mit la main sur une cruche à bec propre et intacte, alla se servir à boire au distributeur de boissons fraîches puis suivit le même chemin qu’Aviger.

Dorolow et Yalson avaient fini de libérer Balvéda. Pâle, celle-ci s’étira de toute sa haute taille en fermant les yeux et en rejetant la tête en arrière. Puis elle passa la main dans sa courte chevelure rousse. Dorolow la tenait à l’œil. Yalson avait l’étourdisseur en main. Balvéda fit rouler ses épaules, puis fit signe qu’elle était prête.

— Bien, fit Yalson en agitant son arme pour lui intimer l’ordre d’avancer. On va faire ça dans ma cabine.

Horza se leva pour laisser passer les trois femmes. Lorsque Balvéda arriva devant lui, marchant à longues foulées souples que ne gênait en aucune manière sa combinaison légère, il lui demanda :

— Alors, Balvéda… On peut savoir comment tu t’es sauvée de la Main de Dieu ?

La jeune femme s’arrêta et dit :

— J’ai tué le garde et j’ai attendu, Horza. L’UCG a réussi à capturer le croiseur sans lui causer de dégâts. Au bout d’un moment, de gentils drones-soldats sont venus me libérer.

Un haussement d’épaules.

— Seule et sans armes, tu t’es débrouillée pour abattre un Idiran en armure de combat et équipé d’un laser ? demanda Horza d’un ton sceptique.

Nouveau haussement d’épaules.

— Je n’ai pas dit que ça avait été facile.

— Et Xoralundra ? s’enquit Horza en réprimant un sourire.

— Ton vieux copain idiran ? Il a probablement pu s’enfuir. Quelques-uns y sont parvenus. En tout cas, il n’était ni parmi les morts ni parmi les captifs.

Le Métamorphe acquiesça et lui fit signe de poursuivre son chemin. Yalson et Dorolow sur ses talons, Pérosteck Balvéda disparut dans la coursive menant à la cabine de Yalson. Horza reporta son attention sur le drone toujours posé sur la table.

— Crois-tu pouvoir te rendre utile, drone ?

— Puisque vous avez manifestement l’intention de nous garder tous prisonniers ici, et de nous emmener avec vous sur ce tas de boue peu séduisant et loin de tout, autant contribuer à rendre le voyage aussi peu dangereux que possible. Je peux vous apporter mon aide pour ce qui concerne la maintenance du vaisseau, si vous voulez. Toutefois, je préférerais nettement que vous m’appeliez par mon nom, au lieu d’employer les termes « drone » ou « machine » qui, dans votre bouche, sonnent comme des gros mots. Mon nom est Unaha-Closp. Est-ce trop vous demander que de l’utiliser quand vous me parlez ?

— Mais pas du tout, Unaha-Closp, pas du tout, répondit Horza en en rajoutant dans la servilité. Croyez bien qu’à l’avenir je ne manquerai pas de vous donner ce nom.

— Cela vous paraît peut-être amusant, reprit le drone en s’élevant à la hauteur des yeux de l’homme, mais, pour moi, c’est important. Je ne suis pas un simple ordinateur ; je suis un drone. Je suis conscient, et je possède une identité individuelle. D’où le fait que je porte un nom.

— Puisque je te dis que je m’en servirai.

— Merci. Je m’en vais voir si votre ingénieur a besoin d’aide pour inspecter le logement du laser.

Sur ces mots, il se rapprocha de la porte. Horza le suivit du regard.

Le Métamorphe resta seul. Il se rassit et contempla l’écran au fond du mess. Les restes de Vavatch y luisaient d’un éclat stérile ; le vaste nuage de matière était encore visible, mais il se refroidissait et, formant un amas sans vie, s’enfonçait en tournoyant dans l’espace. À mesure que le temps passait, il devenait de plus en plus irréel, fantomatique, immatériel.

Horza se laissa aller contre le dossier de son siège et ferma les yeux. Il préférait attendre un peu avant d’aller dormir, pour laisser aux autres le temps de méditer sur ce qu’ils venaient d’apprendre. Après cela, ils seraient plus prévisibles ; Horza saurait s’il était en sécurité pour l’instant, ou bien s’il devait tous les surveiller de près.

D’autre part, il tenait à attendre que Yalson et Dorolow en aient fini avec Balvéda. L’agent de la Culture avait peut-être décidé d’attendre son heure, maintenant qu’elle était rassurée sur son avenir proche ; mais elle pouvait toujours tenter quelque chose. Auquel cas il voulait être éveillé. Il ne savait toujours pas s’il la tuerait ou non, mais au moins avait-il maintenant le temps d’y réfléchir, lui aussi.

La Turbulence Atmosphérique Claire compléta sa correction de trajectoire programmée et orienta son nez vers la Falaise Scintillante ; elle ne se dirigeait pas précisément vers l’étoile du Monde de Schar, mais suivait un itinéraire qui, en gros, l’amènerait dans ses parages.

Derrière elle, réduite à l’état d’innombrables fragments scintillants, l’Orbitale de Vavatch continuait à prendre de l’expansion ; elle irradiait, se dissolvait lentement dans le système qui portait son nom, et s’enflait vers les étoiles, portée par les furieux tourbillons de vent stellaire nés de la destruction d’un monde tout entier.

Horza resta quelques instants seul dans le mess, à regarder se dissiper les reliques de l’Orbitale.

Lumière sur fond de ténèbres, et un épais tore de débris, presque de néant. Un monde éradiqué d’un seul coup. Non pas seulement détruit – la toute première décharge d’énergie-réseau y aurait amplement pourvu –, mais oblitéré, décomposé avec soin et précision, presque avec art ; l’annihilation comme expérience esthétique. Il y avait une grâce arrogante dans tout cela, dans la froideur absolue de cette perversité raffinée… On en restait aussi impressionné qu’horrifié. Même Horza était obligé de reconnaître qu’il éprouvait – bien malgré lui – une certaine admiration.

En voulant donner une leçon aux Idirans et au reste de la communauté galactique, la Culture n’avait pas ménagé ses effets. De cette redoutable manifestation d’effort et de talent, elle avait réussi à faire une œuvre d’art… Mais c’était un message qu’elle allait regretter, songea Horza tandis que l’hyperlumière fonçait, à la différence de la lumière ordinaire, à travers la galaxie.

Voilà ce que la Culture avait à offrir ; c’était son signal, son avertissement, son héritage : le chaos naissant de l’ordre, la destruction surgissant de la construction, la mort surgissant de la vie.

Vavatch serait davantage que son propre monument funéraire ; elle commémorerait par la même occasion l’ultime et macabre manifestation de l’idéalisme fatal de la Culture, l’aveu tardif prouvant que non seulement elle n’était pas meilleure que les autres civilisations, mais en plus qu’elle était nettement, très nettement pire.

Ces gens cherchaient à dépouiller l’existence de toutes les injustices, à supprimer toutes les erreurs possibles dans ce message éternellement transmis qu’était la vie, erreurs qui, pourtant, donnaient à celle-ci sa raison d’être et de progresser (le souvenir des ténèbres le submergea et le fit frissonner)… Mais l’erreur ultime, suprême, c’étaient eux-mêmes qui la commettraient, et elle signerait leur perte.

Horza hésita à rejoindre la passerelle afin de basculer l’écran en mode espace réel et donc de revoir l’Orbitale intacte, telle qu’elle se présentait encore quelques semaines auparavant, lorsque la lumière réelle à travers laquelle se déplaçait la TAC était partie de Vavatch. Puis il secoua lentement la tête bien qu’il n’y eût personne pour le voir, et préféra rester devant l’écran silencieux, dans le fouillis du réfectoire désert.

Bilan : deux

Le yacht jeta l’ancre dans une baie aux rives boisées. L’eau était limpide et, dix mètres sous les vagues miroitantes, on apercevait le fond sablonneux du mouillage. De grands arbres à feuillage bleu persistant se succédaient en dessinant un arc de cercle approximatif au bord de la petite anse, et leurs racines qu’on aurait dites poussiéreuses apparaissaient çà et là sur le grès ocre auquel elles s’accrochaient. De petites falaises taillées dans la même roche et parsemées de fleurs aux couleurs vives surplombaient des plages au sable doré. Le yacht blanc dont le reflet étiré dansait sur les eaux telle une flamme silencieuse amena ses hautes voiles et se laissa doucement ballotter par la petite brise qui venait d’une zone de la forêt et caressait la baie arrondie.

Quelques personnes partirent vers le rivage à bord de petits canoës ou dinghies, quand ils ne sautaient pas dans l’eau tiède pour s’y rendre à la nage. Parmi les cérévells qui avaient escorté le yacht tout au long de son voyage depuis son port d’attache, certains restèrent et se mirent à s’ébattre dans la baie ; leurs longs corps rouges glissaient entre deux eaux, autour du bateau et par-dessous sa coque, et les falaises basses qui faisaient face à la mer renvoyaient l’écho de leur souffle râpeux. Il leur arrivait parfois de pousser gentiment un des bateaux, et de temps en temps un nageur jouait avec ces animaux lisses et brillants, plongeant pour évoluer à côté d’eux, les toucher et s’accrocher à eux.

Peu à peu, les cris des passagers s’éloignèrent. Ils tirèrent leurs petites embarcations à terre et s’enfoncèrent dans les bois pour aller explorer l’île déserte. Les vagues modestes de la mer intérieure léchaient le sable défloré.

Fal ’Ngeestra soupira et, après avoir fait une fois le tour du bateau, prit place près de la poupe sur un siège rembourré. Elle se mit à jouer distraitement avec un cordage attaché à un étançon et à y frotter sa main. Le jeune homme qui lui avait parlé le matin même, alors que le yacht s’éloignait du continent pour faire doucement voile vers les îles, l’aperçut et vint la rejoindre.

— Vous n’irez donc pas jeter un coup d’œil à l’île ? demanda-t-il.

Il était mince, aérien. Sa peau était d’un jaune foncé tirant sur le doré, une peau lustrée qui la faisait penser à un hologramme parce que son éclat paraissait plus étendu que les membres eux-mêmes.

— Je n’en ai pas envie, répondit Fal.

Elle n’avait pas eu envie que ce garçon vienne lui parler, un peu plus tôt dans la matinée, et maintenant encore, elle ne tenait pas à bavarder. Elle regrettait d’avoir voulu prendre part à cette croisière.

— Pourquoi ? insista-t-il.

Elle ne se rappelait pas son nom. Quand il avait commencé à lui parler, elle ne lui avait guère prêté attention. Peut-être ne le lui avait-il même pas révélé ; mais c’était peu probable.

— C’est comme ça, voilà tout.

Elle haussa les épaules, toujours sans le regarder.

— Ah ?

Il resta quelques instants silencieux. Elle avait conscience de son corps, où se réverbérait la lumière du soleil, mais ne se retourna pas pour le regarder. Elle contemplait les arbres lointains, les vagues, la silhouette rougeâtre des cérévells dont le dos s’arrondissait à la surface lorsqu’ils remontaient respirer avant de plonger à nouveau.

— Je comprends ce que vous ressentez, ajouta alors le jeune garçon.

— Vraiment ? fit-elle en se retournant.

Il eut l’air un peu surpris, puis hocha la tête.

— Vous en avez assez, hein ?

— Possible, fit-elle en détournant à nouveau le regard. Un petit peu, oui.

— Pourquoi est-ce que ce vieux drone vous suit partout ?

Elle lui jeta un coup d’œil. Jase était pour l’heure à l’intérieur du bateau, où elle l’avait envoyé lui chercher à boire. Il s’était embarqué avec elle au port et depuis, il ne l’avait pratiquement plus quittée. Protecteur et constamment dans les parages, comme à son habitude. Elle haussa à nouveau les épaules et regarda un vol d’oiseaux prendre son essor dans le ciel de l’île. Ils tournoyaient ou bien piquaient tout droit vers le sol en lançant leurs appels.

— Il s’occupe de moi, répondit-elle enfin.

Elle baissa les yeux sur ses mains et regarda le soleil miroiter sur ses ongles.

— Vous avez besoin qu’on s’occupe de vous ?

— Non.

— Alors pourquoi le fait-il ?

— Je l’ignore.

— Vous êtes très mystérieuse, vous savez.

Même sans le regarder, elle crut déceler un sourire dans sa voix. Elle eut un geste vague mais ne répondit pas.

— Vous êtes comme cette île. Étrange et mystérieuse comme elle.

Fal renifla et s’efforça de prendre l’air méchant ; mais à ce moment-là, elle vit Jase s’encadrer dans une porte ; il apportait sa boisson. Elle se leva rapidement et, le jeune homme sur ses talons, longea le pont pour s’avancer à la rencontre du vieux drone ; elle s’empara de la coupe et, avec un sourire de gratitude, y enfouit son visage afin de boire à petites gorgées. À travers le verre, elle surveillait le garçon.

— Bonjour, jeune homme, fit Jase. Vous n’allez donc pas jeter un coup d’œil à l’île ?

Fal réprima l’envie de lui expédier un coup de pied : la machine avait parlé d’un ton un peu trop cordial, et en employant pratiquement les mêmes termes que le garçon.

— Si, peut-être, concéda ce dernier en la regardant, elle.

— Vous devriez, renchérit Jase en partant vers la poupe. (La vieille machine étendit un champ incurvé pareil à une ombre que rien ne viendrait projeter et qui vint entourer les épaules du jeune homme.) À propos, je n’ai pas pu m’empêcher d’entendre ce que vous disiez tout à l’heure, poursuivit-il en le guidant doucement vers l’autre bout du pont.

La tête aux reflets dorés de l’inconnu se retourna vers Fal qui, tout en finissant très lentement son verre, venait derrière eux à quelques pas de distance. Puis il reporta son attention sur le drone qui, à ses côtés, disait :

— Vous parliez de l’impossibilité d’entrer dans la section Contact…

— Oui, et alors ? répliqua le garçon, subitement sur la défensive.

Fal marchait toujours derrière eux. Elle émit un claquement de lèvres. La glace tinta dans son verre.

— Vous m’avez paru amer, dit Jase.

— Pas du tout, rétorqua prestement l’autre. Je trouve seulement que ce n’est pas juste.

— Pas juste que vous n’ayez pas été sélectionné ? s’enquit Jase tandis qu’ils approchaient des sièges alignés en poupe où Fal était installée quelques minutes auparavant.

— Mais oui. J’en ai rêvé toute ma vie, et je suis persuadé qu’ils font erreur. Je sais pertinemment que je serais compétent. Il me semblait qu’avec la guerre et tout ça, ils auraient besoin de plus de monde.

— Ma foi, c’est vrai. Mais Contact reçoit bien plus de candidatures qu’il n’y a de places disponibles.

— Je croyais pourtant qu’un des critères principaux était justement la motivation… et je vous prie de croire que personne n’était plus motivé que moi ! Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours voulu…

Ils arrivaient devant les sièges ; la voix du jeune homme s’éteignit. Fal s’assit, et il l’imita. Elle le regardait, à présent, mais sans vraiment l’écouter. Elle réfléchissait.

— Peut-être estiment-ils que vous manquez encore de maturité.

— Mais c’est faux !

— Hmm… Il est très rare qu’ils prennent des gens aussi jeunes que vous, vous savez. Pour autant que je sache, quand ils embauchent des gens de votre âge, c’est parce qu’ils recherchent une forme bien particulière d’immaturité.

— Eh bien, c’est idiot. Je veux dire, comment savoir ce qu’on doit faire quand on ignore ce qu’ils attendent, eux ? Comment peut-on se préparer ? Non, vraiment, tout ça est trop injuste.

— En un sens, je pense que c’est délibéré, répondit Jase. Les candidats sont tellement nombreux qu’on ne peut pas les tester tous, ni même prendre les meilleurs d’entre eux, parce que ceux-là aussi sont trop nombreux ; alors ils procèdent au hasard. Vous pouvez toujours revenir à la charge.

— Je ne sais pas, fit le garçon en se rapprochant du bord de son siège, les coudes sur les genoux et le visage dans les mains, les yeux rivés au bois poli du pont. Il m’arrive de penser qu’on vous dit cela pour que vous ne soyez pas vexé d’être rejeté. À mon avis, ils prennent bel et bien les meilleurs. Mais dans mon cas, ils ont fait une erreur. Seulement, comme ils ne vous disent pas pourquoi vous avez échoué, on ne sait pas quoi faire pour s’améliorer !

… Elle aussi pensait à son échec.

Jase l’avait félicitée quand elle avait proposé de retrouver le Métamorphe. C’était ce matin-là seulement, comme ils redescendaient du chalet par le vieux funiculaire à vapeur, qu’ils avaient appris ce qui s’était passé sur Vavatch, où le Métamorphe Bora Horza Gobuchul avait apparu puis disparu à bord d’un vaisseau pirate, en emmenant avec lui leur agent Pérosteck Balvéda. Son intuition s’était révélée exacte, et Jase ne lui avait pas ménagé ses louanges, tout en lui faisant bien remarquer que ce n’était pas sa faute à elle si l’homme avait pris la fuite. Mais cela ne l’empêchait pas de se sentir déprimée. Quand elle devinait juste, quand elle raisonnait correctement et prévoyait des événements qui ensuite se produisaient effectivement, elle se retrouvait parfois dans cet état-là.

La solution lui avait paru tellement évidente ! Elle n’avait certainement rien vu de surnaturel, rien d’inquiétant dans le fait que Pérosteck Balvéda réapparût tout à coup à bord d’une UCG fort malmenée mais néanmoins victorieuse, l’Énergie Nerveuse, qui remorquait la plus grande partie d’un croiseur idiran arraisonné ; au contraire, il lui avait paru tellement… tellement naturel que Balvéda fut désignée pour partir à la recherche du Métamorphe ! Ils étaient alors mieux renseignés sur les événements survenus dans le volume d’espace concerné au moment de l’affrontement ; en outre, au vu des mouvements réels et virtuels de divers navires, les soupçons s’étaient portés (et, là encore, c’était pour elle une évidence) sur un vaisseau pirate nommé Turbulence Atmosphérique Claire. Il existait d’autres possibilités, déjà explorées dans les limites du budget surexploité que Contact avait alloué pour l’occasion à Circonstances Spéciales, mais, elle n’en avait jamais douté, le fruit de leurs recherches ne pourrait venir que de la piste Vavatch.

Le commandant de bord de la Turbulence se nommait Kraiklyn et jouait à la Débâcle. Or, pour la version complète du jeu, il ne se présenterait pas de meilleur site que Vavatch avant des années. Par conséquent, c’était là qu’on avait le plus de chances d’intercepter son navire – ou peut-être sur le Monde de Schar si le Métamorphe s’était d’ores et déjà rendu maître de la situation. Elle avait pris le risque d’affirmer avec insistance que c’était Vavatch qui offrait la probabilité la plus élevée, et que l’agent féminin Balvéda devait faire partie de l’équipe envoyée sur place ; maintenant que ses prédictions s’étaient réalisées, elle se rendait compte qu’elle n’avait pas à proprement parler « pris de risque », mais plutôt qu’elle en avait fait prendre à Balvéda.

Mais que faire d’autre ? La guerre prenait dans l’espace une envergure colossale ; les missions urgentes ne manquaient pas pour les rares agents de Circonstances Spéciales ; et de toute façon, Balvéda était le seul agent compétent qui se fût trouvé à leur portée. Il y avait bien le jeune homme qu’on lui avait adjoint, mais il représentait seulement un espoir pour l’avenir ; il n’avait pas d’expérience. Fal savait depuis le début que, si les circonstances l’y obligeaient, Balvéda n’hésiterait pas à risquer sa propre vie, et non celle du jeune homme, si sa seule chance d’atteindre le Métamorphe, et à travers lui le Mental, était d’infiltrer les mercenaires. La démarche était courageuse, subodorait Fal, mais erronée. Le Métamorphe avait déjà rencontré Balvéda et pouvait fort bien la reconnaître, même si, dans l’intervalle, elle avait modifié son apparence physique – assez peu d’ailleurs : elle n’avait pas eu le temps de se transformer radicalement. Au cas (très probable, aux yeux de Fal) où le Métamorphe l’identifierait, Balvéda était beaucoup moins susceptible de mener sa mission à terme qu’un quelconque novice, certes nerveux et inexpérimenté, mais qui, lui, passerait sans doute inaperçu. Pardonnez-moi, madame, songea Fal en son for intérieur. Si j’avais su…

Ce jour-là, du matin au soir elle s’était appliquée à haïr le Métamorphe ; elle avait cherché à se l’imaginer, essayé de le détester pour avoir assassiné Balvéda – selon toute probabilité ; mais outre qu’il était difficile de se représenter quelqu’un dont on ignorait totalement l’apparence (avait-il pris celle du commandant de bord, Kraiklyn ?), curieusement, cette haine refusait de se matérialiser. Le Métamorphe ne lui paraissait pas réel.

Ce qu’on lui avait dit de Balvéda lui plaisait : courageuse, audacieuse. Fal espérait contre toute attente que l’agent survivrait, qu’elle réussirait à s’en sortir d’une manière ou d’une autre et qu’un jour, peut-être, elles se rencontreraient. Peut-être après la guerre…

Mais cela non plus ne lui paraissait pas très réel.

Elle n’arrivait pas à y croire ; elle ne pouvait l’imaginer comme elle réussissait, par exemple, à se représenter Balvéda localisant le Métamorphe. Cela, elle en avait eu la vision, et elle avait souhaité de toutes ses forces que l’événement se produise… Dans son interprétation, c’était naturellement Balvéda qui gagnait, et non le Métamorphe. Mais rencontrer Balvéda… Non, elle ne pouvait tout simplement pas l’imaginer. Et d’une certaine manière, cela l’effrayait. On aurait dit qu’elle s’était mise à croire si fort en sa faculté de prescience que sa propre impuissance à prévoir clairement tel ou tel événement signifiait que celui-ci ne se produirait jamais. Quoi qu’il en fût, c’était très déprimant.

Balvéda… Quelles étaient ses chances de survivre à la guerre ? Pas très bonnes pour le moment, et Fal le savait très bien ; mais en supposant que l’agent s’en sorte cette fois-ci encore, quelles étaient ses chances de se faire tuer par la suite ? Plus la guerre durerait et plus cette probabilité grandirait. Fal pressentait que la guerre ne durerait pas plusieurs années, mais plusieurs décennies, et c’était aussi l’opinion qui prévalait parmi les Mentaux, encore mieux renseignés qu’elle.

Plus ou moins quelques mois, bien sûr. Fal fronça les sourcils et se mordit la lèvre. Elle ne les voyait pas récupérant le Mental ; dans sa vision, c’était le Métamorphe qui gagnait la partie, et il ne lui était pas venu d’autres idées sur ce sujet. Tout ce qu’elle avait pu trouver, c’était un moyen éventuel – sans plus – de décourager Gobuchul ; cela ne suffirait sans doute pas à l’arrêter tout à fait, mais cela lui rendrait peut-être la tâche plus difficile. Toutefois, elle n’était guère optimiste, même si le Commandement Militaire de Contact approuvait son plan avec tous ses dangers, ses ambiguïtés, et les dépenses qu’il pouvait entraîner…

— Fal ? dit Jase.

Elle s’avisa qu’elle regardait l’île sans la voir. Son verre tiédissait dans sa main, et Jase et le jeune homme fixaient leur attention sur elle.

— Quoi ? répondit-elle.

Elle but une gorgée.

— Je vous demandais ce que vous pensiez de la guerre, déclara le garçon.

Il la contemplait les sourcils froncés, les yeux plissés. Ses traits se découpaient nettement sous la dure clarté du soleil. Elle observa son visage large et franc et se demanda quel âge il pouvait avoir. Était-il plus vieux qu’elle ? Plus jeune ? Éprouvait-il la même chose qu’elle : avait-il hâte de mûrir pour qu’on le traite enfin en individu responsable ?

— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire. Ce que je pense de quoi, au juste ?

— Eh bien, qui va gagner, à votre avis ?

Il avait l’air irrité. Manifestement, il avait tout de suite remarqué qu’elle ne les écoutait pas. Elle consulta Jase du regard, mais la vieille machine ne pipa mot ; et sans champ-aura, il était impossible de dire ce qu’elle pensait, ce qu’elle éprouvait. De l’amusement, peut-être ? Ou bien de l’inquiétude ? Fal acheva sa boisson fraîche.

— Nous, évidemment, répondit-elle avec précipitation en regardant alternativement ses deux interlocuteurs.

Le jeune homme secoua la tête.

— Je n’en suis pas si sûr, commenta-t-il en se frottant le menton. Je ne sais pas si nous en avons la volonté.

— La volonté ? s’étonna Fal.

— Mais oui. Le désir de nous battre. J’ai l’impression que les Idirans sont des combattants-nés. Ce qui n’est pas notre cas. Enfin, regardez-nous…

Il sourit, l’air de se considérer comme beaucoup plus âgé qu’elle et infiniment plus sage, puis tourna la tête et fit un geste paresseux en direction de l’île et des bateaux échoués sur le sable.

À cinquante ou soixante mètres de là, Fal crut voir un homme et une femme s’accoupler dans les hauts-fonds, au pied d’une falaise peu élevée ; ils s’enfonçaient légèrement dans l’eau, remontaient à la surface, s’enfonçaient à nouveau et ainsi de suite. Les mains hâlées de la femme étaient nouées autour du cou de l’homme, dont la peau était d’une teinte plus claire. Était-ce là ce que ce garçon sous-entendait avec tant de réserve ?

Ah, cette fascination pour le sexe…

Certes, c’était très plaisant, mais pourquoi donc les gens prenaient-ils la chose tellement au sérieux ? Parfois, elle se surprenait à envier sournoisement les Idirans ; eux au moins avaient dépassé ça. À partir d’un certain moment, la question n’avait plus eu d’intérêt pour eux. Ils étaient hermaphrodites : chacune des deux moitiés du couple fécondait son partenaire, et chacune donnait le jour à des jumeaux. Après la première grossesse, ou plus généralement la seconde – et après le sevrage –, ils dépassaient le stade de la reproduction, devenaient stériles et se faisaient guerriers. Certains disaient qu’alors leur intelligence croissait, d’autres affirmaient qu’ils subissaient seulement une altération de la personnalité. De fait, ils devenaient plus rusés mais moins ouverts, plus logiques mais moins imaginatifs, plus cruels et moins sensibles. Ils grandissaient d’un bon mètre et leur poids doublait ; leur enveloppe cornée s’épaississait et durcissait, leurs muscles augmentaient de volume et de densité, et leurs organes internes se transformaient pour s’adapter à ces mutations, qui rendaient les individus plus puissants. Simultanément, les organes de la reproduction régressaient jusqu’à disparaître, et ils devenaient des êtres asexués. Tout cela était bien linéaire, bien symétrique et bien organisé, à côté de l’approche individualiste en vigueur au sein de la Culture.

Oui, elle voyait bien pourquoi il trouvait les Idirans impressionnants, cet imbécile efflanqué avec son sourire supérieur qui cachait mal sa nervosité. Jeune tête sans cervelle.

— Nous sommes… (Fal était suffisamment en colère contre lui pour buter quelque peu sur les mots.) Nous sommes tels qu’en nous-mêmes. Nous n’avons pas évolué… Bien sûr, nous avons changé, mais on ne peut pas parler d’évolution depuis l’époque où nous passions notre temps à nous tuer. Je veux dire, à nous entre-tuer. (Elle retint son souffle. Voilà qu’elle s’en voulait à elle-même, maintenant. Le garçon lui souriait d’un air condescendant. Elle se sentit rougir.) Nous ne sommes encore que des animaux, insista-t-elle. Par nature, nous sommes aussi des combattants, ni plus ni moins que les Idirans.

— Alors comment se fait-il que ce soient eux qui gagnent ? ironisa l’autre.

— Ils avaient une longueur d’avance. Nous ne nous sommes mis à préparer correctement la guerre qu’au tout dernier moment. Pour eux, la guerre est devenue à la longue un véritable mode de vie ; quant à nous, nous ne sommes pas vraiment doués pour ça, étant donné que ça ne nous est pas arrivé depuis des générations. Mais ne vous en faites pas, ajouta-t-elle un ton plus bas en contemplant son verre vide, nous apprenons bien assez vite.

— Ma foi, vous verrez bien, répliqua le garçon en hochant la tête. Moi, je crois que nous abandonnerons le combat pour laisser les Idirans poursuivre leur expansion – ou quel que soit le nom qu’on veuille donner à leurs ambitions. Cette guerre a finalement été assez excitante, et puis ça nous changeait un peu, mais elle dure maintenant depuis près de quatre ans, et… (Il agita de nouveau la main.) Pour l’instant, nous n’avons même pas gagné de terrain, ou si peu. (Il rit.) Tout ce qu’on fait, c’est se replier dare-dare !

Fal se leva brusquement et se détourna, au cas où les larmes lui monteraient aux yeux.

— Oh merde, fit le jeune homme en se tournant vers Jase. J’ai dû faire une gaffe… Avait-elle quelqu’un qui… Un ami, un membre de sa famille peut-être ?

Fal se mit en marche ; cela éveilla dans sa jambe tout juste remise de sa fracture une douleur lointaine et tenace qui l’obligea à boiter.

— Ne vous en faites pas, répondit Jase. Laissez-la tranquille et elle se remettra très bien toute seule.

Elle déposa son verre dans une des cabines obscures et désertes du yacht et poursuivit son chemin en direction du château avant.

Fal gravit une échelle menant à la timonerie, puis une autre montant sur le toit de celle-ci, et s’assit en tailleur ; sa jambe protesta, mais elle n’y prit pas garde. Là, elle se tourna vers la mer.

Dans le lointain, presque à la limite de la nappe de brume, une bordure éclatante de blancheur miroitait dans l’air quasi immobile. Fal ’Ngeestra poussa un long soupir plein de tristesse et se demanda si ces formes immaculées – qu’on voyait sans doute parce qu’elles s’élevaient très haut dans l’atmosphère limpide – étaient des cimes enneigées. Ce n’étaient peut-être que des nuages. Elle ne se rappelait pas assez bien la géographie des lieux pour affirmer quoi que ce fût.

Elle resta un moment assise là, à songer à ces pics. Elle se rappela le jour où elle s’était aventurée dans les plus hauts contreforts d’une chaîne, pour tomber sur un plateau marécageux traversé sur un kilomètre environ par un petit torrent de montagne ; celui-ci bondissait, sinuait et s’arquait sur le sol détrempé couvert de roseaux, pareil à l’athlète qui étire puis fléchit ses membres entre deux épreuves. Ce jour-là, elle avait fait une découverte, et cette promenade hivernale resterait à jamais dans sa mémoire.

Des plaques de glace fragiles s’étaient formées, cristallines, sur les rives du torrent. Elle avait pris plaisir à marcher un moment dans l’eau peu profonde en écrasant la glace sous ses bottes et en la regardant dériver vers l’aval. Elle ne faisait pas d’escalade, ce jour-là ; elle se promenait, tout simplement. Ses bottes étaient imperméables, et elle n’était pas chargée. À l’idée de ne rien faire de dangereux ni de fatigant, pour une fois, elle avait eu l’impression de redevenir petite fille.

Elle parvint au niveau d’une petite cascade, par laquelle le torrent rejoignait le niveau inférieur de la lande ; là, juste sous les rapides, l’eau avait creusé une petite cuvette dans le roc. La chute d’eau proprement dite avait moins d’un mètre de haut, et le courant était assez étroit pour qu’on puisse le franchir d’un bond. Mais si elle se souvenait du torrent, de la mare, c’était parce que, dans l’eau tourbillonnante, elle avait trouvé, pris sous les éclaboussures de la cascade, un anneau d’écume gelé qui flottait sur l’eau.

L’eau était naturellement tourbeuse et peu calcaire dans la région, et il se formait parfois une frange d’écume jaunâtre sur les torrents de montagne tantôt fouettés par les vents, tantôt prisonniers des roseaux ; mais jamais encore elle n’en avait vu qui aient adopté cette forme et se soient ensuite retrouvés pris dans la glace. L’objet la fit rire. Elle entra en pataugeant dans l’eau et souleva délicatement la petite couronne, dont le diamètre était à peine supérieur à la distance qui séparait le pouce et le petit doigt de sa main grande ouverte ; elle avait quelques centimètres d’épaisseur, et n’était donc pas aussi fragile que Fal ne l’avait craint au premier abord.

Les bulles d’écume avaient gelé au contact de l’air hivernal et de l’eau à la limite de la glaciation, formant une sorte de galaxie miniature, une galaxie spirale tout ce qu’il y avait de plus banal, comme celle où Fal se trouvait à présent, ou bien comme la sienne, celle où elle avait vu le jour. Elle tourna et retourna dans ses mains ce frêle alliage d’air, d’eau et de composés chimiques en suspension, le huma, y posa le bout de la langue, regarda au travers le pâle soleil d’hiver et lui donna une chiquenaude pour voir si la couronne émettrait un son.

Puis elle regarda fondre très lentement sa petite galaxie de givre et vit la trace qu’y laissait son propre souffle, brève illustration de la chaleur qu’elle dégageait dans l’air.

Enfin elle la remit où elle l’avait trouvée, et l’anneau se mit à tourner doucement sur lui-même au pied de la petite cascade.

C’était à ce moment-là que lui était venue à l’esprit l’analogie entre la couronne de givre et la galaxie, et, sur le moment, elle avait été frappée par la similitude des forces qui les avaient modelées l’une et l’autre, l’infime et l’incommensurable. Et elle s’était dit : Laquelle des deux est la plus importante, finalement ? Mais cette idée l’avait emplie d’embarras.

Pourtant, de temps en temps, elle y revenait, à cette idée ; et elle se disait avec certitude que les deux objets avaient exactement la même importance. Puis elle se reprenait, comme la première fois, et ressentait la même gêne.

Fal ’Ngeestra prit une profonde inspiration et se sentit un peu mieux. Elle sourit, releva la tête, ferma un instant les yeux et regarda le brouillard rouge que le soleil déposait derrière ses paupières. Puis elle passa la main dans sa courte chevelure blonde et se demanda à nouveau si les formes instables et lointaines qu’elle apercevait au-dessus des eaux chatoyantes étaient des nuages ou des monts.

9. Le Monde de Schar

Imaginez un océan vaste et scintillant vu d’une altitude très élevée. Il s’étend jusqu’à la courbure bien nette du monde, aux quatre coins de l’horizon, et le soleil y fait resplendir un milliard de minuscules vaguelettes. Et maintenant, imaginez au-dessus de cet océan un matelas nuageux uni qui, lui aussi, s’étend jusqu’à l’horizon, mais conservez le miroitement de la mer malgré l’absence de soleil. Piquetez ces nuages d’innombrables points lumineux à l’éclat dur éparpillés au bas de ce plafond couleur d’encre, tels des yeux lançant des éclairs, isolés, par paires ou par amas plus nombreux, mais toujours très, très loin des autres éléments.

Voilà le paysage que traversent les navires qui croisent librement dans l’hyperespace tels de microscopiques insectes, entre l’emprise du réseau énergétique et l’espace réel.

Les petites lumières dures qui scintillent sur la face inférieure de la couche nuageuse sont les étoiles ; les vagues de la mer sont les irrégularités du Réseau, sur lesquelles les vaisseaux naviguant dans l’hyperespace exercent une traction grâce à leurs champs-moteurs ; le scintillement proprement dit représente la source d’énergie de ces vaisseaux. Le Réseau et la plaine que constitue l’espace réel sont courbes, comme sont courbes l’océan et le matelas nuageux que nous avons imaginés à la surface d’une planète, mais dans une moindre mesure. Les trous noirs apparaissent sous forme de minces geysers chantournés reliant les nuages à la mer ; les supernovæ décrivent de longs éclairs lumineux dans le plafond nuageux. Quant aux astéroïdes, lunes, planètes, Orbitales, et même Anneaux et Sphères, ils ne sont tout simplement pas visibles…

Les deux Unités Offensives Rapides de classe Tueur fonçaient à travers l’hyperespace sous le filet de l’espace réel comme des poissons fins et luisants glissant dans une mare profonde et calme. Ils serpentaient entre les étoiles, entre les systèmes, en restant toujours bien en dessous des espaces vides, là où ils avaient le moins de chances de se faire repérer.

Leurs moteurs concentraient une quantité d’énergie dépassant presque l’imagination ; chacun accumulait dans ces vaisseaux de deux cents mètres de long une puissance plus ou moins égale à un pour cent de l’énergie produite par un soleil de petite taille, et ils les propulsaient à travers le vide quadridimensionnel à une vitesse légèrement inférieure à dix années-lumière à l’heure – en équivalent-espace réel. En ces temps-là, on trouvait cela particulièrement rapide.

Ils pressentirent devant eux la présence de la Falaise Scintillante et du Golfe Morne. Ils détournèrent leur course de manière à se réorienter tout droit vers le cœur de la zone de conflit, et plus précisément vers le système du Monde de Schar.

Dans les profondeurs de l’espace, ils détectèrent l’ensemble de trous noirs responsable de la création du Golfe. Ces tubulures d’énergie bouillonnante avaient traversé le secteur des millénaires plus tôt, laissant derrière elles une zone pleine d’étoiles consumées et engendrant un bras de galaxie artificiel à mesure qu’elles se dirigeaient, en décrivant une spirale étirée, vers le centre de cette île d’étoiles et de nébuleuses en lente révolution qu’était la galaxie.

Cet ensemble de trous noirs était communément appelé la Forêt, tant ils étaient proches les uns des autres, et les deux appareils de la Culture qui fonçaient à toute allure dans l’espace avaient pour consigne de se frayer un chemin entre ses troncs contorsionnés et mortels au cas où ils seraient repérés et pris en chasse. On considérait la Culture comme plus compétente que les Idirans en matière de gestion des champs ; elle avait donc plus de chances de passer au travers. D’autre part, tout poursuivant préférerait abandonner la partie plutôt que de se retrouver empêtré dans la Forêt. On prenait peur rien qu’à imaginer le risque encouru, mais les deux UOR étaient précieuses ; la Culture n’en avait pas construit beaucoup, et l’impossible devait être fait pour que ces appareils rentrent intacts au bercail ou, si le pire se produisait, pour qu’ils soient entièrement détruits.

Ils ne rencontrèrent aucun vaisseau ennemi. Ils longèrent en un éclair la face interne de la Barrière de la Sérénité, arrivèrent au bout et lâchèrent en deux courtes bordées toute la charge prescrite, puis virèrent de bord et s’éloignèrent à vitesse maximale, laissant derrière eux les étoiles de plus en plus espacées et la Falaise Scintillante pour s’enfoncer dans les cieux déserts du Golfe Morne.

Ils enregistrèrent le départ de navires ennemis qui, stationnés près du système du Monde de Schar, se lançaient à leur poursuite, mais ces derniers les avaient détectés trop tard ; ils n’eurent aucun mal à distancer le faisceau-sonde de leurs lasers de pistage. Leur mission accomplie, ils se dirigèrent vers l’autre bout du Golfe. On n’avait pas dit aux Mentaux de bord (ni à l’équipage humain réduit, présent plus par plaisir que par nécessité) pourquoi ils devaient faire sauter dans le vide des bombes fort coûteuses, expédier des décharges SOERC sur les drones-cibles de l’ennemi, lâcher des nuages d’EAM ou de gaz ordinaire et laisser sur place toute une série de petits vaisseaux-balises incapables de se propulser eux-mêmes, et qui n’étaient guère plus que des navettes non habitées, bourrées de matériel de transmission. Le but global de l’opération était de produire un petit nombre de déflagrations spectaculaires, ainsi qu’un éparpillement de noyaux de radiations et de signaux émis sur un large spectre avant que les Idirans ne viennent nettoyer les débris, et faire sauter ou arraisonner les vaisseaux-balises.

On leur avait demandé de risquer leur vie au cours d’une mission terroriste absurde apparemment destinée à convaincre la galerie qu’on s’était battu dans un endroit désert, alors qu’il n’en était rien. Et cette mission, ils s’en étaient acquittés.

Que mijotait donc la Culture ? Les Idirans semblaient adorer les missions suicides. On avait souvent l’impression que, pour eux, toute autre forme d’expédition prenait des allures d’insulte. Mais la Culture ? La Culture au sein de laquelle le mot « discipline » était tabou, même dans les forces armées, et dont les sujets voulaient toujours savoir pourquoi ceci et pourquoi cela ?

Dire qu’on en était arrivé là…

Les deux navires traversaient le Golfe à grande vitesse en échangeant des propos animés. À bord de chacun, des discussions échauffées opposaient les membres d’équipage.

Il fallut à la Turbulence Atmosphérique Claire vingt et un jours pour franchir la distance qui séparait Vavatch du Monde de Schar.

Wubslin les passa à réparer l’appareil de son mieux, mais ce dont il avait vraiment besoin, c’était une bonne révision complète. S’il demeurait structurellement sain, si les installations subvenant aux besoins vitaux des passagers fonctionnaient à peu près normalement, l’état général de ses circuits s’était dégradé, encore qu’on ne constatât aucune panne catastrophique. Les unités-gauchissement marchaient de façon un peu moins régulière qu’avant, les moteurs à fusion ne pouvaient plus fonctionner dans l’atmosphère – ils leur permettraient d’atterrir sur le Monde de Schar et d’en redécoller, mais il ne fallait pas compter sur eux pour se maintenir plus longtemps dans les airs –, et les capteurs avaient vu leur nombre et leur efficacité chuter à un niveau proche du minimum opérationnel.

Malgré tout, songeait Horza, on s’en est tirés à bon compte.

Une fois qu’il eut pris la TAC sous son contrôle, Horza put déconnecter les circuits d’identification de l’ordinateur de bord. Il ne fut pas non plus obligé de mentir à la Libre Compagnie : au fil des jours, il se métamorphosa afin de se rapprocher un tant soit peu de son apparence d’origine. Il le fit pour Yalson, et pour les autres aussi. En réalité, il adopta un compromis entre Kraiklyn et l’aspect qu’il présentait avant que la TAC n’atteigne Vavatch, dans une proportion deux tiers/un tiers. Quant au troisième tiers, s’il le laissa évoluer et s’épanouir sur son visage, ce n’était pas pour les passagers mais pour une Métamorphe appelée Kiérachell, dont il espérait qu’elle le reconnaîtrait lorsqu’ils se retrouveraient, une fois sur le Monde de Schar.

— Pourquoi as-tu cru qu’on t’en voudrait ? lui demanda un jour Yalson dans le hangar de la TAC.

Ils avaient installé un écran-cible à un bout de la salle et entrepris de tester leurs lasers. Le projecteur intégré à l’écran leur fournissait des images sur lesquelles ils devaient tirer. Horza regarda la jeune femme.

— C’était votre chef.

Yalson rit.

— C’était le patron ; combien de patrons peuvent se dire aimés de leur personnel ? Nous formons une entreprise, Horza, et même pas une entreprise qui marche, en plus ! Kraiklyn a réussi à nous obliger à tous prendre notre retraite prématurément. Le seul à qui il fallait mentir, c’était le vaisseau, merde !

— Je sais, répondit Horza en visant une silhouette humaine qui filait à toute allure sur l’écran.

Le point d’impact du laser demeura invisible, mais l’écran sut le détecter et s’illumina sur-le-champ. Touchée à la jambe, la silhouette trébucha sans tomber : demi-marque.

— C’est vrai, reprit Horza, il fallait que je leurre le vaisseau. Mais je ne voulais pas courir le risque que l’un d’entre vous déclare tout à coup sa loyauté envers Kraiklyn.

Le tour de Yalson était venu, mais c’était Horza qu’elle regardait, et non l’écran.

Les codes d’accès personnalisés du vaisseau avaient été contournés, et pour s’en adjuger le contrôle, on n’avait désormais plus besoin que du code numérique (que seul Horza possédait) ainsi que de la petite bague qu’il portait, celle qui avait appartenu à Kraiklyn. Il leur avait fait une promesse : en arrivant sur le Monde de Schar, et s’il n’y avait pas d’autre moyen de quitter la planète, il imposerait à l’ordinateur de bord d’outrepasser ses propres restrictions d’accès au bout d’un certain délai, pour que la Libre Compagnie ne se retrouve pas coincée s’il ne ressortait pas des tunnels du Complexe.

— Tu nous l’aurais dit, hein, Horza ? Je veux dire : tu aurais bien fini par nous dire la vérité, non ?

Horza comprit ce qu’elle sous-entendait : « Est-ce que tu me l’aurais dit à moi ? » Il posa son arme et la regarda droit dans les yeux.

— Pas avant d’être sûr, dit-il. Sûr du vaisseau et sûr de ses passagers.

C’était une réponse honnête, mais était-ce la meilleure ? Il voulait garder Yalson ; ce n’était pas seulement sa chaleur qu’il voulait, sa chaleur dans la nuit rouge du vaisseau, mais aussi sa confiance, son affection. Or, elle restait distante.

Balvéda était toujours en vie, ce qui ne serait peut-être pas arrivé si Horza n’avait cherché à conserver la considération de Yalson. Il en avait parfaitement conscience, et cette idée ne manquait pas de l’emplir d’amertume. Il se trouvait cruel, minable. Mais il aurait tout de même préféré en être sûr plutôt que se retrouver constamment confronté à cette maudite incertitude. Il n’aurait su dire si la logique dépassionnée du jeu auquel ils jouaient voulait que la femme de la Culture périsse ou bien qu’elle reste en vie, ni même si – étant donné que la première solution semblait confortablement évidente – il aurait été capable de la tuer de sang-froid. Il y avait longuement réfléchi, mais ne savait toujours pas répondre. Il espérait seulement que les deux femmes ignoraient l’une comme l’autre tout ce qui avait pu lui traverser l’esprit à ce sujet.

Kiérachell constituait pour lui un autre sujet d’inquiétude. Il était absurde de se préoccuper de questions aussi personnelles en un moment pareil, il le savait, mais il ne pouvait s’empêcher de penser à son amie Métamorphe ; plus ils approchaient du Monde de Schar, plus elle lui revenait en tête, et plus ses souvenirs s’avivaient. Il s’efforça de ne pas s’en faire un tableau trop idéalisé, de se remémorer l’ennui qui régnait dans cet avant-poste Métamorphe isolé et l’impatience qui s’était peu à peu emparée de lui, malgré la compagnie de Kiérachell ; mais il rêvait quand même de son sourire nonchalant et se rappelait sa voix grave nimbée d’une grâce fluide avec une trace de ce déchirement que ressentent les jeunes gens qui tombent amoureux pour la première fois. De temps à autre, il craignait que Yalson ne se doute de quelque chose et, dans ces moments-là, il sentait une partie de lui-même se recroqueviller sous le coup de la honte.

Yalson haussa les épaules, cala son arme contre son épaule et tira sur l’ombre quadrupède qui se profilait sur l’écran. Celle-ci s’immobilisa brusquement puis s’affala et parut se dissoudre dans la bande de terrain ombragé qui formait le bas de l’écran.

Horza organisait des tables rondes.

Cela lui donnait l’impression d’être un conférencier en tournée dans les universités, mais il n’y avait pas d’autre façon de voir les choses. Il se sentait obligé d’exposer ses motivations aux autres, les raisons pour lesquelles les Métamorphes se rangeaient du côté des Idirans, ce qui le poussait, lui, à croire en leur combat. Il appelait ces réunions « briefings » ; officiellement, elles avaient pour objet le Monde de Schar, son Complexe de Commandement, son histoire, sa géographie et ainsi de suite, mais toujours il en revenait – délibérément – à la guerre en général, ou à des aspects de celle-ci qui n’avaient aucun rapport avec la planète dont ils se rapprochaient.

Ces briefings lui fournissaient un prétexte idéal pour consigner Balvéda dans sa cabine pendant qu’il arpentait le réfectoire en haranguant les membres de la Libre Compagnie ; il ne voulait pas que ces séances tournent au pugilat.

Pérosteck Balvéda ne leur avait causé aucun ennui. On avait jeté par-dessus bord sa combinaison, quelques bijoux d’apparence inoffensive et une poignée d’objets personnels divers, le tout par l’intermédiaire d’un vactube. On l’avait examinée sous toutes les coutures grâce aux appareils dont était chichement équipée l’infirmerie de la TAC, mais on n’avait rien trouvé. Manifestement contente de se comporter en bonne prisonnière bien sage, elle était enfermée, certes, mais, en fin de compte, pas plus que les autres, claquemurés comme elle à l’intérieur de ce vaisseau ; excepté la nuit, elle n’était que rarement bouclée dans sa cabine. Par mesure de précaution, Horza ne la laissait pas approcher de la passerelle, mais de toute façon, elle ne semblait pas chercher à se familiariser avec le vaisseau comme il l’avait fait lui-même au début de son séjour à bord. Elle n’essaya même pas de rallier un ou plusieurs des mercenaires à ses vues sur la guerre et sur la Culture.

Horza se demanda dans quelle mesure elle se sentait en sécurité. Balvéda était d’une compagnie agréable et ne paraissait pas s’en faire outre mesure ; mais de temps en temps, en la regardant, il croyait fugitivement discerner en elle un soupçon de tension intérieure, peut-être même de désespoir. D’un côté, il en retirait quelque soulagement ; mais, de l’autre, il se sentait à nouveau mal à l’aise et se trouvait cruel, comme le jour où il s’était interrogé sur les raisons qui l’avaient incité à lui laisser la vie. Parfois, il avait tout simplement peur d’arriver sur le Monde de Schar mais, petit à petit, à mesure que le voyage se poursuivait, interminable, il en vint à attendre avec impatience le moment de passer enfin à l’action, la fin de cette période de réflexion.

Il appela un jour Balvéda dans sa cabine, après le repas pris en commun au mess. Elle prit place sur le siège bas qu’il avait lui-même occupé le jour où Kraiklyn l’avait convoqué peu de temps après son arrivée.

Balvéda était sereine. Elle s’assit avec grâce, et son corps élancé fut instantanément détendu, prêt pour la suite des événements. Elle tourna vers lui sa tête fine aux formes douces où brûlaient deux yeux d’un noir profond, et sa chevelure rousse – qui à présent virait au noir – se mit à luire sous l’éclairage de la cabine.

— Vous m’avez fait demander, commandant Horza ? fit-elle en croisant sur ses genoux ses mains aux longs doigts fuselés.

Elle portait une longue robe bleue, le vêtement le plus simple qu’elle ait pu trouver à bord, et qui avait jadis appartenu à Gow.

— Bonjour, Balvéda, répondit-il en se rasseyant sur le lit.

Lui-même était vêtu d’une tunique ample. Les deux premiers jours il avait gardé sa combinaison, mais si celle-ci demeurait relativement confortable, elle n’en était pas moins encombrante dans les couloirs exigus de la Turbulence ; aussi l’avait-il mise de côté jusqu’à la fin du voyage.

Il fut sur le point de lui offrir à boire mais, peut-être parce que Kraiklyn en avait fait autant avec lui, il se ravisa.

— C’est à quel sujet, Horza ? insista Balvéda.

— Je voulais simplement… savoir comment tu allais.

Il avait essayé de préparer l’entrevue, de trouver les mots qu’il fallait pour l’assurer qu’elle ne courait aucun danger, qu’il avait de l’affection pour elle et que, cette fois, il en était sûr, elle risquait tout au plus d’être internée quelque part, peut-être échangée contre quelqu’un d’autre ; mais les mots ne venaient pas.

— Je vais bien, répondit-elle en se passant la main sur le crâne et en jetant de rapides regards en tous sens. Je m’efforce de me conduire en prisonnière modèle afin de ne pas te donner de prétexte pour me balancer par-dessus bord.

Elle sourit, mais là encore il pressentit un malaise. Il se sentit toutefois soulagé.

— Aucun risque, fit-il en riant, et sa tête se renversa en arrière. Je n’ai nullement l’intention de faire une chose pareille. Tu n’as rien à craindre.

— Jusqu’à ce qu’on atteigne le Monde de Schar ? interrogea-t-elle calmement.

— Tu n’as pas non plus à redouter la suite.

Les yeux baissés, Balvéda battit lentement des paupières. Puis elle releva la tête.

— Hmm… Eh bien soit.

— Je suis sûr que tu ferais la même chose pour moi, reprit-il en haussant les épaules.

— Je… je le crois aussi, répondit-elle sans que Horza puisse déterminer si elle mentait ou non. Je regrette simplement que nous ne soyons pas dans le même camp.

— Il est regrettable que nous soyons tous dans des camps différents, Balvéda.

— Ma foi, fit-elle en joignant à nouveau les mains sur ses genoux, il existe une théorie qui prétend que le camp dans lequel nous estimons nous trouver est celui qui finira par triompher.

— De quel camp s’agit-il ? demanda Horza en souriant. Celui de la vérité, de la justice ?

— Ni l’un ni l’autre, en fait. (Elle sourit sans le regarder.) C’est tout bêtement le camp… (Un haussement d’épaules.) Le camp de la vie. Cette fameuse évolution dont tu parlais. Tu disais que la Culture s’était enlisée, qu’elle avait atteint le fond de l’impasse. Dans ce cas, peut-être allons-nous perdre, en fin de compte.

— Ça alors, mais je vais finir par te rallier à la cause des bons contre les méchants, Pérosteck, lança-t-il d’un ton un tout petit peu trop cordial.

Elle eut un mince sourire, puis ouvrit la bouche pour répondre, mais se ravisa et regarda ses mains. Horza chercha comment poursuivre la conversation.

Un soir, alors qu’il leur restait six jours de voyage – l’étoile du système brillait d’un bel éclat devant eux, même en mode normal –, Yalson vint le retrouver dans sa cabine.

Il ne s’y attendait pas, et les petits coups qu’elle frappa à sa porte le tirèrent de l’état intermédiaire entre la veille et le sommeil où il était plongé, en l’inondant d’une sueur froide qui le laissa momentanément désorienté. Puis il la vit s’afficher sur l’écran de la porte et lui ouvrit. Elle entra en toute hâte, referma la porte et vint le serrer dans ses bras, sans un mot. Lui restait planté là, cherchant à se réveiller tout à fait et à comprendre ce qui lui arrivait. Comment en étaient-ils arrivés là ? Il n’avait remarqué aucune montée de tension entre eux, pas le moindre signe, nulle allusion, rien…

Yalson avait passé la journée dans le hangar à faire des exercices, avec sur le corps toute une série de petits capteurs. Il l’avait vue peiner, transpirer, s’épuiser en examinant d’un œil critique ses cadrans et autres écrans de contrôle, comme si son corps était une machine comparable au vaisseau et qu’elle le mît à l’épreuve au risque de le détruire.

Ils passèrent la nuit ensemble. Mais, comme pour confirmer les efforts qu’elle s’était imposés pendant la journée, Yalson sombra presque aussitôt couchée ; elle s’endormit là, dans ses bras, tandis qu’il la couvrait de baisers et de câlineries, heureux de sentir à nouveau l’odeur de sa peau après une séparation dont il avait l’impression qu’elle avait duré des mois. Il resta longtemps éveillé à l’écouter respirer, à la sentir remuer très légèrement dans ses bras, à écouter les battements de son cœur se faire de plus en plus lents à mesure qu’elle s’enfonçait dans le sommeil.

Au matin ils firent l’amour, puis, en la serrant contre elle pendant que la sueur séchait sur leurs corps et que leurs cœurs ralentissaient, il lui demanda :

— Pourquoi ? Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ?

Le vaisseau bourdonnait faiblement tout autour d’eux.

Elle l’étreignit encore plus fort et secoua la tête.

— Rien, répondit-elle, rien de particulier. Rien d’important. (Il sentit son haussement d’épaules ; elle détourna la tête vers la cloison vibrante de la cabine et l’enfouit au creux du bras de Horza. D’une toute petite voix elle ajouta :) Tout. Le Monde de Schar.

Il restait trois jours de voyage ; dans le hangar, Horza regardait les membres de la Libre Compagnie s’entraîner au tir sur l’écran de simulation. Neisin s’abstenait, pour la bonne raison qu’il refusait catégoriquement de se servir de lasers après ce qui s’était passé au Temple de la Lumière. À Évanauth, au cours de ses rares périodes de sobriété, il s’était reconstitué un stock de chargeurs de micro-projectiles.

Après l’entraînement au tir, Horza demanda à chacun des mercenaires de tester son harnais anti-g. Kraiklyn en avait acquis tout un lot à bon compte, en insistant pour que les membres dont la combinaison était dépourvue d’unité anti-g lui en rachètent un – à prix coûtant, selon ses dires. Horza s’était tout d’abord montré sceptique, mais les unités semblaient en bon état et s’avéreraient certainement utiles pour l’exploration des puits les plus profonds du Complexe de Commandement.

Il était à présent rassuré : s’il le fallait, les mercenaires le suivraient dans les entrailles du Complexe. Après l’inaction prolongée qui avait suivi les événements spectaculaires de Vavatch, plus la routine assommante à laquelle se résumait la vie à bord de la Turbulence Atmosphérique Claire, ils aspiraient à quelque chose de plus passionnant. Tel que le leur avait (honnêtement) décrit Horza, le Monde de Schar semblait assez prometteur. Au moins, il était peu probable qu’on ait à se battre ; personne (y compris le Mental que Horza devait chercher, et qu’ils l’aideraient peut-être à trouver) n’allait se mettre à tirer dans tous les coins. Pas avec un Dra’Azon dans les parages.

Le soleil qui régnait sur le système du Monde de Schar resplendissait devant eux, plus que tout autre objet céleste. La Falaise Scintillante n’était pas visible, car ils se trouvaient toujours à l’intérieur du bras spiral, orientés vers l’extérieur ; toutefois, on remarquait aisément que les étoiles étaient soit très éloignées, soit très proches. Entre les deux, c’était le désert.

Horza avait modifié à plusieurs reprises la trajectoire de la TAC tout en la maintenant dans une direction générale qui, sauf s’ils changeaient abruptement de cap à un moment donné, les amènerait à moins de deux années-lumière de la planète. Il s’apprêtait à virer de bord le lendemain et à amorcer la descente. Jusqu’alors, le voyage s’était déroulé sans incident. Ils avaient traversé les champs d’étoiles éparses sans rien rencontrer qui sorte de l’ordinaire : ni messages ni signaux, nulle déflagration lointaine annonçant quelque affrontement, nul sillage trahissant un vaisseau en gauchissement. Le secteur semblait calme, sans perturbation aucune, comme s’il ne se passait rien d’inhabituel : les étoiles naissaient et mouraient, la galaxie accomplissait sa révolution, les trous noirs se convulsaient, les gaz tourbillonnaient. La guerre, dans le silence qu’ils traversaient à grande vitesse et dans le rythme jour-nuit artificiel qui composait leur environnement factice, la guerre semblait être le produit de leur imagination collective, une espèce de cauchemar inexplicable que, pour une raison ou pour une autre, ils avaient partagé, ou peut-être fui.

Horza avait cependant programmé le vaisseau pour rester aux aguets et donner l’alarme au premier signe de complications. Il était peu probable qu’ils rencontrent quoi que ce soit avant d’arriver à la Barrière de la Sérénité, mais si tout y était aussi calme et paisible que le sous-entendait ce nom, il envisageait de ne pas foncer tout droit sur la planète. Dans l’idéal, il aurait voulu rejoindre les éléments de la flotte idirane censément présents dans le secteur, ce qui résoudrait la plupart de ses problèmes. Il leur remettrait Balvéda, s’assurerait que Yalson et les autres ne risquaient rien, leur donnerait la TAC et prendrait livraison du matériel spécial promis par Xoralundra.

Ce scénario lui permettrait également de rencontrer Kiérachell seul à seule, sans la gêne que pouvaient représenter les autres mercenaires. Il pourrait être lui-même, sans concession envers le Métamorphe que connaissaient Yalson et la Libre Compagnie.

Deux jours avant la fin du voyage, la sonnerie d’alarme du vaisseau retentit. Horza sommeillait dans son lit ; il sortit en courant de sa cabine et se précipita vers la passerelle.

Dans le volume d’espace qui s’étendait devant eux, on aurait dit que se déchaînait toute la fureur de l’enfer. Ils furent submergés par un flot de lumière signalant une annihilation : les radiations caractéristiques des armes qui explosaient. Elles furent analysées par les capteurs du vaisseau. Tantôt pures, tantôt mixtes, elles permettaient de repérer les missiles qui explosaient tout seuls et ceux qui sautaient en entrant en contact avec un autre objet. La substance même de l’espace tridimensionnel tressaillait sous l’impact des décharges de gauchissement et forçait le pilote automatique de la TAC à désengager ses moteurs toutes les quatre ou cinq secondes afin qu’ils ne soient pas endommagés par les ondes de choc. Horza boucla ses sangles et coupa tous les systèmes auxiliaires. Wubslin apparut dans l’encadrement de la porte menant au mess.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Une bataille, apparemment, répondit Horza en surveillant les écrans.

Le volume d’espace concerné se trouvait à peu près entre eux et le Monde de Schar ; l’itinéraire direct depuis Vavatch le traversait de part en part. La TAC se trouvait à une année-lumière et demie du théâtre des hostilités, donc trop loin pour se faire repérer (sauf par un scanner-sonde à faisceau étroit), ce qui leur garantissait une certaine sécurité ; mais en observant les lointaines bouffées de radiations et en sentant la Turbulence chevaucher les moutonnements de l’espace perturbé, Horza eut tout à coup la nausée ; il avait la sensation d’être vaincu d’avance.

— Sphère-message, annonça Wubslin en indiquant l’écran d’un mouvement de tête.

En effet, un signal se distinguait progressivement du bruit de fond des radiations ; les mots se formaient par grappes de lettres, tel un champ où petit à petit poussent et fleurissent des plantes. Après quelques hésitations, le signal – qui n’était pas seulement brouillé par le bruit de fond de la bataille, mais volontairement crypté – fut suffisamment complet pour que le message devienne lisible.

APPAREIL TURBULENCE ATMOSPHÉRIQUE CLAIRE. JONCTION AVEC UNITÉS QUATRE-VINGT-TREIZIÈME FLOTTE.

DESTINATION/S. 591134.45 MID. AUCUN DANGER.

— Zut, souffla Horza.

— Ça veut dire quoi ? interrogea Wubslin, qui se mit à entrer les chiffres fournis par l’écran dans l’ordinateur de navigation. Oh ! fit-il en se rasseyant. Ce sont les coordonnées d’une étoile voisine. Je suppose qu’ils veulent qu’on se rejoigne à mi-chemin entre elle et…

Il reporta son regard sur l’écran principal.

— C’est ça, fit Horza en contemplant le signal d’un œil attristé.

Ce devait être un faux. Rien ne prouvait que ce message émanât bien des Idirans : ni chiffre, ni code de classe, ni vaisseau-source, ni signataire ; rien qui vînt l’authentifier.

— C’est les types à trois pattes qui nous envoient ça ? demanda encore Wubslin. (Il appela un affichage holo sur un autre écran, où apparurent des étoiles entourées par un fin réseau de cercles concentriques de couleur verte.) Hé ! Mais on n’en est plus très loin !

— Ah bon ? s’enquit Horza, qui ne quittait pas des yeux les incessantes explosions de lumière engendrées par la bataille.

Il entra quelques chiffres dans le système de pilotage de la TAC, qui détourna aussitôt son nez pour serrer de plus près la direction du Monde de Schar. Wubslin regarda le Métamorphe.

— Tu crois que ça ne vient pas vraiment d’eux ?

— Non. (Les radiations s’affaiblissaient. L’affrontement semblait toucher à sa fin ou tout au moins marquer une pause.) M’est avis que si on se pointe au rendez-vous, on va se retrouver nez à nez avec une UCG… ou un nuage d’EAM.

— D’EAM ? Tu veux dire le truc avec lequel ils ont réduit Vavatch en poussière ? (Wubslin eut un sifflement admiratif.) Eh bien, non merci.

Horza éteignit l’écran où s’affichait le message.

Moins d’une heure plus tard, tout recommença : sphères de radiations, perturbations résultant de gauchissements, et cette fois-ci il y eut deux messages, l’un demandant à la TAC de ne pas tenir compte du premier, l’autre fixant un nouveau point de rendez-vous. Tous deux semblaient authentiques, tous deux comportaient le mot « Xoralundra ». Mâchant toujours la bouchée qu’il s’apprêtait à avaler au moment où l’alarme avait été donnée pour la deuxième fois, Horza poussa un juron. Un troisième message apparut ; personnellement adressé au Métamorphe, il l’enjoignait de ne pas tenir compte des deux précédents signaux et indiquait à la TAC les coordonnées d’un nouveau point de rendez-vous.

Horza lança un cri de rage et des bribes de nourriture mâchonnée atterrirent sur l’écran de contrôle. Puis il éteignit le communicateur à large spectre et retourna au mess.

— Quand est-ce qu’on arrive à la Barrière de la Sérénité ?

— Dans quelques heures. Une demi-journée au plus.

— Tu es inquiet ?

— Mais non. J’y suis déjà allé. Et toi ?

— Si tu dis que tout ira bien, je te crois.

— Tout devrait bien se passer.

— Tu connais encore des gens là-bas ?

— Je n’en suis pas certain. Il y a de cela plusieurs années. On ne renouvelle pas très souvent le personnel, mais il y a des gens qui s’en vont d’eux-mêmes. Non, vraiment, je ne sais pas. On verra bien.

— Il y a bien longtemps que tu n’as pas vu de membres de ton espèce, n’est-ce pas ?

— C’est vrai. Depuis que je suis parti de là-bas.

— Tu n’es pas impatient de retrouver les tiens ?

— Peut-être.

— Horza… Écoute, je sais bien qu’on ne doit pas poser de questions à l’autre… sur tout ce qui a précédé notre rencontre à bord de la TAC, toi et moi ; c’est moi-même qui te l’avais demandé. Mais ça, c’était avant… Beaucoup de choses ont changé depuis, et…

— C’était pourtant entendu comme ça, non ?

— Tu veux dire que tu ne veux toujours pas en parler ?

— Possible. Je ne sais pas. Tu veux me poser des questions sur… ?

— Non. (Elle lui posa la main sur les lèvres. Il en sentit le contact dans l’obscurité.) Non, ce n’est pas la peine. Je m’en moque, ça n’a pas d’importance.

Il prit place dans le siège central. Wubslin occupait celui du mécanicien de bord, à sa droite, Yalson étant assise à sa gauche. Les autres s’entassaient derrière. Horza avait autorisé Balvéda à se joindre à eux : il ne voyait pas vraiment comment elle aurait pu agir sur les événements qui les attendaient maintenant. Quant au drone, il flottait au plafond.

La Barrière de la Sérénité se rapprochait. Elle leur présentait droit devant un champ-miroir d’une journée-lumière de diamètre environ, brusquement apparu sur l’écran alors qu’ils se trouvaient à une heure de la barrière proprement dite. Wubslin craignait qu’il ne dévoilât leur position, mais Horza, lui, savait que le champ-miroir n’existait que pour les capteurs de la TAC. Ces derniers étaient les seuls capables de percevoir quoi que ce fût à cet endroit-là.

À cinq minutes de distance, tous les écrans devinrent noirs. Horza avait averti les autres, mais ne s’en sentit pas moins anxieux et comme frappé de cécité lorsque cela se produisit.

— Tu es sûr que c’est normal ? demanda Aviger.

— C’est le contraire qui m’inquiéterait, lui dit Horza.

Quelque part derrière lui, le vieil homme remua.

— Je trouve ça incroyable, dit Dorolow. Cette créature est quasiment un dieu. Je suis sûre qu’elle sait percevoir notre état d’esprit, nos pensées. Je le sens déjà.

— En réalité, il s’agit simplement d’un ensemble d’éléments autoréférentiels qui…

— Balvéda ! coupa Horza en se retournant vers la femme de la Culture.

Celle-ci s’interrompit et plaqua une main sur sa bouche. Ses yeux lançaient des éclairs. Horza revint à l’écran vide.

— Quand est-ce que ce truc va…, commença Yalson.

À APPAREIL NON IDENTIFIÉ, afficha l’écran en toutes sortes de langues.

— Ça y est, dit Neisin, que Dorolow fit instantanément taire.

— Présent ! fit Horza en marain dans le communicateur à faisceau étroit.

Les autres langues disparurent de l’écran.

VOUS APPROCHEZ DE LA PLANÈTE APPELÉE MONDE DE SCHAR, PLANÈTE DES MORTS DES DRA’AZON. ACCÈS LIMITÉ AU-DELÀ DE CE POINT.

— Je sais. Mon nom est Bora Horza Gobuchul. Je désire revenir sur le Monde de Schar pour une courte période. J’en dépose respectueusement la requête.

— Beau parleur ! jeta Balvéda.

Horza lui décocha un bref regard. Le communicateur ne transmettait que ses propres paroles, mais la jeune femme ne devait pas oublier son statut de prisonnière.

VOUS ÊTES DÉJÀ VENU.

Horza ne réussit pas à déterminer s’il s’agissait ou non d’une question qui lui était posée.

— Je suis déjà venu sur le Monde de Schar, confirma-t-il. Je faisais partie des sentinelles Métamorphes.

Il lui parut inutile d’apporter une précision de nature temporelle ; pour les Dra’Azon, tout était « maintenant », encore que leur langue comportât des temps grammaticaux. L’écran devint vierge, puis répéta :

VOUS ÊTES DÉJÀ VENU.

Horza fronça les sourcils et se demanda ce qu’il fallait répondre. Balvéda marmotta :

— Manifestement sénile, irrécupérable.

— Je suis déjà venu, reprit Horza.

Le Dra’Azon sous-entendait-il que, puisqu’il était déjà venu, il n’avait plus droit de cité sur le Monde de Schar ?

— Je sens la créature, je sens sa présence, chuchota Dorolow.

IL Y A D’AUTRES HUMAINS AVEC VOUS.

— Merci beaucoup, commenta le drone Unaha-Closp, quelque part au plafond.

— Vous voyez ? dit Dorolow d’une voix presque larmoyante.

Horza entendit Balvéda émettre un reniflement de mépris. Dorolow oscilla légèrement ; Aviger et Neisin durent la retenir et l’empêcher de tomber.

— Je n’ai pas pu les déposer en chemin, déclara Horza. Je sollicite votre indulgence. Si nécessaire, ils demeureront à bord de ce navire.

CE NE SONT PAS DES SENTINELLES. ILS APPARTIENNENT À UNE AUTRE ESPÈCE HUMANOÏDE.

— Moi seul dois atterrir sur le Monde de Schar.

L’ACCÈS EST LIMITÉ.

Horza soupira.

— Je demande pour moi seul la permission d’atterrir.

POURQUOI VENEZ-VOUS SUR LE MONDE DE SCHAR ?

Horza hésita. Il entendit Balvéda renifler à nouveau, puis répondit :

— Je suis à la recherche d’un être qui s’y trouve.

QUE RECHERCHENT LES AUTRES ?

— Ils ne cherchent rien. Ils m’accompagnent.

ILS SONT LÀ.

— Ils… (Horza s’humecta les lèvres. Ce qu’il avait préparé en vue de ce moment, ses réflexions préliminaires, tout se révélait vain.) Ils ne sont pas là de leur plein gré. Mais je n’avais pas le choix. Il fallait que je les emmène avec moi. Si vous le désirez, ils resteront à bord de cet appareil, en orbite autour du Monde de Schar, ou plus loin encore dans la zone de la Barrière de la Sérénité. J’ai une combinaison, je peux donc…

ILS SONT ICI CONTRE LEUR VOLONTÉ.

Horza n’avait encore jamais vu de Dra’Azon couper la parole à son interlocuteur. Ce n’était peut-être pas de bon augure.

— Les… circonstances sont… complexes. Certaines espèces de la galaxie sont en guerre. Les possibilités se font rares. On fait des choses qu’on n’envisagerait même pas en temps normal.

LA MORT EST ICI.

Horza fixa les mots inscrits sur l’écran. Il avait l’impression qu’ils le clouaient sur place. Le silence régna quelques instants sur la passerelle. Puis il entendit deux ou trois de ses compagnons remuer gauchement derrière lui.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? s’enquit le drone Unaha-Closp.

— Euh… Ah bon ? fit Horza.

La phrase, rédigée en marain, se maintint sur l’écran. Wubslin pianota sur son côté du tableau de bord, actionnant des boutons qui, en temps normal, auraient dû contrôler l’affichage de ses écrans ; or, ceux-ci répétaient tous le message de l’écran principal. Le mécanicien était crispé sur son siège. Horza s’éclaircit la voix et dit :

— On s’est battu non loin d’ici. Il y a eu un affrontement. Juste avant notre arrivée. Il dure peut-être encore. La mort s’y trouve peut-être.

LA MORT EST ICI.

— Ooh…, fit Dorolow avant de s’affaisser dans les bras de Neisin et Aviger.

— On devrait la transporter au mess, fit Aviger en regardant Neisin. Il faut l’allonger.

— Bon, très bien, répondit ce dernier en examinant rapidement le visage de la jeune femme.

Dorolow paraissait inconsciente.

— Je suis peut-être en mesure de…, commença Horza. (Puis il expira profondément.) Si la mort est là, je peux peut-être l’arrêter. Je peux peut-être empêcher qu’elle progresse.

BORA HORZA GOBUCHUL.

— Oui ? s’étrangla Horza.

Aviger et Neisin transportèrent le corps inerte de Dorolow dans la coursive menant au mess. L’écran se modifia :

VOUS ÊTES À LA RECHERCHE DE LA MACHINE RÉFUGIÉE.

— Ha-ha ! fit Balvéda en se détournant et en cachant son sourire derrière sa main.

— Merde ! fit Yalson.

— Notre dieu n’est pas si bête que ça, finalement, observa Unaha-Closp.

— Oui, déclara sèchement Horza. (À quoi bon jouer la comédie maintenant ?) En effet, c’est vrai. Mais je crois…

VOUS POUVEZ APPROCHER.

— Comment ! s’exclama le drone.

— Youpi ! fit Yalson en croisant les bras et en s’adossant à la cloison.

Neisin revint et s’immobilisa en apercevant l’écran.

— Ça a été rapide, constata-t-il en s’adressant à la jeune femme. Qu’est-ce qu’il a dit pour obtenir ce résultat ?

Yalson se contenta de secouer la tête. Horza se sentit infiniment soulagé. Il examinait tour à tour chacun des mots inscrits sur l’écran comme s’il craignait que ce message laconique ne contienne quelque part une négation cachée. Puis il sourit et dit :

— Merci. Dois-je atterrir seul ?

VOUS POUVEZ APPROCHER.

LA MORT EST ICI.

CECI EST UN AVERTISSEMENT.

— Quel genre de mort ? s’enquit Horza. (La sensation de soulagement s’évanouit ; les déclarations du Dra’Azon à propos de la mort lui faisaient froid dans le dos.) Où est-elle ? Qui frappe-t-elle ?

L’écran se modifia à nouveau : les deux premières lignes disparurent. On lisait à présent, tout simplement :

CECI EST UN AVERTISSEMENT.

— Personnellement, déclara lentement Unaha-Closp, je n’aime pas beaucoup ça.

Sur quoi les écrans revinrent à la normale. Wubslin soupira et se décontracta. Le soleil du système auquel appartenait le Monde de Schar étincelait devant eux, à moins d’une année-lumière standard de distance. Horza chercha les chiffres exacts sur l’ordinateur de navigation, dont le moniteur venait de reprendre vie en même temps que les autres pour afficher ses séries de nombres, ses graphiques et ses hologrammes. Puis le Métamorphe s’enfonça dans son siège.

— On est passés, fit-il. On est bel et bien de l’autre côté de la Barrière de la Sérénité.

— Alors rien ne peut plus nous atteindre, c’est ça ? demanda Neisin.

Horza contempla sur l’écran l’unique naine jaune, qui se manifestait en son centre sous la forme d’un point lumineux à l’éclat stable et vif ; quant aux planètes, elles étaient encore invisibles. Il acquiesça.

— Non, rien. En tout cas, rien qui se trouve à l’extérieur.

— Formidable. Je crois que je vais fêter ça en buvant quelque chose.

Neisin adressa un hochement de tête à Yalson, puis pivota afin d’engager sa silhouette longiligne dans l’encadrement de la porte.

— Qu’est-ce que ça voulait dire, d’après toi ? Que tu es le seul à pouvoir atterrir ou qu’on peut tous y aller avec toi ? interrogea Yalson.

Sans quitter l’écran des yeux, Horza secoua la tête.

— Je l’ignore. On va se placer en orbite, puis contacter la base Métamorphe juste avant d’entrer dans l’atmosphère. Si ça ne plaît pas à M. Maître-à-bord, il nous le fera bien savoir.

— Tu as donc décrété qu’il était de sexe mâle, remarqua Balvéda juste au moment où Yalson demandait :

— Pourquoi ne pas les contacter maintenant ?

— Cette histoire de mort ne me dit rien qui vaille.

Il se tourna vers la jeune femme. Balvéda se tenait à ses côtés ; quant au drone, il s’était légèrement abaissé pour rester suspendu à hauteur d’yeux.

— Simple précaution. Je ne veux rien révéler prématurément. (Il reporta son regard sur la femme de la Culture.) Aux dernières nouvelles, la transmission périodique en provenance du Monde de Schar était prévue pour arriver il y a quelques jours. Tu ne saurais pas par hasard si quelqu’un l’a captée ?

Il sourit à Balvéda, l’air de ne pas vraiment attendre de réponse, ou tout au moins de réponse fiable. Elle garda les yeux fixés au plancher ; puis elle regarda Horza, qui crut la voir hausser les épaules.

— Si, répondit-elle. Je sais. Elle n’a pas eu lieu.

Horza continua de la regarder fixement. L’autre ne baissa pas les yeux. Yalson les observait tour à tour. Au bout d’un moment, le drone Unaha-Closp annonça :

— Franchement, tout ceci ne m’inspire guère confiance. À mon avis, nous devrions… (Il surprit le regard noir que lui lança Horza et s’interrompit.) Hmm… bref, peu importe pour l’instant, reprit-il avant de s’éloigner latéralement en direction de la porte, par laquelle il disparut.

— On dirait que tout va bien, déclara Wubslin, qui ne semblait s’adresser à personne en particulier. Oui, tout est normal à bord, maintenant.

Il se retourna et sourit aux trois autres.

Ils étaient venus le chercher. Il se trouvait dans un gymnase, en train de jouer au flotteballe. Il se croyait en sécurité, entouré d’amis de toutes parts (l’espace d’une seconde, ceux-ci parurent voleter devant lui tel un nuage d’insectes, puis il repoussa cette vision en éclatant de rire, attrapa le ballon, le lança et marqua un point). Mais c’était là qu’ils étaient venus le chercher. Il les avait vus arriver ; ils étaient deux. Ils avaient surgi dans le gymnase sphérique aux parois nervurées, sur le seuil d’une ouverture donnant sur un étroit conduit d’aération. Ils portaient des capes d’une couleur indéfinissable et étaient venus tout droit vers lui. Il avait voulu s’envoler, mais son harnais moteur ne répondait plus. Il était bloqué dans les airs, incapable de se déplacer dans quelque direction que ce fût. Il tenta de battre des bras et de se dégager de son harnais pour pouvoir le leur lancer au visage – peut-être dans l’espoir de les atteindre, mais surtout pour se propulser dans la direction opposée… Mais, à ce moment-là, ils s’emparèrent de lui.

Autour de lui, personne ne semblait avoir rien remarqué ; alors il se rendit brusquement compte que ces gens n’étaient pas ses amis, qu’en fait il n’en connaissait pas un seul. Ils le prirent par les bras et, en un clin d’œil, sans rien longer ni traverser mais en lui faisant tout de même sentir qu’il avait emprunté un passage invisible tournant à angle droit et qui était toujours là, encore qu’invisible, ils se retrouvèrent dans une zone de ténèbres. Il détourna les yeux, et leurs capes sans couleur définie apparurent dans l’obscurité. Il était impuissant, comme prisonnier de la pierre, mais il pouvait voir et respirer.

— Au secours !

— Nous ne sommes pas ici pour te porter secours.

— Qui êtes-vous ?

— Tu le sais très bien.

— Mais pas du tout !

— Alors, nous ne pouvons pas te le dire.

— Qu’est-ce que vous me voulez ?

— C’est toi que nous voulons.

— Pourquoi ?

— Pourquoi pas ?

— Mais pourquoi moi ?

— Tu n’as personne.

— Quoi ?

— Tu n’as personne.

— Que voulez-vous dire ?

— Pas de famille, pas d’amis…

— … ni religion ni croyances…

— Ce n’est pas vrai !

— Comment peux-tu le savoir ?

— Je crois en…

— En quoi ?

— En moi !

— Cela ne suffit pas.

— De toute façon, tu ne le trouveras jamais.

— Hein ? Trouver quoi ?

— Assez. Procédons.

— Qu’allez-vous me faire ?

— Te prendre ton nom.

— Je…

Alors ils vinrent tous deux fouiller dans son crâne, et ils lui prirent son nom.

Il hurla.

— Horza !

Yalson lui secoua la tête, qui alla cogner contre la cloison jouxtant l’étroite couchette. Il se réveilla tout bredouillant ; un gémissement mourait sur ses lèvres. Il sentit un instant son corps se contracter tout entier, puis se détendre.

Il tendit les mains et effleura la peau duveteuse de sa compagne. Celle-ci lui enserra la nuque et le plaqua contre sa poitrine. Il ne dit mot, mais son cœur ralentit petit à petit pour adopter le rythme de celui de Yalson. Elle le berça doucement, puis repoussa légèrement sa tête, se pencha et l’embrassa sur la bouche.

— Ça va maintenant, lui dit-il. Ce n’était qu’un cauchemar.

— Qu’est-ce qu’il t’arrivait ?

— Oh, rien.

Il reposa la tête sur la poitrine de la jeune femme et la nicha entre ses seins, tel un gros œuf fragile.

Horza avait enfilé sa combinaison. Wubslin occupait son siège habituel. Yalson avait pris celui du copilote. Tous étaient en combinaison. Le Monde de Schar emplissait l’écran en face d’eux : les capteurs ventraux de la TAC visaient directement sa sphère blanc et gris et leur en transmettaient un grossissement.

— Encore, ordonna Horza.

Wubslin transmit pour la troisième fois le message enregistré.

— Peut-être que le code a changé, fit Yalson en surveillant l’écran.

Elle avait coupé très court ses cheveux, qui formaient à présent une toison d’un centimètre d’épaisseur, donc à peine plus épaisse que son duvet corporel. En plus de ses sourcils proéminents, cela lui donnait un air menaçant qui contrastait violemment avec la petitesse de sa tête dans le grand col ouvert de sa combinaison.

— C’est la tradition, rétorqua Horza. Il s’agit davantage d’un rituel que d’un code. S’ils l’entendent, ils le reconnaîtront.

— Et tu es sûr qu’on émet dans la bonne direction ?

— Mais oui, fit-il en s’efforçant de conserver son calme.

Il y avait moins d’une demi-heure qu’ils étaient en orbite stationnaire au-dessus du continent renfermant les tunnels souterrains du Complexe de Commandement. La quasi-totalité de la planète était recouverte de neige. La péninsule longue de mille kilomètres où le réseau de tunnels s’avançait loin dans la mer était prise dans les glaces. Le Monde de Schar était entré sept mille ans plus tôt dans une de ses ères glaciaires périodiques, et l’océan n’apparaissait à l’air libre que sur une bande relativement mince autour de l’équateur, entre les tropiques légèrement instables de la planète. Il y formait une ceinture gris acier qu’on apercevait de temps à autre entre les tourbillons de nuages orageux.

Ils se trouvaient à vingt-cinq mille kilomètres d’altitude au-dessus de la surface enneigée, et leur communicateur dirigeait son faisceau sur une zone circulaire de quelques dizaines de kilomètres de diamètre, en un point situé à mi-chemin entre les deux bras de mer gelés ceignant la péninsule. Là s’ouvrait l’entrée des tunnels ; là vivaient les Métamorphes. Horza savait pertinemment qu’il ne pouvait pas se tromper ; pourtant, ils ne recevaient aucune réponse.

La mort est ici, ne cessait-il de se répéter. L’atmosphère glacée de la planète semblait s’infiltrer jusque dans ses os.

— Toujours rien, constata Wubslin.

— Bon, trancha Horza en enserrant les contrôles manuels dans ses mains gantées. On y va.

La Turbulence Atmosphérique Claire démêla ses champs gauchisseurs, qui épousèrent la courbure légère du puits de gravité de la planète, et se laissa tout doucement glisser vers le bas de la déclivité. Horza coupa les moteurs et les laissa se remettre en mode auxiliaire d’urgence. Ils n’en auraient sans doute plus besoin, et de toute façon, le gradient de gravité augmentait : ils ne seraient bientôt plus en mesure de s’en servir.

La TAC tombait vers la planète à une vitesse grandissante ; les moteurs à fusion étaient prêts à entrer en action. Horza surveilla les écrans jusqu’à acquérir la certitude qu’ils suivaient bien la trajectoire prévue ; puis, alors que la planète lui semblait pivoter légèrement au-dessous de l’appareil, il défit ses sangles et retourna au mess.

Toujours en combinaison, Aviger, Neisin et Dorolow étaient dûment attachés dans leurs sièges. Sanglée elle aussi, Pérosteck Balvéda arborait une veste épaisse et un pantalon assorti. Sa tête émergeait sans protection aucune de la collerette souple d’une chemise blanche. Elle portait également des bottes fourrées, et une paire de gants en peau reposait sur la table devant elle. Sa veste était même pourvue d’une petite capuche, qui pour l’heure pendait dans son dos. Horza se demanda si elle avait choisi un vêtement singeant les combinaisons spatiales pour lui faire passer le message ou bien, inconsciente de cette analogie, parce qu’elle avait peur et cherchait à se rassurer.

Unaha-Closp était niché dans un fauteuil ; attaché au dossier, il tournait sa face avant vers le plafond.

— J’espère, dit-il, que nous n’aurons pas droit au même cirque que la dernière fois que vous avez piloté ce tas de ruines.

Horza fit comme s’il n’avait rien entendu.

— Puisque M. Maître-à-bord ne nous a plus donné de ses nouvelles, il faut sans doute en déduire que nous sommes tous autorisés à atterrir. Une fois sur place, j’entrerai seul. À mon retour, nous déciderons de la marche à suivre.

— Vous voulez dire que vous déciderez…, commença le drone.

— Et si tu ne reviens pas ? s’enquit Aviger.

Le drone émit une espèce de chuintement, mais ne poursuivit pas sa phrase. Horza contempla le vieil homme, à qui sa combinaison donnait des allures de mannequin-jouet.

— Ne t’en fais pas pour ça, Aviger. Je reviendrai. Je suis sûr que tous les habitants de la base seront sains et saufs. Je leur demanderai de nous réchauffer de quoi manger. (Il sourit, mais se rendit bien compte que ses paroles n’étaient pas très convaincantes.) De toute façon, poursuivit-il, au cas très peu probable où quelque chose tournerait mal, je reviendrai immédiatement.

— Ce vaisseau représente notre seul moyen de quitter la planète, ne l’oublie pas, Horza, répliqua Aviger.

On lisait de l’effroi dans ses yeux. Dorolow effleura le bras de sa combinaison.

— Aie confiance en Dieu, dit-elle. On s’en sortira. N’est-ce pas, Horza ? ajouta-t-elle en se tournant vers lui.

— Mais oui, fit ce dernier en hochant la tête. On s’en sortira même très bien.

Sur ces mots, il fit demi-tour et repartit vers la passerelle.

Ils étaient entourés de neiges éternelles et regardaient le soleil d’été se noyer dans une mer d’air et de nuages rougeoyants. Le vent froid chassa quelques mèches de cheveux auburn sur le visage de sa compagne et, sans réfléchir, il leva une main pour les repousser. Elle lui fit face, le menton niché au creux de sa main à lui, un demi-sourire aux lèvres.

— Tu parles d’une journée d’été…, fit-elle.

Il avait fait beau, mais la température était restée bien au-dessous de zéro, ce qui ne les avait pas empêchés d’ôter leurs gants et de rejeter en arrière leurs capuches. Il sentait sa nuque chaude sous sa paume et sa lourde chevelure lustrée sur le dos de sa main, tandis qu’elle relevait vers lui son visage blanc comme neige, blanc comme l’os.

— Tu as de nouveau ce fameux air, constata-t-elle avec douceur.

— Quel air ? riposta-t-il, aussitôt sur la défensive, bien qu’il sût fort bien de quoi elle voulait parler.

— Ton air distant, répondit-elle en portant une de ses mains à ses lèvres avant de l’embrasser puis de la caresser comme s’il s’agissait d’un petit animal sans défense.

— Mais c’est toi qui l’appelles comme cela.

Elle détourna le regard et le reporta sur la boule flamboyante du soleil qui sombrait derrière une lointaine chaîne de montagnes.

— C’est ce que je vois, rétorqua-t-elle. Je connais bien tes expressions maintenant. Je les connais toutes, et je sais toutes les interpréter.

Il ressentit une pointe de colère à l’idée d’être à ce point transparent, mais, au fond, il savait qu’elle avait raison, tout au moins en partie. Ce qu’elle ignorait de lui, c’était seulement ce qu’il ignorait lui-même (et ce n’est pas négligeable, songea-t-il). Peut-être le connaissait-elle même mieux qu’il ne se connaissait.

— Je ne suis pas responsable de mon visage, dit-il au bout d’un moment dans l’intention de plaisanter. Moi aussi il me surprend, parfois.

— Tes actes aussi ? (Les lueurs du crépuscule teintaient de couleurs artificielles la pâleur de sa peau.) Te surprendras-tu toi-même lorsque tu t’en iras d’ici ?

— Pourquoi pars-tu toujours du principe que je vais m’en aller ? s’irrita-t-il en fourrant ses mains dans les poches de son épais blouson et en regardant obstinément disparaître l’étoile, dont on ne voyait déjà plus qu’un hémisphère. Je n’arrête pas de te dire que je suis heureux ici.

— C’est vrai, fit-elle. Tu n’arrêtes pas de me le dire.

— Pourquoi aurais-je le désir de partir ?

Elle haussa les épaules, glissa son bras sous celui de son compagnon et posa la tête sur son épaule.

— La foule, les lumières, les moments passionnants… Pour voir d’autres gens, aussi…

— Je suis bien ici avec toi, répliqua-t-il en lui passant un bras autour des épaules.

Malgré le volumineux rembourrage de son blouson, elle paraissait très fine, presque frêle. Elle resta quelques instants silencieuse, puis reprit :

— Encore heureux ! (Elle se tourna vers lui, souriante.) Et maintenant, embrasse-moi.

Il obtempéra et la serra dans ses bras. Baissant les yeux derrière le dos de la jeune femme, il vit une petite tache rouge avancer sur la neige piétinée.

— Regarde ! fit-il en se détachant, puis en se penchant vers le sol.

Elle s’accroupit à ses côtés, et tous deux observèrent un minuscule insecte en forme de brindille qui rampait lentement, laborieusement sur la croûte de neige : une créature vivante et mouvante de plus sur la face vierge du monde.

— C’est la première fois que je vois un insecte ici, lui dit-il.

Elle secoua la tête en souriant.

— C’est que tu ne regardes pas assez attentivement, voilà tout, railla-t-elle.

Il recueillit la petite bête au creux de sa paume avant qu’elle n’ait eu le temps d’intervenir.

— Oh, Horza…, fit-elle.

Son souffle se bloqua dans sa gorge, comme arrêté par un petit nœud de désespoir. Il contempla sans comprendre son expression atterrée, tandis que la toute petite créature des neiges mourait, victime de la chaleur de sa main.

La Turbulence Atmosphérique Claire tombait vers la planète, tournait autour de ses couches atmosphériques radieuses comme la glace, passait du jour à la nuit pour revenir au jour, basculait au-dessus de l’équateur et des tropiques tout en continuant de décrire la spirale qui la rapprochait du sol.

Peu à peu, elle pénétra dans l’atmosphère : ions, gaz, ozone, air… Elle s’enfonça dans cette fine strate protectrice en poussant des rugissements de flamme, et traversa rapidement le ciel nocturne telle une grosse météorite à la trajectoire immuable ; puis elle franchit en un éclair la ligne de démarcation entre le jour et la nuit et survola des mers gris acier, des icebergs tabulaires, des banquises ou des glaces flottantes, des kilomètres de littoral pris dans les glaces, des glaciers, des chaînes montagneuses, des toundras de pergélisol. Alors revint la banquise et, finalement, comme le navire s’abaissait horizontalement sur ses piliers de flamme, ce fut à nouveau la terre : une péninsule d’un millier de kilomètres pointant dans une mer gelée pareille à quelque monstrueux membre fracturé immobilisé dans le plâtre.

— Il est là, déclara Wubslin en surveillant le détecteur de masse.

Un point lumineux clignotant se mouvait lentement d’un bord à l’autre de l’écran. Horza lui jeta un coup d’œil.

— Le Mental ? s’enquit-il.

Wubslin acquiesça.

— La densité correspond. Il est à cinq kilomètres de profondeur… (L’ingénieur enfonça quelques boutons et déchiffra en plissant les yeux les séries de chiffres qui se déroulaient sur l’écran.) À l’autre bout du complexe par rapport à l’entrée… et en mouvement. (Il opéra quelques réglages, puis se radossa en secouant la tête.) Le détecteur a besoin d’une bonne révision ; sa portée est réduite au minimum. (Il se gratta la tête et soupira.) Désolé aussi pour les moteurs, Horza.

Le Métamorphe haussa les épaules. Si les moteurs avaient fonctionné correctement, ou si le détecteur de masse avait conservé une portée suffisante, quelqu’un aurait pu rester à bord de la TAC, la piloter en cas de besoin et relayer la position du Mental aux autres lorsque ceux-ci seraient descendus dans les tunnels. Wubslin se sentait manifestement coupable : aucune des réparations qu’il avait tenté d’effectuer n’avait sensiblement amélioré les performances des appareils endommagés, qu’il s’agisse des moteurs ou des détecteurs.

— Peu importe, répondit Horza en contemplant les étendues de glace et de neige qui se succédaient sous l’appareil. Au moins on sait que le Mental est là.

Le vaisseau les emporta de lui-même vers leur but, bien que Horza reconnût l’endroit pour l’avoir survolé à l’époque où il pilotait l’unique petit aéro de la base. D’ailleurs, il chercha celui-ci des yeux lorsqu’ils approchèrent du sol, au cas où l’appareil serait en vol.

C’était une plaine tapissée de neige et entourée de montagnes ; la Turbulence franchit prestement un défilé niché entre deux pics, fracassant le silence et arrachant une neige poudreuse aux crêtes et failles dentelées qui, de part et d’autre, se découpaient dans la roche stérile. Puis le navire ralentit encore et se redressa sur le trépied de feu engendré par la fusion. La neige de la plaine commença par s’envoler et s’agiter en tous sens comme prise de malaise. Puis, à mesure que l’appareil descendait, elle fut soufflée d’un coup puis arrachée au sol gelé et propulsée pour former de vastes cylindres d’air chaud qui mêlaient la neige et l’eau, la vapeur et les particules de plasma en un blizzard hurlant et tourbillonnant qui balayait la plaine en s’amplifiant à mesure que le navire approchait du sol.

Horza était passé en pilotage manuel. L’œil rivé à l’écran, il aperçut la bourrasque artificielle et, au-delà, l’entrée du Complexe de Commandement.

C’était une ouverture d’un noir d’encre creusée dans un promontoire rocheux très accidenté qui saillait des flancs de la montagne tel un pan d’éboulis solidifié. La tempête de neige bouillonnait autour de l’entrée et semblait l’encadrer de volutes de brume. La tourmente prenait des teintes marron à mesure que la flamme-fusion chauffait le sol gelé de la plaine, qui fondait et jaillissait tel un geyser de terre.

Après un très léger choc suivi d’une faible sensation d’enfoncement au moment où les pieds de la TAC pénétraient la surface maintenant spongieuse de la plaine mise à nu, ils se posèrent sur le Monde de Schar.

Horza contempla, droit devant lui, l’entrée du tunnel. On aurait dit un œil noir et profond qui lui rendait son regard.

Le vacarme des moteurs s’éteignit ; la vapeur se dissipa. La neige chassée du sol retomba, et de nouveaux flocons se formèrent tandis que l’eau en suspension dans l’air se transformait à nouveau en glace. La TAC se mit à cliqueter et craquer de toutes parts à mesure qu’elle perdait la chaleur produite aussi bien par le frottement, pendant son entrée dans l’atmosphère, que par ses propres propulseurs à plasma. L’eau gargouillait en se muant en boue sur le sol décapé de la plaine.

Horza bascula le laser de proue en position « attente ». On ne décelait ni mouvement ni signe d’aucune sorte au niveau du tunnel d’entrée. La vue était à présent parfaitement dégagée ; l’air ne contenait plus ni neige ni vapeur. C’était une belle journée, ensoleillée et sans vent.

— Eh bien, nous y voilà, fit Horza qui se sentit aussitôt un peu bête.

Yalson hocha la tête sans quitter l’écran des yeux.

— Eh oui ! acquiesça Wubslin en faisant le tour de ses écrans. Les pieds se sont enfoncés d’environ un demi-mètre. Il ne faudra pas oublier de faire tourner un petit moment les moteurs avant de redécoller, quand on voudra partir. D’ici une demi-heure, ils seront complètement gelés.

— Hmm…, fit Horza.

Sur l’écran, rien ne bougeait. Pas de nuages dans le ciel bleu clair, pas de vent pour chasser la neige. Le soleil n’était pas assez chaud pour faire fondre la glace et la neige, si bien qu’il n’y avait pas d’eau vive, pas même une avalanche dans les lointaines montagnes.

À l’exception des mers (qui renfermaient encore des poissons, mais où les mammifères n’étaient désormais plus représentés), les seuls objets mouvants du Monde de Schar étaient ses minuscules insectes – répartis en plusieurs centaines d’espèces différentes –, les lichens à propagation lente qu’on trouvait sur les rochers, à proximité de l’équateur, et, pour finir, les glaciers. La guerre entre humanoïdes ou la nouvelle ère glaciaire avaient éradiqué tout le reste.

Horza tenta encore une fois d’émettre son message codé. Toujours pas de réponse.

— Bon, fit-il en se levant de son siège. Je vais faire un tour dehors, histoire de jeter un coup d’œil. (Wubslin opina. Horza se tourna vers Yalson.) Je te trouve bien silencieuse.

Elle ne se retourna pas. Elle contemplait sur l’écran l’œil sans paupière qu’évoquait l’entrée du tunnel.

— Fais attention, dit-elle en le regardant enfin. Fais très attention, d’accord ?

Il lui sourit, ramassa par terre le fusil-laser de Kraiklyn, puis partit en direction du mess.

— On est posés, fit-il au moment de franchir le seuil.

— Tu vois ? dit Dorolow à Aviger.

Neisin porta sa fiasque à ses lèvres et but. Balvéda adressa un sourire sans joie au Métamorphe comme celui-ci passait d’une porte à l’autre. Unaha-Closp résista à la tentation de dire quelque chose et se dégagea en se tortillant des sangles qui le retenaient contre le siège.

Horza descendit dans le hangar. Il se sentait léger : ils étaient passés en gravité ambiante au moment de franchir les montagnes, et le Monde de Schar exerçait une attraction inférieure au g standard en vigueur à bord de la TAC. Horza emprunta la plate-forme mobile du hangar et atterrit sur le marécage en cours de refroidissement qui entourait l’appareil ; il sentit sur ses joues une brise piquante toute fraîche et toute propre.

— J’espère que ça va bien se passer, dit Wubslin à Yalson.

Tous deux regardaient la petite silhouette de Horza se diriger en pataugeant dans la neige vers le promontoire rocheux qui se profilait devant eux. La jeune femme ne répondit pas et continua à fixer l’écran sans ciller. La silhouette s’immobilisa, effleura son poignet, puis s’éleva dans les airs et se mit à survoler lentement la neige.

— Ah oui ! lança Wubslin avec un petit rire. J’avais oublié qu’ici on peut se servir des anti-g. On est restés trop longtemps sur cette fichue Orb’.

— Ça ne servira pas à grand-chose dans ces maudits tunnels, marmonna Yalson.

Horza se posa juste à côté de l’entrée. Grâce aux mesures prises pendant qu’il était encore dans les airs, il savait que le champ de fermeture du tunnel était désactivé. En temps normal, il protégeait ce dernier contre la neige et les vents glacés. Mais ce jour-là, pas de champ. Horza vit qu’une petite congère déployée en éventail s’était formée à l’intérieur du tunnel. Il y régnait un froid inhabituel et cet œil insondable et noir lui faisait plutôt l’effet d’une gueule énorme, maintenant qu’il se trouvait tout près.

Il se retourna pour regarder la TAC, dressée à quelque deux cents mètres de là comme une anomalie métallique et brillante surgissant d’une déchirure brune dans un paysage par ailleurs uniformément blanc.

— Je me prépare à entrer, énonça-t-il à l’intention des occupants du vaisseau en pointant sur eux un faisceau étroit au lieu d’émettre normalement.

— O.K., répondit la voix de Wubslin à son oreille.

— Tu ne veux pas que quelqu’un vienne te couvrir ? demanda Yalson.

— Non.

Il pénétra dans le tunnel en se collant à la paroi. Dans le premier entrepôt qu’il rencontra se trouvaient des traîneaux, du matériel de sauvetage, d’observation et de signalisation. Le tout correspondait très bien à son souvenir.

Le deuxième hangar, qui aurait dû contenir l’aéro, était vide. Il poussa jusqu’au suivant : encore du matériel. Il avait parcouru une quarantaine de mètres à l’intérieur du tunnel ; il lui en restait une dizaine à couvrir avant le virage à angle droit qui conduisait à la galerie, plus vaste et divisée en segments, d’où partaient les quartiers d’habitation de la base.

En se retournant, il retrouva l’orée du tunnel qui, cette fois, lui apparut sous la forme d’un trou blanc. Il régla le faisceau étroit sur son aperture maximale.

— Toujours rien. Je vais aller jeter un coup d’œil aux quartiers d’habitation. Envoyez un bip pour toute réponse.

Un bip résonna dans son casque.

Avant de tourner à l’angle du tunnel, il détacha du côté de son casque le télécapteur de sa combinaison et en passa la petite lentille au coin du pan de mur sculpté. Sur un écran intégré, il vit s’afficher une image représentant un court tunnel, l’aéro posé sur le sol et, quelques mètres derrière l’appareil, la cloison revêtue de plastique qui barrait le tunnel d’un bord à l’autre et marquait le commencement des quartiers d’habitation de la base Métamorphe.

À côté du petit aéro gisaient quatre corps.

Quatre corps inertes.

Horza sentit sa gorge se serrer. Il déglutit avec peine, puis replaça le télécapteur sur sa tempe et s’avança sur le sol de lave en direction des cadavres.

Deux d’entre eux portaient des combinaisons légères, sans blindage d’aucune sorte. Méconnaissables. Le premier avait été lasérisé : sa combinaison s’était ouverte sous l’impact brûlant du rayon ; le plastique et le métal fondus s’étaient mélangés à sa chair et à ses entrailles. Le trou avait cinquante centimètres de diamètre. L’autre n’avait plus de tête. Ses bras se tendaient avec raideur devant lui, comme pour enlacer quelque chose.

Le troisième portait des vêtements légers et amples. Son crâne avait été défoncé par l’arrière, et l’un de ses bras au moins était fracturé. Il gisait sur le flanc, tout aussi raide de froid et tout aussi mort que les autres. Horza connaissait son nom, mais n’arrivait pas à se le rappeler pour l’instant.

Kiérachell avait dû être surprise dans son sommeil. Son corps élancé était couché bien droit dans sa chemise de nuit bleue ; ses paupières étaient closes, son expression paisible.

Elle avait la nuque brisée.

Horza la contempla un moment, puis enleva un de ses gants et se courba. Il y avait du givre sur les cils de la jeune femme. Il sentit sur sa propre peau, à hauteur d’avant-bras, la morsure du cerclage sur la face interne de sa combinaison, puis celle de l’air glacé entrant brusquement en contact avec sa main.

La peau de Kiérachell était durcie, mais sa chevelure avait conservé toute sa souplesse ; il la fit couler entre ses doigts. Elle était plus rousse que dans son souvenir, mais ce n’était peut-être qu’une illusion due à sa visière, qui avait tendance à intensifier la médiocre lumière régnant dans le tunnel. Peut-être fallait-il qu’il enlève son casque, afin de mieux la voir, et aussi qu’il allume ses lampes…

Mais il secoua la tête et se détourna.

Puis il ouvrit la porte donnant sur les quartiers d’habitation, mais avec prudence et seulement après avoir prêté l’oreille pour essayer de surprendre un bruit de l’autre côté de la cloison.

Dans la vaste salle voûtée où les Métamorphes entreposaient naguère leurs vêtements de plein air, leurs combinaisons et leur petit matériel, rien ou presque ne trahissait l’attaque. Mais en s’enfonçant plus loin dans la zone résidentielle, Horza trouva des traces de lutte : du sang séché, des brûlures-laser… Dans la salle de contrôle, d’où l’on commandait toutes les installations de la base, s’était produite une déflagration. Apparemment, une grenade de faible puissance avait explosé sous le panneau de commandes. Ce qui expliquait l’absence de chauffage, ainsi que l’éclairage auxiliaire. On aurait dit que quelqu’un s’était efforcé de réparer les dégâts, à en juger par les outils, les pièces détachées et les fils électriques qui traînaient un peu partout.

Dans deux des cabines, il trouva des signes d’occupation par les Idirans. Les chambres avaient été dépouillées de tout leur mobilier, tous leurs ornements ; des symboles religieux y étaient inscrits au lance-flammes sur les murs. Dans une autre pièce, le sol avait été tapissé d’une espèce de gélatine épaisse et sèche portant six longues marques ; il y planait une odeur de medjel. Dans la chambre de Kiérachell, seul le lit montrait des signes de désordre. Le reste était intact.

En sortant, il se dirigea vers le fond de l’unité habitation, où une nouvelle cloison en lamelles de plastique signalait la limite des tunnels.

Il ouvrit précautionneusement la porte.

Un medjel mort gisait juste derrière ; son long corps gisant dans l’alignement du tunnel semblait pointer dans la direction des puits de descente. Horza le contempla un moment, laissa ses instruments analyser le cadavre (oui, il était bien mort, et complètement gelé), puis le poussa plusieurs fois du pied et finit par lui expédier une décharge dans la tête, pour être certain de ne pas se tromper.

Le corps arborait l’uniforme standard des troupes aériennes et terrestres, et sa blessure – spectaculaire – n’était pas récente. La créature avait manifestement souffert du froid avant que sa blessure n’ait finalement raison d’elle ; puis son cadavre s’était congelé. C’était un mâle grisonnant. L’âge avait conféré l’aspect du cuir à sa peau brun-verdâtre ; son long museau et ses mains délicates étaient creusés de profonds sillons.

Horza releva les yeux et regarda dans le tunnel.

Sol lisse de roc fondu, murs arrondis également lisses, il s’enfonçait dans le flanc de la montagne. Des portes à l’épreuve du souffle nucléaire en nervuraient les parois ; leurs rails et logements étaient comme incrustés dans le sol et le plafond. Il repéra au loin les portes des puits d’ascenseur, ainsi que les points d’accès aux capsules de servitube. Il se mit en marche, longea les séries de portes antisouffle puis atteignit enfin les puits. Les ascenseurs étaient tous en bas et le transtube verrouillé. Aucune source d’énergie ne semblait alimenter les installations présentes. Il fit demi-tour et revint vers les quartiers d’habitation, qu’il retraversa en sens inverse ; il dépassa les cadavres et l’aéro sans leur accorder un regard et déboucha enfin au grand air.

Il s’assit dans la neige à l’entrée du tunnel, le dos calé contre le roc. Les autres l’aperçurent depuis la TAC ; Yalson s’écria :

— Horza ! Ça va ?

— Non, fit-il en éteignant son fusil-laser. Non, ça ne va pas très bien.

— Pourquoi ? fit promptement Yalson.

Horza ôta son casque et le posa par terre à côté de lui, dans la neige. L’air glacé chassa toute chaleur de son visage, et il dut respirer à fond pour tirer le maximum de l’atmosphère raréfiée de la planète.

— La mort est ici, lança-t-il au ciel sans nuages.

10. Le Complexe de Commandement : batholithe

— Ça s’appelle un batholithe : une éruption granitique qui s’est soulevée comme une bulle de matière en fusion pour pénétrer dans les roches sédimentaires et métamorphiques qui se trouvaient déjà là il y a cent millions d’années.

« Il y a de cela onze mille ans, les autochtones y ont édifié le Complexe de Commandement dans l’espoir que ces roches les protégeraient d’éventuels missiles à fusion nucléaire évoluant en surface.

« Ils construisirent neuf gares et huit trains. L’idée était d’installer les politiciens et les chefs militaires dans un train et leurs bras droits respectifs dans un autre ; en temps de guerre, on ferait circuler les trains dans tous les sens à travers les tunnels du Complexe, avec des arrêts en gare destinés à les mettre en contact – via des canaux de communications durcis – avec les sites de radio-transmissions situés en surface, à la verticale de la station ou disséminés dans l’État tout entier, afin qu’ils puissent diriger la guerre. L’ennemi aurait eu, de toute façon, beaucoup de mal à percer pareille couche de granité ; quant à toucher une cible aussi petite qu’une station – toutes proportions gardées –, il ne fallait même pas y penser ; d’autre part, comment savoir si elle abritait bien un train, et si ce dernier transportait bien des passagers ? Sans compter qu’il aurait fallu faire sauter l’autre train, celui qui lui était associé.

« Ce fut la guerre bactériologique qui eut finalement raison d’eux ; par la suite – il y a au moins dix mille ans de cela –, les Dra’Azon ont débarqué, évacué l’air contenu dans les tunnels pour le remplacer par un gaz inerte. Il y a sept mille ans, une nouvelle ère glaciaire a commencé ; et quelque quatre mille ans plus tard, il s’est mis à faire si froid que M. Maître-à-bord a pompé cet argon et laissé à nouveau pénétrer dans les tunnels l’atmosphère propre de la planète. Celle-ci était tellement desséchée que, durant ces trois mille années, rien n’y a rouillé.

« Il y a à peu près trois mille cinq cents ans, les Dra’Azon sont parvenus à un accord avec la plupart des Fédérations Galactiques rivales : les vaisseaux en détresse seraient autorisés à franchir les Barrières de la Sérénité. Les espèces politiquement neutres et relativement inoffensives auraient le droit d’établir des bases restreintes sur la plupart des Planètes des Morts, pour venir en aide à ceux qui en avaient besoin et, je présume, pour satisfaire les gens désireux de savoir à quoi ressemblaient ces planètes ; ce qui est sûr, c’est que sur le Monde de Schar, M. Maître-à-bord nous laissait tous les ans examiner minutieusement le Complexe et qu’il fermait les yeux quand nous y descendions clandestinement. Néanmoins, personne n’a jamais réussi à en ramener des relevés qui ne soient pas brouillés, quelle que soit leur nature.

« L’entrée devant laquelle nous nous trouvons actuellement se situe ici, à la racine de la péninsule, au-dessus de la station 4 ; il s’agit d’une des trois stations principales – les autres étant la 2 et la 7 –, et on y trouve des ateliers d’entretien et de réparation. Pas de trains stationnés dans les gares 4, 3 et 5. Il y en a en revanche deux stationnés dans la station 1, deux dans la 7 et un dans chacune des autres. Du moins, c’est ainsi qu’ils devraient être répartis ; les Idirans ont pu les déplacer, mais j’en doute.

« Les gares sont distantes de vingt-cinq à trente-cinq kilomètres et reliées par des tunnels jumeaux qui ne se rejoignent qu’au niveau des arrêts. Le Complexe dans son ensemble se trouve à quelque cinq kilomètres sous terre.

« Nous allons emporter des lasers… plus un paralyseur neural, des grenades défensives – mais rien de trop gros. Neisin pourra prendre son fusil à projectiles ; les balles dont il se sert ne contiennent que des explosifs légers. Mais ni canons à plasma ni microbombes atomiques. Dans les tunnels, en plus d’être dangereuses pour nous elles risqueraient de nous attirer les foudres de M. Maître-à-bord, et ça, mieux vaut l’éviter, croyez-moi.

« À partir de celui du vaisseau, Wubslin nous a bricolé un détecteur de masse anormale portable, ce qui nous permettra de repérer le Mental. Ma combi comporte également un détecteur de masse, aussi nous ne devrions pas avoir trop de mal à trouver ce que nous cherchons. Si les Idirans n’ont pas de communicateurs, il faut partir du principe qu’ils utilisent ceux des Métamorphes. Puisque nos transcepteurs couvrent largement leurs fréquences, nous pourrons écouter ce qu’ils se disent, mais eux ne pourront pas nous entendre.

« Voilà donc les tunnels. Le Mental se trouve quelque part là-dedans, ainsi sans doute que quelques Idirans et quelques medjels.

Horza se tenait à l’extrémité de la table du mess. Sur l’écran, au-dessus de sa tête, un plan des tunnels se superposait à une carte de la péninsule. Tous avaient les yeux fixés sur le Métamorphe. La semi-combi vide du medjel qu’il avait trouvée à l’intérieur gisait au centre de la table.

— Vous voulez qu’on descende tous avec vous ? s’enquit le drone Unaha-Closp.

— Oui.

— Et qu’est-ce que tu fais du vaisseau ? demanda Neisin.

— Il n’a pas besoin de nous. Je vais programmer ses automatismes de manière qu’il nous reconnaisse nous et se défende contre tout intrus.

— Et elle, tu vas l’emmener ? fit Yalson en indiquant d’un mouvement de tête Balvéda assise en face d’elle, de l’autre côté de la table.

Horza se tourna vers la femme de la Culture.

— Je tiens à l’avoir constamment à l’œil, répondit-il. Je ne serais pas tranquille en la laissant ici, même sous bonne garde.

— Je ne vois toujours pas pourquoi moi je devrais y aller aussi, remarqua Unaha-Closp.

— Parce que toi non plus, je ne peux pas te laisser ici ; je n’aurais pas confiance. D’autre part, j’ai des choses à te faire transporter.

— Pardon ? lança le drone furibond.

— Il me semble que tu n’es pas tout à fait honnête avec nous dans cette histoire, Horza, énonça Aviger en secouant la tête d’un air attristé. Tu dis que les Idirans et les medjels… Enfin, que tu es de leur côté, quoi. Là-dessus on apprend qu’ils ont déjà tué quatre des tiens au moins, et tu dis qu’ils se promènent quelque part dans les tunnels… Sans compter qu’ils passent pour avoir la meilleure infanterie de la galaxie, ou presque. Et tu voudrais nous envoyer, nous, lutter contre ces gens-là ?

— Avant toute chose, répondit Horza en soupirant, laissez-moi vous dire qu’en effet je suis de leur côté. Nous poursuivons le même but, eux et moi. Deuxièmement, je ne crois pas qu’ils aient beaucoup d’armes idiranes, sinon ce medjel en aurait porté une. Ils ne disposent sans doute que des armes prises aux Métamorphes. Je crois aussi, si je me fie à la combinaison de ce medjel… (il désigna l’appareil en forme de treillis qui reposait sur la table et que Wubslin et lui examinaient depuis que Horza l’avait ramené à bord) que leur matériel est en grande partie hors d’usage. Sur cette combi, seuls fonctionnent les projecteurs et les dispositifs thermiques. Tout le reste a fondu. À mon avis, ça s’est passé au moment où ils ont franchi la Barrière de la Sérénité. Ils ont tous été atteints à l’intérieur du chuy-hirtsi, et leur équipement de combat a été bousillé. S’il est arrivé la même chose à leurs armes qu’à leurs combis, ils sont pour ainsi dire sans défense, et en très mauvaise posture. Nous sommes beaucoup mieux pourvus qu’eux, avec nos harnais anti-g et nos lasers dernier cri, même en envisageant la possibilité très faible qu’on en vienne à se battre contre eux.

— Moi, ça me paraît au contraire très probable, sachant qu’ils n’auront plus de communicateurs à leur disposition, intervint Balvéda. Tu ne pourras jamais t’approcher suffisamment d’eux pour leur faire passer ton message. Et même en supposant l’inverse, comment pourraient-ils s’assurer que tu es bien celui que tu prétends être ? Si nous avons réellement affaire aux Idirans que tu soupçonnes, ils ont débarqué ici juste après l’irruption du Mental ; ils ne connaîtront même pas ton existence. (L’agent de la Culture embrassa l’assistance du regard.) Votre commandant d’adoption vous conduit à une mort certaine.

— Balvéda, dit Horza. Je te fais une faveur en te tenant au courant de mes projets, alors, s’il te plaît, ne me mets pas en colère.

La jeune femme haussa les sourcils mais ne répliqua pas.

— Comment peux-tu être sûr que ce sont bien les mêmes qui sont arrivés ici dans cet animal bizarre ? interrogea Neisin en posant sur Horza un regard chargé de soupçon.

— Ce ne peut être qu’eux, rétorqua ce dernier. Ils ont eu une chance incroyable en survivant à l’offensive du Dra’Azon ; même les Idirans ne se risqueraient pas à expédier des troupes fraîches après avoir vu ce que ceux-ci ont subi.

— Mais cela signifie qu’ils sont là depuis des mois, coupa Dorolow. Comment pouvons-nous espérer trouver quoi que ce soit s’ils ont des mois d’avance sur nous et qu’ils n’ont toujours rien découvert ?

— Qui te dit que c’est le cas ? répliqua Horza en écartant les bras et en souriant à la jeune femme, une nuance sarcastique dans la voix. Mais si tu as raison, c’est sans doute parce qu’ils n’ont pas de matériel en état de marche. Ils ont certainement été contraints de passer le Complexe au peigne fin.

« D’autre part, si cet animal gauchisseur a subi autant de dégâts que je l’ai entendu dire, ils ne pouvaient probablement plus le contrôler très efficacement. Je suppose qu’ils se sont écrasés à l’atterrissage à plusieurs centaines de kilomètres d’ici, et qu’ils ont dû faire tout le chemin en se traînant dans la neige. Auquel cas ils ne sont peut-être là que depuis quelques jours seulement.

— Je n’arrive pas à croire que le dieu ait laissé faire une chose pareille, émit Dorolow en secouant la tête, les yeux rivés à la surface de la table. Il y a quelque chose d’autre là-dessous. Je l’ai senti ; j’ai senti son pouvoir et… et sa bonté quand nous avons franchi la Barrière. Et cette chose-là n’aurait pas laissé ces pauvres gens se faire massacrer comme ça.

Horza leva les yeux au ciel.

— Dorolow, commença-t-il en se penchant en avant et en prenant appui sur ses poings calés contre la table. C’est tout juste si les Dra’Azon ont conscience de la guerre qui se livre autour d’eux. Ils se soucient fort peu des individus, en fait. Ils se rendent compte que la mort et la dégénérescence existent, mais ils ne savent pas ce que c’est que l’espoir ou la foi. Tant que les Idirans – ou nous-mêmes – ne font pas sauter le Complexe, voire la planète entière, ils ne se préoccupent pas le moins du monde du sort de chacun.

Muette mais peu convaincue, Dorolow se renfonça dans son siège. Horza se redressa. Ses paroles sonnaient bien ; il avait la sensation que les mercenaires le suivraient, mais au tréfonds de lui-même, sous la source des mots, il se sentait aussi insensible, aussi mort que la plaine tapissée de neige qui s’étendait au-dehors.

Il était retourné dans les tunnels en compagnie de Wubslin et Neisin. Tous trois avaient fouillé le secteur habitation et trouvé d’autres signes du passage des Idirans. Apparemment, un très petit détachement – un ou deux Idirans et quelque chose comme une demi-douzaine de medjels – était resté cantonné quelque temps dans la base Métamorphe dont ils s’étaient emparés.

Ils avaient manifestement emporté avec eux une grande quantité de rations de secours sous forme d’aliments déshydratés, ainsi que les deux fusils-laser et les quelques pistolets de petit calibre auxquels avait droit la base, sans compter les appareils de communication portables trouvés dans l’entrepôt.

Horza avait recouvert les Métamorphes défunts à l’aide de feuilles de matériau réflecteur trouvées dans la base, et prélevé la semi-combinaison du medjel mort. Ils avaient aussi examiné l’aéro pour voir s’il était encore en état de marche. Mais ils furent déçus : il lui manquait des morceaux de micropile, et le reste avait été gravement endommagé par son démontage. Comme presque tous les autres appareils de la base, il n’était plus alimenté. Une fois de retour à bord de la Turbulence, Horza et Wubslin avaient disséqué la combinaison du medjel et découvert les dégâts subtils mais irréparables qu’on lui avait infligés.

Pendant tout ce temps, quand il ne se tracassait pas pour leurs chances de succès et les choix qui s’offraient à eux, chaque fois qu’il cessait de se concentrer sur ce qu’il avait sous les yeux ou ce qui était censé l’absorber entièrement, il revoyait un certain visage durci et figé par le froid, disposé à angle droit par rapport au corps, les sourcils frangés de givre.

Il s’efforçait de ne plus penser à elle. C’était inutile ; il ne pouvait rien y faire. Il devait aller de l’avant, aller jusqu’au bout de ce qu’il avait entrepris ; maintenant, il avait encore plus de raisons pour cela.

Il avait longtemps réfléchi à ce qu’il fallait faire des autres passagers de la Turbulence Atmosphérique Claire, et finalement décrété qu’il n’avait pas tellement le choix : il les emmènerait tous avec lui dans le Complexe.

Balvéda posait problème ; même en la laissant sous la garde de l’équipage entier, il ne serait pas parti tranquille ; d’autre part, c’était à son côté qu’il voulait voir les meilleurs combattants, et non immobilisés à bord du vaisseau. Ce problème, il aurait pu s’en dispenser en supprimant l’agent de la Culture ; seulement, les autres s’étaient accoutumés à sa présence, ils en étaient venus à l’apprécier un tout petit peu trop. S’il la tuait, il les perdait.

— Pour ma part, je trouve parfaitement insensé de descendre dans ces tunnels, commenta Unaha-Closp. Pourquoi ne pas simplement attendre ici que les idirans réapparaissent, avec ou sans ce précieux Mental ?

— D’abord, répondit Horza en surveillant les visages qui l’entouraient au cas où certains donneraient des signes d’assentiment, s’ils ne le trouvent pas, ils ne réapparaîtront jamais ; ces gens sont des Idirans, je vous le rappelle, et pas n’importe lesquels, en plus. Ils resteront en bas jusqu’à la fin des temps. (Il contempla le plan des tunnels affiché sur l’écran, puis reporta son attention sur les individus et la machine groupés autour de la table.) Ils peuvent très bien poursuivre la fouille pendant mille ans, là-dessous, surtout si l’alimentation est coupée et qu’ils ne savent pas comment la remettre en route, ce qui me paraît extrêmement probable.

— Vous, en revanche, vous sauriez certainement, ironisa la machine.

— En effet. On peut rétablir le courant à partir de trois gares : celle-ci, la 7 ou la 1.

— Et ça fonctionne toujours ? s’enquit Wubslin d’un air sceptique.

— En tout cas, ça marchait quand je suis parti. C’est l’énergie géothermique des sous-sols profonds qui produit l’électricité. Les puits énergétiques plongent à quelque cent kilomètres sous la croûte.

« Bref, comme je vous le disais, le Complexe est trop vaste pour que ces Idirans et ces medjels aient une chance de l’explorer correctement sans l’aide d’un détecteur quelconque. Le détecteur d’anomalie de masse est le seul à pouvoir fonctionner dans ce cas, et il est impossible qu’ils en possèdent un. Nous, nous en avons deux. Voilà pourquoi nous devons y aller.

— Et nous battre, ajouta Dorolow.

— C’est peu probable. Ils ont des communicateurs ; j’entrerai en contact avec eux et je leur expliquerai qui je suis. Naturellement, je ne peux pas entrer dans les détails, mais j’en sais suffisamment sur l’organisation militaire des Idirans, sur leurs vaisseaux et même sur certains individus pour les convaincre de ma sincérité.

Ils ne sauront pas qui je suis, mais on leur aura annoncé la venue d’un Métamorphe.

— Menteur ! jeta Balvéda.

Sa voix était glaciale. Horza sentit l’atmosphère du mess s’altérer, se charger de tension. La femme de la Culture le regardait, les traits fermes, l’air décidé, voire résigné.

— Balvéda, reprit-il d’une voix douce. Je ne sais pas ce qu’on t’a dit, mais moi, j’ai été briefé à bord de la Main de Dieu et Xoralundra m’a dit que l’infanterie idirane voyageant par chuy-hirtsi était au courant de ma mission, poursuivit-il d’une voix posée. Je me fais bien comprendre ?

— Ce n’est pas ce que j’ai entendu dire, répondit Balvéda.

Il vit toutefois qu’elle manquait un peu d’assurance. Elle prenait de grands risques en faisant cette affirmation ; sans doute escomptait-elle qu’il se montrerait au minimum menaçant envers elle, ou qu’il aurait un geste susceptible de lui aliéner le reste de l’équipage. Malheureusement pour elle, il ne tomberait pas dans le piège.

Horza haussa les épaules.

— Ce n’est pas ma faute si la section Circonstances Spéciales n’est pas capable de vous briefer correctement, Pérosteck, contra-t-il avec un mince sourire.

Les yeux de Balvéda se détachèrent du visage du Métamorphe, se posèrent d’abord sur la table, puis sur chacune des personnes assises autour comme pour tenter de savoir lequel d’entre eux deux elles choisissaient de croire.

— Écoutez-moi, reprit Horza de sa voix la plus sincère et la plus raisonnable en écartant les bras, paumes offertes. Je n’ai nullement l’intention de mourir pour les Idirans ; par ailleurs, du diable si je sais pourquoi mais je commence à ressentir de l’amitié pour vous tous. Jamais je ne vous embarquerais dans une mission suicide. Il ne nous arrivera rien. Au pis, on peut toujours redécoller. Franchir la Barrière de la Sérénité dans l’autre sens et se diriger vers un secteur neutre. Je vous laisse le vaisseau ; moi, il me suffit d’avoir fait prisonnier un agent de la Culture. (Il regarda Balvéda, qui se tenait assise, les bras croisés, la tête basse.) Mais je ne pense pas qu’on en arrive là. Pour moi, nous allons nous emparer de ce fameux ordinateur et toucher la récompense.

— Et si c’était la Culture qui avait gagné cette bataille, de l’autre côté de la Barrière ? S’ils restaient là à attendre qu’on revienne, avec ou sans Mental ? demanda Yalson.

Il n’y avait aucune hostilité dans sa voix ; seulement de l’intérêt. Elle était la seule à qui il crût pouvoir se fier, hormis peut-être Wubslin. Le Métamorphe hocha la tête.

— Là encore, c’est peu probable. Je vois mal la Culture se replier au fond de ce volume d’espace et s’y maintenir indéfiniment ; et même comme cela, il leur faudrait un sacré coup de chance pour réussir à nous attraper. N’oubliez pas qu’ils ne peuvent voir de l’autre côté de la Barrière que dans l’espace réel ; ils ne pourraient absolument pas savoir à l’avance d’où nous arriverions. Non, pas de problème de ce côté-là.

Apparemment convaincue, Yalson se laissa à nouveau aller contre le dossier de son siège. Horza savait qu’il avait l’air calme, mais, en dedans, il était tendu comme un ressort ; il attendait que les autres fassent clairement état de leur position collective. La dernière réponse qu’il leur avait fournie était franche, mais tout le reste se composait de demi-vérités ou de mensonges effrontés.

Il fallait qu’il emporte leur conviction. Il devait absolument entraîner ses compagnons dans l’aventure, car sans eux, il ne pourrait pas mener à bien sa mission ; et il avait fait trop de chemin, accompli trop de choses, tué trop de gens et investi dans cette mission trop d’opiniâtreté et de détermination pour reculer maintenant. Il fallait qu’il retrouve le Mental, qu’il descende dans le Complexe – tant pis pour les Idirans – et qu’il emmène avec lui ce qui restait de la Libre Compagnie de Kraiklyn.

Il les contempla tour à tour : Yalson, sévère et impatiente, pressée de voir s’achever les palabres et de passer à l’action ; son impalpable chevelure duveteuse lui donnait à la fois un air très jeune, presque enfantin, et une certaine dureté dans le visage ; Dorolow, qui dévisageait les autres de son regard flou en grattant nerveusement une de ses oreilles au dessin complexe ; Wubslin, confortablement affalé et tassé dans son siège, toute sa solide charpente irradiant la relaxation. L’ingénieur avait témoigné de l’intérêt en l’entendant décrire le Complexe, et le Métamorphe le devina fasciné par cette version géante du train électrique pour enfants.

L’entreprise semblait laisser Aviger plutôt dubitatif, mais Horza comprit que, dans la mesure où il avait bien précisé que personne ne serait autorisé à demeurer à bord du vaisseau, le vieil homme se soumettrait sans prendre la peine de discuter. Quant à Neisin, il ne savait pas très bien à quoi s’en tenir. Il buvait toujours autant et se tenait plus tranquille que par le passé mais, s’il n’aimait pas qu’on lui donne des ordres, qu’on lui dise ce qu’il devait ou ne devait pas faire, il en avait manifestement assez d’être enfermé à bord de la Turbulence, et était d’ailleurs sorti se promener dans la neige pendant que Wubslin et Horza examinaient la combinaison du medjel. À défaut d’autre chose, ce serait par ennui qu’il se rallierait à sa cause.

Horza ne s’en faisait guère pour Unaha-Closp ; il obéirait aux directives, comme toutes les machines. Seule la Culture les laissait devenir sophistiquées au point de paraître posséder une volonté propre.

Quant à Pérosteck Balvéda, elle était sa prisonnière ; c’était aussi simple que ça.

— On débarque, on rembarque…, fit Yalson qui sourit, haussa les épaules en regardant les autres, puis reprit : Oh, et puis merde, tiens ! Ça nous occupera, non ?

Personne ne la détrompa.

Horza était une fois de plus en train de reprogrammer l’ordinateur de bord – par l’intermédiaire d’un tableau de commande tactile fatigué mais toujours en état de marche – afin d’y entrer de nouveaux codes d’accès, lorsque Yalson entra dans le poste de pilotage. Elle se glissa dans le fauteuil du copilote et le regarda faire ; l’écran lumineux projetait sur son visage l’ombre des caractères marains qui s’y affichaient.

Au bout d’un moment, sans quitter des yeux les inscriptions, elle lança :

— C’est du marain, n’est-ce pas ?

— Oui, c’est le seul langage adapté que cette antiquité et moi ayons en commun, répondit-il en haussant les épaules. (Il entra de nouvelles instructions, puis se tourna vers elle et reprit :) Dis donc, tu n’as rien à faire ici quand je suis occupé à ce genre de chose, fit-il en souriant pour bien lui montrer qu’il plaisantait.

— Tu ne me fais donc pas confiance ? dit-elle en lui rendant son sourire.

— Si. Tu es même la seule à qui je fasse confiance ici, répliqua-t-il en se retournant vers le tableau de commande. Pour ces instructions-là, de toute façon, ça n’a pas grande importance.

Yalson continua de le dévisager un moment.

— Est-ce que tu tenais beaucoup à elle, Horza ?

Il ne releva pas la tête, mais ses mains s’immobilisèrent au-dessus du panneau tactile et ses yeux restèrent rivés aux caractères lumineux.

— De qui veux-tu parler ?

— Voyons, Horza…, prononça-t-elle doucement.

Il ne la regardait toujours pas.

— Nous étions amis, fit-il comme s’il s’adressait au tableau de commande.

— Enfin ! soupira-t-elle après un silence. Ce doit être douloureux de toute manière, quand il s’agit d’êtres du même peuple que soi…

Horza acquiesça, toujours sans la regarder.

Yalson le contempla quelques instants encore.

— Avais-tu de l’amour pour elle ?

Il ne réagit pas tout de suite ; son regard semblait examiner tour à tour chacune des formes précises et compactes qui se succédaient devant lui comme si l’une d’entre elles pouvait contenir la réponse. Puis il haussa les épaules.

— Peut-être, énonça-t-il enfin. Autrefois, peut-être. (Il s’éclaircit la voix, tourna brièvement la tête vers Yalson, puis se pencha à nouveau sur le tableau de bord.) C’était il y a longtemps.

Yalson se leva en le voyant reprendre sa tâche, et lui posa les mains sur les épaules.

— Je suis désolée, Horza. (Il opina à nouveau et posa une main sur celle de la jeune femme.) On les aura, reprit-elle. Si c’est ce que tu veux. Toi et…

Mais il secoua la tête et se retourna vers elle.

— Non. On est là pour récupérer le Mental, c’est tout. Si les Idirans nous mettent vraiment des bâtons dans les roues, alors d’accord, mais… Non, on court déjà assez de risques comme ça. Inutile d’en rajouter. Merci quand même.

Elle acquiesça lentement.

— De rien.

Puis elle se courba, l’embrassa rapidement et sortit. L’homme contempla quelques instants la porte close, puis retourna à son tableau plein de symboles appartenant à une autre civilisation que la sienne.

Il programma l’ordinateur de bord pour lancer un tir de sommation puis diriger de puissantes décharges laser sur tout individu tentant de s’approcher du vaisseau, sauf au cas où la signature électromagnétique distinctive émise par leurs combinaisons les identifierait comme appartenant à la Libre Compagnie. En outre, il fallait à présent la bague d’identité de Horza – ou plutôt de Kraiklyn – pour faire fonctionner l’ascenseur d’accès et, une fois à bord, pour prendre en main le vaisseau proprement dit. Horza se sentait convenablement rassuré par cette dernière mesure ; seule la possession de la bague permettrait à l’ennemi de se rendre maître de la TAC. Or, cette chose-là, personne ne la lui enlèverait sans prendre un risque supérieur à celui que pouvait représenter une escouade d’Idirans féroces et affamés.

Néanmoins, il était toujours possible qu’il se fasse tuer, et que les autres lui survivent. Pensant par-dessus tout à Yalson, il tenait à ce que l’équipe dispose d’une porte de sortie qui ne dépende pas entièrement de lui.

Ils déposèrent une partie des cloisons revêtues de plastique qui s’élevaient un peu partout dans la base Métamorphe, afin de ménager un passage au Mental, s’ils arrivaient à le retrouver. Dorolow voulut donner une sépulture aux Métamorphes assassinés, mais Horza s’y opposa catégoriquement. Au lieu de cela, il les transporta individuellement jusqu’à l’entrée du tunnel et les y laissa. Il les reprendrait sur le chemin du retour et les ramènerait sur Heibohre. Ce congélateur naturel qu’était l’atmosphère du Monde de Schar les conserverait jusque-là. Il contempla un instant le visage de Kiérachell sous les derniers feux du soir, tandis que se formait au loin, au-dessus des montagnes, une masse nuageuse venue de la mer prise dans les glaces, sous le vent fraîchissant.

Il allait s’emparer de ce Mental. Il en avait la ferme intention, et il le sentait jusque dans ses os. Mais s’il fallait tirer sur les auteurs de ce massacre, il ne reculerait pas. Peut-être même y prendrait-il plaisir. Balvéda n’aurait sans doute pas compris cela, mais les Idirans n’étaient pas tous à mettre dans le même panier. Xoralundra, par exemple, était son ami ; c’était aussi un officier sensible et bon – parmi les siens, le vieux Querl passait indubitablement pour un modéré –, et Horza connaissait et appréciait aussi d’autres représentants de la hiérarchie diplomatique et militaire. Mais il existait par ailleurs, chez les Idirans, de véritables fanatiques qui méprisaient superbement toutes les autres espèces.

Xoralundra, lui, n’aurait pas massacré les Métamorphes ; à ses yeux, ç’aurait été un acte inutile et disgracieux… Mais d’un autre côté, on ne confiait pas ce genre de mission à un modéré. On envoyait des fanatiques. Ou bien un Métamorphe.

Horza alla rejoindre les autres. Il arriva au niveau de l’aéro hors d’usage, désormais tout entouré de panneaux de plastique déposés ; ainsi orienté vers l’orifice donnant sur le secteur habitation, on aurait dit que l’appareil s’apprêtait à rentrer au garage. Tout à coup, il entendit des coups de feu.

Il s’élança dans le couloir du fond en apprêtant son arme.

— Qu’est-ce que c’est ? lança-t-il dans le micro de son casque.

— Laser. Au bout du tunnel, au niveau des cages d’ascenseur, répondit la voix de Yalson.

L’ouverture qu’ils avaient pratiquée dans la cloison de plastique avait quatre ou cinq mètres de large. Dès que Horza déboucha du couloir, une flamme éclaboussa le mur adjacent et il entrevit, non loin du flanc de sa combinaison, de fugitives traces lumineuses signalant la présence de tirs laser et dont la source se situait de l’autre côté du trou, vers l’extrémité du tunnel. Manifestement, le tireur inconnu l’avait dans son champ de vision. Il roula donc sur le côté et tomba sur Dorolow et Balvéda, qui se cachaient derrière un grand treuil mobile. Les impacts perçaient dans la paroi de plastique des trous qui brûlaient d’un feu clair puis s’éteignaient aussitôt. Des ululements brefs de décharges laser résonnaient dans les tunnels.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Horza à Dorolow.

Il fouilla l’entrepôt du regard. Les autres étaient là aussi, partout où ils avaient pu trouver abri, sauf Yalson.

— Yalson est allée…, commença Dorolow.

Mais la voix de Yalson lui coupa la parole :

— Je suis passée de l’autre côté du trou et je me suis fait tirer dessus. Je suis à terre. Je n’ai rien, mais je voudrais savoir si je peux riposter. Je ne risque pas de faire des dégâts ?

— Tire ! hurla Horza au moment où un nouveau déploiement horizontal de traces lumineuses criblait de cratères incandescents la paroi intérieure de la salle. Vas-y, riposte !

— Merci, répondit Yalson.

Horza entendit crépiter l’arme de la jeune femme, puis perçut l’effet doppler du son produit par l’air surchauffé. Des explosions retentirent au fond du tunnel.

— Hmm…, reprit Yalson.

— Je crois que tu as touché… !

C’était la voix de Neisin, à l’autre bout de l’entrepôt ; il s’interrompit au moment où une nouvelle salve s’abattait sur le mur derrière lui, un mur maintenant piqueté de cavités noires d’où s’échappaient des bulles.

— Salaud ! jeta Yalson qui riposta par une série de salves courtes et rapprochées.

— Ne le laisse pas relever la tête, lui lança Horza. Je me dirige vers le mur. Dorolow, tu restes ici avec Balvéda.

Il se remit sur pied et courut vers le rebord du trou. Les cratères fumants de la paroi de plastique prouvaient bien qu’elle n’offrait qu’une protection illusoire. Il s’agenouilla pourtant derrière elle. À quelques mètres à l’intérieur du tunnel, il aperçut les pieds de Yalson, étalés sur le sol lisse de roche fondue. Il l’écouta faire feu, puis lui dit :

— C’est bien ! Arrête de tirer le temps que je voie d’où ça vient, puis recommence.

— O.K.

Yalson cessa le feu. Horza passa la tête par l’ouverture et, tout en se sentant extraordinairement vulnérable, entrevit deux minuscules étincelles tout au bout du tunnel, légèrement décalées sur un côté. Alors il leva son arme et se mit à tirer sans discontinuer. Sa combinaison émit un gazouillis et un écran s’illumina au niveau de sa joue, signalant qu’il venait d’être touché à la cuisse. Pourtant, il ne sentait rien. Au loin, près des cages d’accès, le flanc du tunnel vit soudain jaillir un millier d’étincelles.

Neisin surgit près du bord diamétralement opposé et s’agenouilla en imitant Horza ; puis il se mit à arroser le tunnel avec son fusil à projectiles. Des éclairs lumineux accompagnés de fumée se manifestèrent contre l’une des parois ; les ondes de choc remontèrent vers eux, secouèrent la cloison de plastique et firent carillonner les oreilles de Horza.

— Assez ! cria-t-il.

Il cessa de tirer et Yalson fit de même. Neisin lâcha une ultime bordée, puis s’interrompit à son tour. Horza franchit d’un bond l’ouverture et se jeta contre la paroi du tunnel, où il s’aplatit, plus ou moins bien protégé par une petite saillie signalant l’encadrement d’une porte antisouffle, plus bas dans le souterrain.

Là où s’était embusquée leur cible, gisait à présent sur le sol de roche sombre une jonchée de fragments refroidis, mais encore vaguement rougeoyants, arrachés à la paroi par l’incandescence jaune vif des salves laser. Par le truchement du viseur à infrarouge de son casque, Horza distingua une série d’ondulations mouvantes : chauds, la fumée et les gaz s’élevaient de la zone endommagée et roulaient en silence sous le plafond du tunnel.

— Yalson, viens par ici ! fit-il. (Yalson roula plusieurs fois sur elle-même jusqu’à heurter le mur juste derrière lui. Puis elle se releva vivement et s’aplatit à son côté.) Je crois qu’on l’a eu, émit Horza.

Toujours agenouillé au bord du trou, Neisin risqua un œil derrière la cloison ; son fusil-mitrailleur à microprojectiles continuait de pointer ici et là, comme s’il redoutait une nouvelle attaque au niveau des parois du tunnel.

Horza se mit à avancer, le dos toujours collé au mur. Il atteignit le rebord de la porte antisouffle. Épaisse d’un bon mètre, elle était pour la plus grande partie logée dans le renfoncement, mais dépassait tout de même de quelque cinquante centimètres. Il jeta un nouveau regard dans le tunnel. La cible rougeoyait encore, charbons ardents éparpillés sur le sol rocheux. La vague de fumée noire et brûlante passa au-dessus de sa tête et remonta vers l’orifice en ondoyant lentement. Horza se retourna et vit que Yalson le suivait.

— Reste où tu es, lui intima-t-il.

Il longea la paroi jusqu’à la première cage d’ascenseur. À en juger par les cratères et entailles groupés autour de ses portes enfoncées et béantes, c’était sur le troisième et dernier d’entre eux qu’ils s’étaient acharnés. Horza aperçut un fusil laser long de cinquante centimètres au milieu du tunnel. Il détacha sa tête de la paroi et regarda devant lui en fronçant les sourcils.

À l’extrême bord de la cage d’ascenseur, entre les deux portes balafrées et criblées de trous, au milieu d’une marée de débris qui luisaient faiblement, Horza croyait bien discerner deux mains gantées aux doigts courtauds ; la plus proche du Métamorphe avait perdu un doigt. Pas d’erreur, c’étaient bien des mains. On aurait dit que quelqu’un était suspendu par le bout des doigts à l’intérieur de la cage d’ascenseur. Il régla le faisceau de son communicateur et l’orienta tout droit dans cette direction.

— Vous m’entendez ? fit-il en idiran. Medjel ? Le medjel qui se trouve dans la cage d’ascenseur ? Vous m’entendez ? Présentez-vous immédiatement au rapport.

Les mains ne bougèrent pas. Il se rapprocha encore.

— Qu’est-ce que c’était que ça ? fit la voix de Wubslin dans ses haut-parleurs.

— Une minute, répondit Horza.

Il fit encore quelques pas, prêt à tirer. Une des mains remua légèrement, comme pour raffermir sa prise sur le rebord. Horza sentit son cœur battre à grands coups. Il se dirigea vers les hautes portes entrouvertes en écrasant sous ses pieds les débris encore tièdes. Lorsqu’il fut tout près, il aperçut deux bras pris dans une semi-combinaison, puis la partie supérieure d’un casque allongé strié de brûlures laser…

Il entendit alors un feulement rauque de medjel qui s’apprête à charger sur le champ de bataille, puis une troisième main – il savait que c’était en réalité un pied, mais cela ressemblait à une main et cela tenait un petit pistolet – surgit subitement de la cage d’ascenseur au moment même où la tête émergeait ; le medjel avait les yeux rivés sur lui. Il feinta, et aussitôt le pistolet crépita. La décharge de plasma le manqua de quelques centimètres.

Horza riposta instantanément tout en plongeant de côté. Il y eut une explosion de flammes qui se répandit tout autour du puits et gagna les mains gantées. Un cri perçant s’éleva, et les mains disparurent. Un bref éclair illumina l’intérieur de la cage. Horza se rua en avant, passa la tête entre les portes et regarda vers le bas.

La silhouette indistincte du medjel en chute libre était encore éclairée par les flammes crachotantes qui dévoraient les gants de sa combinaison. Bizarrement, il tenait toujours le pistolet à plasma ; dans sa chute, sans cesser de crier, le medjel fit feu. Le crépitement et les éclairs accompagnant la salve paraissaient de plus en plus lointains à mesure que la créature tournoyante s’enfonçait pêle-mêle dans les ténèbres, ses six membres éployés.

— Horza ! s’écria Yalson. Ça va ? Mais qu’est-ce que c’était, bon sang ?

— Tout va bien, répondit-il.

Le medjel n’était plus qu’une minuscule forme gigotante dans la nuit verticale des profondeurs du puits. Ses cris résonnaient toujours, et les étincelles microscopiques émises aussi bien par ses mains en feu que par son petit pistolet à plasma continuaient de fuser. Horza se détourna. Une série de coups sourds marquaient les heurts successifs de la créature contre les parois de la cage d’ascenseur.

— Qu’est-ce que c’est que ce bruit ? interrogea Dorolow.

— Le medjel n’était pas mort. Il m’a tiré dessus, mais je l’ai eu. (Horza s’éloigna des portes de l’ascenseur.) Il tombe… Il est encore en train de tomber dans le puits.

— Merde ! souffla Neisin sans cesser d’écouter les cris de plus en plus affaiblis qui résonnaient dans la cage. Et c’est très profond ?

— Dix kilomètres, en admettant qu’aucune porte antisouffle ne soit fermée, l’informa Horza.

Il examina les commandes extérieures des deux autres ascenseurs, ainsi que l’entrée de la capsule de transit. Le tout était à peu près intact. Les portes du transtube étaient ouvertes. Or, un peu plus tôt Horza les avait trouvées fermées en inspectant le secteur.

Yalson remit son arme à l’épaule et vint rejoindre Horza.

— Allez, dit-elle. Au boulot.

— Ouais, renchérit Neisin. Après tout, ils ne sont pas si forts que ça. On en a déjà descendu un !

— Il est même descendu drôlement bas, remarqua Yalson.

Horza fit le compte des dégâts qu’avait subis sa combinaison pendant que les autres s’avançaient tour à tour dans le tunnel. Une brûlure à la cuisse droite, sur un millimètre de profondeur et deux ou trois doigts de large. Sauf au cas peu probable où un autre tir l’atteindrait exactement au même endroit, la combinaison n’en souffrirait pas beaucoup.

— Si vous voulez mon avis, ça commence bien, marmotta le drone, qui fermait la marche.

Horza regagna les grandes portes toutes cabossées et criblées de trous et jeta un dernier regard dans la cage d’ascenseur. En réglant au maximum le grossissement de sa visière, il arrivait tout juste à distinguer un infime flamboiement, très loin sous ses pieds. Les micros externes de sa combinaison captaient un léger son, mais si distant et tellement mêlé d’échos qu’on aurait dit le gémissement du vent soufflant à travers une palissade.

Ils s’assemblèrent devant les portes ouvertes d’une autre cage d’ascenseur, deux fois plus hautes que n’importe lequel d’entre eux ; à côté d’elles, ils avaient l’impression d’être redevenus des enfants. Horza les avait ouvertes afin d’explorer minutieusement ce qu’elles recelaient en se laissant doucement tomber dans le puits, porté par l’anti-g de sa combinaison, avant de remonter à la surface. Il n’avait rien remarqué d’anormal.

Je passe le premier, dit-il aux autres. Si on rencontre un problème, lancez quelques grenades défensives et remontez. On va descendre au niveau du complexe principal, c’est-à-dire à cinq kilomètres sous terre. Une fois passé ces portes, on se retrouvera plus ou moins dans la station 4. De là, on pourra rétablir l’alimentation, chose que les Idirans n’ont pas réussi à faire. Après, on aura un moyen de transport : les capsules de transtube.

— Et les trains ? demanda Wubslin.

— Les transtubes sont plus rapides, commenta Horza. Mais on sera peut-être obligés d’en faire démarrer un si on capture le Mental ; tout dépend de son volume. Par ailleurs, à moins qu’on les ait déplacés depuis mon dernier passage, les trains les plus proches se trouvent dans les stations 2 ou 6. Mais il existe au niveau de la station 1 un tunnel en colimaçon par lequel on pourrait faire remonter un des trains.

— Et le transtube qui remonte jusqu’à ce niveau-ci ? s’enquit Yalson. Si c’est par là que ce medjel s’est pointé à l’improviste, qu’est-ce qui empêche les autres de prendre le même chemin ?

— Rien, répondit Horza en haussant les épaules. Je ne veux pas faire fondre ces portes en position fermée, au cas où on remonterait par là une fois le Mental capturé ; mais de toute façon, en admettant qu’un medjel emprunte ce puits, qu’est-ce que ça peut faire ? Ça en fera toujours un de moins à nous embêter en bas. Et puis on peut laisser quelqu’un ici jusqu’à ce que nous soyons tous arrivés en bas sains et saufs ; à la suite de quoi, ce quelqu’un viendrait nous rejoindre. Mais je ne crois pas qu’un deuxième medjel suive d’aussi près le premier.

— Oui, celui-là, vous n’avez pas pu lui expliquer que vous combattiez du même côté que lui, fit le drone sur un ton de défi.

Horza s’accroupit pour regarder le drone, invisible d’en haut à cause du paquet de matériel qu’il transportait.

— Celui-là n’avait pas de communicateur, nous sommes bien d’accord ? Tandis que les Idirans qui se trouvent peut-être en bas seront certainement munis des communicateurs pris à la base, non ? D’autre part, les medjels font ce que les Idirans leur disent de faire, O.K. ? (Il attendit la réponse de la machine, mais voyant que rien ne venait, il insista :) Alors, oui ou non ?

Horza eut la nette impression que si la machine avait été humaine, elle lui aurait craché au visage.

— Si vous le dites, mon commandant.

— Et moi, Horza, qu’est-ce que je deviens dans tout ça ? questionna Balvéda, qui se tenait devant lui en simple combinaison de tissu sous une veste en fourrure. As-tu l’intention de me précipiter dans le puits pour prétendre ensuite avoir oublié que je n’avais pas d’anti-g, ou bien dois-je descendre à pied par le tunnel de transit ?

— Toi, tu viens avec moi.

— Et en cas de problème ?

— Il n’y aura pas de problème.

— Tu es sûr qu’il n’y avait pas de harnais anti-g à la base ? intervint Aviger.

— S’il y en avait eu, les medjels que nous avons rencontrés jusqu’à présent les auraient portés sur eux, tu ne crois pas ? lui fit remarquer Horza.

— Ce sont peut-être les Idirans qui s’en servent.

— Non, les Idirans sont trop lourds.

— Ils en utilisent peut-être deux à la fois, insista Aviger.

— Il n’y avait pas de harnais, siffla Horza entre ses dents. Nous n’avons jamais eu l’autorisation d’en posséder. Nous n’étions pas censés nous rendre dans le Complexe, en dehors de nos inspections annuelles, pendant lesquelles nous avions alors le droit de tout mettre en marche. Nous y entrions quand même, en descendant à pied par le tunnel en spirale qui aboutit à la station 4, c’est-à-dire par la voie que ce medjel a empruntée, mais rien ne nous y autorisait, et nous n’avions pas non plus droit aux harnais anti-g. Ils nous auraient beaucoup trop facilité la descente.

— Bon, assez papoté ! Allons-y ! s’impatienta Yalson en dévisageant les autres.

Aviger haussa les épaules.

— Si mon anti-g s’avère insuffisant, avec toutes les saletés que je transporte…, commença le drone dont la voix était assourdie par le paquet juché sur sa partie supérieure.

— Si jamais tu laisses tomber quoi que ce soit dans la cage, je t’avertis que tu prendras le même chemin, tas de ferraille, menaça Horza. Et maintenant, garde ton énergie pour la descente, au lieu de bavasser. Tu me suivras en restant à cinq ou six mètres en arrière. Yalson, tu veux rester ici jusqu’à ce qu’on ait ouvert les portes ? (L’interpellée acquiesça.) Vous autres, descendez à la suite du drone. Ne vous collez pas les uns aux autres, mais ne vous perdez pas non plus de vue. Wubslin, tu restes au même niveau que la machine et tu te tiens prêt à balancer les grenades défensives. (Sur ces mots, Horza tendit la main à Balvéda.) Madame, si vous voulez bien vous donner la peine…

Il l’enlaça ; le dos tourné au Métamorphe, elle plaça ses pieds sur ses bottes. Alors celui-ci se laissa tomber dans le puits et tous deux descendirent dans la nuit noire de ses profondeurs.

— Rendez-vous au fond, lança Neisin dans les haut-parleurs des casques.

— Ce n’est pas au fond que nous allons, Neisin, soupira Horza en déplaçant quelque peu son bras autour de la taille de Balvéda, mais au niveau du Complexe principal. Tu nous y retrouves.

— Ouais, bon… Enfin bref.

La descente en anti-g s’accomplit sans incident et, cinq kilomètres plus bas, Horza ouvrit de force les portes qui donnaient sur le complexe.

Balvéda et lui ne s’étaient parlé qu’une seule fois pendant le trajet, une minute environ après le départ :

— Horza ?

— Quoi ?

— Si ça se met à tirer, là en bas… S’il arrive quoi que ce soit et que tu sois obligé de… de me laisser tomber…

— Où veux-tu en venir ?

— Je préfère que tu me tues. Je ne plaisante pas. Tire-moi dessus. Tout plutôt que de tomber indéfiniment.

— Rien ne saurait me faire plus plaisir, l’assura-t-il après un instant de réflexion.

Dans un silence de pierre glacial, ils continuèrent à tomber dans la gorge noire du tunnel, enlacés comme deux amants.

— Et merde ! jura Horza à voix basse.

Wubslin et lui se tenaient dans une pièce adjacente à la vaste salle voûtée qui constituait la station 4. Les autres attendaient à l’extérieur. Les projecteurs de leurs combinaisons éclairaient un espace bourré de commutateurs électriques ; les murs étaient couverts d’écrans et de leviers de commande. D’épais câbles serpentaient au plafond ainsi que sur les parois ; au sol, un dallage métallique dissimulait des gaines elles aussi emplies de matériel électrique.

Une odeur de brûlé planait dans la pièce. Une longue traînée de suie courait sur le mur au-dessus d’un nid de câbles carbonisés ou fondus.

Ils avaient détecté l’odeur depuis les tunnels reliant les puits à la station. Lorsqu’elle parvint à ses narines, Horza sentit la bile lui remonter dans la gorge : très faible, elle n’aurait pas retourné le plus sensible des estomacs, mais Horza, lui, savait ce qu’elle signifiait.

— Tu crois qu’on saura réparer ? s’enquit Wubslin.

— Probablement pas, répondit-il en secouant la tête. Ça s’est déjà produit lors de mon séjour, au cours d’une inspection annuelle. On n’avait pas effectué les montées en puissance dans le bon ordre, et c’est le même tronçon de câble qui avait lâché. S’ils ont fait la même erreur que nous ce jour-là, il y aura d’autres dégâts en aval, aux niveaux inférieurs. Ça nous avait pris des semaines pour tout remettre en état. (Il secoua à nouveau la tête.) Quelle tuile !

— Moi, je les trouve drôlement malins, ces Idirans, d’en avoir compris autant, déclara Wubslin en ouvrant sa visière afin de passer la main à l’intérieur et de se gratter maladroitement la tête. Je veux dire, c’est déjà pas mal d’être arrivé jusque-là.

— En effet, renchérit Horza en expédiant un coup de pied dans un volumineux transformateur. Trop malins, même.

Ils opérèrent une fouille rapide du complexe de la gare, puis se regroupèrent à nouveau dans la caverne principale, autour du détecteur de masse improvisé que Wubslin avait prélevé sur la Turbulence. L’engin s’entourait d’un fouillis de fils et de fibres optiques, avec sur le dessus un écran provenant de la passerelle et directement connecté au détecteur.

L’écran en question s’éclaira. Wubslin manipula les contrôles, et l’hologramme finit par afficher le schéma d’une sphère pourvue de trois axes vus en perspective.

— Ça, ça représente environ quatre kilomètres, annonça l’ingénieur qui semblait s’adresser davantage à l’engin qu’à ses compagnons. Essayons huit.

Il effleura à nouveau les touches de commande et, sur le dessin, les lignes se dédoublèrent. Une très faible tache lumineuse se mit à clignoter à la limite du diagramme.

— C’est lui ? interrogea Dorolow. C’est là qu’il est ?

— Non, répondit Wubslin en se remettant à tripoter les boutons afin que la tache lumineuse se précise. Pas assez dense.

Wubslin doubla une nouvelle fois la portée de l’appareil, mais seule demeura visible la même trace unique, qui paraissait comme enfouie dans une brume.

Horza regarda autour de lui en essayant de s’orienter par rapport au topogramme de l’écran.

— Est-ce que ton truc se laisserait berner par une pile à uranium ?

Oh, certainement, acquiesça Wubslin. Avec l’énergie qu’il émet, n’importe quelle radiation constituerait une légère perturbation. C’est d’ailleurs pour ça qu’il a une portée maximale d’environ trente kilomètres. Avec tout ce granité… Ouais, s’il y a un réacteur dans les parages, même un vieux, il se manifestera sûrement quand les ondes de mesure du détecteur l’atteindront. Mais sous cette forme-là : une simple tache floue. Si ce Mental ne fait que quinze mètres de long pour un poids de dix mille tonnes, il apparaîtra bien plus nettement. Brillant comme une étoile.

— Bien, dit Horza. À mon avis, c’est seulement le réacteur du niveau de service inférieur.

— Ah bon ? s’étonna Wubslin. Ils avaient aussi des réacteurs ?

— De secours seulement, précisa Horza. Celui-là était destiné à assurer la ventilation au cas où la circulation d’air naturelle ne suffirait pas à évacuer la fumée ou les gaz. Les trains sont également équipés de réacteurs, en cas de panne d’énergie géothermique.

Horza compara les informations fournies par l’écran avec ce que lui apprenait le détecteur de masse intégré à sa combinaison, mais la faible trace signalant la présence du réacteur de secours était hors de portée.

— On va tout de même se rendre compte sur place ? demanda Wubslin, le visage illuminé par la clarté de l’écran.

Horza se redressa et secoua négativement la tête.

— Pas pour l’instant, fit-il avec lassitude.

Ils s’installèrent dans la station pour manger un morceau. L’endroit mesurait plus de trois cents mètres de long sur deux fois la largeur des tunnels principaux. La double voie ferrée sur laquelle se déplaçaient les trains du Complexe surgissait d’une ouverture en U inversé et, courant sur le sol de lave, s’enfonçait dans une autre pour rejoindre les chantiers d’entretien-réparation. À chaque extrémité, on voyait des assemblages de grues et de portiques qui montaient presque jusqu’au plafond. Ces engins livraient accès aux deux niveaux supérieurs des trains en gare, ainsi que l’expliqua Horza à la demande de Neisin.

— Je suis impatient de les voir, ces trains, marmonna Wubslin, la bouche pleine.

— C’est mal parti, s’il n’y a pas de lumière, répliqua Aviger.

J’estime déjà intolérable de devoir porter tout ce bazar, intervint le drone, qui avait posé à terre sa palette bourrée de matériel. Et voilà qu’on m’en rajoute !

— Je ne suis pas si lourde que ça, Unaha-Closp, fit Balvéda.

— Tu y arriveras, dit Horza à la machine.

Sans électricité, la seule solution était de rejoindre la station suivante par la voie des airs grâce à l’anti-g de leurs combinaisons ; ce serait plus lent que par transtube, mais plus rapide que la marche. Et Balvéda se ferait transporter par le drone.

— Horza… Je me demandais…, commença Yalson.

— Oui ?

— Quelle dose de radiations on a encaissée ces derniers temps ?

— Faible.

Il jeta un regard au petit écran situé à l’intérieur de son casque. Le taux de radiations était en dessous du seuil dangereux ; le granité autour d’eux en dégageait bien un peu, mais même sans combinaison ils n’auraient pas couru de risque réel.

— Pourquoi ? s’enquit-il.

— Pour rien, répondit Yalson en haussant les épaules. C’est juste qu’avec tous ces réacteurs, tout ce granité, sans parler de la dose qu’on a dû prendre dans l’explosion de la bombe dans le vactube… Et n’oublie pas qu’on était tous à bord du Mégavaisseau quand Lamm a voulu le faire sauter ; ça n’a sûrement pas arrangé les choses. Mais bon, si tu dis qu’on ne risque rien, moi, je veux bien.

— À moins qu’il y ait parmi nous quelqu’un de particulièrement sensible aux radiations, je te dis qu’on n’a pas vraiment de raisons de s’inquiéter.

Yalson opina.

Horza se demandait s’ils devaient se diviser en deux groupes. Fallait-il rester soudés, ou bien se répartir entre les deux tunnels piétons qui longeaient la voie principale et le transtube ? On pouvait même s’éparpiller encore plus et se répartir entre les dix tunnels qui couraient de gare en gare ; ce serait un peu exagéré, mais cela montrait bien à quel point les possibilités étaient nombreuses. Ainsi déployés, ils seraient mieux disposés à faire face à une attaque par le flanc en cas de rencontre avec les Idirans, même s’ils ne pouvaient au départ bénéficier de la même puissance de tir. Ils n’augmenteraient pas leurs chances de trouver le Mental, du moins si le détecteur de masse fonctionnait correctement, mais le risque de tomber sur l’ennemi au détour d’un tunnel s’en trouverait accru.

Toutefois, à l’idée de rester groupés dans le tunnel secondaire, Horza éprouva par avance une sensation de claustrophobie. Il suffirait d’une seule grenade pour les anéantir jusqu’au dernier, d’une seule décharge laser lourde pour tous les tuer ou les blesser.

Il avait l’impression de se trouver confronté à un problème retors et très peu plausible lors d’un examen trimestriel à l’Académie Militaire de Heibohre.

Il n’arrivait même pas à décider de la direction à prendre. Lors de la fouille de la gare, Yalson avait repéré des traces dans la fine couche de poussière tapissant le sol du tunnel menant à la station 5, ce qui semblait indiquer que les Idirans s’étaient engagés par là. Mais alors, fallait-il poursuivre par là, ou au contraire repartir dans l’autre sens ? S’ils choisissaient d’emboîter le pas aux Idirans, mais s’il ne réussissait pas à les convaincre qu’ils appartenaient au même camp, il faudrait se battre.

Cependant, s’ils partaient dans la direction opposée et remettaient le courant dans la station 1, les Idirans en profiteraient aussi. Il n’était pas possible de limiter l’apport d’énergie à une seule partie du Complexe. Chaque gare pouvait isoler sa section de voie ferrée du circuit d’alimentation, mais l’ensemble avait été conçu pour qu’un traître faisant cavalier seul – ou encore un incompétent – ne puisse désactiver le Complexe tout entier. Donc, les Idirans auraient eux aussi l’usage des transtubes, des trains eux-mêmes et des chantiers… Mieux valait les retrouver et parlementer. Régler la question d’une manière ou d’une autre.

Horza secoua la tête. Tout cela était trop compliqué. Avec ses tunnels et ses cavernes, ses étages et ses puits d’accès, ses voies de garage, ses boucles, ses voies de croisement et ses aiguillages, le Complexe constituait une sorte d’infernal organigramme en circuit fermé où ne cessaient de circuler ses pensées.

Quelques heures de sommeil l’aideraient à y voir plus clair. Il ressentait maintenant le besoin de dormir, et les autres aussi d’ailleurs. Il le voyait à certains signes. La machine pouvait s’épuiser, mais elle n’était pas obligée de dormir ; quant à Balvéda, elle paraissait bien éveillée. Mais les membres de la Compagnie avaient besoin d’autre chose que d’un simple arrêt. Leur horloge biologique indiquait l’heure de se coucher ; il aurait été insensé de vouloir les pousser plus avant.

Il avait ajouté un harnais d’immobilisation à la palette. Cela suffirait sans doute à mettre Balvéda hors d’état de nuire. Le tas de ferraille pourrait monter la garde, et lui-même confierait au détecteur de sa combi le soin de surveiller tout mouvement survenant dans les parages immédiats pendant qu’ils dormiraient ; non, il ne prenait pas de grand risque en décrétant une pause.

Ils achevèrent leur repas. Personne ne contesta sa décision. Balvéda fut entortillée dans le harnais d’immobilisation et enfermée à double tour dans un des entrepôts vides qui donnaient sur le quai. Unaha-Closp reçut l’ordre d’aller se percher sur un des hauts portiques et de ne plus en bouger, sauf s’il voyait ou entendait quelque chose de suspect. Horza plaça son télécapteur non loin de l’endroit qu’il s’était choisi pour dormir, sur l’une des poutrelles basses d’un dispositif de halage. Il avait prévu de dire un mot à Yalson, mais le temps qu’il prenne toutes ses dispositions, plusieurs membres du groupe (y compris la jeune femme) étaient déjà endormis, couchés sur le côté face au mur ou encore sur le dos, visière polarisée ou tête tournée afin de ne pas voir les lumières pourtant faibles des combinaisons des autres.

Horza regarda Wubslin errer çà et là dans la gare pendant quelques instants, puis vit l’ingénieur s’allonger à son tour ; bientôt, tout fut calme. Le Métamorphe enclencha le télécapteur et le régla pour donner l’alarme s’il détectait quoi que ce fût au-dessus d’un certain seuil d’activité.

Horza dormit mal, d’un sommeil entrecoupé de rêves qui chaque fois le réveillaient.

Des spectres le pourchassaient dans des navires déserts ou dans des docks silencieux où le moindre écho résonnait, et quand il se retournait pour leur faire face, il lisait l’attente dans leurs yeux, des yeux qui ressemblaient à des cibles, à des bouches ; alors ces bouches l’avalaient, et il tombait dans la gueule sombre de l’œil, par-dessus la glace qui le bordait, la glace morte entourant l’œil froid qui l’engloutissait ; et puis il ne tombait pas, finalement ; au lieu de cela il courait, courait, mais avec une lenteur infinie, comme s’il avait les jambes en plomb, ou engluées dans la poix, à travers les cavités osseuses de sa propre boîte crânienne qui se désintégrait progressivement : il y avait une planète froide parcourue de tunnels qui s’effondrait sur elle-même et se froissait en rencontrant un mur de glace sans fin, puis le site de la catastrophe le rattrapait et il tombait enfin, en feu, pour se retrouver encore dans le tunnel-œil polaire ; et, tandis qu’il tombait, survenait un bruit, surgi de la gorge du tunnel-glace et de sa propre bouche, un bruit qui le frigorifia encore plus que la glace, et ce bruit faisait :

— Iiiiiiiii…

Bilan : trois

Fal ’Ngeestra se trouvait là où elle aimait le mieux être : au sommet d’une montagne. Elle venait de faire sa première escalade digne de ce nom depuis qu’elle s’était cassé la jambe. C’était un pic relativement clément, et elle en avait fait l’ascension par la face la plus facile ; pourtant, une fois arrivée en haut, tandis qu’elle s’imprégnait du panorama, elle se rendit compte, effarée, qu’elle n’était plus du tout en forme. Sa jambe maintenant remise la faisait légèrement souffrir, bien sûr, mais dans l’autre jambe aussi les muscles protestaient, comme si elle venait d’escalader une montagne deux fois plus haute avec sur le dos un paquetage complet. Manque d’entraînement, supputa-t-elle.

Elle s’assit au bord du précipice et contempla, au-delà de cimes enneigées plus modestes, les replis boisés et pentus des contreforts supérieurs, ainsi que les coteaux qui moutonnaient plus bas, où se mêlaient forêts et marécages. Au loin s’étendait la plaine, avec ses rivières scintillant sous les rayons du soleil et, à l’autre bout, les collines où se trouvait le chalet, sa maison. Des oiseaux tournoyaient au loin, dans le ciel des hautes vallées qui s’ouvraient sous ses pieds et, de temps en temps, un miroitement révélait la présence d’une surface réfléchissante en mouvement.

Une partie de son esprit écouta la douleur discrète qui montait de ses os, l’évalua, puis en déconnecta la sensation obsédante. Pas question de se laisser distraire ; elle n’avait pas grimpé jusque-là simplement pour profiter de la vue. Non, il y avait une raison à sa présence sur ce sommet.

Cela voulait dire quelque chose, pour elle, que de hisser sa carcasse jusqu’à pareille altitude, puis de regarder autour d’elle, de réfléchir et de se sentir exister. Elle aurait pu à tout moment y venir en aéro, pendant sa convalescence, mais s’y était refusée, même lorsque Jase le lui avait suggéré. Trop facile. Le résultat n’aurait pas été le même.

Elle se concentra et, les paupières de plus en plus lourdes, entonna sa silencieuse incantation intérieure, ce charme qui ne devait rien à la magie et invoquait les esprits enfouis dans ses glandes génofixées.

La transe s’instaura dans un raz-de-marée de force vertigineuse qui l’obligea à prendre appui sur ses mains de part et d’autre de son corps, et à assurer son équilibre alors qu’elle n’en avait nul besoin. Dans ses oreilles, les sons s’amplifièrent et se parèrent d’étranges harmoniques : son de son propre sang emballé dans sa course, son du flux et du reflux ralenti de sa respiration… La lumière qui traversait ses paupières battait au rythme de son flot sanguin. Elle sentit qu’elle fronçait les sourcils et se représenta son front plissé tels les contreforts, tout en bas ; quelque part au fond d’elle-même, une Fal qui observait la scène en gardant du recul pensa : Décidément, je ne fais guère de progrès…

Quand elle rouvrit les yeux, le monde avait changé. Les lointaines collines roulaient à perte de vue leurs vagues brun et vert surmontées d’une crête d’écume blanche instable. La plaine irradiait la lumière ; le motif régulier composé par les prés et bosquets des coteaux faisait penser à une tenue de camouflage : l’ensemble était à la fois mobile et immobile, comme un gratte-ciel vu sur fond de nuages filant à toute allure dans le ciel. Les hauteurs boisées devenaient des cloisonnements spontanés dans un tronc cérébral colossal et grouillant d’activité, et les pics couverts de glace et de neige qui se dressaient tout autour d’elle devenaient la source vibrante d’une lumière qui était aussi odeur et son. Elle éprouva une étourdissante sensation de concentricité, comme si elle était elle-même le noyau de ce spectacle.

Là, en un monde retourné comme un gant, une concavité inversée.

Dont elle faisait partie. Où elle était née.

Tout ce qu’elle était, chaque os, chaque organe, chaque cellule, enzyme, molécule, chaque atome, chaque proton et noyau, chaque particule élémentaire, chaque surgissement d’énergie venait d’ici… non seulement de l’Orbitale (à nouveau le vertige ; une main gantée qui se pose sur la neige) mais de la Culture, de la galaxie, de l’univers…

Ceci est notre patrie, notre époque, notre vie ; et nous devrions en jouir. Mais est-ce bien le cas ? Regarde-nous de l’extérieur ; demande-toi… Que sommes-nous vraiment en train de faire, au juste ?

Nous tuons des immortels, nous altérons afin de préserver, nous faisons la guerre au nom de la paix… et nous nous adonnons sans réserve à une chose à laquelle nous prétendions avoir complètement renoncé, pour de bonnes raisons que nous avons nous-mêmes proclamées.

Mais quoi, le mal était fait. Ceux des citoyens de la Culture qui s’étaient élevés contre la guerre avaient disparu ; ils ne faisaient désormais plus partie de la Culture, ni de l’effort de guerre. Ils étaient devenus neutres ; ils avaient formé leurs propres groupements et changé de noms (dans certains cas, ils prétendaient même incarner la seule vraie Culture ; une dose de confusion supplémentaire au niveau des frontières mal définies de celle-ci). Mais pour une fois, les noms n’avaient pas d’importance ; ce qui comptait, c’était le désaccord, et le malaise engendré par la dissension.

Ah, quel mépris il y a dans tout cela ! Comme nous nous sommes abreuvés de mépris ! Il y a notre propre mépris déguisé à l’égard des « primitifs » ; et le mépris de ceux qui, à la déclaration de guerre, ont quitté la Culture, envers ceux qui choisissaient de combattre les Idirans ; le mépris que ressentent un si grand nombre d’entre nous à l’égard de Circonstances Spéciales… ; le mépris où nous tiennent les Mentaux, ainsi que nous nous en doutons tous… et puis, partout ailleurs aussi ; le mépris des Idirans pour nous les êtres humains ; et le mépris des humains pour les Métamorphes. C’est le dégoût érigé en principe, toute une galaxie de morgue. Avec nos petites existences si bien remplies, nous n’avons pas trouvé mieux, pour passer le temps, que de rivaliser de dédain.

Et les sentiments que les Idirans doivent éprouver pour nous ! Réfléchissons : des êtres quasi immortels, singuliers, et non modifiés. Quarante-cinq mille ans d’histoire, sur une seule et unique planète, dans le cadre d’une seule et même religion/philosophie englobant toute chose ; des éons entiers d’étude satisfaite que rien ne vient jamais perturber, une ère de dévotion parfaitement paisible en un unique lieu vénéré, sans que jamais on s’intéresse à ce qui se passe au-dehors. Puis, il y a de cela des millénaires, au cours d’une guerre parmi tant d’autres, l’invasion ; se retrouver brusquement réduits au rôle de simples pions dans un jeu impérialiste sordide mené par autrui. Passer de la sérénité introvertie à une éternité de tourments et de répression – ce qui, en effet, a de quoi forger le caractère, – puis au militantisme extraverti, au zèle déterminé…

Comment les en blâmer ? Ils s’étaient efforcés de se tenir à l’écart, et voilà qu’une force dépassant leurs capacités les pulvérisait, manquant faire d’eux une espèce éteinte. Pas étonnant qu’ils aient décrété par la suite que la seule manière de se protéger, c’était d’attaquer les premiers, de prendre de l’expansion, d’accumuler de plus en plus de forces, de repousser leurs frontières aussi loin que possible de leur chère planète Idir.

Il y a même un modèle génétique pour ce changement radical, ce passage catastrophique de l’humble au farouche, ce fossé franchi entre éleveur et guerrier… Ô sauvage et noble espèce, qui peut être fière d’elle-même, qui refuse de modifier son code génétique et n’a pas entièrement tort de prétendre d’ores et déjà à la perfection. Que doivent-ils donc penser de nos grouillantes et bipèdes tribus humaines ?

Répétition. La matière, la vie, les matériaux susceptibles d’être modifiés – et qui pouvaient donc évoluer – se répétant à l’infini : la substance dont se nourrit la vie qui lui remonte dans la gorge.

Et nous ? Rien qu’un renvoi, une éructation de plus au milieu des ténèbres. Un son qui n’est pas un mot, un simple bruit dépourvu de sens.

Nous ne sommes rien pour eux, rien que des biomates, et de la pire espèce encore. Aux yeux des Idirans, la Culture doit représenter une sorte d’amalgame démoniaque de tout ce qu’ils ont toujours considéré comme répugnant.

Nous sommes une race bâtarde, notre passé est un tissu de croisements, nos origines sont obscures, notre croissance chahuteuse regorge d’empires gourmands aux visées courtes, et de diasporas cruelles et gaspilleuses. Nos ancêtres étaient les parias de la galaxie ; ils allaient toujours en se reproduisant, fourmillant et répandant la mort, et sans cesse leurs sociétés, leurs civilisations s’écroulaient puis se reformaient… Il devait y avoir quelque chose d’anormal en nous, quelque mutation à l’intérieur du système, quelque chose de trop vif, de trop nerveux, de trop frénétique ; nous devions inévitablement en venir à nous menacer nous-mêmes, sans parler des autres. Nous sommes des créatures si pathétiques, avec notre enveloppe de chair, notre vie si courte, notre fourmillement et notre manque de clarté. Et tellement ennuyeuses, tellement stupides aux yeux des Idirans.

Une répugnance physique, donc ; mais le pire est encore à venir. Nous sommes une espèce qui se modifie elle-même, nous allons fourrer notre nez dans le code de la vie lui-même, nous altérons l’orthographe du Mot qui est la Voie, l’incantation de l’être. Nous intervenons dans notre propre patrimoine, et dans l’évolution des autres peuples (ha ! et ce n’est pas tout à fait désintéressé)… Pis encore, pis que tout, loin de nous contenter d’avoir engendré l’ultime blasphème, nous nous donnons à lui, nous nous remettons entièrement entre ses mains. Je veux parler des Mentaux, des machines douées d’intelligence et de conscience ; l’image et l’essence même de la vie profanées ! L’idolâtrie incarnée !

Pas étonnant qu’ils nous méprisent. Pauvres mutants malsains que nous sommes, mesquins et obscènes, esclaves des démons-machines que nous adorons. Nous ne sommes même plus certains de notre identité : qui peut se prétendre sujet de la Culture ? Où se trouvent exactement le commencement et la fin de celle-ci ? Qui en fait ou n’en fait pas partie ? Les Idirans, eux, savent parfaitement qui ils sont : ils sont la race pure, unique, ou alors rien. Mais nous ? La section Contact est ce qu’elle est, le cœur, le centre ; mais à part cela ? Le niveau de génofixage varie ; malgré l’idéal, n’importe quel individu ne peut pas se reproduire avec n’importe quel autre. Les Mentaux ? Pas de critères réels ; ce sont des individus aussi, et pas toujours prévisibles ; précoces, indépendants. Habiter une Orbitale fabriquée par la Culture, ou un Roc, ou d’autres sortes de mondes creux, de petits univers vagabonds ? Non ; un trop grand nombre d’entre eux réclamaient une forme ou une autre d’indépendance. Donc, pas de frontières bien nettes pour la Culture ; elle s’estompe à la périphérie, elle s’effiloche et se propage à la fois. Alors, qui sommes-nous ?

Le bourdonnement du sens et de la matière autour d’elle, le chant de lumière émis par la montagne semblaient croître de toutes parts telle une marée près de la submerger, de l’engloutir. Elle se vit comme la moucheture qu’elle était en fait : tache infime, éclat de vie minuscule et imparfait, perdu dans l’immensité environnante de lumière et d’espace.

Elle perçut la force figée de la glace et de la neige alentour et se sentit consumée par la froidure qui en émanait et lui brûlait la peau. Elle sentit le soleil darder ses rayons, vit les cristaux se fracturer puis fondre, vit l’eau suinter, glisser et devenir bulles sombres sous la glace ou gouttes de rosée sur les glaçons. Vit les ruisselets feuillus, les torrents tumultueux et les rivières cascadantes ; elle sentit se nouer et se dénouer les boucles, les méandres du fleuve qui ralentissait et sinuait, calme, devenait estuaire… puis lac, et enfin mer, la mer d’où s’élevait à nouveau la vapeur d’eau…

Elle eut la sensation de se perdre, de se dissoudre dans tout cela, et pour la première fois de sa jeune vie, elle eut peur, véritablement peur, bien plus que le jour où elle s’était cassé la jambe en tombant, que ce soit à l’instant même de la chute, sous le choc étourdissant de l’impact et de la douleur, ou durant les longues heures qui suivirent et qu’elle passa dans le froid, recroquevillée dans la neige et les rochers, à chercher un abri, trembler et se retenir de pleurer. Cela, c’était une chose à laquelle elle s’était longuement préparée ; elle avait saisi ce qui lui arrivait, elle avait su à quoi s’attendre et comment elle réagirait. C’était un risque calculé, une éventualité compréhensible. Mais ceci, c’était bien différent, car maintenant, il n’y avait rien à comprendre, et peut-être personne – même pas elle – pour le comprendre.

À l’aide ! Quelque chose gémit en elle. Elle prêta l’oreille, mais découvrit qu’elle ne pouvait rien faire.

Nous sommes glace et neige, nous sommes cet état captif.

Nous sommes cette eau qui tombe, itinérante et floue, toujours en quête d’un palier inférieur, cherchant toujours à s’amasser et à se rejoindre.

Nous sommes vapeur qui monte en s’opposant à nos propres créations, devenus nébuleux, emportés par le premier vent qui se lève. Pour recommencer à zéro, sous forme ou non de cristaux…

(Elle pouvait en sortir ; elle sentit la sueur perler sur son front, sentit ses mains former leurs propres moules dans la neige craquante, et sut qu’il existait une issue, sut qu’elle pourrait redescendre… mais bredouille, sans avoir rien trouvé, ni rien fait, rien compris. Non, elle allait rester ; se battre, aller jusqu’au bout.)

Le cycle reprit au début ; sa pensée se remit à fonctionner en boucle, et elle vit à nouveau l’eau couler dans les gorges et les vallées, ou bien s’amasser plus bas, au milieu des arbres, ou encore revenir tout droit aux lacs et aux océans. Elle la vit tomber sur la prairie, les marécages élevés ou la lande, et tomba avec elle, de terrasse en terrasse, bondissant par-dessus de petites saillies rocheuses, écumante et tournoyante (elle sentit que la moiteur de son front commençait à givrer et, prise d’un frisson glacé, se rendit compte du danger, se demanda encore une fois comment sortir de la transe, se demanda depuis combien de temps elle était assise là, et s’ils la surveillaient ou non). Elle fut encore saisie de vertige et assura sa prise sur la neige, à ses côtés ; ses gants exercèrent une pression sur les flocons gelés et, à l’instant même de son geste, elle se souvint.

Elle revit tout à coup le bloc d’écume sculptée pétrifié par le froid ; elle se trouvait à nouveau sur cette rive, debout sur le sol glacial de la lande, près de la petite cascade et de la mare où elle avait trouvé l’anneau de mousse gelée. Elle se revit le tenant dans ses mains, se rappela qu’il n’avait pas tinté lorsqu’elle l’avait heurté de l’ongle, qu’elle lui avait trouvé un goût d’eau, sans plus, en y posant le bout de la langue… et que son souffle l’enveloppait d’une brume qui dessinait une nouvelle image dans l’air. Et cela, c’était elle.

Voilà ce que cela voulait dire. Une chose à laquelle elle pouvait se raccrocher.

Qui sommes-nous ?

Ce que nous sommes. Simplement ce qu’on croit que nous sommes. Ce que nous savons et ce que nous faisons. Ni plus, ni moins.

De l’information transmise. Les blocs d’écume, les galaxies, les systèmes stellaires, les planètes, tout cela évolue ; la matière brute se modifie, en un sens elle progresse. La vie est une force plus rapide, qui réorganise, qui se trouve toujours de nouvelles niches écologiques à investir, qui ne cesse de prendre forme ; l’intelligence – la conscience – encore plus rapide, un plan d’existence supplémentaire.

Ce qu’il y avait au-delà était incompréhensible (il aurait peut-être fallu poser la question à un Dra’Azon, et ensuite attendre la réponse)… et le tout n’était que perpétuel raffinement, un processus visant à voir toujours plus juste (s’il était juste de vouloir voir juste)…

Oui, nous trafiquons notre patrimoine, et alors ? N’en avons-nous pas le droit ? Ne nous appartient-il pas intimement ? En quoi la nature serait-elle plus juste que nous ? Si nous nous égarons, c’est parce que nous sommes stupides, et non parce que l’idée n’était pas bonne. Et si nous n’avançons plus portés par la crête de la vague, eh bien, tant pis. Matraque en main ! Bonne chance, et amusez-vous bien.

Tout ce qui nous concerne, tout ce qui nous entoure, tout ce que nous savons et tout ce qui est à notre portée se compose, en dernière analyse, d’agencements de néant ; voilà le fond du problème, la vérité finale. Aussi, lorsque nous voyons que nous pouvons exercer un certain contrôle sur ces agencements, pourquoi ne pas modeler à notre convenance les plus élégants, les plus jouissifs et les plus valables d’entre eux ? Oui, nous sommes des hédonistes, monsieur Bora Horza Gobuchul. Nous recherchons le plaisir, et nous nous sommes façonnés nous-mêmes de manière à en tirer le plus grand profit ; je l’admets. Nous sommes ce que nous sommes. Mais vous ? Que faire de vous dans tout cela ?

Vous êtes qui ?

Vous êtes quoi ?

Une arme. Une chose créée pour berner et tuer par ceux qui ont depuis longtemps disparu. Cette sous-espèce entière que constituent les Métamorphes est le reliquat de quelque guerre immémoriale, achevée depuis si longtemps que, parmi ceux qui seraient disposés à raconter son histoire, nul ne saurait plus dire qui l’a emporté, ni quand, ni sur qui. Personne ne se rappelle même si les Métamorphes se trouvaient ou non du côté du vainqueur.

Mais quoi qu’il en soit, vous avez été façonné, Horza. Vous n’avez pas évolué de manière « naturelle », comme vous diriez ; vous êtes le produit d’une réflexion méticuleuse, de manipulations génétiques, de planifications militaires et de desseins délibérés… et bien sûr de la guerre ; votre création même en dépendait, vous en étiez le rejeton, vous en êtes le legs.

Métamorphe, métamorphose-toi toi-même… mais tu ne le peux ni ne le veux. Tout ce que tu peux faire, c’est t’efforcer de ne pas y penser. Et pourtant la connaissance est là, l’information implantée, quelque part tout au fond. Tu pourrais – tu devrais – vivre en bonne intelligence avec elle, malgré tout, et pourtant je ne crois pas que ce soit le cas…

Et j’ai de la peine pour toi, car je crois savoir, maintenant, qui tu hais réellement.

Elle sortit rapidement de la transe : la source de produits chimiques – les glandes situées dans son cou et dans son crâne – s’était brusquement tarie. Les composés déjà présents dans les cellules cérébrales de la jeune fille entreprirent de se dégrader, lui rendant ainsi sa liberté.

La réalité lui souffla au visage ; elle sentit sur sa peau la brise fraîchissante et épongea la sueur sur son front. Il y avait des larmes dans ses yeux ; elle les essuya à leur tour tout en reniflant et en frottant son nez rougi.

Encore un échec, songea-t-elle amèrement. Mais c’était une amertume juvénile, instable, une espèce de contrefaçon, un sentiment qu’elle endossait momentanément comme un enfant qui essaie des vêtements d’adulte. Elle se délecta un instant de la sensation d’être vieille et sans illusions, puis passa à autre chose. Cette humeur-là ne convenait pas. Il sera grand temps d’en éprouver une version authentique quand j’aurai effectivement pris de l’âge, se dit-elle avec une pointe d’ironie désabusée en souriant à l’alignement de collines qui se profilait à l’autre bout de la plaine.

Mais cela n’en restait pas moins un échec. Elle avait espéré qu’il lui viendrait une idée quelconque à propos des Idirans, ou de Balvéda, du Métamorphe, de la guerre, ou… de n’importe quoi d’autre…

Et au lieu de cela, rien que des lieux communs, des faits acceptés, un terrain déjà bien connu.

Une espèce de dégoût de soi à l’idée d’être humaine, une brusque compréhension du fier dédain que les Idirans témoignaient à ses semblables, la certitude réaffirmée qu’au moins chaque chose était sa signification propre, et pour finir, un aperçu – probablement faux, probablement trop bienveillant – du caractère d’un homme qu’elle n’avait jamais rencontré, et qu’elle ne rencontrerait jamais ; un homme séparé d’elle par toute une galaxie ou presque, et toute une morale aussi.

Elle ramènerait donc bien peu de chose de son pic enneigé.

Elle soupira. Il y avait du vent, et elle regarda les nuages s’amasser très loin, au-dessus de la haute chaîne de montagnes. Il fallait qu’elle commence à redescendre tout de suite si elle voulait prendre l’orage de vitesse. Elle aurait l’impression de tricher si elle n’arrivait pas en bas uniquement par ses propres moyens, et Jase ne lui ménagerait pas ses réprimandes si le temps se gâtait au point qu’elle doive appeler un aéro.

Fal ’Ngeestra se remit debout. La douleur se réveilla dans sa jambe et lui remit en mémoire son point faible. Elle marqua une courte pause, le temps de réévaluer l’état de l’os en cours de reconstitution, puis – décrétant qu’il tiendrait le coup – entama sa descente vers le monde qui l’attendait tout en bas et qui, lui, n’était pas prisonnier des glaces.

11. Le Complexe de Commandement : stations

On le secouait doucement.

— Debout, maintenant. Allez, allez, assez dormi ! On se lève maintenant…

Il reconnut la voix : c’était celle de Xoralundra. Le vieil Idiran s’efforçait de le réveiller. Il fit semblant de continuer à dormir.

— Je sais que vous ne dormez plus. Allez, il est temps de se lever.

Il ouvrit les yeux en feignant la lassitude. Xoralundra se tenait devant lui, dans une pièce circulaire bleu vif pourvue de vastes divans logés au fond d’alcôves pratiquées dans les murs tendus de bleu. La lumière était très vive. Il se protégea les yeux et regarda l’Idiran.

— Qu’est-il arrivé au Complexe de Commandement ? s’enquit-il en promenant son regard autour de la pièce ronde et bleue.

— Ce rêve-là est fini, maintenant. Vous vous en êtes brillamment tiré, reçu avec les honneurs. L’Académie et moi-même sommes très contents de vous.

Malgré lui, il se sentit flatté. Ce fut comme si une brusque chaleur l’enveloppait tout entier, et il ne put réprimer le sourire qui vint s’épanouir sur son visage.

— Merci, dit-il.

Le Querl approuva.

— Vous avez fait merveille en tant que Bora Horza Gobuchul, reprit Xoralundra de sa voix tonnante. À présent, vous avez droit à un congé ; vous pouvez aller jouer avec Gierachell.

Au moment où Xoralundra fit cette déclaration, il s’assit sur sa couche et laissa pendre ses jambes en s’apprêtant à se laisser tomber au sol. Il sourit au vieux Querl.

— Qui ça ? fit-il dans un accès de gaieté.

— Votre amie Gierachell, répliqua l’Idiran.

— Ah, vous voulez dire Kiérachell, fit-il en riant et en secouant la tête.

Décidément, Xoralundra se faisait vieux.

— Je veux dire Gierachell, insista froidement l’Idiran en faisant un pas en arrière et en lui jetant un regard étrange. Peut-on savoir qui est Kiérachell ?

— Dois-je comprendre que vous ne le savez pas ? Dans ce cas, comment avez-vous pu vous tromper sur son nom ? ajouta-t-il en secouant à nouveau la tête devant la sottise du Querl.

Mais peut-être était-ce encore une épreuve ?

— Un instant, reprit Xoralundra. (Il contempla un objet qu’il tenait à la main et qui projetait un ballet de lumières colorées sur son visage large et luisant. Puis il plaqua sa main libre sur sa bouche et une expression de stupéfaction totale se peignit sur ses traits tandis qu’il se retournait vers Horza et prononçait :) Pardonnez-moi.

Puis il tendit subitement le bras et le renfonça sans ménagements : dans le…

Il se redressa en position assise. Quelque chose lui couinait dans l’oreille.

Puis il se relaxa lentement en scrutant autour de lui les ténèbres granuleuses afin de se rendre compte : les autres avaient-ils entendu la même chose ? Non, ils ne bougeaient pas. Il ordonna au télécapteur de se désactiver. Dans son oreille, le son s’évanouit. On distinguait la coque d’Unaha-Closp, très haut dans les airs, au sommet du portique le plus éloigné.

Horza releva sa visière et essuya la sueur qui ruisselait sur ses sourcils et sur son nez. À chaque réveil, il avait dû attirer l’attention du drone. Il se demanda ce que pouvait bien se dire la machine, ce qu’elle pensait de lui maintenant. Y voyait-elle assez bien pour en conclure qu’il faisait des cauchemars ? Ses lentilles pouvaient-elles percer sa visière et distinguer son visage ? Percevait-elle les infimes tressaillements de son corps à mesure que son cerveau concevait des images qui lui étaient propres à partir de miettes de vécu ? Il pouvait toujours opacifier sa visière, provoquer l’élargissement de sa combinaison et la bloquer en mode rigide.

Il se représenta l’image qu’il devait renvoyer à la machine : une petite chose tendre et nue qui se débattait contre ses propres illusions à l’intérieur d’un cocon dur, et qui se convulsait dans son coma.

Il décida de rester éveillé jusqu’à ce que les autres commencent à se manifester.

La nuit passa et la Libre Compagnie retrouva à son réveil le labyrinthe et ses ténèbres. Le drone ne lui dit pas qu’il l’avait remarqué pendant la nuit, et Horza lui-même ne posa pas de questions. Il se montra faussement gai et enjoué et fit le tour de ses compagnons en riant et en distribuant les claques dans le dos, leur disant qu’ils atteindraient la station 7 le jour même, et qu’une fois là-bas on pourrait rebrancher le courant et remettre en marche les transtubes.

— Tu sais quoi, Wubslin ? fit-il en souriant à l’ingénieur qui se frottait les yeux. On va voir si on ne peut pas faire démarrer un de ces trains géants, juste histoire de se faire plaisir.

— Ma foi, répondit l’autre en bâillant, si ça ne pose pas de problème…

— Pourquoi ça en poserait ? rétorqua Horza en ouvrant tout grands les bras. À mon avis, M. Maître-à-bord a décidé de nous ficher la paix ; je crois qu’il ferme les yeux sur toute l’affaire. On va faire rouler un de ces supertrains, d’accord ?

Wubslin s’étira et hocha la tête en souriant.

— Eh bien, d’accord. Ça me paraît une bonne idée.

Horza lui renvoya un grand sourire, conclut par un clin d’œil et s’en alla libérer Balvéda. On a l’impression de lâcher une bête sauvage, songea-t-il en déplaçant le tambour à câble dont il s’était servi pour bloquer la porte. Il s’attendait plus ou moins à la trouver envolée, miraculeusement débarrassée de ses liens et sortie de la pièce sans en avoir ouvert la porte, mais en jetant un coup d’œil il la vit tranquillement étendue dans ses vêtements chauds ; toujours attaché au mur où l’avait fixé Horza, le harnais d’immobilisation creusait des dépressions dans la fourrure de sa veste.

— Bien le bonjour, Pérosteck ! lança-t-il jovialement.

La prisonnière se redressa lentement en faisant rouler ses épaules et en étirant son cou.

— Écoute, répondit-elle, grincheuse. Vingt ans chez ma mère – c’est-à-dire plus que n’en saurait supporter une jeune fille gaillarde et pleine d’allant dans mon genre, qui s’adonne à tous les plaisirs que la Culture ait jamais inventés –, plus une année ou deux de maturation, dix-sept chez Contact et quatre chez Circonstances Spéciales n’ont rien fait pour me rendre aimable et prompte au réveil le matin. Tu n’aurais pas un peu d’eau, par hasard ? J’ai dormi trop longtemps, j’étais mal installée, il faisait noir et froid, j’ai fait des cauchemars que je croyais horribles jusqu’à ce que, en me réveillant, je me remémore la réalité qui m’attendait, et… il me semble avoir récemment mentionné la possibilité d’avoir un peu d’eau, non ? Tu ne m’as pas entendue ? Ou bien dois-je en conclure que je n’y ai pas droit ?

— Je vais t’en chercher, fit-il en repartant vers la porte. (Puis il s’immobilisa.) Au fait, tu avais raison. On ne peut pas dire que tu sois très aimable le matin.

Balvéda secoua la tête dans l’obscurité. Puis elle porta un doigt à sa bouche et entreprit de frotter l’intérieur, comme pour se masser les gencives ou nettoyer ses dents ; à la suite de quoi elle resta simplement assise là, la tête entre les genoux, à contempler le néant noir de jais du sol de lave froide en se demandant si son dernier jour était venu.

Ils se tenaient dans une vaste grotte en demi-cercle creusée à même le roc, qui surplombait le chantier d’entretien-réparation de la station 4. Elle mesurait bien trois cents mètres carrés, et un à-pic de trente mètres séparait la galerie évidée où ils se tenaient du sol de l’immense salle souterraine tout encombrée de machines et d’équipements divers.

De gigantesques ponts volants capables de soulever et de supporter un train entier pendaient au plafond, dont trente autres mètres de ténèbres les séparaient. À mi-chemin, un portique suspendu s’élançait dans les airs et traversait la caverne d’un bord à l’autre, divisant en deux parties égales son énorme volume sombre.

Ils étaient prêts à prendre le départ. Horza donna le signal.

Wubslin et Neisin pénétrèrent chacun dans un des petits tubes secondaires conduisant respectivement au tunnel principal du Complexe et au tube de transit. Ils utilisaient leurs anti-g. Une fois dans les tunnels, ils se maintiendraient à la même hauteur que les autres. Horza activa son propre anti-g, s’éleva à un mètre du sol et entra dans un tunnel donnant accès à la galerie piétonne, puis entama lentement sa descente vers la station 5, située à quelque trente kilomètres de là. Les autres viendraient derrière en se déplaçant de la même façon. Balvéda et le matériel se partageaient la palette du drone.

Il sourit en la voyant s’y asseoir ; elle lui rappelait brusquement Fwi-Song trônant sur sa litière d’apparat, dans l’espace et la clarté solaire d’un lieu désormais disparu. La comparaison lui parut merveilleusement absurde.

Horza continua d’avancer dans le tunnel piéton, en s’arrêtant à l’orée de chaque tube annexe pour y jeter un coup d’œil et contacter les autres par la même occasion. Les différents capteurs de sa combinaison étaient tous réglés au maximum de leur réceptivité ; la moindre trace lumineuse, le plus ténu des bruits, toute altération survenant dans la circulation de l’air, voire une quelconque vibration de la roche alentour : rien ne leur échapperait. Les odeurs inattendues seraient également enregistrées, ainsi que l’énergie tapie dans les câbles, au cœur des parois du tunnel, sans compter les communications radio de quelque espèce que ce fût.

Il avait songé un moment à émettre un signal destiné aux Idirans à mesure qu’ils progressaient, mais s’était ravisé. Il en avait tout de même diffusé un depuis la station 4, sans obtenir de réponse, mais le réitérer en route aurait été trop révélateur dans l’hypothèse où (ainsi qu’il s’en doutait) les Idirans ne seraient pas d’humeur à écouter ce qu’il avait à dire.

Il avançait dans le noir comme sur un siège invisible, son SOERC dans les bras. Il entendait les battements de son cœur, le son de sa respiration et le doux chuintement qu’émettait l’air froid et confiné en glissant sur sa combinaison. Celle-ci enregistrait la présence de vagues radiations de fond émises par le granite environnant et mêlées de rayons cosmiques intermittents. Sur sa visière se peignait une fantomatique image radar des tunnels à mesure qu’ils se dévidaient dans la masse rocheuse.

Par endroits, le souterrain devenait rectiligne. En se retournant, il pouvait alors distinguer le petit groupe qui suivait, cinq cents mètres derrière lui. À d’autres moments, le tunnel décrivait une série de lacets qui réduisaient à deux cents mètres tout au plus le champ de vision fourni par sa sonde radar ; alors il avait l’impression de flotter seul dans le noir glacial.

Dans la station 5, ils tombèrent sur un champ de bataille.

Signe avant-coureur, la combinaison de Horza avait capté des odeurs bizarres ; il y avait dans l’air des molécules organiques carbonisées. Il avait ordonné aux autres de faire halte, et procédé seul en s’entourant de prudence.

Quatre medjels morts étaient étendus près d’une paroi de la caverne silencieuse et sombre ; leurs cadavres calcinés et démembrés faisaient écho aux corps de Métamorphes raidis par le froid gisant dans la base. Au-dessus des victimes, on avait tracé dans le mur, au lance-flammes, des symboles religieux idirans.

Il y avait eu échange de coups de feu. Les murs de la gare étaient criblés de petits cratères et de longues balafres signalant un combat au laser. Horza découvrit ce qui restait d’un fusil-laser à demi réduit en miettes et dans lequel s’était enchâssé un petit morceau de métal. Les corps des medjels avaient été déchiquetés par des centaines de ces minuscules projectiles.

Tout au fond de la gare, derrière une série de rampes d’accès partiellement démolies, il trouva les éléments épars d’une espèce d’engin sommairement assemblé, un genre de canon sur roues évoquant une voiture blindée miniature. Sa tourelle estropiée contenait encore des munitions et, tout autour de l’épave roussie par le feu, on voyait des balles, telles des graines disséminées par le vent.

— Le Mental ? fit Wubslin en contemplant ce qui restait du petit véhicule. C’est lui qui a fabriqué ce truc ? ajouta-t-il en se grattant la tête.

— Je ne vois pas d’autre explication, répondit Horza en regardant Yalson.

La jeune femme explorait prudemment, du bout de sa botte, le métal déchiré de la carcasse ; elle se tenait prête à riposter en cas d’attaque.

— Je n’ai jamais rien vu qui ressemble à ça dans ces tunnels, mais on peut fabriquer ce genre de chose dans les ateliers ; il y a encore quelques vieilles machines qui fonctionnent. Pas évident, mais si le Mental a toujours quelques champs en état de marche, et disons un drone ou deux, ça n’a rien d’impossible. Il a eu tout le temps nécessaire.

— Pas très raffiné, commenta Wubslin en manipulant une pièce de mécanisme. (Il se retourna pour jeter un coup d’œil aux cadavres de medjels alignés au fond de la salle et ajouta :) Mais cet engin a tout de même rempli son office.

— D’après mes calculs, il ne reste plus de medjels, renchérit Horza.

— Seulement deux Idirans, remarqua Yalson avec aigreur tout en lançant un coup de pied dans une roulette en caoutchouc.

Celle-ci traversa les débris en roulant sur environ deux mètres, et vint s’affaler non loin de Neisin, qui fêtait la découverte des medjels éliminés en faisant honneur à sa flasque.

— Tu es sûr que ceux-là ne rôdent pas encore dans les parages ? s’enquit Aviger en promenant un regard inquiet autour de lui.

Dorolow scruta à son tour l’obscurité et traça le signe du Cercle de la Flamme.

— Sûr et certain, confirma Horza. J’ai vérifié.

La fouille de la station 5 n’avait pas posé de problème ; ce n’était qu’une gare ordinaire, une série d’aiguillages, une simple chicane dans le circuit dédoublé du Complexe, qui offrait aux trains un espace pour stationner et se connecter aux relais de communication entre sous-sols et surface. La caverne principale était flanquée de quelques salles et autres entrepôts, mais il n’y avait là ni interrupteurs permettant d’agir sur l’alimentation en énergie, ni baraquements ou salles de contrôle d’aucune sorte, ni chantiers d’entretien-réparation dignes de ce nom. Des traces dans la poussière indiquaient la direction suivie par les Idirans après l’accrochage avec l’automate sommaire du Mental, et qui était celle de la station 6.

— Tu crois qu’on trouvera un train dans la suivante ? demanda Wubslin.

— Normalement, oui, acquiesça Horza.

L’ingénieur opina à son tour en posant un regard vide d’expression sur la double paire de rails d’acier qui luisait. Balvéda descendit d’un coup de reins de sa palette et étira ses jambes. Horza n’avait pas désactivé le capteur à infrarouge de sa combinaison, et distingua la chaleur dégagée par le souffle de la jeune femme, qui forma devant sa bouche une brume teintée de rouge. La jeune femme frappa dans ses mains et tapa du pied.

— Fait toujours pas très chaud, hein ? lança-t-elle.

— Ne vous en faites pas pour ça, grommela le drone au-dessous de sa palette. Avec un peu de chance je vais bientôt entrer en surchauffe, ce qui devrait vous procurer un certain confort en attendant que je claque.

Balvéda eut un petit sourire et reprit place sur la palette en regardant Horza.

— Tu cherches toujours à convaincre tes petits copains tripèdes que nous sommes tous du même bord ? fit-elle.

Le drone poussa une exclamation moqueuse.

— On verra, se contenta de répondre Horza.

Une fois de plus, il n’y avait plus que sa respiration, les battements de son cœur et l’air qui bruissait contre sa combinaison.

Les tunnels s’enfonçaient dans la nuit noire de la roche millénaire tel un insidieux labyrinthe circulaire.

— La guerre ne s’arrêtera pas, disait Aviger. Elle finira par s’éteindre.

Horza avançait dans le tunnel en écoutant d’une oreille la conversation des autres sur le canal ouvert ; ils venaient toujours derrière lui. Le Métamorphe avait renvoyé sur un petit écran situé à hauteur de joue le signal fourni par ses micros extérieurs et relayé par les haut-parleurs de son casque ; il en résultait une trace indiquant le silence. Aviger poursuivit :

— À mon avis, on a tort de croire que la Culture va céder aussi facilement. Moi, je dis qu’elle va continuer à se battre, parce qu’elle y croit. Les Idirans ne baisseront pas les bras non plus ; ils lutteront jusqu’au bout, et les deux adversaires s’affronteront jusqu’à envahir toute la galaxie ; leurs armements, leurs bombes, leurs rayons et je ne sais quoi encore seront de plus en plus performants, et au bout du compte, la galaxie tout entière ne sera plus qu’un vaste champ de bataille. Ils finiront par faire sauter toutes les étoiles, toutes les planètes, toutes les Orbitales, bref, tout ce qui est assez gros pour qu’on se tienne dessus, à la suite de quoi ils détruiront leurs vaisseaux respectifs – d’abord les gros, puis les plus petits ; on en arrivera par vivre tous en combi individuelle et à se tirer dessus avec des armes assez puissantes pour faire exploser une planète… Je vous le dis moi, c’est comme ça que ça finira ; ils inventeront des armes ou des drones toujours plus miniaturisés, et il ne restera plus que des machines de plus en plus petites pour se battre dans ce qui restera de la galaxie, et personne de vivant pour se rappeler comment tout a commencé.

— Ma foi, intervint la voix d’Unaha-Closp, c’est assez excitant comme perspective. Mais… et si les choses tournaient mal ?

— Ton comportement au combat est trop négatif, Aviger, protesta Dorolow de sa voix haut perchée. Il faut être plus positif que ça. La compétition joue toujours un rôle formateur ; l’affrontement doit être considéré comme une épreuve à remporter, la guerre fait partie intégrante de la vie et du processus évolutionniste. Une fois parvenu à son degré extrême, c’est alors qu’on se trouve soi-même…

— … dans la merde, généralement, coupa Yalson, ce qui fit sourire Horza.

— Yalson, reprit Dorolow, même si tu n’es pas d’ac…

— Silence ! interrompit brusquement Horza. (L’écran près de sa joue venait de palpiter brièvement.) Restez où vous êtes. Je détecte un son vers l’avant.

Il s’immobilisa dans les airs et bascula le signal extérieur de l’écran vers ses haut-parleurs.

Un bruit grave, caverneux et formé de pulsations sourdes, tel un ressac puissant perçu à bonne distance, ou encore des coups de tonnerre retentissant très loin dans la montagne.

— Il y a quelque chose qui fait du bruit là-bas, les informa-t-il.

— À quelle distance de la prochaine station ? s’enquit Yalson.

— Environ deux kilomètres.

— Tu crois que c’est eux ? demanda Neisin d’un ton subitement anxieux.

— C’est probable, répondit Horza. Bon, j’y vais. Yalson, mets Balvéda dans le harnais d’immobilisation. Tout le monde vérifie le fonctionnement de son arme. Pas un bruit. Wubslin, Neisin, avancez lentement. Arrêtez-vous dès que vous apercevrez la gare. Je vais essayer de parler à ces gens.

Le grondement intermittent résonnait toujours ; Horza avait l’impression d’entendre un éboulement dans une mine, au cœur d’une montagne.

Il approchait de la station. Une porte antisouffle entra dans son champ de vision, à un angle du tunnel. La gare devait se trouver une centaine de mètres plus loin. Il perçut un fort martèlement métallique qui remontait dans le tunnel, sonore et grave, à peine assourdi par la distance ; on aurait dit que quelqu’un basculait d’énormes leviers d’aiguillages ou attachait de lourdes chaînes. La combinaison enregistrait la présence dans l’air de molécules organiques – l’odeur des Idirans. Il dépassa le rebord en saillie de la porte antisouffle et vit tout à coup la station.

Il y avait de la lumière, dans la station 6 ; une lumière jaunâtre et faible, comme celle d’une torche sur le point de s’éteindre. Il attendit, pour s’avancer plus près, que Wubslin et Neisin annoncent qu’eux aussi apercevaient la station.

Il y avait un train du Complexe de Commandement en gare ; avec ses trois étages, son corps renflé et ses trois cents mètres de long, il emplissait à demi le cylindre de la caverne. La lumière en question provenait de l’avant du train, tout au fond, là où se trouvait la cabine de pilotage. C’était aussi du train que venaient les sons. Il traversa le tunnel piéton de manière à pouvoir embrasser du regard le reste de la gare.

Tout au bout du quai, le Mental flottait dans l’air.

Il le contempla un instant, puis demanda un agrandissement de l’image pour être sûr de ne pas se tromper. La chose avait l’air authentique ; c’était une forme ellipsoïdale d’environ quinze mètres de long sur trois de diamètre, qui luisait d’un jaune argenté sous la chiche clarté dispensée par la cabine du train, et qui flottait dans cet air jamais renouvelé comme un poisson mort à la surface d’un étang croupi. Il consulta son détecteur de masse : il enregistrait le signal indistinct émis par le réacteur du train, mais rien d’autre.

— Yalson, murmura-t-il tout en sachant que ce n’était pas nécessaire, que dit le détecteur de masse ?

— Je ne vois qu’une faible trace ; un réacteur, sans doute.

— Wubslin, reprit Horza, j’aperçois quelque chose qui ressemble fort au Mental, ici, dans la station, suspendu en l’air au bout du quai. Mais ça n’apparaît sur aucun des deux détecteurs. Tu crois que c’est son anti-g qui le rend indétectable ?

— Normalement, non, s’étonna Wubslin en retour. Un détecteur de gravité passive n’y verrait peut-être que du feu, mais pas les…

Un fracas métallique assourdissant retentit au niveau du train. La combinaison de Horza signala une brusque élévation du taux de radiation local.

— Bordel de merde ! fit-il.

— Qu’est-ce qui se passe ?

C’était la voix de Yalson, suivie d’une série de cliquètements et craquements qui résonnèrent de part et d’autre de la station. Une nouvelle lumière jaunâtre de même intensité apparut sous le wagon du réacteur, vers le milieu du train.

— Ils trafiquent dans le wagon-réacteur, voilà ce qui se passe !

— Bon Dieu, s’alarma Wubslin. Ils ne savent donc pas à quel point tous ces trucs sont anciens ?

— Pourquoi font-ils ça ? interrogea Aviger.

— Peut-être pour remettre le train en marche grâce à ses propres ressources, avança Horza. Complètement insensé.

— Ils sont peut-être trop paresseux pour remonter leur proie à la force des bras jusqu’à la surface, proposa le drone.

— Ces… réacteurs nucléaires, ils ne peuvent pas exploser, si ? s’inquiéta Aviger juste au moment où une aveuglante lumière bleue naissait au centre du train.

Horza vacilla, les paupières closes. Il entendit Wubslin crier des mots qu’il ne comprit pas et attendit la déflagration, le vacarme, la mort.

Il releva la tête. La lumière continuait de palpiter et de projeter des étincelles sous le wagon-réacteur, et il perçut un chuintement irrégulier semblable à des parasites radio.

— Horza ! cria Yalson.

— Couilles divines ! souffla Wubslin. J’ai bien failli mouiller mon pantalon.

— Ça va, intervint Horza. J’ai bien cru qu’ils avaient tout fait sauter. Qu’est-ce que c’était, en fait, Wubslin ?

— Fer à souder, à mon avis. Un arc électrique.

— Bon. Il faut arrêter ces fous furieux avant qu’ils ne nous réduisent tous en bouillie. Yalson, viens me rejoindre. Dorolow, tu vas à la rencontre de Wubslin. Aviger, tu restes avec Balvéda.

Il leur fallut quelques minutes pour se redéployer. Horza surveillait la lumière bleue vacillante qu’un grésillement continuait d’accompagner sous la partie médiane du train. Tout à coup, elle disparut. La station n’était plus éclairée que par les deux faibles sources de clarté émanant de la cabine et du wagon-réacteur. Yalson remonta le tunnel piéton, propulsée par son anti-g, et vint se poser doucement à côté de Horza.

— Prêts, fit Dorolow sur l’intercom.

Un écran s’alluma dans le casque de Horza, et un haut-parleur lui bipa dans l’oreille. Quelque chose venait d’émettre un signal dans les environs, quelque chose qui n’était ni le drone, ni l’une de leurs combinaisons.

— Qu’est-ce que c’était ? demanda Wubslin, qui reprit presque aussitôt : Regardez, là, par terre ! On dirait un communicateur. (Horza et Yalson s’entre-regardèrent.) Horza, reprit l’ingénieur, il y a un communicateur par terre dans le tunnel ; je crois qu’il est en marche. Il a dû capter le bruit qu’a fait Dorolow en se posant près de moi. C’était ça, le signal ; ils utilisent ce communicateur comme mouchard.

— Désolée, ajouta Dorolow.

— Eh bien n’y touchez pas, répliqua vivement Yalson. Il est peut-être piégé.

— Alors comme ça, ils savent qu’on est là maintenant, dit Aviger.

— Ils l’auraient su tôt ou tard de toute façon, commenta Horza. Je vais essayer de les interpeller ; tenez-vous prêts, au cas où ils ne seraient pas disposés à discuter.

Horza désactiva son anti-g et gagna le bout du tunnel, en s’arrêtant à la limite du quai. Il y avait là un deuxième communicateur, qui transmettait sa pulsation unique. Horza leva les yeux sur l’immense train sombre et activa le haut-parleur extérieur de sa combinaison. Puis il prit sa respiration et s’apprêta à s’exprimer en idiran.

Il y eut un éclair au niveau d’une des fenêtres-meurtrières situées au bout du train. Sa tête partit en arrière à l’intérieur de son casque et il tomba, sonné, les oreilles carillonnantes. La détonation se répercuta dans toute la gare. Le signal d’alarme de sa combinaison résonnait, frénétique. Horza roula sur lui-même en direction de la paroi ; il se sentit atteint par plusieurs autres impacts, qui flamboyèrent au contact de sa combinaison et de son casque.

Yalson rentra la tête dans les épaules et s’élança en trombe. Elle atteignit en dérapant l’orée du tunnel et arrosa copieusement la fenêtre dont venaient les tirs ; puis elle pivota, saisit Horza par un bras et l’attira à l’intérieur de la galerie. Des décharges de plasma s’écrasèrent contre le mur où il s’appuyait encore quelques secondes plus tôt.

— Horza ? cria-t-elle en le secouant.

— Intervention prioritaire, niveau zéro, gazouilla une petite voix dans les oreilles malmenées de Horza. Cette combinaison a subi des dégâts-systèmes irréparables qui rendent nulles et non avenues toutes les garanties à partir de maintenant ; une révision totale et immédiate est impérative. Toute utilisation se fera désormais aux risques et périls de l’utilisateur. Coupure d’alimentation.

Horza voulut dire à Yalson qu’il n’avait pas de mal, mais son communicateur était mort. Il désigna sa tête afin de faire passer le message à la jeune femme, puis de nouvelles rafales éclatèrent dans le tunnel piéton. Yalson plongea à terre et entreprit de riposter.

— Feu ! hurla-t-elle à l’intention des autres. On se les fait, ces ordures !

Horza la regarda viser l’extrémité opposée du train. Des sillages de salves laser flambèrent brièvement du côté gauche du tunnel tandis que des obus traçants illuminaient le côté droit ; les autres membres de la Compagnie arrivaient. La station s’emplit d’un flamboiement saccadé ; des ombres bondirent et dansèrent sur le plafond et les murs. Horza resta immobile, étourdi, la tête vide, à écouter la cacophonie assourdie qui venait se briser comme une série de vagues sur sa combinaison. Il manipula maladroitement son fusil laser en essayant de se rappeler comment il fonctionnait. Il fallait absolument qu’il aide les autres à combattre les Idirans. Sa tête lui faisait mal.

Yalson cessa de tirer. L’avant du train rougeoyait à l’endroit qu’elle avait pris pour cible. Les obus crachés par l’arme de Neisin crépitaient tout autour de la fenêtre d’où était venue la première offensive, et se signalaient par de brèves explosions de flammes. Wubslin et Dorolow étaient sortis du tunnel principal au niveau de la plate-forme arrière du train. Ils s’accroupirent près de la paroi et se mirent à tirer sur la même fenêtre que Neisin.

Les salves de plasma se turent. Les humains cessèrent également le feu. La station se retrouva brusquement plongée dans le noir ; l’écho des détonations résonna quelques secondes encore, puis disparut à son tour. Horza tenta de se remettre debout, mais on aurait dit qu’on lui avait ôté les os des jambes.

— Quelqu’un…, commença Yalson.

Des flammes dont la source se situait au niveau inférieur du dernier wagon cascadèrent subitement autour de Wubslin et Dorolow. Cette dernière poussa un cri et s’effondra. Sous l’action de sa main agitée de spasmes, son arme cracha follement le feu en direction du plafond de la caverne. Wubslin se jeta à terre et roula sur lui-même tout en ripostant et en arrosant les Idirans. Yalson et Neisin l’imitèrent bientôt. Le revêtement du wagon se gondolait ou éclatait par endroits sous la fusillade. Dorolow gisait sur le quai et s’agitait spasmodiquement en poussant des gémissements.

Il y eut de nouveaux tirs à l’avant du train, de nouvelles explosions près des entrées de tunnel. Puis quelque chose bougea vers la partie centrale du dernier wagon, non loin de la passerelle donnant accès à l’arrière du train ; un Idiran déboucha d’une porte située sur le flanc du wagon et s’engagea sur la passerelle centrale. Il leva son arme et fit feu, d’abord sur Dorolow, qui gisait toujours au même endroit, puis sur Wubslin, couché sur le côté du train.

La combinaison de Dorolow fut soufflée sous l’impact et roula pêle-mêle, gagnée par les flammes, sur le sol noirâtre de la station. Wubslin, lui, était touché au bras – le bras dont il se servait pour tirer. Mais bientôt l’arme de Yalson trouva l’Idiran et l’arrosa abondamment, ainsi que la superstructure du portique et le flanc du train. Les étais cédèrent avant la combinaison blindée de la créature ; les tubes qui composaient le portique mollirent, se désintégrèrent sous les salves ininterrompues et ne tardèrent pas à s’affaisser, puis à s’effondrer tout à fait ; le quai supérieur s’écrasa au sol, enfouissant le guerrier idiran sous un amas de ruines fumantes. Wubslin jura et tira d’une seule main en direction du nez du train, où le second Idiran continuait de faire feu.

Horza était couché contre la paroi, les oreilles emplies d’un formidable rugissement, la peau glacée et nimbée d’une pellicule de sueur. Il se sentait engourdi, comme dissocié. Il avait envie d’ôter son casque pour avaler avidement une grande goulée d’air frais, mais savait qu’il n’y avait pas intérêt. Tout endommagé qu’il était, le casque le protégerait si on lui tirait à nouveau dessus. Il trouva un compromis en relevant sa visière. Le vacarme le prit d’assaut. Des ondes de choc résonnèrent violemment dans sa poitrine. Yalson se retourna pour lui jeter un regard et lui fit signe de reculer dans le tunnel : les points d’impact des coups de feu se rapprochaient de lui. Il se remit sur pied, mais tomba presque aussitôt et perdit brièvement connaissance.

L’Idiran posté à l’avant du train cessa momentanément de tirer, et Yalson en profita pour tourner à nouveau la tête vers Horza. Celui-ci gisait sur le sol du tunnel et remuait faiblement. Elle reporta son regard sur Dorolow et sa combinaison éventrée, fumante. Neisin était presque entièrement sorti de son tunnel et expédiait des rafales jusqu’à l’autre bout de la station, où des explosions retentissaient sur tout l’avant du train. L’air affluait et refluait de part et d’autre de la caverne en répondant par une vibration grave au crépitement râpeux de son arme ; les détonations successives s’accompagnaient d’une pulsation lumineuse qui semblait revenir vers leur source et celle des projectiles.

Yalson entendit vaguement quelqu’un crier – une voix de femme – mais l’arme de Neisin faisait tant de bruit qu’elle ne distingua pas les mots. Des décharges de plasma traversèrent bruyamment le quai sur toute sa longueur ; elles provenaient du nez du véhicule, mais d’un point situé plus haut dans les airs, au niveau des rampes d’accès avant. Yalson riposta. Neisin se mit à arroser dans la même direction, puis marqua une pause.

— … sin ! Arrête ! hurla de nouveau la voix aux oreilles de Yalson. (C’était Balvéda.) Ton fusil… détraqué, il va… (La voix de l’agent de la Culture se perdit dans le vacarme car Neisin recommençait à tirer.)… exploser !

Yalson entendit Balvéda pousser un cri de désespoir. Puis une fine ligne de lumière et de son parut se répandre d’un bout à l’autre de la gare, pour aboutir à Neisin. Cette tige resplendissante de bruit et de flamme s’épanouit en une déflagration que Yalson ressentit à travers sa combinaison. L’arme de Neisin était réduite en miettes, éparpillée sur le quai ; lui-même avait été projeté contre la paroi, où il s’écroula et ne bougea plus.

— Bordel de merde ! s’entendit proférer Yalson, qui s’élança le long du train et en remonta toute la longueur au pas de course en s’efforçant d’ouvrir son angle de tir. Elle sentit qu’on lui tirait dessus d’en haut, mais bientôt les coups de feu cessèrent et il y eut une pause pendant laquelle elle continua de courir et de tirer ; alors apparut le second Idiran, juché au niveau supérieur de la rampe d’accès avant, tout au fond du quai, un pistolet dans chaque main. Au mépris de Yalson et des rafales que lui expédiait Wubslin, il pointa une de ses armes dans le sens de la largeur de la caverne, tout droit sur le Mental.

L’ellipsoïde argenté entra en mouvement et partit en direction du tunnel piéton opposé à celui par lequel la Libre Compagnie avait fait son entrée dans la gare. Le premier tir de l’Idiran parut le traverser de part en part, ainsi que le deuxième ; la troisième décharge entraîna sa disparition pure et simple. Il ne resta à sa place qu’une légère langue de fumée.

Mais bientôt Yalson et Wubslin firent mouche, et la combinaison de l’Idiran se mit à scintiller. Le guerrier tituba et fit volte-face comme pour se remettre à tirer dans leur direction, mais à ce moment-là sa combinaison blindée céda. Il fut projeté en arrière sur toute la profondeur du portique, un bras disparaissant dans un nuage de feu et de fumée ; puis il bascula par-dessus le parapet de la passerelle et s’écrasa au niveau intermédiaire. Sa combinaison était la proie de flammes vives ; une de ses jambes resta accrochée au garde-fou. Le pistolet à plasma lui sauta des mains. De nouveaux coups de feu fracassèrent son casque imposant et en brisèrent la visière noircie. Il resta suspendu là quelques secondes encore, affalé, embrasé, dansant sous l’impact des balles, puis la jambe accrochée au parapet céda, se détacha d’un coup et tomba sur le quai. L’Idiran s’affaissa, ramassé sur lui-même, sur le sol de la passerelle.

Horza écouta de toutes ses forces. Ses oreilles carillonnaient toujours.

Au bout d’un moment, le calme revint. Une fumée âcre lui piquait le nez : plastique calciné, métal fondu, viande grillée.

Il avait repris connaissance à temps pour apercevoir Yalson lancée en pleine course. Il avait bien essayé de la couvrir, mais ses mains tremblaient trop, et il n’avait pas réussi à faire fonctionner son arme. À présent, plus personne ne tirait ; un silence absolu régnait. Il se leva et pénétra d’un pas mal assuré dans la gare, où le train meurtri par l’escarmouche laissait échapper de la fumée.

Wubslin était agenouillé au côté de Dorolow et s’efforçait d’une main de défaire un des gants de son ami, dont la combinaison continuait de se consumer lentement. L’intérieur de sa visière était tout barbouillé de rouge et masquait entièrement son visage.

Horza vit Yalson retraverser la gare pour revenir vers eux, toujours sur le qui-vive. Sa combinaison avait encaissé deux ou trois décharges de plasma au niveau du tronc, à en juger par les marques en spirale qui dessinaient des balafres noires sur son revêtement gris. La jeune femme posa un regard soupçonneux sur la passerelle arrière, où gisait un Idiran immobile et pris au piège ; puis elle releva sa visière.

— Ça va ? demanda-t-elle à Horza.

— Ça va. Un peu groggy. Mal à la tête.

Yalson acquiesça, et tous deux se dirigèrent vers l’endroit où gisait Neisin.

La vie de Neisin ne tenait plus qu’à un fil. Son fusil avait carrément explosé et lui avait criblé d’éclats la poitrine, les bras et le visage. Ce dernier n’était plus qu’une bouillie écarlate dont s’échappaient quelques bulles accompagnées de gémissements.

— Putain de merde ! fit Yalson.

Elle tira de sa combinaison un petit médipack et passa la main derrière ce qui restait de la visière de Neisin afin d’injecter au blessé à demi conscient une bonne dose d’antalgique.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? fit la petite voix d’Aviger sortant du casque de Yalson. Le danger est écarté ?

Yalson consulta Horza du regard ; celui-ci haussa les épaules, puis fit oui de la tête.

— Oui, Aviger, tout va bien maintenant, répondit-elle. Tu peux venir.

— J’ai laissé Balvéda se servir du micro de ma combi ; elle disait qu’elle…

— On a entendu, coupa Yalson.

— Elle a parlé de… d’« éclatement du canon », c’est ça ? (Horza entendit la voix assourdie de Balvéda confirmer ses dires.) D’explosion du fusil, ou quelque chose dans ce genre.

— Ma foi, c’est bien ce qui s’est passé, répliqua Yalson. Neisin est drôlement mal en point. (Elle jeta un coup d’œil à Wubslin, qui reposait au sol la main de Dorolow. Il vit qu’elle le regardait et secoua la tête.) Dorolow s’est fait tuer, Aviger, reprit Yalson.

Le vieil homme ne réagit pas tout de suite. Puis :

— Et Horza ? demanda-t-il.

— Il a pris une rafale de plasma dans le casque. Dégâts matériels ; communications impossibles. Il va s’en tirer. (Yalson se tut un instant et soupira. Puis :) En revanche, on dirait bien qu’on a perdu le Mental. Il s’est volatilisé.

Aviger attendit encore un peu avant de répondre, puis reprit d’une voix tremblante :

— Eh bien, on peut dire que c’est un beau gâchis. « On débarque, on rembarque », hein ? Encore un exploit, quoi ! Je vois que notre ami le Métamorphe reprend l’œuvre de Kraiklyn là où il l’a laissée !

Sa voix où perçait la colère monta dans l’aigu à la fin de sa phrase, puis il coupa brusquement son transcepteur.

Yalson regarda Horza, secoua la tête et dit :

— Quel vieux con !

Wubslin était resté agenouillé près du cadavre de Dorolow. Ils l’entendirent sangloter à plusieurs reprises, puis il se retira à son tour du canal commun. Le souffle de plus en plus rare de Neisin faisait naître des crachotements sur son masque de chair et de sang.

Yalson traça le Cercle de la Flamme au-dessus du brouillard rouge qui cachait aux regards le visage de Dorolow, puis couvrit son corps au moyen d’un drap trouvé dans le paquetage. Horza ne sentait plus ses oreilles carillonner, et ses idées commençaient à s’éclaircir. Débarrassée de son harnais d’immobilisation, Balvéda le regardait s’occuper de Neisin. Aviger se tenait à ses côtés en compagnie de Wubslin, dont le bras blessé avait déjà reçu les soins nécessaires.

— J’ai entendu le bruit que faisait son arme, expliqua Balvéda. Un bruit très caractéristique.

Wubslin venait de demander pourquoi le fusil de Neisin avait explosé, et comment la jeune femme avait pu comprendre ce qui se passait.

— Je l’aurais reconnu aussi si je n’avais pas pris un coup sur la tête, fit remarquer Horza.

Il était occupé à retirer du visage du blessé inconscient de petits éclats de visière, et à vaporiser du dermogel aux endroits où le sang suintait. Neisin était en état de choc, probablement agonisant, mais on ne pouvait même pas le sortir de sa combinaison : il y avait trop de sang coagulé entre son corps et le matériau qui l’enveloppait. Ce sang jouerait assez bien son rôle de pansement biologique compressif jusqu’à ce qu’on lui enlève sa combinaison, mais à ce moment-là, il se remettrait à couler, et en trop d’endroits à la fois pour que ses compagnons puissent intervenir efficacement. Ils étaient donc contraints de laisser Neisin en l’état, comme si, dans ce naufrage commun, homme et machine étaient devenus un seul et même organisme fragile.

— Mais qu’est-ce qui s’est passé ? insista Wubslin.

— Éclatement du canon, répondit Horza. Il avait dû régler très bas le seuil d’explosion des projectiles, pour qu’ils explosent au contact de n’importe quelle surface, même flexible. Alors les obus se sont mis à exploser en rencontrant l’onde de choc de leurs prédécesseurs, au lieu d’attendre de rencontrer leur cible. Comme il n’arrêtait pas de tirer, cette onde a renfoncé les explosions en plein dans la gueule de l’arme.

— Normalement, ces fusils sont pourvus de capteurs destinés à empêcher ce genre d’accident, ajouta Balvéda en grimaçant de douleur à la place du blessé tandis que Horza retirait d’une orbite un long fragment de visière. Sans doute le sien n’a-t-il pas fonctionné.

— Je lui avais pourtant dit que ce foutu fusil était trop bon marché quand il a voulu l’acheter, commenta Yalson en venant se tenir auprès de Horza.

— Pauvre petit gars, fit Wubslin.

— Encore deux morts, annonça Aviger. J’espère que tu es content, Métamorphe. Tu es sans doute tellement fier de tes « alliés » que…

— Aviger, interrompit calmement Yalson. Ferme-la.

Le vieil homme l’enveloppa quelques instants d’un regard furieux, puis s’éloigna à grands pas et alla se poster près du corps de Dorolow.

Unaha-Closp descendit de la passerelle arrière en flottant dans les airs.

— Cet Idiran, là-haut, commença-t-il d’une voix modulée de manière à exprimer une légère surprise. Il est toujours vivant. Enfoui sous quelque deux tonnes de matériel, mais il respire encore.

— Et l’autre ? interrogea Horza.

— Aucune idée. Je n’ai pas eu envie de m’approcher de trop près ; il y a un de ces gâchis là-haut…

Horza confia à Yalson le soin de s’occuper de Neisin et traversa le quai jonché de débris en direction du portique arrière effondré.

Il était tête nue. Son casque était hors d’usage, et sa combinaison proprement dite avait perdu son anti-g, sa puissance motrice et la plupart de ses percepteurs. Grâce au circuit de secours, les projecteurs fonctionnaient encore, ainsi que le petit écran répéteur inclus dans une de ses manchettes. Mais le détecteur de masse avait souffert ; l’écran de poignet s’emplissait de signes incohérents quand on le reliait au capteur. C’était tout juste s’il enregistrait la présence du train.

Néanmoins, son fusil était encore en état ; mais cela n’avait peut-être plus tellement d’importance, maintenant…

Debout au bas des passerelles, il sentit d’ultimes émanations de chaleur monter des étais métalliques, là où avait frappé le laser. Il prit une profonde inspiration et entama l’ascension de la rampe ; il parvint à l’endroit où gisait l’Idiran, coincé entre les deux niveaux de la passerelle ; celui-ci tourna vers Horza sa tête qui dépassait des décombres et repoussa du bras les montants effondrés, qui craquèrent et bougèrent légèrement. Alors le guerrier dégagea entièrement son membre supérieur de la masse de métal qui l’écrasait, et défit son heaume couvert d’entailles avant de le laisser tomber au sol. Son grand visage en creux se leva vers le Métamorphe.

— Salut à toi en ce jour de bataille, énonça soigneusement ce dernier en idiran.

— Ah ! tonna la créature. Le petit homme parle donc notre langue !

— Je suis même de votre côté, même si je suis sûr que tu ne me croiras pas. J’appartiens au service Renseignement du Premier Dominat de la Marine, sous les ordres du Querl Xoralundra. (Horza s’assit par terre et se retrouva donc face à face avec l’Idiran.) On m’a envoyé ici pour récupérer le Mental.

— Vraiment ? s’étonna l’autre. Quel dommage ! Je crois que mon camarade vient justement de le détruire.

— C’est ce que j’ai cru comprendre, oui, répliqua Horza en pointant son fusil-laser sur le large visage pris en étau entre deux plaques de métal tordu. Vous avez également « détruit » les Métamorphes, là-haut, à la base. Or, je suis un Métamorphe ; c’est d’ailleurs pour cela que nos supérieurs m’ont dépêché ici, dans les souterrains. Vous n’étiez pas obligés d’assassiner les miens.

— Et qu’aurions nous pu faire d’autre, humain ? s’impatienta l’Idiran. Ils représentaient un obstacle. Nous avions besoin de leur armement. Ils auraient tenté de nous barrer la route. Nous étions trop peu nombreux pour les faire prisonniers et les surveiller ensuite.

La créature s’exprimait d’une voix ahanante tant elle luttait contre le poids qui lui comprimait le torse et la cage thoracique. Horza le visa en pleine tête.

— Espèce d’ordure, je devrais vous faire sauter la tête tout de suite.

— Ne te gêne pas, nabot, rétorqua l’Idiran avec un sourire qui étira sa double paire de lèvres roides. Mon camarade est déjà tombé en brave ; Quayanorl a entamé son long voyage vers le Monde d’En Haut. Je suis à la fois vainqueur et captif, et c’est un réconfort que tu m’offres en me menaçant de ton arme. Je ne fermerai point les yeux, humain.

— Rien ne vous y oblige, répondit Horza en reposant son fusil.

Scrutant les ténèbres de la station, il tourna la tête vers le corps de Dorolow, puis reporta son regard de l’autre côté, vers le nez et la cabine de pilotage du train où brillait une faible lumière ; celle-ci éclairait l’endroit, désormais désert, où s’était tenu le Mental. Puis le Métamorphe se retourna vers l’Idiran.

— Je vous prends avec moi. Je suis sûr qu’il reste des unités de la Quatre-vingt-treizième Flotte derrière la Barrière de la Sérénité ; il faut que je fasse mon rapport, que j’explique mon échec. Il y a aussi un émissaire de la Culture que je tiens à livrer à l’Inquisiteur de la Flotte. Et je vais vous dénoncer pour avoir outrepassé vos ordres et massacré ces Métamorphes ; même si je sais pertinemment que ça ne servira à rien.

— Ton histoire m’ennuie profondément, nabot. (L’Idiran détourna les yeux et s’efforça une fois de plus de repousser la tonne de métal déformé qui pesait sur lui, mais en vain.) Tue-moi tout de suite ; tu ne sens pas très bon et ton discours m’écorche les oreilles. Notre langue n’est pas faite pour les animaux.

— Comment vous appelez-vous ? interrogea Horza.

La tête en creux de l’Idiran se tourna à nouveau vers lui, les paupières de la créature battirent lentement.

— Xoxarle, humain. Et maintenant, tu vas souiller mon nom en essayant de le prononcer, naturellement.

— Bon, restez vous reposer ici, Xoxarle. Comme je vous l’ai dit, nous allons vous ramener avec nous. Mais d’abord, je vais aller voir un peu ce qu’il en est du Mental que vous avez détruit. Je viens d’avoir une idée.

Il avait abominablement mal à la tête là où le casque l’avait si violemment heurté, mais décida de ne tenir aucun compte de la pulsation douloureuse qui lui vrillait le crâne, et redescendit de la passerelle d’un pas légèrement boiteux.

— Ton âme, c’est de la merde ! tonna dans son dos le dénommé Xoxarle. Ta mère aurait dû être étranglée quand elle est entrée en rut ! Nous avions prévu de manger les Métamorphes que nous avions tués ; seulement, ils sentaient trop mauvais !

— Économisez votre souffle, Xoxarle, répondit Horza sans le regarder. Quoi qu’il arrive, je ne vous abattrai pas.

Il retrouva Yalson au bas de la passerelle. Le drone avait bien voulu se charger de Neisin. Horza se tourna vers l’extrémité opposée de la passerelle.

— Je veux aller voir l’emplacement du Mental.

— Qu’est-ce qui lui est arrivé, à ton avis ? demanda la jeune femme en réglant son pas sur le sien. (Voyant qu’il se contentait de hausser les épaules, elle reprit :) Il nous a peut-être joué le même tour qu’au moment de sa disparition, en retournant dans l’hyperespace. Si ça se trouve, il a refait surface ailleurs dans les tunnels.

— Possible, fit Horza. (Il s’arrêta près de Wubslin et, le saisissant par le coude, l’obligea doucement à se détourner du corps de Dorolow. Il vit que l’ingénieur avait pleuré.) Wubslin, ordonna-t-il. Surveille ce salaud. Il essaiera sans doute de te pousser à l’abattre, mais surtout, n’en fais rien, parce c’est justement ce qu’il veut. Seulement moi, je vais ramener cette ordure à sa Flotte pour que ses supérieurs puissent le faire passer en cour martiale. Qu’on salisse son nom, voilà le seul châtiment qu’il redoute ; le tuer, ce serait lui rendre service. Tu comprends ?

Wubslin acquiesça. Sans cesser de frotter sa tempe contusionnée, Horza entreprit de remonter le quai en compagnie de Yalson.

Ils atteignirent l’endroit où le Mental avait disparu. Horza alluma les projecteurs de sa combinaison et examina le sol. Il ramassa un petit objet apparemment carbonisé non loin de l’orée du tunnel conduisant à la station 7.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Yalson en quittant des yeux le cadavre du deuxième Idiran, qui gisait sur l’autre passerelle d’accès au train.

— Il me semble, dit-il en retournant dans sa main l’engin encore tiède, que c’est un télédrone.

— Que le Mental aurait laissé ici ?

Elle s’approcha pour y jeter un coup d’œil. Ce n’était qu’une plaquette de matière noircie sous laquelle on apercevait des tubes et des filaments là où sa surface irrégulière et bosselée avait été touchée par le feu-plasma.

— Oui, ça vient bien du Mental, confirma Horza, qui releva les yeux sur Yalson. Qu’est ce qui s’est passé exactement quand ils ont tiré sur lui ?

— Quand l’Idiran s’est mis à lui tirer dessus, au bout d’un petit moment, il s’est volatilisé. Il était déjà en mouvement, mais sa disparition n’est pas due à un déplacement, même brusque : jamais il n’aurait pu produire cette accélération-là ; et puis, j’aurais ressenti l’onde de choc. Non, il s’est évanoui, tout simplement.

— Comme quand on éteint un projecteur ?

— C’est ça, opina Yalson. Et il est resté un peu de fumée. Pas beaucoup. As-tu l’intention de…

— Que veux-tu dire par « au bout d’un petit moment » ?

— Je veux dire, répliqua Yalson en calant son poing sur sa hanche et en regardant Horza d’un air impatient, qu’il a fallu trois ou quatre coups de feu. Le premier est passé à travers. Tu sous-entends que c’était vraiment une projection ?

Horza hocha la tête et leva le petit appareil qu’il tenait à la main.

— C’était ça : un télédrone projetant un hologramme du Mental. Il devait aussi avoir un champ de force de faible intensité, pour qu’en le touchant ou en le poussant, on ait également l’impression que c’était un objet réel. Mais en fait, tout ce qu’il y avait à l’intérieur, c’était ça. (Il fixa l’appareil détruit, un demi-sourire aux lèvres.) Pas étonnant que ce foutu machin ne soit pas apparu sur nos détecteurs de masse.

— Alors le Mental est toujours quelque part par là ? fit Yalson en contemplant le drone dans la main de Horza.

Pour toute réponse, ce dernier hocha la tête.

Balvéda suivit du regard Horza et Yalson, qui s’enfonçaient dans les ténèbres à l’extrémité opposée de la station. Puis elle se dirigea vers le drone, occupé à contrôler les fonctions vitales de Neisin et à faire un tri entre les différents flacons du médikit. Wubslin la suivit du coin de l’œil, mais sans jamais détourner son arme de l’Idiran pris au piège ; la femme de la Culture s’assit en tailleur auprès de la civière.

— Je vous arrête tout de suite : non, il n’y a rien que vous puissiez faire, déclara le drone.

— Ça, je l’avais compris, Unaha-Closp, répliqua Balvéda.

— Hum. C’est donc que vous avez des goûts morbides.

— Je voulais simplement vous parler.

— Tiens, tiens.

Le drone poursuivit son tri.

— Oui, je…

Elle se pencha en avant, le menton calé au creux de sa main et le coude posé sur un genou ; puis elle baissa légèrement le ton.

— Vous attendez votre heure, c’est ça ? demanda-t-elle.

Le drone tourna vers elle sa face antérieure, geste inutile, ainsi qu’ils le savaient tous deux, mais c’était une habitude chez lui.

— Que voulez-vous dire ?

— Jusqu’ici, vous l’avez laissé vous utiliser à sa guise. Je me demandais seulement combien de temps ça allait durer.

Le drone se détourna à nouveau et resta suspendu dans les airs au-dessus du mourant.

— Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, madame, les choses étant ce qu’elles sont, je n’ai guère plus le choix que vous.

— Mais moi, je n’ai que deux bras et deux jambes, et je suis ligotée et enfermée à double tour toutes les nuits. Ce qui n’est pas votre cas…

— Moi, je dois monter la garde. Et puis, il a un détecteur de mouvement qu’il laisse constamment allumé ; si je tentais de m’enfuir, il le saurait instantanément. Et de toute façon, où irais-je ?

— Au vaisseau, suggéra Balvéda en souriant.

Elle jeta un regard en arrière, vers les profondeurs obscures de la station où les projecteurs de leurs combinaisons signalaient Horza et Yalson, qui ramassaient quelque chose par terre.

— Il me faudrait sa bague. Vous avez envie d’aller la lui prendre, vous ?

— Vous devez bien avoir un effecteur. Vous ne pourriez pas duper les circuits d’accès du vaisseau ? Ou même seulement ce détecteur de mouvement dont vous parliez ?

— Madame Balvéda…

— Appelez-moi Pérosteck.

— Pérosteck, je suis un drone à vocation généraliste, un drone civil. Je possède des champs restreints ; l’équivalent d’un grand nombre de doigts, mais pas d’un membre supérieur. Je peux produire un champ découpeur, mais sur quelques centimètres de profondeur seulement, ce qui ne suffit pas à attaquer les blindages. Je peux m’interfacer avec d’autres systèmes électroniques, mais pas m’introduire dans les circuits protégés du matériel militaire. J’ai bien un champ de force interne qui me permet de me suspendre dans les airs au mépris de la gravité mais, à moins d’utiliser ma propre masse comme arme, cela ne me serait pas d’une grande utilité non plus. En fait, je ne suis pas particulièrement résistant ; si nécessaire, et selon la tâche que j’avais à accomplir, je trouvais toujours des extensions auxquelles me raccorder. Malheureusement, ce n’était pas le cas au moment de mon enlèvement. Sinon, je ne serais pas ici en ce moment.

— Flûte, fit Balvéda dans la pénombre. Et vous n’avez pas le moindre atout secret planqué dans une manche ?

— C’est surtout que je n’ai pas de manches, Pérosteck.

Cette dernière inspira profondément et fixa le sol noirâtre d’un air abattu.

— Pas brillant, commenta-t-elle.

— Revoilà notre chef, annonça Unaha-Closp en teintant volontairement sa voix de lassitude.

Puis la machine pivota et hocha verticalement sa face antérieure, imitant un mouvement de tête en direction de Balvéda et de Horza, qui revenaient du fond de la caverne. Le Métamorphe était tout sourire. Balvéda se leva avec souplesse en voyant qu’il lui faisait signe.

— Pérosteck Balvéda, fit Horza, qui se tenait debout avec les autres au pied du portique arrière, et tendait le bras vers l’Idiran prisonnier sous la passerelle effondrée, juste au-dessus de leurs têtes. Je te présente Xoxarle.

— C’est là ton fameux émissaire de la Culture ? demanda ce dernier en tournant péniblement la tête vers le petit groupe en contrebas.

— Enchantée, marmonna Balvéda en haussant un sourcil, les yeux levés vers le prisonnier idiran.

Horza gravit la rampe d’accès et passa devant Wubslin, qui braquait toujours son arme sur la créature. Il tenait encore à la main le télédrone. Parvenu au deuxième niveau du portique, il baissa les yeux sur le visage de l’Idiran.

— Vous voyez cet objet, Xoxarle ?

Il éleva le drone, qui se mit à briller dans la lumière de ses projecteurs. L’Idiran hocha lentement la tête.

— C’est un petit morceau de matériel endommagé.

Sa voix grave et traînante trahissait un effort intense, et Horza distingua un filet de sang violet foncé sur le sol de la passerelle où l’Idiran gisait écrasé.

— Cet objet, c’est ce que vous autres fiers guerriers avez touché quand vous avez cru détruire le Mental. Il n’y avait rien d’autre que cela. Un télédrone projetant un soligramme. Si vous l’aviez ramené à la Flotte, on vous aurait balancés dans le trou noir le plus proche avant d’effacer vos noms des registres. Vous avez une sacrée veine que je sois arrivé au bon moment.

L’air pensif, l’Idiran contempla quelques instants le drone hors d’usage.

— Humain, énonça-t-il alors avec lenteur, tu es plus vil que la vermine. Tes ruses et tes mensonges sont pathétiques, et feraient rire un Idiran d’un an. Il doit y avoir encore plus de graisse dans ton crâne épais que sur tes os maigrelets. Tu n’es même pas digne d’être vomi.

Horza posa le pied à l’étage où la passerelle s’était effondrée sur Xoxarle. En approchant de l’endroit où sa tête dépassait des décombres, il l’entendit inspirer difficilement entre ses lèvres tendues jusqu’au rictus.

— Et vous, maudit fanatique, vous n’êtes pas digne de porter cet uniforme. C’est moi qui vais retrouver le Mental que vous croyiez avoir éliminé, à la suite de quoi je vous ramènerai à la Flotte ; et s’ils ont pour deux sous de jugeote, ils laisseront l’Inquisiteur vous traduire en cour martiale pour avoir fait preuve d’une stupidité aussi grossière.

— Et moi, s’étrangla douloureusement l’Idiran, je chie sur ton âme d’animal.

Horza neutralisa Xoxarle d’un coup de paralyseur neural. Puis, aidé de Yalson et du drone, il fit dégager la passerelle, qui alla s’écraser sur le quai. Ensuite, ils découpèrent l’armure du géant, lui entravèrent les jambes avec du fil électrique et lui ligotèrent les bras au torse. Xoxarle n’avait aucune fracture au niveau des membres mais, sur un de ses flancs, la kératine fendillée saignait tandis qu’une autre blessure, située entre l’écaille scapulaire et l’omoplate droite, s’était refermée quand la pression avait cessé.

Il était très grand et très fort, même pour un Idiran : il mesurait plus de trois mètres cinquante, et on ne pouvait dire qu’il fût mince. Ce mâle imposant – chef de section, à en croire les galons de son armure – avait probablement subi des lésions internes ; il allait beaucoup souffrir, et Horza s’en réjouit. Ainsi, il serait moins difficile à surveiller une fois qu’il aurait repris conscience ; en effet, la créature était bien trop volumineuse pour le harnais d’immobilisation.

Yalson s’était assise et mangeait une barre-ration ; son arme était posée en équilibre sur un de ses genoux, mais pointée sur l’Idiran évanoui. Horza, lui, s’était installé au pied de la passerelle et essayait de réparer son casque. Aussi impuissant que les autres, Unaha-Closp veillait néanmoins sur Neisin.

Assis sur la palette, Wubslin effectuait quelques réglages sur le détecteur de masse. Il était déjà allé faire un tour dans le train du Complexe, mais ce qu’il désirait par-dessus tout, c’était d’en voir un rouler, dans de meilleures conditions d’éclairage, et sans radiations qui l’empêchent d’inspecter le wagon-réacteur.

Aviger resta quelques instants auprès du corps de Dorolow, puis se dirigea vers l’autre passerelle d’accès – là où, le corps meurtri, criblé d’impacts et privé de certains membres, gisait le cadavre de l’autre Idiran, celui que Xoxarle avait appelé Quayanorl. Aviger jeta un regard alentour et crut que personne ne faisait attention à lui, mais il se trompait : Horza leva à ce moment-là les yeux de son casque, et Balvéda – qui marchait en rond en tapant des pieds et en les secouant pour se réchauffer – le vit aussi lancer un coup de pied au cadavre inerte et le frapper de toutes ses forces au niveau du heaume. Celui-ci se détacha, et Aviger se permit alors une ruade en plein crâne. Balvéda regarda Horza, secoua la tête, puis se remit à marcher de long en large.

— Vous êtes sûr qu’il n’y a pas d’autres Idirans ? demanda le drone au Métamorphe.

La machine s’était promenée dans toute la gare, puis dans le train, à la suite de Wubslin. Elle se tenait à présent face à Horza.

— Sûr et certain, répondit ce dernier en contemplant non pas le drone, mais l’enchevêtrement de fibres optiques boursouflées et fondues qui tapissait le revêtement extérieur de son casque. Tu as bien vu les traces.

— Hmm…, fit la machine.

— Puisque je te dis qu’on a gagné, tas de ferraille, reprit Horza toujours sans le regarder. On va remettre le courant à la station 7, et à partir de là, il ne nous faudra pas longtemps pour repérer le Mental.

— Votre « Maître-à-bord » me semble remarquablement indifférent envers les libertés que nous prenons avec son petit train électrique, observa le drone.

Horza embrassa du regard les décombres et débris divers qui jonchaient les abords du train, puis haussa les épaules et retourna à son bricolage.

— Ça lui est peut-être égal.

— À moins que cela ne l’amuse, au contraire ? suggéra Unaha-Closp. (Horza releva les yeux sur la machine, qui poursuivit :) Après tout, c’est un monument aux morts, ici. Un site sacré. Peut-être est-ce tout autant un autel qu’une stèle, auquel cas nous servirions de victimes sacrificielles offertes aux dieux.

Horza secoua la tête.

— À mon avis, on a oublié de te poser un fusible au niveau des circuits imagination, tas de ferraille, déclara-t-il avant de se concentrer de nouveau sur son casque.

Unaha-Closp émit une espèce de sifflement et s’en alla observer Wubslin, qui fourrageait au hasard dans les entrailles du détecteur de masse.

— Qu’est-ce que tu as contre les machines, Horza ? s’enquit Balvéda.

Elle cessa de faire les cent pas pour venir se tenir à ses côtés. De temps à autre, elle se frictionnait le nez et les oreilles. Horza soupira et reposa le casque.

— Mais rien, Balvéda, du moment qu’elles savent rester à leur place.

La jeune femme émit un reniflement, puis recommença à arpenter la salle. La voix de Yalson leur parvint depuis l’étage supérieur de la passerelle.

— Tu lui as dit quelque chose de drôle ?

— Simplement que les machines devaient rester à leur place. Et ce genre de remarque ne passe pas très bien auprès des citoyens de la Culture.

— Ouais, commenta Yalson sans quitter du regard l’Idiran. (Elle baissa les yeux sur l’avant de sa combinaison, au niveau de la poitrine, et contempla la marque de la décharge de plasma qu’elle avait encaissée.) Horza ? Je peux te dire un mot en privé ? Dans un coin tranquille ?

— Mais… bien sûr, répondit-il, l’air surpris, en levant les yeux sur elle.

Wubslin la remplaça sur la passerelle. Yalson rejoignit Unaha-Closp, suspendu au-dessus de Neisin ; ses projecteurs étaient réglés au minimum, et la machine tenait un injecteur emprisonné dans un champ.

— Comment va-t-il ? demanda Yalson au drone, qui émit alors une lumière plus vive.

— Il n’y a qu’à le regarder, répondit-il. (Yalson et Horza restèrent silencieux, et le drone baissa à nouveau ses projecteurs.) Il se peut qu’il tienne encore le coup quelques heures.

Yalson se dirigea en secouant la tête vers le tunnel du transtube, Horza sur ses talons. Elle s’arrêta juste après l’ouverture, dès qu’elle se sut hors de vue des autres. Là, elle se retourna, fit face au Métamorphe, parut chercher vainement ses mots puis secoua de nouveau la tête et ôta son casque en s’adossant à la paroi incurvée du tunnel.

— Quel est le problème, Yalson ? s’enquit-il. (Il voulut lui prendre la main, mais elle croisa les bras sur sa poitrine.) Tu as changé d’avis, tu ne veux plus continuer ?

— Non, ce n’est pas ça. J’ai bien envie de voir à quoi il ressemble, ce sacré bon sang de supercerveau. Je me fiche de savoir si quelqu’un le récupérera ensuite, et qui, ou bien s’il finira par exploser ; mais je veux le trouver.

— Je ne savais pas que c’était important à ce point, pour toi.

— Maintenant oui. (Elle détourna brièvement les yeux, puis lui adressa un sourire hésitant.) De toute façon, je crois que je te suivrais quoi qu’il arrive, rien que pour t’empêcher de te fourrer dans le pétrin.

— Je trouvais que tu t’éloignais un peu de moi depuis quelque temps, au contraire.

— C’est que…, commença Yalson. Je n’étais pas très en… (Un gros soupir.) Oh, et puis tant pis. Après tout, pourquoi pas ?

— Qu’est-ce qu’il y a ? pressa Horza.

Elle haussa les épaules et il vit à contre-jour son crâne fin et rasé s’incliner à nouveau. Elle secoua la tête.

— Horza, répondit-elle avec un petit rire qui tenait plus du grognement, si je te le dis, tu ne vas pas me croire.

— Si tu me dis quoi ?

— Rien ne m’y oblige, après tout.

— Dis-le-moi.

— Je n’espère pas que tu me croies. Et si tu me crois, je sais que ça ne te fera pas du tout plaisir. Enfin, pas tellement. Je ne plaisante pas, tu sais. Je ne devrais peut-être pas…

Elle avait l’air sincèrement troublée. Il émit un petit rire.

— Allons, Yalson. Tu en as trop dit maintenant. Tu n’es pas du genre à faire marche arrière, tu l’as dit toi-même. Alors qu’est-ce qui se passe ?

— Je suis enceinte.

Il eut tout d’abord l’impression d’avoir mal entendu, et faillit faire une plaisanterie à partir de ce qu’il croyait avoir compris ; mais il se repassa mentalement les sons qu’elle avait proférés et, après vérification, en conclut que c’était bien ce qu’elle avait dit. Et elle ne s’était pas trompée : il n’arrivait pas à le croire. Rien à faire, il n’y croyait pas.

— Ne me demande pas si j’en suis sûre, reprit Yalson.

Les yeux à nouveau baissés, elle tripotait ses doigts ; son regard ne les quittait que pour se fixer sur le sol du tunnel obscur. Ses mains nues dépassaient de ses manches telles deux excroissances de chair pressées l’une contre l’autre.

— Il n’y a aucun doute là-dessus. (Elle le regarda en face, bien que Horza ne pût distinguer ses yeux et qu’elle-même eût sans doute du mal à discerner les siens.) J’avais raison, hein ? Tu ne me crois pas ? Je veux dire, il est de toi. C’est pour ça que je te le dis. Sinon, j’aurais gardé ça pour moi, si tu… si tu n’étais pas le… enfin, si tu n’y étais pour rien, quoi. (Un haussement d’épaules.) Je pensais que tu comprendrais peut-être l’allusion quand je t’ai demandé si on avait encaissé beaucoup de radiations… Mais maintenant, tu te demandes comment c’est possible, hein ?

— Eh bien…, fit Horza après s’être éclairci la voix. (Il secoua la tête à son tour.) Tout ce qu’on peut dire, c’est que ça ne devrait pas être possible. D’accord, nous sommes tous les deux… Mais enfin, nous appartenons tout de même à des espèces différentes ; non, en théorie ce n’est pas possible.

— Ma foi, il y a bien une explication, soupira Yalson sans quitter des yeux ses doigts, qui se trituraient mutuellement. Mais là non plus, je ne pense pas que ça te plaise beaucoup.

— Vas-y quand même.

— Euh… Eh bien voilà. Ma mère… Ma mère vivait sur un Roc. Un Roc itinérant parmi d’autres, tu vois. Un des plus anciens. Il se… baladait dans la galaxie depuis neuf ou dix mille ans, et…

— Attends un peu, coupa Horza. Un des plus anciens de quel camp ?

— … Et mon père, lui… était un homme originaire d’une planète où le Roc s’était arrêté un jour. Ma mère lui avait promis qu’elle reviendrait, mais n’a jamais tenu parole. Je lui avais dit que, moi, j’irais y faire un tour, juste histoire d’aller rendre visite à mon père, en admettant qu’il soit encore en vie… Sentimentalisme à l’état pur, sans doute, mais ce qui est dit est dit, et un jour je tiendrai ma promesse. Si je me sors vivante de toute cette histoire.

Elle émit à nouveau le même son, mi-rire, mi-grognement, et détacha un instant ses yeux de ses doigts convulsés pour balayer rapidement du regard les profondeurs enténébrées de la station. Puis elle se retourna vers le Métamorphe, qui perçut alors dans sa voix une urgence, presque une supplication.

— Je ne suis originaire de la Culture qu’à moitié, et seulement par la naissance, Horza. J’ai quitté le Roc dès que j’ai eu l’âge de manier correctement une arme à feu ; je me rendais bien compte que je n’étais pas à ma place au sein de la Culture. Et c’est comme cela, par mon père, que j’ai hérité du génofixage permettant la reproduction interespèces. Je n’y avais encore jamais réfléchi. Normalement, ça doit dépendre de ma volonté ; je dois désirer consciemment ne pas tomber enceinte, mais cette fois-ci, ça n’a pas marché. Il y a peut-être un moment où ma vigilance a été prise en défaut. En tout cas, je ne l’ai pas fait exprès, Horza, je t’assure. Ça ne m’est à aucun moment venu à l’esprit. Il se trouve que c’est arrivé, c’est tout. Je…

— Tu le sais depuis quand ? demanda calmement Horza.

— Quelques jours avant qu’on ne débarque ici. Je ne sais plus exactement à quel moment je m’en suis aperçue. D’abord, je n’ai pas voulu y croire. Mais je sais que c’est vrai. Écoute… (Elle se pencha plus près de lui, et une note de supplication perça de nouveau dans sa voix.) Je peux avorter. Rien qu’en y pensant, je peux m’en débarrasser, si tu veux. Je l’aurais déjà fait si tu ne m’avais pas dit que tu n’avais aucune famille, personne pour perpétuer ton nom ; alors j’ai pensé… Quant à moi, je me fiche bien de mon nom… Je me disais simplement que toi, tu…

Elle s’interrompit, rejeta brusquement la tête en arrière et passa ses doigts dans sa chevelure rase.

— Je suis touché que tu aies pensé à cela, Yalson, déclara-t-il.

Elle hocha la tête en silence et recommença à se triturer les doigts.

— Quoi qu’il en soit, je te laisse le choix, Horza, reprit-elle sans le regarder. Je peux le garder. Je peux le laisser poursuivre sa croissance ou le maintenir à son stade actuel… Comme tu voudras. Si ça se trouve, je n’ai tout simplement pas envie de prendre cette décision. Ce que je veux dire c’est que… ce n’est peut-être pas un sacrifice ; ça n’a peut-être rien de noble. Mais enfin voilà. À toi de choisir. Quant à savoir quel bâtard interespèces bizarroïde je peux bien porter dans mon ventre, ça…

« Mais je pensais que tu devais être au courant. Parce que je t’aime bien et que… Je ne sais pas. Parce qu’il était temps que je fasse quelque chose pour quelqu’un, pour changer. (Elle secoua encore une fois la tête ; sa voix exprimait à la fois la perplexité, la contrition et la résignation.) Ou alors, je m’arrange pour me faire plaisir à moi-même, comme d’habitude. Oh…

Il vint vers elle, les bras tendus. Elle fit subitement un pas en avant et l’enlaça. Les combinaisons ne facilitaient pas leur étreinte, et Horza se sentit le dos raide et tout endolori ; il la tint tout de même contre lui et la berça doucement d’avant en arrière.

— Il ne serait presque pas de la Culture, Horza ; pour un quart seulement… si tu décides de le garder. Je suis désolée de m’en remettre à toi, mais si tu ne veux rien savoir, tant pis, je réfléchirai encore et je prendrai une décision par moi-même. Puisqu’il fait encore partie de moi et de moi seule, je n’ai peut-être aucun droit de te demander ça. Je ne tiens pas vraiment à… (Un énorme soupir.) Oh, merde. Vraiment, je ne sais pas, Horza. Sincèrement.

— Yalson, commença-t-il après avoir pris le temps de réfléchir à ce qu’il allait dire. Je me contrefiche que ta mère ait été de la Culture. Je me moque de savoir comment c’est arrivé. Si tu veux aller jusqu’au bout, je n’y vois pas d’inconvénient. Et je me moque aussi de la bâtardise interespèces. (Il l’écarta légèrement de lui et contempla l’ombre qui noyait son visage.) Je me sens flatté, Yalson, et plein de gratitude aussi. C’est une bonne idée, tu sais ; comme tu dirais : « Après tout, pourquoi pas ! »

Alors il éclata de rire, et elle rit avec lui ; puis ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre, et Horza sentit ses yeux s’emplir de larmes, bien qu’il eût plutôt envie de rire tant il trouvait la situation incongrue. La joue de Yalson reposait sur le revêtement rigide de sa combinaison, non loin d’une brûlure laser. Le corps de la jeune femme tremblait légèrement à l’intérieur de sa propre combinaison.

Derrière eux, dans la gare, le mourant remua faiblement puis gémit dans l’obscurité glacée. Sa voix ne provoqua aucun écho.

Horza serra quelques instants encore la jeune femme contre lui, puis celle-ci s’écarta afin de plonger à nouveau son regard dans ses yeux.

— Surtout, ne dis rien aux autres.

— Entendu, si c’est ce que tu veux.

— Je t’en prie, insista-t-elle.

Dans la médiocre lumière dispensée par les projecteurs de leurs combinaisons, le duvet qui recouvrait son visage et son crâne parut luire, telle une atmosphère brumeuse enveloppant une planète vue de l’espace. Il l’étreignit encore une fois, en se demandant ce qu’il devait dire.

Il était surpris, naturellement… Mais par ailleurs, la nouvelle renforçait encore ce qui les unissait, et il craignait plus que jamais de prononcer des paroles déplacées, de commettre une erreur quelconque. Il ne pouvait pas se permettre de laisser l’événement prendre trop d’importance à ses yeux ; il était trop tôt. Yalson venait de lui offrir le plus beau compliment de sa vie, mais la valeur même de cette offrande l’effrayait, l’égarait. Il trouvait prématuré de fonder ses espoirs sur ce que lui proposait la jeune femme, cette perpétuation de son nom ou de son clan ; l’espoir de descendance qu’elle lui faisait miroiter était à ses yeux encore trop immatériel, d’une vulnérabilité trop tentante pour l’éternel minuit de ces souterrains glacés.

— Je te remercie, Yalson. Réglons la question tout de suite ; il sera toujours temps de savoir ce que nous voulons vraiment faire. Mais même si tu changes d’avis, sache que je te remercie.

Et ce fut tout ce qu’il trouva à dire.

Ils regagnèrent la pénombre de la caverne juste au moment où le drone rabattait un drap léger sur la forme inerte de Neisin.

— Ah, vous êtes là, fit la machine. Je n’ai pas vu l’utilité de vous appeler, poursuivit-elle plus bas. Vous n’auriez rien pu faire, de toute façon.

— Alors, tu es content ? demanda Aviger à Horza une fois qu’ils eurent disposé le corps de Neisin à côté de celui de Dorolow.

Ils se tenaient non loin du portique d’accès, où Yalson avait repris sa garde auprès de l’Idiran inconscient.

— Je suis vraiment désolé, pour Neisin et pour Dorolow, répondit-il au vieil homme. Moi aussi, je les aimais bien ; je comprends que tu sois bouleversé. Je ne t’oblige pas à rester, après ce qui s’est passé ; si tu veux, retourne à la surface. Tu ne risques plus rien là-haut, maintenant. On les a tous eus.

— Tu nous as presque tous eus aussi ! remarqua Aviger d’un ton plein d’amertume. Tu ne vaux pas mieux que Kraiklyn.

— Tais-toi, Aviger, lança Yalson depuis le haut du portique. Tu es toujours vivant, que je sache.

— Toi non plus tu ne t’en es pas si mal sortie, jeune dame, lui répliqua-t-il. Comme ton ami ici présent.

Après un moment de silence, Yalson répondit :

— Tu es plus courageux que je ne pensais, Aviger. Seulement, n’oublie pas une chose : ça m’est tout à fait égal que tu sois plus petit et plus âgé que moi. Si tu veux que je te fasse rentrer les couilles dans le ventre… (Elle hocha la tête et fit la moue sans détacher ses yeux de l’officier idiran étendu à ses pieds.) Je suis toute prête à te rendre ce service, mon vieux.

Balvéda s’avança vers Aviger et, passant son bras sous celui du vieil homme, fit mine de l’entraîner au passage.

— Aviger, dit-elle, laisse-moi te raconter ce qui s’est passé le jour où…

Mais il se dégagea brusquement et alla s’asseoir tout seul, le dos contre le mur de la station, face au wagon-réacteur. Horza le suivit du regard.

— Il a intérêt à surveiller son compteur-radiations, dit-il à Yalson. Ce n’est pas ça qui manque autour de ce wagon-là.

Yalson mâchait une nouvelle barre-ration.

— Laisse-le donc se faire irradier, ce vieil emmerdeur, dit-elle.

Xoxarle se réveilla. Yalson le regarda reprendre ses esprits, puis agita son arme dans sa direction.

— Dis à ce gros monstre de descendre de la passerelle, Horza.

Xoxarle baissa les yeux vers le Métamorphe et se mit péniblement sur pied.

— Ne vous donnez pas cette peine, déclara-t-il en marain. Je sais aboyer aussi bien que vous dans le misérable idiome qui est le vôtre. (Il se tourna vers Yalson.) Après vous, mon brave.

— Je suis de sexe féminin, gronda Yalson en remuant son arme pour lui faire signe de s’engager sur la passerelle. Et maintenant, bouge ton cul à trois fesses et descends de là.

L’anti-g de la combinaison de Horza était hors d’usage. Comme, de toute manière, Unaha-Closp n’aurait pas pu supporter le poids de Xoxarle, il leur faudrait marcher. Aviger pouvait emprunter la voie des airs, ainsi que Wubslin et Yalson d’ailleurs, mais Balvéda et Horza seraient contraints de prendre place à tour de rôle sur la palette ; quant à l’Idiran, il était condamné à se traîner sur les vingt-sept kilomètres qui les séparaient de la station 7.

Ils abandonnèrent les deux cadavres près des portes du transtube ; ils les reprendraient au retour. Horza jeta par terre le télédrone du Mental, désormais sans valeur, puis le fit sauter d’une décharge laser.

— Tu te sens mieux maintenant ? lui demanda alors Aviger en le regardant faire.

Horza regarda le vieil homme qui flottait dans sa combinaison, prêt à s’engager dans le tunnel en compagnie des autres.

— Je vais te dire une bonne chose, Aviger. Si tu veux te rendre utile, je te suggère de t’élever jusqu’à la hauteur de la passerelle et de mettre deux ou trois balles dans la tête du petit copain de Xoxarle, juste histoire de s’assurer qu’il est bien mort.

— Bien mon commandant, répondit Aviger en accompagnant ses paroles d’un salut moqueur.

Puis il s’éleva effectivement dans les airs et s’arrêta au niveau du corps de l’Idiran.

— Bon, lança Horza à l’attention des autres. On y va.

Ils pénétrèrent dans le tunnel piéton au moment où Aviger atterrissait au centre de la passerelle d’accès.

Il baissa les yeux sur l’Idiran. Sa combinaison blindée était criblée de brûlures et de trous. La créature avait perdu un bras et une jambe. Il y avait du sang séché partout. La tête était calcinée sur tout un côté et la kératine craquelée juste au-dessous de l’orbite gauche, là où il l’avait lui-même frappé à coups de pied un moment plus tôt. L’œil proprement dit, ouvert mais inexpressif, le regardait fixement. Il semblait flotter librement dans son orbe osseuse ; un filet de pus s’en échappait. Aviger braqua son arme sur la tête de la créature et la régla de façon qu’elle expédie un seul projectile à la fois. Le premier emporta l’œil blessé ; le second perça un trou dans le visage, sous ce qui avait dû être le nez. Il en jaillit un liquide vert qui vint maculer la combinaison d’Aviger à hauteur de poitrine. Le vieil homme versa sur la tache un peu d’eau contenue dans sa gourde et la laissa dégoutter.

— Répugnant, marmonna-t-il pour lui même en remettant son fusil à l’épaule. Répugnant de la tête aux pieds.

— Regardez !

Ils avaient à peine parcouru cinquante mètres à l’intérieur du tunnel. Aviger venait seulement de s’y couler à son tour et fendait l’air pour les rattraper lorsque Wubslin poussa un cri. Ils s’immobilisèrent et scrutèrent l’écran du détecteur de masse.

Presque au centre des lignes vertes et denses se dessinait une tache grise aux contours mal définis : la trace du réacteur qu’ils avaient maintenant l’habitude de voir, le détecteur se laissant abuser par la pile atomique du train.

Mais tout au bord de l’écran, droit devant et à quelque vingt-six kilomètres de distance, on apercevait un deuxième écho. Cette fois, il ne s’agissait ni d’une tache grisâtre ni d’une trace trompeuse. C’était un point lumineux très vif qui, sur l’écran, ressemblait à une étoile.

12. Le Complexe de Commandement : moteurs

— … Un ciel de glace pilée, un vent à vous taillader jusqu’à l’os. La plupart du temps, il faisait trop froid pour la neige, mais à un moment, onze jours et onze nuits durant, le blizzard a soufflé sur le champ de glace où nous marchions ; avec un hurlement de bête sauvage et une morsure d’acier, il précipitait les cristaux de glace en un seul et vaste torrent par-dessus la terre dure et gelée. Une fois pris dans ses remous, on ne pouvait ni ouvrir les yeux, ni respirer ; même la station debout était quasi impossible. Nous avons creusé un trou peu profond et nous nous y sommes étendus dans le froid jusqu’à ce que les cieux se dégagent.

« Nous étions une bande d’éclopés marchant dans le plus grand désordre. Nous avons perdu quelques-uns des nôtres, dont le sang avait gelé dans les veines. L’un de nos compagnons a tout bonnement disparu, une nuit, lors d’une tempête de neige. D’autres n’ont pas survécu à leurs blessures. L’un après l’autre nous les avons perdus, nos camarades, nos serviteurs. Tous nous ont suppliés de faire bon usage de leur cadavre. Nous avions si peu de nourriture ! Nous savions tous ce que cela signifiait. Nous étions préparés. Citez-moi sacrifice plus absolu, plus noble !

« Dans cet air-là, quand nous pleurions, les larmes nous gelaient sur les joues avec un craquement, comme un cœur qui se brise.

« Les montagnes. Les défilés de très haute altitude que nous avons franchis, affaiblis par la famine, par l’air rare et mordant ! La neige était une poudre blanche, sèche comme la poussière. La respirer, c’était geler de l’intérieur ; les paquets de neige chassés des pentes inégales par les pieds de ceux qui marchaient devant nous nous piquaient la gorge telle une rafale d’embruns acides. J’ai vu des arcs-en-ciel dans les voiles cristallins de glace et de neige qui étaient le résultat de notre passage, et j’en suis venu à haïr ces couleurs, cette sécheresse frigorifiante, l’air des hauteurs, si pauvre en oxygène, et ces cieux bleu foncé.

« Trois glaciers nous avons dû traverser, deux de nos camarades nous avons vus disparaître dans des crevasses où nul ne les voyait ni ne les entendait bientôt plus, où ils s’enfonçaient plus vite que ne nous parvenait l’écho de leurs cris.

« Tout au fond d’un cirque, au milieu des montagnes, nous avons débouché dans un marécage qui s’étendait là, dans cette dépression, tel un cloaque où s’engluaient nos espoirs. Nous étions trop apathiques, trop abrutis pour sauver la vie de notre Querl lorsque celui-ci s’y aventura par mégarde, avant de s’y enliser irrémédiablement. Nous pensions que ce n’était pas possible, tant l’air était froid malgré le soleil timide ; nous nous disions que le marécage était sûrement gelé, que nos yeux nous trompaient, que, bientôt, ils y verraient à nouveau clair et nous montreraient notre Querl revenant vers nous au lieu de s’enfoncer, hors d’atteinte, sous cette eau croupissante et noire.

« Mais c’était une mare de pétrole, ainsi que nous l’avons compris trop tard, après que les profondeurs goudronneuses eurent réclamé leur dû. Le lendemain, comme nous cherchions encore un moyen de traverser, le froid s’accrut ; sous son emprise même la fange se pétrifia ; alors nous avons pu nous élancer vers l’autre rive.

« Parvenus au milieu de l’étendue d’eau gelée, nous avons commencé à mourir de soif. Nous n’avions guère que la chaleur de nos propres corps pour faire fondre la neige, et quand nous absorbions cette poudre blanche jusqu’à ce que sa morsure glaciale nous engourdisse et nous assomme, cela ralentissait à la fois nos paroles et notre progression. Mais toujours nous avancions, malgré le froid qui nous suçait la peau, que nous soyons éveillés ou que nous tentions de dormir, tandis que le soleil implacable faisait de nous des aveugles perdus dans une immensité étincelante, et emplissait nos yeux de feu. Le vent nous cisaillait, la neige s’efforçait de nous engloutir, des montagnes qu’on aurait dites taillées dans du verre noir bouchaient notre horizon et, la nuit, par temps clair, les étoiles nous tentaient ; mais toujours nous allions de l’avant.

« Près de deux mille kilomètres, petit homme, avec pour tout viatique le peu de nourriture récupéré dans l’épave, le peu de matériel que la bête de la Barrière n’avait pas réduit à l’état de ferraille, ainsi que notre seule volonté. Nous étions quarante-quatre en quittant le cuirassé, vingt-sept au moment d’entreprendre notre équipée à travers les neiges : huit de mon espèce et dix-neuf représentants de la race des medjels. Deux seulement sont parvenus au bout du voyage, sans compter nos six serviteurs.

« Et vous vous étonnez que nous nous soyons rués sur le premier refuge pourvu de lumière et de chaleur que nous ayons trouvé sur notre chemin ? Que nous nous en soyons rendus maîtres sans demander la permission ? Nous avons vu de fiers guerriers et de fidèles serviteurs mourir de froid, nous avons été témoins de notre affaiblissement mutuel, comme si les rafales de glace nous avaient érodés ; nous avons levé les yeux vers les cieux cruels et sans nuage d’un monde mort qui n’était pas le nôtre, en nous demandant qui, l’aube venue, serait mangé par l’autre. Nous en avons plaisanté les premiers temps, mais après avoir marché trente jours et vu mourir la plupart des nôtres, abîmés dans des crevasses de glace ou des ravins de montagne, quand ils ne s’engloutissaient pas tout crus dans nos estomacs, nous n’avons plus trouvé cela si drôle. Parmi les derniers survivants, quelques-uns, je crois, ont douté de notre mission et sont morts de désespoir.

« Oui, nous avons exécuté vos amis humains, ceux que vous appelez Métamorphes. J’en ai tué un de mes propres mains ; un autre, le premier, est tombé aux mains d’un medjel alors qu’il dormait encore. Celui de la salle de contrôle s’est battu courageusement ; quand il s’est su perdu, il a détruit presque tous les instruments de contrôle. Je salue sa mémoire. Un autre encore s’est fièrement défendu dans la salle où ils stockaient leur matériel ; celui-là aussi a noblement péri. Vous ne devriez pas les pleurer trop amèrement. J’affronterai mes supérieurs le regard clair et le cœur confiant. Au lieu de me châtier, comme vous semblez le croire, ils me récompenseront, si je parviens jamais devant eux.

Horza marchait dans le tunnel sur les talons de l’Idiran pendant que Yalson prenait un peu de repos après avoir monté la garde auprès du grand tripède. Il avait demandé à Xoxarle de lui raconter ce qui était arrivé au commando idiran dépêché sur la planète par l’intermédiaire de l’animal chuy-hirtsi. La créature avait répondu par une véritable harangue.

— Elle, corrigea le Métamorphe.

— Que dis-tu, humain ? tonna la voix de Xoxarle, répercutée par les parois du souterrain.

Pour prononcer son discours, il ne s’était même pas donné la peine de se retourner ; au lieu de cela il s’adressait à l’air limpide du tunnel piéton menant à la station 7, d’une puissante voix de basse qui parvenait aisément aux oreilles de la petite bande hétéroclite, Wubslin et Aviger fermant la marche.

— Vous vous trompez encore, lança Horza avec lassitude vers la nuque de l’Idiran. L’humain tué dans son sommeil était de sexe féminin, une femme.

— Quoi qu’il en soit, le medjel s’en est occupé. Nous les avons étendus dans la galerie. Certains de leurs aliments se sont avérés comestibles ; dans nos bouches, ils ont même pris un goût de paradis.

— Il y a combien de temps de cela ? s’enquit Horza.

— Environ huit jours, il me semble. Il n’est pas facile de comptabiliser le temps, ici. Nous avons immédiatement entrepris de fabriquer un détecteur de masse, sachant à quel point il nous serait précieux, mais nous avons échoué. Nous ne disposions que du matériel encore intact issu de la base Métamorphe, le nôtre ayant été en majorité détruit par la bête de la Barrière, laissé sur place lorsque nous avons quitté l’animal gauchisseur ou abandonné en route à mesure que les nôtres mouraient.

— Vous avez dû vous estimer drôlement heureux de tomber si vite sur le Mental.

Horza tenait l’Idiran à l’œil, et son arme restait en permanence braquée sur sa nuque. Car il avait beau être blessé (Horza en savait assez sur son espèce pour deviner qu’il souffrait rien qu’à sa façon de marcher), il n’en restait pas moins dangereux. Néanmoins, le Métamorphe ne voyait pas d’inconvénient à converser ; cela faisait passer le temps.

— Nous savions qu’il n’était pas indemne. Voyant qu’il ne bronchait pas, qu’il ne semblait pas nous identifier quand nous l’avons découvert dans la station 6, nous en avons conclu que ses dégâts l’empêchaient de réagir. Nous étions déjà au courant de votre arrivée ; cela se passait seulement hier. Nous avons profité de l’aubaine sans y réfléchir à deux fois, et nous nous sommes disposés à préparer notre fuite. C’est là que vous êtes intervenus. Quelques heures de plus et nous remettions ce train en marche.

— Je crois plutôt que vous vous seriez fait sauter la tête, et qu’à l’heure actuelle vous ne seriez plus que poussière radioactive, répliqua Horza.

— Pense ce que tu voudras, petit homme. Je savais ce que je faisais.

— Je n’en doute pas, fit le Métamorphe d’un ton au contraire empreint de scepticisme. Pourquoi avez-vous emporté toutes les armes et laissé à la surface un medjel sans défense ?

— Nous avions prévu de prendre un Métamorphe vivant afin de l’interroger, mais nous avons échoué ; d’ailleurs, ce fut certainement de notre faute. Ainsi nous aurions pu nous assurer que personne ne nous avait précédés dans les souterrains. Nous avions pris tellement de retard ! Alors nous avons fait main basse sur toutes les armes que nous avons pu trouver à la base, et posté ce serviteur en surface avec son seul communicateur, afin qu’il…

— Nous n’avons pas trouvé de communicateur, coupa Horza.

— C’est normal. Il était censé le dissimuler quand il ne s’en servait pas pour faire son rapport, l’informa Xoxarle avant de poursuivre. Nous avons donc concentré toute notre puissance de feu là où nous risquions d’en avoir le plus besoin. Dès que nous avons été sûrs d’être les seuls en bas, nous avons renvoyé un serviteur à la surface, avec une arme destinée au premier medjel. Malheureusement pour lui, il semble qu’il y soit parvenu très peu après votre irruption.

— Ne vous en faites pas, dit Horza ; il s’est très bien comporté. Pour tout dire, il a bien failli me faire sauter la cervelle.

Xoxarle partit d’un grand rire qui fit broncher le Métamorphe : non seulement il était trop bruyant, mais on y décelait aussi une trace de cruauté que jamais n’avait trahie le rire de Xoralundra.

— Sa pauvre âme d’esclave a donc à présent trouvé le repos, tonna encore Xoxarle. Sa tribu ne peut rien demander de plus.

Horza interdit toute pause avant qu’ils n’aient atteint la moitié du parcours.

Ils s’assirent par terre dans le tunnel pour prendre un peu de repos. L’Idiran s’installa un peu plus loin, et Horza se posta de l’autre côté du souterrain, à cinq ou six mètres d’écart, prêt à tirer en cas de besoin. Yalson resta à ses côtés.

— Horza, dit-elle en examinant sa combinaison, puis celle du Métamorphe. Je crois qu’on peut détacher l’anti-g de ma combi ; il est amovible. On pourrait l’attacher à la tienne ; ça fera peut-être un peu désordre, mais je suis sûre que ça marcherait.

Elle le regarda, et il détourna très brièvement son regard de l’Idiran.

— Je n’ai besoin de rien, répondit-il. Garde donc ton anti-g. (De sa main libre, il lui tapota gentiment l’épaule puis poursuivit un ton plus bas :) Après tout, tu portes quelque chose de plus que moi, non ?

Il poussa un grognement et massa le flanc de sa combinaison en simulant la douleur : elle venait de lui décocher un coup de coude assez violent pour l’obliger à faire un pas de côté.

— Aïe !

— Si tu savais comme je regrette de te l’avoir dit, fit Yalson.

— Balvéda ? proféra brusquement Xoxarle en tournant lentement sa grosse tête vers le fond du tunnel, cherchant des yeux – par-delà Horza et Yalson, puis la palette et le drone, par-delà Wubslin (qui surveillait le détecteur de masse) et enfin Aviger –, l’agent de la Culture qui, les yeux clos, s’était adossé à la paroi.

— Oui, Chef de Section ? réagit Balvéda en ouvrant des yeux sereins qui se posèrent sur l’Idiran.

— Le Métamorphe prétend que vous êtes de la Culture. Tel est le rôle dans lequel il vous cantonne. Il voudrait me faire croire que vous êtes ici à titre d’espionne. (Xoxarle pencha la tête de côté et contempla la femme assise contre la muraille incurvée, tout au bout du long couloir sombre.) Vous semblez être, tout comme moi, la prisonnière de cet homme. Confirmez-vous ses dires ?

Balvéda posa sur Horza puis sur l’Idiran un regard paresseux, presque indolent.

— Je crains d’y être obligée, en effet. Chef de Section.

La créature secoua la tête, puis battit des paupières et gronda :

— Cela est des plus étranges. Je ne vois vraiment pas pourquoi vous essayeriez tous de me jouer un tour, ni pourquoi cet homme a tant d’emprise sur vous. Et pourtant, je trouve sa version des faits à peine croyable. S’il est vraiment de mon bord, alors mes actions passées sont de nature à nuire à la cause, voire peut-être à faciliter votre tâche à vous, femme, si vous êtes bien ce que vous prétendez être. Oui, tout cela est bien étrange.

Réfléchissez encore, énonça Balvéda d’une voix traînante avant de refermer les yeux et de laisser à nouveau aller sa tête en arrière, contre la paroi du tunnel.

— Horza est du côté de Horza et un point c’est tout, commenta Aviger quelque part au bout du tunnel.

C’était à l’Idiran qu’il s’adressait, mais son regard dévia vers Horza à la fin de sa phrase, et le vieil homme baissa brusquement la tête pour fixer obstinément le récipient posé à côté de lui, et y récupérer quelques miettes de nourriture.

— Il en va toujours ainsi chez les gens de votre espèce, répondit Xoxarle, qui ne le regardait plus. C’est ainsi que vous êtes faits ; tous, durant votre bref passage dans l’univers, vous devez vous efforcer de grimper sur le dos de vos semblables en leur plantant vos griffes dans la peau ; vous vous reproduisez quand vous le pouvez, afin que les branches les plus robustes survivent et que les autres périssent. Je ne vous en blâmerais pas davantage que je ne tenterais de convertir au régime végétarien un Carnivore sans conscience. Vous êtes tous de votre côté à vous, et seulement de celui-là. Chez nous, il en va différemment. (Xoxarle regarda Horza.) Il faut t’y faire, allié Métamorphe.

— Pour être différents, vous êtes différents, constata Horza. Mais tout ce qui m’importe à moi, c’est que vous combattiez la Culture. Que vous soyez un cadeau du ciel ou au contraire une plaie, en définitive, ce que je vois, moi, c’est que pour le moment vous êtes contre eux, fit-il en indiquant d’un mouvement de tête Balvéda, qui n’ouvrit pas les yeux mais eut tout de même un sourire.

— Quel pragmatisme, remarqua Xoxarle. (Horza se demanda si les autres décelaient aussi la nuance ironique dont se teintait la voix du géant.) Je me demande bien ce que la Culture a pu vous faire pour que vous la détestiez à ce point.

— Elle ne m’a rien fait personnellement. Il se trouve simplement que je ne suis pas d’accord avec elle.

— Ma foi, reprit Xoxarle, vous autres humains ne cesserez jamais de m’étonner.

Tout à coup, il rentra la tête dans les épaules et un bruit de tonnerre sortit de sa bouche, entrecoupé de craquements évoquant le roc qu’on écrase. Tout son grand corps tressautait. Puis il se détourna, cracha par terre et demeura dans cette position tandis que les humains s’entre-regardaient en se demandant à quel point ses blessures étaient graves. Alors Xoxarle se tut, se pencha pour examiner de plus près ce qu’il venait d’expectorer, et émit un son guttural qui leur parut lointain et résonnant d’échos. Puis il se tourna à nouveau vers Horza ; lorsqu’il reprit la parole, ce fut d’une voix rauque et éraillée.

— Oui, monsieur le Métamorphe, vous êtes décidément un bien curieux personnage. Vous tolérez un peu trop de dissensions dans vos rangs, voyez-vous.

Sur ces mots, Xoxarle regarda Aviger, qui leva la tête et lui renvoya un regard apeuré.

— Je fais ce que je peux, dit Horza au chef de section idiran. (Il se leva et regarda ses compagnons un par un en étirant ses jambes lasses.) Il est temps de repartir. (Il se tourna vers Xoxarle.) Êtes-vous en état de marcher ?

— Détache-moi et je courrai si vite que tu ne pourras pas m’échapper, humain, ronronna l’autre en dépliant sa grande carcasse.

Horza leva les yeux vers le large visage en V de la créature et hocha lentement la tête.

— Contentez-vous de rester en vie afin que je puisse vous ramener à la Flotte, Xoxarle. Finies les poursuites maintenant. À présent, nous sommes tous à la recherche du Mental.

— Piètre quête que la tienne, humain. Conclusion ignominieuse de tous nos efforts. J’ai honte pour toi, mais après tout, tu n’es qu’un humain.

— Oh, la ferme et en route ! lui intima Yalson.

Elle enfonça d’un coup sec les boutons de l’unité de commande intégrée à sa combinaison et s’éleva dans les airs jusqu’à la hauteur de la tête de l’Idiran. Celui-ci renifla, se détourna et partit en claudiquant vers l’extrémité du tunnel piéton. L’un après l’autre, ils lui emboîtèrent le pas.

Horza remarqua que l’Idiran commençait à se fatiguer au bout de quelques kilomètres. Ses enjambées étaient plus courtes, il faisait de plus en plus souvent jouer les grandes plaques cornées recouvrant ses épaules, comme pour tenter de soulager une douleur interne et, de temps à autre, il secouait la tête comme pour s’éclaircir les idées. Deux fois déjà il s’était tourné pour cracher contre les murs. Horza examina en passant les taches de fluide dégoulinant : c’était bien du sang idiran.

Finalement, Xoxarle trébucha et ses pas l’entraînèrent de côté. À ce moment-là, Horza marchait derrière lui, après avoir pris son tour sur la palette. Il ralentit en voyant l’Idiran vaciller et leva la main pour avertir les autres. La créature émit une longue plainte, se tourna à demi, puis chancela et fit un pas de côté pour recouvrer son équilibre ; là, tandis que les fils électriques qui lui entravaient les jambes se tendaient au maximum et vibraient comme des cordes d’instrument de musique, Xoxarle tomba en avant, s’abattit au sol et ne bougea plus.

— Oh… ! fit quelqu’un.

— N’approchez pas ! lança Horza en s’avançant prudemment vers le long corps inerte de l’Idiran.

Il observa sa grosse tête immobile et vit qu’à sa hauteur le sang formait déjà une mare sur le sol du tunnel. Yalson vint le rejoindre, prête elle aussi à tirer sur la créature.

— Il est mort ? demanda-t-elle.

Horza se contenta de hausser les épaules. Puis il s’agenouilla et posa sa main nue en un endroit proche du cou où il était parfois possible de sentir le flot régulier du sang dans les veines des Idirans, mais ne sentit rien. Alors il essaya de clore puis de rouvrir un des yeux de la créature.

— Je ne crois pas. (Il effleura la flaque de sang qui s’élargissait.) Mais il a une sacrée hémorragie interne.

— Qu’est-ce qu’on peut faire ? interrogea-t-elle.

— Pas grand-chose, répondit-il en se frottant le menton d’un air pensif.

— Et si on essayait les anticoagulants ? Proposa Aviger depuis l’arrière de la palette, où Balvéda était assise et d’où elle contemplait la scène avec son habituelle sérénité.

— Les nôtres n’agissent pas sur eux, répliqua Horza.

— Dermospray, intervint Balvéda. (Tous les regards se tournèrent vers elle, et la jeune femme hocha la tête en dévisageant Horza.) Si vous avez de l’alcool et du dermospray, mélangez-les en quantités égales. Ça sera utile s’il y a des lésions du tube digestif. Mais s’il est touché au niveau du système respiratoire, il est fichu, ajouta-t-elle en haussant les épaules.

— Bon, si on faisait quelque chose au lieu de rester plantés là, dit Yalson.

— Ça vaut le coup d’essayer, acquiesça Horza. Il faut le redresser en position assise, si on veut lui faire avaler ce truc.

La voix lasse du drone sortit de sous la palette.

— Là, je me sens visé.

La machine s’avança donc dans les airs et déplaça la palette près des pieds de Xoxarle. Balvéda en descendit, et le drone transféra au sol la charge qu’il supportait jusque-là. Ensuite, il alla rejoindre Horza et Yalson à côté de l’Idiran tombé.

— Je vais donner un coup de main au tas de ferraille, déclara Horza en posant son arme par terre. Toi, tu ne le quittes pas des yeux.

Wubslin, qui s’était mis à genoux et manipulait les boutons du détecteur de masse, se mit à siffler doucement. Balvéda contourna la palette pour venir voir ce qui se passait.

— Le voilà, déclara Wubslin en souriant à la jeune femme et en indiquant d’un hochement de tête un point lumineux radieux sur fond de parallèles vertes. Superbe, non ?

— D’après toi, c’est la station 7 ? interrogea Balvéda en voûtant ses épaules minces et en enfonçant profondément ses poings dans les poches de sa veste.

Elle fronça le nez tout en scrutant l’écran. Elle venait de sentir sa propre odeur corporelle. Ils dégageaient tous une mauvaise odeur, après tout ce temps passé dans les souterrains sans se laver.

Wubslin hocha la tête.

— Forcément, répondit-il à l’agent de la Culture.

Horza et le drone s’efforçaient tant bien que mal d’asseoir l’Idiran, dont les membres ballottaient. Aviger vint à leur secours après avoir ôté son casque.

— Forcément, souffla à nouveau Wubslin, davantage pour lui-même qu’à l’intention de Balvéda.

Son fusil lui glissa de l’épaule et il dégagea carrément son bras ; les sourcils froncés, il examina le mécanisme censé rembobiner automatiquement la sangle quand il y avait du mou. Puis il déposa l’arme sur la palette et se remit à tripoter le détecteur de masse. Balvéda se rapprocha encore un peu en regardant par-dessus l’épaule de l’ingénieur. Wubslin tourna la tête et leva les yeux vers elle tandis que Horza et Unaha-Closp soulevaient lentement de terre le corps flasque de Xoxarle. Avec un sourire gêné, il poussa l’arme sur la palette pour l’éloigner de la femme de la Culture. Celle-ci lui rendit son sourire et fit un pas en arrière. Puis elle sortit ses mains de ses poches et croisa les bras en allant observer Wubslin d’un peu plus loin.

— Qu’est-ce qu’il est lourd, le salaud ! haleta Horza tandis qu’Aviger, Unaha-Closp et lui-même tiraient et poussaient Xoxarle pour l’adosser à la paroi du tunnel.

Sa tête massive pendait mollement sur sa poitrine. Un liquide suintait à la commissure de ses lèvres démesurées. Horza et Aviger se redressèrent. Ce dernier s’étira les bras en poussant un grognement.

Xoxarle semblait mort. Cela dura une seconde, peut-être deux.

Alors, ce fut comme si une force colossale se déchaînait brusquement et le décollait du mur. Il se jeta en avant, légèrement de biais ; un de ses bras heurta violemment la poitrine de Horza et projeta comme un boulet de canon le Métamorphe contre Yalson. Simultanément, les jambes partiellement fléchies de l’Idiran se détendirent ; il s’écarta d’un seul coup du petit groupe assemblé devant la palette et dépassa Aviger (plaqué contre la paroi) puis Unaha-Closp (aplati contre le sol du tunnel par l’autre main de Xoxarle). Puis il se rua sur la palette.

Il bondit par-dessus l’engin et brandit un poing massif. Wubslin n’avait même pas eu le temps de tendre la main vers son arme que l’Idiran abattait de toutes ses forces son poing sur le détecteur de masse, qu’il réduisit aussitôt en miettes. De l’autre main, il chercha en un clin d’œil à dérober le laser. Wubslin se jeta instinctivement en arrière et percuta Balvéda.

La main de Xoxarle se referma sur le fusil-laser comme un piège à ressort sur la patte d’un animal. Emporté par son élan, il roula sur lui-même et se retrouva de l’autre côté des miettes du détecteur. L’arme tournoya dans sa poigne et se braqua vers les profondeurs du tunnel, là où Horza, Yalson et Aviger en étaient encore à chercher leur équilibre, tandis que Unaha-Closp commençait tout juste à réagir. Xoxarle assura sa position et visa Horza.

Unaha-Closp se précipita contre la mâchoire inférieure de l’Idiran tel un minuscule missile mal conçu ; la créature tout entière s’en trouva soulevée de la palette. Le cou étiré au maximum, ses trois jambes tressautant d’un même mouvement et les bras en croix, il atterrit avec un choc sourd aux pieds de Wubslin et ne bougea plus.

Horza se pencha pour récupérer son arme. Yalson plongea et, pivotant sur elle-même, pointa sur l’Idiran le canon de son arme. Wubslin se redressa en position assise. Balvéda avait fait quelques pas chancelants en arrière après que l’ingénieur l’eut heurtée en tombant ; une main sur la bouche, elle regardait fixement Unaha-Closp suspendu au-dessus du visage de Xoxarle. Aviger se frottait la tête en lançant un regard mauvais à la paroi du tunnel.

Horza alla se tenir auprès de Xoxarle, dont les yeux étaient fermés. Wubslin arracha son arme à la poigne désormais flasque de l’Idiran.

— Pas mal, drone, fit Horza en hochant la tête.

La machine se tourna vers lui.

— Je m’appelle Unaha-Closp, lui renvoya-t-elle, exaspérée.

— D’accord, d’accord, soupira-t-il. Pas mal du tout, Unaha-Closp.

Puis il entreprit d’examiner les poignets de Xoxarle. Les fils avaient cassé. Ceux qui lui entravaient les chevilles avaient tenu, mais au niveau des bras, ils s’étaient rompus net.

— Je ne l’ai tout de même pas tué, j’espère ? demanda Unaha-Closp.

Tout en pressant le canon de son arme contre la tête de Xoxarle, Horza lui fit signe que non.

Le corps de la créature se mit tout à coup à trembler. Ses paupières s’ouvrirent brusquement.

— Non, mes petits amis, je ne suis pas mort, gronda l’Idiran.

Le son à la fois crépitant et râpeux de son rire résonna dans le tunnel et se répercuta sur les parois. Il décolla lentement son torse du sol.

Horza lui décocha un coup de pied dans les côtes.

— On ne b…

— Nabot ! coupa la créature en riant, avant qu’il n’ait eu le temps de finir. Est-ce ainsi qu’on traite ses alliés ? (Il se frotta la mâchoire, déplaçant par la même occasion des plaques de kératine fracturées.) Je suis blessé, annonça la formidable voix. (Puis il se remit à rire, et sa grosse tête en V roula en direction de l’appareil pulvérisé gisant sur la palette.) Mais pas aussi mal en point que votre précieux détecteur de masse.

Horza poussa son canon contre la tempe de l’Idiran.

— Je devrais bien…

— Me tirer tout de suite une balle dans la tête, oui, je sais, Métamorphe. Je t’ai déjà dit que c’était dans ton intérêt. Alors, qu’est-ce que tu attends ?

Horza contracta son doigt sur la détente en retenant sa respiration, puis lâcha un hurlement inarticulé sous le nez de la créature assise devant lui et s’éloigna à grands pas pour s’arrêter de l’autre côté de la palette.

— Ligotez-moi ce fumier ! vociféra-t-il.

Puis il dépassa Yalson et s’éloigna à grandes enjambées. La jeune femme se retourna brièvement pour le regarder partir, puis reporta son attention sur la scène et, secouant légèrement la tête, regarda Aviger ficeler les bras de l’Idiran contre son torse au moyen de plusieurs longueurs de fil, aidé par Wubslin qui jetait de temps en temps un regard attristé aux débris du détecteur. Xoxarle était encore secoué d’éclats de rire.

— J’ai comme l’impression qu’il a détecté ma masse, et surtout celle de mon poing ! Ha ha !

— Quelqu’un a pensé à dire à ce sac à merde tripède que nous avions toujours le détecteur de masse de ma combi, j’espère, déclara Horza lorsque Yalson vint le rejoindre.

Cette dernière lança un regard par-dessus son épaule et dit :

— Ma foi, moi, je le lui ai dit, mais je ne pense pas qu’il m’ait crue. (Elle regarda Horza.) Pourquoi ? Il marche ?

Horza consulta brièvement le petit écran répéteur sur sa console de poignet.

— Pas à cette distance, il n’est pas d’une portée suffisante, mais dès qu’on s’approchera, oui. Ça ne nous empêchera pas de trouver ce que nous cherchons, va. Ne t’inquiète pas.

— Mais je ne m’inquiète pas, rétorqua Yalson. Tu viens bientôt rejoindre les autres ?

Nouveau regard par-dessus son épaule. Le petit groupe venait à une vingtaine de mètres derrière eux. Xoxarle, qui continuait de pouffer de temps à autre, marchait en tête, suivi de Wubslin, qui pointait sur lui le paralyseur neural. Balvéda était assise sur la palette, et juste derrière elle planait Aviger.

— Mais oui, fit-il en hochant la tête. On n’a qu’à les attendre ici.

Il fit halte, et Yalson, qui avait préféré marcher, s’arrêta aussi. Ils s’appuyèrent à la paroi le temps que Xoxarle parvienne à leur hauteur.

— Et toi, au fait, ça va ? demanda-t-il à la jeune femme.

— Très bien, répondit-elle en haussant les épaules. Et toi ?

— Je voulais dire…, commença-t-il.

— Je sais très bien ce que tu voulais dire, coupa-t-elle, et je t’ai répondu : très bien. Et maintenant, arrête de m’emmerder avec ça. (Elle lui sourit.) D’accord ?

— D’accord, répondit Horza en braquant son arme sur l’Idiran au moment où celui-ci passait devant lui.

— Alors, Métamorphe… on est perdu ? ironisa le géant.

— Taisez-vous donc et marchez, répliqua Horza, qui régla son pas sur celui de Wubslin.

— Je n’aurais pas dû poser mon arme sur la palette, fit l’ingénieur. C’était stupide de ma part.

— Laisse tomber. De toute façon, c’est après le détecteur de masse qu’il en avait. Pour lui l’arme n’était qu’une bonne surprise, c’est tout. Et puis, quoi qu’il en soit, le drone nous a sauvés.

Horza émit un petit gloussement nasal et secoua la tête.

— Le drone nous a sauvés, répéta-t-il sans s’adresser à personne en particulier.

… ô mon âme, mon âme, tout est ténèbres à présent, à présent je meurs, je m’éloigne peu à peu et il ne restera rien de moi. j’ai peur, ô toi dans ta grandeur, prends pitié de moi, mais j’ai si peur, point de sommeil victorieux pour moi ; j’ai entendu, la mort, rien que la mort, les ténèbres et la mort, instant où tous se fondent pour devenir un, instance d’annihilation, j’ai échoué ; j’ai entendu, et à présent je sais ; l’échec, la mort est encore trop bonne pour moi. l’oubli comme une libération, plus que je ne mérite, beaucoup plus, je ne dois pas lâcher prise, il faut que je tienne bon car je ne mérite pas la mort rapide et désirée, les miens attendent, mais ils ignorent l’étendue de mon échec, je ne suis pas digne de les rejoindre, mon clan devra pleurer.

Ô ma douleur… les ténèbres et la souffrance…

Ils atteignirent la station.

Le train du Complexe dominait le quai et, dans l’obscurité ambiante, les projecteurs de la petite bande d’humains fraîchement débarqués dans la gare allumèrent des reflets sur toute sa longueur.

— Eh bien, nous y voilà enfin, déclara Unaha-Closp.

La machine s’immobilisa pour laisser Balvéda glisser au bas de la palette, puis déposa sur le sol poussiéreux la plaque qui servait de support aux fournitures et au matériel.

Horza ordonna à l’Idiran d’aller se tenir contre le portique d’accès le plus proche et s’empressa de l’y attacher.

— Et alors ? fit Xoxarle tandis que le Métamorphe le ligotait aux montants de métal. Quid de votre cher Mental ? (Il abaissa un regard d’adulte s’apprêtant à faire des remontrances à un enfant sur l’humain qui l’entourait de fil électrique.) Où est-il donc ? Je ne le vois pas.

— Patience, monsieur le Chef de section. (Horza noua le fil, éprouva la solidité de son nœud, puis fit un pas en arrière.) Ce n’est pas trop inconfortable ?

— Mes entrailles me torturent, j’ai la mâchoire brisée et la main incrustée de morceaux de détecteur de masse. J’ajoute que je ressens une certaine douleur dans la bouche pour m’être mordu la joue tout à l’heure, afin de provoquer cet écoulement de sang si convaincant. Mais à part cela je vais très bien, mon allié, et je te remercie, termina Xoxarle en inclinant la tête autant qu’il lui était loisible.

— Eh bien restez donc un peu plus longtemps avec nous, conclut Horza avec un mince sourire.

Puis il posta Yalson près de la créature et de Balvéda tandis que Wubslin et lui-même se rendaient dans la salle de contrôle du groupe électrogène.

— J’ai faim, déclara Aviger, qui s’assit sur la palette et défit une barre-ration.

Une fois dans la salle de contrôle, Horza examina quelques instants les divers cadrans, commutateurs et leviers, puis procéda aux réglages nécessaires.

Je, euh…, commença Wubslin en se grattant le front par la visière relevée de son casque. Je me demandais… pour le détecteur de masse de ta combi. Est-ce qu’il marche ?

Des lumières s’allumèrent sur un des panneaux de contrôle, et une vingtaine de cadrans alignés se mirent à luire faiblement. Horza les étudia, puis répondit :

— Non. J’ai déjà vérifié. Il enregistre à peine la présence du train, rien d’autre. Et c’est comme ça depuis les deux derniers kilomètres de tunnel. Soit le Mental est parti depuis que l’autre détecteur a été détruit, soit c’est le mien qui ne fonctionne pas correctement.

— Oh, merde, soupira Wubslin.

— Au point où on en est, de toute façon…, commenta Horza tout en basculant une série d’interrupteurs et en observant les nouveaux voyants qui s’allumaient. Il n’y a qu’à remettre d’abord l’électricité. On verra bien ensuite s’il nous vient une idée.

— D’accord, répondit Wubslin en jetant un coup d’œil par la porte ouverte de la salle de contrôle, comme pour voir si la lumière était déjà revenue de l’autre côté.

Mais il ne vit rien d’autre que la silhouette obscure de Yalson, qui se tenait le dos tourné un peu plus loin sur le quai. Derrière elle se profilaient les trois étages du train, également plongés dans l’ombre.

Horza se dirigea vers un autre mur de la salle et bascula quelques leviers. Il tapota deux ou trois cadrans, scruta un écran lumineux, puis il se frotta les mains et finit par poser son pouce sur un bouton de la console centrale.

— Nous y sommes, déclara-t-il.

Il enfonça le bouton.

— Ouais !

— Hourra !

— On a réussi !

— Il était temps, d’ailleurs, si vous voulez mon avis.

— Tiens tiens, petit homme, c’était donc ainsi qu’il fallait s’y prendre…

— … Merde ! Si j’avais su qu’elle était de cette couleur, cette barre, je n’y aurais même pas touché !

Horza perçut les voix des autres, prit une profonde inspiration et se retourna vers Wubslin. L’ingénieur trapu clignait lentement des yeux sous la lumière vive de la salle de contrôle. Il sourit au Métamorphe.

— Formidable, fit-il. (Il promena son regard tout autour de la pièce en hochant la tête.) Formidable. Enfin !

— Bien joué, Horza, fit Yalson.

Il sentit de nouveaux commutateurs – plus gros cette fois, sans doute des mécanismes automatiques commandés par l’interrupteur maître qu’il avait actionné – basculer tout seuls sous ses pieds. La pièce s’emplit de bourdonnements, et une odeur de poussière chauffée s’éleva dans tous les coins, telle la puanteur tiède d’un animal qui s’éveille. La lumière de la gare entrait à flots dans la salle. Horza et Wubslin inspectèrent quelques cadrans et écrans de contrôle, puis ressortirent.

La station était brillamment éclairée. Elle étincelait littéralement. Les murs gris-noir reflétaient les tubes et plaques lumineux du plafond. Le train du Complexe, qui leur apparaissait clairement pour la toute première fois, emplissait la gare d’un bout à l’autre, monstre de métal luisant, vaste version androïde d’un insecte au corps segmenté.

Yalson enleva son casque, passa ses doigts dans sa courte chevelure et regarda tout autour d’elle, sans oublier les hauteurs de la salle, en plissant les yeux sous la vive lumière jaune-blanc qui tombait du plafond.

— Alors, fit Unaha-Closp en venant vers Horza. (La coque de la machine scintillait sous l’éclat dur de ce nouvel éclairage.) Où se trouve exactement le dispositif que nous cherchons ? (Elle s’approcha tout près du visage de Horza.) Le détecteur de votre combinaison le localise-t-il ? Est-ce qu’il est là ? L’avons-nous trouvé ?

Horza le repoussa d’une main.

— Donne-moi un peu de temps, drone. On vient juste d’arriver. J’ai remis le courant, ce n’est déjà pas si mal, non ?

Sur ces mots il le planta là, suivi de Yalson qui continuait d’examiner les alentours et de Wubslin, aussi curieux qu’elle, encore que son attention fût principalement retenue par le train. À l’intérieur de celui-ci, on voyait briller des lampes. Le bourdonnement des moteurs au repos, le chuintement des circulateurs d’air et des ventilateurs emplissaient la station. Unaha-Closp décrivit une courbe dans les airs pour revenir se suspendre à la hauteur des yeux de Horza, puis se mit à reculer à mesure que ce dernier avançait.

— Que voulez-vous dire ? s’enquit-il. Il devrait suffire de regarder l’écran ! Y voit-on la trace du Mental, oui ou non ?

Le drone s’approcha encore de Horza et s’inclina pour inspecter le petit écran situé sur la manchette de sa combinaison. Le Métamorphe le chassa du geste.

— Le réacteur crée des interférences. (Un coup d’œil à Wubslin.) On va se débrouiller quand même.

— Va donc faire un tour dans la zone atelier, voir si tout va bien, dit Yalson à la machine. Rends-toi un peu utile.

— Il ne marche plus, c’est ça ? lança Unaha-Closp qui, toujours posté devant le visage de Horza, se déplaçait à reculons dans les airs. Depuis que ce dément à trois jambes a pulvérisé le détecteur de masse de la palette, nous sommes comme des aveugles ! Retour à la case départ, hein ?

— Mais non, s’impatienta Horza. Pas du tout. On va le réparer. Et maintenant, si tu faisais quelque chose d’un tant soit peu utile, pour changer ?

— Pour changer ? s’écria Unaha-Closp d’un ton qui laissait presque croire qu’il éprouvait parfois des sentiments. Pour changer ? Vous oubliez qui vous a sauvé la vie à tous quand notre charmant officier de liaison idiran s’est mis à faire des siennes, là-bas, dans les tunnels.

— D’accord, d’accord, drone, proféra Horza entre ses dents serrées. Je t’ai déjà remercié. Et maintenant, je te suggère d’aller te promener un peu dans la gare, au cas où il y aurait quelque chose à voir.

— Comme par exemple, des Mentaux que certains détecteurs de masse intégrés ne peuvent plus repérer, c’est ça ? Et pendant ce temps, on peut savoir ce que vous ferez, vous autres ?

— On va se reposer, répondit Horza. Et réfléchir, ajouta-t-il en s’arrêtant devant Xoxarle afin d’inspecter ses liens.

— Excellente idée, railla le drone. Il est vrai que, jusqu’à présent, vos réflexions ont donné de si bons résultats…

— Bordel de merde, Unaha-Closp ! Tu restes ou tu t’en vas, mais tu la fermes !

— Je vois ! Très bien ! (La machine s’écarta et s’éleva dans les airs.) Puisque c’est comme ça, je disparais ! J’aurais dû…, continua-t-elle tout en traversant la salle.

Horza cria afin de couvrir sa voix :

— Dis donc, avant de partir… Est-ce que tu reçois des signaux d’alarme ?

— Quoi ? fit Unaha-Closp en s’immobilisant.

Wubslin s’efforça sciemment de prendre l’air concentré et se mit à scruter tour à tour les murs radieux de la station, comme pour déceler des fréquences que son oreille ne lui permettait pas de recevoir.

Le drone resta un instant silencieux, puis déclara :

— Non, rien. Bon, eh bien j’y vais. Je n’ai qu’à jeter un coup d’œil à l’autre train. Quand j’estimerai que vous êtes redevenu d’humeur plus avenante, je reviendrai.

Il fit demi-tour et partit à toute vitesse.

— Dorolow, elle, aurait pu en détecter, des signaux d’alarme, marmonna Aviger sans que personne ne l’entende.

Wubslin leva les yeux sur le train qui jetait mille feux sous l’éclairage de la gare et, comme lui, parut irradier de l’intérieur.

… qu’est-ce que c’est ? est-ce de la lumière ? suis-je en train de l’imaginer ? suis-je en train de mourir ? est-ce cela qui m’arrive ? mourir, si vite ? je croyais disposer d’un certain délai, et je ne mérite pas…

de la lumière ! c’est de la lumière !

j’y vois à nouveau !

Soudé par son propre sang au sol de métal froid, le corps fendillé, contorsionné, mutilé, à l’agonie, il ouvrit son œil valide aussi grand qu’il put. Le mucus y avait séché, et il dut ciller jusqu’à ce que sa vision s’éclaircisse.

Son corps tout entier était une contrée de douleur obscure et inconnue, un continent de tourments.

… Un seul œil. Un bras. Une jambe manquait, tranchée net. Une autre était engourdie, paralysée, et la troisième cassée (il l’éprouva afin de s’en assurer, et tenta de la déplacer : une douleur cuisante le traversa de part en part, tel un éclair illuminant brièvement le pays d’ombre qu’étaient devenus son corps et sa souffrance) ; et mon visage… mon visage…

Il avait l’impression d’être un insecte écrasé, abandonné par des enfants qui se seraient cruellement amusés avec lui l’espace d’un après-midi. Ils l’avaient cru mort, mais il n’était pas fait comme eux. La peau trouée ici et là, ce n’était pas très grave ; un membre coupé… son sang à lui ne jaillissait pas comme le leur à l’amputation d’un bras ou d’une jambe (il se remémora un enregistrement montrant la dissection d’un être humain). Et pour le guerrier, l’état de choc n’existait pas ; ce n’était pas comme leurs organismes à eux, avec leur chair flasque et tendre, si peu efficace… Il avait été touché au visage, mais le rayon ou le projectile n’avait pas percé l’enveloppe de kératine protégeant son cerveau, ni d’ailleurs endommagé de nerfs. Il avait aussi perdu un œil mais, l’autre moitié de son visage étant intact, de ce côté-là il y voyait encore.

La lumière était tellement vive… Puis sa vision s’améliora et il contempla sans bouger le plafond de la gare.

Il se sentait mourir à petit feu ; c’était une intime conviction que, là encore, les humains n’auraient pas pu ressentir. Il savait qu’à l’intérieur de lui le sang fuyait lentement ; il sentait la pression s’accroître progressivement dans son torse, et le liquide suinter par les multiples fissures de la kératine. Les lambeaux de sa combinaison lui rendraient service sans pour autant le sauver. Il sentait ses organes cesser l’un après l’autre de fonctionner : trop de lésions liant ses différents métabolismes. Son estomac ne digérerait jamais son dernier repas, et sa poche pulmonaire antérieure – qui abritait en temps normal une réserve de sang hyperoxygéné destiné à entrer dans le circuit lorsque son corps devait puiser dans ses ultimes ressources – était en train de se vider : ce carburant précieux s’amenuisait à mesure qu’avançait vers son terme le vain combat de son organisme contre la pression sanguine de plus en plus basse.

Agonie… je suis à l’agonie… Qu’importe dans les ténèbres ou en pleine lumière.

Ô Toi dans Ta grandeur, et vous mes camarades tombés, vous, mes enfants et partenaires… me voyez-vous mieux dans la clarté violente irradiant au cœur de cette terre étrangère ?

Je suis Quayanorl, ô Toi si grand, et…

Une idée lui vint, plus lumineuse que la douleur lorsqu’il avait voulu bouger sa jambe fracassée, plus encore que l’éclairage fixe et muet de la gare.

Ils avaient dit qu’ils se dirigeaient vers la station 7.

C’était son dernier souvenir, hormis la vision d’un d’entre eux venu par la voie des airs. C’était celui-là qui avait dû lui tirer en pleine figure ; il ne se rappelait rien, mais l’hypothèse se tenait… On avait dû l’envoyer voir s’il était bien mort. Seulement voilà, il était vivant, et il venait d’avoir une idée.

Le stratagème n’avait guère de chances de réussir, même s’il s’arrangeait pour le mettre en œuvre, même s’il arrivait à changer de position, même si tout marchait comme prévu… C’était une tentative désespérée, dans tous les sens du terme… Mais au moins, il aurait tenté quelque chose ; quoi qu’il advienne, il aurait péri en guerrier. Les souffrances que cela lui coûterait en valaient la peine.

Il passa rapidement à l’action, avant de changer d’avis, sachant très bien qu’il ne lui restait que peu de temps (s’il n’était pas déjà trop tard…). La douleur le transperça comme une épée.

De sa bouche disloquée et sanglante sortit un cri.

Personne ne l’entendit. Le cri se répercuta dans toute la station. Puis le silence retomba. Des élancements palpitèrent dans son corps tout entier, mais il sut alors qu’il s’était libéré ; la soudure de sang qui le maintenait plaqué contre le métal avait cédé. Il pouvait bouger ; dans la lumière, il pouvait bouger.

Xoxarle, si tu es encore en vie, il se peut que je réserve à nos amis une petite surprise…

— Drone ?

— Quoi ?

— Horza veut savoir ce que tu es en train de faire, fit Yalson par l’intermédiaire de son communicateur en regardant le Métamorphe.

— J’opère une fouille du train ; celui qui est stationné dans l’atelier. Je l’aurais dit, vous savez, si j’avais trouvé quelque chose. Vous avez pu remettre en marche le détecteur de masse ?

Horza grimaça en jetant un regard au casque que Yalson tenait sur ses genoux, puis coupa le communicateur.

— Mais il a raison, n’est-ce pas ? demanda Aviger, assis sur la palette. Celui de ta combi ne marche pas non plus ?

— J’ai des interférences à cause du réacteur, dit Horza au vieil homme. C’est tout. On va arranger ça.

Aviger n’eut pas l’air très convaincu.

Horza ouvrit une boîte de boisson. Il se sentait épuisé, vidé. Il y avait de la morosité déçue dans l’air, maintenant qu’ils avaient réussi à rétablir le courant sans pour autant dénicher le Mental. Il maudit le détecteur cassé, puis Xoxarle, et pour finir le Mental.

Il ignorait où se trouvait ce fichu engin, mais il le trouverait, ça oui ! Néanmoins, dans l’immédiat, tout ce qu’il voulait c’était rester assis et se détendre un peu. Il lui fallait du temps pour mettre de l’ordre dans ses pensées. Il se frotta la tête au niveau de la contusion reçue dans l’échauffourée de la station 6 ; il y avait là, à l’intérieur, une douleur diffuse mais insistante qui l’aurait distrait s’il n’avait pas été capable de la déconnecter.

— Tu ne crois pas qu’on devrait inspecter ce train, maintenant ? demanda Wubslin en enveloppant d’un regard avide les courbes polies du véhicule.

Horza sourit de le voir si enthousiaste.

— Mais oui, pourquoi pas ? Vas-y, jette un coup d’œil, acquiesça-t-il en regardant Wubslin qui, souriant, avala une dernière bouchée et attrapa son casque.

— Ouais, c’est vrai, autant s’y mettre tout de suite, conclut-il en s’éloignant d’un pas vif.

Il dépassa la silhouette immobile de Xoxarle, emprunta la rampe d’accès et entra dans le train.

Balvéda se tenait debout, adossée au mur, les mains dans les poches. Elle regarda en souriant l’ingénieur leur tourner le dos, se diriger vers le train puis disparaître à l’intérieur.

— Tu vas le laisser piloter cet engin, Horza ? s’enquit-elle.

— Il va bien falloir que quelqu’un s’en charge. On aura peut-être besoin d’un moyen de transport pour chercher le Mental.

— Chouette ! commenta la jeune femme. On pourrait circuler en train indéfiniment.

— Très peu pour moi, intervint Aviger en se détournant de Horza pour regarder l’agent de la Culture. Personnellement, je rentre à la TAC. Pas question que je me balade là-dessous pour chercher ce maudit ordinateur.

— Excellente initiative, répliqua Yalson en le dévisageant. On pourrait te charger de convoyer le prisonnier ; vous partiriez rien que tous les deux, Xoxarle et toi.

— J’irai seul, répondit Aviger à voix basse, en évitant le regard de Yalson. Je n’ai pas peur.

Xoxarle les écoutait parler. Il n’aimait pas le piaulement rêche de leurs voix. Il éprouva à nouveau la solidité de ses liens. Le fil électrique s’était incrusté sur quelques millimètres dans la kératine au niveau de ses épaules, de ses cuisses et de ses poignets. Cela lui faisait un peu mal, mais il fallait partir du principe que le jeu en valait la chandelle. Il s’appliqua à approfondir ses coupures en frottant de toutes ses maigres forces les endroits où le fil était le plus serré, râpant délibérément la couche cornée, comparable aux ongles des humains, qui recouvrait la totalité de son corps. Lorsqu’on l’avait ligoté, il avait rempli sa cage thoracique et bandé ses muscles le plus possible, ce qui lui accordait à présent un peu de mou ; mais il lui en faudrait plus pour parvenir à se dégager entièrement.

Il n’avait pas de projet précis, pas de minutage bien au point ; aucun moyen de savoir quand l’occasion d’agir se présenterait. Mais de toute façon, que faire d’autre ? Rester debout là bien sagement comme un mannequin empaillé ? Pendant que ces vermisseaux au corps flaccide se tortillaient, grattaient leur peau pulpeuse et s’efforçaient de trouver la cachette du Mental ? Ce n’était pas digne d’un guerrier ; il avait fait trop de chemin, vu trop de morts…

— Hé ! (Wubslin avait ouvert un petit hublot à l’étage supérieur du train et se penchait pour interpeller les autres.) Les ascenseurs marchent ! Je viens d’en prendre un pour monter ! Tout marche !

— Bravo ! (Yalson agita la main.) Bravo, Wubslin !

L’ingénieur rentra la tête. Ils le virent progresser dans le train, éprouvant et touchant tout ce qu’il rencontrait, inspectant les commandes et les divers mécanismes.

— Plutôt impressionnant, non ? fit Balvéda. Pour l’époque, je veux dire. Horza opina en promenant lentement son regard d’un bout à l’autre du train. Puis il acheva la boisson contenue dans sa boîte, qu’il reposa sur la palette avant de se lever.

— Oui, en effet. Mais ça ne leur a pas servi à grand-chose.

Quayanorl se hissa sur la passerelle.

Un rideau de fumée planait, à peine dérangé par la lente circulation de l’air. Mais les ventilateurs du train, eux, fonctionnaient, et les rares mouvements perceptibles à travers le nuage gris bleuté provenaient principalement des portes et des fenêtres, par où sortait du train une brume âcre chassée par ses systèmes de climatisation et de filtrage.

Il se traîna dans les décombres, des morceaux de mur et de train parsemés de débris provenant de sa propre combinaison. Sa progression était lente et pénible, et déjà il craignait de mourir avant d’arriver au train.

Ses jambes ne lui étaient plus d’aucune utilité ; il s’en serait sans doute mieux sorti si les deux autres lui avaient également été arrachées.

Il rampait en se propulsant grâce à son bras valide, dont il agrippait le rebord de la passerelle avant de s’arc-bouter de toutes ses forces.

L’effort lui causait des souffrances intolérables. À chaque traction il se disait qu’elles allaient décroître, mais non ; on aurait dit qu’à chaque traction, pendant les secondes interminables où son corps brisé, sanglant, se traînait vers l’avant sur le sol encombré de la passerelle, ses veines s’emplissaient d’acide. Il secoua la tête et marmonna quelques mots. Le sang coulait par des craquelures qui s’étaient refermées pendant son immobilisation, et qui maintenant se rouvraient d’un coup. Les larmes coulaient à flot de son unique œil valide, et un liquide cicatrisant suintait lentement pour venir s’amasser dans l’orbite vide.

Devant lui, la porte luminescente transparaissait dans la brume radieuse ; un léger courant d’air s’en échappait, qui y créait des tourbillons. Les pieds de l’Idiran traînaient derrière lui en raclant la passerelle, et à mesure qu’il avançait, sa plaque thoracique creusait un sillon dans les décombres, telle une étrave fendant les eaux. Il saisit à nouveau le rebord et tira.

Il s’efforçait de ne pas crier ; non qu’il craignît d’attirer l’attention, mais parce que, du jour où il s’était tenu debout seul pour la première fois, toute sa vie on lui avait appris à souffrir en silence. Et il s’y était consacré de tout son cœur ; il entendait encore son Querl-de-nid et son parent-mère lui interdire de crier. Il avait honte de leur désobéir, seulement parfois, c’était plus fort que lui. Parfois le cri fusait sous la pression de la douleur.

Au plafond, certaines lampes touchées par des tirs égarés étaient éteintes. L’Idiran distinguait des cratères et des perforations diverses dans le revêtement extérieur du train ; il n’avait aucun moyen de savoir s’il avait subi des dégâts graves, mais il n’allait pas s’arrêter maintenant. Il fallait qu’il continue.

Il entendait le train. Il l’écoutait comme le chasseur écoute une bête sauvage. Le train était vivant ; blessé – certains de ses moteurs semblaient endommagés – mais vivant. Lui-même allait mourir, mais, avant, il ferait son possible pour capturer la bête.

— Qu’est-ce que tu en penses ? demanda Horza à Wubslin.

Il avait repéré l’ingénieur sous un des wagons ; la tête en bas, ce dernier étudiait le système d’entraînement des roues. Le Métamorphe lui avait demandé de jeter un coup d’œil au petit appareil qui, fixé à l’avant de sa combinaison, constituait le corps du détecteur de masse.

— Je ne sais pas, répondit Wubslin en secouant la tête. (Il avait revêtu son casque et, visière rabattue, se servait de l’écran intérieur pour obtenir un agrandissement du détecteur.) C’est trop petit. Il faudrait que je le ramène à bord de la TAC pour pouvoir l’examiner correctement. Je n’ai pas pris tous mes instruments avec moi. (Il fit claquer ses lèvres.) Il a l’air intact. Je ne vois pas de dégâts apparents. Ce sont peut-être les réacteurs qui le neutralisent.

— Quelle guigne ! Il va falloir chercher par nous-mêmes, alors, fit Horza.

Il laissa Wubslin refermer la minuscule trappe d’inspection ouverte sur sa poitrine. L’ingénieur se redressa et releva sa visière.

— Le seul problème, reprit-il avec morosité, c’est que, si le phénomène est dû à une interférence des réacteurs, il ne serait pas très indiqué de prendre le train pour partir en quête du Mental. Il va falloir emprunter le transtube.

— On va d’abord fouiller la station, répondit Horza en se levant.

Par la fenêtre du train, à l’autre bout du quai, il vit Yalson surveiller Balvéda, qui faisait lentement les cent pas. Aviger n’avait pas bougé de la palette. Xoxarle était toujours ligoté aux poutrelles de la rampe d’accès.

— Je peux remonter jusqu’à la cabine de pilotage ? demanda Wubslin.

Horza dévisagea l’ingénieur, dont les traits lui parurent francs et ouverts.

— Oui, pourquoi pas ? Mais n’essaie pas de le faire démarrer pour l’instant, tu m’entends ?

— D’accord, répondit l’ingénieur d’un air enchanté.

— Métamorphe ! lança Xoxarle tandis que Horza redescendait la passerelle.

— Quoi ?

— Ces fils… Ils sont trop serrés. Ils me cisaillent.

Horza observa attentivement les liens qui ficelaient les bras de l’Idiran.

— Tant pis pour vous, énonça-t-il.

— Mais ils me coupent aux épaules, aux jambes et aux poignets. Si on ne les desserre pas, ils sectionneront mes vaisseaux sanguins. Je ne voudrais pas mourir dans des circonstances aussi peu élégantes. Ne vous gênez surtout pas si vous voulez me mettre une balle dans la tête, mais ce lent découpage est par trop humiliant. Si je vous tiens ce discours, c’est uniquement parce que je commence à croire que vous avez réellement l’intention de me ramener à la Flotte.

Horza passa derrière l’Idiran afin d’examiner l’entrecroisement des fils sur les poignets du captif. Ce dernier disait vrai : ils avaient pénétré dans sa chair comme un fil de fer dans l’écorce d’un arbre. Le Métamorphe se renfrogna.

— Jamais vu une chose pareille, déclara-t-il en fixant la nuque immobile de l’Idiran. Qu’est-ce que vous mijotez ? Votre peau n’est pas si tendre que ça, tout de même.

— Je ne mijote rien du tout, humain, répondit Xoxarle avec lassitude, en poussant un profond soupir. Simplement, mon corps meurtri tente de se reconstituer. Tout naturellement, il se fait plus flexible, moins résistant, à mesure qu’il s’efforce de reconstruire ses zones détériorées. Oh, et puis que m’importe que tu me croies ou pas. Mais je t’aurai averti.

— Je vais y réfléchir, répondit Horza. Si ça devient trop douloureux, poussez un cri.

Il revint sur le quai en enjambant les poutrelles, puis alla rejoindre les autres.

— C’est moi qui vais devoir réfléchir au problème, déclara tranquillement Xoxarle. Les guerriers ne « poussent pas de cris » quand ils souffrent.

— Alors, dit Yalson au Métamorphe. Wubslin est heureux ?

— Il a peur de ne pas pouvoir piloter le train, l’informa Horza. Que fabrique le drone ?

— Il inspecte l’autre train, et en prenant tout son temps.

— Bon, on va le laisser ici. Toi et moi, on s’en va fouiller la station. Aviger ? lança-t-il en se tournant vers le vieil homme, qui se curait les dents avec un petit morceau de plastique.

— Quoi ? fit ce dernier en levant sur le Métamorphe un regard lourd de soupçon.

— Tu surveilles l’Idiran ? On va jeter un coup d’œil aux environs.

— D’accord, répondit Aviger en haussant les épaules. Pourquoi pas ? D’ailleurs, ça tombe bien, je n’avais rien de mieux à faire.

Il tendit le bras, agrippa l’extrémité de la rampe et tira. Puis il se propulsa vers l’avant et une vague de douleur le submergea. Il s’assura une prise sur le rebord de la porte du train et tira à nouveau. Ensuite, glissant sur le ventre, il passa lourdement du sol de la passerelle à celui du train.

Une fois qu’il fut tout entier à l’intérieur, il s’arrêta pour se reposer.

Le sang rugissait sans interruption dans sa tête.

Sa main était affaiblie, tout endolorie. C’était une sensation différente de la douleur aiguë que lui causaient ses blessures, et elle l’inquiétait davantage. Il craignait que cette main-là ne s’ankylose bientôt, qu’elle ne veuille bientôt plus rien agripper et qu’il ne puisse donc plus s’en servir pour avancer.

Au moins le sol était-il plat, à présent. Il lui restait à se traîner sur la longueur d’un wagon et demi, mais heureusement, sans aucun plan incliné. Il se retourna vers l’endroit où il avait été blessé, mais eut seulement le temps d’y jeter un bref coup d’œil avant que sa tête ne retombe. Il avait laissé un sillage sanglant sur la passerelle, comme si on avait passé un balai mêlé de peinture pourpre dans la poussière et les déchets qui en recouvraient la surface métallique.

Inutile de regarder en arrière. La seule chose qui comptait, c’était de continuer ; il ne lui restait que peu de temps. Dans une demi-heure au plus, il serait mort. Il aurait pu survivre un peu plus longtemps en restant immobile sur la rampe, mais ses efforts avaient accéléré les forces qui sapaient sa résistance et sa vitalité.

Il se poussa en avant vers le couloir qui traversait tout le train dans le sens de la longueur, traînant à sa suite ses deux jambes fracassées, inertes et inutiles, qui glissaient sur une mince pellicule de sang.

— Métamorphe !

Horza fronça les sourcils. Il s’apprêtait à partir explorer la gare en compagnie de Yalson, et l’Idiran l’avait appelé alors qu’il ne se trouvait plus qu’à quelques pas de la palette où veillait toujours Aviger, qui semblait à présent rassasié et accompagnait de son arme les allées et venues de Balvéda.

— Oui, Xoxarle ?

— Ces fils… Ils ne vont pas tarder à me découper en tranches. Je te le dis seulement parce que, jusqu’ici, tu as tout fait pour me garder en vie ; il serait trop bête que je meure accidentellement, pour cause de négligence. Mais je t’en prie… poursuis donc ton chemin, si mon sort t’importe si peu.

— Vous voulez que je desserre les fils ?

— Un tout petit peu. Il n’y a pas du tout de mou, vois-tu, et j’apprécierais de pouvoir respirer sans me disséquer en même temps.

— Si vous tentez quoi que ce soit, cette fois-ci, dit Horza à l’Idiran en se rapprochant et en lui braquant son arme en plein visage, je vous fais sauter les deux bras et les trois jambes et je vous ramène chez vous en vous traînant sur la palette.

— Je suis convaincu par la cruauté dont tu menaces de faire preuve à mon égard, humain. Tu sais manifestement à quel point nous avons honte de porter des prothèses, même à la suite de blessures de guerre. Je ne tenterai donc rien. Desserre simplement mes liens, en bon allié que tu es.

Horza donna un peu de mou là où les fils entaillaient Xoxarle, qui contracta ses muscles et produisit une espèce de soupir très sonore.

— C’est beaucoup mieux, petit homme. Beaucoup mieux. De cette façon je survivrai jusqu’au châtiment que tu imagineras de me réserver.

— Comptez là-dessus. S’il se mettait ne serait-ce qu’à respirer de manière hostile, tire-lui dans les jambes et fais-les-lui sauter, d’accord ? dit-il à Aviger.

— Oh, oui mon commandant, répliqua ce dernier en saluant.

— Alors, Horza. On espère tomber en plein sur le Mental ? lui demanda Balvéda, qui avait interrompu son perpétuel va-et-vient pour se planter devant Yalson et lui, les mains dans les poches.

— On ne sait jamais, Balvéda.

— Pilleur de tombes, fit-elle avec un sourire nonchalant.

— Dis à Wubslin qu’on s’en va, reprit Horza en se tournant vers Yalson. Demande-lui de monter la garde sur le quai et de surveiller Aviger pour ne pas qu’il s’endorme.

Yalson appela Wubslin par communicateur.

— Mieux vaut que tu viennes avec nous, reprit-il à l’intention de Balvéda. Je n’ai pas très envie de te laisser ici avec tout ce matériel en état de marche.

— Comment, Horza, tu ne me fais donc pas confiance ? fit-elle en souriant.

— Ouvre la marche et tais-toi, dit Horza d’un ton las en lui indiquant la direction qu’il voulait la voir prendre.

Balvéda haussa les épaules et se mit en route.

— On est vraiment obligés de la prendre avec nous ? s’enquit Yalson en réglant son pas sur celui de Horza.

— On peut toujours l’enfermer quelque part, répondit-il en regardant Yalson, qui haussa à son tour les épaules.

— Oh, et puis après tout, pourquoi pas ? conclut-elle.

Unaha-Closp avançait dans le train. Dehors il voyait la zone d’entretien-réparation, avec toutes ses machines – tours, forges, bancs de soudure, bras articulés, unités de rechange et berceaux géants accrochés au plafond auxquels s’ajoutait un unique portique suspendu qui ressemblait à un pont étroit –, le tout scintillant sous la lumière vive qui tombait du plafond.

Le train présentait un intérêt certain ; dans cet environnement technologique archaïque, il y avait décidément beaucoup de choses à voir, beaucoup de pièces à toucher et à explorer, mais Unaha-Closp était surtout content de se retrouver un moment seul. La compagnie des humains s’était avérée lassante, au bout de quelques jours, et l’attitude du Métamorphe le plongeait constamment dans le plus grand désarroi. Cet homme était un spéciste ! Me traiter, moi, comme une simple machine, songeait Unaha-Closp. Comment ose-t-il ?

Quel plaisir il avait ressenti en se montrant capable de réagir plus vite que les autres, là-bas, dans le tunnel, et peut-être même de leur sauver la vie ! Sans doute avait-il même sauvé celle du Métamorphe, cet ingrat, en assommant Xoxarle. Il rechignait à se l’avouer, mais le drone s’était senti éclatant de fierté quand Horza l’avait remercié. Mais voilà, après l’incident, l’homme n’avait pas changé d’attitude à son égard ; il oublierait sans doute ce qui s’était passé, ou bien il voudrait y voir une aberration momentanée dans le comportement d’une machine indécise, anormale.

Unaha-Closp était seul à savoir ce qu’il ressentait, ce qui l’avait poussé à prendre des risques dans le seul but de protéger des humains. Ou plutôt je devrais le savoir, songea-t-il avec tristesse. Je n’aurais peut-être pas dû intervenir ; laisser tout simplement l’Idiran les descendre tous. Mais sur le moment, son instinct l’avait poussé à s’interposer. Brute, se dit-il encore.

Il se déplaçait çà et là dans le train bourdonnant, brillamment éclairé ; on aurait dit une pièce mobile faisant partie de l’engin lui-même.

Wubslin se gratta la tête. En se dirigeant vers la cabine de pilotage, il s’était arrêté dans le wagon-réacteur, dont certaines portes refusaient de s’ouvrir. Elles devaient comporter un genre de verrouillage de sécurité, sans doute commandé depuis la cabine… ou la passerelle… ou la plate-forme, il ne savait pas quel nom donner à la zone située dans le nez du train. Puis il se souvint des recommandations de Horza et regarda par une fenêtre.

Aviger était toujours assis sur sa palette et tenait en joue l’Idiran, qui se tenait parfaitement immobile contre les poutrelles. Wubslin détourna les yeux, éprouva à nouveau la porte donnant dans le wagon du réacteur, puis secoua la tête.

Sa main, son bras faiblissaient. Au-dessus de lui, des rangées de sièges faisaient face à une série d’écrans vierges. Il se propulsait en s’accrochant au pied des fauteuils ; il avait presque atteint le couloir menant à la voiture de tête.

Il ne savait pas très bien comment y arriver. À quoi pourrait-il s’agripper ? Enfin, inutile de s’en inquiéter dès maintenant. Il attrapa un nouveau pied de fauteuil et tira.

Depuis la plate-forme surplombant le secteur réparation, ils avaient vue sur le train de tête, celui où se trouvait le drone. Ainsi immobilisé au-dessus du sol en creux de la zone entretien, le long véhicule lustré, niché dans une alcôve creusée à même la paroi du fond, évoquait un astronef mince et étiré tandis que, tout autour, le roc sombre faisait penser à un espace sans étoiles.

Le front barré d’un pli soucieux, Yalson avait les yeux fixés sur le dos de l’agent de la Culture.

— Je la trouve un peu trop docile, Horza, dit-elle juste assez haut pour que son compagnon l’entende.

— Ce n’est pas moi qui m’en plaindrai, répliqua ce dernier. Plus elle se montrera docile, mieux ça vaudra.

Yalson secoua imperceptiblement la tête, sans quitter du regard la femme qui les précédait.

— Non, elle nous mène en bateau. Elle n’était pas comme ça avant. À mon avis, elle sait qu’elle peut se permettre d’attendre une occasion. Elle a un atout, et elle se décontracte en attendant le moment de l’abattre.

— Tu te fais des idées. Ce sont tes hormones qui prennent le dessus, qui te donnent des soupçons et des arrière-pensées.

Elle le regarda, transférant ainsi son regard soucieux de Balvéda au Métamorphe. Ses yeux s’étrécirent.

— Quoi ?

— Je plaisantais, l’assura Horza en levant sa main libre, le sourire aux lèvres.

Yalson n’eut pas l’air convaincue.

— Elle prépare quelque chose. J’en suis sûre, ajouta-t-elle en hochant distraitement la tête. Je le sens.

Quayanorl se traîna dans le couloir de jonction, poussa la porte donnant dans le wagon et continua de ramper lentement sur le sol.

Il commençait à ne plus très bien se rappeler son but. Il savait seulement qu’il devait continuer, aller toujours de l’avant, ramper, toujours ramper, mais pour faire quoi, cela il n’aurait su le dire. Le train était un labyrinthe-torture conçu pour multiplier ses souffrances.

Je suis en train de me traîner vers ma propre mort. J’ignore pourquoi, mais même quand je suis à bout, quand je ne peux plus ramper, je continue d’avancer. Vais-je mourir en atteignant la salle de contrôle, puis poursuivre mon voyage de l’autre côté, du côté de la mort ? Est-ce cela que j’avais en tête ?

Je suis comme un tout petit enfant qui se traîne au sol… Viens à moi, petit bonhomme, dit le train.

Nous cherchions quelque chose, mais je n’arrive pas à me souvenir… au juste… de ce que…

Ils fouillèrent du regard la vaste caverne, puis escaladèrent des marches menant à une galerie, elle-même donnant accès aux wagons d’habitation et de stockage.

Balvéda se tenait au bord de la grande terrasse qui courait tout autour de la caverne, à mi-chemin entre le plancher et le plafond. Yalson surveilla l’agent de la Culture pendant que Horza ouvrait les portes conduisant à la section habitation. Balvéda plongeait son regard dans le vaste espace dégagé de la salle ; ses mains fines reposaient sur la balustrade, dont la rambarde supérieure lui arrivait aux épaules : pour les constructeurs du Complexe, elle serait montée à hauteur de hanches.

Non loin de la jeune femme, un long portique suspendu au plafond par des câbles enjambait le vide pour rejoindre la terrasse du côté opposé de la caverne, où un étroit tunnel brillamment éclairé s’enfonçait dans le roc. Le regard de Balvéda courut sur toute la longueur de la passerelle, jusqu’à la lointaine entrée du conduit.

Yalson se demanda un instant si la femme de la Culture envisageait de s’y précipiter subitement, mais elle savait très bien que Balvéda n’en ferait rien ; peut-être désirait-elle seulement la voir tenter le tout pour le tout, ce qui lui permettrait à elle, Yalson, de lui tirer dessus et de s’en débarrasser une fois pour toutes.

Balvéda détourna son regard de l’étroit pont métallique et Horza ouvrit d’un coup les portes de la zone habitation.

Xoxarle fit rouler ses épaules. Les fils glissèrent légèrement et s’amassèrent par paquets.

L’humain qu’ils avaient laissé sur place pour monter la garde auprès de lui avait l’air fatigué ; peut-être même avait-il envie de dormir, mais Xoxarle se doutait bien que les autres ne resteraient pas longtemps absents. Il ne pouvait pas se permettre de trop avancer en besogne pour le moment, au cas où, en rentrant, le Métamorphe remarquerait le déplacement de ses liens.

De toute manière – même si ce n’était pas la conclusion la plus intéressante à laquelle pût aboutir la situation présente – il existait apparemment une forte possibilité pour que les humains ne trouvent jamais le calculateur intelligent-conscient qu’ils recherchaient tous. Auquel cas la meilleure ligne de conduite à adopter était la passivité totale. Il laisserait les petits hommes le ramener à leur vaisseau. Le dénommé Horza demanderait sans doute une rançon pour sa restitution ; d’ailleurs c’était certainement pour cela qu’on le laissait en vie, il venait de s’en rendre subitement compte.

Il se pouvait que la Flotte paie pour récupérer un de ses guerriers, même si sa famille à lui – qui, de toute façon, n’était pas riche – n’en avait pas le droit. Il ne savait plus très bien s’il avait envie de vivre, s’il devait racheter par de futurs exploits la honte de s’être fait prendre puis restituer contre rançon, ou bien faire son possible pour s’enfuir… ou mourir. C’était vers l’action qu’il se sentait le plus attiré ; l’action, c’était la vocation du guerrier. En cas de doute, agis.

Le vieil humain se leva de sa palette et la contourna. Il s’approcha suffisamment près de Xoxarle pour inspecter ses liens, mais sans beaucoup de soin. L’Idiran jeta un regard au fusil-laser, et ses grandes mains liées derrière son dos s’ouvrirent puis se refermèrent lentement sans même qu’il s’en rende compte.

Wubslin déboucha dans la salle de contrôle située à l’avant du train. Il ôta son casque et le posa sur le tableau de bord en s’assurant qu’il ne touchait aucune commande, puis constata qu’il prenait seulement appui contre une série de petits cadrans éteints. Il resta immobile au centre de la pièce en promenant autour de lui un regard fasciné.

Le train vibrait sous ses pieds. Cadrans, voyants, écrans et panneaux divers indiquaient bien que le train était prêt à partir. L’ingénieur fixa un panneau de commande situé face à deux énormes fauteuils, eux-mêmes disposés devant la partie avant du tableau de bord ; ensuite venait le vitrage blindé formant une partie du nez de l’engin. Au-delà s’ouvrait le tunnel, dont seules quelques petites ampoules murales dissipaient l’obscurité.

Cinquante mètres plus loin, un ensemble d’aiguillages complexe divisait les rails en deux tunnels distincts ; l’un partait tout droit – Wubslin y aperçut l’arrière du second train –, et l’autre s’incurvait pour contourner la zone entretien-réparation et rejoindre perpendiculairement la station suivante.

Wubslin tendit le bras par-dessus la console pour effleurer le vitrage et en éprouver la surface lisse et froide. Il sourit : c’était bien du verre, et non un écran. Il préférait cela. Les concepteurs de l’engin connaissaient les écrans holographiques, les supraconducteurs et la lévitation magnétique – puisqu’ils avaient utilisé toutes ces techniques dans leurs transtubes –, mais pour leur grand œuvre, ils n’avaient pas craint de s’en tenir à une technologie plus rudimentaire, mais moins fragile. C’était ainsi que le train comportait des vitrages blindés et roulait sur des rails en métal. Wubslin se frotta lentement les mains et examina tour à tour les nombreux instruments et manettes de contrôle.

— Pas mal, souffla-t-il.

Il se demanda s’il serait capable de deviner quels boutons commandaient l’ouverture des portes du wagon-réacteur.

Quayanorl atteignit la salle de pilotage.

Elle n’avait pas souffert. De haut en bas, du plancher au plafond, on y voyait successivement des pieds de fauteuils en métal, des tableaux de commande en surplomb, puis des plafonniers dispensant une vive lumière. Perclus de douleurs, marmonnant des mots sans suite, il se traînait sur le sol en s’efforçant de se rappeler pourquoi il avait fait tout ce chemin.

Il se reposa en appuyant sa joue contre le sol glacial de la cabine. Le train bourdonnait sous son visage et lui transmettait ses vibrations. L’engin était toujours vivant ; abîmé, certes – et, comme l’Idiran, il ne s’en remettrait jamais –, mais vivant. Ce dernier avait eu jusque-là quelque chose en tête, il le sentait confusément, mais quoi ? Cela lui échappait à présent. Il en aurait pleuré de frustration, mais n’avait même plus assez d’énergie pour cela.

Qu’est-ce que c’était ? se demandait-il (tandis que le train ronronnait). J’allais… j’allais faire… mais quoi ?

Unaha-Closp examina le wagon-réacteur. Il lui parut tout d’abord en grande partie inaccessible, mais le drone finit par trouver un accès par le biais d’une gaine de câbles.

La machine se promena çà et là dans le wagon en repérant le fonctionnement de l’ensemble : les déflecteurs absorbants abaissés destinés à empêcher la surchauffe de la pile ; la plaque d’uranium appauvri prévue pour protéger les fragiles organismes humanoïdes, le système d’évacuation de la chaleur canalisant cette dernière vers une batterie de petites cuves, où la vapeur produite alimentait des génératrices, qui à leur tour produisaient la force motrice des roues. Tout cela est d’un sommaire ! songea Unaha-Closp. Compliqué et sommaire à la fois. Tellement enclin à se détraquer, malgré tous leurs systèmes de sécurité !

Mais de toute façon, si les humains et lui avaient à se déplacer dans un véhicule tracté par ce genre de locomotive à vapeur nucléaire, ils utiliseraient l’énergie du système principal. Le drone tomba d’accord avec le Métamorphe : c’était de la folie, de la part des Idirans, que de vouloir remettre en marche toute cette antique ferraille.

— Et ils dormaient dans ces trucs-là ?

Yalson contemplait les filets suspendus. Ils se tenaient tous trois dans l’encadrement d’une porte donnant sur une vaste salle ; celle-ci avait dû servir de dortoir aux êtres depuis longtemps disparus qui travaillaient jadis dans le Complexe. Balvéda essaya un des filets. Ils ressemblaient à des hamacs dépliés, tendus entre des piquets alignés qui tombaient du plafond. Il pouvait y en avoir une centaine dans la pièce ; on aurait dit des filets de pêcheur mis à sécher.

— Je suppose qu’ils trouvaient cela confortable, dit Horza. (Il regarda autour d’eux. Aucun endroit où le Mental fût susceptible d’avoir trouvé refuge.) On continue, reprit-il. Allez, Balvéda, en route.

La jeune femme quitta son filet en le laissant animé d’un léger balancement, et se demanda s’il n’y avait pas quelque part des baignoires ou des douches en état de marche.

Il tendit les bras et agrippa le tableau de bord. Tirant de toutes ses forces, il réussit à hisser sa tête sur le siège. Puis il se servit des muscles de son cou et de son bras douloureux, affaibli, pour se soulever de terre. Là, il s’arc-bouta à nouveau et fit pivoter son torse. Une de ses jambes heurta le dessous du fauteuil ; il hoqueta de douleur et faillit retomber. Mais il avait réussi à se hisser sur le siège.

Il jeta un regard, par-delà les commandes groupées, au large tunnel qui s’ouvrait derrière le nez incliné du train ; ses parois noires étaient jalonnées de petites lumières. L’acier étincelant des rails s’enfonçait dans le lointain.

Quayanorl plongea son regard dans cet espace immobile et muet et éprouva une maigre sensation de triomphe, légèrement teintée d’amertume ; il venait de se rappeler la raison qui l’avait poussé à ramper jusqu’ici.

— Ça y est ? interrogea Yalson.

Ils se trouvaient dans la salle de contrôle, d’où on commandait les fonctions complexes de la station. Horza avait allumé quelques écrans, vérifié des chiffres, et était à présent assis devant un panneau de contrôle, où il se servait des télécaméras de la station pour balayer une dernière fois les couloirs, salles, tunnels, puits et autres cavernes. Perchée sur un autre siège colossal, Balvéda agitait ses jambes pendantes comme une petite fille dans un fauteuil d’adulte.

— Oui, ça y est, répondit Horza. On a passé en revue toute la station ; à moins de se cacher dans un des trains, le Mental n’est pas là.

Il activa les caméras des autres stations, en commençant par la 1. Il s’attarda sur la station 5, où il obtint une vue plongeante des quatre cadavres de medjels et de l’épave du canon rudimentaire qu’avait fabriqué le Mental, puis passa à la caméra fixée au plafond de la station 6…

Ils ne m’ont pas encore trouvé. Je ne les entends pas très bien. Seul me parvient l’écho de leurs pas infimes. Je sais qu’ils sont là, mais je n’arrive pas à deviner ce qu’ils font. Les aurais-je dupés ? J’avais repéré un détecteur de masse, mais son signal a disparu. Il y en a un autre. Ils l’ont ici, avec eux, mais il est impossible qu’il fonctionne correctement. Oui, bernés, peut-être ; est-ce le train qui me sauve ? Quelle ironie…

Ils ont pu capturer un autre Idiran. Je distingue au milieu de leurs pas un rythme différent. Se déplacent-ils tous à pied, ou quelques-uns par anti-g ? Comment ont-ils pénétré ici ? Se peut-il que ce soient les Métamorphes de la Surface ?

Je donnerais la moitié de ma capacité mémoire pour posséder un seul télédrone. Je suis caché, mais piégé. Je ne peux ni voir ni entendre comme je voudrais. Juste ressentir des choses. Et j’ai horreur de ça. Si seulement je savais ce qui se passe !

Quayanorl contemplait fixement les commandes devant lui. Xoxarle et lui avaient eu le temps de déterminer leur mode de fonctionnement avant l’arrivée des humains, du moins en partie. Maintenant, il fallait qu’il se souvienne de tout. Que faire en premier ? Il se pencha en avant, le bras tendu, et se balança dangereusement sur ce siège qui n’était pas fait pour les êtres de son espèce. Il actionna une série d’interrupteurs. Des voyants se mirent à clignoter, des déclics retentirent.

Il avait tellement de mal à se souvenir… Il effleura des leviers, des manettes, des boutons. Cadrans et affichages lumineux indiquèrent subitement de nouvelles données. Des écrans s’allumèrent, des chiffres se mirent à palpiter. On entendait des signaux sonores ténus, très haut dans l’aigu. Il avait l’impression de procéder correctement, mais comment en être sûr ?

Comme certaines commandes se trouvaient trop loin de lui, il dut pour les atteindre se vautrer à demi sur le tableau de bord en prenant bien garde à ne modifier aucun des réglages déjà effectués ; puis il se rejeta dans le fauteuil.

Le train était à présent parcouru d’un bourdonnement sourd ; l’Idiran le sentait vibrer. Les moteurs tournaient, l’air circulait en chuintant, les haut-parleurs émettaient des bips et des déclics. Il n’avait pas fait tout cela pour rien. Le train ne s’ébranlait pas encore, mais le moment fatidique se rapprochait.

Seulement, sa vue baissait sensiblement.

Il cilla, secoua la tête, mais son œil valide l’abandonnait. Tout devenait gris devant lui ; il devait se concentrer sur les commandes, les écrans. Les lumières murales du tunnel, qui s’enfonçaient dans les ténèbres au-devant, lui paraissaient moins brillantes. Il aurait pu attribuer cela à une baisse de tension dans l’alimentation du Complexe, mais savait très bien que c’était autre chose. Son crâne lui faisait mal, quelque part à l’intérieur. C’était sans doute dû à la position assise : le sang refluait dans la partie inférieure de son corps.

De toute façon, ce serait bientôt la fin ; il en accélérait même la venue. Mais maintenant, il était de plus en plus urgent de poursuivre sa tâche. Il enfonçait des boutons, basculait des leviers. Le train aurait dû bouger, s’animer ; pourtant il demeurait immobile.

Qu’avait-il omis de faire ? Il se tourna du côté où il n’y voyait plus ; des panneaux lumineux clignotants lui apparurent brusquement. Ah, oui : les portes. Il actionna les commandes adéquates et perçut un bruit de roulement ; la plupart des affichages lumineux cessèrent de palpiter, mais pas tous. Certaines portes devaient être coincées. Il actionna un autre instrument permettant de passer outre cette mesure de sécurité. Les écrans s’éteignirent.

Il fit une nouvelle tentative.

Lentement, comme un animal qui s’étire après une longue période d’hibernation, sur trois cents mètres le train du Complexe de Commandement frémit tandis que ses wagons se serraient quelque peu les uns contre les autres, puis au contraire se ménageaient du mou, bref, s’apprêtaient à partir.

Quayanorl sentit cet imperceptible ébranlement et eut envie d’éclater de rire. Ça avait marché ! Sans doute avait-il mis trop de temps, sans doute était-il trop tard, mais au moins, il avait rempli la mission qu’il s’était donnée, alors que tout était contre lui et qu’il souffrait le martyre. Il avait pris le contrôle de la grande bête d’argent, et avec encore un tout petit peu de chance, il donnerait à réfléchir aux humains. Et il ferait voir à la Bête de la Barrière ce qu’il pensait de son précieux monument.

D’un geste nerveux, craignant qu’au dernier moment quelque chose refuse de fonctionner après tous ces efforts, toutes les souffrances qu’il avait endurées, il saisit le levier dont Xoxarle et lui avaient décidé qu’il commandait l’alimentation des moteurs principaux et le poussa au dernier cran du mode Démarrage. Le train trépida, gémit mais ne partit pas.

L’œil unique de l’Idiran, qui n’y voyait plus qu’en gris, se mit à pleurer et fut bientôt noyé de larmes.

Le train eut un sursaut ; un bruit de métal froissé s’éleva à l’arrière. L’Idiran fut presque jeté au bas de son siège. Il dut en agripper les bords, puis se pencher et reprendre en main le levier d’alimentation qui menaçait de revenir en position Arrêt. Dans sa tête s’enflait un rugissement ; il tremblait d’épuisement et d’excitation. Il bascula de nouveau le levier.

Les décombres bloquaient une porte en position ouverte. Des appareils à soudure étaient restés suspendus sous le wagon du réacteur. Des bandes métalliques arrachées à la coque du train gisaient déployées çà et là, tels les poils tombés d’une pelisse mal entretenue. Des débris entassés jonchaient les rails de part et d’autre des portiques d’accès et, en se détachant, l’une des passerelles – celle sous laquelle Xoxarle était resté enseveli quelque temps – avait défoncé tout un flanc de wagon.

Geignant et protestant comme si ses propres amorces de mouvement étaient aussi douloureuses que celles de Quayanorl, le train se mut de nouveau vers l’avant. Les roues avancèrent d’un quart de tour, puis s’immobilisèrent : la passerelle tombée restait coincée contre le portique d’accès. Un gémissement s’échappa des moteurs. Dans la cabine de pilotage s’élevèrent des sirènes d’alarme, presque trop aiguës pour des oreilles d’Idiran. Des affichages lumineux clignotaient, des aiguilles entraient dans le rouge, des écrans s’emplissaient de données.

La passerelle commença à s’arracher du train, froissant la tôle et creusant une tranchée aux bords irréguliers dans le flanc du wagon à mesure que le train se poussait lentement vers l’avant.

Quayanorl regarda se rapprocher l’orée du tunnel.

De nouveaux décombres s’écrasèrent en crissant contre le portique avant. Sous le wagon-réacteur, le banc de soudure racla le sol lisse jusqu’à atteindre le rebord en pierre d’une cavité d’inspection ; là, il se coinça, se brisa, puis tomba à grand fracas au fond du trou. Le train poursuivit sa pénible progression.

Dans un craquement déchirant, la passerelle prise dans l’échafaudage arrière se détacha et tomba ; les tubages d’aluminium et d’acier se rompirent en arrachant le revêtement d’aluminium et de plastique du train où ils étaient fixés. Un coin de la passerelle s’engagea sous le train et recouvrit un rail ; les roues hésitèrent au moment de passer par-dessus, les attaches qui reliaient les voitures les unes aux autres se tendirent au maximum, puis l’élan lentement accumulé du véhicule finit par l’emporter et ce dernier franchit l’obstacle. Il se cabra, son châssis se contracta, mais les roues s’engagèrent sur le métal tombé et retombèrent bruyamment de l’autre côté avant de poursuivre leur chemin sur les rails. Les roues suivantes le franchirent à grand bruit, mais sans même marquer de pause.

Quayanorl s’enfonça dans son siège. Le tunnel venait à la rencontre du train et paraissait l’avaler ; la station ne fut bientôt plus visible. Deux murailles sombres défilaient doucement de chaque côté de la cabine de pilotage. Le train frémissait toujours, mais gagnait progressivement de la vitesse. Une succession de détonations et de chocs apprirent à Quayanorl que, derrière lui, les voitures suivaient tant bien que mal, glissant sur leurs rails luisants entre les amas de décombres et les portiques démolis, et s’éloignant de la station dévastée.

La première voiture quitta la station au pas, la deuxième un peu plus vite ; le wagon-réacteur filait déjà à petite allure, et la dernière voiture passa à la vitesse d’un homme qui s’élance.

La fumée parut vouloir suivre le train en partance, puis revint lentement dans la gare et finit par s’élever à nouveau vers le plafond.

… Dans la station 6, celle où ils s’étaient battus, celle où Dorolow et Neisin s’étaient fait tuer et où on avait laissé pour mort le second Idiran, la caméra était hors service. Horza appuya plusieurs fois sur l’interrupteur qui la commandait, mais l’écran demeura obstinément noir. Un témoin de panne se mit à clignoter. Horza passa rapidement en revue les images en provenance des autres stations, puis éteignit le moniteur.

— Ma foi, on dirait que tout va bien, fit-il en se relevant. Retournons au train.

Yalson mit Wubslin et le drone au courant ; Balvéda se laissa glisser au bas de son énorme siège et prit la tête du petit cortège. Tous trois sortirent de la salle des commandes.

Derrière eux, un moniteur d’alimentation – un des premiers que Horza ait allumés – signalait une formidable déperdition d’énergie dans les circuits d’approvisionnement des locomotives, indiquant que, quelque part dans les tunnels du Complexe, un train entrait en mouvement.

13. Le Complexe de Commandement : terminus

— Il arrive qu’on interprète à l’excès sa propre situation. Il me revient en mémoire le cas d’une espèce qui s’opposa jadis à nous. Oh, c’était il y a bien longtemps ; nul n’avait encore ne serait-ce que songé à moi. Ils avaient la suffisance de prétendre que la galaxie leur appartenait, et justifiaient cette hérésie en arguant d’une croyance blasphématoire de nature morphologique. C’étaient des créatures aquatiques dont le cerveau et les organes majeurs étaient logés dans un gros tronc central, d’où rayonnaient plusieurs bras ou tentacules. Ces derniers étaient épais côté tronc, effilés aux extrémités, et bordés de ventouses. Et leur dieu aquatique était censé avoir créé la galaxie à leur image.

« Vous comprenez ? Cette conviction venait du fait que leur corps comportait une ressemblance grossière avec l’œil grandiose qui est notre demeure à tous – ils poussaient même l’analogie jusqu’à comparer leurs ventouses aux amas globulaires – et leur appartenait donc en propre. Malgré l’absurdité de cette superstition païenne, ces créatures étaient prospères et puissantes ; elles représentaient en fait de fort respectables adversaires.

— Hmm…, fit Aviger. (Sans relever les yeux, il demanda :) Comment s’appelaient-elles ?

— Euh…, répondit Xoxarle de sa voix grondante. Leur nom… (L’Idiran réfléchit.) Les Fanch, je crois.

— Jamais entendu parler.

— Ça ne m’étonne pas, ronronna Xoxarle. Nous les avons anéanties.

Yalson vit Horza regarder fixement par terre, non loin des portes donnant sur la station. Sans cesser de surveiller Balvéda, elle s’enquit :

— Qu’est-ce que tu as trouvé ?

Horza secoua la tête, se baissa comme pour ramasser sa trouvaille, puis interrompit son geste.

— On dirait un insecte, fit-il d’un ton incrédule.

— Ah oui ? dit Yalson, peu impressionnée par cette découverte.

Balvéda se rapprocha afin de jeter un coup d’œil, et l’arme de Yalson suivit le mouvement. Horza se remit à secouer la tête en regardant l’insecte détaler sur le sol du tunnel.

— Ça alors, mais qu’est-ce qu’il peut bien faire ici ?

Entendant cela, Yalson fronça les sourcils ; elle décelait une nuance de panique dans la voix de son compagnon.

— Il est sans doute arrivé là avec nous, remarqua Balvéda en se redressant. Je parie qu’il a voyagé clandestinement sur la palette ou sur une combi.

Horza écrasa du poing la minuscule créature et la réduisit en une bouillie qui s’étala sur la roche sombre. Balvéda ne cacha pas sa surprise. Quant à Yalson, son air soucieux s’accentua. Horza contempla la tache sur le sol du tunnel, essuya son gant, puis releva sur les deux femmes un regard contrit.

— Désolé, dit-il à Balvéda d’un air un peu gêné. Je n’ai pas pu m’empêcher de repenser à cette mouche, à bord du Finalités de l’Invention… En fait, c’était une de vos petites bêtes à vous, tu te souviens ?

Sur quoi il se releva et s’éloigna précipitamment en direction de la station. Balvéda hocha la tête en fixant la petite marque par terre.

— Ma foi, déclara-t-elle en haussant un sourcil, il y avait certainement d’autres moyens de prouver son innocence.

Xoxarle regarda les trois humains, un mâle et deux femelles, revenir dans la gare.

— Toujours rien, petit homme ? demanda-t-il.

— Beaucoup de choses au contraire, Chef de section, rétorqua Horza en montant vérifier les liens de l’Idiran.

Celui-ci poussa un grognement.

— Ils sont encore un peu trop serrés, allié.

— Quel dommage ! Tâchez donc de vider votre cage thoracique.

— Ha !

Xoxarle rit et crut que l’homme avait deviné ses intentions. Mais l’autre se détourna et dit au vieil homme qui le gardait :

— Aviger, on monte dans le train. Tiens compagnie à notre ami ici présent ; et tâche de ne pas t’endormir.

— Aucun risque, il jacasse sans arrêt, grogna le vieux.

Les trois humains pénétrèrent dans le train. Xoxarle continua de parler.

Dans un des wagons, ils trouvèrent des écrans allumés affichant des cartes du Monde de Schar à l’époque où le Complexe avait été construit ; on y voyait les continents de la planète, avec leurs États et leurs villes ; sur l’un des écrans apparaissaient des cibles, sur l’écran voisin – dans un autre État – des silos à missiles et des bases aériennes ou navales appartenant aux concepteurs du Complexe.

On distinguait également deux calottes polaires de petite taille, mais le reste de la planète comportait des steppes, des savanes, des déserts, des forêts et des jungles. Balvéda formula le désir de s’attarder pour étudier les cartes, mais Horza l’entraîna et lui fit franchir une autre porte donnant vers l’avant du train. Au passage, il éteignit les projecteurs ; le bleu des océans, le vert, le jaune, l’orange ou le marron des terres ainsi que l’azur des rivières et le rouge des villes et des voies de communication… toutes ces couleurs éclatantes s’engloutirent progressivement dans un brouillard grisâtre.

Tiens tiens.

De nouveaux visiteurs dans le train. Trois, je pense. Ils remontent vers l’avant. Que faire ?

Xoxarle emplit sa cage thoracique, puis la vida. Il banda ses muscles et les fils glissèrent sur ses plaques de kératine. Il s’interrompit en voyant que son gardien venait lui jeter un coup d’œil de plus près.

— Votre nom, c’est bien Aviger, n’est-ce pas ?

— C’est celui qu’on me donne, en effet.

L’homme se planta devant l’Idiran et l’examina de bas en haut en commençant par ses trois pieds à trois orteils en plaque pour remonter le long de ses colliers de chevilles circulaires, ses genoux à l’aspect rembourré, sa massive ceinture de plaques pelviennes puis son torse plat, et parvint enfin à la grosse tête du chef de section, dont le visage s’inclinait vers lui.

— Peur que je me sauve ? tonna Xoxarle.

Aviger haussa les épaules et serra un peu plus fort son arme.

— Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ? Moi aussi je suis prisonnier ici. Ce malade nous a tous pris au piège dans ces souterrains. Personnellement, j’aimerais rentrer. Ce n’est pas ma guerre à moi, ici.

— Attitude très sensée. Si seulement les humains étaient plus nombreux à comprendre ce qui est à eux et ce qui ne l’est pas ! Surtout en matière de guerre.

— Ouais, eh bien moi, ça m’étonnerait qu’on soit plus malin chez vous.

— Bon, disons que nous sommes différents.

— Dites ce que vous voulez. (Aviger contempla à nouveau le grand corps de l’Idiran, et reprit en s’adressant à sa poitrine :) Ce que j’aimerais, moi, c’est que chacun s’occupe de ses affaires. Mais rien ne change jamais, alors… Tout ça finira mal.

— Je trouve que vous n’avez pas vraiment votre place ici, Aviger, commenta Xoxarle en hochant lentement la tête d’un air sagace.

L’autre haussa les épaules et répondit sans lever les yeux :

— À mon avis, aucun d’entre nous n’a rien à faire ici.

— Les braves sont à leur place partout où ils le veulent, répliqua l’Idiran sur un ton légèrement plus dur.

Aviger contempla alors sa grosse face sombre.

— Ma foi, vous n’êtes pas très bien placé pour dire ce genre de chose, il me semble.

Sur ces mots, il tourna les talons et regagna la palette. Sans le quitter des yeux, Xoxarle se mit à faire rapidement vibrer sa poitrine, tour à tour contractant puis relâchant ses muscles. Les fils qui le maintenaient glissèrent encore un peu. Derrière son dos, il sentit les liens se détendre imperceptiblement autour d’un de ses poignets.

Le train prenait de la vitesse. Comme les écrans et les cadrans lui semblaient assombris, il regardait plutôt les lumières du tunnel. Elles avaient commencé par défiler doucement derrière les vitres latérales de la grande salle de contrôle, plus lentes que le flux et le reflux paisibles de son souffle.

Mais maintenant, deux ou trois lumières avaient le temps de passer à chacune de ses respirations. Le mouvement du train exerçait une légère pression sur son dos, le renfonçait doucement dans son fauteuil et l’y ancrait. Son sang – en petite quantité seulement – avait séché sous lui et le maintenait collé sur son siège. Sa mission était accomplie, il en était certain. Il ne lui restait plus qu’une seule chose à faire. Il examina le tableau de bord en maudissant les ténèbres qui s’amassaient peu à peu au fond de son œil valide.

En cherchant le coupe-circuit du système de freinage prévu en cas de collision, il tomba sur le bouton commandant les feux avant. Ce fut comme un modeste don du ciel : au-devant de l’engin, le tunnel s’illumina d’un coup. La double paire de rails se mit à scintiller, et il distingua au loin, sur les parois, d’autres jeux d’ombres et de reflets lumineux marquant l’emplacement des portes antisouffle ou bien l’orée de tubes d’accès qui partaient en diagonale rejoindre les tunnels piétons.

Il y voyait de moins en moins, mais se sentait un peu plus à l’aise maintenant qu’il distinguait l’extérieur. Il craignit tout d’abord – mais de façon distante, toute théorique – que les feux alertent les humains, en admettant que, par chance, ceux-ci soient encore dans la gare. Mais en fin de compte, cela ne faisait guère de différence. L’air que le train poussait devant lui dans le conduit les avertirait bien assez tôt de son arrivée. Il souleva un panneau situé près du levier d’alimentation et inspecta l’intérieur.

En proie à un léger vertige, il avait tout à coup très froid. Il examina le coupe-circuit puis se pencha en avant, coincé entre le bord du siège et celui de la console. Le sceau de sang se rompit sous lui, et il se remit à saigner. Alors il poussa son visage contre le levier, puis agrippa la manette de sécurité commandant le circuit de freinage d’urgence avec son unique main valide, qu’il cala de manière à l’empêcher de glisser. Cela fait, il resta immobile, couché sur le tableau de bord.

Malgré sa position, il avait toujours l’avant du train dans son champ de vision. Les lumières se succédaient plus rapidement, maintenant. Le doux tangage du train le berçait. Le rugissement s’affaiblissait dans ses oreilles tandis que sa vue baissait encore, que la station s’éloignait, s’évanouissait derrière lui, et que de chaque côté du train, le courant lumineux s’accélérait progressivement.

Il n’avait aucun moyen d’estimer le temps qui lui restait. Il avait mis le processus en route, il avait fait de son mieux. On ne pouvait plus rien lui demander – enfin.

Il ferma son œil unique, juste histoire de prendre un peu de repos.

Le train le berçait.

— Génial ! annonça Wubslin tout sourire lorsque Horza, Yalson et Balvéda entrèrent dans la cabine de pilotage. Il est prêt à partir ! Tout marche parfaitement !

Pas la peine de faire dans ta culotte, le rabroua Yalson en regardant Balvéda prendre un siège avant de l’imiter. On devra peut-être emprunter les transtubes pour se déplacer.

Horza enclencha quelques boutons et lut les indications fournies par les divers circuits du train. Il dut donner raison à Wubslin : le train était fin prêt.

— Où est ce fichu drone ? demanda-t-il à Yalson.

— Allô, drone ? Unaha-Closp ? fit-elle dans le micro de son casque.

— Quoi encore ? répondit l’interpellé.

— Où es-tu ?

— J’examine de près cette antique collection de matériel roulant. Finalement, je crois bien que ces trains sont encore plus anciens que votre vaisseau.

— Dis-lui de nous rejoindre, reprit Horza. (Puis, regardant Wubslin :) Tu as inspecté le train tout entier ?

Au moment où Yalson transmettait la consigne au drone, l’ingénieur répondit :

— Sauf le wagon-réacteur ; il y a des coins où je n’ai pas pu accéder. Où sont les boutons qui commandent les portes ?

Horza les chercha quelques instants du regard en se remémorant la disposition des différents instruments de contrôle.

— Là, indiqua-t-il enfin en montrant du doigt une série de poussoirs et de cadrans lumineux à côté de Wubslin, qui se mit à les étudier.

Ainsi on lui donnait l’ordre de rentrer, on exigeait son retour ! Comme un esclave, un de ces medjels exploités par les Idirans, une vulgaire machine ! Eh bien, on allait voir.

Unaha-Closp avait lui aussi trouvé des cartes-écrans dans le train stationné à l’entrée du tunnel. Le drone se suspendit dans les airs au niveau des taches colorées qui se dessinaient sur le plastique rétroéclairé. Il actionna les commandes au moyen de ses champs manipulateurs et alluma plusieurs petites rangées de voyants marquant l’emplacement des cibles des deux camps, les principales villes et les installations militaires.

Toutes choses depuis longtemps réduites en poussière ; et dire que cette précieuse civilisation humanoïde avait été intégralement écrasée, répandue sous les glaciers ou emportée par les vents, les embruns et la pluie, puis prise dans les glaces – oui, une civilisation entière. Tout ce qui restait d’elle, c’était ce pathétique labyrinthe-tombeau.

Ah, elle était belle, leur humanité – quel que soit le terme employé par ces gens pour se définir eux-mêmes !… Il ne restait plus que leurs machines. Mais les autres, cela leur servirait-il de leçon ? Déchiffreraient-ils, dans cette boule de roc gelé, le message qu’elle était censée transmettre ? Il était permis d’en douter.

Laissant derrière lui les écrans allumés, Unaha-Closp quitta le train et s’engouffra dans le tunnel en direction de la station. Les souterrains avaient beau être éclairés, il y régnait toujours une température très basse, et le drone vit une espèce de cruauté sans âme dans la dure lumière jaune-blanc qui tombait à flots du plafond et des murs ; on aurait dit un éclairage de salle d’opération ou de salle de dissection.

La machine longea les tunnels en songeant que cette cathédrale de ténèbres était devenue une espèce d’arène vitrifiée, un vaste creuset d’expérimentation.

Xoxarle était toujours ligoté à sa poutrelle. Le regard qu’il jeta à Unaha-Closp en le voyant émerger du tunnel déplut fortement au drone ; celui-ci ne sut pas interpréter l’expression faciale de la créature – en avait-elle seulement ? – mais quelque chose lui mit vaguement la puce à l’oreille. Sur le moment, il avait eu l’impression que le prisonnier venait de s’immobiliser brusquement, pour ne pas se faire prendre en flagrant délit.

Depuis l’entrée du tunnel, le drone vit Aviger lever les yeux vers lui, assis sur sa palette, puis les détourner presque aussitôt sans même se donner la peine de le saluer d’un geste.

Le Métamorphe et les deux femmes se trouvaient dans la cabine de pilotage du train en compagnie de Wubslin. En les apercevant, Unaha-Closp partit vers les passerelles d’accès et la portière la plus proche. Là, il marqua une pause. L’air bougeait faiblement ; c’était imperceptible, mais indéniable. Il le sentait très bien.

Sans doute des circuits automatiques qui, depuis le rétablissement du courant, amenaient l’air de la surface ou le faisaient circuler dans des unités de purification atmosphérique.

Unaha-Closp monta dans le train.

— Quelle déplaisante petite machine ! dit Xoxarle à Aviger.

Le vieil homme acquiesça vaguement. La créature avait remarqué qu’Aviger la regardait moins quand elle lui parlait, comme si le son de sa voix rassurait son gardien en lui confirmant que l’Idiran était toujours attaché à la même place et qu’il se tenait tranquille. Par ailleurs, ses discours – appuyés de mouvements de tête en direction de l’humain, de haussements d’épaules occasionnels et de petits rires – lui donnaient un prétexte pour faire peu à peu glisser ses liens. Alors il parlait. Avec un peu de chance, les autres resteraient un bon moment dans le train et il réussirait à se libérer.

Il leur ferait passer un sale quart d’heure, s’il parvenait à s’enfuir dans les tunnels… armé !

— Elles devraient pourtant être ouvertes, disait Horza. (À en croire les indications du tableau de bord, les portières de la voiture-réacteur n’étaient pas verrouillées.) Tu es sûr d’avoir fait ce qu’il faut ? reprit-il en regardant l’ingénieur.

— Naturellement, répliqua celui-ci, l’air vexé. Je connais quand même le fonctionnement d’un certain nombre de systèmes de verrouillage. J’ai essayé de faire tourner la molette, mais elle se desserre ; je sais, mon bras ne marche pas très bien, mais… Enfin, ça aurait dû s’ouvrir.

— Sans doute une panne, remarqua Horza.

Il se redressa et regarda vers l’arrière du train, comme si ses yeux pouvaient percer les cent mètres de plastique et de métal qui le séparaient du wagon-réacteur.

— Hmm…, reprit-il. Tu crois qu’il y a assez de place là-dedans pour le Mental ?

Wubslin détacha son regard du tableau de bord.

— Ça ne me serait pas venu à l’idée.

— Je suis là, lança le drone sur un ton de défi en franchissant le seuil de la cabine. Que voulez-vous encore de moi ?

— Tu as mis un temps fou à inspecter l’autre train, déclara Horza.

— J’ai procédé minutieusement. Plus que vous, si j’ai bien entendu ce que vous disiez à l’instant. Où peut-il bien rester assez de place pour que le Mental s’y cache ?

— Dans le wagon-réacteur, l’informa Wubslin. Je n’ai pas pu franchir certaines portes. Horza dit que, d’après les indicateurs, elles devraient être ouvertes.

— Si je comprends bien, il faut que j’aille y jeter un coup d’œil ? demanda Unaha-Closp en se retournant vers Horza.

— Si ce n’est pas trop te demander, oui, acquiesça le Métamorphe.

— Mais non, mais non, rétorqua le drone d’un ton hautain en repassant la porte. Laissez, je m’en occupe. Je commence à adorer qu’on me donne sans arrêt des ordres.

Sur ces mots, il traversa le wagon de tête et partit en direction du réacteur.

Balvéda contempla, de l’autre côté de la vitre blindée, l’arrière du train stationné devant eux, celui que le drone venait de fouiller.

— Si le Mental se cachait dans la voiture-réacteur, dit-elle en tournant lentement la tête vers le Métamorphe, est-ce qu’il apparaîtrait sur ton détecteur de masse ? Ou bien est-ce qu’il se confondrait avec la trace de la pile ?

— Comment veux-tu que je le sache ? Je ne suis pas un expert en combis, surtout quand elles sont endommagées.

— Je te trouve bien confiant de déléguer le drone, remarqua la femme de la Culture avec un petit sourire.

— Je ne fais que l’envoyer en éclaireur, Balvéda, répondit-il en se détournant pour se concentrer à nouveau sur les commandes.

Il surveillait les écrans, les cadrans, les compteurs, les mesures et les indications perpétuellement changeantes, dans l’espoir de comprendre ce qui clochait dans le wagon-réacteur, s’il y avait bien un problème à ce niveau-là. Mais tout semblait normal, pour autant qu’il puisse en juger, encore qu’il se soit moins familiarisé avec le réacteur qu’avec les autres éléments du train durant son séjour sur le Monde de Schar.

— Bon, intervint Yalson en faisant pivoter son siège de manière à poser les pieds sur le tableau de bord. (Elle enleva son casque.) Et qu’est-ce qu’on fait si on ne trouve pas de Mental dans le wagon-réacteur ? On part faire un peu de tourisme à bord de cet engin, on prend le transtube, ou quoi ?

— À mon avis, il ne serait pas très judicieux de prendre un des trains du circuit principal, répondit Horza en jetant un coup d’œil à Wubslin. Je pensais vous laisser tous ici et faire le tour du Complexe par transtube en tentant de repérer le Mental à l’aide du détecteur de masse. Ce ne serait pas très long, même en faisant deux fois le périple pour couvrir les deux voies ferrées qui relient les stations. Comme les transtubes n’ont pas de réacteurs, le détecteur ne capterait pas de faux échos qui viennent interférer avec ses propres mesures.

Assis face aux commandes principales du train, Wubslin avait l’air abattu.

— Alors pourquoi ne pas tous nous renvoyer au vaisseau ? interrogea Balvéda.

— Balvéda, tu n’es pas là pour faire des suggestions.

— J’essayais seulement de me rendre utile, fit l’agent de la Culture en haussant les épaules.

— Et si tu ne trouves rien ? s’enquit Yalson.

On retourne au navire, répondit-il en secouant la tête. C’est tout ce qu’il nous restera à faire. Wubslin pourra y examiner le détecteur de masse de ma combi et, suivant ce qu’il trouvera, on reviendra ou on ne reviendra pas. Maintenant qu’il y a du courant, ça ne nous prendrait pas longtemps, on ne serait pas obligés de tout faire à pied.

— Dommage, émit Wubslin en tripotant les manettes, qu’on ne puisse même pas prendre ce train pour revenir à la station 4, à cause de celui qui nous barre la route dans la 6.

— On peut sans doute le déplacer aussi, lui dit Horza. Si on utilise les trains du circuit principal, qu’on aille dans un sens où dans l’autre il nous faudra de toute façon manipuler les aiguillages.

— Bon, si c’est comme ça… (L’air rêveur, Wubslin reporta son regard sur les commandes.) C’est l’accélérateur, ça ?

Horza éclata de rire, croisa les bras et regarda l’ingénieur en souriant.

— Oui. On verra plus tard si on peut se permettre une petite balade.

Il se pencha et désigna deux ou trois autres manettes à Wubslin, en lui montrant comment préparer le train au départ. Suivit un échange de gestes, de paroles et d’acquiescements muets.

Yalson se tortillait impatiemment sur son siège. Au bout d’un moment, elle tourna la tête vers Balvéda. Celle-ci contemplait Horza et Wubslin en souriant ; sentant son regard, la femme de la Culture haussa les sourcils et lui adressa un sourire encore plus franc accompagné d’un léger mouvement de tête indiquant les deux hommes. À contrecœur, Yalson lui rendit son sourire et déplaça légèrement son arme.

Les lumières défilaient à toute allure et dessinaient dans la cabine un motif lumineux palpitant, stroboscopique. Il le savait : il avait ouvert l’œil et distingué tout cela.

Il lui avait fallu rassembler toutes ses forces pour soulever cette unique paupière. Il s’était momentanément laissé aller à somnoler. Il ne savait pas combien de temps, mais il se rendait compte qu’il avait dormi. Il souffrait moins. Sans doute parce qu’il était resté assez longtemps immobile ; son grand corps brisé s’inclinait en travers de ce siège conçu pour des créatures différentes de lui. La tête sur le panneau de contrôle, la main coincée par le petit volet, il avait les doigts collés contre le levier du coupe-circuit situé en dessous.

Comme c’était reposant ! C’était même indiciblement doux, après cette abominable progression à plat-ventre, à la fois dans le train et dans le tunnel de sa propre souffrance.

Le mouvement du train avait changé. Il continuait de le bercer, mais à un rythme un peu plus soutenu maintenant, et une vibration nouvelle s’y était ajoutée, pareille à un cœur emballé. À présent, il lui semblait même l’entendre. Le bruit du vent soufflant dans ces cavernes enfouies au plus profond de la terre, très loin sous les neiges fouettées par le blizzard. Ou alors, c’était le produit de son imagination. Il aurait été bien en peine de le dire.

Il avait l’impression d’être redevenu enfant, de partir en voyage avec ses camarades de classe sous la garde de leur vieux Querlmentor ; bercé, il allait s’endormir, glisser dans un sommeil bienheureux dont il sortirait de temps en temps, tout engourdi.

Il ne cessait de se répéter : J’ai fait tout ce que j’ai pu. Ce n’est peut-être pas suffisant, mais j’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir. Il y trouvait une certaine consolation.

Comme le reflux de la douleur, cela l’apaisait ; comme le balancement du train, cela le rassérénait.

Il referma son œil unique. Le noir aussi lui procurait du réconfort. Il ignorait totalement quelle distance il avait parcourue, et commençait à penser que cela n’avait aucune importance ; tout à coup, il oubliait le but de ses actes. Mais là encore, quelle importance ? Il les avait accomplis ; tant qu’il ne bougeait pas, rien ne comptait. Rien.

Les portes étaient effectivement bloquées en position fermée, comme dans l’autre train. Le drone exaspéré projeta un champ de force contre une des portes du wagon-réacteur et fut rejeté en arrière par le contrecoup.

La porte n’était même pas éraflée.

Aïe, aïe, aïe !

Obligé de se rabattre une nouvelle fois sur les passages étroits et les gaines de câbles, Unaha-Closp fit demi-tour et emprunta un couloir assez court avant de se laisser tomber dans une trappe d’inspection sous le plancher du premier étage.

Naturellement, c’est toujours moi qui me coltine tout le boulot. J’aurais dû m’en douter. Au fond, ce que je fais pour ce fumier revient à traquer une machine comme moi. Je devrais faire tester mes circuits. J’ai bien envie de ne rien lui dire, même si je tombe sur le Mental quelque part dans ce train. Ça lui apprendrait.

Le drone releva le volet d’inspection et s’enfonça dans l’espace étroit et sombre qui s’étendait juste sous le plancher. Le sas se referma en chuintant derrière lui, le coupant de sa source lumineuse. Le drone envisagea de remonter l’ouvrir, mais se dit : Il va sûrement se refermer aussitôt, automatiquement ; je vais perdre patience et l’abîmer, ce qui serait en fin de compte inutile et mesquin. Il s’abstint donc ; ce genre de comportement, c’était bon pour les humains.

Alors il s’engagea dans le conduit et partit vers l’arrière du train dans l’intention de se faufiler sous le réacteur.

L’Idiran déblatérait toujours. Aviger l’entendait sans l’écouter, et le voyait du coin de l’œil sans vraiment le regarder. Il contemplait distraitement son arme en chantonnant vaguement et en se demandant ce qu’il ferait si – par un quelconque hasard – il découvrait lui-même le Mental. Par exemple, si les autres se faisaient tuer et s’il restait seul avec cet engin. Les Idirans paieraient, sans doute une jolie somme pour le récupérer. La Culture aussi, d’ailleurs. Et elle avait de l’argent, même si ses citoyens étaient censés ne pas s’en servir dans la vie de tous les jours.

Rêveries que tout cela, mais, étant donné la situation, il pouvait arriver n’importe quoi. On ne savait jamais comment les choses pouvaient tourner. Il achèterait des terres : une île sur une jolie planète bien tranquille, par exemple. Il subirait un rétrotraitement anti-âge, élèverait une race d’animaux coûteux et fréquenterait les riches par l’intermédiaire de ses relations. Ou bien il embaucherait quelqu’un pour se charger du gros travail ; quand on avait de l’argent, ce genre de chose devenait possible. Tout devenait possible.

L’Idiran parlait toujours.

Il avait pratiquement réussi à dégager une main. C’était tout ce qu’il pouvait faire pour l’instant, mais peut-être parviendrait-il plus tard à tortiller son bras et à le libérer ; c’était de plus en plus facile. Il y avait un bon moment que les humains étaient dans le train ; combien de temps y resteraient-ils encore ? La petite machine était arrivée après les autres. Il l’avait vue juste à temps sortir du tunnel ; comme il n’ignorait pas qu’elle y voyait mieux que lui, il avait cru un temps qu’elle avait vu bouger le bras qu’il essayait de libérer, du côté opposé à son gardien. Mais la machine avait à son tour disparu dans le train, il n’était rien arrivé. L’Idiran ne cessait de surveiller Aviger pour s’assurer qu’il n’avait rien remarqué. Mais le vieil homme semblait perdu dans ses rêves. Alors Xoxarle continua de discourir, de déclamer dans le vide le récit des anciennes victoires idiranes.

Sa main était presque libre.

Quelques grains de poussière s’échappèrent d’une poutrelle située juste au-dessus de lui, à environ un mètre au-dessus de sa tête, et, au lieu de tomber en pluie dans l’air quasi immobile, s’éloignèrent quelque peu de l’Idiran. Celui-ci regarda à nouveau le vieil homme et tira sur les fils qui maintenaient son autre main. Allez, détache-toi !

Unaha-Closp dut marteler à grands coups l’angle d’un virage pour se frayer un passage dans le boyau exigu qu’il voulait emprunter. Ce n’était même pas un conduit d’aération, mais une simple gaine à câbles. Qui menait toutefois au compartiment du réacteur. La machine vérifia ses données sensorielles : même taux de radiations ici que dans l’autre train.

Elle se coula de force dans le léger creux qu’elle avait pratiqué dans la gaine et s’enfonça dans les entrailles de métal et de plastique du wagon silencieux.

J’entends quelque chose. Quelque chose vient, en dessous de moi…

Les lumières formaient maintenant une ligne continue et défilaient trop vite, de part et d’autre du train, pour que l’œil les distinguât individuellement. Au-devant du train, au bout des rails, elles se détachaient parfois les unes des autres à la faveur d’un virage, ou encore au bout d’une ligne droite, puis s’enflaient, se rejoignaient et passaient en trombe derrière les vitres telles des étoiles filantes dans la nuit.

Le train avait mis longtemps pour atteindre sa vitesse maximale ; pendant de longues minutes il avait lutté contre l’inertie de ses milliers de tonnes. Mais il y était arrivé et fonçait aussi vite qu’il pouvait, précédé d’une colonne d’air et accompagné d’un hurlement déchirant tel que n’en avaient encore jamais connu les tunnels – ses wagons endommagés offraient une résistance anormale ou éraflaient au passage les saillies des portes antisouffle, avec pour effet de réduire quelque peu sa vitesse mais d’amplifier considérablement le vacarme.

Le rugissement des moteurs emballés et des roues tournant à toute vitesse, des wagons éventrés hérissés de métal où l’air s’engouffrait se répercutait sur les parois, le plafond, les consoles, le plancher et la baie vitrée inclinée.

L’œil de Quayanorl était clos. Dans ses oreilles, des membranes battaient sous l’impact du fracas, mais le message n’était plus transmis à son cerveau. À voir sa tête rebondir sur le tableau de bord animé d’une vibration constante, on l’aurait cru vivant. La main du guerrier tremblait sur le coupe-circuit du frein comme pour traduire sa nervosité, voire sa frayeur.

Coincé dans cette position, collé, soudé par son propre sang, on aurait dit une pièce rapportée et endommagée du vaste mécanisme qu’était le train.

Le sang avait séché ; à l’extérieur comme à l’intérieur du corps de Quayanorl, il avait cessé de couler.

— Comment ça se passe, Unaha-Closp ? fit la voix de Yalson.

— Je suis sous le réacteur, et je n’ai pas de temps à perdre. Si je trouve quelque chose, je vous le ferai savoir. Merci.

Sur ce, le drone éteignit son communicateur et contempla les entrailles du véhicule, ces fils et ces câbles gainés de noir qui, devant lui, s’enfonçaient dans leur conduit. Ils étaient plus nombreux que dans le train de tête. Devait-il les sectionner pour se frayer un passage, ou bien chercher un autre accès ?

Décider, toujours décider…

Sa main était libre. Il marqua une pause. Toujours assis sur sa palette, le vieil humain manipulait son arme.

Xoxarle s’autorisa un léger soupir de soulagement et fit jouer ses doigts, d’abord en les étirant, puis en serrant le poing. Des particules de poussière lui effleurèrent la joue en tombant. Sa main s’immobilisa.

Il observa le mouvement de la poussière.

Un léger souffle, à peine une brise, lui chatouillait les bras et les jambes. Comme c’est étrange, songea-t-il.

— Tout ce que je dis, moi, dit Yalson à Horza tout en déplaçant ses pieds sur la console, c’est qu’il ne serait pas très prudent de redescendre ici tout seul. Il peut t’arriver n’importe quoi.

— Je prendrai un communicateur et je vous appellerai à intervalles réguliers, répliqua le Métamorphe qui, les bras croisés, s’appuya au rebord d’un panneau de commandes, celui-là même où Wubslin avait posé son casque.

L’ingénieur se familiarisait avec les instruments de bord qui, d’ailleurs, étaient relativement simples.

— C’est une règle de base, Horza. On ne part jamais seul. Qu’est-ce qu’on t’a donc appris, dans cette maudite Académie ?

— Si je puis me permettre, plaça Balvéda en joignant les mains devant elle et en dévisageant le Métamorphe, je tiens simplement à dire que suis d’accord avec Yalson.

Horza la contempla, l’air à la fois ébahi et fâché.

— Eh bien justement non, tu ne peux pas te permettre. Non mais, tu te crois dans quel camp, Pérosteck ?

— Oh, Horza, répliqua celle-ci en croisant les bras à son tour. Après tout ce temps, j’ai presque l’impression de faire partie de l’équipe.

À environ un mètre de la tête du Capitaine-Subordonné Quayanorl Gidborux Stoghrle III, tête qui roulait doucement de-ci, de-là et commençait à se refroidir lentement, une petite lumière se mit à clignoter très rapidement sur la console. Simultanément, un ululement aigu emplit la cabine puis le wagon de tête tout entier, avant d’être relayé par plusieurs centres de contrôle d’un bout à l’autre du train. Quayanorl, dont le grand corps bien calé penchait d’un côté tandis que le train prenait un long virage, Quayanorl aurait tout juste pu l’entendre, s’il avait été encore en vie. Mais très peu d’humains l’auraient perçu.

Unaha-Closp se rendit compte qu’il n’était pas très sage de se couper ainsi du monde extérieur et rétablit ses canaux com pour s’apercevoir qu’en réalité personne ne cherchait à le contacter. Il entreprit de faire sauter un à un, au moyen d’un champ trancheur, les câbles qui se pressaient dans la gaine. Inutile de chercher à épargner le train après ce qui est arrivé à celui de la station 6, se dit-il. Et de toute façon, si je touche à un élément vital, Horza ne manquera pas de pousser aussitôt quelques hurlements bien sentis. Et puis, je peux réparer facilement, conclut-il.

Un courant d’air ?

Xoxarle se dit qu’il avait dû rêver. Mais peut-être était-ce une unité de circulation d’air qui se remettait en route. On pouvait admettre que la chaleur dégagée par l’éclairage et les divers mécanismes de la station nécessitait une ventilation supplémentaire au-delà d’une certaine température.

Seulement, tout faible et régulier qu’il fût, le courant d’air s’accentuait. Lentement, presque imperceptiblement, il gagnait en puissance. Xoxarle se creusa la cervelle ; qu’est-ce que ça pouvait bien être ? Pas un train ; non, sûrement pas un train.

Il tendit l’oreille, mais en vain. Puis il reporta son regard sur le vieil homme et le vit regarder en arrière. Avait-il, lui aussi, remarqué quelque chose ?

— Alors, on n’a plus ni batailles ni victoires à me raconter ? fit Aviger d’un ton las.

Il toisa l’Idiran, qui partit d’un rire un peu trop sonore, et peut-être même un peu nerveux… Mais pour constater la différence, il aurait fallu qu’Aviger connaisse mieux le langage gestuel et les tonalités vocales des Idirans.

— Pas du tout ! protesta Xoxarle. Je songeais simplement que…

Sur quoi il se lança dans un autre récit de défaite ennemie. Un récit qu’il avait déjà raconté maintes fois : chez les siens, dans des réfectoires de vaisseaux, dans des cales de navettes d’assaut ; il le connaissait si bien qu’il aurait pu le narrer en dormant. Tandis que sa voix emplissait la caverne brillamment éclairée où le vieil humain contemplait obstinément le fusil qu’il tenait, l’Idiran laissa ses pensées tourner à nouveau vers ce fameux courant d’air, et tenter de trouver une explication. Et tout cela sans cesser de tirer sur les fils qui lui ligotaient le bras ; il ne savait pas ce qui se passait, mais une chose était sûre : une main libre, ça ne suffisait pas. Il fallait poursuivre l’effort ; c’était vital. Le courant d’air était de plus en plus prononcé. Et pourtant, Xoxarle n’entendait toujours rien. Un filet de poussière s’écoulait régulièrement de la poutrelle au-dessus de sa tête.

Il fallait que ce soit un train. Était-il possible qu’on en ait laissé un tourner dans le Complexe ? Mais non, voyons…

Quayanorl ! Les réglages que nous avons faits sont-ils susceptibles de… Mais non, ils n’avaient pas cherché à mettre le véhicule en marche. Ils s’étaient contentés d’apprendre comment il fonctionnait et de vérifier que tout était en état de marche, rien de plus. Inutile de le faire démarrer ; et, de toute façon, ils n’avaient pas le temps.

C’était donc Quayanorl lui-même, qui avait pu agir, qui était donc vivant ! Ça ne pouvait être que lui qui avait envoyé ce train.

L’espace d’un instant – tout en tiraillant sur ses liens avec l’énergie du désespoir, sans hâte et sans quitter des yeux le vieil homme – Xoxarle se représenta son compagnon toujours en vie quelque part dans la station 6, puis se remémora la gravité de ses blessures. Tant que Quayanorl gisait encore sur la passerelle d’accès, Xoxarle avait conservé quelque espoir, mais à un moment, le Métamorphe avait dit à Aviger, son gardien, de rebrousser chemin et d’aller tirer une balle dans la tête de l’Idiran blessé. Cela aurait dû l’achever ; mais manifestement, il n’en était rien.

Tu as manqué ton coup, vieillard ! exulta Xoxarle tandis que le souffle d’air se muait indubitablement en brise. Une sonnerie plaintive s’éleva au loin, presque inaudible tant elle était aiguë. Assourdie, elle provenait de l’intérieur du train. Un signal d’alarme !

Retenu par un ultime lien juste au-dessus du coude, le bras de Xoxarle était presque libre. L’Idiran eut un léger haut-le-corps ; le fil remonta sur son bras et s’immobilisa, détendu, au niveau de son épaule.

— Vieil homme, Aviger mon ami, annonça-t-il.

L’autre leva promptement les yeux, surpris par cette interruption dans l’interminable monologue du prisonnier.

— Quoi ?

— Cela va vous paraître idiot, et je ne vous en voudrais pas d’avoir peur, mais mon œil droit me démange atrocement. Vous voulez-bien le gratter pour moi ? Je sais bien que ça a l’air bête, un guerrier qui souffre mille morts à cause d’un œil qui le démange, mais depuis dix minutes j’en deviendrais presque fou. Alors, vous voulez bien ? Avec le canon du fusil, si vous voulez ; je prendrai bien garde à ne pas bouger un seul muscle, à ne rien faire qui vous surprenne si vous vous servez du bout du canon. C’est comme vous voulez. Vous acceptez ? Je vous jure sur mon honneur de guerrier que je dis la vérité.

Aviger se leva et regarda vers l’avant du train.

Il n’entend pas le signal d’alarme. Il est vieux. Et les autres, les plus jeunes, l’entendent-ils ? Il est peut-être trop aigu pour eux aussi. Et cette machine ? Oh, approche donc, vieille bête, approche !

Unaha-Closp écarta les câbles sectionnés. Maintenant il pouvait expédier un champ à l’intérieur de la gaine et s’ouvrir une voie pour pénétrer plus loin.

— Allô, drone ? Drone, tu m’entends ?

De nouveau Yalson.

— Quoi encore ?

— Horza vient de voir s’éteindre certains témoins correspondant au wagon du réacteur. Il veut savoir ce que tu fabriques.

— Je ne le veux pas, je l’exige, marmotta Horza en fond.

— J’ai dû couper quelques câbles. Apparemment, c’est le seul moyen de parvenir jusqu’au réacteur. Je les réparerai plus tard, si vous insistez.

Le canal com se tut quelques secondes et, pendant cet intervalle, Unaha-Closp crut percevoir un son très haut perché. Mais il n’aurait pas pu en jurer. Sans doute une sensation marginale, se dit-il. Le canal se manifesta à nouveau, et Yalson reprit :

D’accord. Mais Horza te demande de l’avertir la prochaine fois que tu voudras couper quelque chose, surtout si ce sont des câbles.

— Ça va, ça va ! Et maintenant, fichez-moi la paix !

Le canal se tut. La machine réfléchit quelques instants. L’idée qu’un signal d’alarme retentissait peut-être quelque part l’avait brièvement effleurée mais, en toute logique, il aurait dû être repris dans la cabine de pilotage ; or, il n’avait rien entendu derrière la voix de Yalson. Seulement la remarque à peine intelligible du Métamorphe. Donc, pas de signal d’alarme.

Il introduisit un champ sectionneur dans la gaine.

— C’est lequel ? interrogea Aviger tout en demeurant prudemment à distance de l’Idiran.

La brise chassait sur son front une maigre mèche de cheveux jaunâtres. Xoxarle craignit que son gardien ne flaire quelque chose, mais non. Le vieil homme se contenta de remettre sa mèche en place et, l’arme au poing, l’air hésitant, leva un regard interrogateur vers la tête de la créature.

— Celui-là, le droit, répondit Xoxarle en tournant lentement la tête.

Aviger jeta un nouveau regard vers l’avant du train, puis revint à Xoxarle.

— Ne le dites pas à vous-savez-qui, hein ?

— C’est promis. Dépêchez-vous, s’il vous plaît. Ça devient insupportable.

Aviger fit un pas en avant, mais se maintint hors de portée de l’Idiran.

— Vous me jurez sur l’honneur que vous n’êtes pas en train de me jouer un tour ?

— Vous avez ma parole de guerrier. Je vous le jure sur le nom jamais souillé de mon parent-mère. Sur mon clan, et sur tous les miens ! Que la galaxie tombe en poussière si je mens !

— Bon, ça va, d’accord, fit Aviger en levant son arme. Je voulais juste des garanties, c’est tout. (Il approcha le canon de l’œil de Xoxarle.) À quel endroit ça vous gratte, exactement ?

— Là ! éructa Xoxarle.

Son bras libre se détendit brusquement ; de sa main libre, il saisit vivement le canon de l’arme et l’attira à lui. Aviger, qui n’avait pas lâché prise, vint heurter la poitrine de l’Idiran. Sa cage thoracique se vida d’un coup ; puis le fusil s’abattit violemment sur son crâne. Xoxarle avait tourné la tête au moment d’agripper le fusil, au cas où le coup partirait, mais il n’avait pas de souci à se faire de ce côté-là : Aviger ne l’avait même pas laissé allumé.

Tandis que la brise se faisait de plus en plus sensible, l’Idiran laissa l’humain inconscient glisser jusqu’au sol. Il tint ensuite le fusil-laser entre ses dents et le régla à sa puissance minimale. Puis il fit sauter le cran de sécurité afin de pouvoir introduire dans la gâchette ses doigts plus gros que ceux des humains.

Je ne devrais pas avoir trop de mal à faire fondre les fils, se dit-il.

Tel un nid de serpents émergeant d’un trou dans la terre, le paquet de câbles sectionnés environ un mètre plus loin sortit en glissant de sa gaine. Unaha-Closp s’y introduisit et étendit un champ par-delà l’extrémité dénudée du tronçon suivant.

— Écoute Yalson, fit Horza. De toute façon, je ne t’emmènerai pas avec moi, même si je décide de ne pas redescendre ici seul.

Il la regarda en souriant. Yalson fronça les sourcils.

— Ah oui ? Et pourquoi donc ?

— Parce que j’aurai besoin de tes services à bord, pour empêcher Balvéda et notre ami le Chef de Section de faire des bêtises.

— J’espère que c’est la seule raison, gronda-t-elle en plissant les yeux.

Le sourire de Horza s’élargit ; il détourna les yeux comme s’il avait envie d’en dire plus mais qu’il préférât s’abstenir pour une raison connue de lui seul.

Toujours assise dans son fauteuil trop grand pour elle, Balvéda continuait de balancer ses jambes. Elle se demandait ce qui avait changé entre le Métamorphe et sa compagne à la peau duveteuse. Elle avait cru remarquer quelque chose de nouveau dans leurs relations, surtout dans l’attitude de Horza. Il y avait là un élément inédit, qui déterminait des réactions différentes du Métamorphe envers la jeune femme. Balvéda n’arrivait pas à mettre le doigt dessus. Tout cela l’intéressait, certes, mais ne l’avançait pas à grand-chose. Ses problèmes à elle demeuraient non résolus. Balvéda connaissait bien ses propres faiblesses, dont une qui commençait à l’inquiéter.

Elle en était arrivée à se considérer comme faisant partie de l’équipe. En entendant Yalson et Horza se disputer pour savoir qui le Métamorphe devait emmener s’il retournait dans les entrailles du Complexe après un bref retour à bord de la Turbulence, elle ne put s’empêcher de sourire discrètement. Cette femme si volontaire et si sérieuse lui plaisait, même en sachant très bien que cette affection n’était pas payée de retour, et, au fond, elle n’arrivait pas à trouver Horza aussi cruel qu’elle aurait dû.

Tout ça, c’était la faute de la Culture, qui se jugeait trop civilisée, trop raffinée pour vouer de la haine à ses ennemis, préférant s’efforcer de les comprendre, de saisir leurs motivations, afin de les battre sur leur propre terrain puis de les traiter de telle manière qu’ils ne s’opposent plus jamais à elle. Le concept était sain tant qu’on n’approchait pas l’ennemi de trop près ; seulement, quand ses agents passaient du temps avec lui, cette démarche empathique se retournait contre eux. Ils devaient alors mobiliser une sorte d’agressivité détachée, artificielle, pour contrer cette compassion naturelle et, justement, Balvéda sentait le recours à cette parade lui échapper peu à peu.

Je me sens peut-être un peu trop en sécurité pour réagir, songea-t-elle. Je ne pressens pas de menace immédiate. La bataille pour le Complexe de Commandement est terminée ; ma mission est en train d’échouer, et la tension des jours passés s’efface.

Xoxarle ne perdit pas une seconde. Le fin rayon atténué du laser s’affairait en bourdonnant au-dessus de chaque fil, qu’il colorait en rouge, en jaune puis en blanc avant de le trancher avec un claquement sec sur une traction de l’Idiran. Par terre, le vieil homme remuait en gémissant.

Ce qui n’était jusqu’alors qu’une faible brise se mua en souffle plus puissant. La poussière s’engouffra sous le train et vint tourbillonner autour des pieds de Xoxarle, qui appliqua le laser à un nouveau paquet de fils. Il n’en restait plus que quelques-uns. L’Idiran jeta un regard à l’avant du train. Toujours pas trace des humains, ni de leur machine. Il lança un coup d’œil dans l’autre sens, par-dessus son épaule, vers le wagon de queue puis l’orée du tunnel, d’où le vent sortait en sifflant. Xoxarle n’y distingua aucune lumière, n’y perçut aucun son. Le courant d’air glaça son œil valide.

Il pointa le laser sur un autre faisceau de fils. Les étincelles chassées par le vent s’éparpillèrent sur le quai et sur le dos de la combinaison d’Aviger.

Évidemment, c’est toujours moi qui fais tout ici, songea Unaha-Closp en retirant de la gaine un nouvel amas de câbles. Derrière lui, un monceau de tronçons de câbles bloquait le boyau qu’il avait emprunté pour atteindre la conduite étroite où il s’activait à présent.

La chose est derrière moi. Je la sens. Je l’entends. Je ne sais pas ce qu’elle fait mais je sens, j’entends.

Et puis il y a autre chose… un autre bruit…

Le train était comme un long obus articulé propulsé dans un canon gigantesque ; comme un cri métallique dans une gorge immense. Fonçant à travers le tunnel, tel un piston dans le plus formidable moteur jamais conçu, il enfilait courbes et lignes droites – que ses feux illuminaient brièvement – en poussant devant lui, sur plusieurs kilomètres, une masse d’air traversée d’un rugissement féroce.

La poussière du quai formait des nuages dans l’air. Sur la palette, une boîte en fer-blanc vide roula, tomba au sol avec un bruit métallique et se mit à remonter le quai en direction de l’avant du train, non sans heurter la paroi à deux ou trois reprises. Elle attira l’attention de Xoxarle qui, bousculé par le vent, voyait ses liens se défaire les uns après les autres. Bientôt une jambe fut libre, puis une autre. Enfin ce fut le tour de son bras, et les fils tombèrent au sol.

Un bout de bâche en plastique décolla de la palette tel un oiseau noir et plat, et s’abattit mollement sur le quai avant de suivre la boîte métallique, qui gisait à présent à mi-chemin de l’avant du train. Xoxarle se pencha prestement, attrapa Aviger par la taille et le déposa sans effort au creux de son bras en prenant le laser dans l’autre main. Cela fait, il s’élança vers la paroi du tunnel, où le vent fouettait en gémissant l’arrière pentu du train.

— … ou plutôt les enfermer tous les deux ici. Tu sais très bien qu’on pourrait le faire…, disait Yalson.

Il est là, tout près, songeait Horza en acquiesçant distraitement sans écouter Yalson lui dire pourquoi il aurait besoin d’aide dans sa quête du Mental. Tout près, j’en suis persuadé ; je le sens ; on y est presque. Je ne sais pas comment, mais on a – j’ai – tenu jusqu’au bout. Pourtant, ce n’est pas encore fini ; il suffirait d’une infime erreur, une seule négligence, un seul faux pas pour tout compromettre, tout foutre en l’air ; l’échec, la mort… Jusqu’ici, on s’en est sortis, malgré nos bévues, mais il est tellement facile de passer à côté d’un détail, d’omettre dans la masse de données un imperceptible élément qui – dès qu’on n’y pense plus, dès qu’on a le dos tourné – surgit brusquement et vous assomme par-derrière. La solution, c’était de penser à tout, ou alors (car la Culture avait peut-être raison : seules les machines en étaient vraiment capables) être toujours en prise sur la situation, ne jamais passer à côté de ce qui était important, ou potentiellement important, et de ne jamais tenir compte du reste.

Tout à coup, Horza encaissa un choc : il venait de comprendre que cette obsession de l’erreur, cette volonté de demeurer constamment sur ses gardes n’étaient finalement pas très éloignées de la hantise fétichiste qu’il méprisait tant chez les citoyens de la Culture et qui les poussait sans cesse à instaurer partout la justice et l’égalité, c’est-à-dire à ôter toutes ses chances à la vie. Le paradoxe le fit sourire, et il jeta un coup d’œil à Balvéda, qui regardait Wubslin expérimenter les instruments de contrôle du train.

Arriver à ressembler à l’ennemi, se dit-il. Ce n’est peut-être pas si bête, après tout.

— … Horza, tu m’écoutes ? disait Yalson.

— Hmm ? Mais oui, bien sûr, répondit-il tout sourire.

Tandis que Horza et Yalson discutaient, que Wubslin enfonçait des boutons et basculait des leviers, Balvéda fronça tout à coup les sourcils. Sans savoir pourquoi, elle commençait à ressentir un léger malaise.

Dehors, le long du wagon de tête, hors de son champ de vision, une petite boîte en métal roulait sur le quai et heurta bientôt le mur bordant l’entrée du tunnel.

Xoxarle courait vers le fond de la gare. Près de l’orée du tunnel piéton, qui s’enfonçait dans le roc en virant à angle droit derrière le quai, se trouvait le souterrain d’où il avait vu émerger le Métamorphe et les deux femmes, quand ceux-ci étaient revenus après avoir fouillé la station. Voilà qui lui fournirait un poste d’observation idéal ; Xoxarle pensait ainsi échapper à la collision et, entre-temps, se ménager une ligne de tir bien dégagée jusqu’à l’avant du train. Il n’avait qu’à rester là jusqu’à l’irruption du train. Si les autres tentaient de descendre, il les abattrait sur-le-champ. Il vérifia le bon fonctionnement de son arme et la régla au maximum.

Balvéda sauta au bas de son siège, croisa les bras et traversa lentement la cabine de pilotage en direction d’une fenêtre latérale ; là, elle se mit à fixer intensément le sol en se demandant pourquoi elle se sentait aussi mal.

Le vent s’engouffrait en hurlant dans l’espace séparant la sortie du tunnel de l’arrière du train ; il se transformait en véritable bourrasque. À vingt mètres de la cachette de Xoxarle, agenouillé dans le tunnel avec un pied calé sur le dos d’Aviger, le wagon de queue commença à se balancer.

Le drone, qui s’apprêtait à cisailler un nouveau câble, suspendit subitement son geste. Deux idées venaient de le frapper simultanément : un, il avait bien entendu un drôle de bruit, finalement ; deux, si une sonnerie d’alarme s’était réellement déclenchée dans la cabine de pilotage – simple supposition –, non seulement aucune oreille humaine n’aurait pu l’entendre, mais il y avait en outre de fortes chances pour que le casque de Yalson ne puisse pas non plus relayer l’espèce d’ululement aigu qu’il avait cru percevoir.

D’accord, mais cette sonnerie… n’aurait-elle pas été accompagnée d’un signal visuel ?

Balvéda se tourna vers la vitre, sans regarder consciemment au-dehors. Puis elle se cala contre le tableau de bord et reporta son regard sur les autres.

— … ou si tu es vraiment sérieux quand tu parles de continuer à chercher ce maudit engin, disait Yalson.

— Ne t’en fais pas, va, répliqua Horza en appuyant ses propos d’un hochement de tête. Je le trouverai.

Balvéda se détourna et regarda à nouveau dehors.

Juste à ce moment-là, dans les casques de Yalson et Wubslin retentit la voix pressante du drone. L’attention de Balvéda fut attirée par un morceau de plastique noir qui glissait rapidement sur le quai. Ses yeux s’écarquillèrent. Sa bouche s’ouvrit toute grande.

La bourrasque se fit ouragan. Un bruit d’avalanche lointaine sortait de la bouche du tunnel.

Alors, tout au fond de la dernière ligne droite avant la station 7, une lumière naquit dans le tunnel.

Xoxarle ne pouvait pas la voir, mais entendit le bruit ; il releva le canon de son arme et le pointa dans l’alignement du train stationné. Ces stupides humains n’allaient certainement pas tarder à comprendre.

Des rails d’acier s’éleva tout à coup une longue plainte.

Le drone rebroussa rapidement chemin, projetant contre les parois du conduit les longueurs de câble sectionnées.

— Yalson ! Horza ! lança-t-il dans son communicateur en remontant à toute allure l’étroit passage souterrain.

Au moment de tourner à l’angle qu’il avait dû aplatir pour pouvoir passer, il entendit le faible ululement aigu et insistant de la sonnerie d’alarme.

— Signal d’alarme ! s’exclama-t-il à nouveau. Je l’entends maintenant ! Qu’est-ce qui se passe ?

Depuis son boyau, il sentait la masse d’air se ruer sur le train, le parcourir et le chahuter.

— Il y a un coup de vent dehors ! fit promptement Balvéda dès que la voix du drone se fut éteinte.

Wubslin ôta son casque du tableau de bord. En dessous clignotait un petit voyant orange, que le Métamorphe regarda fixement. Balvéda reporta son attention sur le quai, où roulaient des nuages de poussière. En face du portique arrière, le matériel léger posé sur la palette s’envolait.

— Horza, reprit-elle calmement. Je ne vois ni Xoxarle ni Aviger.

Yalson bondit sur ses pieds. Horza jeta un coup d’œil par la fenêtre latérale, puis contempla de nouveau le voyant de la console.

— C’est un signal d’alarme ! reprit la voix du drone dans leurs deux casques. Je l’entends !

Horza ramassa prestement son fusil, saisit le bord du casque que Yalson tenait à deux mains et répondit :

— C’est un train, drone ; ce que tu entends, c’est l’alarme-collision. Descendez immédiatement du train. (Il lâcha le casque, que Yalson enfila aussitôt avant de le verrouiller sur sa tête. Horza fit un geste en direction de la porte.) Dehors tout le monde ! proféra-t-il en regardant successivement Yalson, Balvéda et Wubslin qui, resté assis, tenait toujours à la main son casque récupéré sur la console.

Balvéda se dirigea vers la porte, Yalson sur ses talons. Horza fit mine de leur emboîter le pas, puis se ravisa et regarda Wubslin, qui posait son casque par terre et se retournait vers les commandes.

— Wubslin ! hurla-t-il. Dehors, vite !

Balvéda et Yalson traversèrent le wagon au pas de course. Yalson se retourna et jeta un regard hésitant en arrière.

— Je vais le faire démarrer, déclara l’ingénieur d’un ton pressant sans se retourner vers Horza.

Il enfonça quelques boutons.

— Wubslin ! répéta Horza sur le même ton. Sors de là tout de suite !

— Ne t’en fais pas pour moi, Horza, répliqua-t-il sans cesser de basculer des leviers et des interrupteurs, grimaçant quand il devait bouger son bras blessé, mais toujours sans tourner la tête. Je sais ce que je fais. Descends, toi. Moi, je vais le faire démarrer, ce train ; tu vas voir.

Horza jeta un regard vers l’arrière du véhicule. Yalson se profilait dans l’encadrement d’une porte, au beau milieu de la voiture de tête, et regardait alternativement Balvéda – qui s’éloignait en direction de la deuxième voiture et des rampes d’accès – puis Horza, qui se tenait toujours dans la cabine de pilotage. Ce dernier lui fit signe de descendre du train, puis fit demi-tour et attrapa Wubslin par le coude.

— Imbécile ! cria-t-il. Si ça se trouve, le train qui vient vers nous fait du cinquante mètres/seconde ; tu sais combien de temps il faut pour faire démarrer ces engins ?

Il tira l’ingénieur par le bras. Celui-ci fit volte-face et, de sa main libre, le frappa au visage. Le Métamorphe partit en arrière et tomba, plus sous le coup de la surprise que de la douleur. Wubslin se retourna vers les commandes.

— Tu m’excuseras, Horza, mais je peux le déplacer jusqu’à ce virage, là, pour le mettre à l’abri. Maintenant, va-t’en. Laisse-moi.

Horza empoigna son fusil-laser, se releva, contempla une seconde l’ingénieur absorbé dans sa tâche, puis tourna les talons et partit en courant. À ce moment-là le train fut déporté sur le côté, parut se détendre puis se contracter.

Yalson avait suivi Balvéda, puisque Horza le lui avait ordonné par gestes.

— Balvéda ! appela-t-elle. Les sorties de secours ! Descends au premier niveau !

Mais l’agent de la Culture ne l’entendit pas. Elle fonçait toujours vers la deuxième voiture et les passerelles. Yalson partit à sa suite en la maudissant.

Le drone émergea du plancher comme une bombe et gagna en un clin d’œil la trappe de secours la plus proche.

Cette vibration ! Mais c’est un train ! Un autre train qui arrive, et à toute vitesse ! Qu’ont-ils donc fait, ces imbéciles ? Il faut que je sorte de là !

Balvéda dérapa dans un virage et réussit à se rétablir en saisissant l’angle d’une paroi ; puis elle plongea vers la porte ouverte qui donnait sur la rampe centrale. Les pas de Yalson résonnaient dans son dos.

Elle sortit sur la passerelle et se retrouva au beau milieu d’un ouragan hurlant qui soufflait de manière continue. Aussitôt, tout autour d’elle l’air s’emplit de craquements et d’étincelles ; la lumière jaillit de tous côtés et les poutrelles éclatèrent en jets de métal en fusion. Elle se jeta à plat ventre, glissa, roula sur elle-même. Devant elle, là où la passerelle s’incurvait pour rejoindre l’étage inférieur, la superstructure était tout illuminée de décharges laser. Balvéda se releva à demi et, cherchant des pieds et des mains un appui sur le sol de la passerelle, se rejeta en arrière et rentra dans le train à l’instant même où les rafales ininterrompues faisaient sauter tout un côté de la rampe d’accès, jusqu’à la rambarde opposée. En arrivant, Yalson faillit trébucher sur Balvéda ; cette dernière l’agrippa par le bras.

— On nous tire dessus !

Yalson s’approcha de la porte et se mit à riposter.

Le train frémit.

L’ultime ligne droite séparant la station 6 de la suivante mesurait plus de trois kilomètres. Entre le moment où les feux du train devinrent visibles depuis l’arrière du train en gare, et l’instant où ce dernier émergea brusquement du tunnel obscur, il s’écoula moins d’une minute.

Le corps sans vie de Quayanorl roulait et tanguait, trop bien calé pour se laisser déloger du tableau de bord par les oscillations du train ; son œil clos et froid faisait face, derrière un pan de vitre blindée, à un espace noir comme la nuit où défilait pourtant une double ligne lumineuse quasi ininterrompue avec tout au bout un halo de clarté de plus en plus grand, un anneau de luminescence crue avec, en son centre, un cœur de métal gris.

Xoxarle jura. Sa cible ayant réagi très vite, il avait manqué son coup. Cependant, les humains étaient maintenant bloqués dans le train. Il les tenait. Sous son genou, le vieil humain gémit et essaya de remuer. Xoxarle accentua la pression de son pied et se prépara à tirer de nouveau. La masse d’air en mouvement sortait en hurlant du tunnel pour se jeter contre l’arrière du train.

Des tirs s’abattirent au fond de la gare, mais encore bien loin de sa cachette : les humains ripostaient. L’Idiran sourit. À ce moment-là, le train entra en gare.

— Sortez ! lança Horza en rejoignant les deux femmes. L’une faisait feu par la porte tandis que l’autre, accroupie, risquait de temps en temps un regard dehors. L’air s’engouffrait en tourbillonnant dans le wagon, qu’il malmenait en rugissant.

— Ce doit être Xoxarle ! cria Yalson pour couvrir le vacarme du vent déchaîné.

Puis elle se pencha au-dehors et tira. De nouveaux impacts vinrent ricocher sur la passerelle et cribler la carrosserie du train tout autour de la porte, qui livra passage à une rafale d’éclats incandescents. Le train vacilla, puis s’ébranla très lentement.

— Mais enfin qu’est-ce que… ? hurla Yalson en se retournant vers Horza, qui venait la retrouver près de la porte.

Le Métamorphe haussa les épaules, puis se pencha à son tour afin de faire feu vers le fond de la station.

— C’est Wubslin ! cria-t-il.

Puis il lâcha une salve. Le train avançait au pas ; du côté gauche, l’encadrement de la porte dissimulait déjà un bon mètre de portique. Quelque chose pétilla au loin, dans les ténèbres du tunnel, où le vent hurlait en soulevant des tourbillons de poussière et en charriant un fracas de tonnerre incessant.

Horza secoua la tête. Puis il fit signe à Balvéda d’avancer sur la rampe, dont une moitié seulement restait accessible depuis la porte du train, et fit feu. Yalson se pencha et l’imita. Balvéda s’engagea sur la passerelle.

Au même moment, une trappe s’ouvrit brusquement vers le milieu du train et un énorme disque métallique se découpa dans la carrosserie pour s’abattre à grand bruit sur le quai, comme une gigantesque capsule aplatie basculant d’un seul coup sur sa base. Un petit objet noir surgit par la trappe et, juste à côté, dans la grande ouverture circulaire, apparut un point argenté qui s’enfla pour former bientôt un ovoïde éclatant revêtu d’une substance réfléchissante ; le pan de carrosserie s’écrasa au sol, le drone fusa dans les airs et Balvéda s’avança sur la rampe.

— Il est là ! hurla Yalson.

Le Mental était sorti du train et s’apprêtait à virer pour s’en éloigner le plus vite possible. Alors les salves laser qui jaillissaient à intervalles réguliers du fond de la station changèrent de cible ; au lieu de se concentrer sur la passerelle, elles se mirent à arroser de lumière la surface argentée de l’ellipsoïde. Le Mental parut s’immobiliser dans les airs, ébranlé par la fusillade ; puis il plongea de côté, vers le quai, et sa coque lisse subitement assombrie se mit à onduler tandis qu’il traversait le violent courant d’air et fonçait de guingois sur le mur de la station, comme un vaisseau spatial en perdition. Balvéda descendait la rampe en courant ; elle avait presque atteint le niveau inférieur.

— Dehors ! hurla Horza en poussant Yalson dans le dos.

Les portières n’étaient plus du tout en face des rampes d’accès ; les moteurs du train avaient beau rugir, le vacarme de l’ouragan qui balayait la gare était tel qu’on ne les entendait même pas. Yalson se donna une tape sur le poignet pour activer son anti-g, puis sauta par la portière, tout droit dans la bourrasque, sans cesser de tirer.

Horza se pencha au-dehors ; à présent, il était obligé de tirer à travers les montants de la passerelle, décalée par rapport à la portière. Il se retint d’une main et sentit la carrosserie trembler comme un animal effrayé. Quelques tirs perdus atteignirent les poutrelles et firent naître des geysers de débris qui, rabattus par le vent, l’obligèrent à rentrer la tête dans le wagon.

Le Mental heurta violemment le mur de la station et roula sur lui-même pour aller se loger dans l’angle formé par le sol et la paroi arrondie ; son revêtement extérieur de plus en plus terne était secoué de frémissements.

Unaha-Closp partit en zigzag entre les tirs laser. Balvéda arriva au bas de la passerelle et s’élança sur le quai. L’éventail de tir, dont la source se situait dans le tunnel piéton, parut hésiter entre elle et Yalson, qui se déplaçait toujours dans les airs, puis vint envelopper cette dernière. Yalson riposta, mais la salve l’atteignit et une gerbe d’étincelles naquit sur sa combinaison.

Horza se jeta par la portière du train, qui continuait d’avancer très lentement, et se reçut durement sur la roche du quai ; le choc lui coupa le souffle et la violence de l’ouragan le fit plusieurs fois rouler sur lui-même. Dès qu’il put se remettre sur pied, il partit à toutes jambes, encore tout déséquilibré par sa chute, et arrosa le fond de la station malgré la bourrasque. Yalson continuait d’avancer dans le torrent d’air et le crépitement des rafales laser.

Un flamboiement éclata à l’arrière du véhicule, qui gagnait progressivement de la vitesse. Le vacarme du train qui arrivait dans le tunnel monta dans les aigus et noya tous les autres sons, jusqu’aux détonations, à tel point que le reste semblait se dérouler dans un silence de mort au cœur de ce formidable hurlement.

Yalson perdit de l’altitude ; sa combinaison était endommagée.

Ses jambes entrèrent en mouvement avant même qu’elle n’ait touché le sol, et lorsqu’elle atterrit elle courait déjà vers l’abri le plus proche, vers le Mental qui n’était plus qu’une masse gris terne échouée contre le mur.

Puis elle changea d’avis.

Juste au moment où on aurait cru qu’elle plongerait derrière le Mental, elle le contourna en toute hâte et fonça vers les renfoncements pratiqués dans le mur.

Les tirs de Xoxarle l’atteignirent au moment où elle changeait de direction et, cette fois, le blindage de sa combinaison céda, ne pouvant plus encaisser d’autres décharges d’énergie. Le feu laser illumina tel un éclair la silhouette de la jeune femme, qui fut projetée dans les airs ; les bras écartés, elle se mit à ruer et tressauter comme une poupée dans la main d’un enfant en colère. Un nuage cramoisi s’échappa de sa poitrine et de son abdomen.

À cet instant le train déboucha du tunnel.

Il pénétra dans la gare porté par une marée de bruit, tel un coup de tonnerre matérialisé, sculpté dans le métal, et fut instantanément sur le wagon de queue. Xoxarle, qui le vit de plus près que les autres, eut le temps d’entrevoir brièvement le nez fuselé et luisant de l’engin avant que tout l’avant, incliné comme une immense pelle, ne percute violemment l’arrière de l’autre.

Jamais l’Idiran n’aurait cru possible un vacarme plus formidable encore que le hurlement du train ; pourtant, le fracas de la collision le ridiculisa. Ce fut comme une étoile de bruit, une aveuglante nova là où, quelques instants auparavant, ne brillait qu’une timide luminescence.

Le nouveau train s’écrasa à une vitesse de cent quatre-vingt-dix kilomètres à l’heure contre l’autre, qui n’avait avancé, dans sa lenteur infinie, que d’une longueur de wagon, et se jeta contre le wagon de queue du train que pilotait Wubslin. En une fraction de seconde, il le souleva puis le plia en accordéon pour le tasser ensuite contre le plafond du tunnel et le comprimer en un tampon de ferraille compacte, couche sur couche de métal et de plastique, au moment même où son nez, puis sa première voiture rompaient les rails, passaient sous les wagons de queue fracassés et en pulvérisaient les roues avant d’en faire éclater la peau de métal dont des morceaux s’envolèrent, pareils aux éclats d’un formidable obus.

Le train continua à se creuser un sillon dans le métal dévasté, éventrant son semblable ou se coulant sous son ventre ; il dérapa, puis se déporta brusquement : des sections écrasées de l’un et l’autre train furent projetées contre la paroi, à gauche des rails, puis, sous le choc, repoussées dans la partie centrale de la gare tel un triangle solide de métal acéré et de roc fracturé tandis que les wagons se cabraient, se comprimaient, se télescopaient et se désintégraient aussitôt.

Le tunnel continuait de vomir le reste du train, voiture après voiture, pour aller alimenter le chaos de ruines qui l’attendait plus loin ; là, les wagons se dressaient, s’écrasaient en retombant et se mettaient en travers de la voie. Des flammes jaillissaient, palpitaient au milieu des décombres ravagés par les détonations ; des gerbes d’étincelles naissaient un peu partout, le verre brisé giclait en éventail par les fenêtres fracassées, et des rubans de métal éreinté cinglaient les parois.

Xoxarle battit en retraite dans le tunnel pour se soustraire au vacarme insoutenable.

Wubslin encaissa l’impact, qui le secoua violemment dans son fauteuil. Il savait déjà qu’il avait échoué : le train, son train avançait trop lentement. Une main de géant surgie de nulle part lui assena une formidable claque dans le dos ; ses tympans craquèrent. La cabine de pilotage, le wagon, le train tout entier trépidèrent autour de lui. Brusquement, voilà que l’arrière du train de tête, celui qui était arrêté dans le secteur entretien-réparation, fonçait à toute allure vers lui. Wubslin sentit son train quitter les rails dans le virage qui aurait pu l’aiguiller vers la sécurité. L’accélération se poursuivait. Il était cloué sur place, incapable de faire quoi que ce soit pour sauver sa peau. Au-devant, le wagon de queue se précipita vers lui à la vitesse de l’éclair ; l’ingénieur ferma les yeux une demi-seconde avant d’être écrasé comme un insecte.

Horza se retrouva rencogné dans une petite alcôve percée dans le mur de la gare ; il n’aurait su dire comment il était arrivé là. Il résolut de ne pas regarder. C’était au-dessus de ses forces. Il resta à geindre dans son coin tandis que le cataclysme lui rugissait dans les oreilles, mitraillait son dos de débris, ébranlait les murs et le sol.

Balvéda avait elle aussi trouvé un renfoncement dans la paroi, une sorte de creux où elle s’était tassée, le dos tourné à la scène, le visage enfoui dans les mains.

Unaha-Closp s’était posté au plafond, bien à l’abri derrière un dôme-caméra. De là-haut, il assista à tout le déraillement, vit le dernier wagon sortir du tunnel, vit le train lancé à toute vitesse heurter celui que les humains et lui venaient à peine de quitter, vit le bolide pousser le train qui n’était plus qu’une masse inextricable de métal laminé.

Les voitures quittaient les rails, se déportaient sur le quai à mesure que le mouvement d’ensemble se ralentissait, arrachaient du roc les rampes d’accès, pulvérisaient les luminaires du plafond. Une masse de débris s’envola, et le drone dut l’esquiver. Il vit aussi, tout en bas, sur le quai, des wagons en plein dérapage malmener le corps de Yalson qui, dans un nuage d’étincelles, roulait pêle-mêle sur la surface de roche polie. Les voitures manquèrent de peu le Mental, mais soulevèrent du sol le cadavre déchiqueté de la jeune femme. Elles le tassèrent ensuite contre la paroi, avec les passerelles, lorsqu’elles s’écrasèrent contre la roche noire non loin de l’orée du tunnel, où se formait un anneau de ferraille broyée à mesure que la force d’impulsion du choc s’amortissait en amalgamant pierre et métal.

L’incendie se déclara ; des flammèches surgirent sur la voie. L’éclairage de la gare clignota. Les wagons entassés retombaient progressivement, et l’écho saccadé de la catastrophe se répercutait dans toute la station. La fumée se répandit, des explosions secouèrent la salle souterraine et, tout à coup, à la grande surprise du drone, l’eau jaillit d’une série de trous dans le plafond, le long des ampoules alignées. Puis l’eau se transforma en une mousse qui se mit à tomber comme des flocons de neige tiède.

L’empilement de wagons concassés s’affaissait peu à peu, chuintant, gémissant et craquant de partout. Le feu léchait sa surface et combattait la mousse en rencontrant dans les débris une matière inflammable.

Puis il y eut un cri, et le drone regarda en bas en s’efforçant de percer l’écran de fumée et de mousse. Horza quitta en courant sa niche dans le mur, située près de la limite la plus avancée de la masse métallique en flammes.

Hurlant et pressant sans cesse la détente de son arme, l’homme remonta à toute allure le quai jonché de débris. Le drone vit la roche se fracturer et exploser autour de l’entrée du tunnel, où Xoxarle s’était réfugié. La machine crut que ce dernier allait riposter, que Horza allait s’effondrer, mais non. Le Métamorphe courait et tirait toujours tout en vociférant de manière incohérente. Le drone ne vit pas Balvéda.

Xoxarle avait replacé le canon de son arme à l’angle du tunnel et de la station dès que le fracas s’était calmé ; c’était à ce moment-là que l’homme avait surgi de sa cachette et s’était mis à l’arroser. Xoxarle eut le temps de viser, mais non de faire feu. Un tir atteignit le mur non loin de son arme, et Xoxarle sentit un impact sur sa main ; son fusil-laser se mit à crachoter, puis se tut pour de bon. Un éclat rocheux saillait du châssis de l’arme. Xoxarle jura, puis jeta celle-ci dans le tunnel. Le Métamorphe recommença à tirer et l’entrée du tunnel fut tout à coup criblée d’explosions laser. Xoxarle baissa les yeux sur Aviger, qui remuait faiblement par terre ; couché sur le ventre, il agitait ses quatre membres en l’air et contre le sol, comme s’il essayait de nager.

Xoxarle lui avait laissé la vie pour qu’il puisse servir d’otage, mais à présent, l’homme ne lui serait plus d’aucune utilité. Yalson était morte, il l’avait tuée, et Horza voulait la venger.

Xoxarle écrasa le crâne d’Aviger sous son pied, puis fit demi-tour et se mit à courir.

Vingt mètres le séparaient du premier virage. Il courut aussi vite qu’il put, sans tenir compte des élancements qu’il ressentait dans ses jambes et dans son torse. Une explosion retentit du côté de la station. Une espèce de sifflement passa au-dessus de sa tête et le système anti-incendie intégré au plafond se mit à cracher des jets d’eau.

Le feu laser embrasait l’air tout autour de lui ; il plongea vers le premier tunnel latéral qu’il rencontra. Le mur lui explosa au visage et quelque chose lui heurta violemment les jambes et le dos. Il continua de courir en boitant.

Il entrevit des portes devant lui, sur la gauche, et tenta de se remémorer le plan des gares. Ces portes devaient s’ouvrir sur la salle de contrôle et sur les dortoirs : il pouvait couper par là, traverser le secteur entretien-réparation par le pont suspendu et remonter par un tunnel secondaire jusqu’au circuit du transtube. De là, il pourrait s’échapper. Il avança aussi rapidement que le lui permettait son pas claudicant et pesa de tout son poids contre les portes. Les pas du Métamorphe s’élevaient, sonores, quelque part derrière lui.

Le drone regarda Horza traverser toute la station comme un fou, au pas de course, sans cesser de tirer et de vociférer tout en sautant par-dessus les piles de décombres. L’homme s’arrêta à l’endroit où était retombé le corps de Yalson avant d’être emporté par les wagons déséquilibrés, puis repartit en courant, précédé du cône de lumière rougeoyante qu’émettait son arme. Il dépassa à toute allure l’ancien emplacement de la palette, tout au bout de la gare, près du poste de tir de Xoxarle, et disparut dans le tunnel secondaire.

Unaha-Closp se laissa doucement tomber vers le sol. Les ruines crépitaient et fumaient ; la mousse pleuvait toujours. Une âcre odeur de gaz délétère se répandait dans l’air. Les capteurs du drone enregistraient un taux de radiations assez élevé. Une série d’explosions limitées se produisirent dans les wagons broyés, et engendrèrent de nouveaux foyers d’incendie à la place des flammes étouffées par la mousse qui tapissait à présent le capharnaüm de métal disloqué comme une couche de neige sur des montagnes au relief accidenté.

Unaha-Closp rejoignit le Mental tombé au pied du mur. Sa surface était ridée, assombrie, ternie, et ses couleurs évoquaient une nappe de pétrole flottant à la surface de l’eau.

— Tu t’es cru malin, hein ? fit tranquillement Unaha-Closp. (Peut-être l’autre pouvait-il l’entendre, mais peut-être était-il mort ; la machine n’avait aucun moyen de le savoir.) À te cacher comme ça dans le réacteur. Je crois savoir ce que tu as fait de la pile, en plus. Tu l’as laissée tomber dans un de ces puits très profonds, près du générateur de la ventilation de secours ; peut-être même dans celui que nous avons aperçu, le premier jour, sur l’écran du détecteur de masse. Ensuite, tu t’es planqué dans le train. Tout content de toi, sans doute.

« Et regarde où ça t’a mené !

Le drone contempla le Mental silencieux, sur lequel la mousse neigeuse commençait à s’amasser, et nettoya sa propre coque d’un coup de champ de force.

Tout à coup, le Mental bougea ; il s’éleva d’un bon mètre, une extrémité après l’autre, et, l’espace d’une seconde, l’air fut empli de chuintements et de crépitements divers. Sa surface miroita brièvement tandis qu’Unaha-Closp reculait, ne sachant pas très bien ce qui se passait. Puis le Mental retomba doucement au sol et ne bougea plus. Sur sa surface ovoïde, les couleurs changeantes se mouvaient paresseusement. Le drone détecta une odeur d’ozone.

— Touché mais pas encore coulé, hein ?

La station était de plus en plus sombre : les lampes qui fonctionnaient encore se trouvaient obscurcies par la fumée qui s’élevait vers le plafond.

Quelqu’un toussa. En se retournant, Unaha-Closp vit Pérosteck Balvéda sortir en chancelant d’une niche dans le mur. Pliée en deux, une main pressée au creux des reins, elle était prise d’une véritable quinte de toux. Elle avait une blessure sanglante à la tête et sa peau était couleur de cendre. Le drone s’approcha.

— Et de deux, déclara-t-il sans vraiment s’adresser à la jeune femme.

Il se plaça à côté d’elle et la soutint en étendant un champ. Les vapeurs qui flottaient l’asphyxiaient. Le sang coulait sur son front, et on voyait une tache rouge et humide dans le dos de sa veste.

— Qui… ? (Elle s’interrompit pour tousser.) Qui d’autre ?

Elle avançait d’un pas mal assuré, et le drone dut l’aider : elle trébuchait sur les morceaux épars de wagons et de rails. Partout gisaient des éclats rocheux arrachés aux murs de la gare par le déraillement.

— Yalson est morte, annonça la machine d’un ton neutre. Et Wubslin aussi, selon toute probabilité. Horza s’est lancé à la poursuite de Xoxarle. Pour Aviger, je ne sais pas ; je ne l’ai pas vu. Il me semble que le Mental est toujours vivant. En tout cas, il a bougé.

Ils approchaient du Mental, dont une extrémité s’animait occasionnellement de petits sursauts, comme s’il essayait de décoller. Balvéda voulut se rendre compte de plus près, mais Unaha-Closp la retint.

— Laissez-le, fit-il en l’entraînant vers le bout du quai. (Elle continuait à déraper sur les débris et à tousser, le visage contracté par la douleur.) Vous allez vous asphyxier dans cet air si vous restez là, reprit-il avec douceur. Le Mental saura bien prendre soin de lui-même ; et, sinon, il n’y a rien que tu puisses faire pour lui.

— Mais je vais très bien, protesta Balvéda.

Elle s’arrêta et se redressa ; son visage s’apaisa et elle cessa de tousser. Le drone s’immobilisa à son tour et la regarda. Elle se tourna vers lui. Elle respirait normalement et, si son teint était toujours terreux, son visage exprimait à présent la sérénité. Elle ramena de derrière son dos une main pleine de sang, et de l’autre elle essuya son front et son œil rougis. Puis elle sourit.

— Tu vois, fit-elle encore.

Alors ses yeux se fermèrent, elle se plia en deux, ses genoux fléchirent et elle tomba la tête la première vers le quai.

Unaha-Closp la rattrapa au vol et l’emporta ; il prit la première porte qu’il rencontra et se dirigea vers les salles de contrôle ainsi que le secteur habitation.

Dès que l’air redevint respirable, avant même qu’ils n’aient parcouru dix mètres de couloir, Balvéda reprit conscience. Des explosions tonnaient derrière eux et l’air s’engouffrait par rafales dans la galerie, telles les pulsations d’un formidable cœur au rythme irrégulier. L’éclairage clignota encore ; l’eau se mit à tomber goutte à goutte puis à flots.

Heureusement que je ne rouille pas, songea Unaha-Closp en remontant le boyau vers la salle de contrôle, portant toujours dans son champ de force la jeune femme qui recommençait à remuer. Il entendait tirer à l’arme laser, mais n’aurait su dire où car le son lui parvenait de partout à la fois par les conduits d’aération.

— Tu vois bien… que ça va…, marmotta Balvéda.

Le drone la laissa s’agiter. Ils étaient presque arrivés à la salle de contrôle et l’air était toujours respirable ; en outre, le taux de radiations baissait. De nouvelles explosions ébranlèrent la gare ; les cheveux de Balvéda et la fourrure de sa veste ondulaient sous les courants d’air et libéraient des flocons de mousse. L’eau pleuvait çà et là, par grosses gouttes qui s’écrasaient au sol ou par jets qui éclaboussaient les murs.

Le drone franchit la porte de la salle de contrôle ; ici les lumières ne clignotaient pas, l’air était sain et le plafond sec : l’eau qui dégouttait sur le sol revêtu de plastique provenait exclusivement du corps de Balvéda et de la coque d’Unaha-Closp.

— Voilà qui est mieux, dit ce dernier en déposant la jeune femme sur un siège.

De nouvelles détonations assourdies firent frémir l’air et la roche. Des éclairs lumineux surgissaient de part et d’autre de la pièce sur chaque panneau de contrôle, chaque console de commande.

Le drone installa confortablement Balvéda puis lui fit mettre la tête en bas, entre ses genoux, et entreprit de l’éventer. Les explosions tonnaient toujours et ébranlaient l’atmosphère de la pièce comme… comme… comme si un géant tapait du pied !

Boum-bam-boum. Boum-bam-boum.

Unaha-Closp releva la tête de Balvéda et, juste au moment où il allait la reprendre dans son champ, le bruit de pas derrière la porte se fit plus sonore, maintenant qu’il n’était plus masqué par les explosions. Tout à coup, les portes s’ouvrirent et Xoxarle fit irruption dans la pièce, blessé, boiteux et tout dégoulinant d’eau ; voyant le drone et Balvéda, il vint tout droit sur eux.

Unaha-Closp partit comme un boulet de canon en visant l’Idiran à la tête. Xoxarle l’intercepta d’une main et le projeta contre une console. Voyants et cadrans lumineux volèrent en éclats. Une fumée âcre s’éleva autour du drone, qui resta immobile, à moitié incrusté dans une série d’interrupteurs fondus tout crachotants d’électricité.

Balvéda ouvrit les yeux et regarda tout autour d’elle ; son visage ensanglanté exprimait l’affolement. Apercevant Xoxarle, elle voulut se diriger vers lui en ouvrant la bouche pour parler, mais ne réussit qu’à tousser. L’Idiran s’empara d’elle et lui immobilisa les bras contre les flancs. Puis il se retourna vers les portes qu’il venait de fracasser et s’accorda une seconde pour reprendre son souffle.

Il savait très bien que ses forces l’abandonnaient. Le Métamorphe avait pratiquement carbonisé ses plaques de kératine dorsales en lui tirant dessus dans le tunnel, et sa jambe également touchée le ralentissait de plus en plus. L’humain ne tarderait plus à le rattraper… Il regarda la femme qu’il tenait prisonnière et décida de ne pas la tuer tout de suite.

— Tu peux peut-être paralyser le doigt que le nabot s’apprête à appuyer sur la détente…, souffla-t-il.

Il jeta Balvéda sur son épaule et gagna aussi vite que le lui permettait son boitillement la porte des dortoirs et de la zone habitation, par où l’on pouvait rejoindre le secteur réparation. Il l’ouvrit d’un coup de genou et la laissa se refermer seule derrière lui.

— … Mais j’en doute, conclut-il en s’enfonçant dans le court tunnel menant au premier dortoir, où les filets se balançaient sous une lumière incertaine, intermittente.

Au plafond, le système anti-incendie se mettait en marche.

Dans la salle de contrôle, Unaha-Closp se dégagea et constata que sa coque était couverte de morceaux de plastique brûlé : les gaines des fils électriques fondus.

— Ordure, fit-il un peu sonné. (Il s’éleva en vacillant au-dessus de la console fumante.) Espèce de ménagerie cellulaire ambulante…

Le drone opéra un demi-tour mal assuré dans les airs et partit vers la porte par laquelle avait disparu Xoxarle. Arrivé là, il hésita puis, avec une sorte de frémissement équivalant chez les humains à un haussement d’épaules, entra dans le conduit et prit peu à peu de la vitesse.

Horza avait perdu l’Idiran. Il l’avait suivi dans le tunnel, puis avait franchi à sa suite une double porte fracassée. Là, il avait hésité devant trois courts boyaux où l’éclairage clignotait, où l’eau pleuvait du plafond et où la fumée planait en roulant ses volutes paresseuses : fallait-il prendre à gauche, à droite, ou tout droit ?

Il avait pris à droite, direction que l’Idiran avait dû suivre s’il voulait gagner le transtube, s’il savait où il allait, et s’il ne mijotait pas autre chose.

Et il s’était fourvoyé.

Horza agrippa son fusil. Sur son visage ruisselaient les fausses larmes issues des extincteurs automatiques d’incendie. Il sentit l’arme vibrer à travers ses gants ; une boule de chagrin s’enflait dans son ventre, lui serrait la gorge, lui mouillait les yeux et lui laissait un goût amer dans la bouche, tout en alourdissant ses mains et en lui contractant les mâchoires. Il s’arrêta une nouvelle fois à un croisement, non loin des dortoirs ; torturé par l’indécision, il regarda alternativement à droite puis à gauche sous la douche incessante, tandis que la fumée évoluait autour de lui dans la lumière incertaine. Alors il entendit un cri et suivit son oreille.

La femme se débattait. Elle était robuste, mais l’étreinte affaiblie de Xoxarle suffirait à neutraliser ses efforts. Ce dernier remonta en traînant la jambe le couloir menant à la grande caverne.

Balvéda hurla, tenta de se libérer en gigotant, puis en lançant des coups de pied dans les cuisses et les genoux de l’Idiran. Mais celui-ci la maintenait trop serrée contre son épaule. En outre, ses bras étaient toujours plaqués contre ses flancs, et ses ruades ne pouvaient atteindre que les plaques de kératine qui s’incurvaient vers l’extérieur au-dessus de l’arrière-train de son ravisseur. Derrière elle, les filets de repos des bâtisseurs du Complexe oscillaient doucement sous les marées d’air qui submergeaient le long dortoir à chaque explosion dans le secteur des trains.

Elle entendit des coups de feu quelque part derrière eux et des portes sauter tout au bout de la pièce étirée en longueur. Le bruit n’échappa pas à l’Idiran ; juste avant d’émerger en trombe du dortoir, il tourna la tête en arrière pour voir d’où venait le bruit. Puis ils se retrouvèrent dans un couloir très court débouchant sur la galerie qui faisait tout le tour de la zone entretien-réparation.

D’un côté de l’énorme caverne flambait un inextricable entassement de wagons disloqués et de mécanismes irrécupérables. L’engin piloté par Wubslin avait percuté l’arrière d’un autre train, stationné dans un immense renfoncement creusé à même le roc, un peu surélevé par rapport au quai proprement dit. Des morceaux des deux véhicules gisaient épars comme des jouets tombés au sol, empilés contre les murs ou encore incrustés et tassés dans le plafond. La mousse tombait dans toute la caverne et se déposait en grésillant sur les décombres brûlants, où des flammes et des étincelles jaillissaient çà et là dans les voitures ratatinées.

Xoxarle glissa sur la surface de la galerie et, l’espace d’un instant, Balvéda crut qu’ils allaient passer tous les deux par-dessus la rambarde, plonger vers le chaos des machines entassées en bas, puis s’écraser sur le sol dur et froid. Mais l’Idiran recouvra son équilibre et fit demi-tour. Il partit d’un pas pesant vers le pont suspendu qui enjambait la caverne sur toute sa profondeur et rejoignait la galerie opposée, où s’ouvrait un tunnel symétrique mais conduisant aux transtubes.

Elle entendait respirer l’Idiran. Ses oreilles carillonnantes parvenaient tout de même à distinguer le crépitement des flammes, le chuintement de la mousse et le souffle rauque de la créature. Xoxarle la transportait sans effort apparent, comme si elle ne pesait rien. Balvéda poussa un hurlement de frustration et, bandant ses muscles de toutes ses forces, se débattit tant bien que mal dans l’espoir de dégager au moins un bras.

Parvenu à la limite du pont, l’Idiran faillit à nouveau perdre l’équilibre, puis se rattrapa in extremis et s’engagea sur l’étroite passerelle, qui oscilla sous son pas mal assuré et résonna comme un tambour de métal. Balvéda se contracta et sentit une douleur dans son dos. Xoxarle la plaquait toujours fermement contre lui.

Il s’arrêta dans un ultime dérapage et ramena la jeune femme devant lui, à la hauteur de son grand visage en creux. Il la tint quelques instants par les épaules puis, d’une main, la prit par un coude tout en maintenant dans son autre poigne l’épaule correspondante.

Alors il releva un genou jusqu’à ce que sa cuisse soit parallèle au plancher de la caverne, quelque trente mètres plus bas. Maintenue seulement par l’épaule et le coude, le bras en question supportant la totalité de son poids, le dos traversé d’élancements douloureux et les idées à peine claires, elle comprit brusquement ce qu’il s’apprêtait à faire.

Et se mit à hurler.

Xoxarle posa le bras de la jeune femme en travers de sa cuisse et le rompit comme une brindille. Son cri se brisa comme une aiguille de glace.

Puis il saisit le poignet de son bras valide et la fit passer par-dessus le bord de la passerelle, où il la suspendit par une main à un étançon métallique, juste sous ses pieds à lui. Le tout ne lui prit que quelques secondes. Elle resta à se balancer comme un pendule sous le pont. Alors il s’éloigna en courant, malgré sa blessure. Chacune de ses enjambées ébranlait la passerelle et faisait vibrer l’étançon sous la main de Balvéda, qui peu à peu lâchait prise.

Son bras cassé pendait, inutilisable, le long de son flanc. Ses doigts étreignaient désespérément le métal lisse et froid tout couvert de mousse. La tête lui tournait ; elle se sentait submergée à intervalles réguliers par des vagues de douleur dont elle essayait vainement de se déconnecter. Les lumières de la caverne s’éteignirent puis se rallumèrent. Une nouvelle explosion secoua les wagons accidentés. Xoxarle parvint au bout de la passerelle et traversa la galerie circulaire pour s’engager dans le tunnel. La main de Balvéda glissait ; s’engourdissait ; son bras tout entier devenait froid.

Alors Pérosteck Balvéda se tordit en arrière, renversa la tête et hurla à la mort.

Le drone s’immobilisa. Maintenant, les bruits venaient de derrière lui. Il était parti dans la mauvaise direction. Il n’arrivait pas à s’orienter. Xoxarle n’avait pas rebroussé chemin, finalement. Je suis un imbécile ! On ne devrait pas me laisser sortir tout seul !

Il effectua un demi-tour sur place dans le tunnel qui s’éloignait de la salle de contrôle et des interminables dortoirs, puis ralentit et s’arrêta ; enfin il repartit à toute allure par là où il était venu. Il entendait des tirs de laser.

Horza se trouvait dans la salle de contrôle, à présent débarrassée de l’eau et de la mousse qui s’y étaient déversées, bien qu’un grand trou dans une console laissât encore échapper des volutes de fumée. Il hésita, puis perçut un nouveau cri – un cri humain, féminin – et franchit en courant les portes donnant sur les dortoirs.

Balvéda essaya d’imprimer à son corps un mouvement de balancier, pour pouvoir lancer une jambe par-dessus le rebord de la passerelle, mais les muscles meurtris de ses reins refusèrent d’obtempérer ; les fibres musculaires se déchirèrent, la douleur l’inonda. Elle resta suspendue dans le vide.

Elle ne sentait plus sa main. La mousse venait se déposer sur son visage tourné vers le plafond et lui piquait les yeux. Une série d’explosions dévasta encore les carcasses empilées et l’air frémit tout autour de Balvéda, manquant provoquer sa chute. Elle se sentit glisser et perdit un millimètre ou deux. Elle essaya de se rattraper, mais s’aperçut qu’elle n’avait plus aucune sensation dans la main.

Un bruit sur la galerie. Elle s’efforça de tourner la tête et aperçut aussitôt Horza qui se ruait vers la passerelle, l’arme au poing. Il dérapa sur la mousse et dut écarter un bras pour s’équilibrer.

— Horza…, voulut-elle crier, mais seul un coassement sortit de sa gorge.

Le Métamorphe passa en toute hâte au-dessus de sa tête ; il regardait droit devant lui. Ses pas ébranlèrent la main de Balvéda, qui se remit à glisser.

— Horza…, fit-elle à nouveau, le plus fort possible.

Il la dépassa, lancé au pas de course, le visage dur et le fusil braqué vers l’avant ; ses bottes martelaient le pont de métal. Balvéda baissa les yeux et laissa retomber sa tête sur sa poitrine. Ses paupières se fermèrent.

Horza… Kraiklyn… ce ministre de l’Extérieur cacochyme, sur Sorpen… Non, aucun des aspects du Métamorphe, aucune de ses facettes ou de ses personnalités d’emprunt n’était le moins du monde susceptible de venir à son secours. Xoxarle avait dû espérer que, cédant à la compassion panhumaine, Horza s’arrêterait pour la tirer de là, lui accordant par là la précieuse avance dont il avait besoin pour s’échapper. Mais l’Idiran avait commis la même erreur vis-à-vis du Métamorphe que son espèce vis-à-vis de la Culture. En fin de compte, ils n’étaient pas si mous que ça ; en fait, les humains pouvaient se montrer aussi impitoyables, aussi déterminés que n’importe quel Idiran, pourvu que les conditions l’exigent…

Je vais mourir, songea-t-elle, ce qui lui causa plus de surprise que de terreur. Ici et maintenant. Après tout ce qui s’est passé, tout ce que j’ai accompli. Mourir. Comme ça, bêtement.

Sa main engourdie se détendit progressivement autour de l’étançon.

Au-dessus de sa tête, les pas s’arrêtèrent, firent demi-tour ; elle leva les yeux.

Le visage de Horza était penché sur elle.

Elle resta quelques instants suspendue, tout son corps animé d’un lent mouvement de torsion, pendant que l’homme la regardait dans les yeux, le fusil collé contre la joue. Puis Horza jeta un coup d’œil du côté de la passerelle où Xoxarle avait disparu.

— … secours…, coassa-t-elle.

Il s’agenouilla et lui empoigna la main.

— Bras cassé…, s’étrangla-t-elle comme il la prenait ensuite par le col de sa veste et la hissait sur la passerelle.

Il se redressa, et Balvéda roula sur le dos. Les flocons de mousse tombaient en voletant sous la lumière intermittente de l’immense caverne emplie d’échos, et les flammes projetaient des ombres fugaces lorsque l’éclairage faiblissait.

— Merci, fit-elle en toussant.

— Par là ? interrogea Horza en regardant le bout de la passerelle vers où il se dirigeait avant de la trouver.

— Horza, lui dit-elle après avoir réussi à opiner. Laisse-le partir.

Déjà le Métamorphe s’éloignait. Il secoua négativement la tête.

— Non.

Sur ce, il tourna les talons et s’en fut en courant. Balvéda se recroquevilla ; son bras engourdi se rapprocha de l’autre, celui qui était cassé, mais sans le toucher. La jeune femme toussa à nouveau, porta sa main à sa bouche, en tâta l’intérieur et en retira une dent.

Horza parvint au bout de la passerelle. Il se sentait à présent très calme. Xoxarle pouvait tout faire pour le retarder s’il voulait ; il le laisserait même atteindre le transtube. Il se contenterait d’y entrer à son tour et de tirer sur le fond de la capsule en partance… s’il ne faisait pas sauter le générateur pour prendre la créature au piège. Cela n’avait pas d’importance.

Il traversa la galerie et entra dans le tunnel.

Celui-ci partait tout droit sur plus d’un kilomètre. L’accès aux transtubes se trouvait quelque part sur la droite, mais il y avait aussi d’autres portes, d’autres accès où Xoxarle avait pu se cacher.

Le tunnel était sec et bien éclairé : les lumières ne vacillaient que faiblement, et les extincteurs automatiques ne s’étaient pas déclenchés.

Il pensa juste à temps à regarder par terre.

Il distingua des traînées d’eau et de mousse ; il approchait à toute allure de deux portes qui se faisaient face de chaque côté du tunnel. Les traces s’arrêtaient là.

Sur sa lancée, il ne pouvait pas s’arrêter ; alors il se voûta brusquement.

Le poing de Xoxarle jaillit de la porte de gauche et passa au-dessus de la tête du Métamorphe. Ce dernier fit volte-face et braqua son arme ; Xoxarle se détacha de la porte et lança une jambe en avant. Son pied entra en contact avec l’arme de Horza, qui en reçut le canon en plein visage. La gueule du fusil cracha son feu laser au plafond, et tous deux se retrouvèrent pris sous une grêle de poussière et d’éclats de roc. L’Idiran profita de ce que l’humain reculait en titubant pour lui arracher l’arme des mains et la retourner contre son propriétaire, qui trouvait appui d’une main sur le mur, le nez et la bouche en sang. Alors Xoxarle ôta d’un coup sec le cran de sécurité.

Unaha-Closp fusa dans la salle de contrôle, vira de bord, franchit en un éclair le rideau de fumée puis les portes éclatées, et fila dans un couloir qui débouchait presque aussitôt dans le dortoir ; là, il fonça entre les filets de repos oscillants pour s’engager dans un nouveau conduit assez court, et émerger enfin dans la galerie.

La caverne n’était que ruines et décombres. Le drone vit Balvéda qui, sur la passerelle, essayait de se redresser en position assise, une main étreignant son épaule ; cela fait, elle appuya sa main valide sur le sol du pont métallique. Unaha-Closp se rua vers elle mais, juste au moment où il arrivait à sa hauteur, au moment où la tête de la jeune femme se tournait vers lui, une déflagration laser retentit dans le tunnel, à l’autre bout de la caverne. Le drone vira à nouveau et accéléra.

Xoxarle pressa la détente juste à l’instant où Unaha-Closp l’attaquait par-derrière ; l’arme n’avait pas encore eu le temps de faire son effet que Xoxarle était projeté en avant et s’effondrait par terre. Il roula sur lui-même dans sa chute, mais l’extrémité du canon s’enfonça dans le roc, supportant l’espace d’une seconde tout le poids de l’Idiran ; le canon se cassa en deux. Le drone s’immobilisa à une courte distance de Horza. L’homme plongeait sur l’Idiran, qui recouvrait déjà son équilibre et se redressait de toute sa hauteur devant eux. Unaha-Closp se jeta de nouveau en avant, piqua puis monta en chandelle et tenta un uppercut comme celui qui lui avait déjà permis une fois de neutraliser l’Idiran. Mais Xoxarle l’écarta d’un mouvement du bras. Unaha-Closp rebondit sur le mur comme une balle en caoutchouc ; la créature dut encore le chasser de la main, et l’expédia tout tourbillonnant, endommagé aussi bien en surface qu’en profondeur, dans le conduit qui repartait vers la caverne.

Horza se précipita. Xoxarle l’arrêta d’un coup de poing en pleine tête. Le Métamorphe voulut feinter mais ne fut pas assez rapide ; le coup porté de biais qui l’atteignit à la tempe l’envoya rouler au sol. Il racla la paroi du tunnel et s’arrêta sur le seuil de la porte opposée.

Des extincteurs automatiques se mirent à cracher de l’eau à l’endroit de l’impact laser. Xoxarle décrivit un demi-cercle en s’approchant de l’humain, qui s’efforçait de se relever ; ses jambes tremblaient, ses bras cherchaient un point d’appui sur la paroi désespérément lisse. L’Idiran leva un pied dans l’intention d’écraser la figure de Horza, puis soupira et le reposa : il voyait revenir, lentement et selon une course quelque peu erratique, le drone à la coque toute bosselée dont s’échappait un filet de fumée.

— Espèce de bête immonde…, coassa Unaha-Closp d’une faible voix rauque et cassée.

Xoxarle attrapa la machine par sa partie avant, l’éleva sans mal au-dessus de sa tête et de celle de Horza – qui leva vers lui des yeux au regard vague – puis l’abattit en fauchant l’air, tout droit sur le crâne de sa victime.

Horza roula lourdement sur le côté et Xoxarle sentit que la machine gémissante heurtait à la fois la tête et l’épaule du Métamorphe, qui s’étala à nouveau au sol.

Pourtant, celui-ci vivait toujours ; il leva une main défaillante pour tenter de protéger sa tête vulnérable et déjà ensanglantée. Xoxarle éleva encore une fois le drone impuissant au-dessus de la tête de l’homme à terre.

— Ainsi donc…, énonça-t-il tranquillement tout en bandant ses muscles pour porter son coup.

— Xoxarle !

L’Idiran leva les yeux et coula un regard entre ses bras dressés tandis que le drone se débattait faiblement dans ses mains, et que le blessé passait ses doigts sur son crâne maculé de sang. Il sourit.

Pérosteck Balvéda se tenait au bout du tunnel, sur la galerie surplombant la caverne. Elle avait les épaules voûtées, et son visage semblait flasque, épuisé. Son bras gauche pendait dans une posture peu naturelle ; contre sa cuisse, la main était tournée vers l’extérieur. De l’autre main elle tenait un petit objet, qu’elle braquait sur l’Idiran. Celui-ci dut le scruter attentivement pour pouvoir l’identifier.

On aurait dit une arme ; une arme principalement composée de vides, de tiges et de fils ténus, un objet réduit à son ossature, tel un schéma au crayon détaché par miracle de sa page et dont seules étaient remplies les parties qui permettaient de le tenir en main. Xoxarle éclata de rire et, d’un seul coup, lança le drone.

Balvéda fit feu ; l’extrémité du canon grêle de son arme émit une brève étincelle, telle une petite pierre précieuse captant un rayon de soleil, accompagnée d’une sorte de toussotement discret.

Unaha-Closp n’avait pas eu le temps de parcourir cinquante centimètres en direction du crâne de Horza qu’un véritable brasier s’enflammait au niveau de la ceinture de Xoxarle, dont le ventre éclata, arraché au bassin par une centaine d’explosions miniatures. Son thorax, ses bras et sa tête furent projetés vers le haut et vers l’arrière, percutèrent le plafond et retombèrent pêle-mêle ; ses bras se détendirent, ses mains s’ouvrirent. De son abdomen, dont les plaques de kératine s’étaient rompues, s’écoula sur le sol inondé un flot d’entrailles, tandis que tout le haut de son corps tressautait dans les flaques de pluie artificielle qui se formaient peu à peu. Le tronc, les hanches lourdes et les trois jambes aussi épaisses que le reste… L’ensemble tint debout tout seul l’espace de quelques secondes tandis qu’Unaha-Closp s’élevait tranquillement au plafond, au-dessus de Horza gisant sous l’averse ; la mare se colorait progressivement de pourpre et de rouge à mesure que s’y mêlaient le sang de l’humain et celui de l’Idiran.

Le torse de Xoxarle gisait inerte où il était tombé, deux mètres derrière ses jambes qui, elles, étaient toujours dressées. Alors les genoux fléchirent lentement, comme s’ils ne cédaient qu’à regret au poids de la gravité, et ses hanches massives tombèrent sur ses pieds écartés. L’eau jaillit et envahit la cuvette sanglante formée par le pelvis béant de l’Idiran.

— Bala bala bala, marmonna Unaha-Closp. Coincé contre le plafond, il dégoulinait d’eau. Bala labalabalabla… ha ha.

Braquant toujours son arme sur le corps disloqué de Xoxarle, Balvéda s’avança lentement dans le couloir en soulevant des éclaboussures d’eau rougie.

Elle s’immobilisa à hauteur des pieds de Horza et contempla sans émotion la tête et le torse du géant ; la cage thoracique vomissait du sang et des organes. Puis Balvéda visa la grosse tête du guerrier et la lui fit sauter des épaules, soufflant des éclats de kératine jusqu’à vingt mètres dans le tunnel. La déflagration l’ébranla et le bruit, répercuté par les parois, lui fit carillonner les oreilles. Enfin elle parut se détendre un peu et ses épaules s’affaissèrent. Alors elle leva les yeux vers le drone, qui flottait toujours au plafond.

— Là-haut sont-je, inférieurement élevé, vers le plafond tombant, bala bala ha la…, déclara Unaha-Closp en oscillant de manière incertaine. Aussi là. Écoutez, je suis fini, je suis tout simplement… Comment je m’appelle ? Quelle heure il est ? Bala bala, tralala. Eau beaucoup partout. Inférieurement supérieur. Ha ha et tout ça.

Balvéda s’agenouilla auprès de l’homme à terre, rangea son arme dans sa poche et tâta le cou de Horza ; l’homme était vivant. Son visage était plongé dans l’eau. Elle tira et poussa pour tenter de le faire rouler sur le dos. Son cuir chevelu saignait.

— Drone, fit-elle en s’efforçant de ne pas laisser l’homme retomber dans l’eau, aide-moi donc.

Grimaçant de douleur, elle souleva de sa main valide le bras de Horza, et poussa avec son autre épaule afin de le faire rouler un peu plus sur lui-même.

— Alors, maudit drone ! Tu vas m’aider oui ou non ?

— Bla bala bala. Tralala. Ici sont-je, ici sont-je. Comment allez-tu pas ? Plafond, toit, dedans dehors. Ha ha bala bala, gazouilla le drone sans se décoller du plafond.

Balvéda réussit enfin à retourner Horza sur le dos. La pluie artificielle lava son nez et sa bouche du sang qui les maculait. Ses yeux s’ouvrirent l’un après l’autre.

— Horza ! appela Balvéda en s’approchant de manière à placer sa tête entre lui et les extincteurs et à lui masquer l’éclairage du plafond.

Le visage du Métamorphe était livide à l’exception des minces tentacules de sang qui suintaient de sa bouche et de ses narines. Une véritable marée écarlate coulait de ses tempes et de l’arrière de sa tête.

— Horza ? insista-t-elle.

— Tu as gagné, fit-il d’une voix calme et traînante.

Puis il ferma les yeux. Balvéda ne sut que répondre ; alors elle ferma les yeux à son tour, et secoua la tête.

— Bala… bala…, le train entre en gare quai numéro un…

— … Drone, murmura Horza dont le regard passa par-dessus la tête de Balvéda. (Elle acquiesça, puis vit les yeux du Métamorphe se révulser comme s’il essayait de voir derrière lui.) Xoxarle…, fit-il à voix basse. Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Je l’ai abattu.

— … Bala bala ouvre tes bras, va dehors et va dedans, un de plus, une fois de plus… Y a quelqu’un là-dedans ?

— Avec quoi ? fit Horza dans un souffle.

Elle dut se pencher sur lui pour distinguer ses mots. Puis elle tira la minuscule arme de sa poche.

— Avec ça. (Elle ouvrit la bouche et lui montra l’emplacement vide d’une de ses molaires.) Mémoforme. L’arme fit partie de moi ; elle a vraiment l’air d’une vraie dent, tu sais.

Elle essaya de sourire, mais douta qu’il fût capable de distinguer l’objet. Le Métamorphe ferma les yeux.

— Pas bête, fit-il tout bas.

Le sang coulait à flots de sa tête et se mélangeait à la marée mauve que déversait le cadavre démembré de Xoxarle.

— Je vais te ramener, Horza. Je te le promets. Je te ramènerai au vaisseau. Tu vas t’en tirer. Je ferai tout pour ça. Tu t’en sortiras.

— Tu ferais ça ? demanda doucement Horza, les yeux clos. Merci, Pérosteck.

— Merci bal bal bala. Steckoper, Tsah-hor, Aha-Un-Clops… Lalatra, lalatra, et malgré tout, pensez encore. Nous vous prions de nous excuser pour la gêne que pourrait vous causer… C’est quoi le où, le quand, le comment, le qui et où quand pourquoi comment, et ainsi de…

— Ne t’en fais pas, fit Balvéda en effleurant le visage trempé du blessé.

Un peu d’eau dégoutta de sa tête sur le visage du Métamorphe. Celui-ci rouvrit les yeux, regarda çà et là, puis se concentra sur la jeune femme avant de contempler le tronc affaissé de l’Idiran. Puis il passa au drone, et finit par inspecter les parois et la mare qui l’entouraient. Il murmura quelques mots sans regarder Balvéda.

— Quoi ? fit celle-ci en se penchant sur le Métamorphe au moment où il refermait les yeux.

— Bala, lança la machine depuis le plafond. Bala bala bala. Ha ha. Bala bala bala.

— Quel idiot ! énonça Horza avec une grande clarté bien que sa voix s’affaiblisse à mesure qu’il perdait conscience. Quel… fichu… idiot.

Il hocha imperceptiblement la tête, ce qui ne parut pas le faire souffrir. Des gouttes tombant du plafond soulevèrent des éclaboussures rouges et mauves dans l’eau qui stagnait sous sa tête et lui maculait le visage, puis lavèrent à nouveau ce dernier.

— Les Jinmoti de…, grommela l’homme.

— Quoi ? répéta Balvéda en se penchant encore plus près.

— Danatre skehellis, annonça Unaha-Closp, ro vleh gra’amp na zhire ; sko tre genebellis ro binitshire, na’sko voross amptfenir-an har. Bala.

Brusquement, les yeux du Métamorphe s’écarquillèrent et sur ses traits se peignit une expression d’horreur absolue, une mimique traduisant une terreur si grande que Balvéda elle-même se sentit frissonner. Ses cheveux se hérissèrent sur sa nuque malgré l’eau qui s’efforçait de les y plaquer. Tout à coup, les mains de Horza se levèrent et agrippèrent la veste de la jeune femme dans une formidable étreinte.

— Mon nom ! gémit-il d’une voix qui trahissait son angoisse encore plus nettement que son expression. Quel est mon nom ?

— Bala bala bala, murmura le drone.

Balvéda déglutit et sentit les larmes lui picoter les paupières. Elle effleura la main blanche qui serrait la sienne.

— Horza, répondit-elle avec douceur. Horza Bora Gobuchul.

— Bala bala bala bala, énonça le drone d’un ton calme, presque rêveur. Bala bala bala.

L’étreinte de l’homme se desserra ; l’épouvante s’effaça progressivement de ses traits. Il se détendit, referma les paupières ; sur sa bouche se dessina comme un sourire.

— Bala bala.

— Ah, oui…, chuchota Horza.

— Bala.

— … bien sûr.

— La.

14. Considère Phlébas

Balvéda fit face au désert de neige. Il faisait nuit. La lune du Monde de Schar brillait d’un éclat vif dans un ciel d’encre tout clouté d’étoiles. L’air était immobile, froid et piquant ; à quelque distance de là, sur la plaine immaculée et baignée de clair de lune, se dressait la Turbulence Atmosphérique Claire, à demi ensevelie sous la congère qu’elle avait elle-même contribué à former.

La jeune femme s’arrêta un instant à la sortie des tunnels obscurs, se tourna vers la nuit et frissonna.

Le Métamorphe inconscient gisait sur une civière confectionnée à partir de feuilles de plastique récupérées dans le déraillement et portée par le drone, toujours incohérent. Elle lui avait également posé un bandage sur la tête ; qu’aurait-elle pu faire d’autre pour l’aider ? Les médikits avaient été emportés par l’accident du train, comme tout ce que contenait la palette, et enfouis dans les décombres refroidis et couverts de mousse, qui emplissaient la station 7. Le Mental pouvait se maintenir en l’air ; elle l’avait trouvé ainsi dans un coin de la gare. Il obéissait aux ordres, mais ne pouvait ni parler, ni faire le moindre signe, et encore moins se propulser par lui-même. Elle lui avait dit de rester en état d’apesanteur, puis l’avait tiré et poussé, ainsi que le drone-civière, jusqu’au transtube le plus proche.

Une fois qu’ils furent installés dans la petite capsule prévue pour transporter du fret, le trajet ne dura qu’une demi-heure. Balvéda ne s’était pas arrêtée pour ramasser les morts.

Elle avait posé des attelles sur son bras, qu’elle portait à présent en écharpe. Pendant le voyage en capsule, elle avait transe-dormi un petit moment, puis transporté sa cargaison et retraversé tout le secteur habitation dévasté jusqu’à la sortie des tunnels, où gisait maintenant le Métamorphe, dont on aurait juré qu’il était mort de froid. Elle prit quelques instants de repos, assise par terre dans la pénombre du tunnel, au milieu de la neige amassée là par le vent, avant de se diriger vers le vaisseau.

Elle se sentait des élancements sourds dans le dos, une pulsation douloureuse dans la tête, et son bras était tout engourdi. Elle portait au doigt la bague prise à Horza ; restait à espérer qu’en repérant la combinaison du blessé et les circuits du drone, le vaisseau les identifierait et les laisserait approcher.

Sinon, tout simplement, ce serait la mort pour tous.

Elle reporta son regard sur Horza.

Son visage était blanc comme la neige, et tout aussi vide d’expression. Les traits étaient les mêmes, bien reconnaissables, mais semblaient en un sens déconnectés les uns des autres, conférant ainsi un aspect anonyme à un visage qui manquait déjà de caractère, d’animation, de substance. On aurait dit que chacun des rôles joués par cet homme tout au long de sa vie était sorti de lui en profitant de son coma, emportant avec lui une petite part de la véritable personnalité du Métamorphe et le laissant vide, entièrement dépouillé.

Sous la civière, le drone se mit à déblatérer un court instant dans une langue que Balvéda ne reconnut pas, et sa voix se répercuta dans le tunnel. Puis le silence revint. Quant au Mental, il se contentait de flotter sur place, immobile ; sa coque ellipsoïdale au revêtement argenté, terni mais réfléchissant et irisé par endroits, renvoyait à Balvéda sa propre image ; s’y reflétaient aussi l’obscurité du dehors, ainsi que l’homme et le drone.

Elle se releva péniblement et, d’une main, orienta la civière vers le vaisseau, par-dessus le tapis de neige qui scintillait au clair de lune, où elle s’enfonça jusqu’à mi-cuisses. Dans le silence, l’ombre bleu acier de la jeune femme absorbée dans son effort se dessinait du côté opposé à la lune, pointant vers les montagnes lointaines et noires où une masse de nuages orageux planait telle une seconde nuit, encore plus impénétrable. Elle laissait derrière elle une trace qui repartait, profonde et inégale, vers l’entrée de la grotte. Elle pleurait sans bruit tant l’épreuve était dure et tant ses blessures la faisaient souffrir.

Une ou deux fois elle leva la tête vers la silhouette sombre du vaisseau, et sur son visage se peignit un mélange de crainte et d’espoir : elle attendait le tir de sommation, l’explosion et le jaillissement de lumière laser signifiant que les autogardes du vaisseau ne les reconnaissaient pas, que le drone et la combinaison de Horza étaient tous deux trop endommagés pour être encore identifiés, que c’était fini, qu’elle était condamnée à mourir là, à cent mètres à peine du salut – mais un ensemble de circuits fidèles, automatiques, inconscients l’empêcha de se laisser aller…

… Le monte-charge s’ouvrit d’un coup lorsqu’elle introduisit la bague de Horza dans le panneau de contrôle. Elle fit monter le drone et le blessé dans la soute. La machine dissertait à voix basse ; l’homme était aussi immobile et muet qu’une statue tombée.

Son intention était de couper les autogardes du vaisseau et de retourner aussitôt chercher le Mental, mais la rigidité glacée de l’homme l’effraya. Elle partit en quête du médikit d’urgence et alluma le chauffage de la soute, mais lorsqu’elle revint auprès de la civière, le Métamorphe glacé dont le visage n’exprimait plus rien était mort.

Appendices

LA GUERRE IDIRANS-CULTURE

[Les trois passages qui vont suivre sont extraits de l’ouvrage Une brève histoire de la guerre idirane (version en langue anglaise/calendrier chrétien, texte original daté de l’an de grâce 2110, texte intégral), sous la direction de Parharengyisa Listach Ja’andeesih Pétrain dam Kotosklo. L’œuvre fait partie d’un Abrégé d’Extro-Information destiné à la Terre, Abrégé indépendant et non commandité, mais approuvé par Contact.]

Causes : la Culture

Ce fut, ainsi que la Culture le comprit dès le départ, une guerre de religion au sens le plus complet du terme. La Culture entra en guerre afin de sauvegarder sa propre tranquillité d’esprit ; rien de plus. Mais cette sérénité était la caractéristique la plus précieuse de la Culture, peut-être même son seul et authentique trésor.

En théorie comme en pratique, la Culture avait dépassé les concepts de richesse ou d’empire. La notion même de monnaie – considérée par elle comme une forme de rationnement rudimentaire, inefficace et exagérément complexe – n’avait pas sa place dans sa société proprement dite, puisque la capacité de ses moyens de production dépassait globalement ce que pouvait exiger tout citoyen raisonnable (voire déraisonnable) non dépourvu d’imagination. À une exception près, ces exigences étaient donc satisfaites dans le contexte de la Culture.

L’espace vital ne manquait pas, principalement concentré sur des Orbitales qui ne coûtaient pas cher en matière première ; les minerais existaient en quantité pratiquement illimitée, aussi bien entre les étoiles qu’à l’intérieur des systèmes stellaires. Et l’énergie était encore plus abondante, par le biais de la fusion ou de l’annihilation, quand elle ne provenait pas du Réseau lui-même ou encore des étoiles, soit qu’on se l’approprie indirectement par le biais du rayonnement absorbé dans l’espace, soit qu’on aille directement la chercher dans le noyau stellaire. La Culture n’avait donc nul besoin de coloniser, d’exploiter ou d’asservir.

L’unique désir que la Culture ne pût assouvir en son sein était commun à ses citoyens de souche humaine et aux machines à qui ceux-ci avaient donné le jour (aussi ténu que fût entre eux le degré de parenté) : le besoin impérieux de ne pas se sentir inutile. La Culture n’apportait qu’une seule justification à l’existence relativement sereine et hédoniste dont jouissait sa population : ses « bonnes œuvres », l’évangélisme séculaire de la Section Contact, qui ne se contentait pas de découvrir, cataloguer, étudier et analyser d’autres civilisations moins avancées mais – lorsque, à ses yeux, les circonstances s’y prêtaient – intervenait (ouvertement ou non) dans le processus historique de ces cultures étrangères.

Avec une espèce de suffisance contrite, Contact – et donc la Culture – prouvait statistiquement que cet usage bienveillant et mesuré de la « technologie de la compassion » (pour employer une expression alors en vogue) débouchait sur des résultats concrets : les techniques mises au point pour influencer le cours des civilisations amélioraient de manière significative la qualité de la vie de leurs sujets, sans pour autant nuire à ladite société dans son ensemble en lui imposant un contact avec une culture plus avancée.

Confrontée à une société d’inspiration religieuse bien décidée à étendre son influence sur toute civilisation technologiquement inférieure qui se trouverait sur son chemin, sans se préoccuper ni du nombre de vies sacrifiées au cours de la conquête, ni de l’usure résultant de l’occupation de ces mondes, la Section Contact avait deux possibilités : soit elle se dégageait et admettait sa défaite – contredisant ainsi non seulement sa propre raison d’être, mais aussi l’unique démarche justificative permettant aux sujets fortunés, mais culpabilisés, de la Culture, de profiter de la vie en gardant la conscience tranquille –, soit elle décidait de se battre. Ayant préparé et cuirassé sa propre structure, mais aussi l’opinion publique, pendant des décennies, au temps où elle se cantonnait dans l’attitude décrite plus haut, elle finit inévitablement, ainsi que l’aurait fait tout organisme qui voit son existence menacée, par se rabattre sur la seconde solution.

Nonobstant la vision profondément matérialiste et utilitariste de la Culture, le fait qu’Idir n’ait pas eu la moindre intention malveillante à l’égard d’aucune de ses provinces n’entra guère en ligne de compte. Indirectement, mais indéniablement, la Culture se sentait réellement et dangereusement menacée… non qu’elle redoutât des pertes en vies humaines, en vaisseaux, en ressources ou en territoires ; non, le risque était d’une autre sorte : ce qu’elle redoutait, c’était la perte de sa vocation, de la clarté qui caractérisait sa conscience ; l’extinction de son essence propre, la faillite de son âme.

Malgré les apparences, ce fut la Culture, et non Idir, qui fut contrainte de se battre ; et sous la pression de cette ultime nécessité, elle finit par rassembler des forces qui, à supposer qu’il y ait jamais eu le moindre doute quant à l’issue du conflit, excluaient tout compromis.

Causes : les Idirans

Les Idirans étaient d’ores et déjà en guerre ; ils conquéraient les espèces qu’ils tenaient pour inférieures et les asservissaient sous le joug d’un empire essentiellement religieux, qui n’était qu’accessoirement un empire commercial. À leurs yeux, il était clair dès le départ que leur jihad, qui consistait à « pacifier, intégrer et instruire » ces espèces et à les amener tout droit sous l’œil de leur Dieu, devait se poursuivre et prendre de l’expansion sous peine de perdre son sens. S’il était concevable qu’une halte ou un moratoire s’avèrent au moins aussi justifiés – en termes militaires, commerciaux et administratifs – que l’expansion perpétuelle, ils n’en constitueraient pas moins une négation de l’hégémonisme militant en tant que concept religieux. Le zèle pieux eut raison du pragmatisme et l’éclipsa tout à fait ; comme chez la Culture, c’était le principe qui comptait.

Bien avant qu’on se décide à la déclarer, la guerre était déjà considérée par le haut commandement idiran comme le prolongement des hostilités constantes qu’exigeait la colonisation théologique et disciplinaire ; elle ne représentait par ailleurs qu’une escalade limitée – tant quantitative que qualitative – des conflits armés face au niveau technologique quasi équivalent au leur qu’avait atteint la Culture.

S’il était universellement admis, chez les Idirans, qu’après avoir tapé une bonne fois sur la table les gens de la Culture battraient en retraite, quelques rares décideurs idirans prédirent que, si la Culture s’avérait aussi déterminée que l’envisageait le « pire scénario possible », on parviendrait peut-être à un accord politiquement judicieux qui sauverait la face et comporterait des avantages pour les deux camps. Cela impliquerait un pacte ou un traité par lesquels les Idirans accepteraient effectivement de ralentir ou de stopper quelque temps leur expansion, autorisant par là la Culture à se prévaloir d’un certain succès (toutefois limité) ; ce traité leur fournirait en même temps : a) l’occasion – religieusement justifiée – de consolider leurs positions et, donc, de laisser la machine de guerre idirane reprendre son souffle, et de couper l’herbe sous les pieds à ceux qui, parmi les Idirans, critiquaient le rythme et la cruauté de l’expansion idirane ; b) une raison de plus pour accroître les dépenses militaires, histoire de s’assurer que, lors du conflit suivant, la Culture – ou tout autre adversaire – serait sans nul doute écrasée. Seules les factions les plus ferventes, les plus fanatiques de la société idirane envisageaient ou exigeaient que les guerres fussent menées à leur terme ; et même ainsi, elles se contentaient de prôner la poursuite du combat contre la Culture après (et malgré) son repli, en dépit des offres de paix qu’elles entendaient fermement lui voir formuler.

Une fois posées ces hypothèses, dans lesquelles ils se voyaient déjà vainqueurs, les Idirans affrontèrent la Culture sans la moindre appréhension.

Au pis, ils considérèrent que la guerre s’inaugurait à la rigueur dans une ambiance d’incompréhension réciproque. Comment auraient-ils pu imaginer que leur ennemi les avait au contraire presque trop bien compris, mais qu’eux-mêmes avaient grandement méjugé le poids de la conviction, de la nécessité – voire de la crainte – et de l’enthousiasme qui régnaient au sein de la Culture ?

La guerre en bref 

(résumé du corpus principal)

La première discorde Culture-Idirans intervint en l’an 1267 de l’ère chrétienne, et la deuxième en 1288 ; en 1289, la Culture arma le premier cuirassé digne de ce nom qu’elle eût possédé depuis cinq siècles, mais sous forme de prototype seulement (le prétexte officiel fut que, peu à peu, les générations successives de maquettes de cuirassés conçues par les Mentaux s’étaient tellement éloignées du dernier vaisseau spatial offensif effectivement construit qu’il devenait nécessaire de mettre la théorie à l’épreuve de la pratique). En 1307, le troisième conflit entraîna des pertes (mécaniques). Pour la première fois, la guerre fut envisagée à titre de possibilité à l’intérieur de la Culture. En 1310, la faction pacifique fit sécession tandis que la Conférence d’Anchramin aboutissait au retrait concerté des forces armées, initiative respectivement condamnée et applaudie chez les moins prévoyants des citoyens d’Idir d’un côté, de la Culture de l’autre.

Le quatrième affrontement survint en 1323 et (la Culture employant seulement des forces auxiliaires) se prolongea jusqu’en 1327, date à laquelle la guerre fut officiellement déclarée ; à partir de ce moment, les troupes et les vaisseaux de la Culture prirent directement part aux combats. Le Conseil de Guerre de 1326 se conclut par la sécession de plusieurs factions à l’intérieur de la Culture, factions qui refusaient le recours à la violence quelles que soient les circonstances.

Les Accords de Conduite en Temps de Guerre passés entre les Idirans et la Culture furent ratifiés en 1327. En 1332, les Homonda entrèrent en guerre du côté idiran. Cette autre espèce tripède – dont la maturité galactique était supérieure à celle des Idirans comme à celle de la Culture – avait donné refuge aux Idirans des Saints Survivants pendant le Second Exil Majeur (1345-991 avant l’ère chrétienne) qui suivit la guerre Idirans-Skankatriens. Les Survivants et leurs descendants en étaient venus à constituer les troupes d’infanterie d’élite des Homonda et, après le retour surprise des Idirans et la reconquête par eux de la planète Idir, en l’an 990 avant l’ère chrétienne, les deux espèces tripèdes avaient renouvelé leur coopération en se rapprochant de plus en plus de l’égalité à mesure que croissait la puissance des Idirans.

Les Homonda s’allièrent aux Idirans parce qu’ils se méfiaient du pouvoir grandissant de la Culture (ils étaient d’ailleurs loin d’être les seuls, bien que les autres se soient gardés de réagir ouvertement).

S’ils entraient assez rarement en conflit avec les humains, conflits qui, de fait, n’étaient jamais bien graves, les Homonda avaient un principe, et cela depuis des dizaines de milliers d’années : empêcher tout groupe de même niveau technologique qu’eux de prendre trop d’importance dans la galaxie. Or, à leurs yeux la Culture ne tarderait plus à atteindre ce stade. À aucun moment les Homonda ne consacrèrent la totalité de leurs ressources à la cause des Idirans ; ils employèrent une partie de leur flotte spatiale, puissante et efficace, à combler les lacunes qualitatives de la marine idirane. On fit bien comprendre à la Culture que, si les humains s’en prenaient aux planètes homondanes, alors seulement la guerre deviendrait totale (car, en effet, malgré la guerre, on avait maintenu des relations diplomatiques et culturelles minimales, et quelques échanges commerciaux avaient encore lieu entre les Homonda et la Culture).

Il y eut de mauvais calculs : comme les Idirans pensaient pouvoir gagner seuls, forts de l’appui des Homonda ils se crurent invincibles ; les Homonda, eux, pensaient bien que leur influence ferait pencher la balance en faveur des Idirans (mais n’auraient jamais accepté de mettre en danger leur propre avenir dans le seul but d’écraser la Culture). Quant aux Mentaux de la Culture, ils avaient prévu que les Homonda ne s’allieraient pas aux Idirans, et les estimations portant sur le coût, le bénéfice et la durée de la guerre avaient été fondées sur cette hypothèse.

Durant la phase inaugurale de la guerre, la Culture ne fit pratiquement que se replier devant la sphère d’influence de plus en plus étendue des Idirans, achever sa reconversion désormais orientée vers l’effort de guerre et armer sa flotte. Pendant ces premières années, la bataille de l’espace fut livrée, dans le camp de la Culture, par ses Unités de Contact Générales ; celles-ci n’avaient peut-être pas été conçues dans ce but, mais restaient suffisamment bien équipées et rapides pour rivaliser avec la plupart des vaisseaux idirans. En outre, côté Culture, la technologie des champs avait toujours été en avance sur celle des Idirans, ce qui conférait aux UCG un avantage décisif en termes de résistance et d’autoprotection.

Ces disparités reflétaient, dans une certaine mesure, la vision en vigueur dans chacun des deux camps. Pour les Idirans, un vaisseau était le moyen de se rendre d’une planète à l’autre, ou encore de défendre une planète. Pour la Culture, c’était une mise à l’épreuve de ses capacités, presque une œuvre d’art. Les UCG (ainsi que les cuirassés qui les remplacèrent à terme) étaient le produit d’un talent enthousiaste allié à un pragmatisme orienté machines pour lequel les Idirans n’avaient pas de réplique, même si, en eux-mêmes, les vaisseaux de la Culture n’arrivèrent jamais tout à fait à la hauteur des créations homondanes. Quoi qu’il en fût, durant ces années-là les UCG furent largement écrasées sous le nombre.

Ce fut également pendant cette période initiale qu’on déplora les pertes les plus lourdes de toute la guerre, surtout à l’occasion des attaques surprises lancées par les Idirans contre de multiples Orbitales, appartenant à la Culture mais dépourvues de toute importance stratégique ; une seule de ces offensives pouvait parfois entraîner plusieurs milliards de morts. En tant que tactique de choc, l’échec fut total.

En tant que stratégie guerrière, cela ne fit qu’entamer davantage les ressources déjà restreintes des Premiers Bataillons de la marine idirane, lesquels avaient déjà bien du mal à localiser et neutraliser les lointaines Orbitales, sans parler des Rocs, des unités-usines et des Véhicules Systèmes Généraux, responsables de la production matérielle pour la Culture.

Simultanément, les Idirans tentaient de dominer les gigantesques volumes d’espaces et les innombrables civilisations de moindre ampleur (généralement réticentes et souvent rebelles) que le repli de la Culture avait laissés à leur merci. En 1333, les Accords de Conduite en Temps de Guerre furent amendés afin de prohiber la destruction d’habitats peuplés sans fonction militaire, et le conflit se poursuivit jusqu’à son terme dans un contexte un peu plus limité de ce côté-là.

La guerre entra dans sa deuxième phase en 1335. Les Idirans s’efforçaient toujours de consolider leurs gains ; la Culture était enfin sur le pied de guerre. Une période de lutte prolongée s’ensuivit ; la Culture frappait de plus en plus avant dans la sphère idirane, tandis que la politique pratiquée par les tripèdes oscillait entre la défense de leurs possessions accompagnée d’un raffermissement de leurs forces, et l’organisation d’expéditions considérables dans le reste de la galaxie, excursions qui affaiblissaient leurs défenses mais avaient pour but avoué d’infliger des pertes conséquentes à un ennemi désespérément insaisissable.

Pour se replier discrètement, la Culture disposait de la quasi-totalité de la galaxie. Elle était par essence mobile ; même les Orbitales pouvaient être déplacées, ou simplement abandonnées et leurs populations transférées ailleurs. Les Idirans, eux, étaient voués de par leur religion à faire main basse sur tout ce qu’ils pouvaient puis à conserver précieusement leurs conquêtes, à maintenir des frontières, et à assurer la sécurité des planètes et des lunes ; mais avant tout, ils étaient contraints de défendre Idir à tout prix. Malgré les recommandations des Homonda, les Idirans refusèrent de se replier pour aller occuper des positions plus rationnelles et plus facilement défendables, et ne voulurent pas entendre parler de négociations de paix.

La guerre se poursuivit de-ci, de-là pendant plus de trente ans, avec maintes batailles, accalmies, propositions de trêves émanant d’outsiders ou des Homonda, et avec force campagnes de grande envergure, succès, échecs, victoires retentissantes, erreurs tragiques et actions héroïques, sans parler de la conquête et de la reconquête d’immenses volumes d’espace et d’innombrables systèmes stellaires.

Au bout de ces trois décennies, toutefois, les Homonda en eurent assez. Les Idirans étaient aussi intransigeants dans le rôle d’alliés que dociles dans celui de mercenaires, et les vaisseaux de la Culture faisaient trop de victimes parmi les précieux navires de la flotte homondane. Ils demandèrent donc certaines garanties à la Culture, garanties qui leur furent accordées en échange de leur retrait des hostilités.

À compter de ce jour, les Idirans restèrent seuls à considérer comme incertaine l’issue de la guerre. La Culture avait acquis une puissance colossale pendant la durée du conflit et accumulé lors de ces trente années suffisamment d’expérience (à laquelle il fallait ajouter le savoir-faire engrangé par procuration durant les millénaires précédents) pour ravir aux Idirans toute prééminence réelle ou supposée dans le domaine de la ruse, de la rouerie ou de l’intransigeance féroce.

La guerre dans l’espace s’acheva définitivement en 1367, et les combats menés sur les milliers de planètes encore sous domination idirane – d’ailleurs généralement livrés par des machines côté Culture – prirent officiellement fin en 1375 ; toutefois, pendant presque trois siècles on observa encore sur des planètes reculées des affrontements sporadiques restreints dus à des Idirans et des medjels ignorant ou dédaignant la paix conclue.

Idir ne fit jamais l’objet d’aucune attaque, et ne fut donc concrètement jamais forcée de se rendre. Son réseau informatique fut pris sous contrôle par le biais d’effecteurs et – débarrassé des limitations qu’on lui avait imposées – se perfectionna de lui-même jusqu’à atteindre l’intelligence-conscience, devenant ainsi un Mental digne de la Culture par toutes ses caractéristiques excepté son appellation.

Parmi les Idirans, certains mirent fin à leurs jours tandis que d’autres s’exilaient chez les Homonda (qui acceptèrent de les employer, mais sans les aider à préparer de nouvelles offensives contre la Culture) ; certains allèrent fonder des habitats indépendants officiellement non militarisés au sein d’autres sphères d’influence (sous l’œil vigilant de la Culture) ou s’embarquèrent à bord de vaisseaux fuyards vers des secteurs peu connus des Nuages, ou à destination d’Andromède. Les autres, enfin, reconnurent leur défaite. Quelques-uns intégrèrent la Culture, et de rares éléments jouèrent ensuite pour elle le rôle de mercenaires.

Statistiques

Durée de la guerre : quarante-huit ans et un mois. Somme des pertes, en comptant les machines (classées par échelle logarithmique d’intelligence-conscience), les medjels et les victimes civiles : 851,4 milliards (± 0,3 %). Pertes en vaisseaux (toutes classes au-dessus de la catégorie interplanétaire) : 91 215 660 (± 200) ; en Orbitales : 14 334 ; en planètes et lunes importantes : 53 ; Anneau : 1 ; Sphères : 3 ; étoiles (ayant perdu une quantité significative de leur masse ou subi un déplacement également conséquent sur leur diagramme d’existence) : 6.

Perspective historique

Cette guerre a été d’une portée et d’une durée limitées, et n’a jamais concerné plus de 0,2 % de la galaxie en termes de volume, et 0,1 % en termes de population stellaire. On relève encore des rumeurs rapportant des conflits beaucoup plus impressionnants, qui se seraient déroulés dans des espaces et sur des durées bien plus vastes… Toutefois, les chroniques des plus anciennes civilisations de la galaxie considèrent la guerre Idirans-Culture comme la plus importante conflagration de ces cinquante mille dernières années, et la classent parmi ces Événements singulièrement intéressants qui se produisent si rarement de nos jours.

Dramatis personæ

Une fois la guerre terminée, Juboal-Rabaroansa Pérosteck Aseyn Balvéda dam T’seif se fit placer en suspension prolongée. Elle avait perdu la plupart de ses amis pendant les hostilités, et découvert ensuite son peu de goût pour les cérémonies et autres commémorations. En outre, le Monde de Schar revint la hanter une fois la paix revenue, emplissant ses rêves de tunnels sinueux et obscurs où résonnaient les échos de quelque horreur sans nom. On aurait pu la soigner, mais elle préféra le sommeil sans rêves de la suspension. Elle laissa des instructions ordonnant de la réveiller seulement le jour où la Culture pourrait « justifier » statistiquement la guerre sur le plan moral, c’est-à-dire lorsqu’il se serait écoulé suffisamment de temps – sans autre guerre dans l’intervalle – pour qu’on pût prouver que, dans son déroulement prévisible et probable, l’expansion idirane aurait causé des pertes plus lourdes que celles effectivement entraînées par la guerre. On la ramena donc à la vie en l’an 1813, avec les millions de citoyens de la Culture ayant exprimé le désir d’être placés en suspension et formulé une requête semblable, la plupart avec la même impression d’ironie macabre. Au bout de quelques mois, Balvéda s’auto-euthanasia et fut enterrée à Juboal, dans son système natal. Fal ’Ngeestra ne croisa jamais son chemin.

Le Querl Xoralundra, père-espion et prêtre guerrier de la secte tributaire des Quatre-Âmes de Farn-Idir, survécut à la destruction partielle et à la capture du croiseur léger idiran la Main de Dieu 137. En compagnie de deux officiers, il réussit à fuir l’appareil endommagé alors que l’UCG de classe Montagne Énergie Nerveuse tentait de le capturer intact ; son unité-gauchissement le renvoya sur Sorpen. Là, il fut brièvement emprisonné par la Gérontocratie, puis rendu contre une rançon symbolique au moment du débarquement de la Quatre-Vingt-Treizième Flotte idirane. Il continua de servir dans le renseignement militaire et échappa à la Seconde Purge Volontaire qui suivit le retrait de la flotte homondane. Il retrouva ultérieurement son rôle initial d’Officier de Logistique Offensive, et fut tué durant la bataille des Novæ Jumelles dont dépendait le contrôle du Bras Un-Six de la galaxie, et cela vers la fin de la guerre.

Après avoir rejoint le Commando Ghalssel sur Vavatch, Jandraligeli en vint à occuper les fonctions de lieutenant privilégié auprès du capitaine mercenaire et finit par prendre le commandement du troisième vaisseau de sa flotte, appelé Surface de Contrôle. Comme tous les membres de commandos ayant survécu aux hostilités, Jandraligeli profita largement de la guerre. Il prit sa retraite quelque temps après la mort de Ghalssel – survenue durant la séquence offensive à sept strates d’Oroarche – pour diriger jusqu’à la fin de ses jours une école indépendante de Conseillers de Vie sur la lune Décadente, dans le système du Septième Péché peuplé par les Chevaliers Bien Armés de l’Acte Infiniment Joyeux (Réformés). Il mourut d’une mort sinon paisible, du moins plaisante, dans un lit qui n’était pas le sien.

Le drone Unaha-Closp fut entièrement réparé. Il postula pour intégrer la Culture, et sa demande fut acceptée ; il servit sur le Véhicule Système Général Apocalypse Irrégulière et le Véhicule Système Limité Marge Bénéficiaire jusqu’à la fin de la guerre, puis fut transféré sur une Orbitale appelée Erbil pour y prendre ses fonctions dans une usine de moyens de transport. Il est actuellement à la retraite, et construit à titre de passe-temps de petits automates à vapeur.

Stafl-Préonsa Fal Shilde ’Ngeestra dam Crose survécut à une nouvelle chute grave en montagne, continua à prévoir l’avenir mieux et plus vite que des machines des millions de fois plus intelligentes qu’elle, changea plusieurs fois de sexe, mit au monde deux enfants, s’enrôla chez Contact après la guerre, adopta – sans autorisation – un mode de vie primitif sur un monde non contacté de stade deux en se joignant à une tribu de cavalières sauvages, travailla sur un dirigeable Hypersage dans une aérosphère Blokstaar, regagna la Culture pour la transcorporation en multimental du drone Jase, se fit surprendre par une avalanche en faisant de l’escalade mais survécut là aussi, et put donc relater maintes fois l’incident, eut encore un enfant, puis accepta de rallier Circonstances Spéciales à l’intérieur de Contact, et fut pendant cent ans l’émissaire (mâle) de la Culture dans l’Anarchie de Soveleh qui à l’époque, avec son million d’étoiles, venait tout juste d’être contactée. Par la suite, elle se fit enseignante sur une Orbitale située dans un petit amas dans la région du Nuage Mineur, publia une autobiographie très bien accueillie et disparut quelques années plus tard à l’âge de quatre cent sept ans pendant une croisière d’agrément en solitaire dans un vieil Anneau des Dra’Azon.

Quant au Monde de Schar, il fut de nouveau visité, une seule fois, mais seulement après la fin de la guerre. Suite au départ de la Turbulence Atmosphérique Claire – dirigée plus que pilotée par Pérosteck Balvéda vers un hypothétique point de rencontre avec un vaisseau de guerre de la Culture, à l’écart du théâtre des hostilités – il s’écoula plus de quarante ans avant qu’un appareil quelconque fût autorisé à franchir la Barrière de la Sérénité. Lorsque ledit vaisseau, l’UCG Conscience Prosthétique, parvint effectivement de l’autre côté et expédia au sol un détachement, ses agents de Contact trouvèrent le Complexe de Commandement en parfait état. Huit trains sans le moindre accroc étaient stationnés dans huit des neuf gares parfaites et intactes. L’UCG et ses équipes de repérage ne découvrirent aucun indice de déraillement, pas le moindre dégât ; nul cadavre et pas trace de base Métamorphe pendant les quatre jours où on les autorisa à séjourner sur la planète. À l’issue de ce délai, le Conscience Prosthétique reçut l’ordre de décoller, et, après son passage, la Barrière de la Sérénité se referma, cette fois-ci pour toujours.

Il y avait pourtant des décombres. La pile de cadavres, le contenu de la base Métamorphe, le matériel apporté par les Idirans et par la Libre Compagnie, l’enveloppe de l’animal gauchisseur chuy-hirtsi…, tout cela gisait enseveli sous des kilomètres de calotte glaciaire, près d’un des pôles de la planète. Comprimé dans une boule compacte de débris et de corps mutilés, congelés, parmi les effets ramassés dans le coin de la défunte base correspondant à la cabine d’une dénommée Kiérachell, se trouvait un petit livre en plastique, avec de vraies pages couvertes d’une minuscule écriture. C’était un conte fantastique, l’ouvrage préféré de la jeune femme, et la première page s’ouvrait sur ces mots :

Les Jinmoti de Bozlen Deux…

Le Mental récupéré dans les tunnels du Complexe de Commandement ne se rappelait plus rien de ce qui s’était passé entre son arrivée par gauchissement dans les tunnels et sa réparation-reconstitution à bord du VSG Plus Gentil Du Tout suite à son sauvetage par Pérosteck Balvéda. Il trouva plus tard sa place sur un VSG de classe Océan et survécut à la guerre bien qu’il dût prendre part à un grand nombre de batailles importantes. Modifié, il fut finalement replacé dans un VSG de classe Rayon en emportant avec lui le nom – quelque peu inhabituel – qu’il s’était choisi.

Les Métamorphes furent éliminés en tant qu’espèce dans les derniers sursauts de la bataille de l’espace.

Épilogue

Hors d’haleine, en retard – comme d’habitude – et considérablement enceinte, Gimishin Foug, qui se trouvait être l’arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-petite-nièce de Pérosteck Balvéda (en plus de posséder un don naissant de poétesse), embarqua sur le VSG une heure après le reste de sa famille. Le véhicule les avait récupérés sur la planète reculée du Grand Nuage où ils avaient passé leurs vacances, et devait les emporter, avec quelques centaines d’autres personnes, jusqu’au vaste VSG flambant neuf de classe Système qui répondait au nom de Déterministe et entreprendrait bientôt la traversée menant des Nuages à la galaxie principale.

Foug était moins intéressée par le voyage proprement dit que par l’appareil à bord duquel elle l’effectuerait. Elle n’avait encore jamais vu de véhicule de classe Système, et espérait secrètement que l’échelle du vaisseau, avec ses nombreux éléments distincts suspendus dans une bulle d’air de deux cents kilomètres de long et son complément de six millions d’âmes, constituerait pour elle une source d’inspiration nouvelle. Toute réjouie qu’elle fût par cette perspective, bien qu’elle ressentît une certaine inquiétude face à son actuel volume et aux responsabilités que celui-ci entraînait, elle ne s’en souvint pas moins – encore qu’un peu tard – de se montrer polie en arrivant à bord du véhicule de classe Rayon, bien qu’il fût beaucoup plus petit.

— Je vous demande pardon, nous n’avons pas été présentés, dit-elle en débarquant du module dans le minidock, où régnait un éclairage tamisé. (Elle s’adressait au télédrone qui l’aidait à porter ses bagages.) Je m’appelle Foug. Et vous ?

— Je suis le Bora Horza Gobuchul, répondit le vaisseau par l’intermédiaire du drone.

— Drôle de nom ! Comment en êtes-vous venu à le porter ?

Le télédrone inclina légèrement sa face avant, équivalent du haussement d’épaules chez les humains.

— C’est une longue histoire…

Au tour de Gimishin Foug de hausser les épaules.

— Ça tombe bien, j’adore les histoires longues.

FIN

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