AXEL
Le Faucon du Siam
En 1679, à vingt-cinq ans, Constantin Phaulkon marin anglais d'origine grecque, débarque dans le Royaume du Siam, alors à l'apogée de sa magnificence. ? C'est aussitôt le coup de foudre. Il adopte le mode de vie local, apprend la langue, s'introduit à la Cour, où son intelligence et son habileté lui vaudront de devenir le Barcalon ou Premier ministre du roi, qu'il incitera à faire alliance avec la France de Louis XIV pour contre-balancer les appétits commerciaux et coloniaux de la Hollande, du Portugal, de l'Angleterre.
Mais bien des intrigues agitent le petit monde raffiné et subtil des courtisans; elles traverseront ses amours avec Sunida, l'espionne royale, dont il s'est passionnément épris...
C'est en s'appuyant sur les témoignages et récits d'époque qu'Axel Aylwen a pu conter l'extraordinaire - et véridique - aventure de Phaulkon, et brosser autour d'elle un tableau foisonnant d'une civilisation splendide et méconnue, mêlant l'érotisme et l'exotisme, le romanesque et l'histoire.
C'est vif, enlevé, comme un Spielberg de cape et d'épée. On n 'a qu 'une crainte : que le mot « fin » apparaisse.
Pour ma famille si chère à mou cœur, Mère, Bennie, Sasha et Christopher
Ce livre s'inspire de l'histoire mais il ne prétend pas la suivre fidèlement. Toutes les archives du Siam ont été détruites au xviii6 siècle quand les envahisseurs birmans ont mis à sac sa capitale, Ayuthia, et les récits laissés par les étrangers de l'époque — jésuites, missionnaires et aventuriers — sont pour la plupart contradictoires. Trois cents ans plus tard, qui donc pourrait prétendre rapporter ce qui s'est vraiment passé ?
1
Bantam, Java, 1676
C'était un matin lourd dans les rues bruyantes et encombrées de Bantam. De souples paysannes de Sumatra, portant en équilibre sur la tête des cruches en terre, se mêlaient à des colporteurs coiffés de chapeaux de coolie chinois, des perches posées sur leurs épaules nues, au bout desquelles étaient suspendues des jarres de riz et de thé. Des nobles, drapés dans des batiks multicolores, étaient suivis d'esclaves javanais à la peau sombre, à demi nus et qui tenaient des ombrelles au-dessus de la tête de leur maître pour le protéger, selon les circonstances, du soleil brûlant ou des averses de pluie. Des gardiens de troupeaux conduisaient des bœufs pâles aux yeux nostalgiques dans les rues encroûtées de boue, les aiguillonnant avec des bâtons affûtés, une main nerveuse posée sur leur croupe couverte de mouches afin de les guider dans la foule. Des chiens méfiants et efflanqués flairaient le sol, en quête de subsistance.
Dans une petite ruelle, sans se soucier de toute l'agitation autour d'eux, deux hommes étaient assis à une véranda en bois, plongés dans une longue conversation. L'un d'eux, manifestement l'aîné, plein de vie, doté d'un gros ventre et d'une barbe bouclée, était sans doute le plus grand marchand d'Asie. L'autre, un jeune homme d'environ vingt-cinq ans au regard ardent et aux traits énergiques, avec un teint de Médi-terranéen, penché en avant sur sa chaise de rotin, buvait chaque parole de son interlocuteur. Sous l'auvent de la véranda, ils avaient bavardé toute la nuit jusqu'à l'aube en buvant du cognac à petites gorgées dans de délicats verres vénitiens. Cela faisait un an que les deux hommes ne s'étaient pas vus et ils avaient beaucoup de choses à se raconter : les femmes, les potins sur la Compagnie, les rêves et les déceptions.
Le plus âgé changea soudain d'expression et se pencha sur son fauteuil. Un moment, il observa d'un air songeur son élève, comme pour s'assurer une dernière fois que le jeune homme méritait sa confiance. Puis il reprit :
« Nous allons bientôt recevoir la visite d'un Espagnol de noble ascendance qui est en proie à des problèmes financiers. Il affirme avoir cinq magnifiques canons à vendre.
— Des canons ? demanda Phaulkon surpris.
— Parfaitement, mon garçon. Et j'envisage de les acheter. » George White marqua un temps. « Pour que tu les transportes jusqu'au Siam.
— Au Siam ! » Constantin Phaulkon siffla entre ses dents. Le seul nom de cet endroit l'avait toujours impressionné : bien mieux, il sentait que son destin était lié à cette terre exotique et à demi interdite, dont les vastes ressources étaient encore intactes et qui ne faisait qu'entrouvrir sa porte au monde extérieur.
Il avait écouté avec émerveillement les récits des voyageurs et de la poignée de marchands qui étaient allés jusque là-bas. Aussi disparates qu'elles fussent, les rumeurs à propos du Siam avaient au moins un point commun : tous les visiteurs s'étaient déclarés fascinés par tout ce qu'ils y avaient vu. Phaulkon brûlait d'envie de découvrir lui-même la vérité.
Et puis, voilà presque six mois jour pour jour, ici même, à Bantam, il avait rencontré ses premiers Siamois. Un ambassadeur et son secrétaire, coiffés de chapeaux coniques portant un certain nombre d'anneaux d'or, les doigts chargés de rubis et de diamants, avaient débarqué d'un vaisseau hollandais. Ils avaient attiré une attention considérable, avec leur démarche gracieuse et leur perpétuel sourire. Durant toute l'audience que leur avait accordée le gouverneur, ils étaient restés respectueusement à plat ventre comme des lézards étincelants. Leur séjour à Bantam avait été de courte durée mais ce spectacle avait laissé dans l'esprit de Phaulkon une marque indélébile.
Et maintenant, George White, le célèbre marchand aux méthodes peu orthodoxes, dont il avait été l'élève pendant presque toute sa vie de marin, venait de lui ouvrir des perspectives propres à combler ses rêves !
« Le Siam ! répéta Phaulkon, incapable de maîtriser son excitation. Quand? Bientôt?
— Très bientôt, si tout se passe bien à Londres, répondit George White. Le grand roi Naraï lui-même a invité tous les négociants anglais à reprendre leurs activités dans son pays.
— Par votre intermédiaire, George ? »
Ce dernier sourit et alluma son cigare. « On pourrait dire ça. Mais pas à titre officiel, tu sais. Il ne conviendrait pas à Sa Majesté de paraître trop impatiente. Il a tout d'abord fait tâter le terrain à Madras. Je m'y trouvais à l'époque et j'avais parié que Sa Majesté siamoise était sacrément plus inquiète que ne voulaient bien en convenir ses émissaires vêtus de soie. » Il baissa la voix. « C'est à cause de ces arrogants Hollandais. Ils ont eu le toupet de bloquer l'estuaire de sa rivière sainte, le Menam, et d'exiger l'octroi de concessions. » White se donna une claque sur le genou. « Figure-toi qu'ils les ont eues ! Ça a dû accroître encore davantage la colère de Sa Majesté. Ces salauds de Hollandais ont maintenant le monopole du commerce des peaux du Siam vers le Japon. Ça représente une fortune ! »
Phaulkon avait entendu parler de cette affaire. Pas étonnant, se dit-il, que George eût baissé le ton. Après tout, ils étaient à Bantam, l'année dernière encore territoire du sultan de ce nom, aujourd'hui colonie hollandaise à part entière, administrée, officiellement du moins, depuis la Hollande.
George lut dans ses pensées : « C'est seulement par la grâce de Dieu — et d'un petit coup de main que nous avons donné aux Hollandais contre l'Espagne catholique — que les Anglais sont encore autorisés à maintenir un comptoir. Mais pour combien de temps? Nous ne sommes pas plus en sûreté ici qu'ils ne le seraient si nous contrôlions la région. En vérité, ils nous ressemblent trop. » George s'interrompit et tourna les yeux vers la rue. Phaulkon suivit son regard. Un mendiant famélique, de quinze ans à peine, rampait à quatre pattes vers eux en tendant un bras décharné. Une de ses jambes amaigries était moitié plus courte que l'autre. « A Madras, expliqua George, ils mutilent les pauvres diables à la naissance pour exciter la compassion. Ils doivent en faire autant ici.
— Je le crains, dit Phaulkon. Quand une famille ne peut pas nourrir une bouche de plus...
— Eh bien, Dieu merci, il n'y a pas de mendiant au Siam ! A l'exception du roi et de ses courtisans. »
Phaulkon prit un air étonné. « Que voulez-vous dire ? »
George lança une pièce au jeune garçon squelet-tique et sourit. « C'est un drôle de pays, je t'assure, mon garçon. Là-bas, ils sont tous bouddhistes et, pour apprendre l'humilité, tous autant qu'ils sont, du roi jusqu'au dernier de ses sujets, ils se rasent le crâne et passent six mois de leur vie dans un temple. Pendant cette période, le Siamois sort chaque matin à l'aube avec une petite écuelle en bois et mendie sa nourriture. » George hocha la tête. « Certains de nos aristocrates anglais devraient prendre des leçons auprès d'eux, à commencer par le conseil d'administration de notre honorable Compagnie. »
Fasciné par la vue de la pièce de monnaie, le mendiant fit un sourire édenté à George et s'éloigna en sautillant au milieu d'un groupe d'enfants nus qui s'aspergeaient avec l'eau des mares en poussant des cris ravis.
« Le roi de Siam a donc invité les Anglais à ouvrir une factorerie à Avuthia, dit Phaulkon, impatient de reprendre la conversation. Mais comment quelques marchands pourraient-ils résister à la menace hollandaise ?
— Il ne s'agit pas seulement d'une poignée de marchands, mon garçon. C'est un symbole : ces quelques marchands au Siam seront comme le bout des doigts du long bras de Sa Majesté le roi Charles d'Angleterre, puisse-t-il régner longtemps. » George cligna de l'œil. « Malgré le perfide comportement de certains de ses employés, la Compagnie représente bel et bien le bon roi Charlie et quiconque s'en prend à elle ne doit pas l'oublier. »
La Compagnie, songea Phaulkon. Si vaste que nul ne se donnait la peine d'utiliser son nom complet : la Compagnie anglaise des Indes orientales, le plus puissant monopole commercial jamais créé. En 1661, le roi Charles II en avait rédigé la dernière charte. Voilà dix ans, Phaulkon l'avait apprise par cœur : c'était une lecture obligatoire pour tous les employés.
Nous, Charles II, par la grâce de Dieu roi d'Angleterre, d'Écosse et d'Irlande, avons concédé à la Compagnie de marchands faisant commerce dans les Indes orientales, à eux et à leurs successeurs, le privilège seul et entier de faire affaire et le seul usage de la liberté et privilège de négocier avec les Indes orientales. Et à tous nos autres sujets, en vertu de notre prérogative royale, nous interdisons de se rendre dans les Indes orientales et d'y commercer...
Imposer des édits royaux dans les eaux de l'Asie du xviie siècle était plus facile à dire qu'à faire : une foule de marchands, plus flibustiers que gentlemen, sillonnaient les eaux de la Perse jusqu'au Japon, attirés par l'appât de bénéfices substantiels et prêts à se remplir les poches comme celles de Sa Majesté britannique. Les directeurs de la Compagnie eux-mêmes, bien installés dans leurs bureaux de Madras sur la côte orientale de l'Inde — et loin des regards de Londres —, négligeaient parfois le règlement et commerçaient pour leur propre compte, tout en qualifiant d'intrus le commun des mortels qui s'aventurait à en faire autant.
« La Compagnie va-t-elle vraiment ouvrir un comptoir au Siam ? » demanda Phaulkon, le cœur battant.
D'un geste, George lui imposa le silence. « J'y arrive. Pas tant d'impatience, mon garçon. Vous autres, Méditerranéens, il faut que vous appreniez à vous maîtriser. » Il secoua la tête d'un air accablé. « Quand je pense à toutes les années que j'ai passées à tenter de faire de toi un véritable Anglais. » George avait l'expression d'un professeur que son élève préféré vient de décevoir, et Phaulkon sentait bien qu'il s'amusait. « Savoir se contrôler, mon garçon, est essentiel pour se débrouiller au Siam. Tu ne dois pas crier, ni fulminer ni tempêter, Dieu me pardonne, ni même élever le ton. Tu dois sourire chaque fois que tu es furieux, blessé ou embarrassé et ravaler ta déception. Ne laisse jamais autrui connaître tes sentiments. En toute occasion, tu dois manifester de la courtoisie — et davantage encore.
« Il faudra que tu désapprennes tout ce que tu as jamais appris, que tu repartes de zéro comme un nouveau-né. » George se pencha en avant. « Tiens, quand j'étais là-bas, j'ai vu un pauvre diable fouetté presque à mort sur la place publique. À peine s''était-il remis, par la grâce de Dieu, qu'il a envoyé un somptueux présent à Sa Majesté pour la remercier de lui avoir montré ses fautes et d'avoir ordonné son châtiment. Le malheureux n'avait jamais poussé un cri, car ç'aurait été protester contre l'équité de la sentence qui l'avait frappé et cela lui aurait valu double punition. » George s'arrêta et soupira. « Ah, les bruits et les odeurs de l'Asie! Comme ils vont me manquer en Angleterre. »
Et comme vous allez me manquer, songea Phaulkon. Car, au fond de son cœur, il savait qu'une fois George de retour à Londres, il serait trop vieux pour revenir. La vie sans lui ne serait plus jamais la même.
Le vieil homme avait été un père pour Phaulkon : le père qu'il n'avait pas eu depuis le jour où il s'était embarqué comme passager clandestin sur ce navire de commerce britannique ancré en rade de Céphalo-nie. À neuf ans, il brûlait déjà de voir le monde et de se faire une place au soleil. Sa vie en mer avait commencé ce jour-là où, caché et tremblant dans la cale, il priait le Ciel que le vaisseau appareillât avant qu'on ne le découvrît. Il s'était efforcé de ne pas penser à sa mère qui lui manifestait une réelle tendresse, mais seulement aux rossées que lui administrait son père et à la vie ennuyeuse qu'on menait sur la petite île.
Au moindre prétexte, et surtout quand il était ivre, ce qui lui arrivait souvent, son père le frappait avec sa grosse ceinture de cuir. Le jeune Phaulkon avait le sentiment que son père était malheureux d'être descendu jusqu'au bas de l'échelle sociale : les gens parlaient encore du grand Andréas, le grand-père de Constant, qui jadis avait été gouverneur de l'île alors que son fils perdait au jeu la fortune de la famille au point d'en être réduit à ouvrir une auberge sur le front de mer.
« Vous savez pourquoi, bien sûr? ricanaient les villageois. Parce que là-bas il peut boire gratis ! »
Le jeune garçon avait entendu ces commérages qui l'avaient blessé au vif. Il s'était juré de ne jamais être lui-même un raté et de rétablir un jour le prestige de la famille.
C'était à tout cela et à l'image de sa mère, si bonne et si généreuse, qu'il songeait au fond de la cale où il était blotti.
« Tiens, qu'est-ce que nous avons ici ? » Le marin barbu qui l'avait découvert derrière des caisses l'avait regardé avec un mélange d'amusement, de surprise et d'irritation. « Le plus jeune matelot que j'aie jamais vu, par Dieu ! Tu ferais mieux de venir avec moi, mon gars. Le capitaine va avoir quelques mots à te dire. »
Le cœur serré, le jeune Phaulkon avait suivi le géant aux cheveux couleur de paille mais, en débouchant sur le pont supérieur, il avait remarqué avec un sursaut d'espoir que l'on n'apercevait plus la côte. Peut-être seraient-ils trop loin pour que le capitaine revînt au port.
« Je vous demande pardon, capitaine, mais j'ai découvert ce jeune matelot qui se cachait dans la cale. »
Sans laisser le temps de répondre à l'homme sévère planté devant lui, dans son uniforme bleu, les mains derrière le dos, le jeune garçon était tombé à genoux et avait débité tout le flot de mots d'anglais qu'il avait péniblement traduits du grec et appris par cœur : c'était la première fois qu'il cherchait à convaincre quelqu'un.
« Monsieur, je vous en prie, monsieur, je suis petit mais vigoureux. J'ai l'air d'un petit garçon mais je travaille comme un homme. Je travaille comme un homme mais vous pourrez me payer comme un jeune garçon. » L'équipage curieux s'était rassemblé et, encouragé par le rire des hommes, Phaulkon avait poursuivi avec un beau culot : « Et quand votre équipage aura faim, monsieur le capitaine, je sais faire le meilleur ragoût grec. J'ai appris la recette de ma tante qui est célèbre dans toutes les îles. » Une fois les rires calmés, le capitaine donna un ordre que Phaulkon ne comprit pas. À neuf ans, il ne parlait que le grec et l'italien : le grec à cause de ses parents et l'italien appris auprès des Vénitiens qui régnaient sur Cépha-lonie.
Le capitaine lui posait maintenant une foule de questions — et lui restait agenouillé là, tête baissée, répétant sans cesse : « Pardonnez-moi, monsieur le capitaine, je ne comprends pas encore. Mais j'apprendrai à parler votre langue. Je vous en prie, donnez-moi une chance. »
Il regarda autour de lui. Un homme lui souriait avec bonté. Phaulkon lui rendit son sourire, se rappelant les leçons de sa mère. Puis il leva vers le capitaine un visage rayonnant d'espoir et regarda tour à tour chaque membre de l'équipage qui se trouvait là. Il vit surtout des expressions amicales. Il attendit le moment opportun, puis se releva et ôta sa chemise. Un murmure parcourut le petit groupe. Il avait les épaules et le dos couverts de vilaines traces de coups.
« Mon père... », dit-il. On ne comprenait que trop bien. « Je vous en prie, monsieur le capitaine, permettez-moi de rester avec de braves gens. » Une larme roula sur sa joue et il lut sur le visage du capitaine qu'il avait gagné la partie.
« Comment t'appelles-tu, petit ? » demanda le capitaine, d'un ton radouci.
Cela, le jeune homme le comprit. « Constantin Ghe-rakis, monsieur le capitaine.
— Gherakis? Ça veut dire faucon, observa le second, qui avait étudié le grec ancien.
— Nous ne nous souviendrons jamais de ce nom-là. Nous l'appellerons Constantin Faucon », annonça le capitaine.
Très vite, il était devenu la mascotte du navire et, de Faucon, l'orthographe de son nom s'était transformée en Phaulkon à cause de ses origines grecques. Après avoir servi six longues années comme mousse sur toute une série de navires marchands, il avait fini par être engagé comme apprenti par le capitaine White de la Compagnie des Indes orientales. Au cours des dix années suivantes — les plus heureuses de sa vie —, il avait sillonné la Méditerranée, des côtes de Barbarie à l'Asie, avec son exubérant gaillard de maître, glanant au passage les connaissances qui l'aideraient à satisfaire son ambition et — comme son mentor — ne suivant les règles que quand elles étaient justes.
À vingt-six ans, sa vie avait changé. Grâce à son zèle et aux recommandations de George, il avait été nommé sous-chef de bureau à l'agence de Java de la Compagnie des Indes orientales, à Bantam. C'était là que se trouvait la direction de l'empire des Indes orientales hollandaises, le plus vaste d'Asie. Il y avait beaucoup à apprendre.
« Tu as assez vu d'océan pour toute une vie, mon garçon, lui avait dit George. Et, sur l'eau, tu n'iras pas beaucoup plus loin que capitaine. À terre, c'est autre chose. Des gens comme toi ont besoin d'espace pour manœuvrer. »
Le vieil homme commençait depuis peu à sentir le poids des années. À cinquante-cinq ans, même s'il gardait l'esprit toujours aussi vif, son corps se fatiguait de plus en plus vite. Mais il avait encore des plans à réaliser, des affaires à régler et il avait choisi Phaulkon pour s'en occuper. Il aimait le jeune homme comme un fils. Il savait que, s'il parvenait à canaliser son énergie et son talent dans la direction qu'il souhaitait, ses chances de réussite seraient imparables.
George était convaincu que, pour les Anglais, le Siam était la clé qui déciderait s'ils allaient ou non dominer l'Asie : car si le Siam tombait aux mains des Hollandais, l'emprise des Provinces-Unies deviendrait trop forte. D'ailleurs le temps pressait. Ces cervelles d'oiseau de Madras étaient incapables de voir plus loin que le bout de leur nez rougi par le rhum. C'est pourquoi il allait s'adresser directement au conseil d'administration, à Londres...
George n'était resté que trois mois à Bantam et il avait profité de cette période pour instiller discrètement l'idée du Siam dans l'esprit de son protégé : il voyait maintenant qu'il avait aiguisé son appétit.
Phaulkon fut d'abord désolé quand on rappela George pour une « mission spéciale », d'autant que le vieil homme ne pouvait lui en révéler aucun détail. Plus grave encore, il ne savait même pas quand George reviendrait. Puisque Phaulkon était avec George depuis dix ans sans interruption, cela revenait donc à perdre tout à la fois son père et son meilleur ami. Phaulkon réagit en se plongeant dans son travail — la comptabilité, la gestion des entrepôts et le classement des archives — et acquit aussi la maîtrise du malais et du hollandais, glanant au passage tous les renseignements possibles concernant le Siam, même si malheureusement aucun livre n'était disponible sur la langue que l'on parlait là-bas.
Comme les Hollandais contrôlaient le commerce avec le Siam, sa connaissance de plus en plus poussée de la langue hollandaise permit à Phaulkon de dévorer tout ce qu'il pouvait trouver sur le sujet. Ainsi plongé dans ses études, il avait attendu des nouvelles du vieil homme.
Et voilà qu'un an plus tard George était de retour, et justement du Siam! D'instinct, Phaulkon sentit qu'il était arrivé à un tournant de sa vie. Il regardait le vieil homme.
« Et au Siam, George, avez-vous rencontré le roi ? » C'était une question qu'il brûlait de poser. Le richissime potentat, objet de tant de légendes, l'avait toujours fasciné.
« Rencontrer le roi ? répliqua George avec un petit rire. Mais, dans son royaume, le roi de Siam a plus de pouvoir que même le Roi-Soleil, le vieux Louis de France. Au simple énoncé de son nom, les gens se prosternent, face contre terre. Personne n'a jamais contemplé le visage de Sa Majesté, sauf peut-être des femmes de son harem, quand elles s'allongent auprès de lui, et levêque d'Héliopolis qui lui apportait des lettres du pape et du roi Louis. » Il se pencha en avant d'un air complice, savourant l'excitation de Phaulkon. Tout cela n'avait rien de confidentiel mais Phaulkon écoutait avec passion. « Il paraît que les négociations ont traîné six mois entiers avant que 1evêque ait finalement été autorisé à rester debout en présence de Sa Majesté. C'était la première fois qu'un être humain n'était pas à plat ventre devant le roi de Siam.
« C'est une société ligotée par des règles comme par des anneaux de fer, avec le roi au sommet et tous les autres en dessous suivant une hiérarchie bien définie. Je te le dis, soupira-t-il, il n'y a rien de plus splendide de ce côté-ci de Cathay. Quand Sa Majesté quitte son palais, vingt mille esclaves sont à son service et les mandarins de la Cour s'inclinent bien bas sur leurs éléphants couverts de joyaux.
« Personne ne rencontre le roi, mon garçon. Le protocole ne permet à Sa Majesté de s'adresser qu'à des nobles. » Il ricana. « Sage précaution. Ses ancêtres pratiquent depuis deux mille ans la foi bouddhiste mais les jésuites français s'efforcent de faire de lui un catholique, l'ambassadeur de Perse un musulman et les marchands hollandais un protestant. » D'un geste large, George retira d'entre ses lèvres son cigare de Manille et approcha son visage de celui de Phaulkon. « Et toi, mon garçon, il faut que tu lui construises une flotte !
— Une flotte? » s'exclama Phaulkon.
Une lueur de défi brilla dans les yeux de George. « Parfaitement, mon garçon. Il n'en a pas. Ce grand pays n'a pas de flotte, répéta-t-il. Les Siamois sont un peuple agricole. Ils ne voyagent pas. Ils ne commercent pas.
— Que font-ils alors?
— Ils vivent, mon garçon. Voilà tout. Ils savent s'amuser. La bonne chère, les femmes — les plus plaisantes du monde —, les jeux, la danse, les fêtes : c'est un pays riche, petit. » Il haussa les épaules. « Quand il y a largement assez de nourriture, d'amour et de toits pour tout le monde, pourquoi s'ennuyer à travailler et à commercer?
— Voilà donc pourquoi ce sont les Maures qui tiennent le commerce extérieur du pays ? » murmura Phaulkon entre ses dents. Les Maures, tous musulmans, descendaient des marchands indiens et persans qui s'étaient installés au Siam depuis des générations.
« Les Maures ont le commerce dans le sang, mon garçon. À partir du port occidental de Mergui, ils font commerce à travers le golfe du Bengale avec leurs cousins d'Inde et de Perse. C'est un monopole de vampires. Et ils volent le roi comme dans un bois.
— Mais pourquoi Sa Majesté le tolère-t-elle ? » interrogea Phaulkon. Il s'était souvent posé la question. Il se montrait d'autant plus curieux maintenant que George lui confirmait la rumeur.
George haussa les épaules. « Parce qu'il en a toujours été ainsi et que les traditions au Siam ont la vie dure. Parce que ses sujets ne s'intéressent pas au commerce. Il y en a d'autres qui pourraient les remplacer. » Il marqua un temps. « Ils pourraient laisser Sa Majesté en tirer un meilleur profit et avoir quand même de quoi remplir leurs propres poches. Aucun nom ne te vient à l'esprit, Constant ?
— Vous et moi, encore une fois? rétorqua Phaulkon en riant. La vieille équipe.
— Ah, mon garçon, fit George avec un large sourire, voilà qui est parler.
— Mais comment, George ? »
Le vieil homme se pencha vers lui. « J'ai appris de bonne source que ces adorateurs d'Allah commencent à se montrer trop gourmands, à s'adresser plutôt à l'ambassadeur de Perse qu'au roi de Siam pour avoir des instructions. Je me suis même laissé dire qu'une grande concentration de fidèles se préparait pour amener le Siam sous l'aile du Prophète, comme Achen, Golconde, Java, la presqu'île Malaise, Bornéo et les Philippines du Sud...
— Qui soutient les Maures? l'interrompit Phaulkon.
— Toute une équipe, mon garçon. Le shah de Perse à Ispahan, le Grand Moghol à Delhi et le Grand Turc à Istanbul. »
Phaulkon poussa un léger sifflement. Il resta un moment silencieux, puis son regard s'alluma. « Ne pourrions-nous pas compter sur la Compagnie pour fournir les navires ? »
George secoua la tête avec tristesse. « S'ils avaient seulement le bon sens de nouveau-nés, nous le pourrions. Mais ces crétins de Madras sont si occupés à s'enrichir qu'ils ne peuvent pas prendre le temps de réfléchir. Et ils sont terrifiés à l'idée de déclencher une guerre avec la Hollande, surtout sans l'accord de Londres.
— Pourquoi les Portugais n'ont-ils pas offert leurs services ? On m'a dit qu'il y en a environ quatre mille au Siam. »
George cracha par-dessus la balustrade de bois. « Les Portugais sont lessivés, mon garçon. Ils n'ont plus le pied marin. » Une ombre passa sur son visage. « Et dire qu'ils étaient autrefois les meilleurs navigateurs du monde. Que ce soit une leçon pour nous tous ! Ces pauvres diables au Siam sont ivres d'opium, de vin et du chant des sirènes.
— Ce n'est pas un si triste sort, rétorqua Phaulkon en souriant. On dit que là-bas les femmes sont les plus belles d'Asie.
— Les femmes, mon garçon, fit le vieil homme, les yeux brillants, ce sont les plus belles créatures sur la terre du bon Dieu. Minces, gracieuses, toujours souriantes. Avec l'appétit que tu as, tu vas toutes les adorer. Que Dieu les préserve! » Il leva les yeux au ciel. Puis il les ferma un moment, en souriant. Phaulkon se demanda s'il rêvait à quelque récente rencontre.
Il avait l'esprit tout plein de pensées : les Portugais, les Hollandais, les Maures, les femmes du Siam, le roi et sa flotte. Il avait lu avec fascination les récits des voyageurs portugais, De Barros et De Couto, qui les premiers avaient décrit le Siam et sa superbe capitale Ayuthia, bâtie sur une île, une métropole plus vaste que Paris. Son réseau de canaux lui avait fait donner le surnom de « Venise de l'Orient », et l'on racontait que ses trois cents pagodes aux coupoles dorées étin-celaient comme des joyaux.
En 1511, quand les envoyés de don Alfonso d'Albu-querque avaient les premiers appareillé de la colonie portugaise de Malacca pour débarquer sur le sol de Siam, ils avaient été reçus par le roi Ramatipodi II avec une hospitalité somptueuse — et une curiosité sans bornes devant le spectacle qu'offraient les Européens. Des relations amicales et profitables s'étaient nouées entre les deux pays. En échange de comptoirs et de concessions lucratives pour le commerce du bois de sampang, de feuilles d'or, de salpêtre, de peaux de buffles, de nids d'hirondelles et de corne de rhinocéros, des mercenaires portugais servaient comme officiers dans les armées du Siam quand deux cent cinquante mille fantassins et vingt mille éléphants de guerre se lancèrent à l'assaut de l'ennemi héréditaire, la Birmanie.
Il n'y avait plus aujourd'hui qu'un vice-roi encore en poste à Goa et deux gouverneurs à Macao et à Timor. Le Portugal n'était plus qu'un nom, même s'il occupait une place glorieuse dans l'Histoire : les premiers à doubler le cap Horn, le cap de Bonne-Espérance, les premiers à faire le tour du monde par la mer. Phaulkon aimait bien les Portugais. Il était allé à Lisbonne et avait commercé avec eux en Afrique du Nord. Il avait appris leur langue et s'était perfectionné en Asie — c'était encore la lingua franca du commerce asiatique; il admirait leur vaillance et leur bonne humeur. C'étaient, pour la plupart, des gens honorables. Après être restés cent cinquante ans en selle, ils se cramponnaient désespérément aux relations privilégiées qu'ils entretenaient avec la Couronne sia-moise et s'efforçaient par tous les moyens d'endiguer l'avance des Hollandais qu'ils dénommaient les gitans de la mer.
Comme les rênes du pouvoir sont fragiles, songea Phaulkon, avec quelle rapidité on détrône les grands rôles de l'Histoire! Enfant, on lui avait enseigné la gloire de la Grèce antique, alors même que les envahisseurs vénitiens régnaient sur son île natale. Voilà qu'aujourd'hui le grand royaume bouddhiste de Siam était à la merci de nouveaux prédateurs : les Maures à l'intérieur, les Hollandais à l'extérieur...
Et comment pourrait-il bâtir une flotte pour Sa Majesté ? Un moment, il se demanda si George n'avait pas perdu la raison. Mais non, décida-t-il, le vieil homme était aussi sain d'esprit et rusé que jamais. L'idée était excellente. S'il avait demandé aux Anglais de reprendre leur commerce avec le Siam, cela laissait penser que l'habile roi Naraï cherchait à faire pièce aux Hollandais. Si les Anglais parvenaient à se gagner les bonnes grâces du roi et à profiter de ses besoins immédiats, on pouvait parfaitement envisager qu'il leur demande de construire et de faire naviguer pour lui une flotte commerciale dans le golfe du Bengale — d'autant plus que les Maures le volaient comme dans un bois. On pourrait charger de cette mission quelqu'un ayant l'expérience du commerce en Asie et qui connaissait très bien les langues de la région...
Phaulkon regarda George. Ce vieux matois, il a lancé l'idée et maintenant il me laisse la digérer. C'est ainsi que le vieil homme l'avait toujours éduqué et c'était ainsi que Phaulkon avait appris à réfléchir tout seul.
Mais construire à Sa Majesté une flotte sans l'aide de la Compagnie? George avait totalement exclu cette coopération. Pourquoi d'ailleurs les aiderait-elle? « Bon sang, s'écria-t-il, c'est quand même Madras qui vous a envoyé enquêter au Siam !
— Bah, on voulait qu'un vieux chien fasse son dernier numéro. » Le vieil homme sourit. « Eh bien, mon garçon, je m'en vais faire plus que cela. Je vais passer par-dessus Madras et m'adresser directement au conseil d'administration de Londres. J'ai encore un peu d'influence là-bas et le vieux Sir Joshua m'écoute avec assez d'attention quand je parle. Avant de prendre ma retraite, je vais veiller à ce que le Siam ouvre largement ses portes au commerce anglais et que toi, ajouta-t-il en brandissant un doigt sous le nez de Phaulkon, toi, tu surveilles l'opération. »
Phaulkon, pour une fois, resta sans voix. « Mais... la Compagnie ne voudra jamais... je n'ai que vingt-sept ans, je suis trop jeune...
— Pour être promu chef de factorerie? interrompit George, c'est exact. Et l'idée ne me viendrait pas non plus de le proposer. C'est pourquoi je m'en vais recommander Richard Burnaby, avec toi comme second. » Il lui fit un clin d'œil. « Tu sauras le manœuvrer. »
Phaulkon sentait ses pensées tourbillonner dans son esprit. Si quelqu'un était capable d'arranger ça, c'était bien George. Certains des bureaucrates du conseil d'administration de Londres méprisaient peut-être les méthodes peu orthodoxes de George, mais d'autres l'admiraient et le président, Sir Joshua Childe, était un homme d'action.
« Maintenant, reprit George, n'oublie jamais ceci : les Siamois cherchent quelqu'un pour contrer la puissance des Hollandais. Ce quelqu'un, ce doit être nous, car les Jésuites toujours assoiffés d'âmes font déjà pression en faveur de la France. "La grande Alliance" et toutes ses extravagances gauloises. Et ces rusés Jésuites sont les seuls à avoir maîtrisé cette langue impossible. Maintenant, doué comme tu es pour les langues... »
Phaulkon sourit. Une fois de plus, George avait fait mouche. Phaulkon avait très envie d'apprendre le siamois : on ne trouvait nulle part de professeur ni de manuel utilisable. Plus il entendait parler de l'impossibilité d'apprendre la langue, plus il était déterminé à la maîtriser.
« Apprends-la vite, mon garçon. Et apprends de nouvelles manières. » Il sourit. « Oublie toutes celles de l'aristocratie anglaise que je me suis donné tant de mal à t'inculquer et attache-toi plutôt à celles de la noblesse siamoise. Ne montre jamais quelqu'un du doigt, cache-lui la plante de tes pieds. Ne traverse pas un pont quand d'importants personnages passent au-dessous.
— Et la flotte, George, obtiendrez-vous du conseil de Londres qu'il la finance?
— Non, répondit George avec fermeté. Trop de paperasseries. Il y a un meilleur moyen. C'est moi qui t'enverrai ton premier vaisseau, commandé par mon frère Samuel; il travaille pour la Compagnie à Madras. Il sera pris quelque part dans une tempête au milieu du golfe du Bengale et viendra chercher abri à Mergui, sur la côte ouest du Siam. À toi de trouver de quoi acheter la cargaison pour remplir ce navire... et tu le trouveras, dès l'instant où je t'aurai envoyé au Siam.
— Et le reste de la flotte?
— Il ne faudra pas plus d'un chargement pour montrer au Trésor siamois ce que les Maures se mettent dans la poche. Ensuite les Siamois eux-mêmes se précipiteront pour financer le reste. Tu n'auras qu'à acheter — officiellement, attention, au Trésor siamois — un plein chargement de marchandises pour la Perse et à embarquer sur le vaisseau de Sam. Ensuite, tu l'envoies en Perse au lieu de laisser les Maures le faire, tu verses la moitié des profits de cet unique voyage à la Couronne siamoise. Je peux te dire, mon garçon : c'est plus qu'ils n'en auront jamais obtenu des Maures de toute leur vie. » George éclata de rire. « Tiens, tu pourrais même bien être le premier roturier à qui le roi adressera la parole ! »
George se leva et s'approcha de Phaulkon. Il le prit affectueusement par les épaules. « Je veux que tu fasses vivre mes projets pour l'Asie, mon garçon. Alors rends-toi aussi indispensable à ces Siamois que tu l'as été pour moi tout au long de ces années... »
Il y eut une certaine agitation dans la rue en bas et une voix irrésistible vint les interrompre.
« Ola, senores ! »
White et Phaulkon regardèrent du haut de la véranda. Quelqu'un ôtait un grand chapeau de style espagnol, tournant vers eux un large sourire rayonnant.
« Ce doit être l'homme dont l'intermédiaire est venu me proposer les cinq canons, s'empressa de dire George. Je ne l'ai jamais rencontré, mais je suis intrigué. Je lui ai demandé de venir ici plutôt qu'au bureau. »
Phaulkon connaissait assez bien George pour savoir que, si une proposition l'intriguait, cela voulait sans doute dire qu'il avait déjà un plan précis en tête.
«C'est l'aristocrate qui a eu des malheurs? murmura-t-il.
— Ça pourrait nous arriver à tous », gloussa George.
Le grand Espagnol borgne, planté sous la véranda, levait les yeux vers eux. Outre un bandeau noir sur l'œil, il avait une barbe de plusieurs jours et les cheveux emmêlés. Sa chemise de dentelles à jabot et sa culotte noire étaient couvertes de poussière. Il ne manquait qu'un drapeau avec un crâne et des tibias entrecroisés flottant au-dessus de lui pour compléter le tableau.
« Montez donc, senor, dit George. Vous devez être le marquis d'Alcatraz? »
Le sourire de l'Espagnol s'épanouit encore. L'homme monta en boitillant les marches de bois qui menaient à la véranda : il s'écroula avec reconnaissance dans le fauteuil en rotin qu'on lui proposait.
C'est l'un de mes noms, senor, dit-il. Il est plus facile de XXX les gens de cette façon.
Phaulkon jeta un coup d'œil à George : il restait impassible.
L'Espagnol s'épongea le front avec un mouchoir crasseux et regarda autour de lui d'un air important. Son œil unique se posa avec concupiscence sur la bouteille de cognac à moitié vide posée sur une table.
« Un verre de cognac, senor? demanda poliment George.
— Pourquoi pas ? »
George emplit avec soin trois verres. La véranda avait beau être ouverte sur trois côtés, il faisait chaud et lourd. Des mouches bourdonnaient alentour mais, Dieu merci, les moustiques étaient allés se cacher pour la journée.
« Salud, senores. » L'Espagnol vida son verre d'un trait et le tendit pour que George le remplisse à nouveau. « Nous sommes très heureux de faire votre connaissance. » Son œil valide allait de l'un à l'autre des deux hommes. « Vous êtes avec la Compagnie anglaise, non ? »
George acquiesça.
« Désolé, mon anglais n'est pas très bon, reprit l'Espagnol.
— Vous vous en tirez très bien, senor. Au fait, mon nom est Constantin Phaulkon. »
L'Espagnol inclina légèrement la tête. « Don Pedro de Alcatraz y Mendoza est à votre service. Ah, senores, c'est une longue histoire que la mienne. Muy larga ! » Il leva les bras pour prendre le ciel à témoin. « Vous voyez devant vous un officier de la marine impériale espagnole. Je servais sur le grand vaisseau Santa Cruz quand on transportait des fortunes en or de la Nueva Espana à Manila. Maintenant... » Il haussa les épaules et désigna sa jambe. « Depuis l'accident, je suis, hum, comme qui dirait, à la retraite. Mais j'ai des relations, senores, de nombreuses relations...
— Des relations avec des marchandises particulières, ai-je cru comprendre, suggéra George.
— Ah, si, muy especial. » Il tendit de nouveau son verre comme s'il avait besoin d'un soutien avant de poursuivre. Il attendit qu'on l'eût empli puis le vida de nouveau d'un trait. « J'ai à vendre, dit-il en se penchant d'un air de confidence, cinq des plus beaux canons hollandais. Des pièces qui viennent droit de chez De Groto. » Il se baisa le bout des doigts d'un air de connaisseur. « Preciosos ! »
White et Phaulkon échangèrent un regard.
« Des canons venant de qui ? interrogea Phaulkon.
— De Groto, senor. El numéro uno à Amsterdam.
— Il doit vouloir dire De Groot ! s'exclama George, impressionné.
— Si, si, De Groto », confirma l'Espagnol, apparemment ravi de voir qu'ils étaient sensibles à la qualité de sa marchandise. Il les regarda d'un air de conspirateur. « En raison de circonstances particulières, je peux les vendre à un prix especial. »
Phaulkon se demandait comment cette canaille avait bien pu acquérir un article aussi précieux, sans doute les plus beaux canons du monde. Et pas seulement un, mais cinq !
«Comment êtes-vous tombé sur ces canons? demanda George.
— Perdôn, tombé?
— Euh, comment les avez-vous trouvés?
— Ah, senor, dans mes affaires, la discrétion c'est tout. La réputation, vous comprenez. Je ne peux pas dire où j'achète, je ne peux pas dire où je vends. » Il tendit devant lui ses mains ouvertes. « C'est juste, no ?
— Senor, dit George, je crois malheureusement que nous ne sommes pas intéressés. »
L'Espagnol eut l'air dépité. Il resta un moment silencieux. « Si j'en dis plus au senor, puis-je compter sur sa discrétion ?
— Peut-être bien, répondit George.
— Bueno. » Son œil unique brillait d'orgueil. « J'achète au prince Daï et puis il s'enfuit pour le Siam. Ses partisans capturent les canons des Hollandais; seulement, quand il s'évade, il a besoin d'or, pas de canons. »
C'était tout à fait imaginable, se dit Phaulkon. Le prince Daï, chef des tristement célèbres Macassars, une tribu de musulmans fanatiques de Célèbes, qui avalaient de l'opium avant la bataille et se battaient toujours jusqu'au dernier, faisait à Bantam l'objet de spéculations sans fin. Son peuple avait été massacré par les Hollandais quand ils avaient débarqué à Célèbes et le prince avait fini par fuir en exil avec ce qu'il lui restait de ses hommes. Il s'était embarqué pour le Siam où le roi avait la réputation d'accorder volontiers asile aux réfugiés politiques ou religieux.
Une idée germait dans son esprit. Phaulkon se tourna soudain vers George, adoptant un patois écos-sais qu'il avait appris dans la marine. « Il existe encore un certain nombre d'Etats vassaux qui doivent allégeance à la Couronne siamoise, n'est-ce pas ? » Phaulkon comprit à l'expression stupéfaite de l'Espagnol qu'il n'entendait pas un mot.
« Il y en a pas mal, mon garçon. Pourquoi ?
— En existe-t-il qui soient actuellement en rébellion ? »
George réfléchit un moment. « On m'a raconté que la reine de Pattani se montre de plus en plus hostile, même si à mon avis on ne peut pas dire que sa révolte soit d'ores et déjà déclarée. Ses sujets sont musulmans et acceptent parfois mal de devoir faire allégeance à un roi bouddhiste. »
Phaulkon avait l'air ravi. « Pattani est l'un des États vassaux les plus riches, non ?
— Certainement. Le petit royaume de Sa Majesté contient d'immenses réserves d etain. »
Phaulkon semblait intrigué. Il se tourna vers l'Espagnol. « Combien pour les canons ? demanda-t-il d'un ton naturel.
— Cinquante souverains d'or, senor. C'est une véritable occasion, no ?
— Je vous en donnerai vingt. » Pour la première fois, Phaulkon passa à l'espagnol. « Avec une commission de vingt pour cent. Nous pourrons la partager entre nous. » Il lui fit un clin d'œil. « Nous autres, Latins, devons nous serrer les coudes. Après tout, nous sommes frères. Le vieil homme ici est le seul autorisé à acheter. Je peux peut-être le persuader. Ça dépend... » fit-il avec un sourire engageant à l'intention de l'Espagnol.
« Vous êtes portugais? » interrogea l'Espagnol d'un ton méfiant. Phaulkon acquiesça. Ils se dévisagèrent un moment, chacun semblant prendre la mesure de l'autre. Puis le marchandage commença.
George regarda avec fascination son protégé : le jeune homme, dont il avait toujours dit en plaisantant qu'il allait faire de lui un vrai gentleman anglais, renonça à toute retenue et se lança, avec un plaisir évident, dans un marchandage acharné où des familles ruinées, des mères mourantes et des enfants sans ressource tenaient les premiers rôles. Les deux hommes levaient les bras au ciel, en appelaient à la Sainte Vierge et juraient qu'ils étaient ruinés : l'un pour payer plus qu'il ne pouvait se le permettre, l'autre pour recevoir moins qu'il n'avait acheté les canons. Ils finirent par se mettre d'accord sur vingt-sept souverains d'or et se donnèrent l'accolade.
« Nous sommes convenus d'examiner les articles ce soir après la tombée de la nuit, dit Phaulkon en se tournant vers George. On pourra toujours trouver des défauts à la marchandise », ajouta-t-il à voix basse.
George arborait un large sourire.
« Qu'est-ce qu'il y a ? demanda Phaulkon.
— Oh, rien, mon garçon. Tu sembles avoir énervé notre ami. Pourquoi ne pas lui montrer où il peut faire un peu de toilette ? »
En aidant l'Espagnol à se lever de son fauteuil, Phaulkon crut voir George faire un clin d'œil à ce dernier. L'Espagnol s'éloigna en claudiquant et se retourna sur le pas de la porte pour s'incliner dans leur direction.
« Alors, de quoi s'agissait-il ? interrogea George dès que le pirate eut disparu. On aurait dit deux commères déchaînées dans un souk de la côte de Barbarie.
— Vingt-sept souverains d'or avec une commission de deux souverains pour moi. Reste vingt-cinq, fit Phaulkon rayonnant. Tout juste cinq souverains d'or par canon. Si ce sont vraiment des pièces originales de chez De Groot, alors c'est l'affaire de la décennie. Qu'en dites-vous, George?
— Et comment comptes-tu les payer, mon garçon ? fit George avec une lueur d'amusement dans les yeux.
— Sur les fonds de la Compagnie, George. Avec votre autorisation personnelle. En tant que chef de la comptabilité, je me ferai un plaisir d'enregistrer la transaction. » Phaulkon sourit. Même George était déconcerté.
« Et pourquoi la Compagnie achèterait-elle des canons? De fabrication étrangère par-dessus le marché?
— Pour assurer la protection de la nouvelle factorerie d'Avuthia. Si les autorités siamoises posent la question, on leur dira que les Anglais installent toujours des canons devant leurs entrepôts comme symbole du prestige qui convient à une aussi grande nation. Dans un but strictement défensif, évidemment. »
George hocha la tête d'un air approbateur. « Ils pourraient bien avaler ça, reconnut-il. Mais des canons hollandais? Depuis quand les Anglais ne fabriquent-ils pas chez eux d'assez bons canons ?
— C'est vrai, George. Mais puisque les Hollandais menacent le Siam, si nous allions fournir à un vassal rebelle leurs propres canons, ne semblerait-il pas que ces traîtres de Hollandais arment les rebelles? Et si ces canons n'étaient guère de nature à menacer le Siam, l'argent de leur vente pourrait suffire à emplir le navire de Sam White.
— Par Dieu, mon garçon, je crois que tu es prêt à diriger le Siam. Tu es une vraie canaille. Tu me ressembles trop : c'est sans doute pourquoi tu as toujours tant représenté pour moi.
— Et vous pour moi, George. Mais vous m'aiderez à lire les poinçons sur ces canons? N'oubliez pas, dit-il en riant, que l'avenir de l'empire hollandais est en jeu.
— Je les ai déjà lus, mon garçon. Ce sont d'authentiques De Groot.
— Quoi?
— Je les ai déjà achetés. Avec la même idée que toi. »
Phaulkon resta muet.
« Il n'y a qu'un problème, reprit George. J'en ai offert trente souverains et tu t'es mis d'accord pour vingt-cinq. » Il éclata de rire.
Phaulkon allait retrouver sa voix quand don Pedro de Alcatraz y Mendoza réapparut sur le seuil. Il le dévisagea, bouche bée. Disparu le bandeau sur l'œil de l'Espagnol, il était coiffé avec soin, sa culotte n'était plus poussiéreuse et seules quelques petites coupures montraient qu'il s'était rasé en hâte.
Il tendit les bras vers George. « Que c'est merveilleux de se retrouver après toutes ces années, mon ami, fit-il dans un anglais impeccable.
— Ça fait douze ans, n'est-ce pas, don Pedro? Je suis sûr que Manille n'est plus la même depuis lors.
— On parle encore de vous là-bas, mon ami, surtout dans... » Il regarda Phaulkon et se ravisa.
Phaulkon vit avec stupéfaction les deux hommes s'étreindre chaleureusement.
Don Pedro se tourna vers Phaulkon. « La morale de l'histoire, senor: ne jamais juger sur la mine. Mais permettez-moi, je vous en prie. » Il tendit les bras et étreignit à son tour Phaulkon.
« Avez-vous toujours deux identités, senor? demanda Phaulkon, retrouvant enfin sa voix.
— De telles précautions sont indispensables quand on vend... hum... une marchandise délicate. Si les Hollandais avaient vent de cette affaire, ils rechercheraient un pirate borgne, et non le marquis d'Alcatraz, ami du gouverneur. Je suis aussi un ami du prince Daï. C'est moi qui l'ai persuadé de se réfugier au Siam pour sauver sa race de l'extinction et c'est moi qui lui ai acheté les canons pour payer son passage. Vous comprenez, ils ne valaient pas grand-chose pour lui. Même s'il les avait capturés aux Hollandais, aucun de ses hommes n'était disposé à s'abaisser à une forme aussi dégradante de combat. Et quel déshonneur pour un Macassar de se battre autrement qu'au kriss ! Les canons, je puis vous l'assurer, sont magnifiques... et authentiques. Si je n'avais pas besoin... si je n'avais pas besoin d'argent, je les rapporterais en Espagne avec moi. Mais depuis que j'ai perdu mes terres au jeu, j'en suis réduit à gagner ma vie. Et, à propos d'argent, senor, on peut dire que vous êtes un rude marchandeur. Et même pas dans votre langue maternelle.
— Je vous remercie. Mais avec un accent portugais.
— Peut-être, fit don Pedro en souriant. Et votre patois écossais est parfait.
— Vous autres Espagnols, vous êtes incorrigibles, fit George. Vendre deux fois la même marchandise! Je crois que je vais retirer mon offre. »
Don Pedro éclata de rire. « Ah mais, George, je préfère votre offre à celle de votre ami.
— Alors, demanda George, comment allons-nous régler cela ?
— Il n'y a qu'une façon équitable, dit Phaulkon. Nous allons les payer vingt-sept souverains et demi.
— Ah, mon ami, je vois que vous êtes le digne successeur du célèbre George White. C'est exactement ce qu'il a dit. Monsieur, je suis honoré de faire votre connaissance. » Il serra chaleureusement la main de Phaulkon. « Maintenant, senores, il y a une histoire attachée à ces canons et j'estime de mon devoir de vous la conter. Voyez-vous, il y a bien des années, en Espagne, une gitane, en me lisant les lignes de la main, m'a dit qu'un jour je vendrais des armes de guerre à deux étrangers dans un pays lointain. C'était une prophétie étrange et peu vraisemblable pour un noble Espagnol qui n'avait encore jamais quitté son pays. Mais, reprit don Pedro, détail intéressant : elle a affirmé que ce n'était pas moi qui ferais fortune avec cette vente, mais eux.
— Je bois à cette prophétie », dit George. Il remplit trois verres et leva le sien. « Au Faucon du Siam », déclara-t-il.
Golfe du Siam, 1679
Ce fut l'éclat soudain de l'acier qui le sauva, un rayon de soleil qui se reflétait sur la lame : il le perçut à travers ses paupières closes et s'éveilla aussitôt. Un instant, il vit la pointe du poignard malais incurvé briller derrière le mât de teck : une seconde plus tard, son assaillant plongeait sur lui.
Phaulkon s'attendait à une mutinerie générale, mais pas à cette attaque isolée : il sommeillait sur le pont, adossé au second mât, les jambes écartées. D'instinct, il roula sur la gauche au moment précis où le Malais filait devant lui comme un javelot et où son kriss venait s'enfoncer dans le mât, juste à l'endroit où une fraction de seconde plus tôt le Grec appuyait sa tête. Phaulkon se releva précipitamment et pivota pour faire face à son adversaire. À trente ans, Constantin Phaulkon, capitaine du Royal Lotus, jonque siamoise de cent vingt tonneaux, dépassait d'au moins une tête le matelot malais qui faisait des efforts désespérés pour arracher son kriss du mât dans lequel il était planté. Il poussa un cri de fureur, renonça et se retourna vivement vers Phaulkon.
Un moment, les deux hommes s'affrontèrent, désarmés, chacun jaugeant son adversaire. Ils étaient seuls sur le pont. Autour d'eux, une mer d'huile et, au loin, dans la brume du matin, le contour montagneux du rivage.
Les deux hommes étaient torse nu. Phaulkon portait le large pantalon noir des Chinois tandis que Fai-çal, le Malais, n'était vêtu que d'un pagne. Dans les premières et incertaines lueurs de l'aube on aurait pu les croire parents, tant leurs cheveux noir de jais et leur teint brun se ressemblaient : l'un de par sa naissance et l'autre après des années passées en mer. Puis le soleil émergea de derrière un nuage et l'illusion se dissipa : un rayon vint souligner les pommettes hautes et le nez court du Malais qui offraient un saisissant contraste avec les traits résolument méditerranéens du Grec.
Ils s'observaient dans l'espace dégagé entre les mâts. Phaulkon envisagea d'appeler à l'aide ses collègues, les deux Anglais qui se trouvaient dans l'entrepont, mais il se ravisa. Et si les autres Malais s'éveillaient les premiers? Il y en avait trois là-bas et ils se retrouveraient trois Européens contre quatre Orientaux. Il lui sembla soudain bizarre que Faiçal lui-même n'eût pas appelé les autres à la rescousse.
« Je suis surpris de te voir agir seul, sale bâtard, lança Phaulkon dans un malais parfait.
— Et pourquoi donc, mangeur de porc ? Je n'ai pas besoin d'aide pour répandre ton sang d'infidèle, fit Faiçal en crachant de côté.
— Avant la fin de la journée, je te ferai pendre haut et court.
— Si tu es encore vivant pour en donner l'ordre, capitaine », dit le Malais avec un sourire méprisant.
Le premier réflexe de Phaulkon avait été de réduire ce chien en bouillie. Mais il lui fallait d'abord savoir pourquoi Faiçal l'attaquait maintenant et pourquoi il le faisait seul. Les enjeux étaient trop gros. Si par hasard le Malais était au courant de la cargaison cachée...
«Pourquoi tes amis ne sont-ils pas avec toi? interrogea-t-il.
— À quoi ça t'avancerait de le savoir, répliqua Faiçal, quand tu pourriras en enfer avec les autres infidèles? »
S'excitant lui-même, le Malais chargea, décochant un méchant coup de pied vers l'entrejambe de Phaulkon. Le Grec esquiva et avança les mains pour se protéger, mais n'amortit qu'en partie le coup. Grimaçant de douleur, il saisit le pied du Malais, le tira de toute sa force d'un côté. Faiçal poussa un hurlement mais, avec une agilité d'acrobate, il fit rouler tout son corps et libéra son pied. Quelque peu chancelant, il était apparemment blessé au pied droit et le Grec attaqua. Il décocha au plexus de Faiçal un formidable coup de poing mais, même si le Malais ne réagissait pas avec sa vivacité habituelle, il parvint à faire un pas de côté : le Grec ne fit que lui effleurer la cage thoracique.
C'était quand même suffisant pour lui couper le souffle et, tandis que Faiçal s'efforçait de reprendre haleine, Phaulkon plongea sous son épaule et passa le bras droit par-dessus la tête du Malais, l'emprisonnant dans une étreinte d'acier. L etau se resserra et les premiers cris de Faiçal s'étranglèrent bientôt dans sa gorge.
« Si tu veux garder la vie, tu ferais mieux de parler, cria Phaulkon. Pourquoi cette attaque? » Son étreinte se resserra. Le Malais avait les yeux exorbités. Puis, lentement, son adversaire relâcha la pression pour lui permettre de s'exprimer.
« Berhenti disitu! Jengan dekat! Reste où tu es! »
Les cris étaient venus de derrière. Phaulkon pivota, entraînant Faiçal avec lui. À quelques pas de là, en haut de l'escalier des cabines, Achmed et Mohammed avaient surgi, kriss à la main. Les deux hommes hésitèrent un moment, puis une expression soucieuse se dessina sur le visage d'Achmed. Il remit le kriss dans son pagne, faisant signe à son compagnon d'en faire autant.
« Tuan Kapten, ça va ? demanda-t-il sur un ton obséquieux. Nous avons entendu des cris et nous sommes accourus. Est-ce que ce chien s'est mal conduit? » fit-il en désignant Faiçal.
Phaulkon dévisagea Achmed, le second qui dirigeait l'équipage : faux comme un jeton, mais habile marin. Étais-tu derrière ce coup-là, vermine? se demanda-t-il. Et pourquoi ?
« Ton camarade a essayé de me tuer alors que je sommeillais, si c'est ce que tu appelles mal se conduire, répondit sèchement Phaulkon.
— Laisse-le-moi, Tuan Kapten, s'exclama Achmed furieux, je t'en prie. Ce chien nous a déshonorés. » Il approcha et Phaulkon se crispa, s'attendant à quelque traîtrise.
« Ne bouge pas, Achmed. Je l'interrogerai moi-même.
— C'est un membre de mon équipage, Tuan. J'en suis responsable et je dois le punir pour que nous retrouvions notre honneur. » Achmed avançait toujours, avec l'air de vouloir s'excuser.
« Ne bouge pas, lança Phaulkon. Tu l'auras quand j'en aurai terminé avec lui. »
Là-dessus, on entendit un bruit de pieds nus et la silhouette dégingandée de Richard Burnaby apparut sur les dernières marches de l'escalier, vêtu d'une chemise de nuit blanche qui lui tombait jusqu'aux chevilles et armé d'un mousquet. Juste derrière lui, Thomas Ivatt, un petit Anglais avec une épaisse crinière de cheveux bruns et crépus. Tous deux étaient hors d'haleine.
« Que diable se passe-t-il ? » demanda Burnaby, braquant son mousquet sur les Malais. Achmed s'arrêta à deux pas de Phaulkon. « Ça va, Constant ? cria Burnaby.
— Oui, Richard. Seulement un petit malentendu avec Faiçal.
— Je vous en prie, expliquez à Son Excellence que nous ne pouvons pas supporter un tel déshonneur », demanda Achmed à Phaulkon d'un ton suppliant. Pas question pour lui de communiquer directement avec Burnaby : l'honorable responsable de la Compagnie des Indes orientales au Siam ne comprenait pas un mot de malais.
« Richard, dit Phaulkon, Achmed tient beaucoup à faire justice lui-même. Tenez-le en joue.
— Tuan Kapten, fit Achmed s'adressant à Phaulkon. Faiçal que voici est, pour ma honte éternelle, mon frère de sang. Permettez-moi de l'interroger en votre présence. Il me révélera ce qu'il ne vous avouerait jamais, même sous la torture.
— Qu'est-ce qu'il dit ? demanda Burnaby.
— Il veut interroger Faiçal lui-même, répondit Phaulkon. Il prétend que de toute façon cette vermine ne me révélerait rien. Tenez-les tous en joue, Richard, et vous aussi Thomas, mais ne tirez que si vous y êtes obligés. Pour notre malheur, nous avons besoin de chaque membre de cette pourriture d'équipage pour manœuvrer la jonque. »
C'est vrai, Faiçal n'avouerait jamais, se dit Phaulkon. Ces Malais pouvaient avoir un air servile mais ils avaient un cran incroyable. Peut-être parviendrait-il à le comprendre à demi mot si Achmed l'inteirogeait. Il poussa Faiçal vers le second.
Achmed saisit Faiçal par le bras et l'entraîna hors de portée de Phaulkon. Désignant le ciel, il lui murmura quelque chose à l'oreille. Au moment où Faiçal levait la tête, le kriss d'Achmed jaillit et Faiçal s'effondra sur le pont, le sang jaillissant de sa gorge. Il n'eut pas même le temps de pousser un cri.
« Bonté divine ! s'exclama Ivatt, en se cramponnant au bastingage.
— Pardonnez-moi, Excellence, dit Achmed en s'inclinant devant Phaulkon. Quiconque insulte le Tuan m'insulte également. C'était la volonté d'Allah. Que son nom soit glorifié.
— Maudit sois-tu, lança Phaulkon en se précipitant vers lui.
— Inutile, Constant, répliqua Burnabv. Maintenant nous ne saurons jamais la vérité. »
Non sans mal, Phaulkon parvint à se maîtriser. Le vieil homme avait raison. Pour une fois, sa prudence proverbiale se justifiait. Burnabv « pas-de-risque », le surnommait-on. Inutile de punir Achmed. De toute façon, cette canaille était le seul parmi les Malais à s'y connaître en navigation. Mais avaient-ils découvert la cargaison? se demanda-t-il. Son estomac se serra à cette idée.
Achmed fit signe à Mohammed : tous deux soulevèrent le corps ensanglanté de Faiçal et le portèrent jusqu'au bastingage. « Que la volonté d'Allah soit faite », pria Achmed en balançant le cadavre pardessus bord. Au même instant, comme s'il avait assisté en témoin invisible à toute la scène, Abdul, le corpulent cuisinier, apparut sans un mot sur le pont avec une bassine d'eau et une brosse. Il s'accroupit et entreprit nonchalamment de rincer le sang qui tachait le pont. Puis il se dirigea vers lanière pour reprendre sa place habituelle derrière d'énormes chaudrons noirs dont, de l'aube au crépuscule, il agitait fréquemment le contenu. Une odeur de curry flottait perpétuellement autour de lui.
« Bon, dit Phaulkon en jetant un coup d'œil au ciel et en respirant avec reconnaissance la brise. Nous appareillons. »
Ils s'étaient ancrés pour la nuit au large de la côte de Ligor et il avait soudain hâte de laisser ce rivage derrière lui. C'était là que les Malais avaient commencé à montrer un comportement bizarre, qui avait abouti à l'attaque de Faiçal. « Achmed, Mohammed, hissons les voiles et levons l'ancre. Vous aurez maintenant sur les bras le travail de trois hommes. » Il se tourna vers Ivatt, toujours appuyé au bastingage et qui observait les Malais. « Comment ça va, Thomas? Si vous voulez, vous pouvez descendre vous reposer.
— Merci, mais je crois que je vais rester ici. » Il eut un pâle sourire. « Je ne voudrais surtout pas manquer quoi que ce soit. J'ai mené jusqu'à maintenant une vie paisible et retirée. Il est temps que ça change. » Phaulkon sourit. Il aimait bien le petit homme, même s'il ne le connaissait que depuis peu. Il savait que l'existence d'Ivatt n'avait guère été paisible et retirée.
Thomas Ivatt avait eu plus que sa part d'expériences fascinantes ou horribles. Né dans une famille d'artistes de ménagerie du Yorkshire, il avait vu son grand-père lacéré par un tigre alors qu'il n'avait que neuf ans. Quand son partenaire au trapèze, John Mat-thews, avait fait sous ses yeux une chute mortelle, il avait quitté le théâtre ambulant pour entrer à la Compagnie des Indes orientales. A vingt-deux ans il espérait commencer une nouvelle vie et oublier tout le passé. Il se demandait pour l'instant s'il avait été bien avisé de renoncer aux dangers de l'acrobatie pour la vie « plus calme » de l'Asie.
« Que diable s'est-il passé avec Faiçal ? » interrogea Burnabv en s'approchant de Phaulkon qui tenait'toujours son mousquet à la main. Des mèches de cheveux de couleur paille pendaient en désordre sur sa tête d'ordinaire coiffée avec soin. Il n'avait pas eu ce matin le temps de se pomponner. Comme le lui imposait sa fonction, à laquelle il était parvenu par lentes étapes, l'agent général au Siam se piquait d'être toujours impeccable. À quarante-huit ans, c'était devenu une obsession.
« Il a attendu que je m'assoupisse et il a essayé de me tuer. J'aurais dû lui arracher des aveux quand j'en avais l'occasion, répondit Phaulkon d'un ton amer.
— Est-ce que les autres étaient complices? demanda Burnaby.
— Difficile à dire. Ils étaient dans l'entrepont quand c'est arrivé. Mais, à mon avis, ils attendaient le signal de Faiçal pour vous attaquer, Thomas et vous.
— Alors, ils savent pour la cargaison ? »
Phaulkon éluda la question. « Descendons pour en discuter. Cette côte-là me met mal à l'aise. »
Il désigna le rivage à une dizaine de milles : le ruban blanc de la plage en bordure de la jungle. Au loin, des montagnes que les derniers nuages de la mousson commençaient à arroser de pluie. Quelque part à l'intérieur, se dit-il avec inquiétude, se trouvait la rivière de Ligor.
« Je veux que vous ayez à l'œil chacun des Malais, reprit Phaulkon. Ne les perdez de vue à aucun moment. Même le cuisinier. Je ne me fie pas plus à lui qu'aux saloperies qu'il jette dans son fichu chaudron. »
Il régnait maintenant une intense activité : on hissait les grandes voiles de jonc du Royal Lotus qui commençaient à se gonfler sous le vent. En teck robuste, le navire avait été construit dans les chantiers navals d'Avuthia, la Venise de l'Est et la légendaire capitale du Siam, sur le modèle des jonques de l'Empire du Milieu, dont les marchands apportaient depuis des siècles au Siam du thé, des soies et des porcelaines puis revenaient à Canton chargés de bois de sampang, de corne de rhinocéros, d epices et d'os de tigres.
On hissa l'ancre de bois lestée de pierres et, quelques instants plus tard, le Royal Lotus était en route. Avec ses deux mâts, ses larges flancs, son fond plat, ses énormes voiles en nervure de bambous semblables à des ailes de chauve-souris et sa coque brune vernie à l'huile de tung, la jonque mit cap au sud dans le golfe du Siam.
« Alors, Constant, vous prétendez toujours qu'ils ne savent rien de la cargaison?» Depuis quelques minutes, ils s'interrogeaient sur les raisons de l'attaque des Malais et l'exaspération perçait dans la voix de Burnaby. Il était certain que pour une fois Phaulkon avait tort. Mais le plaisir que Burnaby aurait pu normalement en tirer était quelque peu terni à l'idée de ce que pourraient être les consé-quences si les Malais savaient vraiment quelle marchandise était dissimulée dans les cales. Tout près de lui, Ivatt écoutait en silence, surveillant les Malais du coin de l'œil.
« J'ai pris toutes les précautions, Richard, répondit-il. J'ai accordé une permission aux Malais le jour du chargement et j'ai fait suivre chacun d'eux.
— Pourquoi alors ce macaque a-t-il essayé de vous tuer? » insista Burnaby.
Phaulkon haussa les épaules. « Il est possible que je l'aie offensé. Vous savez combien ces Malais peuvent être susceptibles.
— Ne pensez-vous pas qu'il serait peut-être temps de m'expliquer ce qui se passe ? demanda Ivatt en souriant. Ça pourrait m'aider à décider si je me range de votre côté ou dans le camp des Malais. »
Burnaby jeta un coup d'œil à Phaulkon, mais le Grec secoua discrètement la tête. Non qu'il n'eût pas confiance en Ivatt, mais moins les gens savaient ce que contenait la cale, mieux cela valait.
Ivatt attendait. Ce n'était pas la première fois qu'il constatait que le Grec avait toujours le dernier mot. Même si Phaulkon se montrait respectueux envers son chef, il était de plus en plus évident que c'était lui qui commandait. Il en avait assurément le physique, songea Ivatt en observant sa carrure athlétique, son port assuré. Les grands yeux noisette exprimaient tour à tour l'amusement et le défi et il avait un sourire à charmer un buffle enragé.
« Il n'y a vraiment rien à vous dire, Thomas, dit Burnaby. Vous en savez autant que nous. Un des Malais a attaqué Constant ce matin et nous devons évidemment être sur nos gardes. Nous avons malheureusement besoin des autres pour manœuvrer le navire. » Phaulkon aperçut Achmed et Mohammed qui descendaient l'escalier menant aux cabines et il fit un bref signe de tête à Burnaby et à Ivatt. Ils tournèrent les talons et suivirent les Malais dans l'entrepont.
Phaulkon tira sur le cordage qui maintenait la barre pour rectifier le cap et leva les yeux vers le ciel. Il était à peine neuf heures passées et le soleil était déjà haut : il enfila sa chemise de mousseline blanche par-dessus son pantalon flottant afin de se protéger des ardeurs tropicales. Il était seul maintenant sur le pont avec Abdul, le cuisinier, qui continuait, impassible, à touiller sa marmite. Ils suivaient la côte, descendant vers l'isthme étroit qui séparait le golfe du Siam du golfe du Bengale, c'est-à-dire le Pacifique de l'océan Indien.
Surveillant d'un œil Abdul et de l'autre le vaste océan qui s'étendait devant lui, il repassa dans son esprit les événements de la veille qui avaient abouti à l'attaque de ce matin, cherchant l'indice qui lui échappait.
La jonque était à dix jours de l'embouchure du Menam Chao Phrava : la Noble Rivière ou Rivière des Rois était pour le royaume de Siam ce que le Nil représentait pour l'Égypte ou le Gange pour l'Inde. Une douce brise du nord avait soufflé les neuf premiers jours mais elle avait cessé pendant la nuit. Le soleil brûlant s'était levé sur des voiles qui pendaient mollement et sur une mer lisse comme du verre. La jonque flottait sur des eaux immobiles en vue du rivage : on n'entendait même plus le craquement des madriers. Rien ne semblait devoir troubler cette tranquillité.
Enfin, rien sauf l'instinct de Phaulkon. Deux choses le tracassaient. L'une était l'impressionnant calme de l'océan qui semblait rassembler ses forces dans quelque redoutable intention. L'autre, un subtil changement, à peine sensible, dans le comportement de l'équipage depuis qu'on avait aperçu la pointe de Ligor à l'aube ce matin-là.
Phaulkon s'attendait à trouver les Malais serviles. C'était une attitude qu'ils adoptaient avec une astuce magistrale : mais Achmed s'était approché de lui au lever du jour en arborant un large sourire encore plus appuyé que d'habitude.
« Nous devons approcher de Ligor, n'est-ce pas, Tuan ? fit Achmed d'un ton légèrement interrogateur.
— Pourquoi me le demandes-tu? avait répliqué Phaulkon qui parlait couramment malais. C'est à Songkhla que nous faisons escale, pas à Ligor. »
Le Malais avait observé le ciel et Phaulkon avait suivi son regard. Si loin que l'œil pouvait porter, les cieux avaient la couleur d'un été sur la mer Égée et l'océan était un immense lac scintillant qui s'étendait sans une ride jusqu'à l'horizon.
« Avec un temps aussi calme, Tuan, ne serait-il pas sage de relâcher à Ligor? Nous n'avançons pas et nous pourrions au moins nous réapprovisionner.
— Nos documents autorisent une escale à Songk-hla, pas à Ligor. Songkhla n'est qu'à deux jours d'ici et nous avons bien assez de provisions. »
D'après leurs documents officiels, portant l'auguste sceau du Barcalon, le Premier ministre du grand roi Naraï de Siam, le Royal Lotus avait droit de naviguer de la capitale, Avuthia, jusqu'aux États malais, au sud de la frontière siamoise. La jonque avait la permission de relâcher à Songkhla, un port siamois du Sud, pour commercer et se réapprovisionner. Outre l'équipage malais de quatre hommes, le registre comportait les noms de trois farangs, ainsi qu'on appelait au Siam les étrangers blancs : Richard Burnabv, chef du comptoir de la Compagnie anglaise des Indes orientales à Avuthia. Constantin Phaulkon, son adjoint et capitaine du navire. Et Thomas Ivatt, une nouvelle recrue venue de la direction de la Compagnie à Londres.
Le manifeste mentionnait une cargaison de drap anglais de qualité supérieure, teint avec le plus beau vermillon : tissu très apprécié par les rajahs et sultans de Malacca dont beaucoup devaient obéissance au puissant monarque du Siam. Toutefois le Royal Lotus ne transportait pas seulement cette cargaison officielle. Dissimulés parmi les grandes balles de tissus — et dont seuls Phaulkon, Burnaby et un certain capitaine Alvarez connaissaient l'existence — se trouvaient cinq des meilleurs canons hollandais, fondus à Amsterdam par De Groot lui-même. La direction régionale de la Compagnie des Indes orientales à Madras ignorait tout autant leur présence à bord que les autorités siamoises d'Ayuthia. Ces canons étaient assez puissants pour détruire — ou pour créer — un royaume et, à Pattani, leur ultime destination à dix lieues au sud de Songkhla, ils n'avaient pas de prix. Ils devaient permettre à la reine musulmane qui gouvernait cet État de se défendre contre le royaume bouddhiste du Siam et même de s'en libérer. La reine de Pattani avait refusé d'envoyer à Avuthia le tribut annuel d'une fleur d'or, que l'on exigeait de chaque État vassal et, d'ici peu de temps, les régiments royaux d'éléphants de guerre arriveraient du Siam pour la chasser. Voilà deux mois à peine, le capitaine Alvarez, émissaire secret de Phaulkon à la cour de Pattani, avait annoncé que...
Phaulkon se mit à rire tout haut. L'évocation de la triste situation d'Alvarez le mettait encore en joie. Pauvre Alvarez ! Il s'était vanté une fois de trop de ses conquêtes amoureuses. L'impérieuse reine de Pattani, dont les désirs dépassaient largement les frontières de son minuscule royaume, s'était entichée du beau marin portugais que lui avait envoyé Phaulkon pour discuter les termes de cette dangereuse entreprise : elle l'avait obligé à rester avec elle dans le cadre de l'échange. Dans le message désespéré apporté jusqu'à Avuthia par un jésuite itinérant, le père Coelho, Alvarez s'était lamenté sur son triste sort : la reine le gardait nu dans sa chambre, en laisse comme un chien, et avait ordonné qu'on le nourrisse d'abondantes quantités de viande saignante pour entretenir sa virilité et qu'on lui donne de bonnes doses d'opium pour atténuer sa résistance. Alvarez était si préoccupé de son infortune qu'il en avait presque oublié de mentionner la somme prodigieuse que la reine rebelle avait accepté de paver pour l'achat des canons.
Plus qu'assez pour réaliser mon plan auquel je tiens tant, songea Phaulkon. Il ne restait que quatre mois avant le rendez-vous avec Samuel White à Mergui, le grand port occidental du Siam sur le golfe du Bengale. Quand Samuel, flibustier et habile négociant, atteindrait Mergui avec un grand navire de commerce « emprunté » à la Compagnie des Indes orientales à Madras, Phaulkon devrait tenir prête la marchandise qui ferait leur fortune en Perse : soies et poteries chinoises, paravents japonais, bois parfumés et pierres précieuses du Siam, autant de produits très recherchés à l'opulente cour des shahs. La vente des canons de contrebande à l'excentrique reine de Pat-tani fournirait l'or qui permettrait d'acheter la cargaison destinée au vaisseau de Sam White.
Le temps comptait : l'arrivée de Sam à Mergui et son départ étaient liés aux marées du golfe du Bengale et son navire ne pourrait faire qu'une brève escale.
« Combien de temps faudra-t-il aux armées siamoises pour chasser la reine ? demanda Burnabv, toujours sceptique, dès que Phaulkon lui eut traduit le message d'Alvarez. Quand elles arriveront, ne pensez-vous pas qu'elles seront curieuses de découvrir auprès de qui elle s'est procuré ses canons ? »
Mais le plan de Phaulkon était minutieux. « Auprès de moi, Jan Federman, libre marchand hollandais de Bantam. C'est le nom qu'Alvarez a mentionné à la reine. Quand les Siamois reconnaîtront le poinçon hollandais, ils ne douteront pas un instant qu'il y a là-dessous ces traîtres de Hollandais. » Tout le monde savait que les autorités siamoises avaient suivi avec une inquiétude croissante la progression des Hollandais : à la recherche de colonies, ils avaient mis la main sur de vastes étendues de Java et de Sumatra, sur les riches îles à épices des Moluques, sur les fertiles îles Célèbes et maintenant, encore plus près, sur la province de Malacca, à l'extrémité sud-ouest de l'archipel malais. Personne dans les milieux gouvernementaux d'Ayuthia ne doutait que les avides Hollandais avaient des vues sur le Siam. Quelle protection cent mille éléphants de guerre de Sa Majesté siamoise apporterait-elle contre l'artillerie et les navires de guerre des Provinces-Unies ? Bien faible, se dit Phaulkon. Seules la diplomatie et d'habiles manœuvres politiques pourraient permettre de prendre l'avantage sur les Hollandais. Voilà pourquoi Jan Federman, marchand hollandais fictif, devrait fournir ces canons aux rebelles de Pattani : jamais on ne soupçonnerait Constantin Phaulkon, directeur adjoint de la Compa-gnie britannique des Indes orientales. C'était un plan risqué, mais dont la réussite l'enrichirait au-delà de ses rêves et lui permettrait de mettre en action ses plans politiques — « si les dieux, le temps et les maudits Malais le permettent », grommela-t-il en son for intérieur.
Il avait fait venir en contrebande les canons de Ban-tam un an plus tôt, quand il était arrivé au Siam comme adjoint de Burnaby pour y ouvrir le comptoir britannique. Alors que ce dernier s'inquiétait de la présence d'un aussi dangereux produit de contrebande dans l'entrepôt officiel de la Compagnie des Indes orientales, Phaulkon avait patiemment attendu le moment d'utiliser les armes au mieux de leurs intérêts et d'exploiter leur poinçon hollandais. Les Siamois savaient peut-être confectionner de splendides caparaçons ornés de joyaux pour leurs éléphants de guerre, mais fondre un canon c'était une autre histoire. Les armes de fabrication locale avaient autant de chances d'exploser dans leurs propres rangs que de décimer l'ennemi.
Phaulkon respira la brise et ses pensées revinrent au présent. Il sentait le vent tourner. Des nuages effilés couraient très haut dans le ciel et des masses sombres enveloppaient l'horizon. Les membrures du navire commençaient à craquer et à gémir de façon inquiétante. Il va y avoir une tempête, songea-t-il, celle qu'il redoutait depuis la veille. Il empoigna le cordage de la barre et maudit les dieux de ce pays au climat si changeant. Il leur fallait un vent régulier pour les amener à Pattani, pas une bourrasque. Une tempête les obligerait peut-être à relâcher à Ligor et, sans document pour faire escale là-bas, peut-être allait-on inspecter la cargaison.
Mohammed apparut sur le pont, Burnaby sur ses talons. Le Malais s'approcha nonchalamment d'Abdul et Burnaby vint rejoindre Phaulkon. Comme toujours, l'Anglais était habillé à l'européenne : culotte grise s'arrêtant aux genoux, tunique lacée blanche. La tête levée, il se protégeait les yeux de la lumière aveuglante.
« Que pensez-vous du temps, Constant ? demanda-t-il avec un rien d'ironie. Je croyais que c'en était fini des moussons. » Burnabv n'était pas d'avis de prendre la mer maintenant, au lieu d'attendre la fin de la saison des moussons, mais Phaulkon, inquiet d'apprendre que, malgré de sévères rappels à l'ordre, la reine de Pattani refusait toujours de payer à la cour d'Ayuthia son tribut en or, tenait à conclure le marché avant l'intervention de l'armée siamoise. Il avait donc assuré à Burnaby qu'à la fin octobre les moussons seraient terminées. On était le 25 novembre 1679 et, de toute évidence, une mousson se préparait.
« Je me suis peut-être trompé, Richard. Les pluies ne sont pas toujours ponctuelles. Mais c'est un vaisseau solide et l'on aperçoit la côte... » Phaulkon avait parfois du mal à supporter la perpétuelle inquiétude de Burnaby. Si l'on avait écouté ce dernier, ils ne seraient jamais allés nulle part depuis un an qu'ils étaient au Siam.
« Je crois que nous devrions de toute façon nous rapprocher du rivage. Inutile de risquer notre peau au large, insista Burnaby.
— Plus près de la côte, fit Phaulkon en riant, nous courrions de plus grands risques. Ici, au moins, nous sommes à l'abri d'une inspection. Aucun Siamois ne prendra le large par ce temps. »
Du coin de l'œil, Phaulkon regarda Achmed déboucher sur le pont et se glisser sans bruit pour rejoindre Abdul à la poupe. Ivatt le suivait de près. Le Malais s'accroupit auprès du cuistot et se mit à lui parler rapidement.
« Richard, dit Phaulkon, nous devrions être bientôt à la hauteur de Ligor. » Il élevait la voix pour se faire entendre des Malais, même s'il savait que ces derniers ne parlaient pas anglais. « Si les choses tournent mal, nous aurons le temps d'entrer dans le port. » Il observa Mohammed qui frottait le pont arrière et leva les yeux vers Achmed. D'un bref signe de tête, le second signala que lui aussi avait entendu le mot « Ligor ».
Ligor? s'interrogea Phaulkon. Pourquoi cet endroit les intéresse-t-il tant? Ligor était un port, une rivière et une importante province du Siam.
« Ligor? fit Burnaby. Jamais! Ces maudits Hollandais ont une factorerie là-bas. Ils sont déjà furieux que les Siamois nous aient invités à reprendre le commerce à Avuthia. Ils ne manqueraient pas de procéder à une fouille approfondie. Et quand on découvrira les canons...
— Je n'ai pas plus envie que vous de relâcher à Ligor, l'interrompit Phaulkon. Mais les Malais semblent y tenir beaucoup.
— Ils doivent connaître l'existence des canons », murmura Burnaby. En tant que chef de comptoir, c'est évidemment lui qui aurait à répondre aux questions si jamais on découvrait les pièces.
« Ils se conduisent presque comme si c'était le cas, mais je ne vois pas comment ils pourraient être au courant. » À Avuthia, Phaulkon avait choisi lui-même les hommes qui avaient peiné pour hisser les lourdes caisses depuis l'entrepôt de la compagnie jusque dans la cale du Royal Lotus. Tous des Siamois qu'il connaissait, en qui il avait confiance et qu'il avait bien payés. On n'avait fait monter à bord l'équipage malais qu'une fois les caisses soigneusement scellées et la cale refermée.
« Si Faiçal agissait seul quand il vous a attaqué, alors quel était son motif? insista Burnaby.
— Je n'ai pas dit qu'il agissait seul, répondit Phaulkon en lançant un coup d'œil aux trois Malais. J'ai l'impression que nous saurons sans doute bientôt à quoi nous en tenir. Ces maudits mutins préparent quelque chose ici même, au large de Ligor. Si nous n'avions pas besoin de matelots, je serais d'avis de nous débarrasser d'eux sans tarder. »
Phaulkon aurait préféré un équipage siamois, mais c'était impossible. Tout en étant peut-être les gens les plus charmants du monde, les Siamois se montraient les pires marins qui soient. Ils n'étaient à l'aise que sur les innombrables canaux qui sillonnaient leur beau pays. Ils ne voyaient aucune raison d'aller défier le sort sur des mers déchaînées. Seul un très gros salaire pouvait amener un Siamois à quitter sa paisible rivière. Examinant son équipage de coupe-gorge, Phaulkon se dit que cela en aurait peut-être valu la peine. Les Malais présentaient toutefois un avantage : comme les sujets de la reine rebelle de Pattani, ils étaient musulmans; si les choses tournaient mal, ils risquaient moins de coopérer avec les autorités bouddhistes du Siam.
Soudain, il fut sur ses gardes : les trois Malais se dirigeaient vers lui. Ivatt et Burnaby le regardaient, quêtant ses instructions. Achmed s'arrêta devant Phaulkon et s'inclina. Mohammed et Abdul restèrent à distance respectueuse derrière leur chef. Burnaby et Ivatt étaient plantés derrière eux.
« Tuan Kapten, Votre Excellence, commença Achmed, je n'ai pas peur de la mer, mais mes hommes » — il désigna d'un geste les deux autres — « n'ont pas envie de naviguer dans cette tempête qui s'annonce. Ils craignent que la colère d'Allah ne soit sur eux après la lâche attaque de leur frère Faiçal. Ils veulent qu'on les débarque à Ligor avant qu'il ne soit trop tard. Je crois que nous n'en sommes pas loin, n'est-ce pas, Tuan? Ils sont même prêts à renoncer à leur paie. Mais Allah est miséricordieux, Kapten, car il se trouve que j'ai un cousin à Ligor et que je peux sans mal vous trouver un équipage de remplacement. Bien sûr, je continuerai à naviguer avec vous. » Il s'inclina de nouveau. « Il n'y a pas un endroit sur cet océan où je ne m'aventurerais pas avec le Tuan Kapten. »
Phaulkon le dévisagea un instant avec insistance.
« Achmed, tes hommes ont été engagés pour faire un travail et toi pour les diriger. Ils ne devraient pas prendre la mer s'ils n'aiment pas les tempêtes. Ils seront débarqués quand et où je le dirai.
— Comme vous l'ordonnerez, Tuan Kapten », fit Achmed en inclinant docilement la tête. Puis il se tourna brusquement vers les deux autres. « Vous, poules mouillées, fils de putain ! rugit-il. Voyez comment vous avez mis en colère le Tuan et m'avez rendu ridicule. » Il tira son kriss et le brandit au-dessus de sa tête. « Au travail avant que je vous fasse partager le sort de Faiçal. » Il se tourna un instant vers Phaulkon. « Pardonnez-moi, Tuan. Leur honte est la mienne. »
Il s éloigna à grands pas, poussant les deux autres devant lui.
« Qu'est-ce qu'il racontait ? » s'empressa de demander Burnaby.
Phaulkon réfléchit un moment, puis regarda le ciel qui s'assombrissait. « Je crois qu'ils ont probablement... »
Un hurlement jaillit de l'entrepont. D'un coup d'œil Phaulkon inspecta le pont : personne sinon le cuistot, accroupi derrière sa marmite comme si de rien n'était. « Vite, allez voir ce qui se passe en bas ! » cria Phaulkon aux deux Anglais.
Ils dévalèrent l'escalier. Un autre hurlement, plus aigu cette fois-ci. Puis des cris étouffés et enfin le silence. Phaulkon sentit un frisson lui courir le long du dos. Il fit quelques pas en avant, sans cesser de surveiller Abdul, et regarda prudemment par-dessus le panneau d'écoutille. L'entrepont était plongé dans l'ombre.
« Richard ? Vous êtes là ? Thomas ? » Il n'entendit que le battement de son cœur.
Les nerfs à fleur de peau, Phaulkon descendit pas à pas, tendant l'oreille à chaque marche. Il atteignit enfin le pont inférieur. Il avança, les bras en avant, prêt à frapper. Il entendait des bruits de respiration, tout proches, mais ses yeux n'étaient pas encore accoutumés à la pénombre. À sa droite, il le savait, se trouvait la petite cabine à deux couchettes où dormaient les Anglais et, sur la gauche, la grande porte coulissante donnant accès à la cale où étaient entreposés les canons.
Comme l'obscurité se faisait moins dense, il distingua une forme allongée à moins de deux mètres devant lui. Le corps n'était pas assez long pour être celui de Burnaby, mais ce pouvait être celui d'Ivatt ou de l'un des deux Malais. Puis l'ombre s'épaissit et, levant les yeux, il aperçut le cuisinier accroupi au-dessus de lui, sa masse bloquant la lumière venant du pont. Il tenait par les deux poignées le chaudron noir bouillant qu'il inclinait légèrement vers la tête de Phaulkon.
Soudain la porte de la cale s'ouvrit en grinçant. Phaulkon pivota sur les talons. Sur le seuil, à genoux, Burnaby que tenaient solidement les deux Malais. Il avait les poignets ligotés devant lui et une corde enroulée autour de la poitrine et des bras. Deux kriss étaient pointés sur chaque côté de sa gorge. Burnaby voulut parler, mais Achmed approcha aussitôt son couteau et du sang se mit à couler sur le cou de l'Anglais. Même dans la pénombre, Phaulkon vit que Burnaby ouvrait de grands yeux affolés.
Phaulkon maîtrisa son envie de foncer sur eux. Il ne faudrait qu'un instant aux pointes acérées des kriss pour trancher la gorge de Burnaby. Ivatt était-il encore en vie ? se demanda-t-il.
Mohammed retenait Burnaby à la pointe de son kriss. Achmed s'avança vers Phaulkon.
« Si vous coopérez, vos amis vivront », dit-il. Toute trace de son obséquiosité habituelle avait disparu. Il tenait à la main une grosse corde. Les Siamois, pas plus que les Malais, n'avaient de chanvre, mais Phaulkon savait que les fibres du cocotier pouvaient être tressées en une corde tout aussi solide. Il réprima sa rage tandis qu'Achmed le ligotait et le poussait brutalement sur le plancher.
« Achmed ! cria la voix du cuistot sur le pont. Il commence à faire très sombre. Tu ferais mieux de monter voir ! »
Phaulkon entendait maintenant la pluie qui déferlait. Le Royal Lotus se mit à rouler et à tanguer avec une violence accrue.
Achmed se pencha sur Phaulkon, ses yeux noirs le fixant d'un air mauvais. « Maintenant, Tuan Kapten, dites-nous comment gagner Ligor.
— C'est désormais ton bateau, fais-en ce que tu veux », dit Phaulkon.
Achmed cracha au visage de Phaulkon. « Infidèle mangeur de porc, ton ami va payer ton insolence. Mohammed ! Aide le Kapten à retrouver sa langue. »
Mohammed avança son couteau et Burnaby se mit à hurler.
« Constant ! » interrogea Burnaby d'une voix haletante, sentant le sang couler lentement de son cou sur sa poitrine et sur ses bras, « qu'est-ce qu'il vous demande de faire? »
Sans répondre à la question, Phaulkon parvint à conserver son calme. « Si tu touches encore une fois à mon ami, sauvage sans mère, je ne t'aiderai pas et la mousson t'entraînera avec ton équipage puant jusqu'à une tombe d'où tu n'iras jamais au paradis d'Allah.
— Quelle mousson? ricana Achmed. Les moussons sont passées. »
Malgré son arrogance, Phaulkon décela un rien de nervosité dans le ton du Malais.
« Celle qui est sur le point d'engloutir ce navire et de nous entraîner tous par le fond avec lui. » Comme pour confirmer ses dires, la jonque se balança de façon menaçante et Achmed dut se cramponner à la coursive.
« Nous allons mettre le cap sur Ligor. Maintenant ! abova-t-il.
— Que ce sauvage lâche d'abord mon ami.
— Mohammed, rejette-le dans la cale. Et l'autre aussi. » Du doigt, Achmed désigna le corps inerte d'Ivatt.
« Il est vivant ? interrogea Phaulkon.
— Peut-être, fit Achmed en haussant les épaules.
— Ça vaudrait mieux. Et tu ferais bien de gagner la côte tant qu'il en est encore temps. » Le bateau pencha plus violemment encore cette fois. « S'il est encore temps », répéta-t-il.
Achmed eut un rire forcé. « Vous vous croyez indispensable, hein, Kapten? Vous pensez que moi, Achmed, je ne peux pas gouverner un navire? Eh bien, vous aurez tout le temps de méditer sur votre importance dans la cale. »
Achmed et Mohammed traînèrent et poussèrent Phaulkon jusqu'à l'entrée de la cale et le jetèrent brutalement à l'intérieur.
La porte glissa et l'épaisse cheville de bois de fer se referma derrière eux.
Il faisait noir dans la cale, mais des rais de lumière apparaissaient à brefs intervalles par le caillebotis de teck, des éclairs illuminaient les lourdes masses des caisses occupant presque tout l'espace. Le vent hurlait sans répit. De plus en plus fréquemment, des coups de tonnerre retentissaient dans un grondement assourdissant. Au-dessus de la tête des prisonniers se trouvait la grande trappe donnant directement sur le pont et par laquelle on chargeait la marchandise : devant eux, la porte coulissante qui ouvrait sur la coursive inférieure.
Dès que la serrure se fut refermée, Phaulkon se traîna péniblement jusqu'à Ivatt. Il se pencha sur le petit homme et colla l'oreille contre sa poitrine.
« Il est vivant ? demanda Burnaby.
— Dieu merci, il a simplement perdu connaissance. Que s'est-il passé?
— Ces salauds nous attendaient dans l'ombre au pied de l'escalier. Ils nous ont sauté à la gorge avant que nous ayons le temps de les voir. Ivatt a résisté et Achmed l'a frappé sur la tête avec un taquet. Ils m'ont fouillé et m'ont pris les clefs de la cale. » Il marqua un temps. « C'est une violente tempête?
— Sérieuse.
— Ces crétins sont incapables de naviguer. Je savais que ces maudits canons causeraient notre perte, se plaignit Burnaby d'un ton amer.
— Mais vous avez quand même donné votre approbation », répliqua Phaulkon.
Oui, songea Burnaby, grâce à votre langue habile et persuasive. « De toute évidence, les Malais ont été prévenus », dit-il tout haut.
Phaulkon garda le silence.
« Savez-vous, grommela Burnaby, pourquoi ou par qui?
— Je ne peux pas encore vous répondre. »
Le bateau fit une violente embardée. « Nous ne le saurons peut-être jamais », lança Burnaby.
Les membrures gémissaient de plus en plus fort. Dans l'espace confiné les corps des hommes se heurtaient sans cesse.
« Allons-nous rester ici comme des porcs qu'on conduit au marché? demanda Burnaby d'un ton furieux. On ne peut donc rien faire? » Le sang coulait encore de ses coupures au cou, mais moins qu'auparavant.
Phaulkon cessa de tirer sur les cordes qui lui ligotaient le poignet et songea à la question de Burnaby.
« Pas aussi rapidement que la tempête. Quand il va faire noir là-haut comme si c'était la nuit, les Malais vont croire que c'est la fin du monde. Achmed tiendra le coup mais les autres le harcèleront pour qu'il vienne nous chercher. Je parierais qu'ils ne vont pas tarder à venir demander notre aide.
— Espérons que ce sera avant que nous ayons sombré et... »
Le bateau roula et tangua brutalement, interrompant Burnaby au milieu de sa phrase et le précipitant contre les autres. Il poussa un juron. Puis, au milieu des craquements et des bruits divers, on entendit une série de gémissements étouffés. Ivatt remuait.
« Oh, Seigneur, ma tête! gémit-il. Où suis-je?
— Dieu soit loué, Thomas, fit Burnaby. Nous étions inquiets.
— Merci, dit le petit homme en se tournant vers la voix. Ça n'est pas du tout ce qu'on m'avait promis quand on m'a engagé.
— Ce sont les femmes dociles qui vous manquent? » demanda Phaulkon qui connaissait bien le tableau enchanteur que les gens de la Compagnie des Indes orientales à Londres avaient dû lui brosser de la vie sous les tropiques. « Ou les sorbets glacés ?
— Pour l'instant, en fait rien que les femmes. »
Le bateau fit une terrible embardée puis parut
s'écraser sur sa proue. Les trois hommes trébuchèrent les uns sur les autres.
« Qui gouverne ce navire, au fait? demanda Ivatt. Ce cuisinier barbouillé de curry?
— À mon avis, pour l'instant, rien que la marée et la tempête », observa Phaulkon en s'efforçant de garder son calme. Il réfléchissait désespérément à des solutions au cas où les Malais ne les relâcheraient pas de sitôt.
Burnaby poussa un gémissement et une violente nausée le secoua.
« Oh, doux Jésus, murmura Ivatt. J'étais mieux quand je n'avais pas repris connaissance. »
La lourde cheville au-dessus d'eux se déplaça et le panneau se souleva de quelques centimètres. Un peu de lumière grisâtre filtra soudain et le visage trempé de pluie d'Achmed apparut. « Bon, Tuan Kapten, grommela-t-il. Montez. » Le panneau se referma sur eux. Aucun des trois hommes ne parlait, mais tous envisageaient des possibilités d'évasion. Quelques instants plus tard, la porte du fond de la cale s'ouvrit en grinçant et Achmed se planta sur le seuil, une main cramponnée à la cloison, l'autre brandissant d'un air menaçant son kriss devant lui. Il s'approcha pour couper les liens de Phaulkon.
« Il me faudra les autres avec moi, dit celui-ci d'un ton ferme. Nous aurons besoin de tous sur le pont si nous voulons survivre à cet ouragan.
— Les autres resteront ici », riposta Achmed. D'un mouvement sec, il trancha les cordes qui ligotaient Phaulkon. Puis il désigna l'escalier. « Vous d'abord. Avancez!»
Phaulkon ne bougea pas. « À qui obéis-tu ?
— J'ai dit : avancez ! »
Phaulkon le dévisagea, évaluant la distance qui les séparait. « À qui ? » répéta-t-il.
Le Malais ne quittait pas des yeux Phaulkon et il s'apprêtait à abattre son kriss. Puis le navire donna violemment de la bande et une vague déferla par l'escalier. Au-dessus d'eux, on entendit un grand fracas : on aurait dit qu'un des mâts s'effondrait. Le Malais perdit l'équilibre et tomba sur le côté. Il se releva et dévisagea Phaulkon.
Le Grec n'avait pas bougé : lui avait le pied marin.
« Infidèle fils de putain, balbutia Achmed, c'est le gardien de votre entrepôt qui t'a vendu aux farangs hollandais à Ayuthia. Ils vous attendent à Ligor. Maintenant, avance ! »
Phaulkon mit le pied sur la première marche, des idées se bousculant dans son esprit. C'était donc ça.
On avait acheté les Malais pour les amener à Ligor, à la factorerie hollandaise sur la côte. Il grimpa lentement, attendant le moment opportun. Résistant aux rafales de pluie qui se déversaient sur sa tête, il aperçut Burnaby qu'une embardée avait projeté contre la cloison de la cale. Ligotés comme ils l'étaient, Ivatt et lui se trouvaient à la merci des vagues.
« Avance! » hurla Achmed juste en dessous de lui. On sentait de plus en plus la panique dans la voix du Malais. Phaulkon leva le pied vers le barreau suivant, comme s'il cherchait où le poser dans la houle qui le secouait de plus en plus fort. Son pied s'immobilisa enfin : au même instant, une violente douleur lui traversa la cheville et, quelques secondes plus tard, il sentit une lame lui déchirer la peau du jarret. Le misérable le poussait à coups de kriss. Il repartit quand il entendit un cri perçant : la silhouette ligotée d'Ivatt dévala vers la coursive. Achmed se retourna pour voir ce qui se passait et, à cet instant, Phaulkon lui décocha un violent coup de pied dans la tête. Les deux hommes perdirent l'équilibre et basculèrent en arrière.
Le Malais, serrant toujours son kriss, tomba de tout son poids sur Ivatt, lui coupant la respiration. Puis Phaulkon dégringola sur les deux hommes. La jonque fit une embardée et ils furent projetés ensemble dans un coin. Le bras du Malais s'arrêta à quelques centimètres du visage d'Ivatt : il s'apprêtait à plonger la lame entre les yeux de l'Anglais. Mais le réflexe d'Ivatt, aiguisé par des années d'acrobatie, fut immédiat. Il planta ses dents dans le poignet du Malais et serra de toutes ses forces. Achmed hurla et essaya de libérer le bras qui tenait le kriss, mais Ivatt tint bon jusqu'au moment où il dut reprendre haleine. À cet instant, Phaulkon empoigna le kriss, le retourna et l'enfonça jusqu'à la garde dans le cœur du Malais. Le corps d'Achmed fut secoué de quelques convulsions puis retomba inerte.
Phaulkon dégagea le poignard ensanglanté et trancha les liens d'Ivatt. Le petit homme cracha un peu de sang. « Ça n'a pas de goût, marmonna-t-il.
— Bien joué, mon garçon. Et ça n'est que le premier acte. Tenez, prenez ce couteau et libérez Richard. Je remonte sur le pont. »
Il gravit rapidement les échelons et regarda pardessus la trappe. Bien qu'il fût midi, le ciel était presque noir et les rafales de pluie lui giflaient le visage. Le grand mât s'était abattu au milieu du pont et la mer se brisait sur le navire avec de furieux rugissements. Phaulkon aperçut Mohammed et Abdul tapis à l'arrière, cramponnés au bastingage.
Sans s'occuper d'eux, il parvint jusqu'à la barre et l'empoigna. Il mit toute sa force à faire tourner le gouvernail mais le vent et la mer étaient plus puissants et la barre ne répondait pas. Il sentit sa colère monter et maudit les Malais qui avaient attendu trop longtemps.
Si seulement il pouvait rapprocher la jonque de la côte : au moins pourraient-ils essayer de gagner le rivage à la nage. Étaient-ils à cinquante, à cent mètres? Le navire ne s'était pas trop écarté de son cap. Avec un peu d'aide, Phaulkon pourrait peut-être faire virer le vaisseau au moins de quelques degrés à bâbord. Désespérément agrippé à la barre, il tendit le cou pour voir où étaient les autres, mais les embruns lui piquaient les yeux. Puis une énorme vague déferla sur la poupe, soulevant le navire dans les airs avant de le précipiter dans le creux tourbillonnant. Il faillit lâcher prise. Il appela à grands cris Ivatt et Burnaby, mais sa voix était sans doute noyée dans le fracas de la tempête. Soudain il aperçut le grand Anglais qui émergeait de l'escalier.
« Tenez bon », hurla Phaulkon. Entre deux torrents d'eau qui se déversaient sur le pont, il leva le bras pour faire signe à l'Anglais de venir le rejoindre. Mohammed et le cuisinier, qui avaient les yeux fixés sur lui, crurent qu'il leur faisait signe et, se fiant à la sagesse de ce marin, ils se précipitèrent vers lui. Mais la mer déferla sur eux, les entraînant vers le plat-bord. Mohammed fut précipité contre le solide bastingage de teck et ses entrailles se répandirent sur le pont. Abdul, quant à lui, fut emporté sur la crête d'une vague : cela lui permit de voir d'en haut le sort de son collègue avant d'être irrésistiblement avalé par les eaux tourbillonnantes.
Un instant pétrifié par le sort des Malais, Burnaby et Ivatt se traînèrent tant bien que mal jusqu'à la barre et se précipitèrent vers la main que leur tendait Phaulkon. « Aidez-moi à virer à bâbord, hurla-t-il. Chaque degré compte. »
Ils s'acharnèrent sur le gouvernail tandis que la mer semblait redoubler de furie. Mais le navire virait lentement de bord alors que chaque lame les poussait un peu plus près du rivage. Puis Burnaby lâcha prise et la barre repartit en sens inverse. Phaulkon s'y cramponna tout en s'efforçant avec Ivatt d'empêcher Burnabv de tomber à la mer.
Le vaisseau avait de nouveau perdu son cap et embarquait rapidement de l'eau. Phaulkon sentait le navire s'alourdir : il savait qu'en quelques instants la mer l'engloutirait définitivement.
Rien à faire, comprit-il, le cœur serré. Ils allaient devoir quitter le navire — et sa cargaison — pour gagner la côte à la nage.
« Il va falloir nager jusqu'à la rive, hurla-t-il dans le rugissement des vagues. Je vais sauter le premier. Suivez-moi. Essayez de vous laisser porter par la crête des vagues. Nous sommes à moins de cinquante mètres. Thomas, vous savez nager?
— Oui, encore que je ne sorte pas beaucoup par un temps pareil », cria-t-il, souriant malgré tout.
Si seulement Burnaby avait quinze ans de moins, songea Phaulkon. Il arracha une planche à demi détachée du pont et la lança à son aîné. « Vous aurez plus de chances avec ça, Richard. »
Il jeta un dernier regard autour de lui et laissa passer une vague gigantesque qui déferla sur toute la longueur du pont. Puis il murmura une brève prière au Tout-Puissant, enjamba le bastingage et sauta dans l'eau bouillonnante. Burnaby et Ivatt plongèrent après lui : l'instant d'après, une énorme lame s'abattait sur le vaisseau blessé et le cassait en deux. Dans le tonnerre fracassant de centaines de membrures qui se brisaient, la coque céda. Les vagues s'acharnaient sur la jonque qui s'enfonçait peu à peu : d'abord la proue, puis les mâts... Un moment, la poupe se dressa fièrement au-dessus des remous puis elle céda à son tour et s'enfonça dans l'océan.
Sans trop se rendre compte de ce qui se passait autour de lui, Phaulkon fut emporté par une lame gigantesque et aspiré jusqu'à la crête. Après les rafales glacées de la pluie de la mousson, la mer semblait tiède. Au prix d'un immense effort, il parvint à se mettre à plat ventre et battit frénétiquement des bras en direction de la côte. Si seulement il parvenait à couvrir une distance suffisante avant d'être épuisé, se disait-il, le courant serait peut-être moins fort à proximité du rivage.
Il eut tôt fait de comprendre qu'un tel espoir était insensé : la vague géante qui l'emportait se brisa dans un fracas assourdissant, le projetant, impuissant, dans un déferlement d'écume. Ses genoux heurtèrent son menton. Il eut l'impression qu'on 1 ecartelait. Une fraction de seconde, il crut apercevoir le rivage, il imagina même qu'il y avait des gens là-bas : des mains qui se tendaient vers lui. Il s'efforça de mieux regarder, mais ses forces l'abandonnèrent. L'eau salée lui envahit la gorge, il s'étrangla dans cette âcre douceur.
Puis l'océan vorace le reprit et un courant irrésistible l'emporta. Un instant, il connut la griserie de l'abandon. La paix. Il ne voulait plus lutter. Il cédait à la puissance de la mer et la laissait l'entraîner à son gré.
Le courant l'emportait vers le large quand Phaulkon repéra une énorme lame de fond qui fonçait vers lui, grossissant à mesure qu'elle approchait. Dans un dernier sursaut, la colère le reprit, ainsi que l'envie de vivre. Il ne pouvait pas mourir ici, pas maintenant, alors qu'il avait encore tant à accomplir. C'était terrifiant d'être aspiré par la vague géante, mais il se laissa entraîner à toute vitesse et fila vers le rivage sur la crête écumante. Elle le portait de plus en plus vers l'avant : il comprit alors que si plus loin il y avait des rochers, il allait se fracasser sur eux. Mais renoncer maintenant, c'était se vouer à une mort certaine. Il fallait se laisser entraîner jusqu'au bout.
La vague se brisa et le projeta sur une surface dure : le rugissement qui retentissait à ses oreilles était effrayant et il crut qu'il était mort.
Des mains l'empoignèrent, le relâchèrent et il avala d'énormes quantités d'eau. Comme un grand poisson pris à l'hameçon, il se souleva une dernière fois, fut projeté en l'air, et se retrouva le nez dans le sable. Après cela, plus rien.
Prostré, Phaulkon leva respectueusement les yeux vers le puissant personnage, l'homme qui pouvait l'anéantir. C'était le Premier ministre du roi de Siam, responsable du Trésor et des Affaires étrangères : pour tous les farangs, il était connu sous le nom de Grand Barcalon.
Le Barcalon était allongé à la manière des aristocrates siamois, prenant appui sur un montant vertical, les deux jambes élégamment repliées sous lui. De loin, il semblait emboîté sur son estrade de bois noir laqué installée au fond de la spacieuse salle d'audience lambrissée. Les montants savamment travaillés de cette estrade s'achevaient par des garudas sculptés, les oiseaux mythiques du Siam. Les doigts effilés de la main libre du potentat, étincelants de bagues, pianotaient doucement sur la tête des oiseaux.
On ne lui avait jamais coupé les ongles et, même à cette distance, cette longue excroissance était clairement visible. C'était le signe qu'il appartenait à la classe dirigeante et un éclatant rappel qu'il ne s'était jamais abaissé à des tâches serviles.
Le Grand Barcalon paraissait grand pour un Siamois et d'une élégance royale. Il avait une verrue sur la joue droite où poussait un unique poil que l'on avait laissé se développer sans le couper. Le nez droit et aristocratique, les cheveux bruns et brillants, des oreilles plus larges que celles d'un Européen. Le visage lisse et imberbe, avec une peau plus claire que celle d'un Indien et moins jaune que celle d'un Chinois. Il observait Phaulkon d'un regard acéré qui évoquait d'impitoyables châtiments pour quiconque était déclaré coupable.
Il était vêtu d'un panung, le vêtement siamois de coton descendant jusqu'aux genoux, passant entre les cuisses et noué devant. Il portait par-dessus une tunique richement brodée et sans col avec de larges manches trois quarts et des boutons d'or. Les parements brodés indiquaient qu'il s'agissait d'un cadeau de Sa Majesté le roi que l'on ne pouvait porter que par permission royale et quand on traitait des affaires officielles.
Un somptueux tapis persan ornait le sol autour de lui. À son côté, un crachoir en cuivre.
Dans l'ombre, derrière le Barcalon, un groupe d'esclaves tremblants attendait un signe de leur maître. La chaleur était accablante et, chaque fois que le Barcalon levait la main, ils s'avançaient à quatre pattes pour l'éventer. D'autres rampaient pour lui tendre humblement sa boîte à bétel incrustée de diamants. D'autres encore soulevaient de temps en temps jusqu'à sa bouche son narguilé de cuivre.
Phaulkon ne put maîtriser un frisson. En Angleterre, cet homme serait considéré comme le Premier ministre. Le Barcalon faisait deux fois par jour son rapport à Sa Majesté sur les affaires de l'État, en prenant bien soin de ne pas omettre le moindre détail. Il était directement responsable de chaque farang et une légion d'espions lui rapportaient les activités de tout personnage ayant une certaine importance. Pour l'instant, la terrible perte des cinq canons de Phaulkon était oubliée, dépassée par la crainte du présent. Et si même une seule des caisses s'était échouée sur le rivage? Sans la moindre autorisation pour transporter des armes de guerre dans les eaux siamoises, le châtiment du Grec serait certainement la mort. Son Excellence avait la réputation d'être extrêmement perspicace. On disait même qu'il ne se laissait jamais acheter : Phaulkon n'avait pas encore rencontré pareille honnêteté chez les potentats d'Asie. Et si c'était vrai? Et, de toute façon, quel argent lui restait-il pour acheter qui que ce soit?
Au côté du Grand Barcalon, un prêtre farang aux cheveux bruns — portugais sans doute — était assis en tailleur, portant l'ample robe des Jésuites. Prosternés de l'autre côté de Son Excellence, deux serviteurs musclés, vêtus seulement d'un pagne, attendaient l'ordre de commencer, haletant comme des chiens impatients d'être lâchés.
Le Barcalon lança un ordre et les deux hommes s'avancèrent vers Phaulkon. Ils portaient les sinistres instruments de leur métier : le cercle de fer qui lentement broyait les tempes et, doux Jésus, les longues lames de bambou affûtées comme des rasoirs que l'on insérait dans les parties les plus sensibles du coips comme autant d'aiguilles. Ils prirent place de part et d'autre de Phaulkon et l'interrogatoire commença en siamois.
« Monsieur Phaulkon, vous êtes capitaine de la jonque Royal Lotus, affrétée par la Compagnie commerciale anglaise, le neuvième jour de la lune décroissante du onzième mois de i'année de la Grande Jument, n'est-ce pas ? » Le Barcalon avait une voix de basse dont les intonations résonnaient dans la salle comme les notes d'un piano. En comparaison, la voix de l'interprète jésuite paraissait frêle et éteinte.
Le Barcalon eut une toux distraite et se pencha pour entendre la réponse de l'accusé.
Phaulkon s'entendit déclarer : « En effet, Excellence.
— En tant que tel, vous êtes responsable de ses déplacements ? ainsi que de sa cargaison ? » Le Barcalon se pencha et tira longuement sur son narguilé. Un nuage de fumée bleue flotta au-dessus de sa tête et l'odeur douceâtre du camphre envahit la pièce. Il fixa de nouveau Phaulkon.
« C'est exact, Excellence.
— Que transportiez-vous exactement sur votre navire quand vous vous êtes échoué?
— Du drap, Excellence, pour les États malais du Sud. » Même Phaulkon perçut que sa voix sonnait creux.
« Vraiment ? » Le Barcalon caressa pensivement l'unique poil qui poussait sur la verrue de sa joue. « J'ai cru comprendre que votre vaisseau s'était échoué non loin de Pattani. Connaissez-vous Pattani, monsieur Phaulkon ?
— J'en ai entendu parler, Excellence. Le souverain de ce royaume n'est-il pas une reine?
— En effet. Une dame ambitieuse qui a deux passions : les hommes farangs et les armes de guerre farangs. » Le Barcalon eut soudain un sourire. « Elle paierait généreusement pour avoir l'un ou l'autre. Et si jamais elle réussissait à mettre la main sur les deux en même temps, eh bien, sa munificence ne connaîtrait plus de limites.
— Ah oui, Excellence? répondit Phaulkon en essayant de prendre un ton détaché.
— Assurément, monsieur Phaulkon. À telle enseigne que, lorsque nos pêcheurs ont découvert des caisses à marée basse sur la côte de Ligor, la nature de leur contenu nous a évidemment intrigués. » Phaulkon sentit son cœur battre plus vite et son estomac se contracter. « Elles provenaient, semble-t-il, de votre navire, monsieur Phaulkon. Voudriez-vous avoir l'obligeance de nous en révéler le contenu? Ou sou-haiteriez-vous que je vous y aide ? »
Phaulkon avala sa salive. « Si les caisses provenaient de notre navire, Excellence, elles ne devaient contenir que du drap. » Phaulkon fut surpris de la fermeté de son ton.
Le Barcalon le regarda, impassible. « Poursuivez, monsieur Phaulkon.
— Je ne peux que répéter, Excellence, affirma résolument Phaulkon. Si elles contenaient autre chose que du drap, elles ne venaient pas de mon navire. »
Le Barcalon prit une expression irritée. « Sans doute la pénible expérience que vous avez vécue vous a-t-elle provisoirement fait perdre la mémoire. » Le Barcalon esquissa un signe : les bourreaux surgirent comme des bêtes enchaînées soudain libérées. A la façon bouddhiste, ils joignirent respectueusement les mains devant leur front et s'inclinèrent devant Phaulkon comme pour lui demander pardon de la souffrance qu'ils allaient lui infliger. L'un d'eux bloqua par-derrière les bras du Grec tandis que l'autre déployait sur une serviette tout un assortiment de lames de bambou acérées. Il en choisit une et en tâta la pointe. Puis il se leva, se tourna vers Phaulkon et promena nonchalamment l'aiguille de bambou devant les veux de sa victime, comme pour s'assurer au préalable de son approbation.
Le second bourreau rampa alors jusqu'au Barcalon et lui présenta la lame de bambou. Le Barcalon l'examina, en tâta le bout de son doigt et eut un sourire approbateur. Derrière lui, les serviteurs accroupis sourirent comme leur maître. Ces sourires se transformèrent en rire et bientôt la salle retentit de joyeux éclats.
Le bourreau recula en rampant et se tourna pour s'incliner une dernière fois devant Phaulkon. Puis, lui tenant solidement le cou d'une main, il perça la peau de la nuque pour y insérer lentement l'aiguille de bambou. Phaulkon eut beau se rappeler George White lui disant que l'on ne criait jamais sous la torture au Siam, il ne put réprimer un hurlement.
Il se redressa brusquement et cligna des yeux, tous ses nerfs tendus, la sueur ruisselant sur son visage et sur son cou. Dieu merci, ce n'avait été qu'un rêve. Pourtant, la vague forme du bourreau planait encore au-dessus de lui et semblait s'apprêter à lui planter la lame de bambou dans l'aine. Phaulkon sentait son cœur battre à tout rompre. Déconcerté, il vit soudain se préciser la silhouette. Les traits d'une jeune fille, penchée sur son bas ventre et renouant nerveusement les pans de son panung, se précisèrent peu à peu. La curiosité avait dû l'emporter chez elle. Se sachant découverte, elle eut un sourire coupable révélant une rangée de dents bien droites noircies par la constante mastication de noix de bétel. Ses épais cheveux noirs étaient coupés court à la façon paysanne. Pas une ride n'abîmait son visage dont la peau avait une magnifique nuance de teck clair. Elle portait un simple panung bleu et son torse était dénudé, à l'exception d'une échaipe de couleur vive qui pendait sur ses seins — non pas par pudeur, il le savait : la plupart des paysannes allaient les seins nus. C'était l'amour des couleurs qui en incitait certaines à porter ce vêtement supplémentaire.
Ses longs doigts effilés effleurèrent avec douceur ses épaules, en le repoussant sur les coussins. Il sentait son torse, son bas ventre et l'intérieur de ses cuisses trempés. Elle entreprit d'éponger son corps moite. Une vague de soulagement l'engloutit.
Un flot de souvenirs lui revenait soudain. Il sentait les vagues le frapper et le pousser vers le fond de l'océan. Il voyait des mains tendues vers lui.
Il se rassit péniblement et bougea tour à tour les bras et les jambes pour tâter chacun de ses membres. Miraculeusement, et malgré de multiples contusions, il n'avait apparemment rien de cassé.
La fille lui désignait un petit plateau de porcelaine où étaient disposés des légumes, du riz, du poisson salé et un assortiment de fruits frais : ananas, bananes miniatures et papayes. Mais il secoua la tête et jeta péniblement un coup d'œil autour de lui.
Les détails de la pièce se précisèrent lentement. À peine meublée : un petit paravent de bambou, une grande jatte d'eau en terre cuite décorée de dragons, une épaisse natte en jonc et les coussins sur lesquels il était allongé. Des cloisons de bois et deux panneaux faisant office de porte étaient ouverts, laissant filtrer une brise bienfaisante. Le soleil entrait à flots et l'on entendait les cris des enfants qui jouaient dehors. D'un côté de sa natte, des fleurs fraîches étaient disposées dans un élégant vase blanc et, de l'autre côté, un pot de thé de Chine au milieu d'un plateau posé sur le sol, auprès des aliments.
La fille agitait maintenant devant lui un éventail de bambou recouvert de papier de riz et il se rallongea, savourant l'air frais et s'efforçant de rassembler ses pensées.
Il se demandait avec angoisse si les autres avaient survécu et ce qu'il était advenu des canons. Puis il se rappela le rendez-vous avec Samuel White et son cœur se serra. Comment allait-il maintenant se procurer des marchandises pour remplir le navire de Sam ? Trois mois seulement le séparaient du rendez-vous et il était là, sans le sou, dans une petite ville perdue, sans doute en état d'arrestation, et les autorités devaient attendre de l'interroger. Les canons avaient pu lui paraître autrefois le moyen de réussir : vu les circonstances, il ne pouvait que prier le ciel pour qu'ils fussent engloutis au fond de l'océan. Il lui fallait à tout prix savoir où il était, où se trouvaient les canons et si ses amis avaient survécu, mais il se demandait comment s'y prendre.
Il examina toutes les hypothèses. Les Malais susceptibles de témoigner qu'il connaissait la langue siamoise étaient tous morts. Il se trouvait maintenant dans la province de Ligor où personne sans doute ne parlait un mot d'anglais : devrait-il plutôt s'adresser aux autorités en siamois et risquer d'avoir à répondre à des questions embarrassantes? Ou bien devrait-il feindre l'ignorance et peut-être surprendre les autorités chargées de statuer sur son sort? Les Siamois parlaient très librement devant des farangs dont ils supposaient qu'ils ignoraient leur langue. Peut-être serait-il mieux placé pour les manœuvrer s'il connaissait d'avance leurs intentions. En outre, les Siamois seraient moins disposés à employer la torture s'ils ne pouvaient pas comprendre la langue dans laquelle il avouerait !
Il fit des signes à la fille. « Farang », dit-il en se désignant et en dessinant de ses bras deux autres créatures. Elle répondit par un joyeux sourire, mais il savait que cela pouvait signifier n'importe quoi. Les Siamois souriaient quand ils étaient heureux, déconcertés, embarrassés ou même en colère. Cependant elle le montra de la main et répéta son geste en levant deux doigts.
« Farangyu noon », dit-elle gaiement. Il fit semblant d'avoir l'air ahuri, mais son cœur battait de joie. Ils étaient « par là », avait-elle dit. Elle désigna l'extérieur puis ferma les yeux pour indiquer qu'ils dormaient. Il eut un rire soulagé et elle se mit à rire à son tour.
Son corps lui semblait être en compote, mais il parvint à se relever et, malgré les protestations répétées de la fille, il s'approcha péniblement de la porte ouverte. Quand il essaya de mettre un pied dehors, elle le retint toutefois à bras-le-corps et, comme il insistait, un serviteur surgit et lui barra le chemin. L'homme souriait aimablement, mais il n'y avait pas à se tromper sur ses intentions. Phaulkon montra le ciel et le soleil, mais l'homme secoua la tête et pointa du doigt le lit de Phaulkon. « Nai ja thong pai pop Puwa Rajatkan prungnee. Thong nom kom. »
Phaulkon haussa les épaules avec l'air de ne pas comprendre et rentra dans sa chambre. Le gardien reprit sa faction au-dehors. Il devait donc se reposer avant de rencontrer le gouverneur le lendemain. C'était un sage conseil, se dit-il. Il lui fallait du temps pour retrouver ses forces et pour réfléchir.
Il revint d'un pas chancelant vers le lit, mais il avait eu le temps de jeter un coup d'œil à l'extérieur. La chambre donnait sur une petite cour couverte de gazon et entourée d'une épaisse haie de bambous. Un sentier la traversait menant à un grand bâtiment dont on apercevait au loin les toits de tuiles orange à plusieurs étages. Sans doute le palais du gouverneur. De l'autre côté, des rizières verdoyantes et gorgées d'eau étincelaient au soleil et, plus loin, des bananiers et d'imposants palmiers animaient le paysage.
Il alla se rallonger sur la natte et fit signe à la fille qu'il voulait boire. Elle parut soulagée de constater qu'il était redevenu raisonnable et lui adressa un grand sourire avant de porter jusqu'à ses lèvres la petite tasse de thé tiède. Le breuvage avait un goût amer mais rafraîchissant et il but avec gratitude. Puis il fit semblant de chercher le mot siamois pour la remercier : korb, korb...
« Korb jai », termina-t-elle pour lui, rayonnante de plaisir. Elle était jeune, pas plus de seize ans peut-être, avec un joli visage. Ses dents noires n'étaient pas gênantes. La plupart des femmes les noircissaient : cela les plaçait au-dessus des bêtes sauvages de la forêt qui utilisaient leurs crocs blancs pour tuer. Les humains, eux, ne tuaient pas.
Phaulkon agita les bras et fit semblant de chercher le mot siamois pour Ligor. « Nakom... ?
— Nakhon Si Thammarat, s ecria-t-elle, ravie de le comprendre. Ban pu Rajaîkan. »
Ils se trouvaient donc dans la maison des invités du gouverneur de Ligor. Rajatkan désignait Son Excellence le gouverneur. Au Siam, les noms étaient moins importants que le titre. Ainsi le gouverneur n etait-il connu que par son rang et par son titre.
La fille mélangea un morceau de poisson salé avec du riz et des légumes et, lui tendant une petite cuiller en coquillage, approcha le bol de la bouche de Phaulkon.
L'appétit de celui-ci s'accrut avec la première bouchée et, malgré ses mâchoires endolories, il parvint à tout avaler.
Ravie de son exploit, la jeune fille joignit les mains devant son front avant de se lever pour aller chercher d'autres plats. Il se rallongea, agréablement rassasié et envahi d'une douce somnolence. Le bruit des enfants qui jouaient entrait par la porte ouverte. Il ferma les yeux et ses pensées revinrent à sa propre enfance...
Il avait huit ans et courait tout excité jusqu'au grand rocher, comme il l'avait fait chaque jour, aussi loin que remontaient ses souvenirs. Il grimpait jusqu'au sommet et contemplait l'étendue bleue de la Méditerranée. Il attendait avec impatience. Puis, peu à peu, le grand paysage marin commençait à s'ouvrir : des îles mvthiques émergeaient de l'océan. Le rivage avec des palais mauresques tout blancs et des pagodes chinoises rouges se dessinait devant ses yeux. Il attendit encore un peu : la vision des îles disparut de nouveau dans l'océan et la mer reprit sa place. Ce n'était que le lendemain, à la même heure, que les îles se montreraient de nouveau : pour lui seul et son imagination.
Il redescendit du rocher. Ce serait bientôt le soir, quand les marins reviennent à terre pour raconter leurs récits devant une interminable succession de verres d'ouzo, à la taverne de son père, sur le quai. Il suivit le dédale des petites rues étroites et déboucha sur le port où le long du quai s'alignaient des rangées de maisons blanches et toutes identiques. Il jeta un coup d'œil vers la chambre, au-dessus de la taverne, qu'il partageait avec ses deux sœurs et un petit frère, et il soupira. Il vit un prêtre orthodoxe barbu en longue robe noire et chapeau noir entrer dans la chapelle couronnée d'une coupole blanche là-haut sur la colline. Rien ne changeait jamais ici, rien sauf les saisons.
On sentait déjà dans l'air les premiers froids de l'automne lorsqu'il ouvrit la porte et avança d'un pas hésitant dans la taverne bruyante. Il jeta autour de lui un regard inquiet. Son père lui avait interdit d'entrer ici et, si on le voyait, il recevrait une bonne correction. Mais, pour l'instant, son père n'était pas là. Il y avait encore plus de bruit que d'habitude et, bien qu'il fût encore tôt, toutes les tables étaient occupées. Suivant le regard joyeux des marins, il découvrit la source de toute cette agitation. Une vieille femme rabougrie, vêtue de l'inévitable robe noire, le visage plus ridé qu'une toile d'araignée, était plantée au milieu de la foule et disait la bonne aventure.
Un groupe d'habitués vit entrer le jeune garçon. « Tiens, c'est le petit Costas, le fils du patron. Que cette vieille chouette dise donc l'avenir à ce jeune homme ! » Tout le monde se mit à rire. « Et si on mettait chacun sa pièce? » cria l'un d'eux, un barbu avec une casquette de marin. Plusieurs exprimèrent leur approbation, ralliant tout le monde à cette idée.
« Allons, grand-mère, dit le barbu en levant la main pour réclamer le silence. Raconte à ce garçon ce que l'avenir lui réserve. Mais tâche que ça en vaille la peine, car on s'est tous cotisés pour te payer! »
Les rires redoublèrent tandis que Costas cherchait en vain un endroit où se cacher. Si jamais son père apprenait ça... Une main soudain le saisit par le col et il sentit son cœur se serrer. Mais ce n'était que le marin barbu qui l'empoignait pour le déposer sur une table au milieu de la salle. « Place, place, déblayez le terrain », rugit-il.
On débarrassa les chopes et les verres qui encombraient la table pour y installer Costas qui se sentait nerveux et gêné. Le silence se fit dans la salle. La vieille bohémienne prit entre ses mains osseuses la paume tremblante du jeune garçon et la contempla longuement. D'un doigt elle suivait les lignes et ouvrit bientôt de grands yeux. Elle jeta finalement un regard dédaigneux autour d'elle, comme pour faire comprendre aux spectateurs qu'auprès de ce jeune garçon ils n'étaient que de la racaille.
« Écoutez bien, commença-t-elle, ce garçon a devant lui un grand destin, mais loin de ces rivages. Il sera un jour potentat dans un pays lointain. Il jouira d'un grand pouvoir et d'une richesse inouïe. Un pouvoir comme vous autres abrutis n'en n'avez jamais rêvé. Mais il devra prendre garde... »
Le rugissement de la foule noya la fin de sa phrase. Costas avait les oreilles cramoisies. « Elle est bonne, celle-là! » cria un des hommes. « Ma foi, on en a eu pour notre argent! » vociféra un autre. « Longue vie au petit Costas, le Premier ministre! » La foule reprit le refrain en chœur et chacun leva son verre devant le jeune garçon mortifié...
Phaulkon se redressa, furieux de ces railleries, et la douleur le fit tressaillir. Il était tout étonné de ne pas se trouver dans la taverne. Au lieu de cela, une belle jeune fille aux seins nus lui souriait d'un air compatissant en lui proposant d'autres mets. Il refusa. Il s'essuya le front et tenta poliment de mimer la douleur qu'il ressentait à la mâchoire.
Elle prit un petit flacon de bambou et entreprit de frictionner doucement ses meurtrissures avec un onguent. Le liquide sentait la noix de coco et piquait un peu, mais cela le soulageait. Les Siamois, il le savait, connaissaient remarquablement bien les herbes.
Elle lui massa doucement la poitrine et le ventre, puis dénoua son panung et appliqua le baume sur la région autour de son sexe. Il sentit une infime excitation et sourit de soulagement. C'était un pas dans la bonne direction. Il allait retrouver la santé. Elle s'en aperçut aussi et eut un petit sourire provoquant : « Ik noi kong ja tham dai », imaginant qu'il ne comprenait pas. « Bientôt, tu pourras prendre du plaisir. »
C'est à cet instant qu'il décida de ne pas avouer qu'il parlait le siamois.
« Vous êtes tout à fait sûr, Excellence, que les farangs n'ont pas communiqué entre eux ? » demanda pour la seconde fois Joop Van Risling, l'agent hollandais à Ligor. Il s'exprimait en malais et s'adressait au jeune interprète de la factorerie hollandaise qui, prosterné, traduisait ses propos en siamois à l'intention du gouverneur.
Le corpulent mandarin haussa imperceptiblement ses sourcils noirs en s'efforçant de réprimer son agacement.
On ne posait pas deux fois la même question au Seigneur de la Province, un homme qui n'avait pas moins de dix mille marques de dignité. Ces farangs avaient peut-être de grands navires de guerre et des armes puissantes, mais ils n'avaient pas de manières ni de patience. Jamais il n'échangerait tout leur pouvoir pour une grossièreté aussi exécrable.
« Ils ne se sont pas parlé, monsieur Lidrim », répondit courtoisement le mandarin. Même si le farang était depuis onze mois déjà dans sa province, il n'arri-vait toujours pas à prononcer ce nom impossible. Par bonheur le Hollandais ne remarquait pas qu'on déformait son nom puisqu'il ne parlait pas le siamois. Quand l'interprète l'avait retraduit en malais, le nom avait presque retrouvé sa consonance normale. Joop Van Risling comprenait parfaitement le malais. Il avait été en poste comme marchand à Batavia, dans l'île de Java, bien avant que les Hollandais ne colonisent la région.
« On les a logés séparément, monsieur Lidrim, précisa Son Excellence.
— Et aucun d'eux ne parle siamois ? » demanda encore une fois le Hollandais.
Le mandarin regardait fixement devant lui tout en observant discrètement les oreilles du farang. Quelle horreur d'avoir de si petites oreilles! Les siennes étaient naturellement grandes et non pas étirées depuis l'enfance comme celles des Laotiens, dont le lobe pendait parfois jusqu'aux épaules. Sa Majesté en personne l'avait un jour félicité de la taille de ses oreilles.
« On m'assure que l'un d'eux parle siamois », reprit le Hollandais, en secouant la tête.
Le gouverneur de la province de Ligor, un mandarin de première classe, jeta un rapide coup d'œil au farang. Ce serait mal élevé de le dévisager trop ouvertement : c'était en l'occurrence une chance, songea-t-il, car le spectacle était des plus déplaisants. Le grand Hollandais au teint coloré transpirait abondamment : la sueur ruisselait de son crâne chauve jusqu'à sa barbe orange pour couler à l'intérieur de sa ridicule tenue de farang et jusqu'à ses bas à l'odeur infecte. Même le buffle après une rude journée de labour n'émettait pas une puanteur aussi déplaisante. Grâce en soit rendue au Seigneur Bouddha, il était le seul farang séjournant à Ligor.
Non, se rappela-t-il, il y en avait un autre : un prêtre portugais qui sentait presque aussi mauvais. Mais, conformément à la longue tradition de tolérance religieuse du Siam, le gouverneur lui permettait d'exercer en paix son ministère qui n'avait que peu de rapports avec lui.
« Mes esclaves m'ont rapporté que les nouveaux venus parlent à peine trois mots de siamois entre eux », répondit aimablement le mandarin. Ils se trouvaient dans la salle d'audience lambrissée de teck du palais du gouverneur. Torse nu, l'inteiprète malais, dont la mère était siamoise, était accroupi auprès du premier assistant du mandarin, le Palat. Tous deux étaient appuyés sur les genoux et sur les coudes aux pieds du gouverneur, tandis que des serviteurs restaient humblement accroupis dans les coins. Le mandarin et le Hollandais étaient tous deux debout, position adoptée à la suite d'un compromis. Le Hollandais trouvait inconfortable de demeurer longtemps assis en tailleur. Au lieu de fauteuils, que l'on n'utilisait pas au Siam, la salle d'audience contenait des nattes de paille et des coussins ainsi que de superbes tapis persans, d'exquises porcelaines Ming, cadeaux pour la plupart de Sa Majesté le roi au plus méritant de ses courtisans.
Normalement, Son Excellence devrait être confortablement assise, les jambes repliées sous elle et allongée d'un côté, comme il convenait à un homme de son rang. Les autres seraient prosternés devant lui, la tête bien au-dessous du niveau de la sienne. Mais voilà, songea-t-il avec écœurement, qu'il était contraint de rester inconfortablement debout auprès de cet énorme farang. Ce rustre qui sentait si mauvais avait une tête de plus que lui et cela était tout à la fois offensant et humiliant. Qu'allaient penser ces gens? La tête du marchand farang ne devrait jamais être plus haute que la sienne.
« Je dois vous le répéter, Excellence, j'ai reçu voilà quatre jours une dépêche urgente d'Ayuthia m'infor-mant que les membres de la Compagnie commerciale anglaise ont profité de la bienveillance de votre gracieux roi... »
À la mention de Sa Majesté, le gouverneur se prosterna. Le Palat, l'interprète et les serviteurs se recroquevillèrent encore davantage tandis que le Hollandais, abandonné au milieu d'une phrase, attendait avec agacement que le gouverneur se relève.
« ... et que ces Anglais ont transporté illégalement des canons le long de la côte du Siam, conclut-il.
— Nous ne songerions pas à mettre en doute l'exactitude de vos rapports, monsieur Lidrim, répondit aimablement le gouverneur, mais nos lois exigent malheureusement des preuves.
— Le gardien de leur propre entrepôt les a vus charger sur le navire ! » s'exclama le Hollandais. L'apathie de ces Siamois l'exaspérait. Il n'y avait aucun doute quant à l'exactitude de ses informations. Son supérieur à Avuthia, Yopperhoofd en personne, avait signé la dépêche que l'on avait envoyée par courrier à dos d'éléphant pour en souligner l'urgence. Il y avait des canons à bord de la jonque anglaise, précisait le message. Il avait ordre d'intercepter à tout prix le navire au large de la côte de Ligor et de dénoncer les Anglais pour ce qu'ils étaient : des fourbes et des contrebandiers. Van Risling serra les poings. C'était l'occasion qu'il attendait depuis si longtemps, la chance d'écraser ces maudits Britanniques et de les faire jeter hors du Siam comme ils allaient l'être de Bantam. Quelle satisfaction de voir ce petit empire de parvenus s'écrouler, de voir chassés ces impudents intrus qui s'imaginaient pouvoir défier la puissance des Provinces-Unies !
Le gouverneur attendit que le Hollandais eût recouvré son calme et sa dignité. « Mais à ce que j'ai compris, monsieur Lidrim, le navire pas plus que sa cargaison ne sont disponibles pour une inspection. » Le mandarin joua avec un des magnifiques boutons sculptés qui fermaient sa tunique de soie brodée d'or.
Van Risling se maîtrisa non sans mal et considéra la situation. Ces clowns n'apercevraient le tigre que quand ils auraient la tête entre ses mâchoires.
« Je trouverai la preuve qu'il vous faut, Excellence, et à ce moment-là votre pays sera trop heureux de se débarrasser une fois pour toutes de ces traîtres d'Anglais. Quant à celui qui parle couramment le siamois, j'ai envoyé une dépêche urgente à ma direction pour demander une description de l'homme. Le gardien siamois de l'entrepôt n'a pu donner aucun nom : le rapport mentionne seulement que l'un des trois parlait la langue. J'attends dans les trois semaines une réponse d'Ayuthia, Excellence. » Joop Van Risling était furieux d'avoir à attendre aussi longtemps : d'ici-là, il allait au moins s'assurer que les farangs ne quittent pas Ligor.
« Bien. Nous attendrons avec intérêt. » Le gouverneur marqua une pause. « Et, dites-moi, monsieur Lidrim, je suis curieux... Si, comme vous le suggérez, il y avait des canons à bord du vaisseau anglais, où pensez-vous qu'ils les transportaient ? »
Le Hollandais n'hésita qu'une fraction de seconde. « Je ne serais pas surpris que ce soit aux rebelles de Pattani, Excellence. On les paierait un bon prix là-bas.
— J'en suis certain. Mais leur poinçon ne permettrait-il pas de remonter facilement jusqu'aux Anglais ? Serait-ce bien sage de la part d'une nation qui a sollicité la réouverture de comptoirs sur nos rives? »
Le gouverneur savait pertinemment, comme peut-être une douzaine des mandarins du plus haut rang dans le pays, que c'était en fait le roi de Siam qui avait sollicité les Anglais. La politique officielle affirmait que les Anglais étaient venus en suppliants. Bien sûr, si ces gens s'étaient rendus coupables de transporter des canons en contrebande, comme le prétendait ce farang hollandais, cela leur coûterait cher. Ce serait son devoir en tant que gouverneur de la province de les faire tous exécuter pour trahison et, s'ils étaient reconnus coupables, il n'hésiterait pas un instant. Mais il lui fallait d'abord la preuve qui, d'après le farang hollandais, était en route.
Van Risling dut s'avouer que cette évidente contradiction le déconcertait. Pourquoi les Anglais iraient-ils compromettre leur installation en fournissant des canons aux rebelles? Il éluda donc la question du mandarin.
« Ainsi, Excellence, nous allons mettre à exécution notre petit plan, n'est-ce pas? Les trois Anglais, pour la première fois depuis l'accident, vont être réunis ici dans votre salle d'audience. Ils auront beaucoup à se dire et, à n'en pas douter, nous en apprendrons beau-coup. Puis votre adjoint arrivera et leur annoncera solennellement qu'une partie de la cargaison s'est échouée sur la côte... » Le Hollandais souriait d'avance. Au Siam les maisons étaient toutes bâties sur des pilotis de teck pour éviter d'être inondées à l'époque de la mousson : le plancher se trouvait donc à un mètre vingt ou un mètre cinquante au-dessus du sol. Il y avait toute la place nécessaire pour se cacher sous le parquet. Van Risling, assis juste sous les Anglais, ne perdrait pas une de leurs paroles.
« Vous parlez leur langue, n'est-ce pas ? » questionna poliment le mandarin. Il se demanda dans quelle mesure il pourrait faire confiance à la traduction de ce Hollandais. Son plus habile espion, Snit, serait bien sûr posté hors de vue pour guetter les réactions de ce dernier. Si le visage du Batave exprimait le plaisir, c'était sans doute qu'il entendait ce qu'il avait espéré entendre. Sinon...
« Suffisamment pour notre affaire », répondit le Hollandais. Lui aussi se demandait comment le mandarin pourrait contrôler l'exactitude de sa traduction. « Et ils n'auront pas le droit de quitter la ville ni même leur maison avant notre épreuve, Excellence ? »
Il était fatigant, ce farang, à répéter toujours la même chose. « Exact, monsieur Lidrim. Ils resteront jusque-là chacun séparément dans la maison des invités. Ils devraient être rétablis pour demain. C'est maintenant le quatrième jour depuis le naufrage et, à l'exception du grand qui, me dit-on, est blessé au pied, ils se sont remis. Et vous avez mon assurance, monsieur Lidrim, qu'ils resteront à Ligor jusqu'à ce que je sois certain que l'on a établi la vérité », ajouta le gouverneur.
Van Risling se força à sourire. « Alors, très bien. Je serai ici demain matin, Excellence. »
Il inclina brièvement la tête et le mandarin frémit devant ce manque d'éducation. Le farang n'observait même pas les principes les plus élémentaires de respect. Les farangs anglais allaient-ils se révéler aussi mal élevés? Il n'en n'avait jamais rencontré, mais il n'en doutait pas.
On n'avait assurément pas l'air de s'aimer entre ces deux nations farangs, songea-t-il. C'est pourquoi il faudrait soigneusement trier les propos pour découvrir la vérité. Mais il avait ses méthodes. Evidemment, ce serait là une confrontation qui manquerait singulièrement de subtilité. Rien qu'à les observer, il devrait pouvoir se faire une idée de la vérité. Faute de quoi, les méthodes d'interrogatoire plus subtiles du Palat auraient tôt fait de la découvrir. Une chose était certaine : le farang hollandais était si déterminé à dénoncer les Anglais, persuadé que cela aboutirait à les faire tous expulser du Siam, qu'il avait aidé à leur sauver la vie. À vrai dire, sans doute n'auraient-ils pas survécu si ce diable à la barbe rousse ne s'était pas trouvé sur le rivage pour diriger les opérations.
« Kling ! » appela le mandarin. Son adjoint accroupi arriva à quatre pattes.
« Puissant Seigneur, la poussière de vos pieds attend vos ordres », murmura le Palat. Il utilisait la formule prescrite pour s'adresser à un mandarin de première classe.
« Envoie un esclave sur le terrain de boxe. Tchai ou Wan, un des plus fiables. Je veux un rapport sur l'état du terrain.
— Je reçois vos ordres, Puissant Seigneur.
— Il s'est écoulé quatre jours depuis la grande tempête. Je veux savoir jusqu'à quel point exactement le sol est humide et quelles sont les chances d'organiser le tournoi après-demain.
— Je reçois vos ordres, Puissant Seigneur. » Le Palat savait quelle importance avait le tournoi pour le seigneur de la province. Le gouverneur adorait la boxe thaïe. Le rapport devrait être précis et détaillé.
« Et puis, Kling, il va me falloir une enquête fouillée sur ces farangs. Je souhaite en particulier m'assurer de la nature précise de la cargaison qu'ils transportaient. Je te laisserai t'occuper des détails quand nous aurons examiné les preuves fournies par le farang hollandais. »
Son adjoint rayonnait de plaisir. « Puissant Seigneur, je reçois vos ordres. » Il sortit à reculons, ne voulant pas offrir au seigneur le spectacle offensant de son arrière-train.
Le Palat entra dans la petite maison sur pilotis où séjournait Phaulkon. Il était pieds nus, comme presque tous les Siamois. Seuls les mandarins portaient des babouches musulmanes quand ils voyageaient. Il salua poliment Phaulkon : une inclinaison de la tête, les mains jointes au-dessus du front, la forme traditionnelle de salutation entre égaux.
Phaulkon lui rendit son salut.
« Choen, chiao », dit courtoisement le Palat. Phaulkon prit un air étonné. Le Palat lui fit signe de le suivre. De temps en temps, l'adjoint du gouverneur se retournait comme pour s'assurer que Phaulkon était toujours derrière lui : le Grec avait la nette impression qu'on le jaugeait.
C'était l'après-midi, mais Phaulkon ne savait pas quel jour on était : il avait perdu la notion du temps pendant lequel il avait dormi. Il se sentait incroyablement mieux. Les herbes et les onguents avaient fait merveille pour ses meurtrissures : il se sentait de nouveau en forme. On lui avait donné des vêtements : un panung pour lui ceindre les reins, une chemise de mousseline et même une tunique de cérémonie en brocart, mais il ne savait pas très bien pour quelle occasion. À plusieurs reprises, il avait essayé d'apercevoir les autres ou de se glisser dehors pour découvrir si les flots avaient apporté sur le rivage quelques débris de leur navire. Mais à chaque fois des gardes lui avaient barré le passage. On ne l'avait pas autorisé à dépasser la petite cour herbeuse devant la maison. Il sentait que ses compagnons n'étaient pas loin et il aurait été grossier de crier ou d'insister : inutile de vexer ses hôtes. Il avait passé son temps à manger, à dormir et à prendre de l'exercice.
Il suivit le Palat par une ouverture dans l'épaisse haie de bambous qui entourait la cour et passa dans une autre, une grande cour rectangulaire au milieu de laquelle était planté un superbe vieux banyan. Avec ses bordures plantées de gardénias, c'était un lieu agréable et ombragé. Il y fut accueilli par les cris joyeux d'enfants nus qui jouaient autour du gros arbre. La plupart portaient des bracelets d'argent aux poignets et aux chevilles. Les plus jeunes avaient le visage recouvert d'une pâte jaune à base de safran qui éloignait les moustiques et autres insectes. Charitablement, les Siamois bouddhistes appliquaient aussi cette poudre sur les chiens et les chats et il n'était pas rare de voir des enfants au visage jaune jouer avec des animaux domestiques tout aussi jaunes qu'eux. Tous interrompirent leurs jeux pour le dévisager : manifestement il représentait une distraction inédite.
Phaulkon et son guide arrivaient maintenant dans une partie plus animée de la propriété. Des serviteurs nu-pieds vêtus d'un pagne allaient et venaient en s'inclinant bien bas sur leur passage. Certains se prosternaient, d'autres se penchaient en avant comme pour défier les lois de la gravité.
De l'autre côté de la cour se dressait la résidence du gouverneur, véritable palais pour les Siamois, bâti sur vingt-quatre piliers de fondations au lieu des quatre habituels. C'était un robuste édifice de teck et de bois de fer avec de jolis toits en gradins qui se recourbaient vers le haut à chaque angle. Tout l'édifice était construit sur pilotis et une succession de marches, telle une large échelle, menait à l'entrée principale, deux lourds panneaux de teck servant de porte.
Ils gravirent les marches et entrèrent dans une vaste salle aux murs lambrissés, élégamment meublée de paravents japonais laqués, de vases de porcelaine Ming, de magnifiques tapis persans et d'un grand crachoir en cuivre. Il y eut soudain un cri de ravissement : une silhouette jaillit de l'ombre tout au fond de la salle.
« Thomas ! » cria Phaulkon en tendant les bras vers le petit homme. Ivatt se précipita et se retrouva dans les bras de Phaulkon, ses jambes entourant solidement la taille de celui-ci.
« Thomas, dit Phaulkon, vous paraissez indemne.
— Oh, au théâtre nous simulions des naufrages, répondit Thomas. J'ai cru que c'était juste une répétition!
— Étiez-vous conscient quand vous avez atteint le rivage? Avez-vous vu ce qui s'est passé? interrogea Phaulkon.
— Je crois malheureusement que j'étais dans un autre monde, répondit Ivatt.
— Moi aussi. »
Le Palat s'était maintenant discrètement retiré et ils étaient seuls dans la grande antichambre. Le Grec prit Ivatt par les épaules et l'entraîna à l'autre bout de la pièce. Il s'était pris d'affection pour ce petit homme qui, avec guère plus d'un mètre cinquante, avait à peu près la même taille que la plupart des Siamois.
« Faites très attention à ce que vous dites, chuchota Phaulkon à l'oreille d'Ivatt.
— A propos du drap, vous voulez dire ? » répondit Ivatt sur le même ton.
Phaulkon ne put s'empêcher de sourire.
« À propos de tout, murmura Phaulkon. Les murs peuvent avoir des oreilles. Avez-vous vu Richard? demanda-t-il d'un ton normal.
— Non, mais mon esclave m'a fait comprendre par signes qu'il y avait un géant dans les parages. Ce doit être lui.
— Vous aussi êtes logé séparément? »
Ivatt acquiesça. « Il n'y a que moi et mon esclave. Elle semble s'intéresser davantage à mon anatomie qu'à toute autre chose. Et surtout aux parties qu'on montre le moins. »
Phaulkon se mit à rire. « J'ai eu la même expérience. Les farangs sont manifestement une nouveauté par ici. » Il marqua un temps. « Je pense que vous n'avez pas entendu dire si l'on avait sauvé une partie de notre drap, non ?
— Seulement à peu près la moitié, à ce que j'ai cru comprendre », lança Ivatt d'un ton moqueur. Il se sen-tit aussitôt compris en voyant pâlir Phaulkon. « Par-donnez-moi, Constant. C'est une mauvaise plaisanterie. Je suis simplement content d'être en vie. »
Phaulkon eut un sourire forcé. Sur ce, on entendit clopiner au-dehors et ils se tournèrent vers la porte. La silhouette de Burnaby, voûté et s'appuvant lourdement sur une canne en bambou, apparut sur le seuil.
« Richard ! » s'écrièrent-ils tous les deux en se précipitant à sa rencontre. Il avait le pied gauche très enflé et enveloppé dans du tissu de coton. De sa jambe émanait une forte odeur d'huile de coco.
« Qu'est-il arrivé à votre pied? » demanda Phaulkon en l'aidant a s'asseoir sur une pile de coussins.
« Je crois que c'est une foulure. J'ai dû heurter un rocher ou je ne sais quoi. Je n'ai pas un souvenir très précis des événements. Mais, Dieu merci, nous sommes tous vivants. J'aimerais rentrer à Ayuthia pour me faire soigner. Ces maudits médecins d'ici ont essayé d'appliquer je ne sais quelle pommade à base de bile de vautour ou d'aigle. Heureusement, j'ai réussi à les arrêter et à leur montrer comment on bandait une foulure.
— Ah, comme vous dites, Richard, nous pouvons nous estimer heureux d'être en vie et d'avoir atterri chez des hôtes aussi accueillants. Dommage qu'aucun de nous ne parle la langue pour les remercier.
— Qu'est-ce que vous... ? commença Burnaby, mais Phaulkon lui coupa la parole.
— Il nous faudra faire de notre mieux en nous exprimant par gestes, Richard.
— Vous êtes devenu fou? Il faut partir de...
— C'est drôle, l'interrompit Ivatt. Moi non plus, je ne garde guère de souvenirs de notre petite baignade. Sauf que, bizarrement, je m'imaginais sans cesse qu'un monstre à la barbe rousse me tendait les bras depuis le rivage.
— Des mains tendues? s'exclama Phaulkon. C'est ce dont je me souviens aussi.
— On nous a peut-être aidés à gagner la rive, suggéra Burnaby. Vous n'êtes pas descendu voir si la mer avait ramené une partie de notre cargaison,
Constant ? » Lui non plus n'avait pas été autorisé à sortir de sa chambre.
« Non, mais je suis certain que nous avons perdu tout le drap. Même si la marée le déposait sur le sable, il serait maintenant invendable.
— C'était votre idée, grommela Burnaby. Alors, Constant, que faisons-nous?
— D'abord, nous remercions Dieu de nous avoir gardés en vie, répondit Phaulkon. Puis nous examinons la situation.
— Et comment nous y prendre quand aucun de nous ne parle la langue? demanda sèchement Burnaby.
— Nous trouverons un moyen, Richard, dit Phaulkon tout en s'efforçant de rester calme. Ensuite nous verrons de quelle autre façon nous pourrons remplir le navire de Sam.
— Avec quoi ? ricana Burnaby. Une manne tombée du ciel? Vous allez rassembler une autre fortune en trois mois, je suppose? Je n'aurais jamais dû vous écouter.
— Qui est ce Sam, au fait? interrogea Ivatt. Je le connais ?
— Il doit être à Mergui dans trois mois. Au train où nous allons, il va être terriblement déçu, dit Burnaby d'un ton amer. Peut-être pourrirons-nous encore en prison à ce moment-là.
— Mais au moins nous sommes en vie, insista Ivatt. D'ailleurs, cet endroit me plaît. Il doit appartenir à un gros bonnet. La maison est plantée sur plus de pilotis qu'un mille-pattes. »
Phaulkon se mit à rire. « C'est le palais du gouverneur, j'imagine. Sans doute un mandarin de première classe, avec peut-être huit ou dix mille sakdina.
— Quoi donc? s'exclama Ivatt.
— Des marques de dignité, expliqua Phaulkon. Chaque fonctionnaire au Siam a des marques de dignité qui correspondent à sa position. Cela permet à chacun de savoir avec précision quelle est sa place dans la hiérarchie.
— Combien de marques de dignité est-ce que je possède? demanda Ivatt.
— Trop peu pour qu'on les compte, répliqua Phaulkon. Et d'ailleurs, Thomas, qu'avez-vous fait de vos cheveux ? » Il remarqua pour la première fois que la crinière de cheveux bruns et bouclés d'Ivatt brillait d'un bel éclat.
« Mon esclave me les a enduits d'huile et les a parfumés, répondit-il en prenant un accent des plus snobs.
— Vous mentez, Thomas Ivatt. Pas une Siamoise ne toucherait la tête d'un homme, surtout pas la vôtre, rétorqua Phaulkon.
— Pourquoi pas? fit Ivatt en riant. Elle a touché tout le reste. Qu'est-ce qu'elle a de mal, d'ailleurs, ma tête ? Elle n'est pas aussi chauve que celle de Richard.
— C'est votre extrémité sacrée, répliqua Phaulkon.
— Vraiment? Je l'aurais située ailleurs. »
Même Burnaby esquissa un sourire.
Quiconque écoute cette conversation, songea
Phaulkon, ne va guère en savoir plus long sur nos intentions.
« Croyez-vous que nous allons rencontrer le gouverneur? Et, dans ce cas, comment s'adresse-t-on à lui? reprit Ivatt.
— Vous ne vous adressez pas à lui. Vous vous prosternez et vous restez silencieux.
— Il n'a pas de nom ?
— On connaît les fonctionnaires par leur titre, pas par leur nom.
— Comment alors peut-on distinguer un homme de son prédécesseur? insista Ivatt.
— Justement. Le système empêche de susciter des héros — à part le roi, évidemment. Par exemple, on oublie aussi vite la personnalité que les exploits d'un Barcalon quand tous ceux qui l'ont précédé ou suivi portent le même nom que lui.
— Vous devriez plutôt dire que le système les dissuade de se faire une réputation, railla Ivatt.
— Pourquoi, après tous ces jours, nous a-t-on réunis pour la première fois? demanda Burnaby se tournant vers Phaulkon comme s'il pouvait répondre.
— Nos hôtes sont manifestement pleins de consi-dération et ils nous laissent d'abord le temps de nous remettre avant de rencontrer le gouverneur, répondit Phaulkon.
— À quelle heure doit avoir lieu la réception du gouverneur? demanda sèchement Burnaby.
— À en juger par votre tenue, Richard, je ne pense même pas que vous soyez invité », lança Ivatt d'un ton railleur.