Phaulkon regarda Bumaby. C'était vrai. On ne lui avait même pas donné une chemise de mousseline : il n'avait qu'une écharpe autour des épaules, comme celle que portaient en général les femmes. Puis il comprit. Burnaby avait plus de six pieds de haut. On n'avait tout simplement pas pu trouver de vêtements assez grands pour lui. « Peu importe, déclara Phaulkon, vous allez venir avec nous. Nous expliquerons que vous avez perdu vos bagages.

— Ça va être une réception à tout casser, dit Ivatt. Quelqu'un m'a prêté sa tunique brodée d'or. Juste à ma taille. Je voulais la porter tout de suite, mais mon esclave n'a pas accepté. Ce doit être pour plus tard. » Il se leva soudain. « Toute cette conversation me donne envie de me soulager. Où me conseilleriez-vous d'aller? » Phaulkon le vit lorgner un des vases Ming du gouverneur et s'empressa de le pousser dehors. Il n'y avait pas trace de serviteur nulle part.

Ivatt descendit les marches et, sans même avoir à baisser la tête, s'avança sous le plancher surélevé de la salle d'audience où ils étaient assis.

Au même instant, le Palat arriva, flanqué du jeune interprète malais. Il s'apprêtait à monter les marches quand il aperçut Ivatt debout sous le plancher et nu depuis la taille. Il regarda avec stupéfaction le petit homme lever les yeux, faire un bond et pousser un hurlement de frayeur.

Aussitôt des serviteurs jaillirent de partout. Phaulkon qui descendait les marches faillit heurter le Palat. Burnaby clopinait derrière lui.

À la vue du Palat, serviteurs et esclaves se prosternèrent et tous les regards se tournèrent vers Ivatt.

Le petit homme, encore à demi dévêtu, braquait un doigt devant lui en répétant sans cesse : « C'est le géant à la barbe rousse ! Le monstre que j'ai vu dans l'eau, la main tendue! »

Voyant tous les regards fixés sur lui, Ivatt rajusta tant bien que mal son panung tandis que l'apparition à la barbe rousse sortait de sa cachette et se déployait de toute sa hauteur, visiblement gênée.

« Joop Van Risling, chef de factorerie de la Compagnie royale hollandaise à Ligor. À votre service, mijn lieeren, dit-il en s'adressant à l'assemblée en général avec un fort accent hollandais. J'attends mon tour pour m'entretenir avec Son Excellence. »

Phaulkon éclata de rire, le Palat l'imita poliment et le reste des esclaves s'empressa d'en faire autant.

Sur ces entrefaites, le Seigneur de la Province, le Pu Samrec Rajakara Meuang, fit son entrée et, à l'exception du Hollandais, ceux qui n'étaient pas encore prosternés se plaquèrent aussitôt au sol et chacun se figea sur place.

Le mandarin promena longtemps son regard autour de lui et l'arrêta sur les nouveaux venus. L'un d'eux était prosterné dans la position correcte, le front touchant le sol. Il en fut tout à la fois surpris et ravi. Il remarqua aussi que cet homme avait des cheveux noirs raides et normaux. Un autre, un géant plus âgé aux cheveux jaunes, s'était également prosterné, mais un peu plus difficilement que le premier : c'était celui qui s'était blessé au pied. Le troisième homme, de taille normale, faisait de ridicules efforts pour nouer son panung, mais du moins s'efforçait-il de se montrer courtois. Le gouverneur surprit le regard du Hollandais et se tourna vers les autres farangs comme pour montrer que malgré tout certains pouvaient se comporter comme des gens civilisés.

Phaulkon remarqua que le gouverneur semblait mal à l'aise : il constata que le grand Hollandais était toujours debout, dominant d'une tête le mandarin.

Bien qu'il sût qu'il ne devait pas parler avant le Seigneur de la Province, Phaulkon se hasarda à faire une entorse au protocole. « Heer Van Risling, dit-il rapidement au Hollandais, mon chef, M. Burnaby, de la

Compagnie anglaise des Indes orientales, est honoré de rencontrer son célèbre homologue hollandais. Il s'est malheureusement blessé au pied et est donc incapable de se tenir debout. Mais il vous serait reconnaissant de bien vouloir vous asseoir pour lui parler. » Était-ce le ton flatteur ou la facilité inattendue avec laquelle Phaulkon s'exprimait en hollandais, mais le stratagème eut l'effet désiré. Le gros Hollandais se posa sur l'herbe auprès de Burnaby et, sans s'être prosterné, du moins avait-il maintenant la tête plus basse que celle du mandarin. La tension se dissipa : les convenances étaient maintenant respectées.

Le mandarin jeta un coup d'oeil au farang aux cheveux raides comme les siens et vit qu'il souriait. Ce farang aux manières étonnamment correctes avait-il prononcé les mots qui avaient amené Barbe-Rousse à s'asseoir? Le mandarin était intrigué.

« Kling! lança-t-il au Palat.

— Puissant Seigneur, la plante de vos pieds attend vos ordres.

— Explique ce qui s'est passé.

— Puissant Seigneur, je reçois vos ordres. Le farang qui ne sait pas nouer son panung était descendu satisfaire un besoin pressant et a découvert la barbe rousse qui l'espionnait. Il a crié...

— Qui ça?

— Puissant Seigneur, je reçois vos ordres. Le farang qui ne sait pas nouer son panung a crié.

— Bien : nous l'appellerons le petit farang. Celui qui a les cheveux normaux, nous l'appellerons le farang moyen et le vieux aux longues jambes sera le grand farang. Barbe-Rousse restera comme avant. Alors, que s'est-il passé?

— Puissant Seigneur, je reçois vos ordres. Après cela, le farang qui ne... le petit farang a oublié la raison pour laquelle il était descendu et a de nouveau essayé de nouer son panung à cause du public.

— Quel public?

— Puissant Seigneur, je reçois vos ordres. Le public qui a entendu son cri était rassemblé ici : le farang moyen, le grand farang, Barbe-Rousse, la poussière de vos pieds et l'auguste Seigneur, ainsi que quelques esclaves.

— Bien. Comment est l'odeur du petit, du moyen et du grand farang ? Est-elle semblable à celle de Barbe-Rousse ?

— Moi, qui ne suis qu'un cheveu de votre tête, ne l'ai pas trouvée aussi forte. Mais moi, un simple cheveu, crois que les esclaves du Puissant Seigneur les ont peut-être préalablement nettoyés.

— Bien. Alors rassemble-les dans ma salle d'audience pendant qu'ils sont encore frais. Les nouveaux farangs et Barbe-Rousse. Appelle l'interprète malais pour que je puisse leur parler. Commande un repas, fais venir des musiciens et des danseuses.

— Puissant Seigneur, je reçois vos ordres. »

Sur ces entrefaites, le grand mandarin sourit gracieusement à l'assemblée et s'éloigna d'un pas solennel. Tous alors se levèrent, sauf les esclaves tant que le Palat resta là. Phaulkon se demandait s'il avait eu raison de cacher sa connaissance de la langue. Il connaissait en effet toutes les fomiules de politesse qu'il avait entendues. Cela dit, le gouverneur avait parlé du Hollandais en termes très peu flatteurs et c'était bon à savoir. Il pouvait juste donner à Ivatt quelques leçons de bonne conduite et s'assurer que Bumaby et lui se lavaient plus fréquemment... Même si le fait que Phaulkon connaisse l'étiquette pouvait éveiller la méfiance des Siamois, ils n'avaient aucune preuve qu'il parlait leur langue. L'évolution de la situation allait justifier qu'il ait dissimulé sa connaissance de la langue, songea-t-il avec optimisme. Puis il suivit le Palat qui les entraîna vers un autre endroit du palais où une nouvelle succession de marches conduisait à la grande salle d'audience.

6

« Ainsi vous parlez le hollandais », dit Van Risling lançant à Phaulkon un regard où se mêlaient la méfiance et le respect. Il semblait soulagé de conver-ser de nouveau dans sa langue natale car il parlait mal l'anglais.

« Un peu, répondit modestement Phaulkon. J'ai passé deux ans à Bantam avant de venir au Siam. »

Assis sur le plancher en teck de la salle, ils attendaient l'arrivée du gouverneur et le retour du Palat et de l'interprète.

Un somptueux tapis persan couvrait presque toute la pièce. Le Hollandais s'assit maladroitement en tailleur auprès de Phaulkon. Il était vêtu à l'européenne, culotte de cheval et tunique, mais il avait laissé au-dehors ses longues bottes, par déférence pour la coutume locale. Phaulkon comprenait que le mandarin fût préoccupé par l'odeur des nouveaux venus. Les Siamois étaient un peuple obsédé de propreté : ils se lavaient plusieurs fois par jour et lui-même se sentait souvent incommodé par la mauvaise odeur de ses compatriotes européens, dont l'habitude de ne pas se baigner était particulièrement mal venue sous les tropiques. « Les Anglais avaient un comptoir commercial là-bas, ajouta-t-il.

— Je m'en souviens. Mais c'est le passé. Maintenant, toute la région appartient à la Hollande, fit Van Risling avec un sourire satisfait.

— Je me rappelle en effet : vous commerciez avec le roi de Bantam et, l'instant suivant, il était votre vassal. »

Le vaste réseau de comptoirs des Hollandais n'avait pas son pareil. Les Espagnols, affaiblis par la défaite de leur Armada que leur avait infligée Drake, étaient accaparés par les Philippines. La puissance du Portugal déclinait. Les Anglais étaient occupés à développer leur commerce avec l'Inde. Et jusqu'à maintenant les Français avaient concentré leurs efforts sur l'Afrique.

« Avez-vous aussi appris le malais pendant que vous étiez là-bas? demanda innocemment le Hollandais.

— Guère plus de deux mots, répondit sans vergogne Phaulkon. La plupart de mes amis étaient Européens. » Il savait que, quand le mandarin serait arrivé, la conversation passerait alternativement du siamois au malais et il voulait faire semblant d'ignorer les deux langues.

« Mais vous n'êtes pas anglais, heer... Phaulkon, c'est bien ce que vous avez dit? » Le Hollandais l'observa. Il n'avait pas le type anglais : plutôt méditerranéen, et hâlé. Un peu plus grand peut-être que les gens du Sud en général.

« Non, je suis grec, mais je travaille pour les Anglais depuis l'âge de neuf ans. Alors, aujourd'hui, je suis probablement davantage comme l'un des leurs, dit-il avec un sourire.

— Un Grec ? Vous êtes le premier que je rencontre dans ces régions. Les deux autres, demanda-t-il en se tournant vers Ivatt et Burnaby, ils sont anglais tous les deux?

— J'espère que tous les deux vous dites des choses aimables à notre sujet », dit Ivatt s'apercevant qu'ils les regardaient. Ni lui ni Bumaby ne comprenaient le hollandais.

« Oui, dit Phaulkon répondant à la question du Hollandais, nous appartenons tous à la Compagnie des Indes orientales, heer Van Risling.

— Vous voulez dire la Compagnie anglaise ? Il faut préciser, heer Phaulkon. Comme vous le savez, il existe une Compagnie hollandaise des Indes orientales et une Compagnie française aussi. Dans cette région, la véritable Compagnie des Indes orientales, c'est la hollandaise.

— Pour le moment peut-être, mijn heer. Mais rien ne dure éternellement. Regardez ce qui est arrivé aux Portugais. Il y a cent cinquante ans, qui ne les aurait pas crus invincibles ? »

C'était vrai. Les industriels hollandais avaient inversé le courant. Dès 1630, les Hollandais contrôlaient pratiquement le commerce extérieur du Siam et les Portugais étaient réduits au rôle de gardes du coips et de mercenaires.

« Alors profitez-en pendant que vous le pouvez, mijn heer, ajouta Phaulkon.

— Qui peut nous arrêter? répliqua le Hollandais. Quelques pirates anglais de Madras? Godverdomme, heer Phaulkon, vous autres Anglais vous perdez votre temps au Siam. Vous feriez mieux de rentrer à Madras pour commercer avec vos Indiens.

— Depuis quand détenez-vous le monopole du commerce au Siam, mijn heer? Vous seriez bien avisé de vous habituer à notre présence.

— Je doute que vous soyez ici assez longtemps pour que ce soit nécessaire, heer Phaulkon, riposta le Hollandais. Les autorités siamoises ne tolèrent pas la contrebande. »

Phaulkon sentit son cœur battre plus vite mais son visage demeura impassible. « Que voulez-vous dire? demanda-t-il nonchalamment.

— Je veux dire que transporter des armes sans permission est un crime contre l'État. Pour ce qui est de fournir des canons aux rebelles, heer Phaulkon », reprit le Hollandais guettant une réaction sur le visage de son interlocuteur, « ma foi, les autorités d'ici ont d'intéressantes formes de châtiments dans ces affaires, toujours liées à la nature du crime, vous comprenez. Savez-vous que, dans le cas des conspirateurs, le moins important des deux est d'abord décapité et sa tête tranchée attachée à celle du meneur encore vivant afin qu'il puisse la porter quelques jours et songer tout à loisir à sa faute? Je me demande, poursuivit le Hollandais en ricanant, qui serait considéré comme le principal conspirateur, vous ou la reine de Pattani... Et dire qu'elle voulait toujours un farang pendu à son cou. Ha, ha !

— Vous êtes resté trop longtemps dans cet avant-poste lointain, heer Van Risling : je crains que le soleil n'ait affecté votre imagination », observa Phaulkon. Il réfléchissait rapidement. Si Van Risling avait la preuve qu'il lui fallait, alors pourquoi avoir estimé nécessaire d'écouter auparavant leur conversation? Mais comment diable pouvait-il savoir pour la reine ? Il devait bluffer, mais Phaulkon en avait quand même froid dans le dos.

« Vous vous posez peut-être des questions sur les preuves que j'ai, heer Phaulkon? N'avez crainte, elles sont en route. En attendant, vous et vos amis resterez détenus ici.

— J'ai du mal à croire que les autorités siamoises nous garderont prisonniers sur le caprice d'un Hol-landais, alors qu'elles nous ont invités à venir tempérer votre arrogance. Voyez-vous, heer Van Risling, on nous a demandé de rétablir l'équilibre des forces.

— Vous feriez mieux de ne pas vous mettre sur le chemin de la Hollande, déclara l'autre en haussant le ton.

— Est-ce que je ne perçois pas chez vous un certain emportement ? lança Ivatt en se tournant vers eux.

— Ja, ja, de l'emportement », répliqua le Hollandais en anglais tout en se tournant vers les deux autres. « Et vous », lança-t-il à Burnaby, « pourquoi vous vous prosternez devant les indigènes? Un farang ne doit pas se comporter comme un esclave devant les Siamois. Vous êtes des animaux comme eux », dit-il en désignant les serviteurs, « ou bien vous êtes chefs de comptoir, Godverdomme? Alors pourquoi, maudits Anglais, vous revenez au Siam? demanda-t-il à Burnaby.

— Constant, intervint Ivatt, qu'avez-vous dit à ce charmant homme ? Vous l'avez visiblement agacé.

— Nous sommes venus prendre la relève des Hollandais, répondit Burnaby avec un calme glacial. D'abord, ça a été le tour du Portugal, puis le vôtre. Maintenant, c'est à nous.

— Zwijn ! » lança le Hollandais.

Sur ce, le Seigneur de la Province, précédé de son porte-épée, de son porte-boîte à bétel et de quatre esclaves à demi nus apparut sur le seuil.

« Vous irez en prison, vous, les Anglais, poursuivit le Hollandais, et ensuite au tombeau, vous verrez. »

Le mandarin fronça les sourcils. Quels rudes accents venaient troubler l'harmonie de sa maison! Encore le farang hollandais.

À la voie du mandarin, Phaulkon se prosterna aussitôt, imité par Burnaby et Ivatt. Le Hollandais resta assis, le souffle rauque. Le mandarin eut un gracieux sourire puis s'assit, les jambes repliées sous lui. Ce n'était manifestement pas un homme qui avait l'habitude de se priver, se dit Phaulkon. Les paysans siamois étaient pour la plupart des hommes minces et athlétiques, mais le gouverneur avait le ventre bien rond et des plis de graisse sous le menton.

Le gouverneur était coiffé d'un chapeau blanc, de forme conique, attaché par un cordon sous le menton. On ne le portait que dans les cérémonies ou les entrevues officielles. Il était cerclé d'un anneau d'or indiquant le rang de mandarin de première classe. Il y avait cinq grades dans le mandarinat, le premier étant le plus élevé. Il existait aussi quatre classes de provinces. En tant que province de première classe, Ligor devait avoir sous sa juridiction une dizaine d'autres provinces. Le gouverneur de Ligor était incontestablement le Siamois le plus important que Phaulkon eût jamais rencontré.

Le Palat apparut alors en compagnie de l'interprète malais du Hollandais. Ils se prosternèrent dès l'entrée et traversèrent toute la longueur de la salle à quatre pattes : cela rappela à Ivatt deux chasseurs approchant de leur proie et s'efforçant de passer inaperçus. Il avait grande envie d'exprimer tout haut ses observations quand il se rappela sa promesse à Phaulkon de garder le silence en présence du mandarin.

Le gouverneur ouvrit la séance : « Nous sommes heureux de constater que vous avez eu le temps de faire connaissance », dit-il en regardant d'abord le Hollandais et les trois autres d'un air amusé. « Nous saluons les nouveaux arrivants et nous remercions le Seigneur Bouddha de ne pas avoir mis prématurément un terme à leur cycle de vie. Et nous remercions naturellement M. Lidrim des efforts qu'il a déployés pour les sauver. » Il salua courtoisement de la tête le Hollandais.

Ivatt avait donc raison, se dit Phaulkon.

Seigneur miséricordieux, faites que son discours soit bref, pria Ivatt qui n'avait pas l'habitude de cette position inconfortable. Il avait imité tous les gestes de Phaulkon et était maintenant appuyé sur les genoux et sur les coudes, le front juste au-dessus du sol et les paumes jointes dans une attitude de prière.

Burnaby se demandait quand ils pourraient rentrer à Ayuthia. Indépendamment de sa douleur au pied, il avait hâte de retrouver la sécurité de la factorerie anglaise. Il y avait trop d'éléments inconnus ici. Si l'une des caisses était échouée sur le rivage? Il regretta de ne pas comprendre ce qui se disait. Malgré plus d'une année passée au Siam, c'était à peine s'il parlait un mot de cette langue.

Van Risling avait l'air content de lui. Il allait prendre au piège et dénoncer le Grec. Le grand Anglais était peut-être officiellement le chef, mais il sentait que la véritable tête, c'était le Grec... Il lui jeta un coup d'œil : l'homme était prostré, servile. Un vrai Méditerranéen, songea-t-il, suave et onctueux. Ce devait être celui qui parlait siamois. Dans moins de deux semaines il aurait la réponse, mais peut-être en attendant pourrait-il le prendre au dépourvu. Peut-être serait-il plus facile de faire trébucher le grand Anglais.

Il se tourna vers Burnaby, traduisant directement du malais en anglais : « Son Excellence dit que vous avez une sacrée chance d'être vivant.

— Dites à Son Excellence que c'est grâce à elle et à ses médecins, répondit Burnaby. Remerciez-la, je vous prie, de sa gracieuse hospitalité et dites-lui que nous sommes maintenant suffisamment rétablis pour retourner à Ayuthia. S'il voulait avoir l'obligeance de nous prêter un bateau et un équipage, nous le rembourserions dès notre arrivée à Ayuthia.

— Le chef de la factorerie anglaise dit qu'ils sont maintenant rétablis. Ils veulent un bateau, un équipage, des provisions et de l'argent », traduisit le Hollandais.

Phaulkon se hérissa et le mandarin tressaillit en entendant la traduction du malais. Le grand farang avait-il pu réellement s'exprimer ainsi ? se demanda le gouverneur. Il semblait en avoir dit beaucoup plus long. Dans quelle mesure le farang hollandais traduisait-il vraiment? Il se tourna de nouveau vers lui.

« Dites au chef des farangs anglais que nous n'avons malheureusement pas de bateaux disponibles pour l'instant mais que, dès que nous en aurons, il leur en sera fourni un. » Le mandarin inclina gracieusement la tête vers Bumaby.

Phaulkon savait que c'était absurde : le Seigneur de la Province pouvait rassembler dix bateaux en autant de minutes.

Le Hollandais traduisit dans son mauvais anglais :

« Le gouverneur dit : pas de bateau. Vous restez ici jusqu'à ce que vous ayez avoué.

— Avoué? s'étonna Burnaby.

— Ja. Quelle cargaison vous transportiez. Mieux vaut dire la vérité maintenant. Tout le monde ici le sait. »

Burnaby sentit son cœur battre plus vite. « Sait quoi ? demanda-t-il calmement. Je ne comprends pas.

— Vous voulez que j'en dise plus? Très bien. Avouez donc pour les canons. » Il marqua un temps. « Vous comprenez, les canons qui se sont échoués devant ma factorerie. Sur la plage. Mieux vaut avouer maintenant. Je dis au mandarin : pas torture, bon? »

Burnaby se sentit pâlir. Du coin de l'œil il guetta Phaulkon. Mais le Grec fixait sur lui un regard impassible.

« Je ne sais pas de quoi vous parlez », répéta Burnaby, l'air perplexe.

Derrière son expression impénétrable, les idées se bousculaient dans l'esprit de Phaulkon. Il s'adressa au Hollandais d'un ton qui semblerait courtois aux oreilles du mandarin. « Maintenant, écoutez bien, Hollandais. De toute évidence, vous avez une peur bleue des Anglais. Et vous avez bien raison. Nous sommes plus malins, plus honnêtes et meilleurs commerçants que vous. » Le Hollandais allait se rebiffer, mais Phaulkon continuait à lui sourire d'un air affable, sachant pertinemment que le mandarin l'observait. « La politique du gouvernement anglais, poursuivit-il en hollandais d'un ton charmant, est de faire jeter dans les six mois hors du Siam tous les vampires, toutes les pourritures de fils d'Érasme. C'est à nous trois qu'on a confié cette tâche. Quant aux canons, oui, nous avions des canons à bord. » Il s'arrêta. Le Hollandais resta bouche bée, puis il se leva précipitamment et déversa un flot de malais.

« Il déclare qu'il y avait des canons à bord ! Dis-le à Son Excellence! Il a avoué! » hurla-t-il en désignant

Phaulkon. Déconcertés, Burnaby et Ivatt regardaient tour à tour Phaulkon et le Hollandais.

Manifestement mécontent, le gouverneur, après avoir entendu l'interprète, se tourna vers Phaulkon. « Demandez au farang moyen s'il transportait des canons sur son navire », ordonna-t-il.

L'interprété traduisit en malais la question du gouverneur et le Hollandais, tout content, se tourna vers Phaulkon.

« Transportiez-vous des canons sur le Royal Lotus ? » demanda-t-il solennellement en hollandais.

Phaulkon regarda le gouverneur puis secoua catégoriquement la tête.

« Absolument pas. Qui vous a mis cette idée en tête? »

Le Hollandais, déconcerté, bondit et frappa du pied sur le sol. « Godverdornme, traître fils de putain grecque! tonna-t-il. Esclave châtré des Turcs, vous venez d'avouer que vous aviez des canons à bord. Je vais ordonner au mandarin de vous mettre aux fers jusqu'à ce que vous répétiez ce que vous avez dit.

— Vous allez ordonner au mandarin ? » Phaulkon aurait donné n'importe quoi pour traduire ça. « Vous vous conduisez donc déjà en maître, hein, Hollandais? Nous sommes ici en territoire siamois et nous veillerons à ce qu'il le reste. »

Mais le Hollandais l'écoutait à peine. Il secouait la tête avec rage. « Godverdornme, mais vous venez de reconnaître... »

Le mandarin se tourna alors vers l'interprète, avec une expression d'évidente répugnance.

« Voudriez-vous m'expliquer ce qui se passe ?

— Puissant Seigneur, je ne sais pas parler leur langue, mais il semble que heer Risling croie que le Royal Lotus transportait des canons, alors que leur chef le nie.

— Alors, demande au farang moyen ce qu'il transportait exactement à son bord, quelle était sa destination et s'il a des papiers pour le prouver. »

Le Hollandais posa la question à Phaulkon.

« Excellence, répondit celui-ci tout en adressant un aimable sourire au gouverneur, nous transportions du drap anglais vei-s les États malais au sud des frontières. Nos documents officiels sont toujours enfermés dans le coffre. Ce coffre est pratiquement étanche, alors, si l'on pouvait retrouver l'épave... »

Le gouverneur surveillait Phaulkon tout en écoutant la traduction. Puis il s'adressa de nouveau à lui par le truchement de l'interprète. « Malheureusement, monsieur Phaulkon, votre navire n'a pas encore été retrouvé. Mais nos gardes-côtes sont à l'affût de tout ce qu'ils pourront récupérer. Soyez assuré que nous vous tiendrons au courant. » La version finale de la traduction donnée par Van Risling lui parut plus menaçante que le gouverneur ne l'avait voulu.

« Merci, Excellence. »

Le mandarin scruta le visage de Phaulkon. Peut-être que tu dis la vérité, songea-t-il. Peut-être la haine que le farang hollandais porte à ta nation est-elle si grande qu'il doit t'accuser à tout prix. Nous verrons bien. La cargaison de ton navire repose peut-être au fond de l'océan mais si Ayuthia confirme que toi ou n'importe lequel de tes compagnons parle notre langue, alors nous saurons que tu ne dis pas la vérité et qu'on ne doit pas te faire confiance. Et l'on te torturera jusqu'à ce que tu révèles tout. Pourquoi d'abord cacher que tu connais notre langue ? Serait-ce que tu crains nos méthodes d'interrogatoire? Tu n'as pourtant pas l'air d'un lâche. Ou peut-être, une fois de plus, le farang hollandais invente-t-il tout cela. Nous verrons. Pour ton intérêt, j'espère que ce n'est pas vrai. Tu as de bonnes manières, meilleures que ce que je croyais possible chez un farang.

Phaulkon se tourna vers Burnaby. « Malheureusement, Richard, on n'a rien retrouvé de ce qui était à bord du Royal Lotus, mais Son Excellence a gracieusement consenti à poursuivre les recherches. »

Burnaby sourit pour la première fois tandis que le Hollandais secouait de nouveau la tête.

« Zwijn, mais il y a encore un moment, vous reconnaissiez...

— Peut-être bien, dit calmement Phaulkon, mais si

j'étais à votre place je garderais le silence sur ce point. Parce que les canons étaient tous hollandais, mijn heer, et si on les découvrait, vous auriez autant d'explications à donner que moi. M. Burnaby a simplement reçu une grosse somme d'argent de votre factorerie à Ayuthia pour transporter vos armes de contrebande à bord d'un vaisseau anglais. Sinon, comment les Anglais se trouveraient-ils en possession de canons hollandais? Les Anglais possèdent une excellente artillerie de leur fabrication. »

Le Hollandais explosa : « Vous mentez !

— Vous êtes un sot de le croire, mijn heer, répliqua Phaulkon, très calme.

— Vous n'êtes même pas habile menteur, le Grec. Et les dépêches que j'ai reçues de ma direction me demandant de vous arrêter avec vos canons ?

— Simple précaution de leur part au cas où nous serions pris. Vous montreriez naturellement votre dépêche et vous nieriez toute notre histoire.

— Et les poinçons?

— De toute façon, les Siamois ne pourront pas les lire. »

Le mandarin en avait assez. L'atmosphère était détestable. Non seulement le Hollandais restait debout mais sa méprisable absence de maîtrise de soi était devenue intolérable. En revanche, le farang moyen avait toujours gardé son calme. C'était manifestement lui le vrai chef de leur groupe, non pas le grand. Il aurait aimé savoir combien de marques de dignité il pouvait bien avoir dans son pays. Il se demanda pour la première fois s'il n'existait peut-être pas d'autres farangs, d'autres pays, ayant plus de noblesse que les grossiers échantillons venus commercer sur ses rives. Et s'il y en avait, peut-être pourraient-ils contrer le pouvoir des Hollandais et empêcher le retour de ce jour d'infâmie où les Hollandais avaient bloqué l'embouchure du Menam Chao Phraya en réclamant le monopole du commerce des peaux. Sa Majesté avait été scandalisée, mais les canons hollandais l'avaient obligée à céder. C'était la première fois qu'une puissance farang avait osé défier la souveraineté du Siam. Il frémit à ce souvenir.

« Kling !

— Puissant Seigneur, la poussière de vos pieds attend vos ordres.

— As-tu préparé le spectacle?

— Puissant Seigneur, je reçois vos ordres, les musiciens attendent dehors.

— Bien. Nous allons manger et assister au spectacle.

— Puissant Seigneur, je reçois vos ordres. » Le Palat ne comprenait que trop bien que son maître souhaitait mettre un terme à la séance. Il était surpris que son auguste personne eût laissé tant de barbarie se poursuivre aussi longtemps.

7

On fit entrer les Européens dans une salle voisine et on les invita à s'asseoir en tailleur sur des nattes de jonc, position qu'ils trouvèrent tous plus confortable que celle qu'ils avaient dû garder jusque-là. Avec ses murs lambrissés de bois, la pièce avait à peu près les dimensions et la forme de la salle d'audience, à cela près qu'une moitié était occupée par une estrade surélevée d'environ soixante centimètres au-dessus du sol : c'était manifestement une scène. D'ailleurs, une très bizarre collection d'instruments de musique était disposée sur un côté du plateau.

On avait placé Ivatt en tampon entre le Hollandais et Phaulkon, qui constata avec soulagement qu'avec l'arrivée imminente de nourriture l'ours hollandais avait d'autres préoccupations. Une période de calme semblait s'annoncer. Burnaby s'assit de l'autre côté de Van Risling, puis le mandarin, installé dans cette position particulière qu'il semblait trouver si agréable.

Il ne restait maintenant plus de son escorte que le Palat et l'interprète, accroupis aux pieds de leur maître. Il n'y avait pas de table, mais chaque hôte avait devant lui un petit support rond en bois chargé de vaisselle d'or sur lequel des servantes disposaient maintenant le contenu de divers plats fumants.

Ivatt se demanda où se trouvait l'épouse ou les épouses du mandarin, mais sans doute au Siam les femmes n'assistaient-elles pas aux réceptions officielles. Ce fut une jeune esclave aux seins nus qui s'agenouilla auprès de chaque convive pour lui préparer sa nourriture et emplir sa coupe.

Il examinait le contenu de ses assiettes quand le gouverneur dit à l'interprète malais prosterné à ses pieds : « Vous allez informer nos hôtes du contenu de chaque plat. » L'interprète débita alors un torrent de termes malais, ce qui obligea bien malgré lui le Hollandais à s'interrompre alors qu'il dévorait une grosse crevette.

« Son Excellence veut que vous sachiez ce que vous mangez, dit-il en désignant rapidement chaque plat. Voici des bébés tortues, des anguilles à l'ail, des œufs de crocodile, des crevettes au curry, du poisson de rivière, du potage au citron, des lézards grillés, des sauterelles frites et des émincés de chauves-souris. Smakelyk etem, mijn heeren !

— Qu'est-ce que c'était, ce dernier plat? demanda Ivatt. Du hareng fumé?

— Quoi ? fit le Hollandais.

— Smakelyk etem veut dire bon appétit », fit Phaulkon en riant.

Les farangs regardèrent avec ahurissement le Hollandais se relancer à l'assaut des plats disposés devant lui, y plongeant tour à tour le coquillage qui lui servait de cuiller pour en enfourner le contenu dans sa gueule béante. Il eut bientôt le nez, le menton et les joues couverts de sauce. Même les émincés de chauves-souris ne paraissaient pas le rebuter.

L'esclave d'Ivatt lui adressa un sourire timide et désigna d'un air encourageant le bol de riz et une petite soucoupe contenant une sauce à base de laitance de poisson dont se dégageait une odeur poissante. Puis elle souleva jusqu'à ses lèvres une petite coupe en or et lui versa dans la gorge un alcool de riz qui lui mit aussitôt les entrailles en feu. À peine l'avait-il vidée qu'elle remplit la coupe en y versant le liquide d'une grande cruche bleu et blanc.

Ivatt était en train d'écarter ce qu'il pensait être des œufs de crocodile pour s'assurer qu'on ne lui demandait pas d'en avaler un quand le gouverneur remarqua son geste.

« Les œufs de crocodile sont très prisés », fit ce dernier en souriant gracieusement à Ivatt.

Le Hollandais écouta la traduction du malais et grogna : « J'ignore comment cela se dit en anglais.

— Dites-le en hollandais, lui suggéra Phaulkon, et je traduirai. »

Le gouverneur reprit : « Les œufs sont très appréciés parce qu'ils coûtent très cher à ramasser. Plus d'un pêcheur a laissé son bras entre les mâchoires d'une mère en colère. Les hommes qui reviennent sains et saufs de ces expéditions ont tous les mêmes techniques pour se procurer les œufs et s'en tirer vivants : un cheval rapide. Ils se penchent très bas et surtout en gardant l'équilibre. Mais je vois que vous conservez ce mets délicat pour la fin, dit-il à Ivatt d'un ton de connaisseur. Monsieur Lidrim, ajouta-t-il en se tournant vers le Hollandais, vous devriez insister pour que notre jeune ami goûte les œufs avant que les autres sauces ne lui aient gâté le palais. »

Le Hollandais se tourna vers Ivatt. « Il faut manger les œufs de crocodile maintenant. Ordre du gouverneur », fit-il en levant brièvement le nez d'une grande assiette de curry.

Devant l'insistance du gouverneur, l'esclave d'Ivatt disposa devant lui ce mets tant recherché et il se retrouva nez à nez avec un énorme œuf cru. Il le découpa alors en quatre parties égales et les arrosa d'une sauce marron foncé. Rassemblant son courage, il en avala un morceau. Comme le gouverneur le regardait, il fit de son mieux pour garder une expression d'extase : quand la dernière bouchée lui glissa dans la gorge, il se demanda si les Siamois passaient la moitié de leur temps à ramper sur le ventre parce qu'ils mangeaient des œufs de crocodile...

« Délicieux », soupira-t-il en se léchant les lèvres et en buvant une bonne rasade d'alcool de riz pour faire passer cette substance gélatineuse. Bizarrement, le reste des plats lui parut bien meilleur après cela.

Phaulkon jeta furtivement un regard amusé à Burnaby; celui-ci se tourna pour observer le mandarin qui, rayonnant, présidait ce petit banquet. Ce n'était pas un homme à contrarier, songea Phaulkon. Si l'on découvrait la vérité sur les activités du Royal Lotus, cet homme aux manières si affables et toujours soucieux du confort de ses hôtes deviendrait sans doute l'ennemi le plus implacable.

En pensant à la découverte des canons, Phaulkon eut l'impression qu'une nuée sombre s'abattait sur lui. Qu'avait donc insinué le Hollandais en affirmant que les preuves étaient en route ? Quelles preuves ? C'était évident, se dit Phaulkon, on les retenait prisonniers, malgré toutes ces manifestations d'hospitalité : sinon, pourquoi le gouverneur n'aurait-il pas accédé à la demande d'un bateau que lui présentait Burnaby? Un mot du mandarin aurait suffi à leur faire retrouver le confort d'Avuthia. Manifestement, ils attendaient quelque chose. Au prix d'un grand effort, Phaulkon se força à se concentrer sur le déroulement du festin et à faire chorus à la gaieté ambiante.

« Oui, nous respectons le crocodile, disait le gouverneur, et nous ne lui faisons aucun mal à moins qu'il ne vienne dans un village et n'emporte l'un de nos gens. On organise alors une cérémonie spéciale, présidée par un charmeur de crocodiles. Accompagné d'un certain nombre d'hommes embarqués sur des bateaux et armés de lances, il part à la recherche de l'animal. Quand il l'a repéré, il saute agilement sur son dos et lui écrase les yeux avec ses doigts pendant que ses assistants lui ligotent la gorge et les pattes avec des cordes et le ramènent au village. Là, on l'attache à l'un des piliers de la maison du chef en expiation de ses crimes.

« Dans d'autres parties du pays, à ce qu'on m'a dit, on ligote le crocodile coupable et on lui tranche un bout de la queue. Suit alors une fin cruelle. » Le man-darin promena son regard sur ses invités et baissa légèrement le ton. « On insère une longue pointe de bambou aiguisée à l'endroit où on lui a tranché le bout de la queue et on la pousse jusqu'au cerveau en attendant que l'animal expire. » Il y eut un silence et Phaulkon sentit un frisson le traverser.

Ce fut à cet instant du récit qu'Ivatt mordit dans un piment bien camouflé. Il s'étrangla, suffoqua et son visage devint cramoisi. Interrompu par ce bruit, le Hollandais diagnostiqua aussitôt la cause du problème et assena une grande claque dans le dos d'Ivatt. Le petit bonhomme fut précipité la tête la première dans son curry.

«Ah, ah! il ne veut pas en perdre une bouchée, hein? » Le Hollandais éclata de rire, quêtant l'approbation autour de lui. Devant le sourire poli du mandarin, il se tourna vers les deux autres. « Allons, allons, heer Phaulkon, profitez-en pendant que vous le pouvez, la vie est courte. Surtout la vôtre, ah, ah ! »

Phaulkon avait jeté un coup d'oeil au mandarin pendant qu'Ivatt s'étranglait : il remarqua que le potentat ne trouvait pas l'incident drôle et il réprima un brusque accès de gaieté. Les Siamois aimaient rire, mais ils ne partageaient pas toujours le sens de l'humour des farangs. Ils étaient plus sensibles aux jeux de mots que permettaient si facilement les variations d'accent tonique de leur langue. Ils se tenaient les côtes en écoutant un farang tenter de maîtriser l'exemple classique du « Khai khai khai khai na khai », qui signifiait : « Quelqu'un a-t-il des œufs à vendre dans cette ville ? » Le nouveau venu aurait cru qu'on répétait cinq fois le même terme : mais, pour une oreille siamoise, l'inflexion de chaque mot en modifiait complètement le sens.

Joop Van Risling finit par se calmer. Une esclave lava le curry qui maculait le visage d'Ivatt et le Hollandais se tourna vers le gouverneur en inclinant légèrement la tête, ce qui représentait pour lui le maximum de courtoisie dont il était capable.

« Très bon, ja. Les cuisiniers de Votre Excellence sont de première classe. » Il se frotta les mains puis vida un autre verre d'alcool de riz. « Et maintenant, les danseuses ? »

Le gouverneur inclina la tête et lança un ordre au Palat. Les sei*viteurs débarrassèrent aussitôt pour apporter un superbe assortiment de fruits : tamarins, goyaves, pamplemousses et les petites bananes que l'on appelait dents d'éléphant. '

À la vue du finale si éblouissant de ce festin, Phaulkon se tourna vers le gouverneur et exprima ses remerciements en claquant des lèvres et en s'inclinant profondément. Le mandarin accepta le compliment avec un petit salut et, quelques instants plus tard, les danses débutèrent.

La maîtrise de la danse classique siamoise exigeait un entraînement dès la petite enfance : on s'en aperçut dès l'instant où les danseuses entrèrent gracieusement en scène.

D'abord les instruments jouèrent une longue introduction, chaque musicien exécutant un solo qui soulignait les qualités de son instrument. Il y avait le khong-bong, sorte de xylophone semi-circulaire au centre duquel était assis le musicien qui jouait avec deux maillets. La saw-an, genre de cithare dont la valeur se trouvait rehaussée par la difficulté de se procurer une noix de coco ayant précisément la courbe nécessaire pour former le corps de l'instrument. Klui, une ravissante flûte traversière. Et le îakhe, semblable à une guitare, posé sur le sol et dont une musicienne jouait avec des ongles artificiels en cuivre. Pour une oreille occidentale, la musique, fondée sur une gamme de cinq notes au lieu de sept, paraissait à certains moments discordante, parfois vibrante, ou encore lugubre, mais elle comportait toujours quelque chose d'hypnotique.

Après un crescendo auquel participa tout l'orchestre, les danseuses surgirent de derrière un rideau. Coiffées de hauts chapeaux pointus étince-lants de feuilles d'or, avec des fleurs dans les cheveux et vêtues de somptueux costumes dans les verts, les rouges et les bleus, les filles oscillaient au rythme envoûtant du petit orchestre. Leurs doigts souples se pliaient pour venir toucher leurs poignets, elles papillonnaient d'un côté à l'autre, leurs cous ondulaient comme des cobras devant le charmeur de serpents et leurs pieds s'élevaient sur la pointe tels des oiseaux prêts à s'envoler. Le corps tout entier participait à ces mouvements parfaitement coordonnés.

Le rythme bientôt changea et les filles disparurent derrière le rideau pour être remplacées, quelques instants plus tard, par un singe guerrier qui bondit sur la scène dans un roulement de tambours et posa une main en visière sur le front de son masque affreux afin de fouiller du regard la forêt et découvrir les ennemis de la princesse en détresse. Phaulkon reconnut des scènes de l'épopée classique hindoue, le Ramayana. Puis la musique s'adoucit et la princesse fit son entrée. C'était une fille d'une beauté remarquable, beaucoup plus grande que le reste de la troupe, et qui forçait aussitôt l'attention. Elle avait de grands yeux innocents, des épaules larges mais qui restaient féminines en accentuant la finesse de sa taille, et une peau couleur de miel aussi lisse que la plus belle soie de Chine.

Les ondulations de ses bras faisaient penser à une statue de divinité hindoue qui se serait animée. Qu'elle dansât le rôle d'une biche gambadant dans la forêt ou d'une princesse fuyant les avances du méchant roi, ses mouvements étaient exquis et son rythme sans défaut. Phaulkon, soutenu par quelques bonnes rasades d'alcool de riz, avait de plus en plus de mal à maîtriser son admiration. Ce serait grossier, il le savait, de dévisager trop ostensiblement la fille et il fut presque soulagé quand elle quitta la scène.

L'orchestre continuait maintenant tout seul et, à ses accents, s'ajoutait désormais un son fort peu classique : celui d'un ronflement bruyant et régulier. Van Risling dormait profondément, le menton appuyé sur la poitrine. Phaulkon jeta un coup d'œil au mandarin et leurs regards se croisèrent un instant. Le Grec secoua la tête d'un air d'excuse et le mandarin baissa les yeux pour montrer qu'il avait compris. Phaulkon remarqua que le gouverneur ne buvait pas une goutte d'alcool.

De nouveau, le rythme s'accéléra, soutenu par un tambour en peau de buffle. Le Hollandais s'éveilla en sursaut tandis que deux jeunes et souples athlètes portant des masques effrayants, l'un celui d'un singe, l'autre celui d'un démon, bondissaient soudain sur la scène et commençaient un duel avec de vraies armes dans un tourbillon frénétique qui exigeait une absolue précision. C'était la fameuse danse des sabres.

Alors que les danseurs torse nu se démenaient sur l'estrade, le gouverneur, pour la première fois de la soirée, engagea la conversation avec son assistant. « Tu sais, Kling, ce farang moyen est bien bâti. Je crois qu'il ferait un excellent boxeur. C'est dommage que les farangs ne boxent pas. Ne serait-il pas excitant d'en entraîner un et de l'envoyer en tournée pour représenter notre province ? Quelle sensation ! » Le gouverneur gloussa à cette idée.

« Mon Seigneur », répondit le Palat. La simple répétition du titre indiquait l'affirmative. Il n'existe pas de mot en siamois pour dire « Oui », pas plus qu'il n'y en a pour dire « Non » puisque l'on considérerait comme offensant de contredire directement quelqu'un. Lorsque le Palat était absolument obligé d'exprimer une opinion, des phrases comme « Je ne pense pas qu'il pourrait en être ainsi » pouvaient être utilisées pour indiquer la négative.

« Crois-tu que le farang moyen serait rapide sur ses pieds comme le lézard, ou fort et maladroit comme le buffle? poursuivit le gouverneur.

— Puissant Seigneur, je reçois vos ordres. Moi, un simple cheveu, je crois qu'il serait plutôt comme le tigre, tout à la fois rapide et fort. » Les yeux du mandarin étincelaient. « Mais, Auguste Seigneur, ne serait-il pas plus grand et plus lourd que ses adversaires? Et un tel combat serait-il équitable?

— Est-ce que le petit scoipion éléphant ne cause pas d'intolérables douleurs au puissant pachyderme ? » Le scorpion éléphant était le plus grand de la famille des scorpions. Sa piqûre faisait pousser aux éléphants des barrissements de douleur. Le mandarin soupira. « J'imagine que nous ne le saurons jamais. »

Bien qu'il parût totalement absorbé par le spectacle, Phaulkon entendit les remarques du gouverneur. Il les nota dans sa mémoire tout en regardant les merveilleux danseurs quitter la scène pour un changement de costumes.

Pendant que l'orchestre poursuivait sa musique discordante, il ferma un moment les yeux en songeant à ce peuple qu'il aimait. Les Siamois étaient tellement plus gracieux que les Européens! Non seulement leurs danses, mais même leurs rencontres de boxe étaient une forme d'art comparées aux lourds échanges de coups qu'on voyait en Occident. Certes, le système social et politique des Siamois, fondé sur le rang et l'autorité despotique était strict et rigide, mais tempéré par d'autres traits : l'amour de la gaieté, naturel chez ces gens, la générosité bouddhiste, cette même générosité qui amenait les gens à déposer des aliments et de l'eau devant leur porte pour que des passants anonymes puissent se servir sans avoir à demander.

La morale bouddhiste enseignait aussi l'humilité. Même le tout-puissant gouverneur, dont chaque parole était un ordre, avait dû à un moment se raser le crâne, endosser la robe couleur safran et passer quelque temps dans un temple. Comme tous les hommes de la nation, du plus riche des princes au plus humble des mendiants, ce potentat avait dû abandonner tout ce qu'il possédait en ce monde pour mener l'existence d'un simple moine et se rappeler que tout dans la vie n'était qu'éphémère, comme la vie elle-même. Ainsi, son autorité apparemment inébranlable. Qui se serait douté que cet aristocrate despotique était lui aussi soumis à des obligations et à des contrôles ? Le roi, qui l'avait nommé, le faisait espionner. Dans toutes les provinces arrivaient des espions royaux, désignés par Sa Majesté. Déguisés en voyageurs ordinaires, ils posaient des questions discrètes pour vérifier si le peuple était satisfait de l'administra-tion du gouverneur. S'il enregistrait trop de plaintes, le commissaire était autorisé à se faire connaître, à juger le gouverneur sur-le-champ et même, dans des circonstances extrêmes, à le faire exécuter. Car le gouverneur était le serviteur du roi, nommé par lui parmi ses mandarins et responsable devant lui seul.

Un grognement du Hollandais tira Phaulkon de sa rêverie. Il se retourna et vit que le gros ours était maintenant bien réveillé : il engloutissait de l'alcool de riz avec une ardeur renouvelée, son visage avait la couleur d'une tomate mûre. Les yeux brillants, il jetait un regard lascif sur les danseuses qui étaient revenues, arborant de charmantes tenues de filles des rizières pour un numéro dépeignant la vie rurale.

La grande, au milieu, lui paraissait maintenant plus ravissante que jamais. Son pantalon flottant qui s'arrêtait aux genoux, couleur de ciel tropical, était noué à la taille par une écharpe blanche ; une chemise de coton sans col, d'un bleu assorti, suivait fidèlement les contours de son corps bien proportionné. Phaulkon n'arrivait pas à détacher d'elle son regard. Pas plus que ce rustaud de Hollandais. Ils lui sourirent en même temps et elle leur répondit de manière fort gracieuse. Chacun des deux convives était certain que ce sourire lui était destiné. Ivatt, quant à lui, contemplait une fillette qui ne devait pas avoir plus de treize ans ; elle aussi lui répondit par un sourire timide. Burnaby n'arrivait pas à choisir : en fait, il les voulait toutes.

La grande danseuse, qui semblait avoir environ seize ans, mimait maintenant avec les autres la préparation, le labourage du sol puis les semailles. Ses longs doigts minces semaient à la volée des graines imaginaires et ses yeux d'un noir éblouissant lançaient des regards enflammés à Phaulkon et à Van Risling, du moins chacun d'eux l'imaginait-il. Le cœur de Phaulkon battait plus vite maintenant et il sentait le désir monter en lui. C'était une danse joyeuse et le Hollandais se mit à battre des mains en mesure. Bientôt les autres farangs se joignirent à lui, applaudissant bruyamment et faisant aux danseuses des signes sans équivoque.

Ivatt soudain se leva d'un bond, emporté par la passion et annonça à la petite de treize ans : « Je vais te ramener en Angleterre avec moi. Tu seras une actrice ! » Phaulkon le foudroya du regard mais Ivatt lui lança un coup d'œil qui signifiait : mêle-toi de tes affaires. L'alcool de riz ayant fait son effet, Ivatt bondit sur l'estrade en criant : « Encore mieux, nous allons tous les deux donner un spectacle au gouverneur! »

Les danseuses abasourdies interrompirent brusquement leur numéro et la fillette échappa de justesse aux griffes de l'Anglais : celui-ci s'inclina devant le gouverneur et se lança dans une exhibition impromptue d'acrobatie à laquelle se mêlaient des numéros de clown, souvenirs de ses années de théâtre ambulant. Phaulkon lança un regard inquiet vers le mandarin : l'expression de Son Excellence demeurait inchangée.

Ivatt finit par se rasseoir et l'on servit une nouvelle tournée d'alcool de riz. Le Hollandais leva son verre vers la danseuse étoile déjà fort embarrassée. « Proost! » lança-t-il bruyamment.

Les cinq danseuses paraissaient plus gênées que flattées de l'attention qu'on leur prodiguait. Ne sachant que faire, elles se contentaient de regarder les spectateurs en souriant. Impatientes de quitter la scène, elles joignirent les mains devant leur front et s'inclinèrent profondément. Torrent d'enthousiasme chez les Européens qui se levèrent comme un seul homme en battant des mains, en poussant des vivats et des rugissements.

Quand le tumulte se fut enfin calmé, le Hollandais annonça à la ronde en anglais : « La grande, elle est à moi. » Comme pour bien manifester ses intentions, il tendit les bras vers elle. « Kom mijn kleine schat, viens avec oncle Joop. » Il possédait déjà deux Siamoises qui vivaient dans sa maison en brique de style européen auprès de la factorerie, la seule construction de brique de la province, comme il le proclamait fièrement, et cette superbe danseuse allait fort bien agrémenter son harem. Comme c'était étrange, se dit-il, qu'il ne l'ait encore jamais vue : il est vrai qu'il n'assis-tait pas souvent aux danses du gouverneur. Sinon, il se serait sûrement souvenu d'elle.

La danseuse se pencha en avant, jusqu'à se plier quasiment en deux, pour contourner respectueusement les farangs et venir se prosterner devant le gouverneur. Son Excellence murmura quelque chose au Palat, lequel dit à son tour quelques mots à la fille. Elle fit un signe de tête discret dans la direction de Phaulkon. Celui-ci surprit le geste et se tourna vers le Hollandais : « Je crois que la dame dont vous parlez est déjà retenue.

— Ja, ja, je sais. C'est moi qui l'ai réservée, répondit le Hollandais avec conviction.

— Heer Van Risling, je crois que vous ne comprenez pas. La dame est engagée ailleurs. » Phaulkon sentait que son sang commençait à bouillir.

« Ailleurs? Qui oserait...? » Le Hollandais promena autour de lui un regard belliqueux. La fillette de treize ans était timidement blottie auprès d'Ivatt. Une autre, un peu plus âgée, était assise auprès du chef de la factorerie anglaise. Godverdornme, ce maudit Grec devait parler de lui-même. Van Risling, furieux, se tourna vers Phaulkon : « Vous êtes donc aveugle ? Vous ne voyez pas que c'est à moi qu'elle a souri tout le temps ? » Elle souriait en réalité comme tous les Siamois lorsqu'ils sont embarrassés.

Phaulkon se trouvait dans une situation délicate. Il ne pouvait guère insulter le gouverneur dans son propre palais en provoquant un incident à propos de la danseuse étoile. D'un autre côté, du diable s'il allait laisser cet ours mal léché de Hollandais en faire à sa tête! Au prix d'un effort, il s'obligea à reprendre un ton suave. « Allons en discuter dehors, suggéra-t-il au Hollandais en se forçant à sourire.

— Discuter de quoi? riposta Van Risling. Il n'y a rien à discuter, elle est à moi. »

Phaulkon avait l'esprit en ébullition. En dépit des apparences, les femmes au Siam étaient remarquablement indépendantes. Elles étaient libres d'accepter un homme ou de le quitter. Il se rappelait comment, juste après son départ d'Ayuthia, une jeune personne avait causé pas mal de remous en divorçant de son mari, un juge éminent, en arguant qu'il sentait des pieds. Il regarda la danseuse. Il doutait qu'elle parte avec le Hollandais contre son gré, à moins peut-être que le gouverneur ne le lui demande expressément, ce qui semblait peu probable. Il avait vu Son Excellence lui murmurer quelques mots par l'intermédiaire du Palat, mais il comptait bien voir la fille revendiquer ses droits avant qu'il ne fasse une scène. Il fallait à tout prix respecter les convenances. Il allait d'abord feindre de se retirer.

« Heer Van Risling, je m'incline », dit-il poliment, tout en désignant la fille d'un geste de la main et en tournant le dos au Hollandais comme s'il renonçait à l'affrontement. Le mandarin parut impressionné par son geste et sourit à Phaulkon. Le Hollandais prit pour argent comptant cette retraite : le Grec, manifestement, reconnaissait qu'il était battu. Van Risling s'avança vers la fille pour réclamer son dû. Comme il posait les mains sur ses épaules, elle lança un coup d'œil à Phaulkon, puis tourna vers le Palat un regard suppliant, exprimant qu'elle ne voulait pas offenser l'hôte distingué de son maître mais qu'il y avait des limites à l'indignité.

Phaulkon était sur le point de se lever. Le mandarin chuchota quelques paroles à l'oreille du Palat et le fonctionnaire quitta précipitamment la pièce. Son Excellence s'inclina poliment devant le Hollandais tandis que Phaulkon, sur un genou, attendait, les poings serrés. « Monsieur Lidrim, même s'il est clair que ma danseuse étoile est prête à vous accompagner, c'est la coutume au Siam, quand plus d'un hôte convoite le même prix, de décider du résultat par un jeu de hasard. » C'était la première fois que Phaulkon entendait parler d'une telle coutume. À mesure que l'on traduisait, le Hollandais semblait contrarié, mais le gouverneur ne lui laissa pas le temps de protester.

« Monsieur Lidrim, comme vous avez le rang le plus élevé, il serait convenable que vous acceptiez de deviner le premier. Mon Palat a un étrange défaut de naissance. L'une de ses oreilles est plus grande que l'autre. Il croit, pour sa part, que c'est dû à une hésitation de dernière minute des dieux, qui se demandaient s'il devait retourner dans ce cycle terrestre en tant qu'éléphant ou en tant qu'être humain. Il est de fait qu'aucun homme, dans cette province, ne comprend les éléphants mieux que lui. Alors, monsieur Lidrim, peut-être avez-vous déjà remarqué qu'une des oreilles de mon Palat est plus grande que l'autre? » Van Risling secoua la tête avec agacement. « Non ? Eh bien alors, que ce soit là l'élément qui décidera. Veuillez deviner de laquelle il s'agit, monsieur Lidrim. »

Le Hollandais marmonna quelque chose à propos de jeux puérils et répliqua brusquement : « La gauche. » Le gouverneur appela un esclave et lui ordonna d'aller chercher le Palat. Un lourd silence s'abattit sur la salle.

« Que se passe-t-il ? » demanda Ivatt, qui avait suivi la scène tout en gardant un œil sur sa fillette.

« Il semble que le Palat ait des oreilles de taille différente. Si la gauche est plus grande, notre ami hollandais a droit à la danseuse. Sinon, c'est moi, répondit Phaulkon.

— Je n'ai jamais remarqué ça chez ce nez plat, remarqua Ivatt.

— Moi non plus, intervint Burnaby. Laquelle est-ce?

— Je n'en sais rien, reconnut Phaulkon. Mais nous n'allons pas tarder à le savoir. »

Sur ce, le Palat revint et tous le dévisagèrent. C'était vrai : une de ses oreilles était en effet beaucoup plus grande que l'autre... la droite. C'est curieux, se dit Phaulkon, que personne ne l'ait remarqué auparavant.

Van Risling poussa un juron et promena autour de lui un regard mauvais.

« Monsieur Lidrim », reprit le mandarin en feignant de ne pas remarquer la déception du Hollandais, « j'espère présider demain un tournoi de boxe, si le temps le permet. Je compte que vous me ferez l'honneur d'y assister. Je suis moi-même grand amateur de ce sport ».

Le Hollandais inclina sèchement la tête et remercia brièvement le mandarin de son hospitalité. Puis il tourna les talons, entraînant l'interprète malais dans son sillage.

Courbant la tête et sans prononcer un mot, la danseuse étoile s'approcha de Phaulkon. Elle s'agenouilla et prit place à ses côtés, levant vers lui un visage éclairé par un sourire timide. Le Grec, suivi de Burnaby et d'Ivatt, vint se prosterner devant le mandarin qui sourit avec courtoisie.

« Kling !

— Puissant Seigneur, la plante de vos pieds attend vos ordres.

— Escorte les farangs jusqu'à leur chambre. Et demain matin, à la première heure, je veux que tu ailles vérifier l'état du terrain de boxe. Si le sol est encore humide, n'oublie pas qu'une journée de soleil supplémentaire peut faire toute la différence. Et invite les farangs à assister à la rencontre avec Barbe-Rousse. Ils ont l'air de s'être liés d'amitié.

— Puissant Seigneur, je reçois vos ordres. »

Les chandelles vacillaient, faisant trembler des ombres au plafond. Les feuilles d'or de la petite armoire laquée luisaient faiblement. Des fleurs fraîches et du thé de Chine tiède étaient disposés de part et d'autre de la natte de jonc. On avait déplié les couvertures de soie. Avec des mouvements très doux et en souriant timidement, la danseuse commença à déshabiller Phaulkon. Elle éprouvait un mélange d'excitation et de crainte à l'idée de cette intimité imminente avec ce farang, le premier qu'elle eût jamais connu. Ce n'était pas seulement de la curiosité. Depuis qu'elle l'avait vu sourire quand elle était sur la scène, elle s'était sentie étrangement attirée vers lui. Il avait un sourire si charmant !

Elle lui caressa la peau tout en lui ôtant sa chemise de mousseline et se sentit frémir. Il était si bien bâti, avec de si larges épaules! Il lui fit un grand sourire. On lisait le désir dans ses yeux et, quand il posa dou-

cernent la main sur son panung, elle frissonna de la tête aux pieds. Elle avait envie de respirer son odeur, mais il était encore trop tôt. Elle allait d'abord l'oindre d'huile et le masser, le détendre et le préparer à l'ultime plaisir. Elle avait entendu une étrange rumeur. Les farangs ne respiraient pas chacun l'odeur de l'autre mais se suçaient mutuellement les lèvres. Que c'était grotesque ! Comme il était triste de ne pas connaître l'extase de poser son nez contre la joue d'un amant et de humer le délicat parfum de sa peau. Elle espérait qu'il n'allait pas lui demander de poser sa bouche à elle sur la sienne : la même bouche que Dieu lui avait donnée pour avaler la nourriture !

Elle lui effleura les omoplates pour le pousser doucement vers le matelas et elle le regarda. Il n'était pas gras mais il avait une ossature manifestement plus forte que les gens de sa race. Il avait quelques poils sur la poitrine, qu'elle aurait préféré ne pas remarquer, mais il avait certainement l'air moins simiesque que le démon de farang roux qui l'avait dévisagée d'une façon aussi effrontée pendant les danses. Jamais elle n'aurait accepté l'intimité avec cet affreux homme — même par curiosité. Il puait. Celui-ci, au moins, était propre — hormis son haleine, qui sentait ces terribles liqueurs que les farangs aimaient boire. Elle brûlait d'envie de lui ouvrir son panung, mais chaque chose en son temps !

Il soupira tandis qu'elle le caressait et leva vers elle ce merveilleux sourire qui lui donnait, plus que jamais, l'envie de sentir son odeur. Elle aurait voulu lui dire comment Son Excellence avait truqué le jeu : le Palat était bien sûr doté de deux oreilles identiques et l'esclave qui était allé le chercher avait pu lui révéler laquelle recouvrir d'une fausse. Sarit, le faiseur de masques, était un véritable artiste.

De toute évidence, Son Excellence s'était prise d'amitié pour ce farang. Elle l'avait remarqué et l'avait même entendue déclarer qu'il ferait un grand boxeur. Imaginer un farang dans l'arène! Le Puissant Seigneur aimait tant le sport qu'il imaginait n'importe quoi.

Elle laissa glisser sur le sol 1 echarpe qui lui couvrait vaguement les seins et sentit son regard la dévorer : ce devait être sa peau claire qui excitait le farang. Ce ne pouvait pas être ses seins : elle avait toujours été gênée par leur grosseur, ainsi que par ses longs membres plus développés que ceux de ses amies. Du moins se félicitait-elle de voir qu'ils ne semblaient pas le rebuter.

Il lui demandait maintenant quelque chose : il se montrait du doigt en prononçant des mots qu'elle ne comprenait pas. Puis il la désigna en la regardant d'un air interrogateur. Elle finit par comprendre.

« Sunida ! répondit-elle, toute contente. Mon nom est Sunida ! » Mais son nom à lui, si c'était cela qu'il répétait, paraissait imprononçable. Quel dommage qu'il ne comprenne pas le siamois. Il y avait tant de choses qu'elle aurait aimé lui demander. Il était courtois et bien élevé : elle devinait qu'elle n'avait rien à craindre de ce farang. Elle ouvrit une petite fiole en bambou, répandit de l'huile parfumée sur la poitrine et sur le ventre de Phaulkon et la fit doucement pénétrer. Elle agit ainsi avec une grande douceur puis se mit à pétrir son torse et son ventre. Après cela, elle effleura sa chair sous le panung. Elle constata avec fierté que cela l'excitait. Elle lui adressa un grand sourire et ses mains se firent plus sensuelles encore. Bientôt, incapable de maîtriser plus longtemps sa curiosité, elle lui dénoua son panung et resta là, bouche bée. Que le Seigneur Bouddha nous protège ! Tous les farangs étaient-ils comme ça? Plutôt montés comme des chevaux que comme des humains? Et tant de poils partout ! Elle se demandait avec inquiétude si sa lance d'amour lui ferait mal en la pénétrant quand on entendit des bruits derrière la porte. D'une voix affolée, quelqu'un demandait à entrer.

Elle eut à peine le temps de le recouvrir que la petite Maew se précipita, le visage ruisselant de larmes. « Je n'ai pas pu, sœur aînée », dit-elle en sanglotant. Elle utilisait le terme de respect que l'on emploie avec une fille plus âgée. Sunida avait vingt ans. « Sa lance était si... si grosse... ça m'a fait mal. »

Pauvre Maew, songea Sunida. Elle avait à peine quatorze ans. Bien que l'autre farang fût plus petit que celui-ci, peut-être leurs lances d'amour étaient-elles toutes les mêmes.

« Oh, sœur aînée, gémit Maew, que va dire le Puissant Seigneur quand il l'apprendra? Il voulait tout savoir sur leurs habitudes amoureuses.

— Je te soufflerai, petite souris, ne t'inquiète pas. Contente-toi d'écouter. Hoche la tête et dis que ton expérience est exactement comme la mienne.

— Oh, merci, sœur aînée », répondit Maew avec gratitude.

Ivatt apparut sur le seuil, l'air tout décontenancé. Il allait parler mais Phaulkon ne lui en laissa pas le temps.

« Ne vous inquiétez pas, Thomas, dit-il en se levant et en prenant le petit homme par les épaules. Ça n'est pas qu'elle ne vous aime pas. Vous lui avez fait peur, voilà tout. Elle est très jeune.

— Elle a poussé un hurlement quand elle a dénoué mon panung. Quel effet croyez-vous que ça m'a fait? On aurait cru que c'était infesté de vermine. »

Phaulkon se mit à rire, heureux de constater qu'Ivatt n'avait pas perdu son sens de l'humour.

« Écoutez, Thomas, j'ai le même problème.

— Elle a crié aussi? demanda Ivatt l'air presque soulagé.

— Elle allait le faire quand votre fillette est entrée. Les Européens sont bâtis différemment, voilà tout. Et nous sommes beaucoup plus poilus que les Siamois. Retournez dans votre chambre et soyez doux. N'insistez pas si elle ne veut pas. Elle s'habituera à vous. De toute façon, elle doit faire un rapport au gouverneur sur vos attributs physiques.

— Bonté divine ! s'exclama Ivatt. Il pourrait m'arrê-ter sur une simple description !

— Vous êtes déjà en état d'arrestation, Thomas, fit Phaulkon en riant. Nous le sommes tous. On pourrait doubler votre sentence, c'est vrai.

— Bah, reconnut Ivatt avec philosophie, il doit y avoir des prisons pires que celle-ci. »

Phaulkon se tourna en souriant vers Sunida qui bavardait à voix basse dans un coin avec la petite Maew. Il s'approcha d'elles et serra doucement l'épaule de la fillette effrayée. Ses sanglots s'arrêtèrent et Sunida l'observa d'un air reconnaissant. La petite Maew souriait maintenant timidement. Phaulkon la prit par le bras et la conduisit jusqu'à Ivatt.

« Occupez-vous d'elle, Thomas. Et n'oubliez pas ce que je vous ai dit.

— Si vous entendez d'autres hurlements, dit Thomas en souriant, ce sera moi qu'on poursuit à travers la pièce ! Bonne nuit. »

Phaulkon se retourna : Sunida était debout devant lui, les bras tendus. Il s'approcha et pressa tout son corps contre le sien, enfouissant son visage dans le creux de son cou. Il la serra fort un long moment puis la ramena lentement jusqu'à la natte. Il la fit s'allonger auprès de lui et attira son corps contre le sien. Elle était sculpturale pour une Siamoise, se dit-il : de longs bras et de longues jambes, des seins ronds, presque comme ceux d'une Européenne, associés aux traits délicats et à la peau soyeuse d'une Siamoise. Le corps de Sunida s'adaptait au sien comme si un sculpteur les avait coulés dans le même moule. Lentement, elle dénoua son panung et, voyant la force de son désir, elle porta un doigt à ses lèvres et lui accorda un sourire éblouissant, comme pour promettre que cette fois il n'y aurait pas de cris.

Avec une infinie douceur, il entra en elle tandis qu elle enfonçait les doigts dans le dos de Phaulkon pour oublier sa douleur. Il crut un moment qu'il lui faisait trop mal et tenta de se retirer : elle secoua alors la tête avec véhémence, insistant du regard pour qu'il continue. Puis elle ferma les yeux, un sourire de soulagement s'épanouissant sur ses lèvres pleines. Il posa le nez sur ses joues et les huma profondément, l'une après l'autre. Elle rouvrit des yeux brillants de plaisir et de gratitude : il respectait ses coutumes à elle.

Elle le repoussa ensuite et, toujours plaquée contre lui, ce fut elle qui l'enfourcha avidement. Elle lui tendit les bras au-dessus de la tête. Elle respira volup-tueusement son visage, sa poitrine et son ventre jusqu'à lui faire éprouver dans tous ses membres sa passion à elle. Il s'abandonna complètement à cette merveilleuse chaleur, comprenant que ce qu'il éprouvait maintenant n'était pas une émotion ordinaire. La ravissante danseuse de la cour de Ligor l'avait atteint jusqu'au tréfonds de son âme.

8

Il n'y avait pas un nuage dans le ciel quand le cortège franchit les grilles du palais pour s'engager dans les rues étroites — certaines pavées, d'autres en terre battue — qui traversaient la ville et menaient jusqu'aux arènes. C'était peu après l'aube du premier jour de décembre 1679 et la saison sèche s'était solidement installée après la mousson exceptionnelle qui avait failli coûter la vie à Phaulkon, Burnaby et Ivatt. Phaulkon respira à pleins poumons l'air agréablement frais et embaumé.

Les Siamois ne nommaient cette période saison sèche que par contraste avec les jours d'humidité moite de mars à mai, avant que le retour de la mousson en juin ne vienne rafraîchir et irriguer la terre desséchée et remplir les voies d'eau stagnante. C'était la saison la plus agréable, la période la plus idyllique de l'année. Une succession de journées sans nuages et embaumées qui rappelaient un été européen sans pluie.

Huit hommes aux épaules nues portaient le palanquin d'or du gouverneur et quatre autres étaient là pour les relever. Les rideaux de soie ouverts montraient Son Excellence assise en tailleur sur une petite estrade d'où elle contemplait avec intérêt la foule qui se pressait vers les arènes. Vêtu de sa robe brodée d'or, l'homme portait son chapeau conique et ses sandales musulmanes incurvées. Auprès de lui, mais quelque peu en retrait, marchait le Palat. Derrière lui, et sur la droite, s'avançaient trois adjoints ayant chacun seize cents marques de dignité et qui étaient chargés des départements de la Cour, de l'armée et de l'administration. Ils étaient suivis de huit fonctionnaires de quatorze cents marques de dignité, responsables de la gestion du palais du gouverneur ainsi que de la direction de son personnel et de sa maison : médecins, scribes, astrologues, juristes, gardes du corps, artisans, moines, pages, danseuses, cuisiniers, serviteurs et esclaves.

Une dizaine d'esclaves couraient en tête du cortège, écartant la foule et ouvrant la voie au Seigneur de la Province, tandis que les farangs, flanqués de deux esclaves chacun, étaient groupés autour d'un autre palanquin qui fermait la marche. Phaulkon se trouvait juste devant cette chaise à porteurs, bien plus petite que celle du gouverneur et que quatre hommes seulement portaient. Elle était occupée par Richard Burnaby, incapable de marcher à cause de sa blessure au pied. Ivatt trottinait à côté.

Il régnait ce jour-là à Ligor une atmosphère de carnaval : des centaines de paysans, pieds nus, vêtus seulement de pagnes, sortaient en foule de leurs petites cabanes de bois bâties sur pilotis pour descendre les rues, traverser la place du marché, déboucher sur des artères plus larges, bordées d'arbres, et parvenir enfin à la lisière de la ville où les attendaient les arènes et leur fortune — ou leur destin. Ce serait un grand jour pour jouer et parier, songea Phaulkon. Des moines en robe safran, le crâne rasé, des fonctionnaires aux châles drapés sur les épaules, des esclaves à la peau sombre et des citoyens vêtus de leurs plus beaux atours allaient tous dans la même direction. Il y avait aussi des femmes, certaines avec les seins découverts, d'autres enveloppées dans une écharpe, les unes balançant un bébé sur la hanche, d'autres menant par la main des enfants nus.

Des chiens décharnés essayaient de se glisser dans cette procession : mais ils étaient promptement chassés par les esclaves tandis que des enfants nus et bruns, à qui on avait enseigné dès leur plus jeune âge à respecter leurs aînés, interrompaient leurs activités et se prosternaient sur le côté pour saluer le cortège. Le défilé se poursuivait au milieu des cris de « Farangs! Farangs! ». Les spectateurs stupéfaits restaient bouche bée avant de s'affaler, le nez dans la poussière.

Ils traversèrent la place du marché qui semblait étrangement déserte. La plupart des étals étaient à l'abandon et seule flottait dans l'air l'odeur forte du durian, qui rappelait celle d'un fromage bien fait. Car toute l'activité commerciale s'était déplacée dans les alentours des arènes. Là-bas, tout le monde dépenserait son argent. Ceux qui étaient en chemin avaient de la monnaie dans leur bourse, aussi bien pour acheter à manger que pour jouer. Plus tard, les vainqueurs viendraient chercher des aliments qu'ils porteraient en offrandes aux temples.

« Toute la ville doit être là ! s'exclama Ivatt en rattrapant Phaulkon. Et j'adore la façon dont ces garçons nous ouvrent la voie. Ça me donne l'impression d'être un véritable seigneur! »

Phaulkon eut un pâle sourire. Si seulement ils étaient des seigneurs en visite, songea-t-il, honorables hôtes du gouverneur invités à partager son passe-temps favori, et non pas des prisonniers en sursis dont la condamnation à mort était suspendue au-dessus de leur tête. Il lui fallait absolument se gagner les bonnes grâces du gouverneur, influencer le potentat en leur faveur.

Au-delà des rangs de fonctionnaires subalternes du palais, il jeta un coup d'œil vers le palanquin du gouverneur. Un bras impérieux dépassait de la fenêtre, saluant de temps en temps majestueusement la foule, tandis qu'en avant les esclaves frappaient les gongs pour annoncer le passage de Son Excellence. De légers nuages de poussière s'élevaient de part et d'autre de la route et là où les gens se prosternaient pour attendre le passage du cortège. Phaulkon sentait certaines affinités entre le mandarin et lui : cet homme était assurément la clé de leur libération pro-chaine, à condition bien sûr que l'on ne retrouve pas les canons.

Il avait cruellement conscience qu'il lui fallait retourner le plus vite possible à Avuthia pour y chercher d'autres moyens de remplir les cales du vaisseau de Sam White — même si, à ce stade, il ne savait pas très bien par où commencer, et si chaque jour passé à Ligor représentait un jour de moins pour mener à bien cette tâche. Hier, il ne restait plus que quatre-vingt-dix jours avant le rendez-vous à Mergui. Aujourd'hui, il n'y en avait plus que quatre-vingt-neuf et le navire de Sam n'attendrait pas. Pas question non plus qu'il reparte à vide.

Plongé dans ses réflexions, Phaulkon regardait de robustes matrones aux cheveux blancs tondus et aux seins pendants, moins vigoureuses que le reste de la foule, s'agenouiller avant de se prosterner : il se demanda un moment combien d'entre elles avaient pu être autrefois des Sunida. La belle danseuse de la nuit précédente occupait encore ses pensées. Il avait cherché à savoir si elle serait aux arènes, mais elle n'était pas parvenue à comprendre ce qu'il voulait dire. Il espérait la voir là-bas. À sa connaissance, des spectatrices assistaient parfois aux rencontres de boxe, même si ce n'était que dans les derniers rangs. La tradition interdisait leur présence au bord de l'arène où elles risquaient de détourner l'attention des combattants et où leur aura féminine ne manquerait pas de troubler l'atmosphère. Pourtant Phaulkon avait entendu raconter que dans certaines lointaines provinces les femmes combattaient également dans l'arène : elles obéissaient aux mêmes règles que les hommes et parfois assommaient pour le compte leurs adversaires féminines. Il sourit. Elles avaient de fortes personnalités, ces femmes du Siam : fières et indépendantes, et pourtant loyales et féminines en même temps. Elles possédaient des maisons, des bateaux et des esclaves comme les hommes. Elles divorçaient comme les hommes. Elles portaient presque les mêmes vêtements qu'eux. Elles avaient des droits égaux et, même quand un homme riche possédait

plus d'une épouse, c'était une femme, sa première épouse, qui régnait sur les autres, dirigeant sa maison, ses esclaves et tout le personnel. Dans les familles du peuple aussi, où les hommes devaient servir obligatoirement le roi six mois par an, c'étaient les épouses qui géraient leurs affaires.

Il s'interrogeait sur les antécédents de Sunida : d'où pouvait-elle venir et comment s'était-elle retrouvée au service du gouverneur? On avait dû l'envoyer dans une école de danse dès son jeune âge : les danseuses classiques commençaient leur apprentissage presque aussitôt qu'elles savaient marcher. Le gouverneur l'avait-il choisie au hasard dans quelque pauvre village béni par la munificence du Seigneur de la Province, ou bien ses parents étaient-ils de riches aristocrates qui la destinaient à une respectable carrière de danseuse ? C'était difficile à dire. Les femmes du Siam étaient toutes douées d'une même grâce naturelle, elles avaient un port des plus majestueux.

« Comment vous êtes-vous arrangé avec votre petite fille au bout du compte, Thomas? demanda-t-il, se rappelant les événements de la veille au soir.

— J'ai suivi votre conseil, Constant, et il ne s'est pas passé grand-chose. » Le visage du petit homme prit l'expression d'un soudain désespoir. « Dites-moi, suis-je voué à un étemel célibat dans ce pays en raison de la taille inusitée de ma lance d'amour? » interrogea-t-il en ne plaisantant qu'à moitié.

Phaulkon se mit à rire. « Nous arriverons sûrement à vous trouver quelqu'un qui fasse l'affaire, Thomas. Peut-être à Ayuthia. Dès notre retour, je solliciterai des recommandations de mes amis portugais.

— Allons-nous vraiment regagner Ayuthia?» demanda Ivatt d'un ton pour une fois grave et teinté de mélancolie. Il n'avait jamais posé de questions sur la marchandise, même si Phaulkon était certain qu'il était au courant. Il appréciait vivement la discrétion du petit homme.

« J'ai bien l'intention d'y veiller, Thomas, d'autant plus que, de nous tous, vous êtes le seul innocent. » Phaulkon lui jeta un sourire rassurant et vint

rejoindre la litière de Burnaby. « Comment va votre jambe, Richard?

— Pas trop mal, merci. Je suis malgré tout content de ne pas faire ce trajet à pied. Quand, à votre avis, pourrai-je consulter mon médecin à Ayuthia ?

— Pas de si tôt, j'en ai peur, Richard. Pas avant qu'ils ne soient persuadés de notre innocence. Et si nous insistons trop, cela ne fera qu'aiguiser leur méfiance. Détendez-vous, amusez-vous. Vous n'êtes pas en trop mauvaise compagnie et, de toute façon, vous n'êtes pas en état de voyager.

— Comment voulez-vous que je me détende quand je sais que nous sommes retenus ici? Et d'ailleurs pourquoi nous gardent-ils prisonniers si l'on n'a pas découvert les canons ? »

Phaulkon n'avait pas encore parlé à Burnaby de la preuve de leur complicité qui, selon le Hollandais, n'allait pas tarder à lui parvenir. Burnaby ne ferait que s'énerver davantage en lui demandant sans cesse quelle pouvait bien être cette preuve. À cette heure-là, Phaulkon en ignorait tout, mais cela ne l'empêchait pas de s'en inquiéter.

« Ils nous gardent sans doute parce qu'ils veulent s'assurer de notre innocence.

— Et comment vont-ils s'y prendre?

— Par défaut. Si l'on ne découvre pas les canons, ils n'ont plus aucune raison de nous soupçonner. Ils attendent simplement encore un peu.

— Et si on les retrouve? »

Phaulkon contrôla son agacement. « Si c'est le cas, Richard, nous avons un sérieux problème. Je préférerais l'affronter quand il se posera.

— Au bout de combien de temps, à votre avis, vont-ils renoncer à retrouver nos marchandises ?

— Pas plus de quelques jours, me semble-t-il. Juste le temps nécessaire pour que votre pied aille mieux. »

Burnaby ricana. « Mon pied guérirait bien plus vite s'il reposait sur le pont d'un navire à destination d'Ayuthia.

— Si nous parvenons à conserver les bonnes grâces du gouverneur et à l'impressionner par nos manières

— rappelez-vous, Richard, que les manières sont essentielles pour les Siamois —, je crois que nous pourrons accélérer notre libération. Dites-vous bien que ça n'arrangera rien si vous avez tout le temps l'air sinistre et préoccupé.

— Bon sang, répliqua Burnaby avec irritation, vous n'êtes pas préoccupé, vous?

— Bien sûr que si. Mais je ne veux pas le montrer. Ça ne collerait pas avec l'apparence d'innocence que j'essaie d'afficher. »

L'arène du combat de boxe apparut alors au centre d'un vaste champ à la lisière de la ville. Elle était légèrement surélevée et les limites en étaient marquées par quatre poteaux de bambou réunis par des cordes en écorce de cocotier. La surface était plantée d'herbe : cela signifiait qu'il avait bien fallu ces cinq journées de franc soleil après la tempête pour l'assécher suffisamment et permettre la rencontre. Dans la boxe thaïe, il était exclu de patauger dans la boue pour la faire gicler au visage d'un adversaire.

L'arène était bourrée de spectateurs accroupis. Le Hollandais les attendait auprès de l'estrade surélevée qui marquait la place d'honneur du gouverneur, une plate-forme de bois dominant la foule. Il s'avança pour les saluer et présenter ses respects au gouverneur. Puis il se tourna vers Phaulkon et s'inclina avec raideur. « J'imagine que vous avez passé une agréable soirée avec la danseuse, dit-il d'un ton acerbe.

— Des plus agréables, je vous remercie. Au fait, elle nous a tous distraits », répliqua Phaulkon sur un ton ambigu. Il n'avait pas pu y résister.

Le Hollandais se crispa et le rouge lui monta au visage. Mais il n'eut pas le temps de répondre car un fracas de cymbales se fit entendre, puis un coup de gong : toute activité soudain cessa. Des milliers de gens se prosternèrent sur le sol. Le Seigneur de la Province s'était montré au peuple et prenait place sur son siège en forme de trône.

Il invita les membres de sa suite à occuper chacun la place qui leur revenait à ses côtés, par ordre décroissant dans la hiérarchie. Ce fut seulement

quand tous furent installés que l'énorme foule se rassit et que le brouhaha put reprendre.

Un frisson d'excitation parcourut l'assemblée et des milliers de regards curieux se tournèrent vers Van Risling, Phaulkon, Burnaby et Ivatt lorsqu'ils vinrent s'asseoir en tailleur à la gauche et aux pieds du gouverneur. Des farangs! Personne n'avait donc jamais vu de farangs auparavant ? Même une fois leur curiosité rassasiée, Phaulkon surprit à plusieurs reprises les coups d'oeil lancés dans leur direction

Plusieurs dignitaires, hauts fonctionnaires de la ville, collecteurs d'impôts, juges et membres importants de la commission de boxe, venaient maintenant rendre hommage au gouverneur : il échangea brièvement quelques mots avec chacun d'eux tandis qu'ils restaient prosternés à ses pieds. Cependant le Hollandais tournait ostensiblement le dos aux autres farangs et faisait de son mieux pour les ignorer. Burnaby, suivant les leçons de bonnes manières de Phaulkon, fit des tentatives répétées pour engager la conversation avec lui.

Des hordes de spectateurs, pour la plupart torse nu et pieds nus, étaient assis en tailleur en rangées régulières ou bien accroupis : ils échangeaient des paris et discutaient des mérites de chaque combattant. Des marchands passaient en vendant des plats de nouilles fumantes, d'insectes frits, de beignets de riz, de poisson et de fruits, tout cela servi sur des assiettes de feuilles de palme, et il flottait dans l'air une lourde odeur de poisson séché et la puanteur du durian.

« C'est de l'argent ce que je vois? » demanda Ivatt. Il contemplait la foule avec fascination et avait remarqué les objets cylindriques qui changeaient de main.

« En effet, répondit Phaulkon. Et vous allez sans doute voir aussi des coquillages. Ils les utilisent comme petite monnaie. »

Il y avait cinq sortes de monnaie d'argent en usage au Siam. La plus grosse unité était le tael. Le baht, ou tical, une pièce d'argent cylindrique ayant une fente au milieu et la double gravure d'un cœur et d'un petit cercle sous la fente, valait un quart de tael. Le salung, de taille plus petite, valait lui-même un quart de tical ; le fouang valait la moitié d'un salung et le sompai, la moitié d'un fouang. On comptait la petite monnaie en coquilles de cauris, un petit coquillage marin : il en fallait huit cents pour faire un fouang, ce qui révélait combien la vie était peu chère au Siam où les produits de base se trouvaient en abondance. Phaulkon se rappelait les paroles du vénéré monarque du xiiic siècle, Naruesan le Grand : « Il y a du riz dans les champs, du poisson dans les rivières, le peuple est satisfait. » Les choses n'ont guère changé, songea-t-il.

« Ils jouent gros? demanda Ivatt.

— Gros ? Ils parient bien au-delà de leurs moyens. D'ici le coucher du soleil, la plupart des gens seront réduits en esclavage par leurs créanciers. Et ils auront sans doute jeté dans le lot leurs épouses et leur famille. Ce sont des joueurs invétérés.

— Des familles entières mises en esclavage?

— Mais oui. S'ils perdent, la famille tout entière sera dès demain matin au service du créancier.

— Et peuvent-ils se libérer? fit Ivatt, manifestement abasourdi.

— Oui, dès qu'ils ont remboursé leur dette. Ce n'est pas aussi terrible que ça en a l'air, vous savez. Un esclave qui peut se racheter garde cinq marques de dignité et conserve la plupart de ses droits. Il n'y a pas de honte à cela. Il peut même se marier et avoir des enfants : le second, le quatrième et tous les rejetons de chiffre pair sont libres à la naissance.

— Qu'arrive-t-il alors aux chiffres impairs? On les étrangle à la naissance ?

— Non, le premier, le troisième et le cinquième deviennent la propriété du maître. La plupart des bouddhistes traitent les esclaves de manière charitable : ils sont bien soignés. Certains choisissent même de rester après s'être acquittés de leur dette, d'autant plus que l'esclavage leur évite les six mois par an dus au service du roi.

— Et tous les esclaves peuvent se racheter?

— Non, pas ceux qui ont été acquis directement ou ceux qui ont été capturés à la guerre. Contrairement aux esclaves pour dette, eux et leurs enfants sont à jamais asservis et dépendent totalement de la bonne volonté du maître.

— Alors, si je parie contre un de ces types et que je gagne, je peux le garder pour la vie ?

— S'il n'arrive pas à rembourser sa dette, oui. » Phaulkon sourit. « Mais si vous perdez, le pauvre diable vous aura sur les bras. Quel triste destin ! Se retrouver avec un esclave aussi peu docile que vous ! »

Ivatt se mit à rire. « Ça pourrait lancer une nouvelle mode. Posséder un esclave farang représenterait alors le fin du fin! J'aimerais bien que nous puissions parier un peu, ajouta-t-il d'un ton nostalgique, mais je n'ai pas un sou. À la réflexion, c'est notre cas à tous. Vous croyez que Nez-Plat pourrait nous faire crédit? Il pourrait empocher la moitié de nos gains.

— Ça pourrait l'amuser de voir un farang perdre sa chemise. Mais peut-être pas avec son argent, dit Burnaby, qui avait fini par renoncer à faire poliment la conversation au Hollandais.

— Si j'avais su qu'on utilisait ici les coquillages comme monnaie, j'en aurais apporté de chez moi. La côte du Yorkshire en est jonchée. Je serais riche comme un mandarin, lança Ivatt.

— Thomas, je crois qu'on vous aurait arrêté pour contrefaçon, répliqua Phaulkon. Ils utilisent ici une espèce particulière de coquillages, importés des Maldives et des Philippines.

— Je vais devenir fou à voir tous les autres parier. Imaginez que vous alliez aux courses en Angleterre sans un penny en poche. Combien y a-t-il de rencontres, au fait?

— Je l'ignore, dit Phaulkon. Mais à Ayuthia les champions passent à la fin et rencontrent les vainqueurs des premiers combats. Il y a même des spectateurs qui sautent dans l'arène pour défier un vainqueur. Cela ajoute à l'excitation et au caractère imprévisible de la rencontre. »

Leur conversation fut interrompue par l'apparition d'un homme robuste et trapu, à la tête carrée et aux cheveux coupés en brosse, qui dévisagea d'un air peu amène les farangs avant de les bousculer pour passer. C'était rare pour un Siamois de se montrer discourtois envers des inconnus, surtout des étrangers; ce comportement inhabituel frappa Phaulkon. Il y avait chez cet homme quelque chose de menaçant : une présence hautaine et glaciale qui fit frissonner le Grec. L'aspect physique de l'homme ne faisait que souligner cette impression. Il était bâti comme un taureau, avec un cou épais et court, des bras et des jambes musclés au point d'en être pratiquement déformés. A un moment, ses petits yeux au regard venimeux fixèrent ceux de Phaulkon et un sourire méprisant se dessina sur ses lèvres. Il considéra longuement les farangs l'un après l'autre, puis son regard revint à Phaulkon. Comme s'il avait décidé que c'était lui qui méritait le plus son mépris. À le voir, on aurait dit qu'il examinait un poisson au marché.

« Je ne voudrais pas avoir affaire à cette brute, observa Ivatt. Dieu merci, c'est vous qu'il a à l'œil et pas moi, Const... »

Le gaillard se retourna vers Ivatt avec une telle violence que les mots se figèrent dans la bouche du petit homme. Il regarda autour de lui d'un air penaud, craignant soudain qu'on ne l'eût compris. Lançant un dernier regard noir, l'homme tourna les talons et s'éloigna. Ils le virent en silence se fondre dans la foule.

«Qui était-ce donc? demanda Ivatt, encore tout secoué.

— C'est peut-être lui qui est chargé de retrouver notre navire, suggéra Burnaby, tout aussi démonté.

— Espérons que nous n'aurons pas à le revoir », ajouta Phaulkon. Il fut soulagé quand il entendit sonner un gong et put de nouveau tourner son attention vers l'arène.

Un orchestre de quatre musiciens s'était mis à jouer : une flûte de Java aux notes grêles, deux tambours de taille identique mais à la sonorité différente et une paire de cymbales de cuivre. L'excitation de la foule monta.

Puis, sur un signal de l'assistant du gouverneur, deux jeunes gens à l'air athlétique s'avancèrent jusqu'à l'arène et un silence s'abattit sur la foule. Pieds nus, les hommes n'étaient vêtus que d'un pagne et avaient chacun un bout de corde enroulé autour du poignet. Ils passèrent sous les cordes et entrèrent dans l'enceinte d'un pas souple. Ils se prosternèrent vers le gouverneur quelques instants dans cette position de soumission totale. Puis ils se tournèrent en direction de leur domicile ou de leur lieu de naissance et, portant les mains à leur visage, touchèrent trois fois le sol avec leur tête, en hommage aux maîtres et aux parents qui leur avaient transmis leur savoir. Après une courte prière, chacun regagna son coin pour se livrer au rituel précédant le combat : une série de pas sur un rythme lent comme une danse, avec un déhanchement, tout en implorant les puissances qui gouvernent toute chose de leur venir en aide. Puis ils firent une fois le tour de la petite enceinte, jetant autour d'eux des regards de défi tandis que cymbales et tambours se déchaînaient. À chaque coin, ils s'arrêtaient pour baisser la tête jusqu'aux cordes et piétiner furieusement le sol afin d'écarter tout mauvais esprit qui pourrait rôder entre les cordes. Ils finirent par se saluer et regagnèrent chacun leur coin. À peine s'étaient-ils accroupis qu'un certain nombre de spectateurs se précipitèrent vers les cordes en interpellant furieusement les deux adversaires.

« Qu'est-ce qui se passe? demanda Ivatt.

— Ça fait partie du pari, expliqua Phaulkon. Les spectateurs promettent à chacun des boxeurs une part de leurs gains s'il réussit à battre son adversaire. Ils espèrent que cela lui donnera un regain d'ardeur. Dans certains cas, des spectateurs font même venir un sorcier pour affaiblir l'autre champion. »

Phaulkon aimait bien ce sport et avait souvent assisté à des combats à Avuthia. Il avait expliqué à Ivatt et à Burnaby que, dans la boxe siamoise, on pouvait donner des coups de poing et de pied à son adversaire, se servir de ses genoux et de ses coudes, et frapper n'importe quelle partie du corps. La corde enroulée trois ou quatre fois autour de la main servait de protection. On n'en autorisait aucune autre, à part le coquillage qui recouvrait l'entrejambe. Chaque fois que le boxeur touchait une partie du corps de son adversaire, il marquait un point. La rencontre se terminait quand l'un des participants était mis au tapis ou s'affalait tout bonnement d'épuisement. Il y avait aujourd'hui deux juges assis auprès de l'enceinte pour décompter les points.

Un arbitre, pieds nus et vêtu seulement d'un pagne, fit son entrée dans l'arène et amena les adversaires au centre. Il s'adressa tour à tour à chacun d'eux, pour leur rappeler les règles et les exhorter à faire de leur mieux devant le gouverneur. Puis il sortit de l'enceinte.

Un gong résonna : aussitôt les combattants se jetèrent l'un contre l'autre, dansant sur leurs jambes pour tenter de frapper leur adversaire à la tête ou au creux de l'estomac. Un coup droit, un brusque mouvement du coude : l'un ou l'autre faisait un mouvement d'esquive ou un saut de côté. C'était très beau à voir. Le rythme de la musique changeait selon le déroulement du combat, que les talentueux musiciens suivaient de près.

Ivatt avait assisté à de nombreux matchs de boxe à main nue en Angleterre mais, en comparaison, ces combats européens lui semblaient être des rencontres brutales. En Angleterre, il arrivait généralement qu'un des adversaires perde des dents ou ait la mâchoire fracturée, et la rencontre se terminait toujours par un k.o. Ce qu'il voyait aujourd'hui était également un combat sans pitié, mais dans un mélange artistique de boxe et d'acrobatie, exigeant plus d'agilité et d'habileté que de force brutale. Les combattants se précipitaient, esquivaient et se décochaient des petits coups précis, plutôt que de s'assener des coups de poing à assommer un bœuf.

Phaulkon avait pourtant prévenu Ivatt : il ne fallait pas sous-estimer l'impact des coups. Les pieds des boxeurs étaient des armes redoutables, préparées par des mois passés à marteler les robustes troncs des bananiers. À la fin de la période d'entraînement, les jarrets et les cous-de-pied des combattants avaient la dureté du roc. Leur rapidité et leur agilité étaient poussées jusqu'aux plus extrêmes limites car ils s'entraînaient à maintenir une bûche en l'air pendant plusieurs minutes grâce à une rapide succession de coups de pied à droite et à gauche.

Ils étaient en fait d'une incroyable agilité et avaient un extraordinaire sens de l'équilibre. Par moments, ils pivotaient sur une jambe. À d'autres, les deux pieds quittaient le sol tandis qu'ils bondissaient de côté pour décocher un coup. On utilisait plus fréquemment les jambes que les mains, mais on pouvait se servir des deux. Les combattants étaient souples comme des singes et ils lançaient leurs jambes en avant comme la langue de ces lézards qu'Ivatt avait vus attraper des insectes au plafond de sa chambre. Il jeta un coup d'oeil à Phaulkon, étrangement pensif, l'air lointain. À côté de lui était assis le Hollandais au visage rougeaud, qui suait sans rien dire dans sa tenue européenne. Au-dessus de lui, le gouverneur arborait l'expression d'un incontestable ravissement. À la gauche d'Ivatt, Burnaby regardait le spectacle, le front plissé, comme s'il pensait davantage à leurs canons qu'à ce qui se passait dans l'enceinte.

Ivatt estima qu'il était aussi passionnant d'observer la foule que les boxeurs. Les spectateurs poussaient des hurlements d'approbation chaque fois qu'un coup touchait au but et prodiguaient aux adversaires leurs cris et leurs exhortations. Le bruit ne s'atténuait jamais et l'on voyait sans cesse de l'argent changer de main. Par moments, des spectateurs se levaient et lançaient à travers l'arène des paris à ceux qui étaient de l'autre côté, proposant ou acceptant un défi. L'excitation était à son comble. Les femmes étaient accroupies aux derniers rangs, criant tout autant que les hommes, mais il n'y avait pas trace des danseuses de la cour du gouverneur.

Quand, au bout du compte, un des garçons se mit à vaciller sur ses pieds, on déclara son adversaire vainqueur. Un rugissement monta des spectateurs qui avaient parié sur lui et les autres se turent.

Il y eut ensuite trois autres rencontres. Ivatt commençait à percevoir les finesses de la boxe siamoise quand les juges arrêtèrent le dernier combat et se réunirent pour proclamer un champion parmi les vainqueurs des quatre premiers combats. Ce champion allait maintenant devoir se planter au milieu de l'arène et accepter tous les défis : mais si personne ne venait le défier il serait déclaré ultime vainqueur.

Les juges choisirent le vainqueur de la troisième rencontre, un brillant boxeur au style affirmé, avec des réflexes vifs comme l'éclair, qui avait envoyé au sol son adversaire : des acclamations montèrent de la foule. On l'appelait « jeune lion » et Ivatt constata avec plaisir qu'il aurait également choisi ce combattant. Le « jeune lion » se planta au milieu de l'enceinte et salua la foule, remerciant les spectateurs de leurs acclamations. Il attendit, mais personne ne se présenta. Ivatt maîtrisa son envie d'applaudir — cela ne se faisait manifestement pas au Siam — et regarda les autres.

Le gouverneur poussait des cris ravis, tout comme sa suite. Phaulkon était assis là, comme dans un rêve. Il y avait quelque chose dans son expression qui rendait Ivatt soucieux.

Quand celui-ci se retourna vers l'arène, le rugissement de la foule se tut brusquement et un silence de mort s'installa. On aurait dit que Sa Majesté le roi en personne venait soudain de faire son apparition.

Phaulkon avait ôté sa chemise et, sans un mot, se dirigeait vers l'enceinte. Ivatt et Burnaby échangèrent des regards incrédules.

Phaulkon faisait maintenant signe au champion de rester où il était : quelques instants plus tard, il enjambait les cordes pour pénétrer dans l'arène. Le silence était impressionnant. Le champion le dévisageait, surpris, ne sachant trop comment réagir. Phaulkon se tourna alors vers l'arbitre non moins stupéfait et, d'un geste expressif, posa ses mains sur son entrejambe. Il demandait la protection à laquelle il avait droit. L'arbitre le dévisagea un moment, comme abasourdi, puis reprit ses esprits. Un murmure monta de la foule qui comprenait soudain ce qui était en train de se passer.

L'arbitre passa sous les cordes et fouilla dans le sac de toile qu'il avait laissé à la garde des juges. Au bout d'un moment, il en tira un coquillage de belle taille et un morceau de cotonnade auquel était attachée une cordelette. Il revint vers l'arène et proposa la coquille à Phaulkon tout en le saluant. Celui-ci examina le coquillage, le retourna entre ses mains et secoua la tête. Puis il désigna son entrejambe et décrivit par gestes un coquillage beaucoup plus gros. Des éclats de rire jaillirent de la foule et, quand Phaulkon sourit à son tour, on l'acclama follement. On entendait en particulier la clameur de cris ravis : « Le farang en veut un plus gros! Le farang a besoin d'un plus grand coquillage! » Le gouverneur devait être enchanté, se dit Phaulkon avec satisfaction. Si je ne me fais pas tuer dans l'affaire, je pourrai peut-être lui demander un ou deux services. Il sentait son estomac noué, mais ne cessait de se répéter que c'était la meilleure chance de faire pencher en sa faveur la décision du gouverneur. De toute façon, il était maintenant trop tard pour faire marche arrière.

Il se demanda avec appréhension dans quelle mesure son expérience des combats dans la marine allait lui servir contre ces athlètes souples comme des démons. Certes, il avait remporté quelques championnats, et contre des adversaires assez coriaces, mais il s'agissait ici d'un tout autre exercice. Ces boxeurs étaient plutôt des acrobates capables de donner des ruades comme un cheval. Il était bien plus grand et bien plus lourd que son adversaire, il s'en rendait compte : mais l'issue du combat dépendrait beaucoup pour lui de la possibilité de décocher des coups assez violents.

L'arbitre revenait maintenant avec un coquillage beaucoup plus grand. La foule cria son approbation tandis que Phaulkon le disposait entre ses cuisses et hochait la tête d'un air satisfait. L'arbitre recouvrit le coquillage du morceau de cotonnade qu'il avait apporté et l'attacha solidement avec une cordelette. Puis il enroula un bout de corde autour des poignets de Phaulkon et, après un salut respectueux, se retira.

Phaulkon porta alors les mains à son front et, se tournant vers le gouverneur, se prosterna profondément à la siamoise. Un murmure parcourut la foule. Le gouverneur joignit les mains devant son visage et lui rendit son salut avec un grand sourire. Le trône surélevé de mandarin n'était qu'à quelques mètres de l'arène et l'espace devant lui était dégagé pour que rien ne vînt gêner la vue. Même à cette distance, Phaulkon crut lire une expression de ravissement sur le visage de Son Excellence. Ivatt et Burnaby poussaient des acclamations et faisaient de grands gestes dans sa direction; le Hollandais demeurait morne et silencieux.

Phaulkon se tourna tour à tour vers chaque partie de la foule et la salua. On lui répondit par un déchaînement d'enthousiasme et des vivats, les gens criaient et tapaient des pieds. Il remarqua alors quelque chose d'insolite. Tous les paris avaient cessé. Impossible d'estimer les chances et personne n'osait prendre de risques sur l'issue du combat. Ils allaient bientôt se guérir de leur hésitation, songea-t-il avec un sourire amer, dès qu'ils l'auraient vu se battre.

Il aperçut brièvement le mandarin glisser quelques mots à l'oreille du Palat : celui-ci s'approcha alors des farangs et leur mit quelque chose dans les mains. De l'argent! On leur donnait de l'argent pour parier! Sur qui allez-vous le mettre, salopards? se demanda-t-il. Et toi, Van Risling? Je parie que je sais qui tu vas soutenir. Il vit alors le mandarin plonger la main dans sa bourse et remettre au Palat une poignée de pièces en lui murmurant quelque chose. Phaulkon aurait donné n'importe quoi pour savoir ce qui se disait à cet instant.

Il s'agenouilla et fit à trois reprises le signe de croix. Le spectacle du rituel farang parut plaire à la foule. Une nouvelle rumeur la parcourut, comme si cette étrange mimique était justement ce qu'elle espérait. Le «jeune lion», qui tout ce temps était resté accroupi dans son coin sans rien dire, se livr a de nouveau à son rituel, l'air toujours surpris par ce qui arrivait.

L'arbitre amena alors les adversaires au milieu de l'enceinte et leur fit signe, omettant toutefois de leur prodiguer les exhortations habituelles. Un coup de gong retentit. Phaulkon sentit son estomac se crisper, et le silence tomba sur l'assemblée.

Le Siamois avança prudemment et tourna un moment autour de Phaulkon. Auprès du farang, il paraissait petit et sec, mais il était musclé, et Phaulkon savait à quel point il était terriblement agile. Son torse nu luisait de l'huile de coco qu'on venait de lui appliquer. Ses cheveux noirs étaient coupés très court et il portait un bandeau blanc autour du front. Phaulkon devait lui sembler un géant : large d'épaules avec une bonne allonge et une tête et demie de plus que lui.

Phaulkon l'observa attentivement, décrivant avec ses mains de petits cercles devant lui, le bras gauche précédant le droit. Cela parut surprendre son adversaire qui décida d'approcher et de tenter un coup de pied. Sa jambe gauche se détendit pour venir s'enrouler autour de la taille de Phaulkon. Celui-ci sentit dans ses côtes le pied de l'homme, dur comme la pierre, mais le « jeune lion » n'enchaîna pas. Il restait hors de portée de l'allonge de Phaulkon. Celui-ci estima que l'homme aurait du mal à le frapper au visage en raison de sa taille, dont il n'avait pas l'habitude. Le « jeune lion » visa alors plus bas. Il donna un coup violent du pied gauche et toucha Phaulkon à la cuisse. Celui-ci ne cessait de l'observer attentivement, tournant toujours les bras devant lui, attendant de l'avoir à sa portée. Peu à peu le Siamois s'enhardit. Il approcha plus près cette fois et décocha une série rapide de coups de pied sur les jambes et les côtes de Phaulkon. Ce dernier ne réagissait toujours pas.

Puis, soudain, le Siamois fonça comme l'éclair, levant le genou pour frapper Phaulkon au plexus solaire. Mais un poing se détendit et heurta avec un bruit sourd la mâchoire de l'attaquant qui fut catapulté en arrière et se retrouva sur l'herbe, étourdi. Un cri monta de la foule. Phaulkon lui aussi avait le souffle coupé : il se penchait en se tenant l'estomac. La fièvre des paris reprit soudain avec ardeur, comme

si les spectateurs s'efforçaient de rattraper le temps perdu. L'arbitre ordonna à Phaulkon de reculer tandis que le Siamois, assommé, essayait de se relever. Un spectateur bondit dans l'arène et se proposa pour frictionner les jambes de Phaulkon avec de l'huile de coco. Ivatt alors se précipita, arracha le flacon des mains de l'homme ahuri et se mit à masser lui-même Phaulkon.

« Bien joué, Constant, dit-il en lui massant les jambes. Nous sommes à fond avec vous. Mais, au nom du Ciel, faites attention. Nous avons joué de l'argent sur vous. Le gouverneur est excité comme un gosse dans une confiserie. Je crois qu'il envisage de vous décorer. Vous vous en tirez à merveille. Continuez. »

L'arbitre ordonna à Ivatt de quitter l'enceinte et Phaulkon eut le temps de lui jeter : « Il va falloir que j'essaie un coup de pied ou deux. Pour sauver les apparences. Empêchez-les de rire de moi si je tombe.

— Je me chargerai d'eux s'ils font ça », cria Ivatt en enjambant les cordes.

On lançait maintenant des paris de tous les côtés et Phaulkon ne pouvait s'empêcher de se demander en faveur de qui penchait l'opinion. Le « jeune lion » s'était relevé. La musique monta en crescendo tandis qu'il sautillait d'un pied sur l'autre pour retrouver son équilibre. Sans crier gare, il fonça comme un boulet de canon, tout en se penchant. Une série de coups de pied se mit à pleuvoir sur Phaulkon et des élancements douloureux lui traversèrent le corps. À peine avait-il esquivé un coup que son adversaire en décochait un autre ailleurs, filant comme une mouche chaque fois qu'il essayait de riposter. Déterminé à arrêter le massacre, Phaulkon prit un grand élan avec sa jambe droite, perdit l'équilibre et atterrit carrément sur les fesses. Le public tout d'abord resta silencieux, puis quelques spectateurs se mirent à rire et bientôt toute l'assistance fut secouée d'une gaieté sans retenue. Mais il fallait leur rendre cette justice : à peine Phaulkon, l'air penaud, mais calmé, s'était-il relevé que la foule l'encouragea de nouveau.

En un instant le « jeune lion » fut de nouveau sur lui. Mais cette fois Phaulkon eut la sagesse de ne pas utiliser ses jambes. Les coups lui faisaient mal et il en amortit autant qu'il put. L'homme se servait de ses pieds plutôt que de ses mains en raison de l'allonge supérieure de Phaulkon et celui-ci savait que, s'il voulait avoir une chance, il devait attirer son adversaire plus près. Soudain le « jeune lion » inclina le corps comme pour lancer sa jambe de côté mais, à la dernière minute, il changea de direction et décocha son pied en avant, droit dans l'entrejambe de Phaulkon. Sous le choc, le coquillage entailla douloureusement le bas-ventre de Phaulkon. Le Grec se mit en colère.

Abandonnant toute prudence, il chargea, esquivant et feintant, évitant les coups de pied et passant sous la garde de son adversaire. Un puissant crochet du droit vint frapper le Siamois à la tête. Au moment où ce dernier trébuchait d'un côté, un formidable uppercut le cueillit en pleine mâchoire et le fit voler en l'air. Il resta allongé, cherchant son souffle, s'efforçant en vain de se relever.

Phaulkon était planté devant lui comme un taureau furieux et le spectacle qu'il offrait devait être plutôt impressionnant. Le Siamois fit une dernière tentative pour relever la tête, puis s'affala dans l'herbe. L'arbitre mit fin au combat et proclama Phaulkon vainqueur.

Un rugissement monta de la foule. Un agile spectateur sauta dans l'enceinte et passa au cou de Phaulkon une guirlande de jasmin. De l'argent changeait rapidement de main : les gens réglaient leurs dettes et Phaulkon se demanda combien de familles allaient se trouver réduites en esclavage à cause de lui. Deux hommes soulevèrent le « jeune lion », assommé mais conscient, et l'entraînèrent hors de l'arène.

Phaulkon enjamba les cordes et, passant au milieu de la foule en délire, s'avança lentement vers le gouverneur. Son cœur battait de joie, mais il s'efforçait de ne pas arborer un air triomphant et de ne manifester que la modestie qui lui paraissait convenable. Il n'en avait pas encore fini avec le gouverneur. Il s'arrêta devant lui et se prosterna. Le mandarin était au comble de l'excitation. Il fit un grand sourire à Phaulkon et lâcha une bordée de questions par le truchement de l'interprète et de Van Risling. « Dis au farang... Stupéfiant... A-t-il jamais boxé? Dans son pays? Est-ce là qu'il a appris? Je n'ai jamais... pas un moment... Merveilleux... Quel spectacle ! »

Phaulkon fit un pas vers la gauche et se planta devant le Hollandais, tout en faisant semblant d'attendre la traduction. « Son Excellence dit qu'il n'est pas convenable de boxer si on n'utilise pas ses pieds. Il vous prie de vous asseoir », lui dit Van Risling en anglais.

Phaulkon écouta poliment les paroles de Van Ris-ling.

« Mais tout d'abord voulez-vous me faire l'honneur, mijn heer? » demanda-t-il, en désignant l'arène avec un sourire.

Le Hollandais resta bouche bée.

« Quoi, moi ?

— Oui, vous, mijn heer. »

Sans laisser à Van Risling le temps de protester, Phaulkon se tourna vers le gouverneur et décrivit par des gestes ce qu'il comptait faire. Il vit le gouverneur ouvrir de grands yeux puis, à mesure qu'il saisissait toutes les possibilités qu'offrait la situation, une expression ravie se peignit sur le visage de Son Excellence. Il hocha la tête d'un air approbateur et se tourna vers le Hollandais pour attendre sa réaction. Phaulkon l'entendit murmurer à plusieurs reprises : « Barbe-Rousse dans l'arène avec le farang boxeur. Quelle journée ! Quelle journée ! Kling !

— Puissant Seigneur, la poussière de vos pieds attend vos ordres.

— Note l'heure précise. Ce soir, nous ferons une offrande spéciale au temple.

— Puissant Seigneur, je reçois vos ordres. »

Pendant ce temps le Hollandais était devenu cramoisi et balbutiait : « Je... je ne suis pas un boxeur, monsieur, je vous assure, pas du tout.

— Mais assurément, heer Van Risling, vous voulez démontrer à notre hôte combien vous autres Hollan-dais êtes braves, et que vous n'êtes pas des lâches comme les Anglais ? Son Excellence est déjà convaincue de votre vaillance et insiste pour que vous entriez dans l'arène. »

Le Hollandais évita le regard du gouverneur et tourna la tête. Burnaby et Ivatt, comprenant la situation, commencèrent à pousser des cris moqueurs et des sifflets. Bientôt la foule, sans en saisir la raison, fit chorus. En un instant, toute l'assemblée lançait des lazzis et le Hollandais demeurait immobile, tout rouge, la tête entre ses mains, en attendant que le tumulte se calme.

Sur ces entrefaites, un personnage bâti comme un taureau, celui que Phaulkon avait déjà aperçu, s'approcha de lui, le salua cérémonieusement et le désigna du doigt, puis lui montra l'arène. Son propos était clair. Phaulkon jeta un regard à l'homme : il sut tout de suite qu'il allait avoir des ennuis. Avec la même expression méprisante qu'il arborait au début de la journée, le Siamois était planté devant lui, les bras croisés sur la poitrine.

Il recommença ses gesticulations, puis se tourna vers l'enceinte comme pour signifier qu'il ne pouvait attendre plus longtemps. Certains spectateurs avaient remarqué son manège et commençaient à psalmodier des encouragements. D'autres lançaient en chœur : « Que le champion farang se batte encore ! » Bientôt, la foule tout entière insistait. Phaulkon ne pouvait plus reculer.

Sur le visage du Hollandais, l'humiliation qu'il éprouvait quelques instants plus tôt avait cédé la place à un soulagement évident. « Je parie cinquante ticals sur le taureau ! » cria-t-il, plongeant de nouveau la main dans sa bourse, malgré ses pertes de tout à l'heure. C'était la seconde fois qu'il allait parier contre Phaulkon.

« Et nous, nous allons jouer tous nos gains sur Constant », crièrent en chœur Burnaby et Ivatt. Ils jetèrent un coup d'œil au mandarin. Celui-ci paraissait fasciné par la tournure que prenaient les événements. Il avait apparemment oublié le refus du Hollandais de relever le défi précédent.

Le colosse se dirigeait maintenant vers l'enceinte et, sans préambule, se lançait dans le rituel d'avant combat. La cérémonie fut plus brève qu'elle ne l'avait été avec ses prédécesseurs : on aurait dit qu'il avait hâte de voir commencer la rencontre.

Phaulkon se signa de nouveau. Il pria cette fois avec plus de ferveur qu'il se souvenait l'avoir jamais fait. Les pensées se bousculaient dans son esprit. Il ne pouvait pas se permettre une défaite, surtout pas une défaite rapide. Mais cette brute avait l'air d'un adversaire sérieux : si sa célérité était à la hauteur de sa force, alors Phaulkon se trouvait dans une situation peu enviable. Il allait devoir recourir à tous les artifices pour se montrer plus rusé et plus habile que l'autre et s'efforcer de le fatiguer.

L'arbitre les amena au centre de l'arène et les fit se saluer. Un instant, leurs regards se croisèrent et Phaulkon sentit un frisson le traverser. Ce qu'il voyait sur le visage de l'autre était de la haine pure. Le colosse ne se battait pas simplement pour le sport. Ses yeux semblaient briller d'une haine farouche contre les farangs, incarnés maintenant en la personne de Phaulkon. Ce Siamois avait-il jadis été insulté par quelque farang, ou peut-être avait-il horreur des tentatives des Jésuites pour éloigner son peuple de leurs traditions religieuses? Phaulkon le savait, il y avait des gens pour estimer que le libéralisme du roi de Siam vis-à-vis des étrangers était allé trop loin.

Au coup de gong, ils se mirent en position de combat. Le colosse se précipita vers son adversaire, son corps tout entier venant appuyer et renforcer ses coups de pied. Phaulkon avait espéré que l'homme se déplacerait lentement : ses espoirs furent vite déçus. Il était vif comme une panthère et tout en muscles. Bien que rendant une tête à Phaulkon, il devait peser au moins autant que le Grec. Aussitôt après son premier assaut, il s'attaqua de nouveau au farang, lui décochant un coup de pied gauche, puis du pied droit, un autre encore du gauche, son corps tourbillonnant comme un sabre.

Tous ses nerfs tendus, Phaulkon esquivait la grêle de coups, en encaissant quelques-uns, en évitant d'autres. Même si le Siamois frappait des bras et des jambes en décochant des coups qui se succédaient à la vitesse de l'éclair, Phaulkon se défendait bien, incitant délibérément son adversaire à user ses forces.

Comme il ne parvenait pas à l'effet désiré avec ses extrémités seulement, le colosse se rapprocha encore pour se servir de ses genoux et de ses coudes. De près, l'attaque du coude était la plus difficile à parer. Les corps des combattants se heurtaient et Phaulkon grimaçait de douleur à chaque fois que son adversaire lui martelait impitoyablement les côtes de ses genoux puissants. Fermant son esprit à la douleur, le Grec saisit la cuisse de l'homme et lui fit perdre l'équilibre. La brute tomba sur un genou, un instant déconcertée, puis reprenant son souffle. Comme le tonnerre au loin, Phaulkon entendit le rugissement de la foule. Il chargea, décochant un terrible crochet du droit en plein visage du Siamois. L'homme s'écroula en arrière.

Il resta là allongé un instant, puis s'ébroua comme un fox-terrier un peu sonné et se remit sur ses pieds. D'un geste rapide, il s'essuya le front avec son bras, ses yeux noirs lançant des flammes. Puis, avec un cri à vous glacer le sang, il fonça en avant. Se tournant sur la gauche comme s'il s'apprêtait à décocher un coup du pied droit, il modifia de façon incroyable son geste à mi-parcours, pivotant de l'autre côté et assénant un formidable coup de pied à la tempe de Phaulkon. C'était une ruade redoutable.

Phaulkon sentit sa vision se brouiller. Instinctivement il battit en retraite, esquivant juste à temps de sorte que le coup suivant du colosse le manqua de peu. Au moment où la tête de son adversaire se penchait en avant, emporté qu'il était par son élan, Phaulkon lui asséna sur le crâne un violent coup de coude : il l'assomma mais sentit en même temps un élancement douloureux lui traverser le bras.

Le Siamois s'effondra en avant avec une horrible grimace, cherchant sa respiration. Phaulkon savait qu'il n'avait pas un instant à perdre mais son bras avait perdu toute force. Il s'empressa de décocher un coup de la plante du pied dans le dos du colosse prostré. Le Siamois poussa un cri de douleur mais, toujours agile, roula hors de portée jusqu'au coin. Phaulkon le poursuivit. Là, l'homme se retourna et, bondissant soudain sur ses pieds, il fit front. Au moment où le Grec plongeait en avant, le Siamois esquiva et l'empoigna par le cou, le secouant vers le bas tandis qu'en remontant son genou frappait Phaulkon en plein visage. Il y eut un horrible craquement et le Grec tomba en arrière sur l'herbe, se tenant le visage à deux mains. L'arène recula devant lui et, quand il distingua de nouveau la silhouette de la brute, l'homme était planté au-dessus de lui, furieux, ayant retrouvé toute sa confiance et impatient de porter le coup de grâce. Phaulkon constata que l'homme saignait abondamment du nez et qu'il se passait sans cesse la langue sur les lèvres pour étancher le flot de sang. Si seulement je pouvais rassembler mes forces, se dit-il.

Au prix d'un suprême effort, il oublia sa peur et son épuisement et se remit tant bien que mal sur ses pieds. Aussitôt un coup de coude le frappa en pleine mâchoire et une aveuglante série de coups de pied sur les côtes et sur les reins provoqua dans tout son corps un élancement douloureux.

Tout commençait à devenir flou. Il lançait ses poings de façon désordonnée dans la direction d'où venaient les coups : parfois il faisait mouche mais souvent ne rencontrait que le vide. Il entendait vaguement le rugissement de la foule. Il n'avait plus l'énergie de se défendre pour parer les coups de pied et les coups de coude qui pleuvaient sur lui de toutes parts. Puis un véritable coup de massue le frappa au plexus et lui coupa le souffle; tout se mit à danser autour de lui et il s'effondra. Il n'entendit pas l'arbitre annoncer la fin du combat.

Ivatt et Burnaby se précipitèrent tandis que le gouverneur ordonnait à son médecin personnel de soigner Phaulkon sans tarder. Les deux Anglais écou-tèrent avec angoisse la traduction : masquant à peine sa satisfaction, Van Risling annonça que Phaulkon souffrait de nombreuses contusions, avait une lèvre ouverte, les deux yeux au beurre noir et une foulure au coude. Des porteurs le déposèrent avec précaution sur un brancard de bambou et, sur l'ordre du gouverneur, le transportèrent jusqu'au palais. Ivatt et Burnaby le suivirent.

Le colosse se dirigea vers le gouverneur et se prosterna brièvement. Sans même laisser à Son Excellence le temps de lui demander d'où il venait, il se glissa dans la cohue et disparut.

Tandis qu'on emportait la civière, la foule éclata en bruyantes acclamations. Le Hollandais et le gouverneur se levèrent tous deux, l'un pour lancer un regard haineux, l'autre pour rendre hommage au farang qui s'était battu comme un tigre.

9

Lorsque Phaulkon s'éveilla, il était dans l'obscurité la plus totale. Il avait le corps moulu, le crâne endolori et le moindre mouvement lui faisait mal. Ses yeux peu à peu s'habituèrent à la pénombre. Il tourna lentement la tête et distingua une silhouette pelotonnée au pied de sa paillasse. Il la considéra un moment, mais elle ne bougeait pas. Il ne se souvenait pas qu'un meuble se soit trouvé si près de son lit : sans doute s'agissait-il d'un être humain, peut-être un garde ou un médecin qui s'était endormi. Il s'obligea à se concentrer malgré la migraine qui lui martelait les tempes. Les événements des dernières heures — il n'avait pas un sens précis de leur durée — lui revenaient par bribes. L'arène de boxe, sa première victoire, puis sa défaite devant cette brute. L'image du boxeur au cou de taureau se dessina devant lui avec précision. Il revit le regard mauvais, les yeux froids et étroits sans la moindre lueur d'humanité.

Malgré toutes les souffrances, il savait d'instinct que ses efforts dans l'arène n'avaient pas été inutiles. Il avait nettement remarqué un air de contentement dans les yeux du mandarin. Son exploit ne pouvait que lui servir. Il devait en faire le prélude de son retour à Avuthia.

La perte des canons était évidemment un désastre. Deux années d'attente et de projets... pour rien. Mais s'il s'était noyé ? Et si l'on avait découvert les canons ? Ou encore, s'il avait été torturé sans répit jusqu'à être contraint de révéler la vérité? Pour un moment, du moins, il avait attiré sur lui l'attention du gouverneur. Si le potentat était désormais dans une disposition plus favorable aux farangs, peut-être consentirait-il à les libérer plus tôt? Dès l'instant où Phaulkon aurait obtenu cette faveur, il ne serait plus guère difficile de solliciter une introduction — voire une recommandation — auprès de gens haut placés à Ayuthia, les amis et les collègues de Son Excellence : le Barcalon par exemple.

Un rai de lumière filtra sous la porte et au pied du lit la forme s'agita. Puis elle se souleva apparemment sur un coude et se tourna vers lui. A la lueur croissante de l'aube, Phaulkon reconnut le chaleureux sourire de sa danseuse préférée, Sunida. Malgré ses souffrances, il sentit un élan de bonheur.

Elle se leva et s'approcha de la fenêtre : elle poussa vers l'extérieur le bas du volet de bois et fit glisser la baguette de bambou qui la maintenait ouverte. La lumière envahit la pièce. La jeune femme revint au chevet de Phaulkon, examina ses blessures, plissant le front d'un air préoccupé à chaque nouvelle découverte. « Pai ha mor », expliqua-t-elle en tendant d'abord le doigt vers l'extérieur, puis en désignant ses plaies.

Trop faible pour discuter, il la vit se relever et ajuster les pans de son panung avant de se glisser dehors d'un pas gracieux. Elle allait donc chercher le médecin. Il se demanda avec appréhension quel traitement on allait bien pouvoir lui appliquer. Il espérait que le docteur n'irait pas jusqu'à le piétiner sur tout le corps, comme il l'avait souvent vu faire afin de répartir plus équitablement les forces de l'organisme. Les Siamois connaissaient sans doute admirablement les plantes locales et leurs pouvoirs curatifs, mais il y avait des aspects de leur médecine qui reposaient essentiellement sur le mythe et la superstition.

En voyant l'état de faiblesse dans lequel il se trouvait, ils allaient sans doute diagnostiquer un déséquilibre des quatre éléments composant le corps humain : le feu, la terre, l'air et l'eau. La maladie était en effet provoquée par la moindre perturbation de ce délicat équilibre. On allait attribuer sa fièvre à la prépondérance du feu dans son organisme et sa migraine à un excès d'air se précipitant vers le haut. Il se rappelait un médecin d'Ayuthia lui expliquant, un jour où il se plaignait de sérieux troubles intestinaux, que c'était dû à un excès d'eau dans le corps qui amenait les entrailles à se vider ainsi.

Le médecin au visage ridé et aux cheveux blancs qui entra dans la chambre avec Sunida n'était heureusement pas assez fort pour piétiner énergiquement le corps de Phaulkon. Il s'agenouilla auprès de lui et ouvrit un grand coffre de voyage. Avec un regard rayonnant de bonté, il palpa délicatement les blessures de Phaulkon. Il examina les yeux gonflés de son patient et assura qu'il n'y aurait pas de dommage durable. Mais, lorsqu'il lui tâta le coude droit et que, sans avertissement, il remit en place l'os déboîté, Phaulkon poussa un hurlement de douleur. Sunida cria également, comme si c'était elle qui avait souffert. Le docteur expliqua à la jeune femme que l'os du coude était brisé, qu'il venait de réduire la fracture et qu'il faudrait maintenir le bras du patient étroitement serré dans un bandage. Les contusions finiraient pas disparaître. Il prescrivit un onguent à base de feuilles de citronnier et d'huile de coco, en lui disant de masser doucement les plaies toutes les six heures. Enfin, il confirma que le patient se sentait faible car l'équilibre de ses éléments organiques était perturbé. Il n'avait pas assez d'air dans le corps, ce qui provoquait la faiblesse, tout comme cela pourrait être le cas lors d'une

journée d'été sans vent. Sunida devait veiller à ce que le patient fût à tout moment bien aéré : garder les fenêtres ouvertes et l'éventer constamment pour rétablir un niveau d'air correct dans son organisme.

Sunida remercia le médecin et lui murmura quelque chose, mais il fronça les sourcils et secoua la tête. « Honorable Docteur, insista-t-elle, Son Excellence et toute la Cour attendent. » Le médecin réfléchit un moment et secoua de nouveau la tête. « Si vous voulez qu'il guérisse, il ne faut pas le déplacer. D'ailleurs, le moindre mouvement lui causera de grandes souffrances. Son Excellence comprendra certainement que le farang n'est tout simplement pas assez bien. »

Sunida semblait désemparée. « Je suis d'accord, Honorable Docteur, mais Son Excellence insistait tellement pour que le farang soit présent. Après tout, cela révélerait toute la vérité sur son naufrage. »

Phaulkon comprit et l'angoisse le saisit. Évidemment, qu'est-ce qui pouvait être urgent au point qu'il faille le déplacer immédiatement? On avait retrouvé le Royal Lotus! Ou peut-être avait-on découvert les canons. Ou les deux. Il frémit. Dans quel triste état il se trouvait pour affronter un nouvel interrogatoire ! Il jeta un cc>up d'œil à Sunida. Elle semblait si préoccupée. Était-ce l'état où elle le voyait qui barrait son front d'un pli soucieux? ou bien la certitude du sort qui l'attendait dehors?

Mieux valait être fixé. Des retards ne feraient qu'irriter le gouverneur. Du moins l'exécution mettrait-elle un terme aux horribles souffrances qu'il ressentait, se dit-il avec amertume. Le cœur lourd, il se força à se lever. Mais ce seul mouvement parut réveiller en même temps toutes les contusions de son corps et il fut soudain pris de faiblesse. Sunida et le docteur se précipitèrent pour lui venir en aide : mais c'était trop tard. Il retomba sur la paillasse, inconscient.

Le messager, hors d'haleine, se prosterna à l'entrée de la cour. L'homme était vêtu d'un pagne couvert de poussière. Son torse et son dos ruisselaient de sueur.

Il fit quelques pas tout essoufflé et s'arrêta non loin des pieds du gouverneur. Sa poitrine se soulevait par saccades tandis qu'il cherchait à reprendre son souffle. Tous les courtisans étaient penchés en avant. Sur un signe du gouverneur, les paysans qui venaient de terminer leur numéro rampèrent à reculons comme une armée de crocodiles battant en retraite. Burnaby et Ivatt échangèrent un regard inquiet : leurs pires craintes se rallumaient. C'était, à n'en pas douter, le messager venu annoncer la découverte du Royal Lotus. S'agissait-il simplement du bateau ou également des canons?

« Ô Grand et Puissant Seigneur, commença le messager, la poussière de vos pieds apporte de grandes nouvelles. Votre Excellence a été trois fois bénie. Dans les forêts du Sud des fermiers ont capturé un éléphant blanc. » Le messager s'arrêta pour reprendre haleine au milieu d'un silence respectueux. L'assemblée attendait, fascinée. « Le noble animal est en route pour venir ici, Puissant Seigneur. Les foules s'amassent dans chaque village qu'il traverse. La gloire et l'honneur sont sur Votre Excellence. »

Un murmure de joie monta de l'assemblée, le gouverneur semblait ravi. La Cour tout entière se tourna dans un geste spontané d'obéissance. Perplexes, Ivatt et Burnaby imitèrent les autres et s'inclinèrent bien bas devant le mandarin. Puis tous les courtisans se levèrent, chacun parlant avec volubilité à son voisin : on allait se retirer pour accueillir comme il convenait ce merveilleux présage. Chacun devait revêtir ses plus beaux atours pour la grande cérémonie qui allait suivre. Le gouverneur lança un bref coup d'œil aux farangs, comme s'il regrettait de ne pouvoir leur faire comprendre l'importance de la nouvelle qu'il venait de recevoir. Mais la barrière de la langue l'arrêta. En l'absence du farang hollandais, qui avait prétexté une indisposition quand on l'avait invité à assister à la représentation donnée par les paysans, l'interprète malais n'était pas là. Avec un haussement d'épaules résigné, le gouverneur ordonna au Palat d'accompagner les farangs jusqu'à leur logement et d'essayer de leur expliquer l'admirable événement.

Prudemment, Burnaby et Ivatt regardèrent par la fenêtre de la petite maison où se trouvait Phaulkon. Constatant qu'il était éveillé, ils entrèrent.

« Dieu merci, mes amis, vous êtes encore en vie, s'écria Phaulkon soulagé de retrouver ses deux compagnons indemnes. Je croyais qu'on nous appelait pour notre exécution.

— Nous l'avons cru aussi, Constant, avoua Burnaby. Mais comment vous sentez-vous?

— J ai l'impression d'avoir été piétiné par tout un troupeau, mais la douleur me dit que je suis vivant.

— Rappelez-moi de ne jamais entrer dans l'arène avec vous, s'exclama Ivatt, toujours aussi jovial.

— Qu'est-ce qui s'est passé là-bas ? demanda Phaulkon.

— Une trentaine de paysans ont participé à une étrange cérémonie dans la cour, expliqua Burnaby. Tout d'abord, quand ils se sont tournés en s'inclinant vers nous, j'ai cru que ces robustes gaillards étaient nos bourreaux. Mais pas du tout : ils se sont mis sur deux rangs et se sont attaché un long bout de corde autour de la taille, pour former une chaîne humaine. Ils se sont ensuite tournés de côté en battant des mains. Pour finir, ils se sont mis sur deux rangs de quinze hommes chacun tandis que le premier de chaque rang tendait les mains vers nous. Ils donnaient apparemment une représentation de notre sauvetage en mer.

— Vraiment ? C'est bien aimable de la part du gouverneur de se donner tout ce mal, observa Phaulkon. J'espère qu'au moins vous les avez remerciés.

— Nous nous sommes inclinés en souriant et dans l'ensemble nous nous sommes rendus assez ridicules, si c'est ce que vous voulez dire, déclara Ivatt. Mais du moins avons-nous compris cette partie-là. Car la suite nous a laissés totalement interloqués. Un messager est arrivé à quatre pattes en annonçant quelque chose de si mémorable que toute la Cour s'est pâmée. On aurait dit que chaque homme venait de mourir et qu'on lui avait proposé les clés du paradis.

— Le gouverneur ne cessait de nous lancer des regards comme s'il regrettait de ne pouvoir nous expliquer, fit Burnaby. J'ai eu la nette impression qu'il voulait nous faire partager leur joie. »

Phaulkon était intrigué. « Vous ne pouvez me donner aucun indice ? Que s'est-il passé ensuite ?

— Le Palat au nez camus nous a raccompagnés et s'est livré à une ridicule pantomime, reprit Ivatt. A un moment, il nous a emmenés voir un éléphant, puis il a désigné le bras de Richard. Il a répété ce geste inlassablement comme s'il venait de découvrir qu'ils étaient tous les deux apparentés. Richard continuait à sourire et à saluer, sans savoir quoi faire d'autre. Mais l'éléphant n'a pas pris la chose comme ça : il a soulevé la queue et a lâché un monticule de crottin sur le sol de l'écurie. »

Phaulkon se mit à rire. « Comme c'est curieux que le Palat n'ait désigné que Richard et pas vous, Thomas. »

Ivatt baissa la tête. « Je suis trop petit pour être parent d'un éléphant.

— Chut! Silence! souffla Phaulkon. J'entends des voix. »

Ivatt et Burnaby se turent. Sunida et le docteur arrivaient, bavardant avec excitation.

Phaulkon tendit l'oreille et perçut nettement la voix de Sunida.

« ... Pas moyen d'expliquer. Le gouverneur aimerait tellement leur dire. Pensez-vous qu'il pourrait y avoir un rapport, Honorable Docteur?

— Entre les farangs blancs et l'éléphant blanc? C'est possible. Le Seigneur Bouddha nous donne souvent des signes. C'est assurément curieux que les farangs aient surgi au moment précis où l'on découvrait ce noble animal.

— Comme c'est merveilleux pour notre province, s'exclama Sunida, tout excitée. Mais il ne faut pas faire de bruit, il dort peut-être encore.

— J'ai entendu des voix il y a un instant », répliqua le médecin.

Ils jetèrent un coup d'œil à l'intérieur et regardèrent Phaulkon. Il avait les yeux fermés. Ivatt posa un doigt sur ses lèvres pour indiquer qu'ils attendaient en silence le réveil de leur ami.

Le médecin parut comprendre : il hocha la tête et fit signe à Sunida de partir avec lui.

A peine eurent-ils disparu que Phaulkon ouvrit les yeux. Burnaby et Ivatt s'approchèrent.

« Oh, mon Dieu, observa Ivatt, il a le même air extasié que les courtisans il y a quelques instants. Ce doit être contagieux. »

Les pensées se bousculaient dans l'esprit de Phaulkon : il oubliait un instant ses souffrances devant les immenses possibilités que l'événement semblait lui offrir.

« Qu'est-ce que vous avez entendu ? demanda Burnaby en se penchant.

— Éclairez-nous, ô oracle », supplia Ivatt.

Phaulkon se souleva péniblement sur un coude et

dévisagea ses compagnons.

« Il semble qu'on ait découvert un éléphant blanc fort rare dans les forêts de Ligor, commença-t-il. C'est l'un des plus heureux présages qui puisse survenir pendant le règne d'un monarque. On doit aussitôt faire cadeau de l'animal au roi; et cet événement apporte honneur et privilèges à la province où il a été découvert.

— Et ce pourrait être un bienfait pour nous? demanda Burnaby dans un de ses rares instants d'optimisme.

— Assurément », répondit Phaulkon. Il sourit car soudain une idée lui était venue.

« Cela fera-t-il personnellement honneur au gouverneur? demanda Ivatt, qui commençait à son tour à entrevoir mille possibilités.

— Je pense bien, répondit Phaulkon. La gloire de cette découverte va rejaillir directement sur lui. Vous ne pouvez pas savoir avec quel sérieux les Siamois envisagent un tel événement. On mesure souvent la grandeur d'un souverain au nombre d'éléphants blancs qu'il possède dans ses écuries. On a livré des guerres pour s'emparer de ces bêtes. On dit que l'âme d'un ancien prince y habite et qu'ils sont l'une des incarnations d'un futur Bouddha.

— Sont-ils vraiment rares ? » interrogea Ivatt, de plus en plus intéressé. Il se voyait déjà ramenant un éléphant blanc dans une ménagerie d'Angleterre.

« J'ai cru comprendre qu'il n'y a qu'un seul animal de cette sorte à la cour du roi actuel et, à ce qu'on m'a dit, la bête dispose jour et nuit pour son service de quarante-huit esclaves. Elle ne mange et ne boit que dans des coupes en or massif.

— Bonté divine, ricana Ivatt, je changerais de place n'importe quand avec cet éléphant. Mais est-il vraiment blanc?

— Je crois que c'est un albinos. En fait, je n'en ai jamais vu, mais il semble que l'occasion va bientôt nous en être offerte. »

Burnaby était d'une gaieté inhabituelle. « Voilà qui devrait mettre le mandarin de bonne humeur, observa-t-il. Ce doit être le moment de lui demander quand nous allons pouvoir partir, n'est-ce pas Constant ?

— Évidemment, Richard. »

Les pensées se pressaient dans l'esprit de Phaulkon. Il devait bien y avoir un moyen de profiter de la superstition des Siamois. Si seulement il pouvait leur faire associer sa présence ici à celle de l'éléphant blanc... Puis l'idée qui s'était vaguement esquissée dans sa tête prit consistance. Il se tourna vers Ivatt.

« Thomas, y avait-il des éléphants dans votre ménagerie?

— Oui, il y en avait deux venus d'Inde. Un mâle et une femelle. Mais malheureusement ils étaient d'un gris classique.

— Et vous êtes-vous occupé un peu de leur dressage?

— J'étais trapéziste. Mais je passais beaucoup de temps avec les dresseurs et les animaux. » Il sourit. « Les animaux, en particulier, m'aimaient beaucoup.

— Sauriez-vous faire s'agenouiller un éléphant? demanda Phaulkon, essayant de dominer son excitation.

— Il me semble que oui, du moins s'il était raisonnablement dressé. Mais ne faut-il pas voir là une nouvelle manifestation de votre mégalomanie, Constant? » Le petit homme trouva l'idée très drôle. « Le grand éléphant blanc s'agenouillant devant le grand boxeur blanc ! » Il rit en imaginant cette scène.

« C'est ça, précisément, répliqua Phaulkon. Seriez-vous capable d'y parvenir?

— Oh, mon Dieu, non ! gémit Ivatt. Vous parlez sérieusement ?

— Tout à fait », répondit Phaulkon.

C'était le début de la soirée à la Cour. Le gouverneur avait revêtu sa tenue de cérémonie. Son chapeau conique blanc avec son unique anneau d'or était maintenu en place par un cordon qui passait sous son menton. Il portait son habit broché d'or aux larges manches flottantes et un superbe panung de soie brodé d'un filet d'or. Le vêtement était coupé dans un de ces superbes tissus des Indes peints à la main tels qu'on en fait dans la région de Masulipatnam. Comme c'était un cadeau de Sa Majesté le roi, il était strictement réservé aux grandes occasions. Le gouverneur avait aux pieds ses babouches musulmanes plates au bout retourné comme l'étrave d'un bateau. Son officier porte-glaive tenait son épée de cérémonie incrustée de diamants. Un autre esclave était chargé de sa boîte à bétel en or, contenant la noix de bétel et d'areca préparée et prête à être mâchée dès que Son Excellence en éprouverait l'envie.

Ses courtisans n'étaient pas moins resplendissants, même si le gouverneur était le seul à porter le panung de soie avec le filet d'or. Pour cette grande occasion, les dames de la Cour, les épouses, filles et nièces des dignitaires du palais ainsi que leurs esclaves femmes se montraient pour la première fois, arborant des panungs plus amples que ceux des hommes. Sunida était là aussi, magnifique dans un panung noir. Le noir, rehaussé de broderies d'or ou d'argent, était manifestement la couleur dominante : Phaulkon se demanda si c'était la mode du jour ou simplement la couleur préférée des femmes. Elles avaient le teint un peu plus pâle que celui de la paysanne moyenne car elles passaient moins de temps en plein air. Mais, contrairement aux hommes, elles avaient le torse nu, couvert seulement d'une écharpe de mousseline blanche nonchalamment drapée sur leurs seins. Des boucles d'argent ou d'or en forme de poire pendaient à leurs oreilles et les trois derniers doigts de chaque main étaient lourdement chargés d'une multitude de bagues : diamants ou autres pierres précieuses. Elles avaient aussi les ongles excessivement longs : on ne les avait jamais coupés, comme c'était la coutume dans l'aristocratie, et l'ongle du petit doigt de chaque main était peint en rouge. Leurs cheveux noirs luisaient d'une huile à l'odeur douce et une pommade parfumée faisait paraître plus pâles leurs lèvres. Des marques de craie blanche au-dessus de leurs seins indiquaient qu'elles venaient de prendre un long bain rituel et qu'elles étaient donc prêtes pour une visite aussi importante que celle-ci. Les dames étaient d'une propreté impeccable, inondées de parfum et fort séduisantes.

Un murmure d'approbation salua les trois farangs quand ils arrivèrent, revêtus de leurs habits de cérémonie brochés. Celui de Burnaby était ridiculement court pour lui, mais personne ne parut s'en soucier. Le gouverneur leur indiqua des coussins auprès du Palat. On remarquait l'absence du Hollandais.

À peine l'assemblée s'était-elle assise en tailleur qu'on fit entrer, pour les installer au premier rang, une file de douze vierges aux seins nus dans tout l'éclat de leur jeunesse, leurs cheveux noirs coupés court et bien huilés. Leurs simples panungs blancs contrastaient nettement avec la tenue généralement noire des dames de la Cour.

Une sonnerie de trompettes et un fracas de cymbales annonça alors l'arrivée du grand animal blanc devant les murs du palais. On ouvrit toutes grandes les portes, les gardes se prosternèrent et l'animal sacré fit son entrée dans l'enceinte du palais. Il était orné de guirlandes de jasmin et précédé de six prêtres brahmaniques psalmodiant des prières, et tout de blanc

vêtus. Pour le protéger du soleil on tenait au-dessus du jeune éléphant un immense parasol rouge et quatre mahouts marchaient d'un pas déférent à ses côtés pour le guider. Toute autre bête aurait été montée par son mahout : mais le roi lui-même n'aurait pas songé à chevaucher un ancien prince, peut-être — qui sait — un de ses propres ancêtres.

Toute l'assemblée était face contre terre. Du coin de l'œil, Phaulkon regarda les douze vierges choisies parmi des volontaires des villages à proximité desquels on avait découvert l'éléphant. Elles s'avançaient et se prosternaient dans son sillage. L'animal avait une taille d'environ deux mètres cinquante et il avait la peau d'un blanc crème. Ses ongles et le bord de ses oreilles semblaient plus blancs encore. Il s'arrêta devant la cohorte silencieuse des vierges et les examina de ses petits yeux roses, comme s'il mesurait leurs divers mérites. Les jeunes filles se mirent à genoux et inclinèrent la tête, attendant son verdict. Sans une hésitation, il se dirigea vers une jolie fille au milieu de la rangée et leva sa trompe jusqu'à ses seins nus.

La jeune vierge s'offrait volontiers à la caresse de l'animal, frémissant de l'honneur d'avoir été choisie. Elle ferma les yeux et joignit les mains respectueusement au-dessus de sa tête, s'abandonnant de tout son cœur aux avances espiègles de l'éléphant. Immobile, elle le laissa lui passer la trompe sur les seins et sur le nombril et humer ses épaules nues. Quand il fut apparemment rassasié de la jeune fille, la bête royale jeta un bref regard aux autres, puis passa son chemin. L'heureuse élue qui avait eu l'honneur d'être caressée par l'animal allait maintenant être choisie comme compagne de Sa Majesté le roi.

Guidé par le mahout, l'éléphant se dirigea vers le gouverneur. Le Palat accroupi tendit à son maître un plateau en or chargé de cannes à sucre, de gâteaux et de fruits. Le gouverneur s'agenouilla alors devant l'éléphant et brandit les offrandes dans sa direction. L'animal dévora avec avidité ce qu'on lui proposait, balayant de deux coups de trompe rapides le contenu des plateaux sur lesquels des esclaves s'empressèrent d'entasser de nouvelles friandises.

Pour la première fois sous les yeux de ses courtisans, le gouverneur se retira, rampant à reculons par égard pour le haut rang de ce prince des animaux. C'était maintenant au tour du Palat d'apporter son offr ande. Mais voilà qu'à la consternation de la foule Ivatt s'avança soudain, briguant apparemment l'honneur de servir l'offrande suivante. Déconcerté, le Palat se tourna vers le gouverneur qui reculait toujours, pour solliciter son avis. En même temps, devant ce manquement inattendu au protocole, deux gardes s'avancèrent, la main sur le pommeau de leur épée. Toute la Cour était pétrifiée.

Ivatt fit aux gardes un sourire rassurant avant de se prosterner devant l'éléphant dans une attitude de prière. Puis il entreprit d'imiter les appels des femelles en chaleur qu'il avait si souvent entendus dans la ménagerie. Poliment, il prit la coupe des mains du Palat encore déconcerté et rampa un peu plus avant jusqu'à se trouver pratiquement sous le ventre du grand animal. Un des gardes dégaina son épée et marcha sur Ivatt. Mais, chose incroyable, l'éléphant se tourna vers le garde : le soldat superstitieux s'arrêta net, interloqué et ne sachant que faire. Le gouverneur, qui entre-temps s'était redressé, demeurait immobile, le regard fixé sur Ivatt.

De son bras libre, Ivatt se mit à caresser avec un bout de canne à sucre la partie située derrière le genou droit de l'éléphant. Simultanément, de l'autre main, il présentait le régime de bananes assez bas afin d'obliger l'éléphant à se pencher pour l'attraper. Puis brusquement, avec son bout de canne à sucre, il donna à l'animal un grand coup derrière le genou.

À cet instant précis, Phaulkon s'avança. Il s'inclina devant le gouverneur et se prosterna devant l'éléphant ; par trois fois sa tête toucha le sol : c'était le salut royal. Au même moment, la bête tomba à genoux et prit dans sa trompe le régime de bananes. Un silence religieux s'empara des spectateurs superstitieux qui regardaient, fascinés, Phaulkon et l'animal royal semblant se rendre un mutuel hommage.

Un instant surpris par la tournure des événements, le gouverneur tenta d'y remettre un peu d'ordre. Il fit signe à Phaulkon et à Ivatt de regagner leurs places, puis Son Excellence demanda qu'on lui amène le jeune fermier qui avait découvert l'animal. Suivant une tradition millénaire, l'heureux paysan se trouvait désormais dispensé, avec toute sa progéniture, de tout paiement d'impôts à la Couronne. Il était également dispensé des six mois de service qu'il devait au roi. Il avait déjà servi un autre prince en le faisant sortir de la forêt pour lui faire adopter une vie plus confortable et plus conforme à son rang. Après avoir prodigué ces récompenses, Son Excellence ordonna qu'on balayât et qu'on aspergeât d'eau bénite les routes que le royal pachyderme emprunterait pour sortir de la ville. Il conféra aussi à plusieurs hauts dignitaires le privilège d'éventer l'animal pendant la nuit. Il ordonna enfin qu'on logeât l'éléphant dans sa plus belle écurie avec des prêtres et des esclaves pour s'occuper de lui en attendant le voyage d'un mois qui le conduirait à la capitale.

Le gouverneur estimait désormais qu'il s'était acquitté de toutes les tâches relevant de son autorité. À Sa Majesté maintenant, se dit-il, d'anoblir le royal animal, de lui donner un nom imposant tel que « Gloire de la Terre » ou « Rayonnement du Monde », de poser sur sa tête le diadème de diamants et de passer des anneaux d'or dans ses royales défenses.

Le mandarin eut un sourire satisfait en songeant à l'honneur qui venait déchoir à sa province et aux récompenses dont il allait personnellement bénéficier. Sa Majesté à n'en pas douter lui conférerait l'ordre de l'Éléphant blanc de première classe, et Ligor allait presque certainement être désignée comme province de l'année. Peut-être même y aurait-il une augmentation de son sakdina. Son plaisir s'en trouva accru. Avec douze mille marques de dignité, il serait non seulement le gouverneur de province bénéficiant du rang le plus élevé mais, dans tout le royaume, il n'y aurait avant lui que le Barcalon.

Il ne pouvait pourtant s'empêcher de s'interroger

sur le farang moyen. Se pouvait-il que cet homme venu d'un pays lointain, qui boxait, se prosternait et se comportait presque avec la dignité d'un Siamois, fût pour quelque chose dans ces événements propices? Était-il une sorte d'émissaire? On aurait pu croire un moment que le visiteur blanc et le grand animal blanc se prodiguaient mutuellement des marques de respect.

Tout en regardant le royal éléphant qu'on emmenait vers son écurie et l'assemblée prosternée qui se dispersait, il décida de consulter ses plus éminents astrologues. Il donna ensuite l'ordre qu'on laissât Phaulkon se reposer toute une journée et qu'on le conduisît à la salle d'audience le lendemain soir avant le coucher du soleil.

Les derniers rayons du soleil tropical dansaient à travers le feuillage du grand banyan. La douce lumière du soir baignait les cieux de tons pastel tandis que, sur les pas du Palat, Phaulkon traversait la Cour jusqu'à la salle d'audience du gouverneur. Il avait dormi, même si ce n'était que par intermittence, presque toute une nuit et toute une journée, et ses souffrances encore aiguës lui semblaient moins pénibles.

On l'avait convoqué seul et il se demandait si son numéro du jour précédent avec l'éléphant blanc y était pour quelque chose. Les Siamois, songea-t-il, connaissaient sans doute mieux les éléphants que n'importe quel autre peuple. Selon toute probabilité, ils avaient percé à jour le subterfuge d'Ivatt pour amener l'animal à s'agenouiller devant lui. Pourtant, si grande était sur eux l'influence des signes et des augures qu'ils auraient pu négliger la simple vérité pour s'attacher à une inteiprétation plus complexe. Quand il s'agissait du légendaire éléphant blanc, la superstition des Siamois ne connaissait pas de bornes.

Tout en avançant péniblement dans la cour du gouverneur, Phaulkon se rappelait le père Morin, trottinant auprès de lui une certaine nuit dans le quartier portugais d'Ayuthia, ses courtes jambes ayant du mal à suivre son pas. Tous deux venaient de dîner chez leur ami commun, rnestre Phanik, le négociant japonais. Le petit jésuite poursuivait avec entrain la conversation qui avait occupé presque tout le dîner. « Mon cher Constant, lui disait-il en faisant vers le ciel des gestes dépités, comment peut-on apprendre les voies du Seigneur à un peuple qui croit que la vérité consiste à entrer dans un temple et à poser des questions à l'effigie du Bouddha ? » Le bon père secouait la tête d'un air découragé. « Et savez-vous comment vous pouvez obtenir une réponse? Eh bien, vous posez tout simplement votre question. Vous priez un moment, puis vous sortez pour entendre les premiers mots prononcés par le premier passant que vous rencontrez. Dans ces mots se trouve la réponse à votre question ! Je vous jure que c'est vrai ! » Il haussa les épaules et secoua de nouveau la tête. « Bon Dieu, si seulement la vie était aussi simple! Mais impossible de persuader les Siamois du contraire. Depuis leur plus tendre enfance on leur instille ce genre de superstitions et rien, par la suite, ne peut ébranler leur conviction. Vous connaissez, bien sûr, l'histoire de ce roi d'autrefois qui s'enquérait de son avenir?

— Je ne crois pas la connaître, mon Père, répondit Phaulkon.

— Oh, allons donc, monsieur Constant. Tous les enfants la connaissent.

— Ah, mon Père, mais je ne suis pas un enfant.

— Alors, mon jeune ami, je vais vous la raconter : elle illustre parfaitement les problèmes qui se posent à moi. Voyez-vous, ce roi d'antan envoya au temple son messager pour s'enquérir à sa place de l'avenir de la royauté, car seuls des gens du commun pouvaient se charger d'une telle mission. Quand le messager sortit du temple, il rencontra un vieil homme qui s'arrachait des poils du visage avec des pinces. « Regarde ce grand poil sur le sol ! » dit le vieil homme en voyant un long poil flotter jusqu'à terre. « Le roi inteipréta alors cela comme le signe que son propre corps gisait devant lui : bien que n'étant pourtant pas d'un âge avancé, il tomba malade et mourut peu après. Impos-sible de persuader les Siamois qu'il ne s'agissait pas là d'une simple coïncidence. Pour eux, l'oracle du temple avait parlé. » Il leva les bras au ciel. « Chacun, depuis le roi jusqu'au dernier des balayeurs, continue à consulter en toute occasion les astrologues et à régler sa vie conformément à leurs prédictions. »

Phaulkon ne pouvait que compatir aux problèmes du jésuite. Ça ne devait pas être facile pour lui. Mais, au fond, pourquoi tenter de convertir ces gens parfaitement heureux de leur sort ?

Un jeune Malais attendait Phaulkon à l'entrée de la salle d'audience. En l'apercevant, le garçon s'inclina et s'adressa à lui dans un hollandais hésitant mais compréhensible.

« À la demande de Son Excellence le gouverneur, on m'a fait venir de la factorerie hollandaise pour vous servir d'interprète, monsieur. Mon maître, M. Joop, m'a prié d'exprimer ses regrets au gouverneur de n'avoir pu venir en personne. Il ne se sent pas très bien. » Le garçon s'inclina encore et précéda Phaulkon dans la salle d'audience.

Phaulkon grimpa les marches du perron et s'arrêta devant les lourds panneaux de teck qui constituaient la porte. Il pria pour que les superstitions dont le père Morin déplorait si fort l'existence puissent lui servir en cette occasion. Il prit une profonde inspiration, s'efforça de maîtriser la douleur qui l'habitait et entra. Il s'arrêta sur le seuil pour regarder devant lui. La Cour tout entière était de nouveau rassemblée, étince-lante de joyaux et en grande tenue de cérémonie. Il aperçut Sunida qui le regardait, l'air fier. Dans ce cadre, assis en tailleur sur de somptueux tapis persans et entourés de la magnifique collection de porcelaines Ming de Son Excellence, les courtisans offraient un spectacle encore plus éblouissant que celui de la veille pour accueillir l'éléphant blanc.

Phaulkon se prosterna sur le pas de la porte et rampa péniblement sur ses genoux et sur un coude en direction du gouverneur : celui-ci était assis comme d'habitude au-dessus des autres et il l'observa un moment en silence. Quand il parut satisfait, il s'adressa à l'interprète.

« Il n'a pas échappé à notre attention, monsieur Phaulkon, que votre visite ici a apporté bien des honneurs à ma province. Mes astrologues m'ont en outre assuré que votre arrivée chez nous n'était pas un simple accident. La découverte du plus noble des animaux peu après que mon peuple vous eut sauvé de la mort est un présage que l'on ne saurait négliger. » Le mandarin marqua un temps. « Indépendamment de tels auspices, votre bravoure dans l'arène m'a personnellement procuré un grand plaisir. Il n'y avait pas de honte dans votre défaite. Tout au contraire, vous vous en êtes remarquablement tiré contre l'un des meilleurs boxeurs que j'aie jamais vus. J'ai cherché à savoir qui il était, mais il a disparu aussi discrètement qu'il était arrivé. Il n'était pas d'ici. » Un léger sourire plissa les lèvres du gouverneur. « Si je puis me permettre ce conseil, vous devriez travailler votre coup de pied. »

Phaulkon s'apprêtait à répondre mais le gouverneur poursuivit.

« Il est en mon pouvoir d'accorder certains honneurs à ceux qui ont bien servi ma province. Bien que vous soyez un farang, je ne vois pas en quoi cela vous en priverait. Mon pays a toujours honoré ceux qui lui ont rendu service, quelle que soit leur origine.

« J'ai préparé aujourd'hui une dépêche pour Son Excellence le Pra Klang d'Ayuthia et l'on vient de lui envoyer un rapport complet sur vos activités. » Le gouverneur s'arrêta pour laisser le Malais interpréter : mais Phaulkon n'écoutait même pas la traduction. Une dépêche au Barcalon! Une recommandation pour celui qui était probablement le plus haut fonctionnaire du pays! Peut-être avait-il perdu ses précieux canons, mais voilà qu'on lui offrait sans doute un autre moyen de parvenir à son but! Pourrait-il obtenir par la persuasion ce qu'il n'avait pu se procurer par la contrebande? Existait-il après tout encore une chance de charger les cales de Sam White? Il avait près de trois mois devant lui. La voix du gouverneur, sur un ton plus solennel que jamais, vint interrompre ses pensées.

« En ma qualité de gouverneur et de premier représentant de Sa Très Gracieuse Majesté dans la province royale de première classe de Nakhon si Tham-marat, je décore par la présente M. Kosatanine Forcone de l'ordre de l'Eléphant blanc de troisième classe. »

À l'annonce d'une telle distinction un murmure monta de la Cour assemblée. Phaulkon était sans voix. L'ordre de l'Éléphant blanc de troisième classe ! C'était la plus haute récompense qu'un gouverneur de province avait le pouvoir d'octroyer. Seule Sa Majesté pouvait décorer de la première et de la deuxième classes. Cela n'allait-il pas lui conférer le prestige de traiter directement avec le Barcalon, l'occasion de dénoncer avec tact la duplicité des Maures et de solliciter la faveur de diriger lui-même une mission commerciale jusqu'en Perse ?

« Il me paraît convenable que vous et vos amis fassiez partie de l'escorte qui va accompagner le noble éléphant blanc dans son voyage jusqu'à Avuthia. Dans des circonstances normales, il devrait partir dès maintenant, mais je suis prêt à retarder d'un jour son départ pour vous permettre de mieux vous remettre de vos blessures. »

Il fallut un moment à Phaulkon pour retrouver sa voix. « L'extraordinaire distinction que Votre Excellence attribue à son humble serviteur m'accable. Mon cœur est empli de gratitude et mon immense plaisir n'est troublé que par la tristesse que j'éprouve à quitter la province d'un gouverneur aussi distingué et aussi éclairé. »

Le mandarin inclina la tête en écoutant l'interprète traduire les paroles de Phaulkon. Sous les regards de toute l'assemblée, le Palat passa au cou de Phaulkon un pendentif en argent, une médaille étincelante frappée de l'image d'un éléphant blanc et surmontée, en lettres d'or, du nom de la province.

Le Palat venait de regagner sa place auprès de son maître quand on entendit des éclats de voix. Tous les yeux se tournèrent vers la porte. Un garde éperdu se prosternait à l'entrée, implorant le pardon de Son Excellence.

« Puissant Seigneur, un messager de la factorerie hollandaise a pénétré de force dans le palais en insistant pour voir personnellement Votre Excellence. Le garde l'aurait tué s'il n'avait cessé de proclamer que le message était d'une grande importance pour Votre Excellence. » Le garde tremblait de peur, se demandant si ses collègues et lui avaient bien fait d'agir ainsi.

« Où est-il maintenant ? » demanda le gouverneur avec agacement. Il était fort inconvenant d'être ainsi interrompu au milieu d'une cérémonie.

« Puissant Seigneur, on le retient dehors.

— Faites-le entrer!

— Puissant Seigneur, je reçois vos ordres. »

Un jeune messager, moitié hollandais moitié siamois, apparut alors dans l'encadrement de la porte, promenant sur l'éblouissante assemblée un regard nerveux. Sur son visage oriental, des yeux d'un bleu intense ressortaient de façon stupéfiante.

Il se prosterna en direction du gouverneur et commença dans un siamois parfait.

« Puissant Seigneur, mon maître M. Joop m'a demandé d'informer Votre Excellence qu'il a reçu d'Ayuthia une lettre importante. Il n'est pas assez bien pour se présenter en personne devant Votre Excellence mais il vous implore de venir d'urgence lui rendre visite à la factorerie hollandaise. Il s'agit des farangs anglais. » Il marqua un temps pour souligner son effet, comme son maître le lui avait recommandé. « Mon maître possède maintenant toutes les preuves qu'il vous faut. »

Phaulkon écouta avec inquiétude les paroles du messager. Était-ce là la preuve que le Hollandais avait prétendu attendre? Mais de quoi pouvait-il bien s'agir? Allait-il échouer maintenant, à la dernière minute, juste au moment où le cours des choses semblait tourner en sa faveur? Mais comment une lettre d'Avuthia avait-elle pu arriver si vite ? Même le transport maritime le plus rapide mettrait quatorze jours : or il ne s'en était écoulé que neuf depuis le naufrage. Ou bien s'agissait-il d'une lettre expédiée avant la catastrophe et contenant des informations qui l'incriminaient ?

Il vit le gouverneur lancer un regard furieux au messager tandis que la Cour se prosternait, dans l'expectative.

« Nous sommes occupés maintenant. Vous informerez votre maître que nous tenterons de le voir demain matin.

— Puissant Seigneur, je reçois vos ordres. »

Le messager allait s'en retourner quand il aperçut la décoration accrochée au cou de Phaulkon. Il se souvint du message que son maître lui avait donné pour le farang si jamais il tombait sur lui. Il se tourna vers l'homme blanc et dit en hollandais : « Mon maître sait maintenant que vous êtes l'homme qui parle parfaitement le siamois. Il m'a chargé de vous dire que votre heure avait sonné, monsieur Phaulkon. »

Le gouverneur congédia l'assemblée et tourna les talons. Il laissa Phaulkon réfléchir à l'étendue de la fureur du potentat lorsqu'il aurait découvert qu'il avait été totalement abusé.

10

Pieter, le jeune employé de Van Risling, l'interprète qu'on avait envoyé au palais la veille pour apporter le message du Hollandais, descendait le couloir nu de la grande factorerie de brique qui constituait l'avant-poste de l'empire hollandais à Ligor. Il frappa à la porte du bureau de son chef. Manifestement, il était très excité. Ce n'était pas tous les jours que le gouverneur de la province, le Pu Samrec Rajakara Meuang, avec dix mille marques de dignité, leur rendait visite. La mère de Pieter, une Siamoise du village de Ban Seri, près de Ligor, lui avait inculqué depuis l'enfance le respect de la hiérarchie officielle : l'idée de se prosterner avec le comité d'accueil du grand gouverneur le laissait haletant. Déjà la veille, il avait été très impressionné quand on l'avait envoyé au palais pour la première fois, en raison de l'indisposition de Hassan, l'interprète malais. Il avait tenté de dominer sa peur en entrant avec assurance et en prenant une attitude hautaine comme il avait vu son maître le faire. Mais son estomac lui avait paru aussi mou qu'une banane trop mûre. Il était étonné et effrayé de constater que son maître, heer Joop, semblait manifester un dédain presque sans retenue pour les Siamois, même pour le puissant gouverneur : Pieter s'était souvent demandé si son propre père, un négociant hollandais itinérant, mort alors qu'il n'était qu'un jeune enfant, avait eu la même attitude. Il en doutait. Il n'avait jamais vu personne se comporter comme heer Joop. En vérité, son maître avait des manières épouvantables. Même les farangs anglais se conduisaient avec plus de dignité. Il faut reconnaître que heer Joop le payait bien et que cet argent permettait à Pieter d'entretenir sa mère veuve avec laquelle il vivait. Être le seul à parler hollandais à Ligor, songea-t-il, offrait certains avantages pécuniaires, même s'il savait que sa connaissance de la langue était loin d'être parfaite.

Le jeune Pieter soupira. Il aurait voulu être comme tout le monde, et non pas un demi-farang. Il se sentait tellement plus siamois. Et les Siamois avaient beaucoup plus de dignité que les farangs. Il ne connaissait guère des manières hollandaises que celles de son rustaud de maître et du bon vieux chirurgien — mort aujourd'hui — qui lui avait enseigné tout ce qu'il connaissait de la langue.

«Entre!» La voix bourrue de son maître interrompit le cours de ses pensées.

Heer Joop s'était montré fort maussade et irritable ces temps-ci, surtout depuis le match de boxe dans lequel le tigre farang s'était surpassé. Depuis la veille, quand la nouvelle du grand honneur conféré au farang combattant était parvenue jusqu'à l'usine, son humeur s'était encore assombrie. L'ordre de l'Éléphant blanc de troisième classe ! Heer Joop avait tout bonnement explosé. Pieter l'avait regardé par le trou de la serrure : il arpentait son bureau en fixant d'un œil vide les cartes collées aux murs, en jurant et en marmonnant tout seul.

Pieter ouvrit la grande porte en bois du bureau de son maître : elle n'avait qu'un seul battant et s'ouvrait vers l'extérieur, contrairement aux autres portes.

« Oui, Pieter, qu'y a-t-il?

— Pardonnez-moi, Monsieur, mais Son Excellence le gouverneur est en route. Un esclave est venu en éclaireur annoncer son arrivée. »

Le visage de Van Risling s'illumina. Sa généreuse corpulence s'étala sur le bureau de bois tandis qu'il se penchait en avant. Ses doigts pianotaient nerveusement le plateau verni.

« Bon. Veille à ce que Son Excellence soit reçue avec tous les honneurs et préviens-moi dès qu'elle arrivera. » Le Hollandais était ravi d'avoir la visite du gouverneur. Cela montrait en tout cas que le mandarin s'intéressait suffisamment aux révélations du Hollandais pour venir le voir en personne. Cela n'aurait pas été tout à fait la même chose, se dit Van Risling, si c'était lui qui avait rendu visite au gouverneur. Il voulait le voir ici, sur son terrain : il avait donc feint une indisposition.

« Très bien, Monsieur », répondit Pieter en dissimulant sa surprise. Cela ne ressemblait guère à son maître de montrer tant de respect.

« T'es-tu assuré que le hall d'entrée est bien balayé ? demanda le maître. Son Excellence devrait passer par là.

— C'est fait, Monsieur. Tous les employés sont alignés et prosternés de chaque côté du vestibule en attendant l'arrivée de Son Excellence.

— Bien. Maintenant, apporte-moi ma veste de brocart blanc, celle de cérémonie », ordonna Van Risling.

On entendit dehors sonner une trompette. Pieter s'inclina et quitta précipitamment la pièce.

« Fais vite », lança derrière lui la voix de Van Risling.

Quelques instants plus tard, Pieter revint avec la veste de cérémonie de son maître : la même tunique sans col et aux manches brodées d'or que portaient les hauts dignitaires pour les cérémonies officielles. Au même instant, Son Excellence le gouverneur entra d'un pas majestueux dans le seul édifice de brique de Ligor et les employés impressionnés s'allongèrent, sur son passage, le nez dans la poussière.

Le négociant hollandais enfila précipitamment sa tunique et se planta d'un air important derrière son bureau, arborant un grand sourire à l'intention du gouverneur qui apparaissait sur le pas de la porte. Puis il s'inclina très bas. Plus bas, sembla-t-il à Pieter, qu'il n'avait jamais vu son maître le faire auparavant.

« Pieter, le fauteuil ! » ordonna Van Risling en se redressant. Pieter se remit debout et approcha un fauteuil d'osier qu'il plaça maladroitement derrière le gouverneur.

« Les coussins, Pieter. Apporte d'autres coussins, imbécile. Tu sais que Son Excellence aime être assise plus haut que tout le monde. »

En fait, Son Excellence n'aimait pas du tout s'asseoir dans ces engins horriblement inconfortables qu'utilisaient les farangs. C'était si peu pratique. On ne pouvait ni s'y accroupir, ni croiser les jambes : les maudits accoudoirs vous en empêchaient. On était contraint de garder une position ridicule, les jambes pendant devant, à l'image d'un singe accroché à une branche. Surtout quand le siège était si haut que vos pieds ne touchaient même pas le sol. Évidemment, les farangs, avec leurs jambes démesurées, parvenaient à les poser à terre, mais même ainsi ils avaient l'air ridicule.

Son Excellence s'installa avec répugnance dans le fauteuil tandis que son porteur de bétel et son Palat s'installaient sur le sol à ses côtés. Une demi-douzaine d'esclaves s'accroupirent à distance respectueuse derrière leur maître. Son porte-glaive brillait par son absence, signe que Son Éxcellence ne considérait pas qu'il s'agissait là d'une visite officielle.

« Bienvenue, Excellence, dans notre humble factorerie, dit Van Risling avec une modestie qui ne lui était pas coutumière. Puis-je vous offrir un rafraî-chissement ? » Le jeune Pieter traduisit, soulagé de voir pour une fois l'étiquette respectée. Jusqu'à maintenant il avait toujours eu l'impression que son maître n'avait aucun usage.

« Pas pour l'instant, je vous en remercie, monsieur Lidrim. » Le mandarin observait le Hollandais en se demandant ce qui le rendait si nerveux. « J'ai de nombreuses affaires à régler et seule l'urgence de votre message m'a persuadé de renoncer à ces engagements. Ma visite, malheureusement, ne saurait être que brève.

— Bien sûr, Excellence, je comprends et je vous suis reconnaissant de m'avoir fait cet honneur. Je vais en venir droit au fait. » Il se pencha en avant, l'air important. « Excellence, il est de mon devoir de vous informer que, malgré toutes ses protestations, l'un des membres de la Compagnie anglaise parle couramment le siamois. » Il marqua un temps. « Et nous savons maintenant de qui il s'agit. Il m'est douloureux d'avoir à dénoncer une telle traîtrise quand j'ai vu de mes yeux la grande courtoisie avec laquelle Votre Excellence a reçu cette personne. Mais il vaut mieux que Votre Excellence apprenne la vérité avant qu'il ne soit trop tard. »

Le gouverneur plissa les lèvres. « Ah oui ? Et quelle preuve avez-vous de cette accusation ? »

Le Hollandais ouvrit le tiroir de son bureau et y prit une lettre. Elle portait le sceau officiel de la Compagnie hollandaise des Indes orientales et elle était datée d'Avuthia, 4 décembre 1679. Seize jours auparavant. Le texte était en hollandais.

« Pieter, dit-il en se tournant vers le jeune employé, voudrais-tu traduire pour Son Excellence, je te prie. » Pieter prit la lettre d'une main tremblante. Restant prosterné sur ses genoux et sur ses coudes, il se mit à lire tout haut la traduction qu'il avait passé une partie de la nuit à préparer.

Mon cher Van Risling,

À la suite de ma récente dépêche urgente concernant les activités clandestines de la Compagnie anglaise, j'ai maintenant terminé des enquêtes approfondies et je suis en mesure de confirmer sans aucun doute possible qu'un de leurs agents parle couramment le siamois. C'est le jeune homme du nom de Thomas Ivatt, qui se fait passer pour une nouvelle recrue. C'est un linguiste accompli et j'ai eu la confirmation de sa parfaite connaissance de la langue siamoise par plusieurs sources : deux jésuites français, trois négociants portugais, tous ses domestiques et un haut fonctionnaire du ministère du Commerce, Naï Prasert, avec lequel heer Ivatt a été en affaires.

Vous voudrez sans doute transmettre cette information à Son Excellence, le gouverneur de Ligor, qui dans sa sagesse souhaitera prendre toute mesure appropriée. Heer Ivatt ne manquera certainement pas de nier toute connaissance de la langue, mais je suis sûr que Son Excellence, qui a toute ma confiance, trouvera les moyens de lui arracher la vérité.

Nous avons maintenant la certitude que la jonque Royal Lotus transportait en contrebande des canons le long de la côte du Siam et nous sommes convaincus que ces armes étaient destinées aux rebelles de Pattani.

Nous sommes heureux d'avoir découvert à temps cet acte de trahison et d'avoir pu rendre service à notre vieil ami et allié le Siam, avec qui nous avons toujours entretenu des relations si étroites.

Vous êtes donc prié de donner immédiatement suite à cette information et, si besoin, vous êtes autorisé à montrer cette lettre, portant notre sceau officiel, à Son Excellence le Gouverneur, dont nous connaissons la réputation d'homme de valeur et l'efficacité.

Pieter releva la tête : « La lettre est signée Aarnout Faa, agent en chef de l'honorable Compagnie hollandaise des Indes orientales à Ayuthia. »

Durant toute la lecture, le gouverneur avait gardé un air grave.

« Et cette lettre vient d'arriver? Est-elle parvenue en réponse à l'une des vôtres, monsieur Lidrim ?

— Non, Excellence, répondit le Hollandais, évitant soigneusement de tomber dans le piège. Le rapport que j'ai envoyé après le naufrage n'aurait guère eu le temps d'arriver déjà à Avuthia.

— Puis-je voir cette lettre, monsieur Lidrim ?

— Bien sûr, Excellence, répondit Van Risling. J'ai pris la liberté d'ajouter au verso une traduction en siamois, que Pieter ici présent vous a lue. » Il s'inclina respectueusement et tendit le document au mandarin.

« Je vous en suis très obligé. » Le gouverneur parcourut la lettre et l'examina un moment. « Ah, oui, je reconnais le sceau de votre honorable compagnie. J'aimerais, monsieur Lidrim, emporter ce document avec moi comme preuve, avec votre permission, bien entendu. »

Le Hollandais était tout sourire. « Mais naturellement, Excellence. »

L'utilisation du mot « preuve » était des plus prometteuses. « Et si je puis encore vous aider en quoi que ce soit, Excellence, n'hésitez pas à faire appel à moi.

— Je n'y manquerai pas, je n'y manquerai pas, monsieur Lidrim. En attendant, peut-être auriez-vous la bonté de m'envoyer ce soir votre interprète au palais ?

— Avec plaisir, Excellence, s'empressa de répondre Van Risling.

— Très bien, je vais maintenant prendre congé. Ce fut une visite très instructive, monsieur Lidrim. Je vous en remercie.

— Votre Excellence est trop bonne. C'est moi qui remercie Votre Excellence d'avoir pris le temps de venir au milieu des nombreux engagements qui l'accablent. »

Le gouverneur se leva et, toujours prosterné, le jeune Pieter regarda avec stupeur heer Joop s'incliner avec obséquiosité et raccompagner le gouverneur jusqu'à la porte.

Quelques instants plus tard, le Hollandais regagna son bureau, l'air extrêmement satisfait, comme s'il venait de remporter une grande victoire. Le jeune Ivatt allait plus facilement succomber à l'interrogatoire que ce démon de Phaulkon. La tension et l'angoisse qui semblaient l'accabler depuis ces deux derniers jours tombaient de ses épaules comme une mangue mûre de l'arbre.

Phaulkon était allongé sur son lit, ses pensées se bousculant dans son esprit. Juste au moment où il semblait que le danger était passé, voilà que Van Risling était revenu le hanter. Que savait donc vraiment ce maudit Hollandais? Se pourrait-il qu'il bluffât? Quelle nouvelle information avait-il découverte? Se pouvait-il que, voyant la tournure que prenaient les choses et prévoyant la libération imminente de Phaulkon, il eût fait une dernière tentative désespérée pour l'empêcher de lui échapper? Une chose était sûre : quels que fussent les renseignements arrivés d'Ayu-thia, ce ne pouvait être une réponse à une lettre envoyée par Van Risling depuis la date du naufrage. La réponse n'aurait pas eu le temps de parvenir jusqu'à Ligor.

Phaulkon savait que le gouverneur ne pouvait retarder plus longtemps le départ de l'éléphant blanc. Pas même un seul jour. L'animal princier aurait dû être envoyé à Sa Majesté aussitôt après sa capture. Demain à l'aube le cortège s'ébranlerait. Et Phaulkon devait en faire partie.

Sunida était déjà venue par deux fois s'assurer de son état et était repartie sur la pointe des pieds quand il avait fait semblant de dormir.

Il aurait voulu avoir l'air détendu et reposé, plutôt que nerveux et sur ses gardes : il était certain qu'elle allait faire au gouverneur un rapport sur son état. Il aurait aimé lui demander si Son Excellence avait rendu visite à la factorerie hollandaise, mais il aurait été trop difficile de s'exprimer par gestes et d'ailleurs ce genre de questions aurait éveillé la méfiance de la jeune femme. Comment était-il censé être au courant de la visite?

Un moment, elle s'était agenouillée auprès de lui. Elle lui avait doucement caressé les tempes pour prolonger son sommeil et il l'avait entendue murmurer : « Comme j'aurai le cœur lourd quand tu seras parti, mon beau farang. Te reverrai-je jamais? » Il aurait voulu lui faire l'amour à nouveau, mais il était supposé dormir. Le chagrin qu'il sentait dans sa voix lui avait déchiré le cœur et à cet instant il avait maudit sa décision de ne pas parler sa langue. Il aurait voulu lui dire tant de choses ! Il était stupéfait de découvrir que son impatience à regagner Ayuthia était bel et bien tempérée à l'idée de la laisser ici. Ne pourrait-il pas l'emmener avec lui ? se demanda-t-il.

Il souleva la tête des coussins et regarda par la fenêtre ouverte. La porte aussi était ouverte, sans doute selon les instructions du docteur, afin de rétablir l'équilibre de l'air dans le corps du patient. Un éventail de bambou était posé près de son lit, prêt à servir dès qu'il s'éveillerait. D'après la hauteur du soleil, il devinait que l'on était en fin d'après-midi. Encore une nuit de plus à passer et il pourrait être en route pour Avuthia, en sûreté pour un temps. Ce soir, Ivatt préparait un numéro d'adieu pour distraire le gouverneur avec ses acrobaties.

Phaulkon tâta la décoration qui pendait à son cou. Cette récompense lui vaudrait-elle une entrevue avec les potentats d'Avuthia? Était-ce son introduction auprès du Barcalon? se demanda-t-il. Une idée soudain le frappa et il sentit l'angoisse l'envahir. Comment pourrait-il parler siamois au Barcalon après avoir nié aussi longtemps connaître cette langue? Mais la question était de pure forme, se dit Phaulkon. Maintenant qu'il avait été honoré de façon si évidente, le puissant Barcalon ne manquerait pas d'enquêter sur lui et, avec sa horde d'espions, il découvrirait que le farang connaissait leur langue. Il faudrait que Phaulkon trouve une explication fichtrement convaincante.

La ravissante silhouette de Sunida, vêtue d'un panung bleu flottant, apparut de nouveau. Le trouvant éveillé cette fois, elle eut un sourire ravi et s'assit

gracieusement à côté de lui en ramenant sur ses jambes les pans de son panung.

Avec un petit rire elle tira une lettre de sa poche et la montra gaiement. Puis elle étendit largement ses bras et dessina une barbe imaginaire sur ses joues en même temps qu'elle les gonflait. Il n'était pas difficile de reconnaître la corpulente silhouette de Van Risling. Une lettre du Hollandais à Sunida! Phaulkon la lui prit des mains : tout en faisant semblant de lire la signature en hollandais, il laissa son regard parcourir brièvement le texte en siamois. Il resta impassible en lisant l'invitation du Hollandais : il lui proposait de devenir sa compagne et de venir vivre à la factorerie hollandaise avec lui. La lettre était rédigée en siamois, sans doute par l'interprète, et signée de Van Risling.

Elle désigna le griffonnage enfantin que représentait sa signature et dit en riant : « M. Lidrim ! » Elle hocha la tête et essaya d'indiquer par gestes qu'il lui avait demandé de devenir sa seconde épouse. Elle eut alors une grimace de dégoût et secoua énergiquement la tête.

Il se mit à rire, mais il sentait son sang bouillir et il éprouva une brusque envie de l'emmener loin d'ici. Il fit un geste à peu près dans sa direction, car il était grossier de montrer quelqu'un du doigt, puis il se désigna lui-même et prononça : « Toi et moi, Ayuthia ? »

Elle l'observa un moment en silence, comme si elle s'efforçait de comprendre ce qu'il voulait dire, puis elle répéta : « Nai leh dichan ? Pai Ayudhya ? »

Il acquiesça avec entrain et vit son visage s'illuminer.

« Pai! Duey! » Oh oui, j'irai avec toi!

Instinctivement, il lui tendit les bras mais ce brusque mouvement lui fit mal : le voyant tressaillir, elle l'obligea à les baisser. Elle le regarda tendrement et, posant un doigt sur ses lèvres, lui imposa le silence. « Ja mee okat », dit-elle avec chaleur. Il y aura bien d'autres occasions. « Pai, pai Ayudhya ! » répéta-t-elle tout heureuse. Il souriait encore au moment où un serviteur entra pour annoncer le Palat.

L'adjoint fit un signe bref à Phaulkon avant de se tourner vers Sunida. « Son Excellence désire voir le farang immédiatement », dit-il.

Quelque chose dans le ton du Palat fit frissonner le Grec.

Phaulkon demeurait prosterné devant le gouverneur. Comme c'est étrange, songea-t-il, qu'il n'y ait pas d'interprète. Le mandarin l'accueillit sèchement, puis se tourna vers le Palat.

« Kling!

— Puissant Seigneur, je reçois vos ordres.

— Kling, nous avons reçu d'étonnantes nouvelles. La factorerie hollandaise vient de me fournir la preuve irréfutable qu'un des farangs, le petit, parle couramment notre langue. » Le mandarin tira de sa bourse une lettre pliée et la tendit vers la forme allongée du Palat. « Comme c'est extraordinaire qu'il ait voulu tout ce temps garder le secret à ce sujet. Il devait avoir quelque chose d'important à cacher. Ce sera ton devoir, Kling, de découvrir exactement de quoi il s'agit. »

Le Palat eut un grand sourire à l'idée de rendre service à son maître, et surtout dans un domaine où il excellait.

« Puissant Seigneur, je reçois vos ordres.