« Alors, bienvenue à Ayuthia, hommes de peu de foi, dit Phaulkon en s'adressant à ses deux compagnons.

— Que voulez-vous dire?» demanda Burnaby déconcerté.

Phaulkon se tourna vers White. « Contrairement à ce que l'on a pu vous dire, monsieur, j'ai votre cargaison. Je regrette seulement qu'après un voyage aussi pénible l'on vous ait accueilli avec des nouvelles aussi erronées que déprimantes. »

White fut aussitôt transformé.

« J'ai toujours su, monsieur, s'exclama-t-il, que la réputation dont vous jouissez auprès de mon frère George était fondée. » Il avait maintenant retrouvé toute son impatience. « Vous dites que la cargaison est prête?

— Pratiquement, monsieur White. Il me faut encore deux ou trois jours pour les dernières formalités.

— Je vous en prie, appelez-moi Samuel.

— Très bien. Mais dites-moi d'abord : quelles nouvelles avez-vous de votre estimé frère?

— Monsieur, aucune depuis que, en route pour l'Angleterre, il a fait escale à Madras. C'est alors qu'il m'a mis au courant de l'objet et de la date de ma mission à Mergui. Il était si confiant dans votre succès que j'ai décidé d'entreprendre le voyage sans autre confirmation. Je vois par moi-même que mon frère a un jugement très sûr. Il faut me pardonner les premiers doutes que j'ai pu avoir, monsieur. Mais M. Burnaby ici présent m'a laissé entendre que... il était peu probable...

— À n'en pas douter, M. Burnaby a recueilli ses infoimations sur la place du marché de Ligor », lança sèchement Phaulkon. L'agent général semblait particulièrement penaud. Ivatt, lui aussi, paraissait embarrassé, mais White s'empressa de venir à son secours.

« Heureusement, M. Ivatt ici présent m'a redonné espoir en insistant pour que je vous parle d'abord, monsieur, dit-il à Phaulkon.

— Je vous en prie, appelez-moi Constant. » Il se tourna vers Ivatt. « Merci, Thomas. Je m'en souviendrai.

— Comment... comment vous êtes-vous procuré la cargaison, Constant? » demanda timidement Burnaby.

Comme s'il n'avait pas entendu la question, Phaulkon s'adressa de nouveau à White.

«Quand devez-vous repartir pour Mergui? J'imagine que vous n'avez guère de temps.

— En effet, Constant. Le Cotnwall doit regagner Madras dès qu'il aura vendu sa cargaison de tissus et d'opium à Mergui. Je ne voudrais pas que l'on remarque l'absence prolongée de son capitaine et qu'on la signale à la Compagnie. D'autant plus que les Maures de là-bas seraient enchantés de trouver une raison pour discréditer celui qui voudrait essayer de leur ravir leur route commerciale traditionnelle. La présence du Comwall à Mergui semble avoir déjà suscité une grande curiosité, pour ne pas parler de soupçons : j'ai donc fait courir le bruit que le navire se trouve au port pour d'impoitantes réparations. Mais, bien entendu, si mon vaisseau ne parvient pas à Madras à la date prévue, on fera des recherches et on enverra une commission d'enquête. Il serait évidemment fatal que l'on découvre le Comwall toujours à Mergui alors que le navire est censé s'être perdu dans une tempête au large des Andaman. » Il fit un clin d'œil à son auditoire.

Ivatt poussa un gémissement. « Oh non ! Quoi encore ?

— Monsieur? demanda White.

— Thomas est nouveau dans ces régions, expliqua Phaulkon. Il n'est pas encore accoutumé à la diversité des activités que nous exerçons. »

Thomas se tourna vers White : « J'ai accepté un travail respectable au service de la marine marchande de Sa Majesté britannique, monsieur. Et voilà que je me retrouve au milieu de la plus belle bande de coupe-gorge que l'on puisse trouver à l'est de Douvres. Autrefois, monsieur White, j'étais trapéziste. Une occupation relativement sûre, permettez-moi de le préciser. »

White éclata de rire. « Belle comparaison, monsieur. Et je vois bien que, si les risques de la voltige sont vite oubliés, les nôtres se prolongent davantage. Alors, monsieur Ivatt, allez-vous vous joindre à notre petite expédition en Perse?

— J'ignorais que l'on m'y avait convié.

— J'estime que vous méritez bien une part, Thomas. N'est-ce pas, Richard? »

Burnaby était visiblement soulagé d'être de nouveau associé à la conversation. « Assurément, Constant. Haut la main, dirais-je même. »

Phaulkon prit affectueusement le petit homme par les épaules. « Nous n'aurions pu rêver meilleur compagnon d'armes. Ou canaille plus naturelle. Combien voulez-vous ? »

Ivatt réfléchit. « Compte tenu des risques, je ferais mieux de me couvrir avec cinquante pour cent. »

White parut déconcerté. «Cinquante pour cent? répéta-t-il.

— M. Ivatt, fit Phaulkon en riant, juge d'après ce qu'il a vu jusqu'à maintenant du service de la Compagnie. »

White se mit aussitôt de la partie. « J'aurais cru, observa-t-il, que le véritable danger consistait à posséder un tel stock. Dès l'instant où mon équipage aura découvert la vérité, la vie de M. Ivatt ne vaudra même pas celle d'un marin naufragé parmi les habitants des Andamans.

— Les cannibales? » interrogea Ivatt.

White hocha la tête.

« Je me contenterai alors d'une part moins importante. Et d'ailleurs, peut-être vais-je devoir demander la permission d'entreprendre ce voyage. » Il se redressa de toute sa hauteur. « J'ai de sérieux engagements au palais.

— De quoi parlez-vous ? interrogea Phaulkon. Quel palais ?

— C'est vrai, confirma Burnaby. Vous ne savez pas ce que ce gaillard a réussi à faire à Ligor, Constant. Le gouverneur l'a persuadé de suivre vos traces dans l'arène de boxe. Thomas y a exécuté des acrobaties si incroyables que son adversaire n'a jamais pu l'attraper. Le public, gouverneur compris, était ravi, jusqu'au moment où il a fallu interrompre la rencontre, faute de combattants.

— C'est ainsi que vous avez passé le temps à Ligor ? demanda Phaulkon en riant.

— Pas vraiment, répondit Ivatt. Nous avons passé le plus clair de nos moments de loisir à rechercher des éléphants blancs.

— Le jeune Thomas ici présent, reprit Burnaby, est devenu un habitué de la cour du gouverneur : chaque jour il y faisait son numéro pour les enfants. Je commençais à désespérer que l'on nous laisse jamais repartir. A chaque fois, la cour où il donnait sa représentation était pleine de monde. Et le gouverneur lui a remis une recommandation pour qu'il puisse se produire ici devant les enfants du palais.

— Je sais combien vous tenez à rencontrer Sa Majesté, Constant. Je vais voir si je peux dire un mot en votre faveur, lança Ivatt.

— Comme c'est aimable à vous, Thomas. Mais comment va votre pied, Richard ? M. Burnaby a eu un accident dans le Sud, expliqua-t-il à White.

— Oh, je suis navré de l'apprendre.

— Ça va beaucoup mieux maintenant, merci, Constant. C'est presque complètement guéri. Mais je suis impatient d'entendre de votre bouche des nouvelles de la cargaison et de votre... brillant exploit. »

Phaulkon regarda autour de lui. « Autant que je vous explique aussi l'histoire, Samuel. Je suis actuellement employé au ministère du Commerce siamois. Je dirais : à l'essai. J'ai été reçu par le Barcalon, qui est tout aussi rusé qu'on le dit. Je crois qu'il nourrit les plus sérieux soupçons concernant nos récentes activités, mais il est prêt à tout oublier si nous pouvons lui être plus utiles vivants que morts. C'est là-dessus que je compte. Pour l'instant, j'ai dénoncé les pratiques frauduleuses des Maures qui organisent les banquets et j'ai arraché à Son Excellence un accord de principe : on nous fournira les marchandises à crédit pour le voyage en Perse. L'accord est valable à condition que nous apportions le navire. L'arrivée fort opportune de M. White va nous permettre de remplir cette condition. Il semble toutefois que les autorités siamoises ne tiennent pas à faire savoir aux Maures que l'on enquête sur eux. Officiellement, le gouvernement n'a rien à voir là-dedans. C'est pourquoi les Siamois tiennent tant à ce que nous utilisions notre propre navire.

— Et l'enquête à Ligor est-elle maintenant terminée? demanda Burnaby.

— J'ai l'impression qu'elle restera suspendue au-dessus de nos têtes jusqu'au moment où nous leur aurons donné la preuve que mieux vaut n'y plus penser. » Il se tourna vers White. « Quel dédommagement proposez-vous à votre équipage ? Peut-on compter sur son silence?

— J'ai dû promettre aux hommes dix pour cent des bénéfices, à répartir entre eux.

— Vont-ils s'en contenter? interrogea Phaulkon.

— Si nos estimations sont correctes, cela représente davantage que leur solde pour toute une année. Les Maures doivent gagner une fortune. Les hommes s'attendent naturellement à ce que les officiers se partagent encore dix pour cent, et j'ai expliqué que le reste devra revenir aux investisseurs qui ont avancé l'argent. Je n'ai pas précisé de qui il s'agissait.

— Voilà qui me semble raisonnable. Et vous pensez que cela nous assurera de leur silence ?

— Une fois l'argent en poche, ils ne risquent guère de bavarder, surtout quand ils auront partagé la responsabilité de saborder l'un des navires du bon roi Charles. Le seul ennui que je puisse envisager, c'est si les bénéfices n'atteignent pas les sommes escomptées.

— Quelle marchandise avons-nous maintenant, prête à embarquer, Constant? demanda Burnaby, comme s'il avait participé aux préparatifs.

— Du thé, des soies chinoises, des satins et des tissus damassés, de la porcelaine, du bois de sampang, des défenses d'éléphants, de 1 etain, des peaux et de la gomme. Comme vous l'avez suggéré, Richard, conclut sèchement Phaulkon.

— Excellent, répondit Burnaby, avec l'air satisfait de quelqu'un dont l'adjoint a bien travaillé en son absence.

— Dans combien de temps pourrons-nous charger? demanda Samuel. Cette question est capitale, même si, je dois l'avouer, je ne suis pas impatient de refaire ce voyage en sens inverse. Cette fois, je n'engagerai que des éléphants. Ces maudits bœufs attireraient tous les tigres de la région.

— Nous devrions pouvoir disposer des marchandises bien empaquetées dans deux ou trois jours. Dès demain matin je m'en vais parler au Barcalon.

— Monsieur Phaulkon, reprit White d'un ton sensiblement radouci, il y a bien longtemps que mon frère m'a parlé de ce projet, mais une fois ce voyage terminé, quelles possibilités y aurait-il pour quelqu'un comme moi de trouver un emploi au Siam ?

— Cela dépendra beaucoup de la réussite de cette expédition. » Il marqua un temps. « Je vais vous parler ouvertement, plus que je ne le ferais avec un étranger, compte tenu de la grande amitié que je porte à votre frère : cela crée en effet un lien entre nous. »

Samuel White s'inclina. « Et je m'efforcerai, monsieur, de mériter votre confiance.

— Voyez-vous, Samuel, mon ultime objectif est d'amener les Anglais à des positions solides dans la province occidentale du Tenasserim, d'où ils pourraient contrôler les routes commerciales à travers le golfe du Bengale.

— Voilà des années que la Compagnie convoite Mergui, souligna White avec une excitation évidente.

— Ce n'est pas à la Compagnie que je pense, mais à la Couronne siamoise, ayant à son service des Anglais occupant des postes de responsabilités. C'est là que vous pourriez intervenir, Samuel.

— Des Anglais travaillant pour le Siam? répéta Burnaby abasourdi.

— Oui, Richard, mais en alliés de leur pays, expliqua Phaulkon.

— C'est parfait pour moi », dit White. Il sifflota. « Je donnerais n'importe quoi, par exemple, pour m'établir dans le commerce des éléphants. Il y a une fortune à faire dans ce domaine. Vous avez ici tous les éléphants qu'il faut. Je n'en ai jamais vu autant que lors de mon voyage depuis Mergui. Et les Siamois savent les capturer. Il y a en Inde une demande inépuisable. Les princes belliqueux sont toujours en guerre les uns contre les autres et ils ont besoin d'animaux pour leurs années. En temps de paix, il leur en faut pour leurs mariages et aussi pour leurs chasses. Trois semaines suffisent pour traverser le golfe. Le volume des affaires pounait être colossal. » Son excitation devenait contagieuse.

« Et les navires ? questionna Burnabv. Ne faudra-t-il pas des cales spécialement aménagées?

— On pourrait les construire à Madapollam. Les chantiers là-bas sont spécialisés dans ce genre de choses. Avec une coque convenablement renforcée, un navire peut transporter jusqu'à vingt éléphants. J'ai dirigé une fois une traversée. Il suffit de prier pour avoir du beau temps et de disposer d'un approvisionnement constant de feuilles de bananiers. Leur nourriture favorite distrait les animaux.

— Y a-t-il beaucoup d'accidents? demanda Phaulkon.

— Remarquablement peu. Et la plupart sont dus à une erreur humaine. » Samuel se mit à rire. « Un de mes amis a participé un jour à une traversée qui s'est terminée en désastre quand on a accidentellement renversé sur l'arrière-train d'un éléphant un bol de bouillon brûlant. L'animal furieux a enfoncé ses défenses dans les flancs du navire : il a réussi à noyer ainsi ses compagnons et la quasi-totalité de l'équipage. »

Phaulkon éclata de rire. « Nous chargerons Thomas de tout cela. Il a l'expérience de la ménagerie.

— Je ne leur servirai que des plats froids », répliqua Ivatt.

White semblait pensif. « Mais comment les Maures vont-ils prendre une incursion aussi évidente sur leurs traditionnels terrains de chasse? Après tout, ce sont eux qui tiennent tout le commerce au départ de Mergui.

— Ils ne vont certainement pas abandonner de bon cœur ces prérogatives, répondit Phaulkon. Mais, dès l'instant où je pourrai prouver l'étendue de leurs détournements — et je compte sur cette première cargaison pour y parvenir —, les Siamois seront peut-être disposés à envisager un changement. C'est pourquoi il est si important de verser au Trésor toute la part qui lui revient sur cette expédition.

— Je comprends, et vous avez mon plein accord.

— Quelle est la situation à Madras? interrogea Burnaby. J'entends des rumeurs croissantes au sujet de mesures plus sévères contre les intrus.

— Bah, fit White, il en est ainsi chaque fois que l'on nomme un nouveau chef ou un nouvel adjoint. On fait beaucoup de bruit et l'on commence par arrêter quelques boucs émissaires. Mais ils ne parviendront jamais à se passer du commerce privé, et ils le savent. Sans lui, la plupart d'entre eux ne seraient pas là où ils sont aujourd'hui. Regardez Yale, par exemple. On vient de le nommer vice-président à la direction. On peut dire que c'est un intrus. Voyez-vous, monsieur Burnaby, je ne m'inquiéterais pas de ce genre de rumeurs. Les négociants libres sont nés le jour où l'on a donné force de loi à la charge des Indes orientales, il y a plus d'un siècle. Et ils sont toujours aussi puissants aujourd'hui.

— Un instant, observa Phaulkon avec un soupçon de nostalgie, vous m'avez rappelé votre frère. Il dénonçait l'injustice qui consistait à créer un monopole royal et l'illusion de vouloir appliquer de telles lois dans une région deux cents fois plus grande que l'Angleterre. Le monopole fait simplement des marchands privés des hors-la-loi. » Il regarda autour de lui. « Nous tous sommes des hors-la-loi.

— Eh bien, tirons-en le maximum avant d'être élus vice-présidents », s'écria Ivatt. Ils éclatèrent tous de rire.

« D'après ce que je comprends des projets des autorités, poursuivit White, et cela pourrait avoir pour nous des conséquences plus graves, il s'agirait d'interdire aux membres de la Compagnie d'entrer au service d'un souverain étranger, même s'ils donnent auparavant leur démission. »

Phaulkon dressa l'oreille. « Cela nous empêcherait en effet de travailler pour le roi de Siam.

— Exactement, dit White. Certes, ils ne pourraient y faire grand-chose tant que nous serions ici. Mais », poursuivit-il en songeant à son rêve de devenir un gentleman-farmer, « un tel homme risquerait de se faire arrêter dès l'instant où il poserait de nouveau le pied sur le sol britannique.

— Je crois que l'on pourrait me persuader de finir mes jours au Siam si l'on me donnait assez d'esclaves, remarqua Ivatt. Je pourrais toujours en envoyer un ou deux en Angleterre pour me tenir au courant.

— C'est une décision que nous aurons à prendre le moment venu, observa Burnaby. Pour ma part, je ne demande pas mieux que de m'installer ici.

— Si vous me permettez, observa Ivatt, vous devriez vraiment apprendre un peu la langue, Richard. Sinon, il vous faudra une vaste demeure rien que pour abriter votre équipe d'interprètes.

— J'envisage de me retirer de bonne heure en Angleterre. A la campagne, précisa White d'un ton pensif. Et vous, Constant ?

— Mon destin est au Siam, Samuel. Je l'ai senti dès l'instant où je suis arrivé dans ce pays. Et, messieurs, ajouta-t-il en regardant autour de lui, après bien des revers je suis convaincu que cette expérience en Perse va sonner le début de l'accomplissement de ce destin. » Il marqua un temps pendant que chacun réfléchissait à ses paroles. « Et maintenant, Samuel, vou-driez-vous nous expliquer votre plan d'action?

— Certainement. Après avoir chargé les marchandises à Mergui, je vais faire route au plus tôt pour Ormuz, en Perse. Une fois hors de vue de la côte, je vais hisser le pavillon français, changer le nom de mon navire pour le rebaptiser Auxerre, en espérant ne rencontrer dans les parages aucun vaisseau français. Heureusement, ils sont encore assez rares. Avec un peu de chance je vendrai la marchandise au port d'Ormuz sans avoir à faire le voyage jusqu'à Ispahan. La somptueuse cour du shah Soliman et de ses nobles est, m'a-t-on dit, fort avide de soie et de satin chinois, et il devrait y avoir à Ormuz bon nombre d'intermédiaires prêts à payer un prix substantiel pour toute la cargaison.

— Vous avez entendu, capitaine Beurnabbé [sic]? dit Phaulkon. Oh, Richard, j'allais oublier de vous dire : vous avez été désigné par le Barcalon pour diriger cette expédition. C'est à mon tour de rester ici en otage.

— Alors, Richard, vous feriez bien de réviser un peu votre français. Qu'il soit au moins aussi bon que votre siamois.

— C'est donc M. Burnaby qui va commander l'expédition? interrogea White.

— Oui, Samuel, sur ordre du Barcalon. Comme vous le savez sans doute, c'est le Premier ministre de Siam. Il veut que l'on donne l'impression d'une mission commerciale britannique officielle à partir du Siam.

— Je comprends, dit White.

— Vos hommes accepteront sans mal le nouveau commandant, j'imagine? demanda Phaulkon.

— Quand je le leur expliquerai, certainement, monsieur, répondit White avec assurance.

— Très bien, fit Phaulkon. Je vais envoyer Thomas à Mergui attendre votre retour aux alentours de la date prévue, s'il parvient à s'arracher à ses obligations au palais. Disons : dans trois mois ? »

White acquiesça. « Cela me semble correct. J'enverrai un canot pour le prévenir. Bien entendu, YAiixerre devra rester hors de vue de la côte.

— C'est entendu. Thomas aura le commandement d'une jonque côtière siamoise, assez grande pour recueillir tout votre équipage lorsque votre navire aura sombré. »

Il y eut un silence : tous réfléchissaient au plan.

« Eh bien, messieurs, conclut Phaulkon, je crois que c'est tout. Je propose maintenant de porter un toast au succès de l'expédition. Et puis je vous invite à vous joindre à moi pour un dîner tardif. » Il s'approcha d'un coffre laqué dans un coin de la pièce, d'où il tira une bouteille de vin et quatre verres. Tout en débouchant la bouteille, il songeait que le cours de son existence allait désormais dépendre de la réussite ou de l'échec de cette expédition en Perse : pourrait-il abandonner définitivement tous ses liens avec le monde occidental et lier son sort à celui de ce merveilleux royaume asiatique auquel il se sentait si étrangement et si fortement attaché?

Quelques instants plus tard, ils levaient joyeusement leurs verres de vin rouge espagnol au retour sain et sauf de YAuxetre, sous le commandement du « capitaine Beumabbé ».

Le prêtre jésuite, serré dans sa large robe brune, débarqua du petit canot, suivi par le serviteur qui portait son bagage. Il se fraya un chemin sur le front de mer grouillant de monde : il se dirigeait vers la mission portugaise bâtie à l'autre bout du port, à une petite distance sur la colline. Il s'arrêta pour reprendre son souffle et regarda autour de lui. Comme il était bon de se retrouver dans cette bonne ville de Mergui! Abaissant son capuchon marron, il laissa son regard errer des hautes et vertes collines descendant vers la baie jusqu'aux eaux étincelantes de la Tenasserim qui venait s'y jeter. Son regard finit par se poser sur le groupe d'îles boisées, à l'ouest de la superbe rade. C'était l'archipel Mergui et, bien des fois quand il était enfant, il s'était caché dans les criques turquoise de ces îles pour s'amuser avec les crabes de sable et les oursins.

Tout en écoutant avec plaisir les cris familiers des marchands, il observa un groupe d'Européens plantés sur le quai qui regardaient vers la mer. Suivant la direction de leurs regards, il aperçut un canot qui approchait, avec à son bord au moins une douzaine d'hommes. Il ne pouvait en être certain à cette distance, mais les reflets des rayons du soleil sur un certain nombre d'objets métalliques semblaient indiquer que l'équipage du canot était armé. Il hâta le pas.

La chaloupe maintenant accostait. Les passants n'avaient d'veux que pour cette arrivée et, quand il approcha, personne ne lui prêta la moindre attention. Son regard se fixa sur les grosses caisses alignées sur le quai et il jeta un coup d'œil aux inscriptions qu'elles portaient. On pouvait lire en siamois et en anglais la mention « Ayuthia — réservé à l'exportation ». Il constata que les hommes du canot étaient en effet puissamment armés et que leur chef, le premier à débarquer, portait un uniforme d'officier de marine avec l'insigne de la Compagnie anglaise. Plus loin, dans la baie, un grand trois-mâts marchand était à l'ancre.

« Bonjour, mon Père », dit une voix. Le prêtre rabattit le capuchon sur son visage et salua brièvement de la tête. Puis il tourna les talons et poursuivit rapidement sa marche. Il sentait sur lui le regard de l'homme et devinait l'expression perplexe de son visage. La dernière chose qu'il voulait, c'était attirer l'attention. Sans se retourner, il se dirigea d'un pas rapide vers l'autre extrémité du port et, grimpant quelques marches sur la colline, il parvint à une petite maison attenante à une chapelle. Au-dessus du toit, une grande croix de bois. Il frappa à la porte : un serviteur vint lui ouvrir. Du fond de la pièce, un homme corpulent et de petite taille, au visage rond et souriant, lui souhaita la bienvenue et lui demanda s'il pouvait l'aider.

« Dom Francisco, je suis heureux de vous revoir », dit le prêtre en siamois.

Dom Francisco tendit le cou et regarda le nouveau venu d'un air intrigué : il finit par ôter ses lunettes pour mieux l'observer. Toujours hésitant, il l'examina sur toutes les coutures puis finit par pousser un petit cri de surprise en s'exclamant : « Nao è possivel, nao è possivel. Luang Aziz! Mais ça n'est pas possible. Depuis quand avez-vous rallié nos rangs? »

Le visiteur ôta son capuchon et révéla un visage bronzé d'Indien. Une épaisse moustache noire bordait sa lèvre supérieure.

« Non, dom Francisco, je n'ai pas rallié vos rangs. Je suis ici incognito. Pouvons-nous nous asseoir et parler? J'ai des affaires urgentes à discuter avec vous. »

Les membres du Conseil de Tenasserim prirent place, assis en tailleur, dans la salle d'audience de la maison de leur chef vénéré, Oc-Ya Mohammed Saïd. Le décor était essentiellement persan, avec des tables incrustées de marqueterie, des vases de cuivre savamment travaillés et de belles gravures représentant des scènes de rue d'Ispahan. Oc-Ya Mohammed était plus connu par son titre, Oc-Ya Tannaw, chef du Conseil de Tenasserim, que par son véritable nom. La ville de Tenasserim, Tannavv pour les Siamois, avait rang de cité de seconde classe, une place importante dans la hiérarchie d'une nation qui comptait six rangs de villes. Tenasserim était aussi le nom de la province qui s'enorgueillissait du grand port de Mergui, à soixante kilomètres en aval de la cité de Tenasserim.

L'Oc-Ya Tannaw s'installa à la table du Conseil et promena autour de lui un regard impérieux. Son oncle avait été gouverneur de Mergui et ses coreligionnaires musulmans occupaient la plupart des postes importants de la province.

Il examina ses collègues l'un après l'autre. Tous barbus, tous marchands et tous musulmans. Officiellement, ils devaient allégeance à la Couronne siamoise : ils vivaient sur ses terres et bénéficiaient de son commerce. Mais dans leurs veines coulait le sang de leurs ancêtres, venus de l'autre rive du golfe et, au-delà, des grandes terres des Moghols et des shahs. Dans leurs cœurs, ils savaient qu'il n'y avait qu'un seul Dieu, Allah. Aussi portaient-ils la barbe comme le prophète Mahomet, car ils faisaient partie de ses fidèles et non pas de ces Siamois généralement imberbes.

C'était une époque troublée, songea l'Oc-Ya Tannaw. On sentait des changements dans l'air. Il en était conscient et il avait besoin de s'en assurer.

« Mes frères, commença-t-il, vous savez tous pourquoi je vous ai convoqués ici. Je n'aime pas la tournure que prennent les événements. D'abord, on donne à ce farang, Phaulkon, un poste au ministère du Commerce. Puis nous apprenons que notre frère, Luang Rachid, n'est plus à la tête du service des Banquets. Et qui le remplace ? Nul autre que ce Phaulkon. Sur ces entrefaites, un navire anglais arrive de Madras. Il n'y a là rien d'extraordinaire, sinon que le capitaine fait le voyage seul jusqu'à Ayuthia pour voir ce même farang, Phaulkon. Depuis ces trois derniers jours, mes frères, des caisses en provenance d'Ayuthia sont arrivées par la route de terre à Mergui, à un rythme inquiétant. Nos espions dans la capitale n'ont pas été en mesure de nous en révéler le contenu. On les a remplies dans le secret le plus total et sous si bonne garde que nos informateurs n'ont pas réussi à en approcher. » Il se pencha en avant. « Ce qui est intéressant, mes frères, c'est que l'emballage s'est effectué dans les entrepôts royaux et non pas dans la factorerie anglaise. J'ajoute que ces mêmes caisses sont en ce moment chargées à Mergui, à bord d'un grand navire de commerce anglais, une fois de plus sous la protection de gardes armés. Qu'est-ce que cela signifie pour vous? »

Farouk Radwan, un petit homme trapu et velu, se gratta la barbe d'un air pensif.

« Manifestement, Votre Honneur, ce sont des marchandises du Trésor que l'on expédie par ce navire anglais. Elles ont pu être achetées à la Couronne pour leur factorerie de Madras ou bien...

— Ou bien ? répéta l'Oc-Ya Tannaw.

— Ou bien elles pourraient avoir une autre destination.

— La Perse, par exemple ?

— Peut-être. » C'était Fawzi Ali qui avait répondu en reposant son narguilé. « Je doute pourtant que le gouvernement siamois fasse une chose pareille sans nous en informer au préalable. »

— Pourquoi pas ? » demanda l'Oc-Ya Tannaw.

Fawzi Ali, qui avait déjà repris son narguilé, le

reposa nerveusement. « Parce que le commerce depuis cette province et en direction de la Perse est entre nos mains depuis aussi longtemps que l'on peut s'en souvenir. Mon grand-père faisait commerce avec Ormuz et Ispahan depuis la maison même que j'occupe actuellement. Quelle raison y aurait-il d'interrompre cette tradition ? »

L'Oc-Ya Tannaw n'avait pas l'air convaincu. « Aussi loin que puissent remonter nos souvenirs, l'organisation des banquets royaux a toujours été confiée aux Maures, Fawzi. Et regarde qui prépare aujourd'hui le banquet pour l'ambassade chinoise.

— Le bruit court que Sa Majesté veut surprendre l'ambassadeur en introduisant dans le repas des spécialités farangs et les boissons alcoolisées indispen-

sables pour faire passer leurs cochonneries », lança Faiçal Sidiq en plissant le nez. Sa famille était au Siam depuis près de deux siècles et il avait les yeux moins ronds que les autres.

L'Oc-Ya écarta cette idée d'un haussement d'épaules impatient. « C'est une excuse, pas une rumeur. J'ai l'impression, mes frères, que l'on enquête sur nous, sur notre communauté, sur toute la fraternité musulmane. Ce n'est que le début : on essaie encore de maintenir une certaine discrétion. Mais, écoutez-moi bien, les choses ne s'arrêteront pas là. Nous devons découvrir ce qui se trouve dans ces caisses et, surtout, quelle est leur destination.

— Aziz est parti ce matin pour Mergui, Votre Honneur. Il est allé chercher l'appui de la mission portugaise. Pour éviter que l'on jase, il s'est caché sous un déguisement. » Iqbal Sind était le dernier membre du Conseil à parler. Son grand nez crochu pointait de son visage comme le bec d'un oiseau de proie.

« Faut-il faire confiance aux Portugais? demanda l'Oc-Ya Tannaw d'un ton agressif. Ce sont également des farangs.

— Oui, Votre Honneur », répondit Iqbal Sind embarrassé. Sa timidité démentait son aspect farouche. « Mais les Portugais sont des chrétiens catholiques, les Anglais appartiennent à une autre secte et ils ne voient pas tout du même œil. D'ailleurs, Votre Honneur, ce gros prêtre portugais s'efforce désespérément de rebâtir son église et, ces temps-ci, ses supérieurs de Goa ne se sont pas montrés très généreux. Nous avons donc autorisé Aziz... » Il baissa les yeux sous le regard perçant d'Oc-Ya Tannaw.

« Oui, Iqbal, tu as autorisé...

— Aziz à donner son accord... à certaines... contributions, Votre Honneur. Seulement, bien entendu, si les renseignements du prêtre... justifient notre générosité », balbutia Iqbal.

L'Oc-Ya Tannaw grommela. « Des musulmans contribuant à la rénovation d'églises chrétiennes ?» Il leva les yeux au ciel. « Qu'Allah nous pardonne de tels péchés! Et qu'il sache au moins que c'est seulement pour la protection de ses fidèles ! Allah Akbar.

— Allah Akbar, répétèrent-ils tous en chœur. Dieu est grand.

— Eh bien, maintenant, mes frères, j'ai entendu vos opinions. J'en conclus que, si ce prêtre des chrétiens nous informe que ces marchandises sont destinées à être exportées vers la Perse, notre domaine traditionnel, et non pas vers la factorerie anglaise de Madras, alors il faut éliminer ce Phaulkon. On me dit qu'il parle couramment le siamois et le malais et qu'il est habile et rusé. Un tel homme au service d'un mauvais maître pourrait être dangereux. Nous allons le faire assassiner par les Macassars. Les gardes du corps du prince Daï se feront un plaisir de se charger de cette mission. Sommes-nous tous d'accord? »

Il y eut des murmures d'approbation.

Luang Aziz se pencha pour bien insister. « Comme je le disais, dom Francisco, avec les bénéfices de l'opération votre église peut être entièrement rebâtie. »

Une lueur fiévreuse s'alluma dans le regard du prêtre. « J'ai votre parole en tant que membre du Conseil? s'assura-t-il.

— Vous l'avez.

— Et tout ce que j'ai à faire, c'est de vérifier la destination de ce navire ? » Il désignait la baie où le grand navire marchand oscillait doucement sous la brise.

Aziz acquiesça.

Le prêtre se gratta la tête. La chose lui paraissait trop facile. « Et quelles raisons auraient-ils de ne pas me révéler sa destination?

— Ils vous indiqueraient peut-être une destination, mais pas nécessairement la vraie.

— Et comment saurai-je si c'est la bonne ou non ? » Il essuya sur son front une goutte de sueur. Ah, comme il voulait voir rebâtir son église! À deux reprises il avait écrit à Goa et une fois même à 1 evêque de Macao : on lui avait toujours répondu que l'on examinait l'affaire. Il devrait se contenter de réparations provisoires en attendant l'approbation de ses supérieurs. Son collègue de Ligor lui avait écrit pour

lui conter les mêmes malheurs. L'Eglise, semblait-il, concentrait ses efforts — et ses fonds — sur les capitales et les dynasties régnantes au détriment des pauvres provinces. Il secoua la tête et regarda l'Indien planté devant lui. Les yeux sombres le fixaient, impassibles. Quelle ironie qu'une aide lui vînt précisément des musulmans!

« Vous le saurez, dom Francisco. Vous trouverez bien quelque chose. Il faut les prendre au dépourvu. » Aziz eut un sourire encourageant. « Vous autres prêtres n'êtes pas à court de ruses.

— Et comment vous-même saurez-vous si la réponse est exacte?

— Soyez-en assuré, dom Francisco, je le saurai. Vous n'aurez qu'à me dire la vérité.

— Mais pourquoi moi ? N'avez-vous personne d'autre qui puisse vous fournir ce renseignement? Quelqu'un de plus qualifié ? » Il fit un dernier effort pour échapper à cette mission. L'affaire ne devait pas s'arrêter là, il en était convaincu. Sans doute y avait-il autre chose qu'il regretterait peut-être. Il était encore temps de refuser.

Luang Aziz perçut son hésitation.

« Ces hommes-là sont des marchands anglais, dom Francisco. Nous autres musulmans, nous sommes aussi des marchands. Il y a entre nous une méfiance réciproque. Mais vous êtes un prêtre : vous n'êtes donc pas leur rival. À vous, ils confieront ce qu'ils ne nous diront pas. Quel mal y a-t-il à connaître la destination d'un navire? Ce n'est qu'un petit secret commercial, mais qui vous permettra de rebâtir votre église. Fini d'attendre encore un an, ou peut-être deux, ou même davantage, pour que vos supérieurs vous envoient les fonds nécessaires. Vous les aurez demain, dom Francisco, en argent : dès que nous aurons la réponse. »

La réticence du prêtre s'évanouit. Demain? Demain, il pourrait convoquer les ouvriers, les charpentiers, les maçons et les peintres et, avec quinze taels à dépenser en deux semaines, il aurait une nouvelle église. Peut-être même resterait-il de l'argent pour attirer de futurs convertis? Car comment convertir les indigènes quand les murs de son église s'écroulaient, que les plafonds se fissuraient, que portes et fenêtres étaient maintenues en place par des cordes? La maison de Dieu, le seul vrai Dieu, devait paraître propre, soignée et sainte.

Il bondit sur ses pieds avec une agilité surprenante pour un homme de sa corpulence. « J'y arriverai. Faites-moi confiance. »

Luang Aziz sourit. « Je savais que je pouvais compter sur vous, dom Francisco. Je reviendrai demain à la même heure. »

« Canot devant ! » cria la vigie. En l'absence du capitaine White, il alla chercher le second pour lui annoncer l'arrivée d'un visiteur. C'était un prêtre, tout seul dans un canot, qui demandait à parler au capitaine en particulier.

« Eh bien, Simmons, lui as-tu indiqué que le capitaine n'était pas à bord ? Le père le trouvera à terre.

— À vos ordres, monsieur. Mais, avec votre permission, il a répondu qu'il voulait s'entretenir avec un officier qui se trouvait à bord. »

Le second se pencha par-dessus le bastingage et jeta un coup d'œil sur la petite embarcation. Le prêtre avait chaud, il était en nage : il était venu tout seul sans l'aide d'un rameur. Cela faisait une bonne distance depuis le rivage.

« Bon, Simmons, fais-le monter.

— À vos ordres, monsieur. »

Que pouvait bien vouloir à notre capitaine un de ces prêtres catholiques ? se demanda John Ferries, le second. Les Anglais n'avaient pas de démêlés particuliers avec le Portugal : alors, autant se renseigner.

« Bonjour, capitaine », dit le prêtre, essoufflé par l'effort d'être monté à bord. Des taches sombres de transpiration apparaissaient çà et là sur sa soutane brune. Il tenait à la main un petit paquet. « Que Dieu soit avec vous, senhor. » Il parlait anglais mais avec un fort accent.

« Mon Père, je ne suis pas le capitaine. Mais soyez tout de même le bienvenu. On dirait qu'un peu de repos vous ferait du bien. Tenez, suivez-moi. »

Ferries l'emmena dans une petite cabine de l'entrepont et lui offrit un siège. Le prêtre avait l'air fatigué, épuisé même, et Ferries s'apitoya quelque peu. Quel épouvantable climat pour passer ses jours à essayer de répandre la parole de Dieu, songea-t-il. J'aime mieux que ce soit vous que moi, mon Père.

« Eh bien, mon Père, que puis-je faire pour vous ?

— J'ai appris que vous alliez à Madras, senhor. Ma sœur est religieuse là-bas. Je me demandais si vous voudriez avoir la bonté de prendre ce paquet pour elle. Je ne sais pas quand passera le prochain navire à destination de Madras, alors j'ai profité de l'occasion... »

Le second allait lui dire qu'ils n'allaient pas du tout à Madras mais il se retint de justesse. Il accepta le paquet. Seigneur, j'ai failli le lui dire, songea-t-il. « Je m'en chargerai avec plaisir », répliqua-t-il. La pauvre sœur ne risquait pas de voir ce cadeau de son vivant !

« Merci, senhor, et que les bénédictions de Dieu soient sur vous. » Il s'arrêta, comme si une pensée lui venait soudain. « Puisque j'ai fait tout ce chemin, senhor, je me demande si je ne devrais pas donner les sacrements à vos marins originaires de Goa, s'il s'en trouve à votre bord. Avec votre permission, bien sûr. » Il eut une œillade bienveillante. « Ils font toujours du meilleur travail après avoir entendu la parole de Dieu. » A coup sûr, il devait y avoir quelques marins de Goa parmi l'équipage, ne serait-ce qu'un ou deux. La main-d'œuvre portugaise de Goa, presque tous des demi-castes, ne coûtait pas cher et les hommes étaient de bons marins. Ils louaient volontiers leurs services à toute nation avec laquelle leur patrie n'était pas en guerre.

« Des mestizos ? nous en avons deux ou trois. Nous avons aussi un Irlandais et une paire d'Écossais catholiques, si vous voulez vous charger de tout le lot d'un coup, padre. » Ce fut au tour du second de faire un clin d'œil.

— Plus ils seront nombreux, plus cela sera joyeux, senhor, reprit dom Francisco avec entrain.

— Alors, mon Père, attendez ici. Je vais les rassembler.

— Merci. Le senhor officier est bien bon. »

Il eut bientôt devant lui l'équipage le plus hétéroclite qu'il eût jamais vu. Un grand Irlandais efflanqué avec une barbe noire, deux Ecossais au visage criblé de taches de rousseur, l'un rouquin et l'autre blond, et deux Indiens portugais basanés et de petite taille, tous catholiques. Ils marmonnèrent des salutations confuses en anglais et en portugais, puis restèrent devant lui en se dandinant d'un pied sur l'autre. Le père Francisco les examina un par un. Leur couleur allait de rose vif au presque noir et tous semblaient mal à l'aise devant la présence inattendue d'un homme de Dieu.

« Je suis heureux de vous voir, mais je dois d'abord vous demander de m'expliquer pourquoi vous n'êtes pas venus à l'église, à terre. Je n'y ai pas vu un seul d'entre vous. » Il s'exprima d'abord en portugais, puis en anglais, sur un ton de douce réprimande. Le malaise des hommes s'accrut. Puis l'un des mestizos prit la parole, d'abord d'une voix haletante, puis il parut peu à peu reprendre courage. Tous les regards se tournèrent vers lui.

« Nous... nous n'avons pas été autorisés à descendre à terre, révérend padre. Sinon, nous serions certainement venus à l'église.

— Pas autorisés à descendre à terre? dit le père Francisco incrédule. Mais voilà près d'un mois que vous êtes ici ! » Il se pencha d'un air méfiant. « J'ai vu en ville plusieurs hommes de ce navire.

— Des officiers, révérend padre. Le reste d'entre nous est consigné à bord.

— Qu'est-ce qu'il dit, mon Père? demanda l'Écossais blond, l'air soucieux.

— Il dit qu'on ne vous a pas laissés descendre à terre », répéta dom Francisco en anglais.

Le visage de l'Écossais s'assombrit. « Vous a-t-il donné une raison ? » demanda-t-il en jetant au mes-tizo un regard hostile. « De toute façon, mon Père, ne lecoutez pas. Il ment toujours, celui-là. » Il se tourna vers le mestizo. « Tu la boucles, Rodriguez, tu entends ? » Il brandit vers lui son poing serré.

«Hé, Sandy, surveille-toi, bon sang! fit le grand Irlandais. Tu parles devant un père. »

L'Écossais se tourna tout honteux vers le prêtre. « Je vous demande pardon, mon Père. Je me suis laissé emporter. Mais ce bavard nous a déjà attiré des ennuis. Dès l'instant que vous ne l'écoutez pas, mon Père...

— N'ayez crainte, mon fils. Rien de tout ce qui se dit ici n'ira plus loin. Je suis un prêtre, ne l'oubliez pas.

— Alors, mon Père, c'est comme au confessionnal? » C'était le second Écossais, le rouquin, qui avait parlé.

Le père Francisco marqua un temps. Il n'aimait pas ce genre de question. La situation était très embarrassante. Si ce n'était pas comme au confessionnal, ces hommes allaient sans doute surveiller leurs paroles, et si c'était le contraire, lui-même devrait garder le silence.

« Ce n'est pas comme au confessionnal, mais je suis quand même un prêtre », répondit-il de façon ambiguë

L'Ecossais rouquin parut perplexe. Le prêtre passa au portugais.

« Maintenant, mes enfants, je vais vous donner la bénédiction pour que vous voyagiez sans encombre jusqu'à Madras. » L'un après l'autre, ils s'agenouillèrent. Il fit au-dessus d'eux le signe de croix et se mit à réciter des prières en latin. Du coin de l'œil, il avait remarqué qu'un des mestizos avait l'air extrêmement mal à l'aise. C'était celui qui avait parlé tout à l'heure d'une voix haletante. Le prêtre s'interrompit avant de commencer le Notre Père.

« Révérend père, balbutia le mestizo en portugais, voulez-vous dire une prière pour tous nos futurs voyages, partout où nous irons?

— Je le peux, mon fils, mais, quand tu remercies le

Seigneur de t'accorder ta nourriture, est-ce que tu le remercies pour tous les repas que tu feras ou seulement pour celui que tu vas commencer? »

Le mestizo parut réfléchir à la question.

« Voulez-vous alors nous bénir, révérend père, pour notre voyage à Madras et pour... » Il hésita «... pour notre voyage en Perse, au cas où nous irions aussi là-bas avant de vous revoir?

— En Perse ? s'écria Sandv en se levant d'un bond. Il a dit "en Perse"? Je vais le tuer! »

Dom Francisco prit un air horrifié. « Mon fils, nous allons réciter le Notre Père. Calme-toi ou la colère de Dieu va s'abattre sur toi.

— Oui, et sur nous tous, grâce à toi, Sandy, fit l'Irlandais nerveusement. Nous sommes tous ensemble dans cette affaire, tu le sais. » Il joignit les mains devant lui et se plongea dans une prière fervente.

« Qu'est-ce qui se passe ici ? Et qui a hurlé comme ça? » Le second avait surgi à l'entrée de la cabine. Il avait un bras appuyé sur la cloison. « C'est une séance fichtrement bruyante, mon père. Ça ne ressemble guère à une messe. Qu'est-ce qui se passe ?

— Je suis désolé, senhor, souligna le prêtre. Les hommes ont demandé à être bénis pour leur voyage jusqu'à Madras. L'un d'eux a dit quelque chose à propos de la Perse, mais les autres ont assuré qu'il n'était pas question pour eux d'aller là-bas. Et cela a provoqué une petite dispute.

— Bien sûr qu'ils ne vont pas en Perse, lança le second, furieux. Quel est l'imbécile qui a dit ça? C'était toi, Sandy? »

Sandy était toujours debout, alors que les autres étaient à genoux.

« Je vous demande pardon, monsieur, c'était ce demi-caste là-bas, dit-il en désignant Rodriguez.

— Je crois que vous feriez mieux de rentrer à terre maintenant, mon Père. Ce n'est pas le genre de bénédiction à laquelle je pensais.

— Je comprends, senhor. Veuillez accepter mes excuses.

— Vous ne voulez pas nous entendre en confession, révérend père? demanda Rodriguez, d'un ton inquiet. Pereira aimerait que vous l'entendiez aussi, fit-il en désignant son compagnon.

— Mes fils, l'officier veut que je parte maintenant. Mais je vous mentionnerai dans mes prières. Et Dieu vous protégera.

— Rompez les rangs », dit le second d'un ton résolu. Il s'obligea à sourire au prêtre. « Peut-être, mon Père, après notre retour de Madras... »

Le prêtre fit une nouvelle fois le signe de croix devant ses ouailles dépenaillées et repartit.

Dom Francisco resta un long moment à contempler en silence l'océan. Du seuil de la petite église, la vue était magnifique. Quelle décision déplaisante, songea-t-il. Une nouvelle fois, il leva les yeux au ciel et pria Dieu de lui donner conseil. Il était maintenant presque sûr que le navire se rendait en Perse. Mais quels étaient donc ces secrets commerciaux qui mettaient les hommes dans une telle fureur? Que transportait donc le navire dont on ne pouvait indiquer la véritable destination? Allait-il provoquer souffrance ou violence en révélant ce qu'il avait entendu ? Mais, il en convenait, ce n'était pourtant pas sa préoccupation première. Ce qui le tracassait plus que tout, c'était le caractère sacré que revêtait la confession.

Bien sûr, on ne pouvait guère considérer cette petite cabine comme un confessionnal. Mais l'homme aux cheveux roux et au regard anxieux lui avait demandé si c'en était un : il avait répondu de façon équivoque et lu la confusion dans le regard de l'homme. Il l'avait égaré. Il les avait tous égarés. Il avait obtenu des réponses par la ruse et la tromperie. Je suis pourtant un prêtre, avait-il dit. Que devaient-ils en conclure sinon qu'ils pouvaient lui faire confiance? Et à qui ces pauvres diables pouvaient-ils se fier, sinon à un homme de Dieu ?

Un mouvement sur sa gauche attira son attention. Il tourna les yeux et aperçut la petite silhouette de

Luang Aziz, déguisé sous sa robe de prêtre, qui grimpait le sentier dans sa direction. Il examina tristement son église en ruine. Encore une tempête comme la dernière, se dit-il, et il ne resterait plus rien. Il frissonna. Peut-être même allait-il perdre ses nouveaux convertis.

Aziz arriva auprès du prêtre et reprit son souffle. Il regarda soigneusement autour de lui. Voyant qu'ils étaient seuls, il ôta son capuchon.

« La paix soit avec vous, dom Francisco.

— Et avec vous, mon fils, répondit le prêtre, répondant au salut du musulman.

— Belle journée, n'est-ce pas? Vous vous reposez un peu ? Repos bien mérité après les efforts que vous avez fournis. » Il souleva devant lui un petit sac. « J'ai apporté l'argent.

— Et j'ai découvert ce que vous vouliez savoir, Luang Aziz.

— Vraiment ? Je suis ravi de l'apprendre. Êtes-vous sûr de vos renseignements ?

— Tout à fait sûr. »

Aziz s'assit en tailleur, sur l'herbe, devant le prêtre.

« Alors, quelle est la réponse ? »

Le prêtre regarda la mer et désigna le grand navire. Le trois-mâts se dressait gracieusement sur le calme de l'océan : on aurait dit une créature marine mythique jaillie des profondeurs.

« Il se rend à Madras.

— Oh? Et comment êtes-vous parvenu à cette conclusion ? »

Le prêtre ne pouvait dire s'il y avait de la déception ou du soulagement dans la voix du Maure. « Je suis monté à bord de bonne heure ce matin. Je m'y suis rendu moi-même à la rame. » Aziz eut l'air impressionné. « J'ai remis un paquet pour ma sœur à Madras et l'un des officiers a promis de le lui livrer. Puis j'ai célébré la messe pour les catholiques du bord. Ils étaient cinq : Écossais, Irlandais, et de Goa. Tous m'ont confirmé leur destination. Aussi bien en anglais qu'en portugais. Ce sont des gens simples qui n'iraient pas mentir à un prêtre. Et pendant tout ce temps ils étaient seuls avec moi dans la pièce. »

Le prêtre termina et il y eut un long silence. Aziz reprit enfin la parole.

« Vous avez bien fait, dom Francisco. L'Oc-Ya Tan-naw sera content. Vous comprenez, nous devons protéger nos intérêts commerciaux. La plupart des régions de l'autre côté du golfe relèvent de notre monopole. Madras n'en fait pas partie. Voici votre argent. » Il lui tendit le sac. « Je ne vais pas m'attar-der, car il faut que j'apporte la nouvelle à notre chef. Nous ferons peut-être une autre fois appel à vos services, père Francisco. » Il sourit. « Votre petite église, à n'en pas douter, aura toujours besoin de réparations. »

Le prêtre essaya de masquer son excitation. « Sans doute, Luang Aziz. Vous savez où me trouver. »

Le Maure tourna les talons pour prendre congé. À cet instant, la silhouette d'une femme de haute taille apparut, montant le petit chemin en lacets qui menait à l'église.

«Une de vos converties, dom Francisco?» demanda le Maure en souriant.

Le padre cligna des yeux pour mieux voir. « Je ne pense pas, Luang Aziz. »

À longues enjambées, la nouvelle venue eut tôt fait de parcourir la distance : bientôt elle fut près d'eux.

« Bonjour, mes Pères, dit-elle en siamois en leur adressant un sourire gracieux. Lequel d'entre vous est le père Francisco ? » C'était une belle jeune femme au sourire avenant.

« C'est moi, mon enfant, répondit doucement dom Francisco. Et en quoi puis-je t'être utile ? »

La jeune femme l'observa brièvement puis tira une lettre d'une petite bourse en coton qu'elle portait. « M. Constantin Phaulkon m'a demandé de vous remettre ceci, mon Père. C'était un ami du capitaine Alvarez. » Le second prêtre dressa l'oreille. « Bien sûr, dit dom Francisco. J'ai entendu parler de M. Phaulkon. Sois la bienvenue, mon enfant. Pauvre Alvarez, ajouta-t-il en se signant. Puisse son âme reposer en paix. »

Il lut la lettre puis regarda la femme en souriant.

« Je suis ici pour t'assister de toutes les façons, dit-il.

— Merci, mon Père. Il faut que je parle au capitaine de ce navire là-bas, dit-elle en désignant le grand vaisseau marchand. J'ai pensé que vous le connaissiez peut-être ou que du moins vous pourriez m'aider à le joindre. »

Luang Aziz n'avait cessé de l'observer attentivement. Ce fut lui qui prit alors la parole. « Et que pourrais-tu bien vouloir au capitaine, mon enfant?

— J'ai un message pour lui, mon Père.

— Je connais le capitaine », dit Luang Aziz en lançant un bref coup d'œil de mise en garde à dom Francisco. « Je pourrais peut-être lui transmettre ce message?

— C'est très aimable à vous, mon Père. Mais je dois le remettre moi-même. Voyez-vous, c'est un message qui exige une réponse.

— Fort bien, dit Luang Aziz. Dans ce cas, permets-moi de t'accompagner là-bas. » Il la regarda avec sollicitude. « Mais tu dois être épuisée, mon enfant. Tu as sans doute fait tout ce chemin depuis la capitale. »

Sunida acquiesça. « En effet, mon Père. J'ai hâte de terminer ma mission et de m'en retourner.

— Bien sûr. Ce doit être important pour que tu sois venue de si loin. Une lettre, sans doute », ajouta-t-il nonchalamment.

Pendant tout cet échange, dom Francisco avait voulu intervenir mais, à chaque fois qu'il avait tenté d'ouvrir la bouche, le Maure lui avait coupé la parole d'un regard sévère.

« Moi aussi, je vais t'accompagner, mon enfant, dit enfin dom Francisco. Si tu...

— Ne vous donnez pas cette peine, dom Francisco, fit le Maure. Je vais conduire cette dame. » Il se tourna vers la jeune femme. « Le père supérieur est si occupé », expliqua-t-il. Avec un sourire courtois, il fit signe à la Siamoise de le suivre.

Sunida hésita un moment. Elle le sentait, il y avait un conflit entre ces deux prêtres, l'Indien et le farang. Mais elle avait une mission à accomplir et c'était le plus important. « Merci, mon Père, vous êtes bien bon », dit-elle en tournant les talons.

Dom Francisco les suivit d'un regard anxieux et les vit disparaître par le sentier qui descendait jusqu'au port. Il se demandait quel message la jeune fille pouvait bien porter. Quoi qu'il en fût, il n'aimait pas la tournure que prenaient les événements. Il se sentait coupable d'avoir accepté de l'argent. Il s'inquiétait pour la jeune femme. Impossible de dire de quoi ces Maures étaient capables. Il décida de les suivre à distance raisonnable.

27

Pour Thepine la vie au palais était devenue bien morne. Elle n'avait plus l'éducation érotique de Sunida pour s'occuper. Elle ne pouvait non plus tenter de quitter le palais sans la complicité du chirurgien hollandais. Elle se sentait vraiment prisonnière. Elle avait entendu des récits à vous glacer le sang sur la façon dont son amant, le capitaine Alvarez, avait été torturé à mort : un moment, elle avait attendu son tour en tremblant, persuadée qu'elle allait partager son sort. Mais à sa grande surprise il ne s'était rien passé. Elle n'apprit que quelques jours plus tard que les crimes de ce dernier étaient de nature politique, et sans aucun rapport avec leurs rendez-vous secrets.

Pendant quelque temps, elle continua à se languir du corps de son amant qu'elle avait maintenant élevé au rang de martyr. Quel homme ! Même sous les pires tortures, il avait refusé de révéler son nom. Thepine soupira. Elle s'était lassée des concubines du harem royal qui s'offraient si volontiers à soulager sa mélancolie. Elle avait le moral au plus bas. Aucun homme n'était autorisé à pénétrer dans les appartements des femmes, à l'exception, de temps en temps, d'un moine et du jeune prince Chao Fa Noi. Les moines, bien sûr,

avaient fait vœu de célibat et, chaque fois qu'elle en rencontrait un dans les couloirs, elle tombait à genoux, comme l'exigeait l'étiquette, et posait sur le sol une extrémité de son écharpe pour que le moine puisse marcher dessus et la bénir. Quant à Chao Fa Noi, le plus jeune frère du roi, il semblait fort heureusement fiancé à Yotatep, la fille de Sa Majesté. Cette décision, d'ailleurs, devait beaucoup aux discrets efforts déployés par Thepine en faveur de Yotatep.

Fidèle à la promesse qu'elle avait faite à la reine princesse, Thepine avait parlé au roi dès qu'une occasion convenable s'était présentée. En fait, c'était le Seigneur de la Vie lui-même qui le lui avait permis en mentionnant devant elle l'inquiétude que lui inspiraient la conduite et la santé de son héritier, qui semblaient se détériorer rapidement. En effet, le roi convoquait souvent sa concubine favorite quand il était préoccupé. Lorsque Thepine laissa entendre que la reine princesse pourrait envisager un mariage avec Chao Fa Noi, et le premier choc une fois passé, le roi avait soigneusement réfléchi à cette information. Si, en raison de l'incapacité ou de l'inconduite de Chao Fa Apai Tôt, deux éventualités qui semblaient de plus en plus probables, il était contraint de désigner comme successeur son plus jeune frère, celui-ci pourrait plus facilement prétendre au trône s'il était marié à Yotatep. Et si l'on annonçait que c'était en même temps un mariage d'amour, comme le laissait entendre Thepine, cette rupture avec la tradition s'en trouverait peut-être mieux acceptée.

La reine princesse avait somptueusement récompensé Thepine de ce service. Tout le royaume attendait maintenant que les astrologues fixent une date favorable pour les épousailles. Thepine se demandait pourtant si le bonheur du jeune prince était aussi innocent qu'il y paraissait. Elle était persuadée qu'il s'intéressait davantage au trône qu'à sa future épouse.

Elle soupira de nouveau. La vie était vraiment triste. Comment pourrait-elle en dissiper l'ennui?

Dans cet état de mélancolie, l'image de Chao Fa Noi ne cessait de lui revenir à l'esprit. Devrait-elle une fois de plus renoncer à toute prudence et courir le risque de livrer sa vie même aux mains de la jalouse Yotatep? Son cerveau avait beau lui prodiguer des signaux d'alarme, son corps réclamait avidement la chaleur d'un homme et elle brûlait d'envie de constater l'effet de ses talents sur l'attitude du jeune homme.

Un jour, elle prit un chemin différent dans les corridors royaux.

Le prince Chao Fa Noi était satisfait de la façon dont se déroulaient les événements. Son frère aîné, le roi, avait maintenant approuvé son mariage avec Yotatep, ce qui renforçait sérieusement ses prétentions au trône. Son autre frère, Apai Tôt, même s'il était le premier dans la lignée pouvant prétendre à la succession, s'adonnait de plus en plus à la boisson. On le voyait maintenant fréquemment en compagnie de Sorasak, ce qui n'arrangeait pas sa réputation. Les maux naturels que les dieux avaient infligés à Apai Tôt s'étaient nettement aggravés depuis quelques semaines : une moitié de son visage était maintenant agitée de spasmes qui l'obligeaient à fermer l'œil gauche. Chaque fois qu'il se mettait en colère — et c'était souvent le cas —, des filets de bave filtraient aux commissures de ses lèvres et ruisselaient de façon répugnante sur son menton. Aucun médecin n'arrivait à trouver un remède à ces convulsions : on estimait en général qu'il souffrait des excès d'une de ses existences passées.

Chao Fa Noi était ravi à l'idée de gouverner un jour ce beau pays. Car, une fois qu'Apai Tôt serait complètement paralysé — comme le prédisaient tous ceux qui étaient proches du trône, y compris l'astrologue en chef Mahawallah —, il ne resterait pratiquement plus personne pour prétendre à la couronne. En tant que femme, Yotatep ne pouvait pas monter sur le trône et cette brute de Sorasak, même si le roi venait à le reconnaître, ne semblait nourrir d'autre ambition que la satisfaction immédiate de ses désirs.

Non, songeait le jeune prince avec satisfaction, le seul autre prétendant au trône serait lui-même, en tant que mari de Yotatep. Il sourit. Ma foi, il pourrait même accéder au trône sans le bain de sang qui accompagnait traditionnellement le décès d'un monarque. Son frère, Naraï, n'y avait pas échappé; quant à son prédécesseur, Prasat Tong, plus de trois mille courtisans et nobles avaient trouvé la mort dans les massacres qui avaient accompagné la lutte pour la succession.

Chao Fa Noi était soulagé également de voir que le général Petraja, le père officiel de Sorasak, qu'il avait tout d'abord suspecté de nourrir aussi des ambitions royales, lui rendait maintenant ouvertement hommage en tant qu'héritier présomptif. Le général l'avait sans doute compris : si lui, Chao Fa Noi, était prêt à poursuivre la politique de son frère Naraï — dont le jeune prince admirait beaucoup le sens brillant de la manœuvre et l'assurance —, il différait du monarque actuel sur un point capital, cher au cœur de Petraja. Il voulait réduire la façon dont son pays dépendait des Maures et des farangs, et former un plus grand nombre de Siamois pour occuper des postes au gouvernement. On n'emploierait de farangs que pour de courtes périodes afin qu'ils transmettent leur savoir-faire avant d'être priés de quitter le pays. On ne verrait plus, par exemple, de farangs employés au ministère du Commerce.

Plongé dans ses réflexions, le prince se dirigeait vers ses appartements, situés dans la partie du palais juste au-dessous de ceux de la reine princesse. Quels sages ancêtres avaient conçu pareilles architectures, songeait-il, tout en grimpant les marches menant aux étages supérieurs. Il était bon, en effet, que la royauté fût au pinacle et que tout fût conçu pour vous le rappeler. Il se demandait combien de gens, hormis évidemment les femmes à qui Sa Majesté avait fait partager sa couche, se rendaient compte que le roi son frère était de très petite taille. Grâce à l'étiquette, on ne l'apercevait jamais que dans des emplacements surélevés : sur le plus grand éléphant, du haut d'un balcon s'adressant à ses mandarins prosternés, sur l'estrade réhaussée de sa barque royale ou porté dans son trône sur les épaules des esclaves. Nulle part dans l'enceinte du palais un homme n'avait le droit de rester debout et de déployer toute sa taille — pour éviter que l'on puisse la comparer à celle du souverain.

Chao Fa Noi leva les yeux en chemin, vaguement distrait par la démarche séduisante d'une concubine qui approchait. Ses hanches se balançaient de façon attirante à chacun de ses pas, mettant en valeur une silhouette parfaitement proportionnée. Elle s'inclina bien bas en passant puis tourna la tête dans sa direction et lui adressa le sourire le plus voluptueux. Un sourire accompagné d'un battement langoureux des paupières. Thepine ! Il avait déjà vu la célèbre concubine dans les appartements de son frère. Que préparait-elle ? Il songea un moment à cette rencontre, puis chassa cette idée. Sa fiancée, Yotatep, lui répétait toujours combien il était beau : il n'y avait donc rien d'extraordinaire à voir une femme du harem lui lancer ainsi une œillade. Il rit sous cape. Si seulement Yotatep avait pu voir ce furtif échange... Elle était si jalouse ! Elle lui avait confié un jour qu'elle était torturée à l'idée qu'il ne l'épousait que parce qu'elle était la fille du roi. Évidemment, il s'était empressé de l'assurer du contraire mais, à la moindre provocation, ses doutes refaisaient surface et sa confiance en soi vacillait. Il fallait sans cesse la tranquilliser. Si une femme allait jusqu'à porter les yeux sur lui, Yotatep entrait en fureur, et si lui-même s'aventurait à lancer un regard à l'une d'elles... Il espérait que Yotatep deviendrait raisonnable une fois qu'ils seraient mariés : elle devrait bien s'habituer à ses secondes épouses. Elle ne pouvait guère s'y opposer : cela ne s'était jamais vu. Il devait pourtant s'avouer que les questions dont elle ne cessait de le harceler à propos de son amour l'avaient contraint à s'interroger : l'aurait-il épousée si elle n'avait pas été la fille du roi? La vérité, il devait l'admettre, était qu'il ne l'aurait pas épousée.

Une journée torride sous un soleil brûlant suivit sa rencontre avec Thepine. Mais, malgré l'atmosphère débilitante, le prince était d'excellente humeur. Il venait de quitter les appartements de la reine princesse où Yotatep, tout excitée, lui avait confié que les astrologues brahmanes attachés à la Cour avaient fini par trouver une date favorable pour le mariage. Ce devait être dans un peu plus d'un mois. Il déambulait dans les vastes jardins magnifiquement soignés qui entouraient les appartements de la reine princesse, en rêvant de son futur couronnement. Quel plaisir d'errer dans ces jardins bien dessinés, en cheminant devant les bassins de lotus, les fontaines jaillissantes, ou en suivant les petites allées bordées d'arbres et entrecoupées de ruisseaux qui murmuraient doucement, apportant à ce décor une fraîcheur délicieuse !

De l'autre côté du jardin se trouvaient les écuries royales où le grand éléphant blanc venu du Sud s'était octroyé une place de choix. Joyau de l'Univers — c'était le nom qu'en grande cérémonie on avait officiellement donné à l'animal — avait été installé dans une luxueuse écurie, la plus proche des appartements royaux. La proximité du roi et les soixante esclaves affectés à son service étaient autant de marques de distinction qui le plaçaient bien au-dessus des autres membres de son espèce.

Des centaines de courtisans, de pages, d'eunuques et d'esclaves avaient déjà visité les écuries pour rendre hommage à la bête princière, et d'autres encore le faisaient maintenant, y compris Thepine. Elle venait de présenter ses respects à l'éléphant au moment précis où le jeune prince passait dans les jardins. Elle le dévisagea de façon si évidente que l'on ne pouvait cette fois se méprendre sur ses intentions. Elle était tout à fait ravissante. Elle avait les cheveux bien huilés et avait souligné le contour de ses lèvres charnues avec de la pommade blanche. En croisant le prince, elle laissa comme par hasard s'écarter son écharpe beige, révélant l'un de ses seins. Un sein ferme, pointé vers le haut et bien attirant. Avant d'avoir pu s'en empêcher, Chao Fa Noi lui avait rendu son sourire. Il vit une lueur de triomphe s'allumer dans ses yeux, puis elle disparut.

Cette nuit-là, allongé sur sa couche, ce sourire, ce voluptueux sourire qui promettait tant d'infinis plaisirs, revint le hanter. Plus il s'efforçait d'en chasser le souvenir, plus il revenait l'obséder. Elle savait évidemment qu'il devait épouser Yotatep. Alors, que voulait-elle? Il avait entendu parler des exploits de Thepine. Qui d'ailleurs n'en avait pas eu l'écho? Ils alimentaient tous les potins du palais. On disait même que, dès l'instant où ses doigts l'avaient caressé, un homme — aussi bien qu'une femme — ne pouvait plus trouver satisfaction ailleurs. Cela pouvait-il être vrai? se demanda-t-il. Pouvait-il vraiment exister une telle femme? Serait-ce si différent avec quelqu'un d'aussi expérimenté qu'elle? Il essaya de se concentrer sur d'autres sujets, mais son esprit revenait toujours aux cils qui battaient et au sein dévoilé. Peut-être que s'il se permettait juste une fois... Il se figea. Étaient-ce des grattements qu'il venait d'entendre à sa porte? Il tendit l'oreille mais le son ne se reproduisit pas. Il n'entendait que les battements de son cœur. Etait-ce l'effet de son imagination? Les pouvoirs de séduction de cette femme étaient-ils tels que votre esprit se trouvait détourné de son cours habituel ?

Il écouta en silence, osant à peine respirer. Puis le grattement reprit. Cette fois il n'y avait pas à s'y tromper. Son cœur se mit à battre plus vite. Il se leva sans bruit de sa couche et s'avança prudemment jusqu'à la porte. Il colla son oreille au panneau. Le grattement reprit, plus fort. Il tira le verrou de bois. Quelqu'un avait-il réussi à passer devant les gardes? se demanda-t-il. En les payant, sans doute. Et si c'était elle, son visage naturellement était connu. Il entrebâilla les battants et passa la tête dehors. La superbe silhouette de Thepine se dressait dans le couloir. Ses lourds cheveux noirs misselaient en vagues sur ses épaules, s'arrêtant juste à la naissance de ses seins et ses grands yeux le fixaient comme ceux d'une biche dans leur sainte innocence. Saisi par une vague d'excitation, il ouvrit plus grands les battants, tout en jetant un coup d'œil inquiet d'un côté à l'autre du couloir. Jamais il n'avait vu femme aussi belle. Elle joi-

gnit ses mains fines et le salua. Le soupçon de sourire qui s'esquissait sur ses lèvres était porteur de promesses sans fin. Incapable de détacher son regard, il battit en retraite dans la chambre. Elle le suivit sans bruit et les panneaux se refermèrent derrière elle.

Thepine se retourna et remit le verrou en place. Puis, toujours sans un mot, elle posa le bout de ses doigts sur les épaules du jeune homme et le poussa doucement en arrière. Elle le fit s'allonger sur sa couche et se planta devant lui, avec un sourire radieux. Il allait parler mais, d'un doigt posé sur ses lèvres, elle lui imposa le silence. S'agenouillant au-dessus de lui, elle entreprit lentement de le dévêtir, caressant chaque partie de son corps au moment où elle la révélait. Ses yeux disaient au jeune prince de ne pas bouger, que c'était là ce qu'elle voulait. Elle passa doucement les doigts sur ses yeux et lui ferma les paupières. Il sentit alors ses bouts de seins gonflés et parfumés qui glissaient, sensuels, sur ses lèvres et il entrouvrit la bouche pour les accueillir l'un après l'autre. Au même instant, les doigts de la jeune femme exploraient délicieusement l'intérieur de ses cuisses. Il resta allongé et s'abandonna à l'extase de ses caresses. Elle était tour à tour douce et brutale, sauvage et tendre, cruelle et généreuse. Elle attisait et apaisait à son gré le feu qu'il sentait en lui. Puis, alors que l'excitation l'embrasait, elle tira de sa bourse un petit flacon et se mit à masser tout son coips d'une huile parfumée. Avec une habileté infinie, elle lui massa la région génitale, taquinant sa lance d'amour jusqu'au moment où il crut qu'il allait éclater. Ses lèvres frémissantes et ses doigts semblaient parcourir tout son corps à la fois : il lui semblait que deux femmes ensemble lui faisaient l'amour, et non pas une seule. Jamais le jeune prince n'avait connu pareilles sensations. Quand enfin elle le laissa la pénétrer, sa lance d'amour palpitante explosa aussitôt. Mais, elle le savait, elle était prête et le plaisir qui se lisait sur son visage fut pour lui sa plus grande récompense.

Elle se leva silencieusement et se drapa de nouveau dans son panung. Sur le pas de la porte, elle se retourna et prit pour la première fois la parole :

« Mon Prince, je reviendrai. » Pendant quelque temps, il ne parvint pas à trouver le repos. Les images de Thepine ne cessaient de se dresser devant lui et il revivait la griserie des instants passés avec elle. Maintes et maintes fois il se tourna vers la porte, tendant l'oreille et espérant entendre une nouvelle fois les grattements. Mais il n'y avait que le silence de la nuit. Ce n'est que peu avant l'aube que le sommeil vint enfin l'apaiser.

Thepine était d'humeur joyeuse. Elle avait de nouveau un amant, même si c'était un secret dont la découverte signifierait pour elle une mort immédiate. Après tout, elle était la concubine du roi et son amant n'était autre que le promis de la jalouse Yotatep. Pourtant, elle se sentait revivre, elle s'épanouissait grâce au danger et à l'excitation qu'elle avait toujours recherchés. Qu'il était beau, son jeune prince, un enfant entre ses mains, qu'elle pouvait façonner selon sa volonté. Depuis une semaine déjà, chaque nuit elle se glissait dans ses appartements : elle se rendait compte que ce qui avait peut-être commencé chez lui par une simple curiosité avait maintenant pris les proportions d'une obsession dévorante. Il serait plus difficile de continuer quand il serait marié à la reine princesse, songea-t-elle avec un soupçon d'excitation : mais ils trouveraient bien un moyen. D'ailleurs, il commençait déjà à prendre les initiatives. C'était lui maintenant qui s'était chargé de s'assurer le silence des gardes en les achetant.

Elle traversa la dernière des trois vastes cours qui menaient aux appartements royaux. C'était une soirée magnifiquement embaumée, d'une fraîcheur insolite. De nombreux esclaves réprimandaient les éléphants choisis pour monter la garde dans le défilé en l'honneur de l'ambassade de Chine. Pour une aussi grande occasion, il y en aurait jusqu'à cent, les uns portant un harnais d'or, les autres constellés de diamants, de perles, de rubis et d emeraudes. Son amant aussi, se dit-elle, serait resplendissant ce jour-là dans sa

tunique de brocart rouge avec ses boutons aux filigranes d'or.

Les gardes la connaissaient tous de vue et personne ne s'interrogea sur sa présence quand elle entra dans l'antichambre qui menait aux appartements de Sa Majesté. Là, on dépouillait jusqu'à la taille tous les visiteurs avant de les laisser entrer dans le domaine royal. Cette mesure de sécurité permettait de s'assurer que personne n'introduisait d'arme dans les appartements privés du roi. En approchant, elle reconnut la tunique de son amant et son chapeau conique cerclé d'or posés sur une étagère d'osier. Il avait dû rendre visite au Seigneur de la Vie. Elle eut un sourire espiègle et, profitant d'un instant où les gardes tournaient la tête, elle s'empara de la tunique et du chapeau et les fourra prestement sous les plis de son panung. Elle s'éloigna à la hâte, se demandant combien de temps il faudrait au jeune prince pour deviner qui lui avait joué ce tour. Elle s'imaginait qu'il la soupçonnerait aussitôt et qu'il viendrait chercher ses vêtements dans ses appartements. Elle l'attendrait...

Chao Fa Noi sortit des appartements royaux de méchante humeur. On n'avait pas accédé à sa demande de s'asseoir à la place d'honneur aux pieds et à la droite de Sa Majesté, durant la réception en hommage à la délégation chinoise. Il devrait s'asseoir à gauche tandis que son frère, Apai Tôt, en sa qualité d'aîné, occuperait la place privilégiée. « Même si Apai Tôt est ivre ? » avait-il demandé furieux à Sa Majesté. Il ne serait pas ivre, s'était-il entendu répondre, car ni avant ni durant les cérémonies on ne le laisserait approcher de boissons alcoolisées : par précaution, il était en ce moment confiné dans l'enceinte du palais.

Maîtrisant sa rage, le jeune prince sortit et chercha sa tunique. Où l'avait-il donc laissée? Il fouilla de nouveau l'antichambre. Il aurait juré l'avoir posée juste là, sur l'étagère. Peut-être quelqu'un l'avait-il accrochée. « Garde ! » cria-t-il. Deux gardes du corps d'élite de Sa Majesté, les cheveux coupés court et portant sur le bras le bandeau rouge traditionnel, se précipitèrent dans l'antichambre et se prosternèrent.

« Votre Altesse Royale ?

— Où est ma tunique ? Et mon chapeau ? Je les ai laissés ici il y a un moment. »

Les deux gardes échangèrent un regard intrigué.

« Altesse Royale, nous qui ne sommes que deux grains de poussière, nous nous rappelons avoir vu Votre Altesse se dévêtir et les laisser là.

— Parfaitement, juste ici, fit-il en désignant l'étagère. Qui aurait osé les prendre? »

Dans sa fureur, le prince ne soupçonna pas un instant la vérité. Sans plus réfléchir, il revint à grands pas dans l'appartement de Sa Majesté : son frère n'allait pas tarder à apprendre, si ce n'était déjà fait, qu'il y avait des voleurs dans son antichambre même ! Celui qui avait fait cela serait exécuté, se jura-t-il, à titre d'exemple. C'était un scandale.

Accroupie devant le miroir, Thepine s'examinait avec soin. Un sourire s'épanouissait sur son visage. Pas une ride dans le reflet. C'était fort satisfaisant à trente-deux ans, songea-t-elle. Ce miroir-là ne mentirait pas. C'était un cadeau de Sa Majesté le roi qui l'avait reçu en présent des saints hommes portugais. Le capitaine Alvarez en avait un plus petit, moins raffiné, dans sa maison. Elle se demanda vaguement s'il s'y trouvait encore. Elle appliqua sur ses lèvres un peu de pommade blanche puis se mit à la fenêtre. La lumière déclinait : ce serait bientôt le soir. Pourquoi le jeune prince mettait-il si longtemps? Cela faisait des heures qu'elle avait regagné ses appartements avec le chapeau et la tunique dont elle s'était emparée. Ils étaient toujours étalés sur le lit, là où elle les avait jetés. Comme elle avait hâte de voir l'expression de son visage quand il les apercevrait en entrant dans la chambre ! Allait-il éclater de rire ou la gronder avant de tomber dans les bras qui l'attendaient? Peut-être avait-il eu des affaires urgentes à discuter avec Sa

Majesté, songea-t-elle. Avec l'arrivée imminente de l'ambassade chinoise, le palais bourdonnait d'activités. L'Empire du Milieu était le plus important royaume du monde, plus grand que le Siam, disaient certains, même si c'était difficile à croire. En tout cas, le Seigneur de la Vie n'épargnait assurément aucun effort pour bien accueillir ses visiteurs. On lui avait dit que des plats farangs seraient ajoutés au menu sous la surveillance de ce farang que Sunida avait été chargée d'espionner. Il s'appelait Forcone ou quelque chose comme ça : quoi qu'il en soit, Sunida lui avait confié en secret que son nom en langue farang signifiait oiseau de proie. Elle sourit. Quelle ironie que l'oiseau de proie devienne lui-même la proie de quelqu'un d'autre ! Une grande agitation dans le couloir vint interrompre ses pensées. Elle appliqua précipitamment une dernière touche d'eau de santal à son cou et ses seins puis se leva pour aller voir la cause de tout ce bruit.

Elle était au milieu de la pièce quand, sans cérémonie, on ouvrit toute grande sa porte. Deux des gardes de Sa Majesté, des Bras rouges, plantés sur le seuil, inspectaient la chambre. Derrière eux était tapie l'une des esclaves de Thepine, les yeux agrandis de terreur.

« Les voilà ! » s'exclama le plus grand des deux gardes, dont le regard était posé sur le lit. Son jeune compagnon le suivit des yeux et sourit avec un soulagement évident. Peut-être le Seigneur de la Vie allait-il maintenant se calmer. Quand sa divine rage se serait estompée, peut-être seraient-ils tous les deux récompensés de leur trouvaille, même si c'était l'une des esclaves qui les avait conduits jusqu'ici. Le jeune garde tremblait au souvenir de la fureur de Sa Majesté. Comme sa voix avait tonné ! Il avait dépêché sur-le-champ six de ses gardes en ordonnant que l'on retrouve le coupable et qu'on le lui amène avant le coucher du soleil. Sinon, tous les gardes, eunuques et pages du palais seraient punis. Comment oser voler les vêtements de son frère devant ses propres appartements !

Après de vaines recherches, Sa Majesté avait ordonné que l'on fouille aussi les appartements des femmes. Ce fut alors que la tremblante petite esclave au service de dame Thepine s'était avancée et avait tout révélé. On l'avait aussitôt emmenée pour l'interroger tandis qu'une autre fille les avait dirigés jusqu'aux appartements de dame Thepine.

« Voudriez-vous venir par ici, ma Dame?

— Pourquoi? Que se passe-t-il? interrogea Thepine, un horrible soupçon l'envahissant.

— Ordre du Seigneur de la Vie, ma Dame. »

Fièrement, elle obéit. Elle suivit les couloirs

jusqu'aux appartements royaux, la tête haute devant les milliers de regards qui la fixaient : elle avait l'impression que le palais tout entier était de service ce jour-là. Les couloirs grouillaient de gens qui la dévoraient des yeux. Même les esclaves et les pages de moindre rang qui se prosternaient sur son passage semblaient l'observer à travers leurs doigts écartés.

Dans l'antichambre de Sa Majesté, son amant attendait. Elle lut dans son regard l'horreur et le remords tandis que, d'un geste solennel, il reprenait sa tunique et son chapeau des mains d'un des gardes et tournait les talons. Accablée, elle le vit s'éloigner. Elle se retourna, hésitante, et frappa à la porte de Sa Majesté.

Thepine s'éveilla en hurlant. Des tigres affamés et grondants avaient bondi sur ses membres, lui dévorant d'abord les orteils, puis les doigts et enfin les seins et le nez. Mais c'était un rêve. Elle s'était de nouveau réveillée dans la sombre humidité du cachot. Malgré son épuisement, elle essaya de rester éveillée. Tout faire pour éviter le retour du cauchemar. Mais n'était-ce qu'un cauchemar, se demanda-t-elle, ou une vision prophétique du sort qui l'attendait? La mort par le tigre. Elle frémit et se pelotonna sous la mince couverture. Comme il faisait froid dans cette cave! Elle se rappela la longue descente par les marches de pierre glacées jusqu'à des régions du palais qui n'avaient été auparavant pour elle qu'un nom. Peut-être devrait-elle réclamer une couverture plus chaude. Après tout, ces gens étaient des bouddhistes : ils ne la lui refuseraient pas. Comment une plaisanterie aussi innocente avait-elle pu tourner en un tel désastre ? se demanda-t-elle encore une fois. Oh, Seigneur Bouddha, quel horrible sort à subir pour une simple farce ! Mais non, ce n'était pas la plaisanterie que l'on punissait, se dit-elle, c'était sa longue série d'infidélités au Seigneur de la Vie, la façon dont elle avait trompé le maître à qui elle avait juré respect et obéissance. Quelle douleur devait-elle maintenant causer à ce Seigneur qui s'était fié à elle, qui l'avait honorée et qui lui avait témoigné une bonté sans faille ! Une larme ruissela sur sa joue. Sa Majesté était peut-être forte comme un pilier, mais elle n'échappait pas aux souffrances des mortels. L'énormité de son crime s'abattit sur elle avec la violence d'un typhon. Qui, maintenant, allait la sauver? Allait-on déclarer coupable son amant aussi? Allait-on les faire griller ensemble à petit feu ? Cette chipie d'esclave avait sans doute tout raconté. Oh, Seigneur Bouddha, faites que je puisse mourir maintenant, rapidement et sans souffrance.

Le verrou glissa et un robuste garde en tunique rouge se dressa sur le seuil. La lueur vacillante de sa torche faisait danser des ombres dans le cachot humide aux murs de pierre menaçants. Il déposa devant elle un bol de riz et de soupe.

«Quelle heure est-il, garde? Depuis combien de temps suis-je ici ?

— C'est le soir de votre second jour, ma Dame. Vous poussez souvent des cris dans votre sommeil. » Il s'inteirompit puis ajouta, en guise de consolation : « Ce sera bientôt fini.

— Quel... quel doit être mon sort? As-tu appris quelque chose ? »

Le garde hésita. Devait-il lui dire ce qu'il savait ? Il n'y avait guère de secrets au palais. Peu de gens étaient autorisés à se rendre dans le monde extérieur pour répandre une nouvelle, si bien que ceux qui vivaient derrière ces murs épais semblaient, à titre de compensation, s'assurer que les rumeurs parvenaient

bien jusque dans le moindre recoin, où elles trouvaient toujours des oreilles attentives.

Il décida de lui répondre. Après tout, elle avait de hautes relations : elle était en fait la sœur du général Petraja et, qui sait, si jamais on lui pardonnait, une faveur pourrait être la bienvenue.

« Sa Majesté a réclamé de juger son frère, estimant ne pas être assez impartiale. Elle a demandé à Son Excellence le général Petraja de s'en charger. Pour vous aussi, ma Dame. »

Thepine sentit son cœur bondir. Petraja, qui était du même sang qu'elle ! Il ne voudrait pas voir sa sœur dévorée par des tigres. Et combien de fois n'avait-elle pas plaidé elle-même sa cause auprès de Sa Majesté, attirant sans cesse sur lui l'attention du roi, jusqu'au jour où le souverain avait fini par le nommer président du Conseil privé?

« Son Excellence le général a déjà décrété la peine de mort pour Son Altesse Royale. » Le garde marqua un temps. « A coups de bâton, bien sûr. » On allait le coudre dans un sac de velours rouge, comme l'exigeait la tradition, et l'assommer à mort avec une matraque en bois de santal. Thepine sentit ses espoirs s'anéantir. Pourquoi son frère avait-il condamné à mourir ce jeune et beau prince? Qui maintenant allait succéder au roi ? Son frère ivre et contrefait ? Puis la même idée obsédante qu'elle avait souvent chassée de son esprit revint la hanter. Il a des desseins sur le trône, mon ambitieux de frère ! Il doit en avoir. Sinon, pourquoi éliminerait-il l'héritier présomptif? Elle le détestait maintenant, ce monstre égoïste, si avide de pouvoir. Il était prêt à sacrifier son pays et sa sœur à ses intérêts. Car elle était aussi coupable que le prince. Il ne pouvait pas condamner l'un sans l'autre : ce serait une parodie de justice. Elle allait sans doute être exécutée au cours d'une grande cérémonie publique, afin de permettre à son intrigant de frère de se servir de sa plus proche parente pour démontrer au monde sa grande loyauté envers la Couronne et son amour de la justice. En cet instant, l'idée lui vint qu'elle avait toujours protégé son frère sans vouloir

croire à sa véritable nature, tout comme elle l'avait fait avec son misérable neveu, Sorasak. En minimisant ses défauts à ses propres yeux et aux yeux des autres, comme la pauvre Sunida qu'elle avait envoyée dans l'antre du lion alors qu'elle savait bien... Thepine éclata en sanglots. Le garde la regarda, gêné, puis tourna les talons.

« Puis-je avoir une couverture plus épaisse? demanda-t-elle, le visage ruisselant de larmes.

— Je vais vous en apporter une, ma Dame. » Le verrou se referma.

Du revers de la main, Thepine essuya ses larmes en se reprochant sa faiblesse. Elle résolut en cet instant de priver son frère de la satisfaction de la voir exécutée en grand cérémonial. Quand le garde revint avec la couverture, son plan était arrêté. Une seule personne au monde pourrait l'aider, ou du moins mettre une fin rapide à son supplice. C'était un pari risqué mais qui lui laissait une lueur d'espoir.

« Je vous apporte une couverture et d'autres nouvelles, ma Dame. Sa Gracieuse Majesté a commué la sentence de son frère. Son Altesse Royale va être flagellée en public par le général Petraja dans la grande cour. »

Thepine sentit son cœur bondir. « Et quelles nouvelles de mon sort ? »

Le garde hésita puis baissa les yeux. « Votre frère, le général Petraja, vous a condamnée à être dévorée par les tigres. Et Son Altesse Royale la reine princesse a obstinément refusé de commuer la sentence. Je suis autorisé à écouter de votre bouche le dernier souhait traditionnel des condamnés. »

Une fois de plus, la porte de la cellule s'entrebâilla en grinçant et le garde entra.

« Eh bien, ma Dame, avez-vous déjà songé à votre dernier souhait ? Il aura besoin d'être approuvé. »

Thepine ne répondit pas. Affalée contre le mur, elle avait la tête penchée de côté et semblait dormir. Le garde se pencha pour poser auprès d'elle le bol

de riz chichement parsemé de quelques légumes. Il se redressait quand une main vint se poser sur l'arrière de sa cuisse nue. Il s'arrêta, stupéfait, quand la main commença à le caresser doucement. Les doigts effleurèrent un moment sa peau, puis se glissèrent sous son pagne. Il restait pétrifié, à la fois de surprise et de plaisir. La main de la prisonnière était tiède et d'une douceur aussi exquise qu'une aile de papillon. Un instant plus tard, il sentit les doigts explorer délicieusement les parties les plus secrètes de son corps. Il resta planté là, gémissant d'un plaisir qui augmentait à chaque caresse.

Les pensées tourbillonnaient dans son esprit. Est-ce que cette célèbre concubine royale lui accordait vraiment, à lui, simple garde, ses faveurs? Son ami et collègue le garde Phongthaï ne le croirait pas pour un empire. Elle avait déroulé maintenant son pagne et seuls les plis de sa tunique pendaient par-dessus son sexe. Les doigts de la prisonnière vinrent s'enrouler autour de lui. Elle l'attira vers elle et souleva la tunique. Les gémissements s'accentuèrent tandis que la femme enveloppait de ses lèvres la lance d'amour du garde. Puis, brusquement, elle recula.

« Mon beau garde, dit-elle en le regardant d'un air alangui, tu sais pourquoi je suis ici, n'est-ce pas? Parce que j'ai trop apprécié la compagnie des vrais hommes. » Une lueur de regret brillait dans ses yeux à la lueur de la chandelle. Elle se remit à caresser les muscles des cuisses du garde. « Jamais je n'ai pu résister à un homme vigoureux. »

Elle aperçut dans les yeux de l'homme une lueur de méfiance et de déception. Il fallait le convaincre rapidement.

« Je n'ai pas été bonne à grand-chose dans la vie, sinon à donner du plaisir, poursuivit-elle. Mais dans ce domaine j'excellais. Puisque l'on me condamne à mourir, ne voudrais-tu pas partager quelques derniers instants de plaisir avec moi ? » Elle sourit. « Ou bien as-tu besoin d'une autorisation pour cela ? » Ses yeux de féline l'observaient, séducteurs. « On dit que je n'ai pas ma pareille.

— Pourquoi t'es-tu arrêtée? demanda-t-il d'un ton bourru.

— Parce que je veux que tu fasses d'abord une petite course pour moi. Quand tu seras de retour, je recommencerai sans plus m'arrêter, même si tu m'en supplies. C'est une promesse.

— Quelle course? demanda-t-il, méfiant.

— Il s'agit simplement de porter pour moi un petit billet, mon beau soldat. À une dame du quartier portugais. Rien qui puisse t'attirer des ennuis. Tu pourras le lire d'abord. C'est mon dernier souhait avant de mourir. Jadis, elle a été bonne avec moi. La réponse que tu m'apporteras sera la preuve que tu as accompli ta mission, et l'extase que je t'offrirai sera la preuve de ma gratitude. » Elle effleura doucement la peau de son mollet. « Il y a aussi quelque chose que je veux que tu lui demandes. Oralement. Ça ne sera pas dans le billet. »

Il hésita. « Laisse-moi d'abord voir le message.

— Alors, apporte-moi de quoi écrire. »

28

Le quatrième jour de la lune décroissante du troisième mois de l'année du Singe, la nouvelle de l'arrivée de la grande ambassade en provenance de Chine parvint à la capitale. Deux vaisseaux attendaient l'autorisation de pénétrer dans l'embouchure du Menam. Aucune ambassade, pas même celle de la cour du souverain du Céleste Empire, ne pouvait entrer dans la capitale avant le jour fixé pour l'audience royale. Elle ne pouvait pas davantage y séjourner après la dernière audience.

Seuls le Pra Klang et une poignée de mandarins de première classe savaient que cette délégation allait sans doute se voir accorder très vite une audience, avec le minimum d'attente qu'il fallait pour satisfaire

l'orgueil du souverain de Siam. Le Siam, en effet, pouvait régner sur les princes vassaux des États voisins, mais il ne pouvait prendre le risque d'offenser le plus grand royaume de la Terre. De fait, l'un des premiers devoirs de tout monarque accédant au trône de Siam consistait à envoyer une ambassade à la cour impériale de Chine. Si le Siam n'était nullement tributaire de la Chine, il fallait, en revanche, témoigner à tout prix du respect au colosse du Nord et reconnaître sa présence. Alors que des ambassades de moindre importance arrivant au Siam étaient parfois obligées d'attendre à l'embouchure de la rivière le caprice du grand monarque, les Chinois pouvaient s'attendre à une réception rapide et grandiose.

Au bout de quelques heures, les magnifiques barques officielles descendaient l'estuaire pour venir au devant des navires de l'ambassade et les escorter jusqu'à Ayuthia. Une centaine d'embarcations étince-lantes, avec des proues en forme de garudas, de dragons ou d'hippocampes, transportaient une foule de mandarins du royaume jusqu'au lieu du rendez-vous. Chacun d'eux avait auprès de lui ses armes de cérémonie : épée, cimeterre et lance.

Même pour un œil non habitué, le cortège officiel aurait pu ressembler à une réunion somptueuse regroupant un grand nombre d'embarcations de toutes tailles et de toutes formes mais, pour le connaisseur, chacune d'elles avait sa raison d'être. Qu'elles fussent complètement dorées, ou mi-dorées et mi-peintes, qu'elles eussent cinquante ou quatre-vingts rameurs, que le trône central se terminât ou non en pyramide, que l'équipage fût revêtu d'un uniforme plus ou moins somptueux, que les rames fussent entièrement dorées ou simplement couvertes de filets d'or : tous ces détails et bien d'autres encore indiquaient le rang précis et le nombre exact de marques de dignité du mandarin qui se trouvait à bord.

Le plus révélateur, c'était la proximité de chaque bateau par rapport à la bar que royale, placée juste au centre de la procession. Celle-ci, envoyée par Sa

Majesté le roi, était plus grande et plus imposante que les autres : sa haute proue avait la forme d'une tête de serpent naja, son trône d'or massif ressemblait à une pyramide et sa coque était dorée jusqu'à la ligne de flottaison.

Le trône, protégé du soleil par de luxueuses ombrelles, était vide. Le siège était réservé pour le seul objet digne d'occuper la place de Sa Majesté : la lettre de l'empereur de Chine. Gravée sur une feuille d'or, la missive était en effet la parole royale de l'empereur en personne, plus respectée que son ambassadeur qui, sur une embarcation de moindre importance et avec un trône moins somptueux, n'en était que le messager. Dans la barque royale, quatre mandarins siamois de premier rang restaient prosternés en permanence à chaque angle de l'estrade, pour rendre hommage à la lettre.

De la jonque chinoise de tête, la lettre avait été respectueusement transportée sur un plateau d'or jusqu'au trône installé sur la barque royale de Siam : les honorables mandarins chargés de cette noble tâche n'avaient pas osé toucher directement les paroles de l'empereur mais avaient porté la lettre à bout de bras à l'extrémité d'un long manche doré, en s'inclinant bien bas.

Sur les deux rives du large Menam Chao Phraya s'alignait la population prosternée : des dizaines de milliers de gens, le visage dans la boue, rendaient hommage à la lettre qui voyageait sur son trône d'or, dans sa barque dorée propulsée par les cent vingt rameurs vêtus d ecarlate qui entonnaient des chants. C'était comme si Sa Majesté elle-même se déplaçait. Sur le passage de la procession, d'autres se prosternaient à leur tour dans les vingt mille petits canots qui grouillaient le long de la rive.

En arrivant à Ayuthia, l'ambassade mit pied à terre pour former l'imposant cortège qui allait se diriger vers le palais. On plaça la lettre sur un trône en foime de pyramide dans le propre chariot du roi, tandis que l'ambassadeur prenait place sur une chaise que soutenaient les épaules des porteurs.

Des gardes armés de sarbacanes précédaient le cortège, lançant des pois pour dégager le chemin. Les mandarins du royaume, vêtus de leurs plus beaux atours et accompagnés d'une escorte d'esclaves, précédaient l'ambassadeur, prenant la tête du cortège qui se dirigeait vers la salle d'audience royale.

Des sentinelles et des éléphants somptueusement caparaçonnés bordaient les deux côtés de la route jusqu'aux grandes grilles du palais. Dans la première cour, un millier d'hommes armés étaient assis sur le sol. En face d'eux, trois douzaines d'éléphants aux harnais vermillon s'alignaient d'un bout à l'autre de la cour. Dans la seconde enceinte, cinq douzaines de Maures barbus étaient assis bien droits sur leur selle, là main droite serrée sur leur lance. Dans la troisième cour, sur tout le pourtour, soixante éléphants de guerre harnachés d'or et des chevaux au plastron incrusté de diamants étaient alignés, et deux cents gardes d'élite de Sa Majesté, les Bras rouges, étaient accroupis, tenant solidement leur épée d'or.

Dans la quatrième et dernière cour, dont le sol était couvert de magnifiques tapis persans et où seuls l'ambassadeur et son escorte étaient admis, tous les mandarins de troisième, quatrième et cinquième classes étaient prosternés et, séparés d'eux par quelques mètres, ceux de seconde classe. Chacun portait son chapeau conique, le nombre d'anneaux et d'ornements indiquant son rang, et chacun avait une boîte à bétel dont la taille précisait sa position dans la hiérarchie de la Cour.

Au fond de la dernière cour s'ouvrait un escalier au pied duquel se tenaient deux éléphants au poitrail complètement recouvert d'un filet à mailles d'or et deux chevaux au harnais étincelant de diamants, de perles et de rubis.

À cet endroit, l'ambassadeur, suivi de son interprète, s'agenouilla et posa les mains sur le haut de son crâne en signe de respect envers le roi. Puis il attendit d'être convoqué en présence de Sa Majesté. Le Grand Maître des cérémonies annonça la convocation. L'ambassadeur souleva jusqu'à ses genoux les pans de sa robe noire et or et gravit l'escalier pour pénétrer dans la salle d'audience aux murs lambrissés. Là, on lui présenta les plus hauts dignitaires du pays, les princes, les ministres et les mandarins de première classe, soixante au total, qui attendaient dans un profond silence l'arrivée du roi. Ils étaient allongés, prosternés par rangées de six de part et d'autre du balcon où allait apparaître Sa Majesté.

L'ambassadeur rampa en avant et s'arrêta devant une table sur laquelle était posée la lettre de son maître l'empereur, ainsi que les divers cadeaux apportés pour Sa Majesté de Siam, disposés dans une grande bassine d'or.

Une sonnerie de trompette, un fracas de cymbales : le Seigneur de la Vie apparut au balcon à quelque trois mètres au-dessus du plancher de la salle d'audience. Pas un homme, pas même l'ambassadeur n'avait la permission de lever les yeux pour le regarder.

De chaque côté de lui, huit parasols d'or montaient en gradins jusqu'au plafond. D'un seul geste, les mandarins prosternés se jetèrent à genoux et touchèrent le sol de leur front, répétant par trois fois ce salut. Puis l'assistant du Barcalon lut une traduction de la lettre préalablement rédigée en siamois, tandis que Sa Majesté et la Cour écoutaient en silence.

La lettre évoquait la grande amitié que l'empereur portait à son cousin du Sud et le mettait en garde contre les ambitions et l'influence pernicieuse des étrangers qui cherchaient à s'installer dans leurs deux royaumes. L'empereur promettait de soutenir son estimé cousin et lui enjoignait de résister devant l'adversité. L'empereur priait en outre Sa Majesté de Siam de lui envoyer des émissaires pour le tenir au courant de la situation dans son pays.

La lecture terminée, Sa Majesté ordonna que l'on plaçât la lettre dans les archives royales et s'adressa au Barcalon, demandant poliment des nouvelles de la santé de l'empereur et des membres de sa famille. Le Barcalon transmit la question du roi à l'interprète, qui la traduisit à l'ambassadeur. Les questions et les réponses suivirent le même protocole : on s'assurait ainsi que jamais Sa Majesté ne fût obligée de s'adresser à quelqu'un de rang aussi inférieur qu'un interprète.

Les paroles de politesse une fois prononcées, Sa Majesté offrit à l'ambassadeur une boîte à bétel en or et une veste de brocart de la plus belle qualité, pour souligner l'importance du pays qu'il représentait. Puis, de nouveau au son de la trompette et des cymbales, le roi se retira et les mandarins, toujours tournés vers le balcon où Sa Majesté était apparue, rampèrent respectueusement à reculons et se dispersèrent.

Les hôtes étaient assis en tailleur devant de petites tables basses, chacune omée d'un vase de fleurs en argent. Phaulkon chercha mestre Phanik : celui-ci lui avait envoyé un messager afin de lui demander de s'asseoir près de lui au banquet s'il en avait l'occasion. Remerciant le Ciel de la précision de l'étiquette siamoise, Phaulkon, penché en avant, traversa toute la cour jusqu'à l'endroit où mestre Phanik était installé avec d'autres invités d'origine étrangère. Sinon, comment faire asseoir deux mille personnes à la place qui leur convenait? Heureusement, en vertu de la préséance fixée par la hiérarchie, chaque invité savait quelle était sa place.

Ni Sa Majesté, ni la princesse Yotatep, la reine princesse, n'étaient présentes : le premier parce que les rois n'assistaient pas à des réceptions publiques où il leur était difficile de prendre leur repas dans une position surélevée et tout aussi gênant pour les invités obligés de dîner prosternés. La seconde, parce que les reines ne se montraient pas en public. Chao Fa Apai Tôt présidait le banquet, son œil gauche par moments agité d'un tic, et son visage crispé en une hideuse grimace chaque fois qu'il essayait de sourire. A sa droite était assis l'ambassadeur décoré d'un collier de fleurs de mali et, à sa gauche, le Pra Klang en grande tenue. Venaient ensuite les princes royaux des États vas-

saux : Cambodge, Laos, Chiang Mai, Kedah et une foule d'autres ; certains s'étaient spontanément placés sous la protection du roi, tandis que d'autres avaient été faits prisonniers au cours d'une guerre et ramenés à Ayuthia où on les laissait savourer — mais en exil — les privilèges de leur rang royal. Chacun avait, disposée sur une petite table devant lui, sa propre coupe d'or et d'argent offerte par le roi et qui était la marque de dignité de son possesseur. Puis venaient les cinq classes de mandarins en ordre décroissant, les premiers étant les plus proches des princes royaux et ceux du cinquième rang les plus éloignés.

Phaulkon aperçut mestre Phanik et, à côté de lui, sa nièce Maria. Elle était resplendissante dans un kimono de cérémonie japonais bleu azur, avec des fleurs plantées dans son chignon. Malgré la différence évidente de sa tenue, elle lui rappela de nouveau la Diane chasseresse, la statue préférée de son enfance. À l'exception de la multitude des servantes, Maria était l'une des rares femmes à assister au banquet, et toutes étaient d'origine étrangère.

De jeunes esclaves aux seins nus, les cheveux huilés et parfumés pour la circonstance, déposèrent sur chaque table le premier des seize plats, une soupe aux nids d'hirondelle, un mets fort prisé des Chinois.

« Quel heureux choix, mon cher ami », dit mestre Phanik, jetant à la soupe un coup d'œil ravi tout en accueillant Phaulkon. « Nous en exportons de grandes quantités vers la Chine, mais ils n'ont jamais l'occasion de la goûter fraîche. Quelle belle idée ! Mais comment allez-vous, mon cher ami ? Asseyez-vous et reposez-vous un peu de toutes vos charges. Eh oui, continua-t-il avec effusion, j'ai appris tout cela. Vous voilà responsable de tout le service des Banquets, hum? Mohammed Rachid n'en est guère enchanté, je puis vous le dire. »

Phaulkon sourit en s'inclinant devant Maria. « Tu es absolument ravissante, ma chère. »

Il y avait dans le sourire de la jeune fille une certaine froideur et il se demanda pourquoi.

« Vous nous avez négligés, oncle Constant, dit-elle avec un soupçon de reproche dans la voix.

— Voyons, voyons, ma chérie, laisse oncle Constant tranquille. Crois-tu qu'il ait suffi d'un moment pour préparer ce festin ? » D'un geste large, il désignait la vaste salle de banquet.

C'était bien vrai, songea Phaulkon. Il avait passé des jours en compagnie de Sri, à rechercher les meilleurs produits aux prix les plus raisonnables et il en avait fait venir des douzaines des cités voisines dont les spécialités étaient renommées. Il n'avait rien ménagé pour s'assurer de la qualité des mets : et pourtant la dépense pour le Trésor était nettement moins importante que pour aucune des réceptions précédentes.

Son plus beau coup, espérait-il, était de s'être ménagé l'aide du père Morin, son ami jésuite qui avait une passion pour Dieu et la bonne cuisine et qui était un remarquable chef amateur. Phaulkon avait obtenu une dispense spéciale afin que le prêtre puisse avoir accès aux cuisines royales. Lui-même n'y avait pas été autorisé. Morin avait surveillé la cuisson à la broche de cinq cents jeunes perdrix de la province de Phit-sanulok : Phaulkon espérait que ce mets délicat, mais qui n'était sans doute pas du goût de tout le monde, ajouterait une touche d'exotisme aux quinze autres plats et que les visiteurs venus de Chine seraient impressionnés par l'atmosphère cosmopolite de la Cour siamoise. Il savait d'ailleurs que le Barcalon voulait éviter tout effort concerté et trop évident visant à priver les Maures de leur rôle traditionnel : les petits plats farangs contribueraient peut-être à justifier sa désignation au service des Banquets.

« Vous avez deviné juste, mestre Phanik », dit Phaulkon tandis que l'on déposait devant chaque invité deux œufs de caille dans de petits bols d'or. « Tous les deux vous avez été souvent présents dans mes pensées, mais je suis rentré chez moi chaque soir si épuisé par le travail de la journée que mes serviteurs ont parfois dû me déshabiller alors que je dormais déjà. »

Pourtant, vous auriez certainement pu trouver le temps de nous rendre visite, ne serait-ce qu'une seule fois, songea Maria avec amertume. Elle aurait voulu

aborder le sujet de cette Sunida et poser brutalement la question à Phaulkon. Elle se dit que si son oncle n'avait pas été là, elle l'aurait sans doute fait.

Phaulkon remarqua le pli qui barrait le front délicat de la jeune fille. Qu'est-ce qui la trouble ? se demanda-t-il encore une fois.

« Ne faites pas attention à Maria, Constant. Elle est encore jeune et s'imagine que le monde entier tourne autour de sa petite personne. » Il se pencha derrière elle et murmura d'un ton de confidence à l'oreille de Phaulkon : « Avez-vous remarqué l'absence de Chao Fa Noi ? On m'a dit qu'il avait été flagellé par le général Petraja et qu'il est actuellement entre la vie et la mort. De vous à moi, j'ai toujours soupçonné le général d'avoir des visées sur le trône. Vous vous rappelez ? Vous l'avez rencontré chez moi. Après tout, si les deux princes étaient éliminés et si la reine princesse ne donnait pas d'héritier, qui accéderait au trône? Il semble aujourd'hui que la princesse Yotatep, qui avait d'abord réclamé la peine de mort pour le jeune prince, se montre inconsolable à l'idée qu'il ne va peut-être pas s'en remettre. »

C'était la première fois que Phaulkon entendait parler des ambitions du général Petraja, mais le père Morin lui avait déjà donné des nouvelles de la princesse Yotatep grâce aux potins recueillis dans les cuisines royales. Apparemment, la princesse n'avait rien mangé depuis trois jours : les plateaux d'or étaient tous redescendus intacts de ses appartements. Les cuisiniers s'arrachaient les cheveux en se demandant quel plat ils allaient pouvoir lui préparer.

« Alors, oncle Constant, puisque le banquet va bientôt se terminer et que, je le vois, ce sera un éclatant succès, pouvons-nous espérer vous voir un peu plus ? demanda Maria en se tournant vers lui.

— Si tu promets de ne plus m'appeler oncle, oui. Ça me donne l'impression d'être très vieux.

— Mais vous êtes vieux, mon oncle. Vous avez au moins deux fois mon âge.

— En voilà assez, ma chérie, protesta mestre Phanik en lui jetant un regard désapprobateur. Je ne sais ce qu'elle a », ajouta-t-il en se tournant vers Phaulkon d'un air d'excuse.

Les esclaves versaient maintenant du thé de Chine dans des tasses d'une délicate porcelaine bleue et blanche, et Phaulkon accepta un verre de vin rouge pétillant.

« C'est une femme maintenant, doutor, dit Phaulkon, et elle a ses idées. »

Lui aussi était quelque peu déconcerté par l'hostilité inattendue de la jeune fille. Hostilité qui semblait tout à fait sincère. Peut-être en effet vieillissait-il, songea-t-il, même s'il n'en avait pas l'impression. En fait, la vie commençait à peine pour lui. 11 était désormais sur la bonne voie, il en était sûr. Burnaby et White étaient partis pour Mergui, lourdement chargés des plus belles marchandises. La réussite de l'expédition en Perse pourrait le propulser vers les sommets. Il comptait les jours jusqu'au retour de ses compagnons. Il s'inquiétait aussi de la sécurité de Sunida et priait pour son très proche retour. Peut-être parais-sait-il fatigué. Pourtant, il était étrange que Maria se montrât aussi bourrue. Mais la vue d'Aamout Faa, le directeur de la Verenigde Oostindische Compagnie, assis près du mur du fond, vint détourner le cours de ses pensées. Phaulkon croisa son regard et s'inclina. Le Hollandais baissa la tête pour répondre à son salut.

« Voulez-vous me pardonner? Je reviens dans un instant, dit Phaulkon en se levant.

— Vous vous ennuyez déjà en notre compagnie, oncle Constant? demanda Maria.

— Pas du tout, ma chère. Je la quitte juste un moment afin de mieux l'apprécier à mon retour. »

Phaulkon alla saluer Faa et s'enquit poliment de l'état de santé de Van Risling. « Il va mieux, merci, heer Phaulkon. Le chirurgien a réduit deux fractures et notre ami réapprend lentement à marcher en s'aidant d'une canne. Bien entendu, je lui ferai part de votre sollicitude, ajouta-t-il avec quelque ironie.

— Je vous en remercie, répliqua Phaulkon.

— Et je dois vous féliciter sur la façon dont vous avez organisé le banquet ce soir. Remarquable travail. Vous êtes un homme riche de bien des talents, heer Phaulkon. Dommage qu'ils ne soient pas tous consacrés à des objectifs convenables. » Il eut un sourire poli tout en se servant d'un morceau de bar délicatement aromatisé au basilic.

« On peut en dire autant de nombre de vos projets concernant le Siam, heer Faa. »

Le directeur ne releva pas cette pique. « Et votre nouveau poste au ministère? J'imagine que vous espionnez avec brio pour le compte des Anglais ?

— En effet, heer Faa. Et je récolte en même temps de précieux renseignements sur les Maures. Il y a, semble-t-il, d'étonnantes similitudes entre leurs méthodes et les vôtres.

— Oh? Comment ça? Je serais curieux de l'apprendre.

— Cette information est malheureusement confidentielle, mijn heer, mais elle se trouve dans les rapports que j'ai envoyés à Madras.

— À n'en pas douter, ces rapports seront jugés pour ce qu'ils sont : une tentative pour détourner l'attention de nos propres griefs quant à votre conduite, heer Phaulkon, répliqua le Hollandais avec un sourire.

— Vous oubliez, heer Faa, que la Compagnie anglaise n'a guère de préjugés en votre faveur.

— Ah, mais vous jugez du point de vue subalterne des agents de la Compagnie au Siam, heer Phaulkon. Ne sous-estimez pas l'avis plus autorisé de vos directeurs à Madras.

— Certes, heer Faa : c'est pourquoi je n'ai aucune crainte. » Avec un peu de chance et la réussite de l'expédition en Perse, songea Phaulkon, je n'aurai bientôt plus à répondre devant ces maudits directeurs anglais. Et alors, mijn heer, je me dresserai devant vous comme un Siamois, résolument hostile. « Mais si vous voulez bien m'excuser, il faut que je regagne ma place. Comme toujours, heer Faa, ce fut un plaisir de converser avec vous. » Les deux hommes se saluèrent.

« Mon oncle m'a réprimandée pour mon attitude envers vous, Constant, lança Maria à Phaulkon qui regagnait sa place. Faut-il que je vous demande pardon?

— Tu l'as déjà fait en laissant tomber le mot « oncle ». Désormais, je ne te considérerai plus jamais comme une enfant.

— J'en suis heureuse. Personne d'autre ne le fait.

— Vous savez, Constant, déplora son oncle, on m'a déjà demandé deux fois sa main depuis notre dernière rencontre. C'est affolant. Parce qu'elle est vraiment une enfant.

— Vous voyez, Constant, maintenant que vous êtes converti, mon oncle est le seul à le croire encore.

— C'est bien normal, ma chère. Tu seras toujours sa petite nièce, quel que soit ton âge. Il ne pourra jamais te regarder d'un autre œil.

— Mais vous le pourriez? demanda-t-elle, coquette.

— Je n'oserais pas, répondit Phaulkon d'un ton moqueur.

— Quelle erreur ce serait », répliqua-t-elle. Il était difficile de juger à son ton dans quelle mesure elle plaisantait. Pourtant mestre Phanik paraissait fort énervé.

« Mais, dites-moi, Constant, fit-elle en le regardant soudain droit dans les yeux, comment va Sunida ? »

Phaulkon retint son souffle. « Sunida ? » répéta-t-il comme si le nom ne lui disait rien.

Une voix intérieure enjoignait à Maria de s'arrêter, mais un petit démon la poussait. Pas question à présent de battre en retraite.

« Oh, allons donc, Constant ! Sunida, la belle séductrice du Sud. » Elle se pencha vers lui. « Celle envoyée par le Palais pour vous espionner. »

Phaulkon resta sans voix.

Maria constata avec satisfaction l'effet qu'avaient produit ses paroles. Quel habile message Thepine avait envoyé, se dit-elle; d'autant plus qu'il avait dû paraître incompréhensible au garde. « L'homme à propos duquel tu m'as interrogé est dans ta langue un oiseau de proie », indiquait le billet. Il n'avait pas fallu longtemps à Maria pour en comprendre le sens : vautour, épervier, faucon... Phaulkon! Ainsi, son bien-aimé Constant était celui que Sunida était chargée d'espionner. Comme c'était aimable à Thepine d'avoir tenu sa promesse : elle avait mis Maria au courant. Mais quand le messager lui avait demandé du poison pour tuer les rats dans la cellule de Thepine, Maria avait été stupéfaite. La cellule de Thepine? Quelle nouvelle folie avait pu provoquer la disgrâce de la belle et scandaleuse concubine? Connaissant les règles strictes du palais et les sévères punitions qui frappaient ceux qui les transgressaient, Maria avait deviné que cette démarche était une ruse de Thepine pour se donner la mort. Elle n'avait donc pas accédé à sa requête. En tant que chrétienne, elle ne pouvait accepter le suicide malgré toutes les épreuves que Thepine pouvait avoir à supporter. Le garde, très nerveux, avait paru quelque peu ragaillardi lorsque Maria avait ôté la petite croix d'or qu'elle portait autour du cou et la lui avait remise en disant que la prisonnière devait prier et y puiser de la force en cette heure d'adversité.

Maria fut interrompue dans ses réflexions par Phaulkon.

« De quoi parles-tu, Maria? » Il avait retrouvé sa voix mais elle sonnait étonnamment creux.

Elle hocha la tête comme si elle avait devant elle un enfant capricieux. « Qu'il est facile pour une femme de tourner la tête d'un homme! La belle Sunida qui satisfait tous vos désirs, qui est si profondément amoureuse de son Constant... » On sentait l'ironie dans sa voix. « Et qui ne cesse de faire un rapport au Palais sur chacun de ses gestes. »

Phaulkon était stupéfait. La rumeur du banquet lui emplissait les oreilles, les silhouettes autour de lui se brouillaient. Qu'est-ce qui lui arrivait? Au prix d'un grand effort il parvint à se contrôler. Avant qu'il ait pu trouver une réponse, mestre Phanik intervint.

« Je ne sais pas de quoi tu parles, Maria, mais ta conduite ce soir est inexcusable : j'en suis positive-ment honteux. Veux-tu, je te prie, t'expliquer et faire immédiatement des excuses à Constant.

— Je m'excuserais volontiers, mon oncle, bien que je ne songe qu'aux intérêts de Constant. Le Palais a introduit une espionne dans sa maison et il n'en sait apparemment rien. Le Palais a évidemment fait un choix très habile, ajouta-t-elle, comme pour apaiser l'humiliation de Phaulkon. Elle s'appelle Sunida et elle a été formée aux arts de l'amour par Thepine dont les exploits, dans notre quartier portugais, sont légendaires. »

Mestre Phanik la regarda avec stupéfaction. Il allait dire quelque chose à Phaulkon quand il fut arrêté par ce qu'il lut sur son visage. Il se tourna vers Maria. « Où as-tu obtenu cet incroyable renseignement? Je veux le savoir sur-le-champ. »

Maria hésita, redoutant d'être allée trop loin.

« Pourrai-je m'expliquer plus tard, mon oncle? implora-t-elle. Ma principale préoccupation pour l'instant est de sauvegarder les intérêts de Constant. Il est manifestement en danger. »

Phaulkon était devenu d'une pâleur de cendre et il semblait avoir renoncé à tout effort de dissimulation. Son attention fut un instant détournée par le murmure des invités qui saluaient l'arrivée de plateaux fumants où trônaient des perdrix magnifiquement décorées. Bien des têtes se tournèrent vers lui d'un air admiratif.

Il suivit, sans vraiment le remarquer, le déroulement du banquet. Il revoyait dans son esprit chaque détail de sa rencontre fortuite avec Sunida au marché. À la lumière des étonnantes affirmations de Maria, il n'était pas difficile de remplacer la coïncidence par une intention délibérée. Pour quiconque était au courant des déplacements de Phaulkon, et surtout pour quelqu'un chargé de le suivre, il ne devait pas être difficile de s'assurer qu'il fréquentait le marché et que Sri était son amie. Sans doute avait-on chargé celle-ci de transmettre les messages de Sunida. L'endroit paraissait idéal pour faire venir une personne dont les autorités souhaitaient qu'il la rencontre « par hasard ». Il se demandait comment il avait pu sur le moment prendre aussi légèrement ce manège pour une coïncidence. Était-ce la stupeur de revoir Sunida ? La jalousie devant l'histoire du mandarin — qui sans doute n'existait même pas ? Il ressentit la vive douleur de la supercherie et la morsure de l'orgueil blessé. Avait-elle tout au long fait semblant de s'intéresser à lui ? Son estomac se contracta. Il évoqua tous les détails de cette histoire de mandarin. Sur le moment, ils lui avaient paru suffisamment crédibles. Mais comment Maria était-elle au courant de toute cette affaire?

Maria et mestre Phanik discutaient maintenant à voix basse, apparemment plongés dans leur conversation. Peut-être faisaient-ils exprès de le laisser seul à ses pensées. Il entendit mestre Phanik s'exclamer : « Quoi ! tu veux dire que c'était la même Thepine qui est venue chez nous ? Meu Deus ! »

Les mets délicats dont Phaulkon avait soigneusement surveillé la préparation arrivaient et repartaient sans qu'il y touche, en une magnifique procession de vaisselle d'or, de plats de porcelaine et de coupes d'argent.

Puis, peu à peu, son humeur changea. L'optimisme naturel qui l'avait soutenu toute sa vie reprit le dessus et vint dissiper cet accès de mélancolie. Il se rappelait maintenant comment le gouverneur de Ligor avait paru hésiter quand il avait pour la première fois demandé que Sunida l'accompagne à Ayuthia. L'idée de faire d'elle une espionne avait-elle germé alors dans l'esprit du gouverneur? Est-ce que par hasard une de ses dépêches au Barcalon suggérait que Sunida pourrait être l'espionne rêvée si, comme le gouverneur l'avait certainement recommandé, on faisait entrer Phaulkon au service du gouvernement ? Si le Barcalon avait trouvé le projet intéressant, il l'avait sans doute transmis au Palais pour obtenir l'approbation de Sa Majesté. Avec la complicité du Palais, on aurait fort bien pu faire venir discrètement Sunida jusqu'à Ayuthia et y procéder à son éducation. Et quelle instructrice plus qualifiée que Thepine, assuré-

ment la seule femme du palais ayant quelque expérience des farangs? Il avait appris certaines choses sur elle par son ami le capitaine Alvarez. C'était une grande séductrice, fort experte dans les arts de l'amour. Il se rappelait qu'Alvarez lui avait raconté un jour que Thepine, en échange de leur faveurs, faisait souvent profiter de ses informations les novices les plus sensuelles du harem.

Un instant, il se mit à la place de Sunida : jeune provinciale soudain convoquée pour se mettre au service de la Cour à Ayuthia, peut-être même du Seigneur de la Vie en personne — celui dont on apprenait à chaque enfant, dès le plus jeune âge, tous les titres divins. Celui qui guide les pluies et fait s'écouler les eaux, dont la glorieuse renommée s'étend à travers l'univers et dont la dignité est sans pareille. Un roi qui est comme un dieu et brille comme le soleil à midi. Un roi aussi vertueux que Dieu, et si puissant que le monde entier peut venir s'abriter sous ses ailes. Un roi auquel sont soumis tous les empereurs, princes et souverains. Quant à celui qui peut obtenir sa faveur, il peut entrevoir la promesse de grands honneurs...

Quel honneur, en effet, que celui qui aurait pu échoir ainsi à une jeune danseuse de Ligor. Comment aurait-elle pu s'y dérober? Et, songea-t-il, se sentant déjà beaucoup mieux, cela ne l'empêchait pas de l'aimer. Mais comment Maria avait-elle appris la chose ?

Des anguilles à l'ail sur un lit de châtaignes d'eau, des crevettes frites dans des coquilles de noix de coco, des ragoûts de cervelles de singe et les tiges cuites à la vapeur de sept variétés de fleurs de lotus : tout cela était arrivé et reparti sans troubler la rêverie de Phaulkon. Mais, quand arriva le magnifique assortiment de fruits, un sourire s'esquissa sur son visage pour peu à peu s'épanouir.

Les possibilités infinies de fournir au Palais des renseignements précieux par le truchement d'une Sunida qui n'en saurait rien venaient soudain de lui apparaître.

Une fois hors de vue de la petite chapelle portugaise, le prêtre se dressa brusquement devant Sunida et lui barra le chemin.

« Parlons un moment, mon enfant. » Il l'entraîna d'une main ferme jusqu'à une petite clairière à l'écart du chemin.

Sunida l'avait suivi avec hésitation : ils étaient sur la colline à mi-chemin de la rade. On ne distinguait plus la petite église au-dessus d'eux. On apercevait la foule qui grouillait sur le front de mer mais sans parvenir à en entendre les propos. On avait sur la baie d'azur une vue à couper le souffle et, de là-haut, l'eau étincelante faisait plutôt penser à un lac scintillant. Seules les petites îles qui parsemaient l'horizon évoquaient au loin la présence de l'océan infini.

«De quoi voulez-vous discuter, mon Père?» demanda Sunida en regardant le prêtre avec méfiance. Elle sentait dans le comportement de ce dernier une certaine nervosité.

« Le capitaine que tu souhaites voir n'est pas ici, répondit Luang Aziz. Il est parti pour Ayuthia et ne sera pas de retour avant plusieurs jours. Tu ferais mieux de me laisser le message. Il sera en sûreté entre mes mains. »

Sunida fut déconcertée. Pourquoi n'avait-il pas parlé plus tôt de l'absence du capitaine farang, devant l'autre prêtre? Pourquoi s'était-il offert à l'accompagner? Elle regarda avec inquiétude autour d'elle. Et pourquoi attendre de se trouver dans cet endroit isolé? Le prêtre semblait un peu trop pressé de récupérer la lettre.

« Je vous remercie de votre offre, mon Père, mais j'ai pour instruction précise de remettre la lettre en mains propres. »

Une lueur de colère passa dans les yeux du prêtre. Sunida vit qu'il faisait des efforts pour se contrôler. « De qui sont ces instructions, mon enfant? — Je ne suis pas autorisée à vous le dire, mon Père. Mais puis-je vous demander ce qui vous intéresse dans cette affaire ? »

Les yeux sombres se remirent à flamboyer. « Le gouverneur de cette province m'a demandé de me renseigner sur la cargaison de ce navire dont tu recherches le capitaine. On nous demande parfois, à nous autres prêtres, de servir ainsi la nation. Tu comprends, nous pouvons souvent poser des questions sans éveiller de soupçons. C'est pourquoi il est important pour moi de connaître le contenu de cette lettre. » Il tendit la main.

Sunida fit un pas en arrière. « Je vous ai déjà expliqué, mon Père, que ma mission est confidentielle. Retournons sur le port, je vous en prie. Vous avez proposé de m'accompagner et de m'aider à remettre la lettre. En l'absence du capitaine, je la laisserai à l'officier qui le remplace. »

Le prêtre s'avança vers elle, manifestement impatient. Sur trois côtés, la clairière était entourée de pentes abruptes, plantées d'arbustes et de buissons, lui laissant peu de chances de s'échapper. Devant elle, le prêtre lui barrait le chemin du port. Il n'y avait personne alentour. Si elle criait, peut-être le prêtre farang dans la chapelle là-haut pourrait-il l'entendre, mais il était probablement son complice.

« Ma mission vient de très haut, dit-elle gravement, en espérant l'impressionner, et je dois signaler toute tentative pour m'empêcher de l'accomplir. » Elle sentait sa voix trembler.

Le regard du prêtre flambait de colère.

« Donne-moi cette lettre », dit-il en avançant sur elle sans plus chercher à se montrer courtois.

Elle recula jusqu'au bord de la clairière. Il était planté devant elle, l'air froid et résolu. Terrifiée, elle le vit lever un bras. Allait-il la frapper? Lui, un prêtre!

« Très bien, dit-elle, en se protégeant le visage du bras. Prenez donc la lettre. » Elle ouvrit sa petite bourse et en tira une feuille de papier de riz toute froissée. Le prêtre la lui arracha des mains et en parcourut le contenu. « Bon sang », l'entendit-elle jurer. Elle était écrite en langue farang. Peut-être ne pouvait-il pas la lire, espérait-elle.

« Puis-je la reprendre maintenant? demanda Sunida.

— Non, je te l'ai déjà dit : je la porterai moi-même jusqu'au navire. Tu ferais mieux de partir maintenant. J'ai des affaires à régler. » Elle restait là, refusant de bouger. Il désigna le sentier qui descendait jusqu'au port. « Va, t'ai-je dit. Retourne à Ayuthia. »

Elle leva de nouveau le bras, s'avança lentement, se retournant de temps en temps vers lui. Elle allait s'engager sur le sentier quand elle vit dans la direction opposée dom Francisco qui accourait vers elle. Mais l'autre prêtre l'intercepta au passage et, le prenant brutalement par le bras, le ramena de force vers la petite chapelle. Quelle étrange attitude, se dit Sunida. Sans doute ce prêtre mal élevé avait-il besoin de dom Francisco pour lui traduire la lettre.

Elle chassa l'épisode de son esprit tout en descendant le chemin en lacets jusqu'au port. Maintenant, elle allait remettre la véritable lettre. Si le capitaine était vraiment absent, elle la confierait à son second, comme Phaulkon lui en avait donné l'ordre par le truchement de Sri.

Sunida était ravie de son numéro. Les divers rôles qu'elle avait dû jouer dans sa carrière de danseuse s'étaient révélés d'une aide précieuse. Elle savait simuler la peur. Combien de fois n'avait-elle pas joué Sita poursuivie dans la forêt par le méchant roi? D'ailleurs, elle devait en convenir, elle avait vraiment eu peur lorsque le prêtre avait levé la main pour la frapper. Mais elle était particulièrement fière d'avoir eu toute seule l'idée des deux lettres. Elle se rappelait comment, prosternée et tremblante dans la salle d'audience royale, elle avait écouté le prêtre jésuite traduire la lettre de Phaulkon en siamois pour le Seigneur de la Vie et pour Son Excellence le Pra Klang. Elle avait senti son cœur battre plus fort à l'idée que la lettre de son amant au capitaine anglais de Mergui contenait peut-être des propositions compromettantes, préjudiciables au Siam. Mais la traduction n'avait rien révélé de dommageable. À son grand soulagement, elle demandait simplement au capitaine anglais de rester quelques jours de plus à Mergui, afin que l'on puisse conclure les arrangements nécessaires

au voyage en Perse. C'était alors que la voix grave du Seigneur de la Vie avait retenti des hauteurs, précisant qu'il faudrait s'assurer que la lettre ne tombe pas entre de mauvaises mains. En implorant le pardon du Seigneur pour son intrusion, elle avait timidement proposé d'emporter avec elle une autre lettre comme leurre : elle pourrait la remettre en cas d'urgence. Elle avait été surprise et ravie de voir le Seigneur de la Vie et le Pra Klang approuver avec enthousiasme son idée : on l'avait congédiée pendant que l'on rédigeait une seconde lettre. Lorsqu'on l'avait rappelée, l'interprète jésuite avait terminé d'écrire la lettre en anglais.

Son Excellence le Pra Klang lui avait alors donné un conseil : si, à un moment quelconque, elle était abordée par quelqu'un qui tenterait de lui arracher la lettre, elle devait lui remettre la seconde — et seulement après avoir opposé une vive résistance. Cette seconde lettre, expliqua-t-il, censée être écrite elle aussi par Phaulkon et destinée au capitaine anglais, mentionnait que, malgré les efforts de Phaulkon pour acheter au Trésor siamois des marchandises à exporter vers la Perse, le Pra Klang avait opposé à sa requête une fin de non-recevoir et n'avait accepté de les vendre à la Compagnie anglaise qu'à condition qu'elles soient exportées vers Madras. La lettre ajoutait que le Seigneur de la Vie était apparemment fort reconnaissant aux Maures des loyaux services qu'ils rendaient depuis si longtemps à la Couronne et ne voulait en aucune façon aider les Anglais dans leurs projets éventuels pour les discréditer. C'était la lettre qui était maintenant entre les mains de ce prêtre brutal, songea Sunida. Que signifiait toute cette affaire?

Sunida constata qu'elle commençait à se plaire dans son nouveau rôle. Elle sentit une brusque chaleur envahir tout son corps en songeant aux paroles que le Seigneur de la Vie avait adressées au Pra Klang quand elle avait proposé l'idée de la seconde lettre.

« Une chance pour nous d'avoir un si précieux messager. Une femme qui est non seulement belle et charmante, mais également fort sage. Le farang Forcone ferait bien de rester sur ses gardes. »

Elle priait désormais que Phaulkon ne travaille que pour la gloire du Siam : son bonheur serait alors vraiment complet.

29

Samuel Potts épousseta un grain de poussière sur le revers de sa tunique noire, essuya la transpiration qui perlait sur son front et suivit le garde dans un vaste bureau aux murs couverts de cartes et de tableaux indiquant les routes commerciales, l'évolution de la mousson et les courants. Des points à l'encre rouge piquetaient les terres, pour désigner certains avant-postes et factoreries. Le nombre de ces points et les dimensions imposantes de la pièce rappelaient à Potts la puissance et l'étendue de l'empire commercial hollandais. Le drapeau des Provinces-Unies était posé sur le bureau massif derrière lequel Aarnout Faa se leva pour l'accueillir.

« Monsieur Potts, j'imagine, dit celui-ci en anglais, se reportant à la lettre qu'il venait de lire. Bienvenue à Ayuthia. J'espère que vous avez fait bon voyage.

— Assez bon, je vous remercie, monsieur Faa », répondit Samuel Potts. Il était soulagé de découvrir que son interlocuteur parlait couramment l'anglais. Lui-même ne connaissait pas plus de cinq mots de hollandais. « Vos représentants à la Petite Amsterdam, à l'embouchure du Menam, ont été fort obligeants. Je m'y suis reposé pendant qu'ils s'occupaient pour moi des formalités nécessaires avec les autorités siamoises. Je vous en suis fort reconnaissant. »

Il ne fallait pas s'étonner, songea Aarnout Faa, que son onderkoopman de la Petite Amsterdam se fût mis au garde-à-vous. L'Anglais rondouillard planté devant lui était en effet porteur d'une lettre de Son Excellence heer Rijcklof Van Goens, gouvemeur-generaal de Batavia, dont on avait déjà envoyé une copie par courrier exprès à Faa. Cette missive demandait à l'ensemble du personnel hollandais au Siam de prêter toute l'assistance possible à M. Samuel Potts, envoyé spécial de la Compagnie anglaise des Indes orientales à Bantam. Faa sourit sous cape. Les Hollandais avaient évidemment intérêt à coopérer avec cet homme. On avait envoyé M. Potts avec les pleins pouvoirs pour enquêter sur les affirmations des Hollandais, que lui-même appuyait à Ayuthia, selon lesquelles des agents anglais au Siam faisaient de la contrebande d'armes, vendaient des canons volés aux Hollandais et commerçaient en général pour leur propre compte. Dans une note personnelle attachée à la copie de ces instructions, Van Goens informait Faa que les Anglais avaient pris suffisamment au sérieux les accusations de la VOC d'Ayuthia pour donner mission à M. Potts de regagner immédiatement Madras avec les résultats de son enquête. Voilà qui indiquait sans ambages que les Anglais voulaient prendre les mesures qui s'imposeraient dans le minimum de temps et que la cour de justice de Madras aurait toute autorité pour le faire. L'Angleterre et la Hollande étaient peut-être rivales, mais les deux pays étaient en paix et l'on s'attendait à les voir respecter certaines règles de conduite.

« Monsieur Faa, dit Samuel Potts en s'installant dans un fauteuil et en acceptant avec reconnaissance la tasse de thé qu'on lui offrait, j'ai pris la liberté de venir directement vous voir avant de me rendre à la factorerie anglaise d'ici. Je pense pouvoir compter sur votre discrétion afin que, disons, cette petite entorse à l'étiquette demeure confidentielle?

— Bien entendu, monsieur Potts. Je suis ici pour vous fournir toute l'aide possible dans vos efforts pour découvrir la vérité.

— À vrai dire, monsieur Faa, mes supérieurs sont préoccupés par la gravité des accusations que vous avez portées contre nos représentants au Siam et, même si nos deux pays sont rivaux sur bien des plans, mes maîtres tiennent à faire savoir que les Anglais n'excusent en aucune façon le genre d'activités que vous décrivez. »

Faa inclina légèrement la tête. « Je n'en ai jamais douté, monsieur Potts.

— Alors, monsieur, pouvons-nous examiner les faits tels que vous les voyez ? Certes, j'ai lu à plusieurs reprises la traduction de votre rapport, mais cela m'aiderait si nous pouvions reprendre un par un les faits que vous évoquez, de façon à ce que je puisse vous poser des questions au fur et à mesure.

— Mais certainement, monsieur Potts. En prévision de votre arrivée, j'ai convoqué ici notre représentant à Ligor, pour que vous puissiez l'interroger directement sur les importants événements qui se sont produits dans son secteur. » Faa se leva et frappa sur un imposant gong de cuivre planté près de son bureau. « Je crois malheureusement que l'anglais de heer Van Risling est loin d'être parfait, mais je me ferai un plaisir de servir d'interprète si vous le souhaitez. Je dois ajouter que heer Van Risling a été récemment victime à Louvo d'un petit accident au cours d'une chasse royale à l'éléphant.

— Je suis désolé de l'apprendre. Je m'efforcerai de ne pas le retenir plus longtemps qu'il ne sera nécessaire.

— Le temps n'est pas un problème, monsieur Potts. C'est la jambe de heer Van Risling qui a souffert. » Il sourit. « Son cerveau, je l'espère sincèrement, est indemne. »

Quelques instants plus tard, la corpulente silhouette de Joop Van Risling apparut : il boitillait en s'appuyant d'une main sur une canne de bambou et de l'autre sur Pieter, le jeune interprète eurasien qui l'avait accompagné depuis Ligor. Pieter aida son maître à s'asseoir et se retira. Au cours des heures suivantes, les deux Hollandais décrivirent avec force détails les incidents qui avaient suivi le naufrage à Ligor, tandis que l'Anglais les assaillait de questions et prenait fréquemment des notes.

La nuit était presque tombée lorsque Potts, escorté d'un guide siamois fourni par la factorerie hollandaise, se dirigea vers l'entrepôt anglais, quelques centaines de mètres plus loin sur la rive du grand fleuve.

Samuel Potts repoussa son verre et se leva pour arpenter de nouveau la pièce. C'était la cinquième ou sixième fois qu'il le faisait, mais cela ne semblait pas avoir l'effet escompté. Plus il essayait de se calmer, plus la colère montait en lui.

Il avait pâli de rage quand un garde indien posté à l'entrée de la factorerie anglaise lui en avait barré l'accès. Potts l'avait accablé d'injures, mais cela n'avait réussi qu'à renforcer l'obstination du garde. Comme pour aggraver l'insulte, ce démon de païen avait marmonné suffisamment de syllabes de mauvais anglais pour lui faire comprendre que, de toute façon, il n'y avait personne à la factorerie. Personne à l'intérieur? Comment ça? La factorerie hollandaise grouillait d'employés lorsqu'il en était parti quelques instants plus tôt. Certes, cette caricature d'entrepôt n'avait que le dixième des dimensions du magasin hollandais, mais c'était néanmoins la propriété du roi Charles d'Angleterre et il y avait là des gens qui étaient payés pour travailler. Où étaient donc les agents ? Il devait y avoir deux Anglais, un Grec à la solde de l'honorable Compagnie, et plus une demi-douzaine d'assistants locaux. Et aucun d'eux ne se trouvait sur les lieux! L'unique abruti de garde qui était à son poste n'avait même pas assez de bon sens pour comprendre à qui il avait affaire. Scandaleux! Si les Hollandais avaient cherché à confirmer ainsi la vérité de leurs allégations, on peut dire qu'ils avaient commencé de façon prometteuse.

Potts se versa un autre verre de cognac. Il avait fini par persuader cette tête de mule de garde d'expliquer au guide qui l'accompagnait où se trouvait la résidence de l'agent général, Richard Burnaby. Il rebroussa donc chemin pour constater que Burnaby était introuvable. Devant sa colère de plus en plus évidente, les serviteurs affolés avaient désigné l'horizon d'un geste stupide, comme si leur maître était parti vers quelque pays lointain. Au diable leur langue incompréhensible. Au diable l'ignorance et la stupidité des indigènes. Au diable la chaleur et les mouches. Au diable, au diable, au diable ! Il frappa la

table avec son verre. La porte s'ouvrit et la jeune indigène qui lui avait servi du cognac y passa la tête. Elle était plutôt avenante pour une fille du pays, il devait en convenir. Mais elle ne se faisait pas mieux comprendre que les autres. Elle avait du moins eu l'intelligence de lui apporter une bouteille de cognac convenable. Elle devait sans doute singer les habitudes de son maître. Il jeta un coup d'œil à la bouteille. Bonté divine! Avait-il déjà bu tant que ça? La bouteille était à moitié vide. Peut-être n'était-elle pas complètement pleine quand il avait commencé à boire. Il essaya en vain de se rappeler.

Il se retourna. La fille était toujours là, sur le seuil.

« A quelle heure ton maître rentre-t-il à la maison, hein ? A quelle heure ? » répéta-t-il avec agacement, comprenant, au moment où il prononçait ces mots, que c'était sans espoir. Elle se contentait de lui sourire. Pourquoi ces indigènes souriaient-ils constamment? C'était exaspérant. Même le garde en faction à la factorerie avait commencé par sourire quand il avait exigé qu'on le laisse entrer. Il avait fallu qu'il s'emporte pour que cet imbécile cesse enfin de sourire.

Chez Burnaby, il avait convaincu l'une des servantes effrayées, qui lui avait paru moins demeurée que les autres, de lui montrer le chemin de la maison du Grec. Le nom de Phaulkon avait pénétré, semblait-il, leurs crânes épais, car cette fille avait eu l'air de comprendre. Il n'avait pas tardé à découvrir que Phaulkon, lui aussi, était introuvable, mais sa belle gouvernante avait fait montre d'un esprit d'initiative inattendu.

Elle l'avait fait entrer dans une chambre et lui avait proposé une couverture pour s'étendre, rapprochant ses mains jointes de sa joue pour indiquer qu'il avait peut-être envie de dormir. Mais il n'était pas fatigué. Il était seulement frustré et fou de rage. Elle s'en était apparemment rendu compte et lui avait alors montré un fauteuil dans le salon. Puis elle l'avait laissé. Elle était revenue avec une serviette fraîche pour lui essuyer le front ainsi que la bouteille de cognac. Après

lui avoir baigné le visage, elle avait appelé une autre fille pour qu'elle lui masse le cou et les épaules et, pendant un moment, il s'était senti mieux. Sur ce, il s'était servi encore un verre de cognac et s'était mis à réfléchir. Puis un autre verre, et encore un, et à chaque gorgée sa colère n'avait cessé de croître : maintenant elle le dévorait.

Il entendit un bourdonnement près de son oreille gauche. Un moustique se posa sur son visage : d'une claque sur la joue il l'écrasa. Il examina le sang au bout de ses doigts et l'essuva sur son gilet. Il entendit alors un cri étouffé provenant de la silhouette plantée sur le pas de la porte : un instant plus tard, elle était de retour avec une autre serviette. Elle lui lava les mains, puis frotta la tache sur son gilet. Qu'essayait-elle donc de faire? De le dorloter? Il n'eut pas le temps de la congédier que déjà elle s'était éclipsée. Puis, elle revint avec une demi-douzaine de bâtonnets qui se consumaient dans une écœurante odeur d'encens. Elle les répartit dans toute la pièce, en les plaçant dans de petites soucoupes disposées à cet effet. Au diable les moustiques! Imaginait-elle vraiment que ces baguettes qui brûlaient allaient leur faire peur? À moins que ce ne fût l'odeur. D'ailleurs, qu'est-ce que ces indigènes pouvaient savoir des moustiques? Les insectes ne daignaient même pas les mordre. Il fallait du sang d'Anglais pour les satisfaire ou, à défaut, peut-être la variété hollandaise.

Potts croisa les bras sur la petite table devant lui et y appuya un moment sa tête. Au bout de quelques secondes, il ronflait bruyamment. Sunida entra en silence et vint déposer un coussin contre le dossier de son siège. Puis, fronçant le nez devant son haleine empestant l'alcool, elle le prit par les épaules et le cala doucement contre les coussins. « Ah, ces farangs », murmura-t-elle avec dédain. Elle se rappelait l'état d'ébriété dans lequel elle avait trouvé les officiers du navire, à Mergui, lorsqu'elle était arrivée à bord sans être annoncée. Comme ils étaient ridicules à essayer de déployer pour elle toutes ces galanteries alors qu'ils avaient du mal à tenir debout ! Un des officiers avait

tenté un long moment de se concentrer sur la lettre qu'elle lui avait remise, puis il y avait renoncé. Elle ne serait pas surprise que la lettre fût encore dans sa poche aujourd'hui. Bouddha soit loué, son Constant n'était pas comme les autres. Il faudrait qu'elle signale à Sri la présence de cet homme. Ensuite, elle devait essayer de découvrir son nom et la raison de sa visite.

Phaulkon était d'humeur joviale en rentrant du ministère par les berges du fleuve. Le banquet pour l'ambassadeur chinois avait connu un succès retentissant. Lors de l'audience d'adieu accordée à l'envoyé, suivant une étiquette presque aussi subtile que la cérémonie d'accueil, le diplomate avait pris grand soin de dire à Sa Majesté combien il avait été ravi. Jamais, lors des fréquents voyages qu'il entreprenait comme représentant de l'empereur des Cieux, il n'avait savouré davantage un banquet, pas plus qu'il n'en avait admiré un où l'on ait accordé autant d'attention aux détails. C'était un langage de diplomate, Phaulkon le savait, mais le fait que l'ambassadeur eût abordé ce sujet était tout à l'honneur du Grec.

Depuis qu'il avait appris que Sunida l'espionnait, il s'était préparé à lui fournir des informations toujours flatteuses pour le Barcalon, empreintes de révérence pour Sa Majesté : il comptait profiter de la moindre occasion pour insister sur sa propre loyauté envers le Siam, sur l'amour qu'il portait à ce pays et à son peuple. Il sourit : Sunida était vraiment la parfaite espionne. De toute façon, son caractère curieux et plein de vie la poussait tout naturellement à poser des questions. Mais il était certain qu'elle s'acquittait d'un devoir qu'on lui avait imposé et, bien qu'elle eût peut-être hésité à signaler des détails susceptibles de lui nuire, elle l'aurait fait malgré tout, même en ayant le cœur gros. Elle avait beau être amoureuse de lui, elle était au service du roi et le roi de Siam était un Cha-kravatine, un demi-dieu qui passait avant tous les mortels.

Comme il était heureux de l'avoir retrouvée. Jamais, se dit-il, un homme n'aurait pu être aussi comblé d'avoir une espionne dans sa demeure. Elle n'était rentrée de Mergui que la veille, souriante et pleine d'énergie malgré les fatigues du voyage. Elle avait fait semblant d'être rassurée à l'idée que le mandarin avait cessé de la rechercher. Elle avait aussitôt entrepris de raconter comment un prêtre l'avait accompagnée à la rame jusqu'au bateau et comment les officiers étaient tous ivres lorsqu'elle était montée à bord. Phaulkon avait bien ri lorsqu'elle lui avait décrit les officiers du navire la dévorant des yeux et se bousculant littéralement pour essayer de se montrer aimables. Il lui avait alors expliqué que pendant tout ce temps le capitaine White était à Ayuthia : elle l'avait taquiné en affirmant qu'il l'avait toujours su et qu'il avait simplement voulu se débarrasser d'elle un moment. Et puis, tout d'un coup, ils s'étaient regardés sans rien dire et, entraînés par le désir qui brillait dans leurs yeux, ils étaient allés jusqu'à sa chambre et s'étaient allongés sur la couverture. Ils avaient fait l'amour avec toute la tendresse et l'impatience de deux êtres trop longtemps séparés. Si Phaulkon avait hésité un temps à croire qu'elle avait été formée par la meilleure courtisane du palais, ses doutes s'étaient maintenant évaporés. Même les sentiments ardents qu'ils éprouvaient l'un pour l'autre ne suffisaient pas à expliquer la remarquable évolution des techniques amoureuses de Sunida. Elle était sensuelle, érotique, brillante et déchaînée : digne de succéder à la célèbre Thepine. Pauvre Thepine ! Il se demanda un moment si ce que l'on racontait sur elle était vrai. On disait qu'elle était morte comme elle avait vécu : refusant de se soumettre à la cruelle sentence que lui avait infligée son frère, le général Petraja, elle avait d'abord séduit le gardien de la prison, un jeune homme robuste et musclé. Puis elle s'était délibérément étouffée sur sa prodigieuse lance d'amour. Le pauvre diable avait subi à sa place l'épreuve du tigre. Sunida avait été accablée d'apprendre la mort de Thepine.

Phaulkon était content de rentrer chez lui. Il avait

encore eu une longue journée au ministère. Depuis le départ de la délégation chinoise, il s'était attaché à dresser des listes comparatives des prix de tous les articles que les Maures payaient au Trésor après les avoir vendus sur les marchés de Perse et d'Inde au cours des cinq dernières années. Le Barcalon l'avait assuré que, cette tâche une fois terminée, on l'autoriserait à s'occuper du travail en retard accumulé à la factorerie anglaise depuis qu'il n'y avait plus personne pour le faire. Ivatt était maintenant de plus en plus souvent convoqué au palais pour distraire les multiples enfants de la famille royale. Son vieux tour consistant à faire jaillir une colombe vivante du cœur d'une noix de coco géante avait suscité le ravissement des enfants, comme auparavant à la cour du gouverneur de Ligor, et sa réputation ne faisait que s'amplifier. Bientôt, lui avait dit Phaulkon en ne plaisantant qu'à moitié, la Compagnie anglaise allait devoir procéder à de nouveaux recrutements puisque les directeurs actuels étaient en permanence employés ailleurs. Mon Dieu, si Madras était au courant de tout ça!

Sunida l'attendait à la porte. Elle le salua et, même si elle semblait impatiente de lui dire quelque chose, il insista pour la prendre dans ses bras et respirer avec délice le parfum de sa joue. Elle ferma les yeux, éperdue de bonheur, et le huma à son tour.

À peine l'eut-il libérée qu'elle lui parla du visiteur endormi au salon. Elle le décrivit comme un homme petit et gros, avec une barbe grisonnante et à peine plus d'un cheveu sur le crâne, des lunettes et une très mauvaise haleine. Ce signalement n'évoquait personne pour Phaulkon dans l'immédiat. Elle précisa que le visiteur avait beaucoup bu et qu'il avait paru coléreux.

Lorsque Phaulkon entra prudemment dans la pièce, Samuel Potts avait néanmoins repris conscience. Un ronflement particulièrement sonore venait de le tirer de son sommeil et il était en train de se verser une grande rasade de cognac.

« Tiens, l'introuvable M. Phaulkon, sans doute,

dit-il en se mettant debout avec un équilibre plutôt précaire. Enfin ! Permettez-moi de lever mon verre au premier membre de l'honorable Compagnie que j'ai réussi à rencontrer depuis mon arrivée, et cela malgré d'incessantes recherches. À votre santé, monsieur. » Il vida son verre d'un trait, vacillant légèrement sur ses jambes. Seule sa voix restait assurée.

«Bienvenue à Avuthia, monsieur, répondit poliment Phaulkon. À qui ai-je l'honneur? »

Potts l'observa un moment en silence, puis eut un bruyant hoquet. Cela parut d'abord l'embarrasser, mais il haussa les épaules. Il se dressa comme il put sur la pointe des pieds et y resta un moment avant de retomber sur ses talons.

« Je suis Samuel Potts, du bureau de Bantam de l'honorable Compagnie. On m'a envoyé pour enquêter sur les affaires de la Compagnie au Siam. » Il eut un grand geste un peu vague. « Certes, ce n'est pas une tâche facile quand on n'arrive pas à trouver ses agents. Mais je vais quand même essayer d'aller au fond des choses.

— Je serai ravi de répondre à toutes les questions que vous pourriez avoir à me poser, monsieur. » Phaulkon n'aimait pas l'allure de cet homme, pas plus que son rôle ni le triste état dans lequel il se trouvait. Le nom de Potts lui disait quelque chose. Il occupait un poste important, Phaulkon en était sûr : sans doute l'un des commissaires aux comptes de la Compagnie.

« Ce sera à Burnaby de répondre aux questions », déclara Potts. Il trébucha et, d'une main, prit appui sur la table. « Où est Burnaby, au fait ? demanda-t-il.

— M. Burnaby est à Mergui, monsieur, chargé d'une mission confidentielle.

— Confidentielle, hein ? Et de quoi s'agit-il ?

— Vous ne voulez pas vous asseoir, monsieur Potts? Vous avez dû avoir un voyage éprouvant.

— Est-ce que vous suggérez, monsieur, que je ne suis pas capable de rester debout ? demanda-t-il d'un ton agressif.

— Je ne suggère rien de tel, monsieur Potts. Je pensais simplement que vous seriez mieux assis.

— Je suis très bien comme ça, répliqua-t-il d'un ton bourru. Dites-moi maintenant quelle est cette mission confidentielle que vous évoquiez ?

— J'ai pour instruction de n'en parler à personne, monsieur. À moins, bien sûr, que vous n'ayez une lettre m'autorisant...

— Une lettre d'autorisation? balbutia Potts. Eh bien, monsieur, j'ai mieux que cela : j'ai tous pouvoirs de fermer cette agence si mes découvertes l'exigent et de vous faire envoyer à Madras où l'on vous jugera. Alors, jeune homme, ne venez pas me parler d'autorisation. »

C'est tout ce que je voulais savoir, songea Phaulkon.

« Voudriez-vous passer la nuit ici, monsieur? Nous pourrons nous rendre à la factorerie dans la matinée et...

— Ne cherchez pas à me détourner de mon devoir, monsieur Phaulkon, l'interrompit Potts d'un ton hostile. Sinon cela figurera également dans mon rapport. Je n'ai pas l'intention de passer la nuit ici à profiter de vos faveurs. Votre gouvernante a déjà essayé de me faire boire. Ce sont des tactiques que je connais bien, vous savez. Voilà plus de vingt ans que je suis commissaire aux comptes. » Il se dressa de nouveau sur la pointe des pieds. « C'est à Samuel Potts que vous avez affaire. Dites-moi maintenant où est l'autre agent... comment s'appelle-t-il déjà? » Il fouilla désespérément dans sa mémoire.

Phaulkon décida de ne pas lui venir en aide. Que ce maudit ivrogne le trouve tout seul, se dit-il. Peut-être devrait-il lui proposer un autre verre et l'encourager à perdre totalement conscience ? Quelques instants plus tôt, il avait remarqué qu'il lorgnait la bouteille.

Potts semblait se creuser la cervelle. « Où est Irving? balbutia-t-il, visiblement enchanté de s'être souvenu de son nom.

— Irving est l'invité de Sa Majesté le roi, répondit Phaulkon sans vergogne. Il assiste à un dîner au palais. Voyez-vous, monsieur Potts, l'honorable Compagnie est tenue en grande estime par les plus hautes autorités d'ici.

— Ici peut-être, monsieur Phaulkon, riposta Potts d'un air entendu, mais pas à Bantam ni à Madras, je puis vous l'assurer. On veut votre tête, et je vais les aider à se la procurer. Je pars sur-le-champ pour la factorerie afin d'examiner en détail chacun de vos livres.

— Maintenant? demanda Phaulkon. Il fait nuit noire dehors, monsieur Potts.

— Alors, pourquoi ne faites-vous pas apporter des torches? Allons maintenant à l'usine. » Il regarda Phaulkon d'un air méfiant. « Pas question de m'obli-ger à me reposer pour que vous puissiez aller là-bas en catimini et falsifier les livres pendant que je dors. Je veux les examiner tels que je vais les trouver. D'ailleurs », ajouta-t-il, se souvenant dans un sursaut de colère de l'incident de l'après-midi, « pourquoi tout à l'heure n'y avait-il personne à la factorerie? Pas âme qui vive. À part un stupide garde indigène. Est-ce l'anniversaire du roi Charles ou quoi?

— Ce n'est pas l'anniversaire du roi Charles, mais celui de l'héritier, le second fils du trône siamois, improvisa Phaulkon. Nous nous efforçons, par respect, d'observer les fêtes importantes du pays qui nous accueille. »

Potts poussa un grognement. « Les Hollandais n'ont pas l'air d'agir comme vous, monsieur Phaulkon. Ils travaillent, eux. Pas étonnant qu'ils aient tant d'avance sur nous.

— C'est possible, mais ils ne sont pas populaires auprès des Siamois. On parle aujourd'hui encore d'un de leurs anciens agents, De Jongh. Il avait l'habitude de se promener dans les mes vêtu seulement d'un pagne et d'un chapeau. » Phaulkon observa attentivement Potts. « La plupart du temps il était ivre. Voyez-vous, les Siamois abhorrent toute perte de contrôle, monsieur Potts.

— Il y a des gens qui ne tiennent pas l'alcool », repartit Potts sans se démonter. Il se retourna et se versa un autre verre. La moitié du liquide tomba à côté et forma sur la table une petite flaque qui s'étendit. Sans s'en soucier, il vida son verre.

« Alors, en l'absence inexpliquée de l'agent général, reprit-il d'un ton pincé, voulez-vous, monsieur Phaulkon, me conduire à la factorerie?

— Si vous insistez, monsieur Potts. Mais ne serait-il pas préférable d'examiner les livres à la lumière du jour? Les autres membres du personnel seraient également présents pour répondre à vos questions.

— Je sais quel but vous poursuivez, monsieur Phaulkon, mais je ne vais pas me laisser dissuader. Allons-y maintenant. >» Phaulkon semblait hésiter. Potts le regarda d'un air menaçant. « Si vous ne coopérez pas, je préciserai dans mon rapport que vous m'avez refusé l'accès de la factorerie. Cela ne pèsera pas en votre faveur. » Phaulkon commençait à perdre patience mais il s'en alla néanmoins chercher deux torches.

C'était une nuit sombre et sans lune. Phaulkon marchait en tête sur le petit chemin qui suivait le bord de la rivière. Peu de gens étaient dehors : on ne voyait guère qu'un pêcheur de loin en loin qui, de l'eau jusqu'aux genoux, lançait son filet dans le fleuve. Les Siamois, toujours préoccupés par la présence des esprits, ne s'aventuraient pas dehors une fois la nuit tombée, à moins que ce ne fût absolument nécessaire. L'absence d'êtres humains était toutefois largement compensée par le chœur des rumeurs de la nuit : coassements des grenouilles, crissements des criquets, bourdonnements des moustiques qui s'abattaient avec avidité sur les poignets et les chevilles des voyageurs.

Leur course ne se trouvait pas facilitée par Potts : il ne cessait de trébucher et de laisser tomber sa torche, lançant une bordée d'injures chaque fois qu'il faisait un faux pas. À un moment, il bondit pour éviter l'attaque d'une bête sauvage : c'était un chien errant, encore plus effrayé que lui.

Il fallait normalement cinq minutes pour faire le trajet, mais cela leur prit une bonne demi-heure et, quand ils arrivèrent enfin à la factorerie, Potts, hors d'haleine, s'assit au pied d'un arbre et refusa de bouger.

La factorerie se composait d'un vaste entrepôt en bois avec quelques pièces plus petites servant de bureaux. La factorerie hollandaise, au contraire, était un imposant bâtiment de brique entouré d'un certain nombre de petites constructions, elles aussi en brique : Phaulkon avait depuis longtemps l'ambition d'aménager la factorerie anglaise pour l'amener au niveau de sa rivale. Un garde indien, armé d'un mousquet, était en faction devant la porte et leur barra le chemin. Il s'écarta rapidement en reconnaissant Phaulkon. Avec Potts sur ses talons qui lui soufflait dans le cou, Phaulkon introduisit une grosse clé dans la serrure et la tourna. Il s'interrogeait encore sur la meilleure façon d'affronter la situation. Les livres de comptes, il le savait, étaient enfermés dans le bureau de Burnaby et, même s'il en possédait une clé, il n'avait aucune intention de l'ouvrir. Non seulement les livres étaient loin d'être à jour, mais une partie de l'inventaire de l'entrepôt, qui renfermait des marchandises amassées aussi bien par Burnaby que par lui-même pour des opérations personnelles, et restées là depuis leur expédition à Ligor, n'y figurerait même pas. Il avait compté remettre de l'ordre dans les livres après l'agitation qui avait entouré la visite de l'ambassadeur chinois. L'arrivée de Potts suivenait au plus mauvais moment. Quelques jours encore et...

« Où sont les livres ? » interrogea Potts en inspectant une pile de caisses à la lueur de sa torche. Il semblait avoir trouvé un second souffle.

« Là-dedans », répondit Phaulkon en désignant le bureau de Burnaby.

Potts s'approcha et essaya d'ouvrir la porte.

« C'est fermé à clé.

— À clé? s'écria Phaulkon l'air surpris. Je ne peux pas le croire. » Il essaya à son tour. « Bon sang, et moi qui avais demandé tout exprès à M. Burnaby de ne pas mettre le verrou au cas où j'aurais besoin de quelque chose en son absence.

— Pourquoi ne vous a-t-il pas laissé la clé? demanda Potts, méfiant.

— Il ne se sépare jamais d'aucune de ses clés, expli-

qua Phaulkon. Mais il m'avait promis de laisser cette porte-là ouverte. »

Potts le dévisagea derrière sa torche. Appelez le garde, ordonna-t-il. Nous allons enfoncer la porte.

— Monsieur Potts, je vous supplie de réfléchir. On attend d'un moment à l'autre le retour de M. Burnaby et les serruriers sont difficiles à trouver ici. Nous avons besoin d'un bureau qui ferme bien. »

Une lueur rusée s'alluma dans les yeux de Potts. « Vous m'avez entendu, monsieur Phaulkon. Enfoncez la porte. »

Phaulkon le regarda. Rien n'arrêterait ce fou, se dit-il. Même si l'expédition en Perse échoue, j'aurai peut-être encore besoin des Anglais. Je suis fichu si Potts voit les livres, fichu également si je l'empêche de les consulter. Mais des deux solutions la seconde est encore la meilleure. Mieux vaut le soupçon que la certitude.

« Je crains, monsieur Potts, que, compte tenu du retour imminent de M. Burnaby, je ne doive considérer votre demande comme déraisonnable. Vous pourrez me citer dans votre rapport si vous le souhaitez.

— Vous me refusez l'accès de ce bureau ?

— Je refuse d'enfoncer au milieu de la nuit une porte qu'il sera très compliqué de réparer et qui, pour des raisons de sécurité, doit rester fermée à clé. »

Potts bouillait visiblement de rage.

« Vous, un... un... petit parvenu de Grec, me refuser cet accès à moi, Samuel Potts, commissaire aux comptes de l'honorable Compagnie anglaise. Vous... Un sale étranger! lança-t-il.

— Vous êtes ivre, monsieur Potts. J'espère que vous n'omettrez pas de mentionner ce détail dans votre rapport : je n'y manquerai pas dans le mien.

— Votre rapport! explosa Potts. Ah! Vous vous imaginez que quelqu'un va lire votre rapport. Vous... un maudit Grec, qui n'êtes même pas agent général ici. Enfin, petit imbécile gonflé de votre importance... » Il brandit la torche devant le visage de Phaulkon.

Le garde, entendant déblatérer Potts, arriva juste à

temps pour le voir menacer Phaulkon avec sa torche. Il s'interposa, se tournant vers Potts et le regardant d'un air mauvais. « Tout va bien, Maître ? demanda-t-il à Phaulkon en siamois.

— Mettez-moi ce foutu indigène dehors! hurla Potts, hors de lui.

— Vous allez rentrer à la maison et vous calmer, monsieur Potts, avant de causer des dégâts ici, répliqua Phaulkon d'un ton ferme. Et cessez de brandir cette torche. Ce bâtiment est en bois et les caisses sont extrêmement inflammables. »

Potts restait planté comme un homme ayant perdu l'esprit. « Je vous mets au défi de me faire bouger d'ici, lança-t-il. C'est à cause des canons, n'est-ce pas? Vous ne voulez pas que je les trouve. Je connais toute l'histoire, voyez-vous. Où sont-ils ? » Il se mit à regarder autour de lui comme un enragé, inspectant les recoins derrière chaque caisse et brandissant dangereusement sa torche. Les flammes léchaient imprudemment le bois. Le garde se tourna vers Phaulkon, ne sachant que faire. « Je vais régler ça », dit Phaulkon en siamois. Il fallait absolument retirer cette torche des mains de Potts.

« Il n'y a pas de canon ici, monsieur Potts. Rien que des caisses très inflammables. »

Sans l'écouter, Potts continuait à secouer sa torche dans tous les sens.

« Donnez-moi cette torche », ordonna Phaulkon en tendant la main.

Potts pivota sur ses talons. « Ne vous avisez pas d'élever la voix devant moi, petit parvenu! Je suis votre supérieur et j'aurai votre peau. »

Parvenant à maîtriser sa fureur, Phaulkon s'approcha de lui. « Donnez-moi la torche, monsieur Potts, et nous enfoncerons la porte comme vous l'avez demandé.

— Restez où vous êtes ! tonna Potts en agitant frénétiquement la torche d'un côté et de l'autre. Alors vous voilà enfin prêt à obéir aux ordres, hein ? Maintenant que j'aborde l'affaire des canons, vous vous êtes décidé à enfoncer la porte. Ah... ! » Il eut un sou-

rire dément. « Il faut plus qu'un employé de troisième ordre pour tromper le vieux Samuel Potts. Nous allons d'abord retrouver ces canons. »

Il recula à tâtons, tendant une main derrière lui de manière à ne pas quitter des yeux Phaulkon. Il jetait de brefs coups d'œil à droite et à gauche tout en cherchant vainement les canons. Phaulkon le suivait avec prudence, prêt à se précipiter sitôt qu'il aurait trouvé un espace suffisant entre les caisses pleines de draps. Pas question que Potts laisse tomber sa torche au milieu de toute cette marchandise.

Tel un animal traqué, l'Anglais reculait, promenant autour de lui un regard affolé. Phaulkon entendit le garde trébucher sur une planche disjointe : c'était trop tard. L'Indien avait contourné cette partie du magasin pour tenter de surprendre Potts par-derrière. En entendant craquer le bois, l'Anglais se retourna et perdit en même temps l'équilibre. Il tomba en arrière et la torche lui échappa des mains pour atterrir au milieu des caisses.

Le bambou s'enflamma aussitôt et le feu se répandit immédiatement au milieu de cet entassement de bois sec et de marchandises inflammables. Sans s'occuper de Potts, Phaulkon et le garde se précipitèrent vers deux jarres en terre posées de chaque côté de l'entrée. Le temps de traîner les lourds récipients jusqu'aux flammes et de commencer à jeter de l'eau avec de petites cuvettes, le feu faisait rage. Ce fut à peine si leurs efforts ralentirent la progression des flammes.

Potts se remit sur pied, contemplant l'incendie comme un possédé. Puis il sortit du bâtiment en trébuchant. En quelques instants le feu avait gagné les murs, le toit et certaines parties de l'édifice commençaient à s'effondrer. Phaulkon hésita un moment devant le bureau de Burnaby puis, voyant l'incendie dévorer la pièce voisine, il se précipita vers la sortie, entraînant le garde derrière lui. Dehors, des gens accouraient de tous côtés. Ceux qui étaient arrivés les premiers regardaient, fascinés et impuissants, les flammes bondir toujours plus haut jusqu'au moment où, en un formidable grondement, le toit s écroula dans le brasier. D'autres, portant des pots d'eau, commencèrent à faire la chaîne autour de l'entrepôt pour empêcher que le feu ne gagne les maisons voisines. Mais il y avait assez de poussière et de terre autour du magasin pour empêcher la progression de l'incendie : les flammes se contentèrent de dévorer ce qui était à leur portée.

Potts, soudain dégrisé, était assis immobile au pied d'un arbre, la tête entre les mains.

« Que s'est-il passé ? » crièrent plusieurs spectateurs. Chaque fois que l'on posait la question, le garde auprès de Phaulkon désignait Potts, effondré au pied de l'arbre. « C'est cet homme là-bas qui a mis le feu avec sa torche », expliquait-il.

Phaulkon dépêcha le garde à la résidence de l'assistant du Barcalon pour signaler le sinistre. Puis il vit deux soldats qui arrivaient en courant pour se renseigner. Tous les assistants désignaient Potts. Dans une ville où presque tous les édifices étaient en bois, c'était un délit et un crime d'être à l'origine d'un incendie, fût-il accidentel. Quant à mettre délibérément le feu...

Phaulkon observa en silence les soldats arrêter Potts et l'entraîner. L'Anglais n'opposa aucune résistance. Phaulkon jeta un dernier regard aux décombres calcinés de ce qui avait été, jadis, le siège de l'honorable Compagnie au Siam. Il contemplait dans ces flammes autre chose que la factorerie qui brûlait. Il voyait se consumer en même temps le dernier pont qui le rattachait à l'Angleterre. Madras ne manquerait pas de s'en remettre à la version que Potts donnerait des événements. Si jamais on reconstruisait la factorerie, ce ne serait sûrement pas avec le concours de Phaulkon et de Burnaby, mais de leurs successeurs : eux-mêmes devraient comparaître à Madras devant la cour martiale. Plus que jamais, songea-t-il, la réussite de l'expédition en Perse était capitale.

« Je comprends fort bien votre inquiétude, mon-sieur Faa. Mais nous avons des lois dans ce pays et il faut les respecter. Comme je vous l'ai dit, c'est un crime de mettre le feu à un bâtiment, que cela soit accidentel ou non. » Le Barcalon plissa le front. « Un crime puni de mort. Dans certains cas fort rares, Sa Majesté peut avoir la bonté de grâcier un sujet dont la vie a été dans l'ensemble exemplaire — et commuer cette peine en emprisonnement à vie. Mais jamais dans la situation d'un incendie volontaire, monsieur Faa, comme c'est apparemment le cas. »

Le Barcalon s'interrompit pour reprendre haleine. Il ne se sentait pas très bien ces derniers temps et ses crises d'asthme étaient de plus en plus fréquentes. « Nous habitons des maisons de bois, monsieur Faa. Vous imaginez les destructions qui en résulteraient si nous n'appliquions pas sévèrement ces lois, ou si nous nous laissions aller à faire des exceptions. Nos sujets deviendraient encore plus négligents qu'ils ne le sont déjà. »

Le jeune interprète siamois attaché à la Compagnie hollandaise traduisit les paroles du Barcalon. Il était tout juste rentré de Hollande : il faisait partie du petit groupe d'étudiants envoyés là-bas pour y poursuivre leurs études sous les auspices du gouvenieur-generaal de Batavia.

« Et seule Sa Majesté a le droit de commuer une sentence, dites-vous? demanda le directeur de la VOC.

— C'est exact, monsieur Faa. Seule Sa Majesté a droit de vie et de mort sur ses sujets. Ou sur des étrangers commettant des crimes dans ce pays, précisa-t-il.

— Mais, Votre Excellence, compte tenu du fait que M. Potts est ici un nouveau venu, et que le bâtiment en question était une propriété étrangère, ne pourrait-on assouplir un peu les règles? Ne pourrait-on, par exemple, lui demander de quitter le pays ? »

Il fallait absolument que ce Potts retourne à Madras faire son rapport, songeait le Hollandais. Avec un peu de chance cela provoquerait l'expulsion de Phaulkon et peut-être même la fermeture de la Compagnie anglaise au Siam.

Il eut un sourire doucereux : « Bien entendu, Excellence, nous serions vos débiteurs et vous pourriez nous faire savoir de quelle façon nous nous acquitterions de notre dette envers vous. »

Le Barcalon observa attentivement le Hollandais tout en écoutant la traduction. C'était la seconde fois en deux jours que cet homme venait l'implorer. De toute évidence, il tenait beaucoup à voir cet Anglais sortir de prison. Mais pourquoi ? Pourquoi les Hollandais voulaient-ils soudain aider les Anglais ? Qui était ce M. Potts et qu'était-il venu faire à Ayuthia ? La solution se trouvait, à n'en pas douter, dans les réponses de Phaulkon. Interrogé sur l'incident, Phaulkon avait répondu que Potts était un haut fonctionnaire de la Compagnie envoyé faire la tournée des divers bureaux de la Compagnie anglaise pour un contrôle de routine des inventaires. En raison de l'extrême chaleur, il avait absorbé un peu trop de cognac et trébuché sur un morceau de bois dans l'entrepôt, faisant ainsi tomber accidentellement sa torche. Phaulkon s'était confondu en excuses au nom de M. Potts et celui de la Compagnie, et avait supplié que, en raison de la position éminente de Potts au sein de la Compagnie et le récent regain d'amitié entre les nations siamoise et anglaise, on l'autorisât à quitter le pays. La Compagnie anglaise se ferait un devoir d'indemniser la Couronne siamoise pour les dégâts causés aux propriétés avoisinantes.

Mais, en privé, Phaulkon avait donné une tout autre explication. C'était là, songea le Barcalon, le nœud du problème. Phaulkon avait raconté à Sunida que ce M. Potts était un épouvantable ivrogne, le genre de farang dont la déplorable conduite était une cause de gêne pour son pays et pour les relations anglo-siamoises en général. Bien mieux, c'était un espion à la solde des Hollandais, le genre de crapule anglaise prête à vendre ses services au plus offrant. Le Barcalon frémit en pensant aux révélations faites par Phaulkon à Sunida sur les propos de Potts. D'ailleurs, tous les Siamois qui avaient été contraints de répéter ces paroles, que ce soit Sunida, Sri la vendeuse du mar-ché, ou Somsak, le capitaine de la garde du palais, avaient eu du mal à avaler leur salive avant de parler. Il n'y en avait pas un qui n'eût invoqué une sainte dispense avant d'énoncer de tels blasphèmes. Traiter Sa Majesté de roi des crocodiles, vous vous rendez compte! Lui-même — se rappela nerveusement le Barcalon — avait refusé de répéter ses scandaleuses paroles au Seigneur de la Vie. Il avait manqué ainsi à son devoir de tout rapporter à Sa Majesté, même si cacher une information à son souverain était un crime punissable de coups de canne sur la plante des pieds, voire de mort si le renseignement dissimulé relevait de la trahison — ce qui, à n'en pas douter, était le cas. Phaulkon avait paru tout aussi scandalisé quand il avait révélé à Sunida comment Potts s'était enivré et avait insulté les Siamois en appelant Sa Majesté le roi des crocodiles parce que ses sujets rampaient toujours devant lui tels des reptiles. Le Barcalon s'efforça d'effacer ces souvenirs. À en croire Sunida, Phaulkon avait été si choqué par cette description qu'il avait demandé à Potts de retirer ses propos, mais celui-ci n'avait fait que l'abreuver de nouvelles injures. Et puis, ainsi qu'il avait été payé par les Hollandais pour le faire, il avait mis le feu à l'entrepôt, en faisant semblant de trébucher sur une planche pour laisser croire à un incendie accidentel. Le Hollandais, semblait-il, avait fort opportunément omis d'informer Potts, un nouveau venu dans le pays, des lois contre l'incendie volontaire et lui avait affirmé que l'on n'aurait aucun mal à obtenir sa libération. Le garde du magasin, qui avait assisté à toute la scène, avait confirmé la version de Phaulkon et décrit comment une vive discussion avait éclaté entre les deux farangs.

Le Barcalon se contraignit à garder son calme et à se concentrer sur le problème qui se posait. Le Hollandais attendait une réponse concernant la libération de Potts. Mais c'était hors de question, et cela le resterait aussi longtemps qu'il serait Barcalon, se promit-il.

« Monsieur Faa, je dois dire que vous autres, Hollandais, m'intriguez. L'autre jour encore, vous me demandiez de châtier les Anglais pour avoir volé vos canons et armé les rebelles de Pattani : voilà qu'aujourd'hui vous me demandez de relâcher un de leurs dirigeants qui vient de mettre le feu à un bâtiment. Pardonnez-moi si l'esprit siamois est trop mal adapté pour suivre une telle logique. » Il inclina la tête d'un geste courtois.

Faa se trouvait dans une situation difficile. C'était vrai : il avait vilipendé tous les Anglais et maintenant il implorait miséricorde pour l'un d'entre eux. Mais il fallait absolument que Potts regagne Madras pour y faire son rapport. Pareille occasion ne se reproduirait peut-être jamais. Potts, à coup sûr, allait accuser Phaulkon et souligner l'absence à leurs postes de tous les autres agents anglais. Burnaby et Phaulkon passeraient en justice. Ils seraient peut-être pendus et la publicité serait telle — il y veillerait personnellement — qu'il était douteux que les Anglais aient jamais le courage de rouvrir leur comptoir d'Avuthia. Il en serait débarrassé une fois pour toutes et, lorsqu'il aurait fait connaître le rôle qu'il avait joué dans l'opération, sa promotion pourrait être fabuleuse. Il devait d'une façon ou d'une autre obtenir la libération de Potts, même si pour y parvenir il fallait recourir à quelque pression sur les Siamois...

« Excellence, Potts est innocent. Il a été manipulé par les Anglais. Je suis prêt à fournir un otage hollandais pour le remplacer jusqu'au jour où j'aurai pu prouver son innocence. »

Le Barcalon l'observait en silence.

« Vous avez fait allusion au rang élevé de ce M. Potts, me semble-t-il. Je ne connais aucun Hollandais à Ayuthia qui soit à un poste aussi élevé, à moins, bien sûr, monsieur Faa... » Il dévisageait le chef de la VOC avec un petit sourire.

Aarnout Faa, généralement maître de lui, commençait à se sentir résolument mal à l'aise. Bon sang, il lui fallait ce Potts à bord d'un bateau pour Madras et non pas le voir exhibé sur une place publique avec une planche autour du cou comme c'était actuellement le cas. La redoutable cangue, ainsi que les Portugais l'avaient nommée, était comme un nœud de bois qui serrait le cou du prisonnier au point de lui faire sortir les yeux de la tête. C'était l'ultime humiliation publique et le farang Potts avait attiré le plus grand rassemblement que l'on eût jamais vu sur la place devant la prison.

« Excellence, au nom des nombreuses années d'amitié et de coopération entre nos deux nations, je dois humblement vous demander de relâcher cet homme.

— Monsieur Faa, même si plus que tout autre je tiens à cette amitié et si, me semble-t-il, votre ardeur à faire libérer cet homme doit avoir des raisons qui dépassent mon entendement, je répète qu'il est accusé d'un crime grave dans notre pays et que nous ne pouvons pas créer un précédent en l'exilant sans châtiment.