— Excellence, je me suis efforcé de vous faire sentir la force de mes convictions.

— Et moi aussi, monsieur Faa. »

Aarnout Faa durcit le ton. « Vous ne me laissez donc pas d'autre choix que de demander à mon supérieur, le gouvenieur-generaal lui-même, d'examiner le traité de paix de 1664, et peut-être de supprimer certains paragraphes faisant allusion à... à notre... protection spéciale.

— Quelle coïncidence, monsieur Faa, lui rétorqua le Barcalon impassible. C'était notre intention depuis quelque temps d'attirer votre attention sur ce traité. Je vous suis fort reconnaissant de hâter les choses. Nous estimons qu'un certain nombre de ces clauses sont peut-être dépassées aujourd'hui et je dois dire qu'à cet égard nous avons trouvé les Anglais tout disposés à proposer des solutions.

— Très bien, Excellence, conclut le Hollandais d'un ton glacial. Vous aurez de nos nouvelles le moment venu. » Il se leva pour prendre congé.

— Ce sera toujours un plaisir, monsieur Faa. » Le Barcalon sourit. En son for intérieur, il savait qu'il n'y avait pas un instant à perdre. Dans l'affaire Potts, Constantin Phaulkon avait donné toute sa mesure. Il avait démontré tout à la fois ses talents de diplomate et sa loyauté envers le Siam. Il avait publiquement plaidé pour la libération de Potts afin de préserver la bonne entente entre l'Angleterre et le Siam, tout en blâmant Potts en privé d'avoir insulté la monarchie siamoise. Sa Majesté était d'ailleurs de cet avis. Il allait falloir prendre au sérieux les plans de Phaulkon pour la défense du Siam, et peut-être les mettre en application — sans délai.

30

Le lundi suivant, le Barcalon annonça à Phaulkon que Sa Majesté le roi lui avait fait la grâce de le convoquer à une audience. Phaulkon resta sans voix. C'était le moment dont il avait rêvé. Le moussaillon grec présenté au roi de Siam! Même s'il avait longtemps désiré cette rencontre, il l'avait imaginée de mille façons : maintenant qu'elle était toute proche, il ne se sentait absolument pas prêt. L'appréhension le rongeait.

Ce potentat, se demanda-t-il, qui avait droit de vie ou de mort sur des millions de sujets, allait-il se montrer aimable ou cassant, raisonnable ou intolérant? Allait-il laisser Phaulkon s'exprimer ou bien voudrait-il seulement qu'il l'écoute docilement, en silence? Phaulkon devrait-il donner son avis ou ne contredire en rien l'autorité absolue de Sa Majesté? On savait si peu de choses sur le souverain qu'on le décrivait tour à tour comme grand, petit, courtois, irritable, magnanime et mesquin. Nul, même pas ses courtisans, n'avait jamais osé le regarder en face. Lors de la visite de 1 evêque français d'Héliopolis, les négociations pour l'autoriser à s'asseoir — à titre tout à fait exceptionnel — en présence de Sa Majesté avaient traîné pendant des mois avant que l'on accordât finalement la permission. En apprenant que pour la pre-

mière fois quelqu'un ne se prosternait pas en présence de Sa Majesté, de véritables ondes de choc avaient parcouru la société siamoise.

Dans les rares occasions où Sa Majesté quittait le palais pour assister à une grande cérémonie, apporter des offrandes et des robes aux moines ou frapper les eaux du Menam afin d'ordonner aux pluies de cesser, elle était escortée de vingt mille hommes. Ses gardes à cheval, des Maures aux uniformes étincelants, ouvraient le cortège en file indienne; ses mandarins, prosternés et silencieux, suivaient sur leurs éléphants couverts de joyaux, tandis qu'elle-même, installée dans son palanquin doré parsemé de pierres précieuses, montait le plus bel éléphant, au centre de la procession. Le roi tenait à la main un croc en or dont il se servait pour guider l'animal, lequel, disait-on, était si intelligent qu'il s'agenouillait spontanément dès qu'il voyait approcher Sa Majesté. Allongé sur le puissant arrière-train de l'animal, un mandarin de haut rang attendait les ordres pour diriger la monture royale au cas où le Seigneur de la Vie se lasserait de le faire lui-même. Des courtisans de moindre importance, des légions d'esclaves aux veux baissés venaient à pied, encadrant leur souverain, portant ses armes, ses boîtes à bétel et ses parasols dorés au lourd manche en argent massif. Le peuple, enfin, à qui l'on interdisait de tourner le regard vers la personne du roi ou d'émettre un son sur son passage, restait respectueusement à l'intérieur des maisons, derrière les volets clos.

Une seule fois par an, on laissait la populace sortir en présence de son roi. C'était la cérémonie la plus pittoresque de l'année : des milliers de petites embarcations étaient rangées le long des berges du fleuve pour regarder la barque royale, et ses cent vingt rameurs coiffés de bonnets cramoisis et portant des genouillères assorties chantant en cadence, filer vers la victoire sur ses concurrents dans la course de bateaux.

Malgré les rumeurs contradictoires qui circulaient à propos de Sa Majesté, Phaulkon avait toutefois ima-giné certaines possibilités. Le souverain avait assurément l'esprit ouvert, sans quoi il n'aurait pas laissé pratiquer si librement autant de religions différentes dans son pays, pas plus, chose plus surprenante encore, qu'il n'aurait accordé à leurs missionnaires la liberté de convaincre ses sujets. Il sourit. Le roi de Siam avait-il découvert une vérité qui avait échappé à ses illustres frères d'Occident : à savoir que plus on interdisait une croyance, plus on éveillait de l'intérêt à son sujet? Il était étrange que le Siam, où les prêtres chrétiens pouvaient évangéliser à leur guise, ait apporté si peu de convertis au christianisme.

Par un aspect au moins de sa nature, le roi devait être généreux et magnanime, se dit Phaulkon; sinon, jamais il n'aurait offert des terres et de l'argent à ces adeptes de croyances étrangères soucieux d'imposer leur volonté à ses sujets.

Le matin de sa convocation, Phaulkon se leva tôt. L'audience était prévue pour huit heures. Trop excité pour dormir, il s'était tourné et retourné toute la nuit, attendant avec impatience et redoutant à la fois la venue du jour. Sunida n'avait pas dormi non plus : elle le réconfortait, le massait, faisant écho à ses préoccupations et répondant de son mieux à ses questions sans fin. Elle brûlait de lui dire combien Sa Majesté était noble et gracieuse : mais comment pou-vait-elle lui révéler qu'elle l'avait rencontrée? Elle éprouvait une étrange satisfaction à découvrir que même lui, son fier amant si plein d'assurance, était impressionné à l'idée de se trouver devant la sereine présence du Seigneur" de la Vie, tout comme cela avait été le cas pour elle. Car il devait en être ainsi.

Phaulkon s'était demandé avec angoisse ce qu'il devait porter : il hésitait entre une tenue européenne et une tenue siamoise, revenant à l'une presque aussitôt après avoir choisi l'autre.

« Mon Seigneur, vous êtes pire qu'une femme », avait dit Sunida pour le taquiner. Mais, cela ne lui ressemblait pas, il s'était fâché et elle avait ensuite gardé

le silence, se contentant de répondre aux questions qu'il lui posait.

Ses domestiques et ses esclaves avaient également remarqué sa nervosité inhabituelle et veillé presque toute la nuit à satisfaire ses caprices. Jamais elles n'avaient vu le maître dans un tel état de nerfs : elles le comprenaient pourtant, conscientes du suprême honneur qui lui était échu. Deux fois déjà, il avait renvoyé sa culotte noire pour faire ôter un grain de poussière à peine visible, et la pauvre Tip avait frotté toute la surface du tissu en quête de la moindre tache. On avait lavé et relavé la tunique de dentelle blanche jusqu'au moment où la maisonnée tout entière avait juré qu'elle étincelait comme de l'or.

Car il avait fini par se décider pour des vêtements européens. Même s'il tenait à montrer combien il se sentait proche des Siamois et de leurs manières, il estimait que l'on pourrait trouver prétentieux de la part d'un farang de se présenter devant le monarque vêtu comme un Siamois. Mieux valait arriver dans le costume d'un farang et laisser à sa maîtrise de la langue siamoise et à sa connaissance de l'étiquette le soin de créer une impression qui ne pouvait qu'en être renforcée.

Il s'était aspergé d'eau durant une bonne demi-heure, s'était soigneusement rasé, pour s'assurer qu'aucun poil ne venait abîmer le satiné de sa peau. Les Siamois n'avaient que peu ou pas de barbe et il ne voulait pas qu'on en vît sur lui. Enfin, après s'être longuement peigné, tandis que Sunida et les domestiques réprimaient leurs sourires, il s'était déclaré prêt et avait congédié tout le monde, afin de passer seul ces derniers instants.

Il s'assit en tailleur dans un coin du salon et contempla le jardin. Sa plus grande crainte était que l'audience royale fût si cérémonieuse qu'elle le priverait de toute possibilité d'exprimer ses opinions : s'il en était ainsi, oser parler sans y être invité paraîtrait déplacé, voire carrément grossier. L'étiquette siamoise était extrêmement stricte, surtout s'agissant de la royauté, et en respecter rigoureusement les formes était synonyme de bonne éducation.

D'après tout ce qu'il avait entendu dire, les audiences royales étaient des entrevues stylisées : on s'exprimait en phrases toutes faites et en formules convenues. On verrait d'un mauvais œil tout écart. Mieux valait se limiter à impressionner uniquement par ses bonnes manières, décida-t-il. Il eut un petit sourire. Sa maîtrise de la langue royale devait à elle seule, avec son rituel complexe, laisser pantois l'auditoire. Il avait gardé pour lui ce petit secret, attendant le moment opportun. Certainement, d'autres courtisans seraient présents, se dit-il, surtout pour une première audience : il se demandait maintenant combien il y aurait de mandarins dans la salle. D'ailleurs, comment pourrait-il se permettre d'exposer ses idées devant une assemblée comprenant éventuellement des mandarins maures et certains de leurs alliés, qui lui étaient déjà hostiles?

Puis l'idée lui vint que Sa Majesté pourrait ne pas lui adresser du tout la parole : l'étiquette, en effet, ne permettait pas au souverain de parler directement à quelqu'un qu'il n'avait pas préalablement anobli. Peut-être ferait-on une exception pour un farang?

D'un autre côté, Sa Majesté ne pourrait-elle pas aussi bien se montrer curieuse à son sujet et vouloir aller au-delà du simple protocole? Après tout, ce farang avait à lui seul dénoncé les pratiques frauduleuses des Maures et démontré qu'il était capable d'organiser un banquet plus somptueux et moins coûteux qu'aucun de ceux que l'on avait donnés auparavant. Dans l'affaire Potts, n'avait-il pas révélé une fois de plus sa loyauté envers le Siam, en se montrant scandalisé par l'insulte faite à son souverain ? Phaulkon sourit de nouveau. Il n'était pas mécontent de cette petite manœuvre. Par le truchement de Sunida, il avait tout à la fois confirmé sa fidélité envers la Couronne siamoise et s'était assuré de l'incarcération de cet homme qui, sinon, serait déjà en route pour Madras afin de l'accuser. Du moins avait-il gagné du temps pour permettre à l'aventure persane de porter ses fruits. Si tel était le cas, peut-être serait-il en mesure de solliciter un emploi permanent au service

du Siam. Potts et les Anglais pourraient alors aller au diable ! En revanche, si l'expédition en Perse échouait, il pourrait bien ne plus jouir de la faveur des Siamois et se trouver sans protection au moment où les Anglais réclameraient son extradition à Madras pour le faire juger. Vers qui se tourner alors ?

Dans quelques instants, il allait se prosterner devant l'homme qui pouvait sceller son destin, le monarque absolu qui avait le pouvoir de prendre des décisions sur-le-champ sans en référer à quiconque. Il frémit à cette idée et, d'instinct, il sut que cette audience allait marquer un tournant décisif dans son existence.

« Mon Seigneur, fit timidement Sunida, qui répugnait à interrompre sa méditation, un messager de Son Excellence le Pra Klang attend dehors. »

Phaulkon leva les yeux. Cela le soulagea presque de songer que tout serait bientôt terminé. Il aperçut le fier sourire de Sunida et sentit son cœur fondre. Comme il avait dû être difficile à vivre ces dernières heures ! Il savait pourtant qu'elle comprenait l'importance de ce jour, car il lui avait bien souvent parlé de ses projets et de ses rêves. En fait, son amour du Siam était maintenant inextricablement lié à celui qu'il vouait à cette femme.

Il se leva et la serra fort contre lui, en respirant profondément son parfum. « Je t'aime, Sunida.

— Moi aussi, mon Seigneur. Je suis si fière de vous. »

Elle ajusta son col et lissa le devant de sa tunique. « Et je sais qu'il en ira de même pour Sa Majesté. » D'un pas gracieux, elle se dirigea vers la porte et s'agenouilla auprès de Sorn, de Tip et des trois esclaves. Toutes les six restèrent prosternées et immobiles tandis que le maître descendait les marches menant au jardin où attendait le messager du Barcalon. C'était, pour tous, un très grand moment.

Dans l'air encore frais du petit matin, Phaulkon, que précédaient le Barcalon et son habituel cortège

d'esclaves, arriva devant les lourdes portes du palais toujours fermées. Là, chaque cavalier qui passait était obligé de mettre pied à terre pour témoigner de son respect. Chaque piéton devait fermer son parasol et s'incliner devant les hautes tours du palais qui se dressaient majestueusement au-dessus des murailles.

Phaulkon sentit son cœur battre plus vite quand un esclave frappa au lourd portail de bois et qu'à l'intérieur, un garde s'enquit du rang des visiteurs et de l'objet de leur présence. Renseigné sur leur identité, il informa aussitôt l'Oc-Meuang, le premier officier de l'avant-cour, de l'arrivée de Son Excellence le Pra Klang avec son escorte. Nul ne pouvait entrer dans le palais, ou en sortir, sans la permission de l'Oc-Meuang.

Un panneau de l'immense porte de bois s'ouvrit en grinçant : l'Oc-Meuang, vêtu d'une tunique rouge sans col et de genouillères assorties, des bracelets d'or aux bras, apparut et salua le Barcalon. Il jeta un rapide coup d'œil au cortège d'esclaves, puis son regard s'arrêta sur Phaulkon. S'approchant de lui, il le palpa pour vérifier qu'il ne dissimulait pas d'arme sous ses vêtements, puis respira son haleine pour y déceler une éventuelle trace d'alcool : un homme armé ou pris de boisson se voyait aussitôt interdire l'accès du palais.

L'Oc-Meuang se déclara satisfait. On fit entrer le petit groupe dans une première cour au sol recouvert d'herbe et ornée d'une superbe fontaine, puis on les conduisit jusqu'à une large terrasse entourée d'un muret de briques. Là, les cent membres de la garde du roi, connus sous le nom de Bras rouges, étaient accroupis : aucun homme n'avait en effet le droit de se tenir debout dans l'enceinte du palais — sinon pour marcher — même en l'absence de Sa Majesté. Les Bras rouges n'étaient pas armés, sauf pour les cérémonies officielles, et leur charge, fort recherchée, était héréditaire. C'étaient des hommes rompus à la pratique de l'aviron, de 1 equitation et du combat.

Le cortège traversa alors les jardins ombragés par de grands arbres, parsemés de fontaines murmurantes et de petits étangs où abondaient des poissons

multicolores. Des haies sculptées en forme d'animaux en marquaient le périmètre et des bougainvilliers grimpaient aux murs en une explosion de couleurs vives.

Le palais, ainsi que Phaulkon l'avait découvert en se renseignant avec soin, était une cité ceinte de murs, s'étendant sur près de quinze arpents, une ville à l'intérieur de la ville, divisée en sections extérieures et intérieure. Les premières comprenaient les jardins, les écuries, les cours, les terrasses et les salles d'audience : c'était là que le roi recevait ses visiteurs et tenait conseil avec ses ministres et ses mandarins. La section intérieure, dont l'accès était interdit à tous sinon à quelques privilégiés — eunuques, pages, médecins du roi et parfois un moine —, abritait les vastes appartements royaux et le harem. Même le Barcalon n'y avait pas accès. On ne savait pas grand-chose de l'aménagement de ce saint des saints mais l'on racontait qu'un dédale de couloirs reliait les divers appartements royaux, que Sa Majesté utilisait tour à tour, sans prévenir, afin de déjouer toute tentative de trahison ou d'assassinat.

Émergeant d'une dernière et vaste cour où plusieurs mandarins du troisième au cinquième rang étaient prosternés dans l'espoir d'être convoqués par le roi, les visiteurs arrivèrent devant une série de marches qui menaient jusqu'à la salle d'audience lambrissée où Sa Majesté avait reçu l'ambassadeur de Chine. Phaulkon n'était jamais allé plus loin que cette cour où s'était tenu le banquet. Au loin s'étendaient sept ou huit rangées de toits doucement incurvés, qui se suivaient par ordre de grandeur, leurs tuiles d'un jaune doré étincelant au soleil. C'est là, songea Phaulkon en tremblant, que se trouvait le Palais intérieur, cet antre d'intrigues dont les toits, de plus en plus hauts, culminaient au niveau des appartements royaux.

Au pied de l'escalier, le cortège des esclaves s'arrêta et se prosterna. Le Barcalon s'avança sur les mains et sur les genoux et fit signe à Phaulkon de le suivre. Ils gravirent ainsi les marches, rampant l'un derrière

l'autre, pour déboucher à l'entrée d'une somptueuse salle d'audience lambrissée de bois, étincelante de laque et de feuilles d'or. Là, respectant l'ordre précis de la hiérarchie, étaient assemblés les mandarins privilégiés de première et de seconde classe, prosternés et silencieux. Regardant discrètement autour de lui, Phaulkon fut frappé par la magnificence des lieux et il éprouva soudain l'accablant sentiment de son insignifiance. Les murs étaient vernis de laque rouge, soulignée de bandes dorées à la feuille. D'un mur à l'autre les planchers étaient couverts des plus beaux tapis persans.

Le Barcalon et Phaulkon se prosternèrent sur les genoux et sur les coudes en direction d'un balcon surélevé, devant lequel était tiré un rideau, et surmonté de plusieurs rangées de parasols dorés, symbole de la royauté divine. Ils restèrent ainsi allongés quelques instants. Phaulkon sentait tous les regards qui l'observaient à la dérobée. Sa Majesté allait-elle s'adresser à lui personnellement devant tous ces dignitaires? se demandait-il. Us portaient tous leur chapeau conique et les panungs que Sa Majesté leur avait offerts, qu'ils ne pouvaient revêtir qu'en sa présence. Auprès d'eux, leur boîte à bétel et leurs ornements, symboles de leurs charges.

Il y eut soudain une sonnerie de trompettes et un roulement de tambours. Phaulkon sentit son cœur battre plus vite. N'osant relever les yeux, il entendit le bruit du rideau que l'on écartait et la voix du maître de cérémonie qui psalmodiait : « Puisque la parole divine a cru bon de descendre jusqu'à l'esclave du Roi, qui n'est que poussière et immondices, cette personne a la témérité de présenter l'esclave de Sa Majesté, Kosatanat Forcone. »

Phaulkon se souleva sur ses genoux et toucha à trois reprises le sol de son front en direction du balcon, en prenant soin de ne jamais lever les yeux. Puis il rampa de trois pas en avant, comme le Barcalon le lui avait ordonné, pour permettre à Sa Majesté de distinguer le quémandeur. Là, il fit à nouveau trois salutations et, tremblant intérieurement, prononça les premiers mots qu'il adressait au Seigneur de la Vie.

« Puissant Seigneur et Maître de la Vie, votre esclave implore la permission de parler. Il supplie Votre Majesté de laisser sa voix impure et souillée atteindre jusqu'aux portes de vos divines oreilles. » Le silence qui suivit était impressionnant.

« Nous sommes heureux de vous recevoir, monsieur Forcone, prononça d'en haut la voix aimable, courtoise, presque rassurante. Maître Pra Klang a dit du bien à votre sujet. Êtes-vous bien installé dans notre royaume?

— Haut et Puissant Seigneur, moi, votre esclave, désire recueillir votre parole royale pour la poser sur mon cerveau et sur ma tête, poursuivit Phaulkon, conformément au rituel royal. Ce grain de poussière sous la plante du pied de Votre Majesté est bien installé au Siam et très conscient de l'honneur d'être admis en la présence divine. » Phaulkon sentait la stupéfaction qui accueillait son discours prononcé dans la langue royale. Quelques instants s'écoulèrent avant que le roi ne reprenne la parole.

« Il semble que vous soyez un homme aux multiples talents, monsieur Forcone. Nous pouvons constater par nous-même que vos dons linguistiques ne sont pas qu'une simple rumeur. Nous vous félicitons de la maîtrise que vous avez de notre langue qui, nous le savons, n'est pas facile pour des étrangers, surtout venus de l'ouest. Notre ministre a vanté votre talent pour les chiffres et nous sommes nous-même impatient d'apprendre directement quelque chose de vous. Qu'est-ce qui vous amène dans notre royaume, et qu'espérez-vous y accomplir? »

Le moment était venu d'offrir ses services et d'assurer qu'il était loyal envers la Couronne de Siam — cet instant dont il rêvait depuis si longtemps.

« Puissant Seigneur et Maître, moi, un cheveu de votre tête, ne souhaite que servir cette grande nation de quelque façon que Votre Majesté jugera bon de me l'ordonner. Le Seigneur de la Vie, dans sa sagesse, a désigné des gens d'autres croyances et d'autres nations pour le servir au gouvernement et cet indigne esclave n'implore que l'occasion d'en faire de même.

— Nous n'avons pas de préjugé de race ni de religion, répondit le roi. Nous sommes tous enfants du même Dieu. Celui qui nous sert bien, quelles que soient ses origines, sera récompensé selon ses mérites. Nous sommes fort satisfait de vos efforts jusqu'à présent et consterné d'apprendre que certains ne nous ont pas aussi bien servi. »

Sa Majesté s'interrompit et Phaulkon se demanda combien parmi les mandarins assemblés pouvaient être des Maures. « Vous devez toutefois prendre garde : il peut y avoir de la rancœur à votre égard de la part de ceux qui ont failli à leur devoir. »

Phaulkon se sentit d'instinct attiré par ce monarque. Son ton aimable, son apparente sollicitude éveillaient chez lui un désir de s'abandonner à la merci de ce souverain tout-puissant, en même temps qu'il avait la certitude de pouvoir lui être utile. « Auguste Seigneur et Maître de la Vie, répondit-il, moi qui ne suis que poussière, je reçois avec gratitude votre conseil et je le place respectueusement sur ma tête.

— En reconnaissance de vos services, monsieur Forcone, déclara majestueusement le monarque, nous sommes heureux de vous élever au rang de mandarin de troisième classe et de vous conférer présentement le titre de Luang Vichaiyen, nom sous lequel vous serez désormais connu. Vous serez fait secrétaire général du ministère du Commerce extérieur, responsable devant le seul Pra Klang. On vous fera présent d'une boîte à bétel en argent ornée d'un diamant et d'un costume officiel de cour, d'un gilet de brocart et d'un chapeau conique autour duquel vous êtes autorisé à placer un anneau. »

Phaulkon sentit la pièce tournoyer autour de lui et, craignant de se réveiller de quelque merveilleux rêve, il enfonça ses ongles dans ses doigts crispés. Sa Majesté avait jugé bon de le nommer Vichaiyen ou « connaisseur de la science » et le titre de Luang qualifiait un seigneur du troisième rang. Il était maintenant le Seigneur de la Connaissance! Une vague d'euphorie déferla en lui, plus puissante que tout ce qu'il avait jamais éprouvé. D'une voix vibrante d'émotion, il exprima sa gratitude envers cet homme qui venait de lui ouvrir les portes d'une nouvelle vie, et qui l'honorait de sa confiance.

« Auguste Seigneur, par le pouvoir de la poussière sous vos pieds qui couvre ma tête, je m'engage à travailler sans répit pour la gloire du Siam et à justifier l'immense confiance que Votre Majesté a placée en moi, votre indigne esclave.

— Vichaiven, nous notons vos paroles et nous en sommes satisfait », répondit le roi en s'adressant à lui par son nouveau nom. Un esclave rampa jusqu'à Phaulkon pour lui remettre sa boîte à bétel, son chapeau conique et un magnifique gilet rouge brodé d'or.

Phaulkon les posa aussitôt sur sa tête l'un après l'autre, pour bien montrer la haute estime dans laquelle il tenait ces cadeaux royaux, puis il se prosterna à trois reprises, comme il l'avait fait en entrant.

« Maintenant, Vichaiven, vous pouvez vous retirer. Nous allons parler seul avec notre Pra Klang et nos autres mandarins. »

L'audience était terminée. Il avait été promu en présence des plus hauts mandarins de la Cour, ceux du premier et du second rang : il ne pouvait s'empêcher de s'interroger sur ce que ces derniers devaient penser d'un honneur aussi singulier. Il aperçut un scribe qui notait chacun des mots de la cérémonie : ils étaient enregistrés pour la postérité.

Se soulevant une dernière fois sur ses genoux et touchant à trois reprises le sol de son front en direction du monarque, Luang Vichaiyen recula respectueusement en rampant, sans jamais lever les yeux ni tourner le dos à Sa Majesté. Ce fut seulement quand il fut sorti de la salle d'audience et qu'il eut descendu à reculons les marches jusqu'à la cour qu'il se remit debout : il eut l'impression de mesurer trois mètres, il marchait sur un petit nuage. Plus rien maintenant n'allait l'arrêter, se dit-il. Il posa sur sa tête le chapeau conique. C'était assurément le plus beau moment de sa vie : élevé au mandarinat de troisième classe ! Il y avait cinq rangs de mandarins et il avait franchi les

deux rangs inférieurs. Il faudrait vérifier combien de marques de dignité correspondaient à son nouveau statut, mais c'était certainement plusieurs milliers. Il faisait maintenant partie de l'élite. Aucun Européen n'avait jamais occupé une position aussi éminente au Siam et il ne manquerait pas de participer à des projets auxquels le roi s'intéressait directement. S'il s'en tirait bien, le roi le saurait et rien n'empêcherait qu'au prix d'une extrême diligence il fût élevé au mandarinat de seconde classe et, pour finir, à celui de première classe! Avec le pouvoir viendraient les richesses : en Orient, un dignitaire de haut rang s'enrichissait tout naturellement. C'était une vieille tradition, une habitude. Mais il devait d'abord bien servir les intérêts de son souverain : non pas simplement pour le pouvoir et la fortune qu'il pourrait amasser, ni pour l'accomplissement des ambitions qui le dévoraient, mais aussi parce qu'il se sentait étrangement attiré par ce monarque. Il y avait chez cet homme quelque chose de noble et de raffiné qui dépassait le simple apparat de la royauté. Avec les talents occidentaux de Phaulkon et la perspicacité du roi, le Siam pourrait tenir tête à n'importe quel envahisseur.

En tant que secrétaire général du ministère du Commerce extérieur, Phaulkon pourrait maintenant découvrir quels étaient les revenus du pays. On lui signalerait toute transaction commerciale. C'était un pas de géant vers la réalisation de ses objectifs les plus ambitieux.

Pour la première fois, il pouvait ouvertement admettre quelles étaient ses aspirations : du coup, elles ne semblaient plus aussi insensées, ce n'étaient plus les rêves impossibles qu'il avait dû cacher à tous par crainte du ridicule. Ces rêves, il les nourrissait depuis son arrivée au Siam, et voilà qu'ils prenaient forme. Il connaissait aussi bien que n'importe qui le commerce, il parlait couramment les principales langues utilisées par les marchands, il avait un navire en route vers la Perse pour une opération susceptible de révolutionner le mode de pensée des Siamois, il

s'était acquis la confiance de l'actuel Barcalon et ne venait-il pas d'être même présenté au roi? Qu'est-ce qui pouvait donc l'arrêter? Pourquoi ne pas devenir un jour Barcalon ? Barcalon de Siam ! Il se souvint des paroles prononcées il y avait si longtemps par cette vieille édentée dans la taverne enfumée de son île grecque natale : « Ce garçon sera un jour potentat dans un pays lointain... »

Phaulkon marchait lentement, perdu dans ses pensées, alors qu'il traversait les jardins et les cours successifs. Il n'avait même pas remarqué les murmures autour de lui, les regards furtifs lancés dans sa direction, ni même le garde qui le suivait discrètement à distance respectueuse. Quand il déboucha dans la dernière cour, son attention fut attirée par un murmure de voix admiratives. Apercevant son chapeau conique, un groupe de courtisans se prosternait devant lui. Il comprit soudain toute l'étendue de sa promotion : il était devenu un noble titré de la cour de Siam.

31

Aarnout Faa vérifia une dernière fois qu'il avait bien le document dans sa poche et ordonna aux bateliers de l'attendre. Il grimpa sur la berge et s'engagea d'un pas résolu sur le chemin qui menait aux prisons publiques. Jamais encore il n'avait visité ce quartier de la ville mais il savait que la prison était située quelque part de l'autre côté du marché du soir. Aucun Hollandais n'y avait été incarcéré depuis qu'il était directeur, songea-t-il avec une certaine satisfaction, même si jadis une poignée de ses compatriotes avaient été contraints d'y languir, presque toujours en raison d'un excès de boisson, se rappela-t-il. Il y avait cet imbécile de Seegfeld qui, à la suite d'un pari, avait caressé la tête d'un moine qui passait. On racontait

son histoire en guise d'avertissement à tout nouveau venu au Siam. L'homme était apparemment presque trop ivre pour tenir debout. Il avait peut-être gagné son pari stupide, mais il l'avait payé cher. À plusieurs reprises, et de plus en plus haut, on lui avait fait tomber sur la tête une épée bien aiguisée, jusqu'au moment où il avait eu le crâne entaillé presque jusqu'à l'os. Son geste avait aussi laissé une profonde blessure dans les relations hollando-siamoises : une blessure qui avait mis des années à cicatriser. Il y avait certaines croyances que les Siamois tenaient pour inviolables et la sainteté de l'état monastique en faisait partie. Les moines en robe safran étaient d'ailleurs les seuls dont on n'exigeait pas qu'ils se prosternent devant le roi.

Il avait fallu à Aarnout Faa plusieurs visites au Barcalon pour faire un peu progresser l'affaire Samuel Potts. Même si le Premier ministre avait obstinément refusé de prêter l'oreille à toute demande de libération, l'insistance de Faa avait fini par être récompensée : on lui avait octroyé un laissez-passer pour visiter le prisonnier. Il avait un besoin urgent de la signature de Potts sur le document qu'il avait dans sa poche. Le Kurfendam aurait déjà dû appareiller depuis deux jours pour Batavia. Faa avait retenu le navire tout en s'efforçant d'obtenir l'autorisation de se rendre à la prison. Le directeur était un homme ponctuel et chaque minute venant retarder le départ du navire lui avait causé une angoisse supplémentaire.

Il passa devant le mur incurvé du marché et déboucha sur une place, où il demeura immobile. Devant lui, une foule nombreuse était rassemblée pour contempler le spectacle inhabituel d'un prisonnier farang. Potts avait la tête enfermée dans ce qui ressemblait à deux barreaux d'échelle soutenus à chaque extrémité par de lourdes poutres : l'instrument empêchait tout mouvement de la tête et causait à la victime un terrible inconfort. Inutile d'incarcérer ce genre de prisonnier, ni de le garder. Il était libre de circuler : ça ne l'avançait pas à grand-chose. Les yeux injectés de sang de Potts exprimaient un profond désespoir, comme s'il avait perdu toute envie de lutter. Pouvait-il s'agir du même homme qui, moins d'une semaine auparavant, était entré dans son bureau d'un pas plein d'assurance? Le directeur frémit en s'appro-chant du prisonnier.

« Monsieur Potts, je suis infiniment navré de vous voir dans cet état, commença-t-il avec un accent de sincère compassion. Je tiens à vous faire savoir qu'à l'exception d'une déclaration de guerre en bonne et due forme je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour obtenir votre libération. Il semble que le crime dont on vous a accusé à tort soit de ceux que les autorités siamoises prennent très au sérieux. Elles hésitent pour l'instant à créer un précédent en vous relâchant. »

L'air absent, Samuel Potts regardait fixement devant lui. Il ne manifestait aucun signe montrant qu'il avait entendu les propos du Hollandais, ni même qu'il ait remarqué sa présence.

« Monsieur Potts ? » Pas de réaction. « Monsieur Potts ? » répéta Aarnout Faa. Le regard de Potts se déplaça légèrement dans sa direction, puis s'arrêta sur l'homme qui venait de parler. « Monsieur Potts, m'entendez-vous ? » Une vague lueur s'alluma dans le regard de Potts. Ses lèvres remuèrent un peu mais sans qu'aucun son n'en sortît. Comment un homme dans son état pouvait-il signer un document? se demanda Faa avec inquiétude. Il avait peut-être les bras libres, mais avait-il encore toute sa tête?

« Comme... comme c'est aimable à vous de... de venir me voir. » Les mots sortirent, entrecoupés et inattendus, des lèvres parcheminées. Potts avait la voix rauque et, de toute évidence, parler représentait pour lui un effort. Sa tête, mal protégée par ses cheveux clairsemés, était couverte de vilaines taches rou-geâtres là où le soleil tropical avait impitoyablement frappé. Faa éprouva un soudain sentiment de révolte devant la brutalité des Siamois. Il ôta son chapeau et le posa doucement sur la tête de Potts. Un murmure désapprobateur monta de la foule qui l'observait, bouche bée. Bien sûr, se dit Faa, encore la tête : l'extrémité sacrée du corps ! Personne ne devait la toucher, pas même avec un chapeau. Il ignora le murmure qui montait. De toute façon, il était maintenant trop tard pour faire quelque chose.

« Écoutez, monsieur Potts, nous allons veiller à ce que l'on vous relâche, vous m'entendez? » D'un battement de paupières, le prisonnier fit comprendre qu'il avait entendu. Faa remarqua que les paupières étaient aussi gravement brûlées par le soleil. C'était scandaleux. Il en parlerait au Barcalon. Les Siamois ne se rendaient-ils pas compte que les Européens avaient la peau bien plus sensible qu'eux? Ils ne pouvaient pas s'exposer longtemps au soleil, et surtout pas à celui, brûlant, des tropiques. Il allait insister énergiquement pour que l'on gardât au moins le prisonnier à l'intérieur.

« Monsieur Potts, j'ai rédigé un document décrivant les événements qui ont abouti à votre regrettable incarcération. J'ai expliqué comment, à votre arrivée ici, vous aviez trouvé tous les agents anglais absents. Comment, alors que vous aviez fini par retrouver M. Phaulkon et exigé d'examiner les livres de la Compagnie, celui-ci a mis le feu à la factorerie pour détruire la preuve de ses activités illégales. Est-ce que vous me suivez? »

Une vague lueur de compréhension passa de nouveau dans le regard de Potts.

« Monsieur Potts, vous devez absolument signer ce document, pour confirmer que le contenu en est exact. Désirez-vous que je vous le lise? »

Potts baissa les paupières : c'est tout ce qu'il était capable de faire en signe de dénégation.

« Merci, monsieur Potts. Vous pouvez être assuré que le contenu est en tout point conforme à ce que je vous ai dit. J'ai un vaisseau qui attend de lever l'ancre pour Batavia dès que j'aurai apporté à son bord cette lettre revêtue de votre signature. Voulez-vous me permettre de vous aider? »

Faa plaça une plume dans la main de Potts, mais les doigts étaient sans force et elle tomba par terre. Il fallut cinq autres tentatives avant que Potts parvienne

enfin à griffonner quelque chose qui ressemblait vaguement à son nom. L'effort l'avait épuisé.

« Dans mon courrier accompagnant le document, j'ai demandé à Son Excellence le gouvemeur-generaal d'envoyer immédiatement deux dépêches par exprès. L'une ici au Barcalon, réclamant votre libération immédiate au nom de la longue amitié entre le Siam et la Hollande. L'autre à la Compagnie anglaise, à Madras. Grâce aux deux, nous obtiendrons votre liberté, monsieur Potts, je puis vous l'assurer. Ne désespérez pas. En attendant, je vais insister pour que le Barcalon améliore les conditions de votre détention. Ce Phaulkon paiera son crime. »

Un moment, les yeux de Potts exprimèrent plus d'émotion qu'il n'en avait jamais montré durant tout l'entretien. Une haine farouche y apparut à la mention du nom de Phaulkon.

« Qu'est-ce qui se passe, Joop? On dirait que vous venez de voir un fantôme. » Aarnout Faa était entré dans son bureau, soulagé de savoir sa lettre en sûreté à bord du Kurfendam. Le navire allait appareiller d'un instant à l'autre.

« C'est pire que cela, monsieur », répondit Van Risling. Il regarda son chef d'un air consterné. « Ce porc de Phaulkon a été nommé mandarin, balbutia-t-il.

— Quoi ? » Aarnout Faa devint tout pâle. Van Risling n'était guère enclin à la plaisanterie, surtout sur de tels sujets. « Qui vous a dit ça ? demanda-t-il en essayant de garder son calme.

— Cheng, l'interprète. Il prétend que toute la ville en parle. » Van Risling avala sa salive. « Et ce n'est pas tout, monsieur. Il a apparemment été nommé secrétaire général du ministère du Commerce, sous les ordres directs du Barcalon. »

Faa garda un moment le silence, mais son expression était des plus éloquentes.

« Ce n'est peut-être qu'une rumeur », se risqua-t-il à dire avec un entrain apparent. Mais il ne croyait pas vraiment ce qu'il avançait.

« C'est aussi ce que j'ai pensé tout d'abord, monsieur. Mais je me suis renseigné durant votre absence. C'est absolument vrai. Qu'est-ce que cela signifie pour nous, à votre avis ? »

Les pensées se bousculaient dans l'esprit d'Aarnout Faa. Il n'entendit que vaguement la question de Van Risling. Il fallait expédier une autre lettre. Aurait-il encore le temps de la faire porter jusqu'au Kurfen-dcim ? Il griffonna un mot en hollandais. « Tenez, Joop. Faites porter ceci par messager au capitaine Niederbock, à bord du Kurfendam. Ce billet doit lui parvenir avant que le navire appareille. Qu'il retarde son départ d'une heure encore. J'ai besoin de temps pour réfléchir. » Mais Aarnout Faa savait déjà ce qu'il allait faire. Il s'assit à son bureau et prit du papier à lettres dans le tiroir du milieu. Puis il réfléchit, tapotant nerveusement le bout de sa plume contre ses dents. Les arguments devaient être solides et les mots parfaitement choisis. C'était une honte qu'après quatre-vingts ans d'amitié et de coopération entre la Hollande et le Siam un membre subalterne de cette Compagnie anglaise de parvenus, qui faisait le trafic d'armes hollandaises volées, fût élevé au rang de mandarin : pis encore, au poste le plus élevé du ministère du Commerce après le Barcalon. C'était une gifle délibérée à la Hollande, presque une déclaration de guerre officieuse. Le gouvernement hollandais devait user de représailles, sinon on ne le prendrait plus jamais au sérieux. Il suggérait un ultimatum pour la libération immédiate de Potts : il était maintenant certain que les Siamois refuseraient. Il insistait sur l'importance pour la Hollande de ce geste comme preuve de bonne volonté. Les conditions dans lesquelles Potts était incarcéré étaient humiliantes pour les farangs en général et l'on pourrait considérer ce comportement comme une insulte et une menace pour toute la communauté commerciale. Si Potts n'était pas libéré, l'affrontement serait inévitable. Une douzaine de navires de guerre allaient devoir montrer qui commandait ici. Peut-être, suggérait-il respectueusement au gouverneur-generaal, était-ce l'alibi que l'on attendait. Avec le Siam aux mains des Hollandais, la dernière pièce du puzzle du Sud-Est asiatique serait en place. La force britannique la plus proche était à Madras et toute l'affaire serait réglée avant même que les Anglais n'aient appris la nouvelle.

Faa resta encore un moment assis à réfléchir avant de coucher tout cela sur le papier. Quand il eut terminé, il relut soigneusement la lettre, la scella, y inscrivit « ultra-secret » et convoqua Pieter. C'était le membre le plus fiable et le plus efficace de son personnel, un jeune garçon plein d'avenir — et à demi hollandais de surcroît.

« Tiens, Pieter, porte immédiatement cette dépêche à bord du Kurfendam. Ne la remets qu'au capitaine. C'est extrêmement confidentiel. C'est pourquoi je te la confie.

— Je vous remercie, monsieur », dit Pieter en s'inclinant. Il partit en courant.

Aarnout Faa regarda par la fenêtre les tours scintillantes qui s'élevaient au-dessus de la grande muraille entourant le palais du roi. Il songea qu'il ferait construire un mur analogue autour de l'enceinte hollandaise. On lirait sur une plaque : « Érigé en juillet 1680 par Son Excellence Aamout Faa, gouverneur. » Car qui serait mieux placé que lui pour ce poste? Gouverneur des nouveaux territoires hollandais du Siam. Il espérait vivement que le gouvemeur-generaal de Batavia verrait les choses comme lui.

« Son Excellence l'Oc-Luang est-elle là ? » demanda Ivatt avec un grand sourire. C'était un des mots qu'il avait appris ce jour-là au palais. « Le farang a été fait Oc-Luang », avaient crié les enfants ravis.

Debout devant la porte de la maison de Phaulkon, il reprenait son souffle. Il était au comble de l'excitation. La nouvelle était difficile à croire et il n'était pas encore sûr d'avoir bien compris. Il avait passé les deux derniers jours au palais à faire la roue et des sauts périlleux, à tirer comme d'habitude une colombe d'une coquille de noix de coco devant les cla-meurs extasiées des enfants royaux. C'était assurément une expérience nouvelle que de faire son numéro devant ces cent trente-huit enfants adoptés par le roi et venus de tous les coins du pays. De formation il était un artiste du trapèze et n'avait appris qu'un ou deux tours de prestidigitation, mais les enfants ne semblaient jamais se lasser de son répertoire limité. Son vocabulaire siamois se développait rapidement et les mots les plus récents qu'il avait appris étaient: « Ik klang nung, ik klang nungl », « encore une fois, encore une fois! ». Chaque jour, il désignait de nouveaux objets et les enfants royaux répétaient tous ensemble les mots siamois.

Phaulkon mandarin ? Était-ce possible ? Il riait tout seul. Et s'il s'était trompé dans l'usage des diverses tonalités siamoises, et si Phaulkon avait été envoyé en prison au lieu d'être nommé mandarin? Du reste, où était Sa Seigneurie? Ivatt attendait impatiemment devant la porte. Pourquoi les domestiques étaient-ils si longs? Quel drôle de pays, se dit-il. Si la maison royale lui ordonnait de venir faire son numéro, il n'y avait pas à discuter. Ce genre de désir avait force de loi. Peu importait qu'il fût censé être employé à la factorerie d'un gouvernement étranger. Il se demandait si, après avoir posé la question, Samuel Potts s'était entendu répondre que Thomas Ivatt était malheureusement occupé à faire le poirier au palais. Phaulkon lui avait envoyé un mot pour l'avertir de l'arrivée de Potts mais, quand il s'était précipité chez Phaulkon, ni lui ni Potts n'étaient là. Ensuite, il avait entendu parler d'un accident à la factorerie, aussi avait-il hâte d'interroger Phaulkon à ce sujet.

Il entendait maintenant des gloussements étouffés en haut des marches. La servante répétait à quelqu'un derrière la porte son histoire à propos de l'Oc-Luang. Une silhouette apparut et le dévisagea. Sunida! Elle semblait plus radieuse que jamais. Elle le salua avec un grand sourire et lui fit signe d'entrer. Cette brute de Phaulkon, songea Ivatt. Comment était-il parvenu à attirer cette enchanteresse dans son antre ? Il cherchait désespérément à se rappeler comment on tra-duisait « Qu'est-ce que vous faites ici ? » quand Sunida lui dit en pouffant : « Son Excellence l'Oc-Luang est dans son salon. Il vous a cherché partout. » Ivatt était enchanté de ses progrès : il avait compris la première partie de la phrase. Sunida le fit entrer dans la maison.

« Thomas ! s'exclama Phaulkon en se levant pour le serrer dans ses bras. Où étiez-vous? Je vous ai fait chercher partout.

— J'ai passé ces derniers jours au palais, mon Seigneur. C'est moi qui vous ai recommandé pour être anobli. Mais dites-moi tout de suite, demanda-t-il très excité, est-il vrai que vous êtes mandarin ?

— J'en ai bien peur.

— Comment ça : peur? Voyons, mais c'est merveilleux ! Les possibilités commencent à peine à s'esquisser. Puis-je obtenir du crédit dans les boutiques en utilisant votre nom ? »

Phaulkon éclata de rire. « Nous en aurons peut-être tous besoin. Vous savez, le titre ne s'accompagne ni de salaire ni de revenus. C'est purement honorifique. Cela me donne notamment le droit de servir directement Sa Majesté et me vaut le respect sans limites du commun des mortels. Y compris vous-même, Thomas. »

Ivatt fit semblant de se prosterner. « Puissant Seigneur, je reçois vos ordres. Mais alors, demanda-t-il un peu déçu, de quoi vivent les mandarins?

— De leur statut, d'argent obtenu par des pétitions, des présents du roi et de la corruption. »

Ivatt parut soulagé. « Il me semble que cela vous aille comme un gant, Constant. Vous savez, quand j'étais enfant, mon père était l'instituteur du village. Nous étions pauvres mais nous avions énormément de livres. Chaque fois qu'il en reposait un, il disait toujours : "C'est un drôle de monde, mon garçon, un drôle de monde où nous vivons parce que ce sont les canailles qui ont toutes les chances." Et quand je pense qu'il ne vous avait pas encore rencontré!

— Restez auprès de moi, Thomas, et, je vous le promets, vous aurez toutes les richesses que votre père n'a jamais possédées. Si tout va bien, les Ivatt ne connaîtront plus la pauvreté. Dans un jour ou deux, je vous enverrai à Mergui avec une escorte. Bumaby et White devraient être de retour d'ici un mois. Il vous faudra le temps de vous acclimater.

— Je ne sais pas si le Palais va me libérer, Constant. Je suis très demandé. Mais dites-moi, demanda-t-il avec impatience, que fait donc Sunida ici ? Elle astique votre boîte à bétel ? »

Phaulkon éclata de rire. « Entre autres choses. Vous approuvez ?

— Je pense que c'est la plus belle créature qui soit au monde. Si je n'étais pas tellement pris moi-même au palais...

— Vous aurez l'occasion de la voir davantage, Thomas, ne vous inquiétez pas. Elle est ici à titre permanent.

— La concubine du mandarin, hum ? Y en aura-t-il d'autres ?

— Peut-être, mais ce ne sont pas vos affaires. Vos affaires, c'est de vous préparer à partir pour Mergui. Là-bas, votre contact sera le père Francisco, un prêtre portugais. Vous le trouverez à la mission catholique. C'était un grand ami du capitaine Alvarez, que Dieu ait son âme! Mentionnez au père le nom d'Alvarez ainsi que le mien. Je ne l'ai jamais rencontré, mais il saura qui je suis. Il vous aidera à trouver une petite jonque pour transporter l'équipage de White le moment venu. Tenez-la prête et attendez. Et promettez au bon père un beau cadeau sur les bénéfices de l'expédition en Perse. Alvarez me disait que dom Francisco est toujours en quête d'argent pour améliorer sa petite église.

— Qu'est-il arrivé à la factorerie, Constant? J'ai entendu des histoires...

— J'ai cherché à vous joindre pour vous le raconter, Thomas. La factorerie a brûlé. Potts est en prison pour incendie volontaire. Il était ivre à ce moment-là.

— Bonté divine ! Est-ce que cela veut dire que nous sommes sans travail ? Est-ce que je suis libre alors de travailler pour le Siam ? J'adore ce pays. Si jamais il y a une possibilité comme assistant de mandarin, vous me préviendrez?

— Aidez d'abord Richard à rapporter le butin à Ayuthia, et nous verrons ce que nous pourrons faire pour vous. Vous êtes actionnaire, n'oubliez pas. Et vous pourrez dire à White de venir aussi. Je suis maintenant mieux placé pour l'aider et je crois que je vais avoir besoin de lui. Le reste de son équipage devra rester à Mergui en attendant de trouver un navire qui les ramène à Madras. Je ne voudrais pas qu'ils aillent bavarder. Et ne dites rien à White ni à Burnaby de mon nouveau titre. Du moins pas avant d'avoir quitté Mergui. Je ne veux pas que la nouvelle parvienne à Madras plus vite qu'il n'est nécessaire.

— Que va-t-il advenir de Potts ?

— Il va falloir le garder en prison le plus longtemps possible. Plus nous pourrons retarder son retour à Madras, mieux cela vaudra pour nous. Mais venez donc avec moi au ministère, Thomas. Nous pourrons bavarder en chemin. »

Ivatt se prosterna. « Puissant Seigneur, moi, un cheveu bouclé sur votre tête, je reçois vos ordres. »

32

Le père Bartolomé Vachet approchait de la maison, rempli d'appréhension. C'était, après tout, la mission la plus importante qu'il accomplissait depuis dix ans qu'il était au Siam. Et c'était lui que l'on avait choisi, de préférence à tous les autres jésuites, pour s'en acquitter. Comment Constantin Phaulkon, le mandarin récemment nommé, allait-il réagir à ses propositions? se demanda-t-il. Le père ne l'ignorait pas, Phaulkon était un homme obstiné, séducteur et ambitieux. Il savait ce qu'il voulait et, songea Vachet non sans quelque tristesse, il avait vis-à-vis de la religion

une attitude plutôt désinvolte. Évidemment, dans cette affaire cela pourrait représenter tout à la fois un avantage et un inconvénient.

A la porte, le prêtre fut accueilli par un serviteur qui le fit entrer dans la maison où une grande et belle Siamoise l'accompagna jusqu'au salon. Sans doute l'une des concubines de Phaulkon, se dit-il. On racontait qu'il avait un harem, tel un riche Siamois : maintenant qu'il était mandarin, son harem allait sans doute s'agrandir en proportion de sa nouvelle dignité. Cela semblait être une question d'honneur chez les mandarins d'entretenir plusieurs concubines ou secondes épouses, comme on préférait les appeler : ceux qui ne le faisaient pas étaient considérés comme des individus dans le besoin. Le père soupira. L'insistance chrétienne sur la monogamie était le principal obstacle à l'établissement de la religion chrétienne au Siam. Combien de discussions n'avait-il pas eues au séminaire avec ses frères jésuites sur la façon de résoudre ce problème ! Certains pères, une minorité il fallait en convenir, étaient en fait partisans d'un compromis, avec peut-être une réduction progressive du nombre des épouses. Comment donc pouvait-on trouver un compromis? C'était soit la monogamie, soit la polygamie : il n'y avait pas de demi-mesure.

La belle indigène lui désigna un fauteuil et lui demanda quel était l'objet de sa visite. Il lui indiqua qu'il était un prêtre jésuite venu voir son ami, le Seigneur Phaulkon. Elle eut un délicieux sourire. Le maître prenait son bain mais il en aurait bientôt fini, lui annonça-t-on. Entre-temps, pouvait-elle lui apporter des rafraîchissements? Elle avait assurément un charmant sourire, cette petite fille, et semblait de caractère doux et aimable. Elle était sans doute très attachée à Phaulkon. Il y avait chez ce dernier, le père l'avait remarqué, un magnétisme qui attirait les gens. Toutes sortes de gens. Et, bien sûr, sa réputation auprès des dames n'était plus à faire.

« Merci, mon enfant, dit-il en siamois à la jeune femme. Je prendrai volontiers un peu de thé. » Elle sourit, ravie de l'entendre parler siamois, et lui lança

un regard d'innocente surprise. Ce prêtre aux traits fins et aux yeux bleus pétillants était le second farang qu'elle ait entendu parler sa langue. Certes, sa prononciation était un peu bizarre et pas aussi parfaite que celle de son amant, mais elle parvint quand même à comprendre ses propos. Peut-être le prêtre n etait-il pas au Siam depuis aussi longtemps que son Constant. Que pouvait-il vouloir au maître? se demanda-t-elle. Elle le salua et sortit pour s'occuper du thé.

Le père Vachet s'enfonça dans son fauteuil et revint à ses préoccupations. Il avait de bonnes raisons de s'intéresser à cette fille et à ses relations avec Phaulkon. Accepterait-elle une autre femme, une première épouse, dans la maison? songeait-il. Sans doute, puisqu'elle avait été élevée de cette façon. Mais comment lui, Phaulkon, réagirait-il? En tant qu'observateur attentif de la nature humaine, le prêtre avait toujours été stupéfait de constater qu'une femme siamoise amoureuse de son mari pouvait accepter calmement qu'il partage sa couche avec d'autres. Ne préférerait-elle pas, et de loin, être la seule épouse? Pourtant ces Siamois étaient différents à cet égard. Par exemple, ils ne parvenaient pas à comprendre l'interdiction du divorce. L'Église avait perdu plus d'un converti potentiel par son inflexibilité sur cette question, plutôt que sur bien d'autres. L'idée de se retrouver prisonnier d'un mauvais mariage, sans aucun secours, semait la terreur dans l'esprit des Siamois, hommes et femmes. La notion de séparation légale était si ancrée dans les mentalités que les femmes mariées ne prenaient jamais le nom de leur mari mais gardaient toute leur vie celui de leur naissance.

Ils l'écoutaient toujours poliment, ces convertis éventuels, mais il avait du mal à les convaincre. Leurs lois étaient si strictes. À l'époque du mariage, un témoin indépendant dressait une liste des biens de chacune des parties et, en cas de divorce, ces mêmes biens revenaient à leur propriétaire d'origine. Tous les enfants de nombre impair, le premier, le troisième, le cinquième allaient à la mère, alors que le second, le quatrième le sixième, etc. allaient au père. Sans discussion possible. S'il n'y avait qu'un seul enfant, on le confiait à la mère puisqu'elle avait supporté le travail de l'enfantement.

Le père Vachet rit tout seul. Us pouvaient être rusés comme des renards, ces charmants Siamois ! Tout en étant généreux de nature et extraordinairement compatissants aux souffrances d'autrui, quand il s'agissait de conserver leurs biens ils déployaient des trésors d'ingéniosité. Ils étaient si soucieux de dissimuler leurs richesses aux mandarins avides ou aux magistrats rapaces — par crainte de les voir confisquées — qu'ils parlaient toujours de pénurie. Et les parents avaient beaucoup de mal à estimer la véritable fortune de leurs éventuels gendres ou belles-filles.

Le thé et le maître de maison arrivèrent simultanément.

« Ah, mon cher Constant, dit le prêtre en se levant pour saluer son hôte. Ou bien devrais-je maintenant vous appeler mon Seigneur Phaulkon ? Puis-je être le premier à vous féliciter?

— Le premier, difficilement, je le crains, mon père, mais cela constitue néanmoins un supplément bienvenu à la liste », répondit Phaulkon d'un ton fort aimable. Il avait toujours apprécié le père Vachet. C'était habile de la part des Jésuites de l'envoyer pour se tenir au courant de ce qui se passait dans les coulisses toujours mouvantes du pouvoir.

« Mais au moins le premier de notre humble petit ordre, je pense? Je serais mortifié qu'un autre frère m'ait coiffé au poteau. » Et aussi très surpris, ajouta le prêtre intérieurement. Les Jésuites avaient longtemps délibéré sur la meilleure façon d'aborder Phaulkon et, même si les avis divergeaient quant à la méthode, ils avaient été unanimes à décider d'envoyer le père Vachet.

« Puis-je vous servir du thé, mon Père ? » Sunida, tenant un petit plateau d'argent, s'était agenouillée à quelque distance de son fauteuil : il ne convenait pas à une femme de trop s'approcher d'un prêtre.

« Je vous remercie, mon enfant », dit-il, la dévisageant avec bonté de ses yeux gris-bleu. Il la regarda remplir sa tasse puis reculer gracieusement en s'incli-nant. Phaulkon s'installa dans un fauteuil en face du jésuite et l'observa. Il aurait fait un grand flibustier, songea-t-il. Il était bel homme, avec une crinière de cheveux bruns qui grisonnaient aux tempes. Phaulkon ne pouvait s'empêcher de penser que plus d'une dame avait dû regretter qu'il eût embrassé la carrière ecclésiastique.

« Mais, mon Père, à quoi dois-je l'honneur de votre visite? Je suis sûr que vous avez d'autres motifs que celui de simplement me féliciter. » Il eut un sourire rusé. « Je vous connais, vous autres Jésuites. »

Vachet se mit à rire. « Vous lisez dans les pensées, mon ami. Pas étonnant que l'on vous ait nommé mandarin : les voyants sont très appréciés à la Cour.

— Je n'ai pas besoin d'être voyant pour lire dans l'esprit d'un jésuite, répliqua Phaulkon en riant à son tour. Surtout un jésuite qui a des prunelles d'un bleu aussi clair que les vôtres, mon Père.

— Monsieur, vous m'épargnez de longs préambules. J'en viendrai donc droit au fait. » Le jésuite prit un air sérieux et regarda Phaulkon droit dans les yeux. « Monsieur Constant, je n'ai pas besoin de vous dissimuler que notre grande ambition, notre véritable raison d'être dans ce pays, c'est de parvenir enfin à convertir Sa Majesté, le roi Naraï de Siam. » 11 s'arrêta tandis que Phaulkon le dévisageait en silence. Il ne va quand même pas me demander d'accomplir moi-même ce miracle? se demanda le nouveau mandarin.

« Voyez-vous, mon cher Constant, je suis persuadé, tout comme mes collègues du séminaire, que, si Sa Majesté venait à adopter la foi chrétienne, ses sujets suivraient sans doute son exemple, tant ils lui sont dévoués. » La foi faisait briller les yeux du prêtre. « Et nous ne parlons pas de milliers, mais de millions d'âmes accédant ainsi au salut. » Ces chiffres semblaient le griser. « Sans parler des États vassaux. Ce serait le plus grand coup de notre histoire. » Il se tut soudain, baissant la tête, comme si cette seule idée était trop impressionnante pour que l'on pût même l'imaginer.

Phaulkon s'apprêtait à répliquer que le père rêvait s'il croyait qu'il y eût la moindre possibilité d'obtenir une telle conversion, mais son instinct l'arrêta net. Son flair politique lui recommandait d'écouter. On allait manifestement lui réclamer son assistance, sous une forme ou sous une autre, et tout homme qui réclame un service est généralement prêt à vous en rendre un en retour. Depuis deux jours qu'il avait été élevé au mandarinat, il avait beaucoup réfléchi aux problèmes politiques et militaires, et il y avait une mission importante que les Jésuites français pourraient mener à bien pour lui.

« Ce serait en effet un coup extraordinaire », dit-il l'air impressionné.

La remarque de Phaulkon parut ramener Vachet à la réalité. « Oui, mon ami, et qui n'est pas aussi invraisemblable que vous pourriez le penser. En tout cas, pas avec votre aide.

— Mon aide? demanda Phaulkon feignant la surprise.

— Il existe déjà quelques mandarins chrétiens. Pas beaucoup, il est vrai : six, pour être précis. Vous pourriez maintenant devenir leur chef. Et, comme vous auriez facilement accès à d'autres mandarins, il pourrait y en avoir davantage. Quant à Sa Majesté...

— Mais je ne suis même pas catholique ! » protesta Phaulkon.

Les détails de son propre plan commençaient déjà à s'esquisser dans sa tête.

« Voilà qui n'est pas irrémédiable, n'est-ce pas ? suggéra le père. J'ai cru comprendre que vous étiez né dans notre religion. »

Comment le sait-il ? se demanda Phaulkon impressionné.

« Qui vous l'a dit?

— Vous êtes né à Céphalonie, n'est-ce pas? Soumise au joug vénitien... Il est donc raisonnable de supposer...

— En effet, je suis né catholique, l'interrompit

Phaulkon, mais voilà vingt ans que je me suis converti.

— À l'instigation des Anglais protestants, sans doute. » Le prêtre hocha la tête d'un air entendu. « Vous êtes un homme pratique, monsieur Constant. » Il sourit. « Et c'est l'une des raisons pour lesquelles nous recherchons votre aide. »

Il y eut un silence pendant lequel les deux hommes se dévisagèrent.

« Allez-vous suggérer que je me convertisse à une autre religion pour faciliter vos projets, mon Père?

— Est-ce que ce ne sont pas aussi les vôtres?

— De convertir le roi de Siam ?

— Mais oui, de voir toute cette partie du monde chrétienne. De sauver des millions d'âmes. »

Phaulkon sourit. « Mon Père, je n'ai jamais vraiment envisagé la question. » Son sourire s'élargit. « Comme vous dites, je suis un homme pratique.

— Et les hommes pratiques sollicitent des récompenses ? C'est cela que vous voulez dire ? »

Phaulkon le regarda sans répondre.

« De plus grandes récompenses que celle de savoir que vous pourriez sauver des millions de païens de la damnation éternelle, poursuivit Vachet d'une voix qui aurait pu tonner du haut d'une chaire.

— Peut-être pas plus grandes, mon Père, mais... différentes.

— Différentes en quoi? Expliquez-moi », reprit le jésuite en se carrant dans son fauteuil.

Phaulkon se leva et s'approcha de la fenêtre comme s'il réfléchissait au problème. Le soleil de l'après-midi entrait à flots, faisant étinceler le parquet de teck bien astiqué. Ses domestiques n'avaient pas tardé à découvrir combien il aimait voir le teck bien huilé, et les planchers étaient scrupuleusement frottés jusqu'à briller comme des miroirs.

Les Jésuites tenaient désespérément à obtenir son aide, songeait-il. Tout comme lui tenait à s'assurer celle de la France. Car la France était maintenant le seul pays assez puissant pour faire fléchir les Hollandais. Il ne pouvait plus espérer aucune aide — ni mili-taire ni autre — des Anglais. Et le Siam n'était pas assez puissant pour résister seul à une invasion militaire des Hollandais. La France — ou plutôt la crainte d'une intervention française — était soudain apparue comme la seule alternative possible, la seule arme susceptible de dissuader les Hollandais. Bien qu'il fût matériellement impossible de faire intervenir la France à temps, un traité avec la plus puissante nation d'Europe contribuerait sensiblement à rétablir l'équilibre des forces. Les Hollandais devraient y réfléchir à deux fois avant d'agir. Entre-temps, il lui faudrait d'une façon ou d'une autre obtenir la libération de Potts, ne serait-ce que pour retarder les Hollandais en attendant qu'ils trouvent un autre prétexte pour déclencher la guerre. A sa connaissance, ils n'avaient jamais ouvertement envahi un autre pays sans avoir au préalable soigneusement préparé le terrain. Ils étaient trop méthodiques pour cela. Il leur fallait de bonnes excuses pour figurer dans les livres d'histoire.

Pieter, l'interprète eurasien de Ligor qui avait accompagné Van Risling à Ayuthia, était venu secrètement le trouver deux soirs auparavant pour lui annoncer qu'il avait intercepté certaines dépêches indiquant que les Hollandais avaient l'intention d'annexer le Siam. Le jeune Pieter ne voulait pas voir son pays envahi, même s'il était à moitié hollandais. Il avait estimé que Phaulkon était la meilleure personne à prévenir. On avait demandé à Batavia d'envoyer une douzaine de navires de guerre. La détention prolongée de Potts, malgré les interventions répétées des Hollandais pour sa libération, devait servir de prétexte à la guerre. Ce renseignement avait consterné Phaulkon : tous ses plans pouvaient maintenant lui exploser au visage. Il avait attendu, pour en informer le Barcalon, de pouvoir lui présenter un nouveau plan acceptable : le sensible Siamois risquait de réagir trop vivement à la nouvelle.

« Encore du thé, mon Père ? » proposa-t-il en regagnant son fauteuil.

Fichu petit diable, se dit le père Vachet. Je me demande parfois pourquoi je te trouve sympathique. T'obstiner à me faire attendre tout ce temps.

« Pas pour l'instant, merci, Constant », répondit-il poliment.

Phaulkon se pencha. « Le père La Chaise est bien le confesseur du roi Louis XIV, n'est-ce pas ?

— En effet. Et vous pouvez imaginer combien nous sommes fiers d'avoir un tel homme à la tête de notre ordre.

— Le supérieur général, je crois que vous l'appelez ainsi ? »

Vachet s'inclina. « Tout à fait, monsieur.

— Ce doit être un homme très puissant, votre supérieur général. Je veux dire : avoir l'oreille du Roi-Soleil...

— Peut-être l'homme le plus puissant de France, monsieur, après le roi bien entendu. »

Phaulkon écrasa soigneusement une mouche qui s'était posée sur son bras. Elle tomba sur le sol en bourdonnant.

« Dans quelle mesure le père La Chaise est-il au courant de vos projets en ce qui concerne le Siam, mon Père? Connaît-il bien l'ampleur et l'importance de ce pays?

— Très certainement, monsieur Constant. Le supérieur général est un homme tout à fait instruit. Entre nous, je me permettrais d'ajouter que, pour lui, le Siam pourrait être notre plus belle prise. Notre supérieur a fréquemment discuté de cette question avec le roi Louis. C'est précisément pour cette raison que Son Éminence l'évêque d'Héliopolis s'est arrêtée ici en se rendant en Chine.

— L'éventuelle conversion du roi Naraï à la foi catholique est donc une affaire qui tient à cœur au roi de France?

— Très certainement. Vous pouvez en être assuré. »

Phaulkon regarda le prêtre droit dans les yeux, puis annonça d'un ton solennel : « Mon père, peut-être puis-je vous aider. »

Le jésuite se pencha en avant : « Vous pouvez ?

— Je le crois », dit-il en souriant.

Vachet le regarda d'un air méfiant. « Alors, mon ami, quel est votre prix?

— Rien de concret, mon Père, si c'est à cela que vous pensez. J'ai en tête de plus hautes considérations.

— Dites-le-moi, monsieur, je vous prie. »

Phaulkon s'inclina vers le prêtre. « Je voudrais que

vous annonciez un traité avec la France. »

Vachet resta sans voix. « Un traité avec la France? finit-il par répéter. Qu'est-ce que... Que voulez-vous dire exactement?

— Un traité d'amitié entre le Siam et le plus puissant pays d'Europe, scellé par l'annonce que Sa Majesté de France envoie un régiment de soldats pour l'usage exclusif de son très estimé et bien-aimé frère, le roi Naraï de Siam.

— Mais le roi Louis n'a rien fait de tel ?

— Il pourrait pourtant le faire lorsque vous informerez son père confesseur que des millions d'âmes seront sauvées de la damnation éternelle s'il persuade son roi de signer un tel traité. »

Le père était abasourdi. « C'est possible, dit-il lentement. Mais nous autres Jésuites n'avons pas le pouvoir de signer de tels traités.

— Pas même si cela correspondait au projet que vous chérissez le plus ? Je croyais que le roi Louis était le défenseur de la foi catholique.

— Oui, mais... Même si... » Vachet leva les bras au ciel, « même si nous pouvions... envisager ce que vous suggérez, comment voulez-vous que je sois certain que vous pourriez obtenir la conversion du roi de Siam?

— Vous ne pouvez pas en être sûr, mon Père, pas plus qu'en toute bonne foi je ne pourrais le garantir. Mais je suis la meilleure chance que vous ayez. Avez-vous jamais eu un mandarin européen travaillant pour vous ?

— Vous vous convertiriez ?

— Si nous nous mettions d'accord sur tout le reste.

— Mais comment expliquerai-je ce soudain... cet éventuel revirement de la part du roi de Siam ? Après tout, nous autres Jésuites sommes ici depuis près de vingt ans.

— Par la brusque apparition d'un Vénitien catholique à la cour de Siam. Un homme d'une grande persuasion, ajouta Phaulkon en souriant. Voyons maintenant : combien de mandarins avez-vous dit que vous aviez convertis? Six en vingt ans : cela fait un par... »

Vachet l'interrompit. « Très bien. Mais vous demandez beaucoup, monsieur.

— Et vous cherchez à obtenir beaucoup, monsieur.

— Vous voulez que je risque ma peau en annonçant un pacte militaire non autorisé — car c'est à cela que revient votre traité — avec le plus puissant monarque d'Europe, dans le vague espoir qu'un mandarin grec de la cour de Siam puisse persuader un souverain oriental et quelques millions de ses sujets de changer de croyance? Je ne suis pas un joueur, monsieur, mais je dirais que les chances sont contre moi.

— Il me semble que c'est vous qui êtes d'abord venu solliciter mon concours, mon Père. Rappelez-moi donc encore une fois : pour quoi donc êtes-vous venu me voir?

— C'était avant que vous n'exposiez vos... vos conditions.

— Dans quelle mesure mes conditions modifient-elles les chances ?

Le père resta un moment silencieux. « Je suppose que, quelle que soit la façon dont on considère les choses, les chances demeurent les mêmes. Mais, si vous voulez bien me pardonner, monsieur, il me faut davantage de preuves de votre sincérité. N'y voyez pas d'offense mais, en présence d'un homme pratique, il est sage de se montrer également pratique, non ?» Il sourit.

« Quelles preuves exigez-vous ? » demanda Phaulkon.

Ce fut au tour de Vachet de se lever et de marcher jusqu'à la fenêtre. Il contempla quelques instants le jardin sans rien dire, puis il régla les volets. Le soleil, qui avait commencé à filtrer dans le coin où se trouvait le fauteuil du prêtre, se déversait maintenant largement au centre de la pièce.

Phaulkon attendait en silence, ses doigts pianotant sur l'accoudoir de son fauteuil.

Vachet vint se rasseoir. « Je prendrais bien un peu de thé, monsieur Constant, si vous n'y voyez pas d'inconvénient. »

Dominant soigneusement son impatience, Phaulkon se leva pour frapper le gong. Il n'avait pas même eu le temps de soulever le maillet que Sunida apparut sur le seuil. Elle ne pouvait guère l'espionner, se dit-il. Elle ne comprenait pas un mot de la langue, elle pouvait juste peut-être reconnaître, au ton de leurs voix, s'ils se disputaient ou non. Il était plus probable qu'elle était là, comme d'habitude, prête à rendre service. Il fut confirmé dans cette idée en la voyant entrer tenant à la main la théière de porcelaine bleue et blanche. Elle attendait derrière la porte avec du thé frais.

Elle remplit la tasse du prêtre en lui adressant un charmant sourire. Puis elle en proposa à Phaulkon qui refusa.

« Magnifique jeune personne, déclara Vachet d'un ton approbateur. Venant d'un prêtre, vous pouvez prendre cela pour un véritable compliment. Nous ne sommes pas censés remarquer ce genre de choses.

— Ah, mon Père, cela montre que vous êtes humain. »

Le prêtre attendit que la porte fût refermée derrière Sunida, puis il se pencha lentement dans son fauteuil.

« Voici la preuve que je demande. » D'un grand geste du bras, il balaya toute la pièce. « Tout ceci doit disparaître. » Puis il désigna la direction où Sunida avait disparu.

« Tout quoi ? interrogea Phaulkon, sentant monter en lui un vilain soupçon.

— Tout ce mode de vie. Vous ne pouvez être catholique et vivre ainsi, dans le péché, avec des esclaves et des concubines comme un païen. Un mandarin catholique doit donner l'exemple. » Il marqua un temps. « Si j'obtiens pour vous ce traité et si vous ne parvenez pas à obtenir la conversion du roi, du moins mes frères jésuites et moi-même ne ferons-nous pas figure de parfaits idiots pour avoir cru qu'un homme menant une vie de pécheur, sans espoir de rédemption, aurait sincèrement adopté notre cause pour s'efforcer d'obtenir la conversion du roi. Voyons, mon ordre deviendrait la risée de la chrétienté. Sans parler de la colère du supérieur général et, soit dit en passant, le risque que je courrais quant à mon propre avenir. Non, monsieur, je tiens à être parfaitement clair. Pour que je puisse envisager d'accepter vos conditions, il faut que vous me démontriez que j'ai affaire à un catholique à la piété reconnue, heureux et marié à une catholique...

— Marié ? » fit Phaulkon en l'interrompant. Durant tout le discours du prêtre il n'avait cessé de pâlir. Il était maintenant blanc comme de la craie. « Je suppose que vous allez me dire maintenant que vous avez quelqu'un en vue?

— À vrai dire, oui. Mais comme je sais que vous n'avez d'yeux que pour la beauté, je suis convaincu que vous ne serez pas déçu. » Il sourit. « C'est nous, les Jésuites, qui l'avons élevée : nous savons donc qu'elle est capable de vous maintenir dans le droit chemin. Son nom est Maria de Guimar. »

Phaulkon se demanda un moment si Maria était pour quelque chose dans tout cela. Puis il écarta cette idée qui lui parut ridicule. Néanmoins, il s'en assurerait.

« Et comment savez-vous qu'elle serait disposée à m'épouser? »

Le père hocha la tête d'un air entendu. « Nous le savons. Après tout, nous l'avons élevée. À titre tout à fait exceptionnel, évidemment. Vous savez peut-être que les Jésuites ne sont pas autorisés à se mêler de l'éducation des femmes. Mais nous nous inquiétons souvent de son bien-être et, quand un de mes collègues a demandé en plaisantant à son oncle si elle avait déjà trouvé quelque beau jeune homme à épouser, il a répondu qu'elle s'était malheureusement entichée d'un certain M. Constant et qu'elle refusait de regarder quelqu'un d'autre.

— Vous avez dit "malheureusement"? demanda Phaulkon.

— Malheureusement, monsieur, car vous n'êtes pas catholique. C'est la seule raison. Mestre Phanik vous admire beaucoup. » Il marqua un temps. « C'est en fait la remarque de mestre Phanik qui nous a suggéré l'idée.

— Vous voulez dire que, depuis le début, vous avez comploté ce mariage? demanda Phaulkon décontenancé.

— Comploté? Non, le mot serait trop fort. Disons que nous espérions que vous verriez les choses comme nous.

— Vraiment, mon Père? Vous me stupéfiez. Vous voulez dire que vous êtes venu ici pour me proposer de congédier mon... personnel, de changer de religion et d'épouser une femme que je connais à peine ?

— Cela vous paraîtrait un sacrifice moins grand, monsieur, si vous le mesuriez à l'aune de la récompense qu'il apporte : le salut de millions d'âmes. Ces récompenses-là, monsieur, ne seraient pas seulement ici, sur terre, mais s'étendraient jusqu'au ciel.

— Il me faudrait d'abord des preuves de tout cela, mon Père. Souvenez-vous : je suis un homme pratique. »

Vachet but une gorgée de thé et observa Phaulkon d'un air matois.

« Mais bien sûr, mon ami, nous ne parlons plus de sacrifice mais plutôt d'opportunité. Vous souhaitez un traité avec la France et vous voulez que nous l'obtenions par notre supérieur général à Versailles... »

Phaulkon l'interrompit. « Non, mon Père, cette partie-là viendra plus tard. Il me faut le traité maintenant, rédigé ici par vous autres Jésuites. »

Vachet ne pouvait cacher sa surprise. « Rédigé ? Je croyais que vous aviez dit : annoncé, et non pas rédigé. Vous ne nous demandez tout de même pas de mettre tout ça par écrit ? »

Phaulkon le dévisagea sans mot dire.

« Et qui... signerait ce document, monsieur? poursuivit le jésuite, de l'air de quelqu'un qui soupçonnait déjà la vérité.

— Quiconque d'entre vous saurait le mieux reproduire le sceau royal de France et la signature de M. Colbert, le ministre du roi. »

Vachet leva les bras au ciel. « Ah non, monsieur, vous plaisantez ! Voilà qui est allé trop loin.

— Dans ce cas, mon Père, nous serons tous perdants : la France, les Jésuites et moi-même.

— Comment ça? »

Phaulkon le regarda droit dans les yeux. « Parce que les Hollandais sont sur le point d'envahir le Siam.

— Ah, mon Dieu! Vous en êtes sûr?

— Absolument. La seule chose que je ne connaisse pas encore, c'est la date précise. Mais ce sera pour très bientôt. Leurs navires de guerre se préparent en ce moment même à quitter Batavia. Il faudrait sept mois à un navire pour atteindre la France, trois pour que votre supérieur général obtienne l'accord du roi Louis et sept mois encore à un vaisseau pour rapporter une réponse. Nous n'avons pas un an et demi à notre disposition, mon Père. Trois semaines peut-être, un mois tout au plus. »

Vachet maintenant secouait la tête, l'esprit essentiellement préoccupé du sort des Jésuites si la Hollande protestante mettait la main sur le Siam. Bien sûr, il avait entendu des rumeurs sur les ambitions hollandaises dans cette région, mais rien d'aussi précis ni d'aussi imminent. Pourtant, si quelqu'un devait être au courant, c'était bien Phaulkon, qui travaillait en étroite collaboration avec le Barcalon.

« Et les Anglais, monsieur Constant ? Ils ne peuvent pas faire quelque chose ? »

Phaulkon pensa à Potts. « Les Anglais, mon Père, sont complètement désorganisés : un de leurs chefs comptables vient d'être jeté en prison pour incendie volontaire en état d'ébriété. Etant donné les circonstances, il est peu probable que les Anglais viennent au secours du Siam, même s'ils étaient en position de le faire. Les Hollandais en sont parfaitement conscients. »

Vachet hocha la tête. « Oui, oui, nous savons pour M. Potts, dit-il d'un ton compatissant. Le pauvre. Un de mes collègues est déjà allé lui rendre visite. Nous prions pour son âme.

— Vous voyez donc, mon Père, que vous vivrez peut-être assez vieux pour voir le roi de Siam devenir protestant. Si les Hollandais vous laissent rester suffisamment longtemps, évidemment.

— Et le roi de Siam? Serait-il partisan d'une telle alliance avec la France? demanda-t-il.

— Je crois qu'il le pourrait, mon Père. Ce sera à moi de m'en assurer. Votre tâche à vous sera d'obtenir un consensus des Jésuites pour la signature du traité. Il faudra l'annoncer avec beaucoup de pompe et de fanfare. Une magnifique ambassade siamoise devra partir pour la France sur l'invitation du roi Louis. Tout cela, je me charge de l'arranger. On sait que Sa Majesté siamoise admire beaucoup le roi Louis : l'alliance n'apparaîtrait donc pas invraisemblable aux yeux des Hollandais. Mais il faut un document signé pour le leur prouver. » Phaulkon eut soudain une idée. « Il y a même un portrait du grand monarque accroché dans les appartements privés de Sa Majesté. Il est pendu juste à côté... » Il s'arrêta comme s'il en avait trop dit.

« Vous êtes allé là-bas? » demanda le père Vachet, impressionné. Personne n'avait accès aux appartements privés du roi. Les Jésuites avaient tenté pendant des années, et sans succès, d'être reçus par S< Majesté dans ses appartements. Peut-être certains mandarins avaient-ils ce privilège...

« Je n'ai pas entendu cette question, mon Père », répondit Phaulkon d'un ton ambigu. La graine avait été semée.

« Mais même si l'on pouvait annoncer une telle alliance, cela suffirait-il à dissuader les Hollandais ? » Vachet était maintenant tendu, avec une certaire angoisse dans la voix.

« S'ils estiment que le traité est authentique, oui. Il faudra évidemment fabriquer une fausse correspoi-dance antérieure, remontant à au moins deux ans » Vachet détourna les yeux. « N'oubliez pas, mon Père, que la dernière chose que souhaitent les Hollandais, c'est de risquer une confrontation avec la France sur le sol d'Europe. La conquête du Siam ne pourrait guère justifier le risque de voir envahir la Hollande. »

Le jésuite hocha la tête d'un air absent. « Oui, oui, je vois ce que vous voulez dire. »

Phaulkon sentit qu'il prenait l'avantage. « La balle est maintenant dans votre camp, mon Père. À vous de faire comprendre à vos collègues l'urgence de la situation. Nous n'avons cependant pas le temps de lanterner. Et le vote des Jésuites doit être unanime. Nous ne pouvons nous permettre qu'un jésuite mécontent vienne trahir l'ensemble du projet.

— Je vais voir ce que je peux faire. Mais puis-je donner à mes collègues l'assurance que vous ferez tout ce qui est en votre pouvoir pour obtenir la conversion du roi?

— Vous le pouvez. »

Le père hésita. « Mon cher Constant, un autre problème me préoccupe. Il est également cher au cœur de mes frères.

— Dites-moi, je vous en prie, mon Père. »

Il regarda Phaulkon. « Cela concerne Maria. Si vous deviez l'épouser, la traiteriez-vous bien?

— Mais naturellement, mon Père. Pour qui me prenez-vous ? Parce qu'il s'agirait d'un mariage de convenance, cela empêcherait cette union d'être heureuse ? On a vu tout au long des siècles de tels mariages réussir tout autant que d'autres.

— Je doute que le mariage ait lieu si Maria pouvait savoir que vous le considérez de cette façon, monsieur. Elle est très fière, vous savez. » Vachet avait l'air pensif. « Trop fière parfois.

— Ce qu'elle ignore ne peut pas la blesser.

— Ne sous-estimez pas son intelligence.

— Certes pas. Je l'ai rencontrée. Elle est raffinée, pleine de vie, et belle. Et elle sait ce qu'elle veut.

— Mais je puis vous dire une chose, mon ami. Elle n'acceptera pas celle-là. » Il désigna de nouveau la porte. « Pas plus, d'ailleurs, que mes frères ni moi. Sommes-nous d'accord sur ce point, Constant ? »

Phaulkon parut réfléchir à la question.

« Dites-moi, mon Père, votre Roi-Soleil, il est fort respecté ? »

Vachet parut surpris de cette question. « Mais évidemment : c'est très probablement le plus grand roi que la France ait connu.

— Et les Jésuites l'admirent aussi ?

— Très certainement. Il est le défenseur de la foi catholique.

— Même le père La Chaise, votre supérieur général?

— Notre chef est dévoué à Sa Majesté.

— Et nous savons tous que Sa Majesté est mariée à une bonne catholique. Maintenant, mon Père, je me posais des questions à propos de Mlle de La Vallière, de Mme de Maintenon et... »

D'une main, Vachet l'interrompit. La liste des maîtresses du roi de France était très longue.

« Sunida ! » appela Phaulkon. Sunida entra et s'agenouilla respectueusement au côté de Phaulkon. « Mon Père, voici Mlle de La Vallière. Je crois malheureusement que je ne puis me passer d'elle.

— Alors, ce devra être entre Dieu et vous, murmura Vachet. Je voulais simplement exprimer nos craintes à propos de Maria, voilà tout. » Il se leva brusquement, l'air gêné.

« Vous devriez plutôt vous inquiéter de moi, repartit Phaulkon en souriant. Elle me mènera sans doute par le bout du nez après une semaine, ou deux tout au plus.

— Je l'espère sincèrement, mon ami : vous le méritez. » Vachet se dirigea vers la porte. « J'ai été ravi de notre petite conversation. Elle m'a beaucoup appris, Constant.

— Ce fut un échange très édifiant, mon Père, dit Phaulkon en le raccompagnant. Réfléchissez bien », lui lança-t-il.

Il rentra dans la maison et attira tendrement Sunida contre lui.

« De quoi s'agissait-il, mon Seigneur? demanda-t-elle. Vous aviez l'air si grave tous les deux.

— Sunida, j'ai des problèmes. Il est arrivé quelque chose de terrible.

— Voulez-vous m'en parler, mon Seigneur?

— Je ne peux pas, Sunida. C'est tout à fait confidentiel. Mais il faut que je parle à Sa Majesté en privé et je sais que cela est interdit à quiconque est aussi humble que moi. J'en suis désespéré. Il s'agit d'une affaire tout à fait urgente.

— Ne pouvez-vous pas en parler au Pra Klang, mon Seigneur?

— Mon respect pour le Pra Klang est infini, mais il s'agit d'une affaire que seules peuvent entendre les oreilles de Sa Majesté.

— Oh, mon Seigneur, fit doucement Sunida en lui caressant le front. J'aimerais tant pouvoir vous aider. »

33

Phaulkon franchit d'un pas alerte l'arche de brique qui signalait l'entrée du quartier portugais et se dirigea vers la maison de Maria de Guimar. Il avait décidé de ne pas porter son chapeau conique ni ses babouches qui auraient permis de l'identifier comme mandarin et auraient attiré l'attention dans les rues. Il avait besoin de temps pour réfléchir et il ne voulait pas se laisser distraire. Tant de choses survenaient à la fois qu'il avait du mal à distinguer les priorités. Il devait avant tout garder la tête froide.

Si les vaisseaux de guerre hollandais étaient réellement prêts à quitter Batavia, ils pourraient arriver ici dans moins de trois semaines. C'était le délai sur lequel il devait tabler pour mener à bien le traité avec la France. Et il ne revenait pas seulement aux Jésuites d'approuver ce traité, mais également au roi Naraï. Il lui fallait donc absolument obtenir très vite un entretien privé avec Sa Majesté. Phaulkon ne pouvait pas discuter des subtilités du catholicisme en présence de cinq douzaines de mandarins ni se contenter d'adres-ser un message par le truchement du Barcalon. Il avait bien un plan, mais un plan complexe et tortueux qui nécessitait une explication que l'on ne pouvait fournir que de vive voix.

Le plus décourageant de tout, c'était que, même s'il parvenait à manœuvrer habilement les Jésuites et le roi, et à conclure un traité, il n'avait aucune certitude que cela dissuaderait les Hollandais. Les navires de guerre pouvaient fort bien être sur le point d'appareiller et en mesure d'atteindre les eaux territoriales du Siam avant d'avoir entendu parler du moindre accord. Ils auraient reçu des ordres précis : les exécuteraient-ils ou bien feraient-ils demi-tour? Le commandant de la flotte aurait-il le pouvoir de prendre une telle décision ? Ou bien en référerait-il à Aarnout Faa? Dans ce cas, que ferait le chef de la VOC?

En plus de ces difficultés-là, Phaulkon devait trouver maintenant un moyen d'obtenir la libération de Potts, dans l'espoir de retarder l'intervention hollandaise et de gagner le délai supplémentaire dont il avait besoin. Le retour de l'expédition partie en Perse était imminent.

Alors qu'il approchait de la maison de Maria, tous ces problèmes s'effacèrent devant une question plus urgente : Maria allait-elle accepter sa demande en mariage? Il n'avait pas d'autre alternative et devait absolument obtenir son consentement.

La jeune fille était fière et obstinée, elle ne manquerait pas de s'inteiToger sur les raisons qui motivaient une telle demande : pourquoi voulait-il soudainement l'épouser? Elle voudrait le savoir, mais il ne pouvait lui avouer la vérité. Elle n'accepterait sans doute pas l'idée d'un mariage politique, encore moins si elle en connaissait les véritables raisons, à savoir un traité avec la France ! Il devrait lui expliquer sa réticence à avoir abordé plus tôt le sujet en insistant sur la réserve que lui inspirait leur différence d'âge et l'embarras que lui causait son amitié pour mestre Phanik. Il l'avait évitée tout ce temps-là pour mieux réfléchir. Mais se contenterait-elle de ces explica-

tions? Et si par hasard il parvenait à la convaincre, quel sentiment éprouverait-il lui-même à la tromper ainsi? Aurait-il des remords? Pas vraiment, songea-t-il, et cela pour plusieurs raisons. Tout d'abord, il avait bien l'intention de la traiter avec le respect qu'il avait toujours éprouvé pour elle. Ensuite, compte tenu des autres éventualités — pour lui, pas de traité avec la France, une incarcération probable par les Hollandais ou la comparution devant une cour martiale anglaise ; et pour elle, le harcèlement des Hollandais protestants, l'expulsion de ses professeurs jésuites et l'impossibilité de revoir Phaulkon —, il se sentait au fond justifié de présenter la vérité sous l'éclairage qui lui convenait. D'ailleurs, si elle était amoureuse de lui, ce qui semblait être le cas, elle ne souhaiterait certainement pas se trouver séparée de lui, peut-être à jamais.

Il tira le cordon de la cloche devant la maison de mestre Phanik et attendit avec appréhension que l'on vînt lui ouvrir la porte. Un domestique apparut, le reconnut et le fit entrer en s'inclinant bien bas. Mestre Phanik et dame Maria étaient là, lui annonça-t-on. Mestre Phanik se tenait dans le salon et dame Maria étudiait dans sa chambre.

« Tiens, tiens, bienvenue dans notre humble demeure, mon Seigneur mandarin ! » Le visage rond de mestre Phanik rayonnait de bonne humeur tandis qu'il accueillait son ami avec plus d'effusions encore que d'habitude. « Mais quel honneur! J'espère que vous avez reçu mon mot de félicitations? Je l'ai envoyé dès l'instant où j'ai appris la nouvelle.

— Je l'ai reçu, merci doutor. C'était fort aimable de votre part.

— Pas du tout, pas du tout, mon cher ami. Mais vous ne portez pas votre chapeau ! s'exclama-t-il en le toisant de la tête aux pieds. Ni vos babouches. Pourquoi cette soudaine timidité? Un mandarin doit accepter l'apparat que confère sa position. Je veux tout savoir de la cérémonie. Qu'a dit Sa Majesté? S'est-elle adressée directement à vous? Avez-vous pu comprendre quelque chose au jargon royal ? Qui était

présent? » Mestre Phanik leva les bras au ciel. « Mais je suis là à bavarder et j'oublie complètement les bonnes manières. Asseyez-vous donc. Que puis-je vous offrir?

— Du thé, très volontiers. Merci, doutor. »

Mestre Phanik frappa dans ses mains pour appeler

un domestique. « Asseyons-nous, asseyons-nous. Je suis vraiment honoré que vous trouviez le temps de nous rendre visite si rapidement après votre promotion. » Il baissa les yeux d'un air embarrassé. « Je craignais qu'après l'impardonnable attitude de ma nièce au banquet nous ne nous reverrions jamais.

— Oh, voyons, doutor... Ce n'est qu'une jeune personne pleine de vie, voilà tout. Cela fait partie de son charme.

— Et vous, Constant, vous êtes un diplomate-né. »

Phaulkon le regarda droit dans les yeux. « Je vous

assure que je suis sincère. J'ai la plus haute estime pour elle, doutor.

— Eh bien... » Mestre Phanik était soudain mal à l'aise. « Je suis certain... que... c'est tout à fait réciproque. »

Phaulkon avait rarement vu mestre Phanik rougir. Devait-il aborder le sujet en premier lieu avec lui ? se demanda-t-il. Peut-être le destin le voulait-il ainsi puisque, fort opportunément, Maria n'était pas dans la pièce.

« Ainsi, mon cher ami, reprit mestre Phanik, détournant la conversation au moment où Phaulkon s'apprêtait à poursuivre, l'accumulation des services que vous avez rendus à la nation vous a valu ce grand honneur. J'en suis ravi pour vous... et fier... mais un peu inquiet aussi. Voyez-vous, j'ai réfléchi à tout ce que vous avez fait. Chacune de vos actions a, d'une certaine façon, dénoncé les Maures et leur a fait perdre la face. Le banquet a été un extraordinaire succès. Tous ceux qui y ont assisté m'en ont fait la remarque. Mais », dit-il en se penchant en avant d'un air soucieux, « vous vous êtes sans doute attiré l'hostilité des Maures. Mohammed Rachid m'évite. Il venait régulièrement me rendre visite, et il n'a pas mis les

pieds ici une seule fois depuis que vous lui avez repris la direction du service des Banquets. C'est un homme dangereux. À vrai dire, je le fréquentais parce que je préférais l'avoir de mon côté. Vous savez, son père a jadis été Barcalon, brièvement, sous le règne du dernier roi, Prasat Tong. J'ai toujours pensé que lui-même briguait ce poste. Être chargé de recevoir les dignitaires étrangers représente souvent une étape traditionnelle vers des fonctions supérieures : Barcalon, par exemple. » Voyant Phaulkon hausser les sourcils, il éclata de rire. « Allons, Constant, n'allez pas vous faire des idées !

— Inutile de vous inquiéter sur ce point, doutor, répondit Phaulkon en riant à son tour. Mais, dites-moi, que pourrait faire ce Rachid?

— Il est en excellents termes avec le prince Daï. Il l'a amené un jour chez moi. Le prince Daï est le chef héréditaire de tous les Macassars, qui lui vouent une fidélité aveugle. Les Macassars sont tous les musulmans des Célèbes, guerriers par tradition et... assassins bien entraînés. Ils se conduisent pour l'instant de manière fort pacifique car le roi les a mis en garde lorsqu'il leur a donné asile en les installant, dans leur propre camp, hors de la ville. Mais il n'en faudrait pas beaucoup... Si Rachid venait à persuader le prince Daï qu'il faut vous éliminer... » Mestre Phanik se passa d'un geste éloquent la main en travers de la gorge. « Et même si vous ripostiez, les Macassars trouveraient tout naturel de perdre quelques douzaines d'hommes pour réaliser les souhaits de leur chef. J'ai lu des récits à vous glacer le sang sur leur dernier combat contre les Hollandais pour la défense de leur patrie. Ils ont mangé de l'opium, dégainé leurs kriss et chargé droit sur la gueule des canons hollandais. Rendus fous par la drogue, ils étaient prêts à se battre jusqu'au dernier. Je crois que le prince Daï s'est enfui au Siam avec ses mille derniers sujets, pour épargner à sa race l'extinction totale. »

Phaulkon écoutait avec intérêt et se demandait comment aborder le sujet de Maria. « Alors, que dois-je faire pour me protéger contre un millier de fanatiques bourrés d'opium? Avez-vous des suggestions, doutor?

— Ce n'est pas facile, après tout ce que vous avez déjà fait... Mais pourquoi ne pas tenter un effort pour vous gagner l'amitié des mandarins musulmans de la Cour? Ils représentent une faction très importante. Persuadez-les que ce n'est pas à eux que vous en voulez et que vous ne recherchez que l'intérêt de la nation.

— Plutôt difficile, vous ne trouvez pas? Surtout quand on songe que ce sont eux qui saignent à blanc le pays.

— Peut-être, Constant. Mais inspirez-vous de l'histoire de l'Orient. Ne faites pas un geste avant d'être sûr de disposer de toutes les forces qu'il vous faut, d'avoir tout le soutien nécessaire pour assurer le succès de votre entreprise. Si vous souhaitez continuer à déloger les Maures, vous aurez besoin d'alliés puissants qui vous soient dévoués et prêts à les remplacer — mais aussi à vous défendre contre d'éventuelles représailles.

— À vrai dire, doutor, j'y travaille.

— J'aurais dû m'en douter », s'exclama mestre Phanik en se donnant une claque sur la cuisse. « Me voilà qui fais la leçon à un animal politique sans doute plus rusé que Machiavel et Brutus réunis. » Il se pencha pour tapoter affectueusement le genou de Phaulkon. « Je voulais simplement vous avertir d'être sur vos gardes. Vous êtes un homme très en vue maintenant, meu amigo.

— J'apprécie toujours vos conseils, doutor, vous le savez. Seul un imbécile les prendrait à la légère.

— Je vous en remercie. Dans la bouche d'un mandarin de la cour royale, c'est un véritable compliment.

— Maria s'intéresse-t-elle toujours autant à la politique? interrogea Phaulkon, ramenant la conversation sur elle. Je me rappelle que son intuition dans ce domaine était remarquablement développée.

— Oh oui, elle ne cesse de me surprendre. Tenez, elle m'a dit que le plus grand danger pour vous venait des Hollandais : qu'ils seraient vexés de constater qu'aucun des leurs n'a été élevé au mandarinat alors qu'ils sont ici depuis fort longtemps. Elle suggérait que vous devriez oublier les Anglais et rechercher une alliance avec la France. »

Phaulkon dissimula sa surprise. « Je suis flatté que vous ayez discuté tous les deux de mon sort, dit-il avec un sourire chaleureux.

— Oh oui, bien sûr nous... naturellement... Vous êtes un si vieil ami. » Mestre Phanik semblait de nouveau embarrassé et voilà qu'il en bégayait presque.

« Doutor, le sort de votre famille me préoccupe également. C'est peut-être pour cela que j'ai si longtemps hésité avant d'aborder un sujet qui me tient à cœur. Il s'agit de Maria.

— Oh? fit mestre Phanik en se déplaçant d'un air gêné sur son siège.

— Je comprends, doutor, que cela puisse vous surprendre, voire vous choquer. Mais j'ai longtemps réfléchi au problème avant de venir vous trouver. » Il s'interrompit. Le doutor baissa les yeux.

À cet instant, le serviteur entra, apportant un plateau avec du thé et des gâteaux qu'il déposa sur la table devant eux. Phaulkon et le doutor échangèrent des regards embarrassés.

Mestre Phanik se tourna vers le domestique. « Nous servirons le thé nous-mêmes, merci », dit-il en portugais. Le serviteur, un Indien portugais de Goa, s'inclina et se retira.

« Voulez-vous des gâteaux de riz, Constant ? Ils sont cuits de ce matin.

— Merci, doutor. Avec plaisir. » Il en prit une bouchée et s'obligea à mâcher. En temps normal il l'aurait trouvé tout à fait délicieux.

Un lourd silence s'installa : les deux hommes buvaient leur thé sans mot dire. Phaulkon se reprocha sa couardise. Ce n'était pas l'attitude qui convenait. Il songea à toutes les tâches qui l'attendaient : celle-ci n'était que la première. Il rassembla donc son courage.

« Doutor, je regrette que nous ayons été interrompus. J'allais vous demander l'honneur de m'accorder la main de votre nièce. »

La tasse du doutor s'arrêta à mi-chemin entre la table et ses lèvres. Meu Deus, se dit-il. Il avait cruellement conscience des sentiments de Maria mais jamais l'idée ne lui était venue qu'ils pouvaient être partagés. Le doutor, généralement bavard, cherchait ses mots.

« Constant, euh, j'ai... j'en suis très honoré. Mais, euh, avez-vous... avez-vous parlé de cela à Maria? Je veux dire... est-elle au courant? Et puis, il y a naturellement le problème de la religion... Comme vous le savez, nous sommes de fervents catholiques... » Il ne termina pas sa phrase, comme s'il se reprochait de paraître malgré lui négatif.

« Doutor, Maria ne sait rien de mes sentiments. Je l'ai évitée tout ce temps afin d'être sûr de moi-même. Il était évadent lors du banquet qu'elle avait mal interprété ma longue absence en l'attribuant à de la négligence. Absolument pas. J'avais simplement besoin d'un délai pour réfléchir. C'est une décision si grave. J'ai tenu compte de plusieurs facteurs, dont les moindres ne sont pas sa jeunesse et sa religion. Concernant le premier point, même si je me rends compte qu'il y a quinze ans de différence entre nous, je crois que cet écart est fort réduit : je n'oserais dire du fait de ma jeunesse de caractère, mais plutôt du fait de sa maturité. Quant au second, je suis né catholique et il ne me semblerait ni choquant ni déplaisant que je revienne à la religion de ma jeunesse. J'étais un jeune homme impressionnable lorsque j'ai embrassé la foi protestante de mes maîtres anglais. »

Mestre Phanik poussa un long soupir de soulagement : de toute évidence, on venait de lui ôter un grand poids des épaules.

« Alors, mon Seigneur Phaulkon et mon cher ami Constant, plus rien ne m'empêche de vous donner ma bénédiction, à l'exception des propres sentiments de Maria. Vous devez la consulter. Elle est l'arbitre suprême de son destin. Mais, en attendant, permettez-moi de vous serrer dans mes bras. » Il se leva et donna à Phaulkon une chaleureuse accolade.

« Avez-vous donc abandonné votre habitude de me négliger, mon Seigneur Phaulkon ? » demanda Maria en s'installant dans le fauteuil que mestre Phanik venait de quitter pour vaquer à des affaires urgentes. Son panung noir couvrait complètement ses cuisses mais révélait de façon séduisante ses jambes pâles et délicates et ses petits pieds fins comme de la porcelaine. Elle mesurait à peine un peu plus d'un mètre cinquante mais elle était parfaitement proportionnée : en cet instant Phaulkon se répéta qu'elle était vraiment la réincarnation de Diane, la déesse de la Chasse. Il se demanda si la statue se dressait toujours sur la petite place près de sa maison natale. Comme tout cela lui paraissait loin ! Et voilà que ce petit garçon qui avait admiré la statue se métamoiphosait en potentat d'une fabuleuse cour orientale. La vie était vraiment imprévisible.

Maintenant que le moment était venu, il était terriblement nerveux. Non pas tant qu'il craignît la réaction de la jeune fille — après tout, le père Vachet lui avait clairement exposé les sentiments que Maria lui portait et la nervosité de son oncle n'avait fait que le confirmer —, mais parce qu'il ne savait pas jusqu'à quel point il était capable de mentir à Maria. S'atten-drait-elle à l'entendre dire qu'il l'aimait ? Il pouvait fort bien en tomber amoureux, se dit-il, car il y avait chez la jeune fille suffisamment de qualités à admirer : mais il éprouvait une étrange timidité à lui dire maintenant en face qu'il l'aimait. En vérité, et il le savait fort bien, il était ensorcelé par Sunida.

L'ironie de tout cela, songea-t-il, c'était que la situation aurait été bien plus facile dans son pays natal. Là-bas, le mariage aurait été arrangé par les parents, comme presque toutes les unions, et celui-ci aurait eu de meilleures chances de réussir que d'autres car il existait déjà entre eux un respect mutuel — et même du côté de Maria des sentiments très profonds. Mais ici, au Siam, les femmes étaient beaucoup plus libres de faire leur choix et de divorcer s'il ne coirespondait pas à leur attente.

La voix de Maria vint interrompre le cours de ses pensées. « Mon Seigneur, êtes-vous venu ici pour rêver en silence, ou bien est-ce la façon des mandarins de rester assis sans rien dire tandis que leurs sujets se réchauffent à l'aura de leur présence ?

— Pardonne-moi, Maria, dit-il, brusquement tiré de sa rêverie. En fait c'est à toi que je pensais.

— Mais je suis ici, Constant. Vous pourriez me faire l'honneur de m'adresser la parole. » Elle se rembrunit. « Vous vous conduisez bizarrement depuis quelque temps. D'abord, vous ne nous rendez pas visite pendant des semaines, et puis, lorsque vous le faites, vous restez assis silencieux, l'air lointain.

— Si je garde le silence, Maria, c'est parce que je n'ai cessé de retourner une idée dans mon esprit. Une chose à propos de laquelle j'aimerais t'interroger.

— Alors pourquoi ne me le demandez-vous pas, Constant ? Je vous écoute.

— Maria, il y a quelques instants, j'ai demandé à ton oncle de m'accorder ta main. »

Elle ouvrit de grands yeux. « Vraiment ? Et quelle a été sa réponse? On peut dire, Constant, que vous savez éveiller la curiosité d'une femme. »

Il se demanda si sa désinvolture apparente était due à la nervosité. « Il m'a conseillé de te poser la question.

— Très sage précaution. Et fort juste aussi. » Elle le contempla un moment en silence. « Car ma réponse, Constant, doit être non. »

Manifestement pris au dépourvu, Phaulkon ne voulut tout d'abord pas la croire. Il mit cette attitude sur le compte de l'orgueil de la jeune fille, mais aussi de la façon maladroite et un peu abrupte dont il avait abordé le sujet. Il avait compris tout en parlant que sa demande avait paru plate et guère inspirée : en même temps, il était étrangement soulagé de ne pas l'avoir accablée de fausses déclarations de dévouement éternel. Il pouvait supporter la maladresse plus facilement que le mensonge éhonté.

« Puis-je te demander pourquoi? » interrogea-t-il.

Elle le regarda de nouveau, puis reprit d'un ton doux et dépourvu de toute trace d'amertume ni de rancœur : « Pour tout un ensemble de raisons,

Constant. Parce que vous n'êtes pas catholique, parce que je ne pourrai pas accepter le style de vie que vous menez et parce que je ne pense pas que vous m'aimiez vraiment. » Elle s'interrompit. « Pour ma part, je ne cacherai pas le fait que je vous adore. Mais, étant donné les circonstances, une telle union serait pour moi trop cher payer. »

Ce fut au tour de Phaulkon de rester muet. Les pensées se bousculaient dans sa tête. « Étant donné les circonstances », avait-elle dit. Laissait-elle la porte ouverte ?

« Et si les obstacles à cette union disparaissaient ? » finit-il par demander. Maintenant qu'il l'avait entendue dire qu'elle s'intéressait à lui, il devait bien exister une solution.

« Ni mon oncle ni moi ne pourrions envisager une union avec un non-croyant, si élevé que soit son rang et si méritant que soit son caractère. Notre famille s'est longtemps et durement battue pour préserver nos croyances. Maintenant que nous avons trouvé la liberté dans ce pays tolérant, nous tenons à ce que nos proches partagent notre joie.

— J'ai déjà annoncé à votre oncle que j'étais prêt à retourner à la foi de ma naissance : je redeviendrais volontiers catholique.

— D'appellation ou d'esprit, mon Seigneur?

— Les deux, je pense.

— Les mandarins catholiques trouvent difficile de renoncer à la polygamie. Pourquoi en irait-il autrement pour vous ? »

Phaulkon réfléchit un moment. Jamais il ne pourrait renoncer à Sunida, • mais peut-être pourrait-il convaincre Maria de l'importance vitale, indispensable en fait, de continuer à fournir au Palais les informations qu'il souhaitait, par le truchement de Sunida. C'était une chance à cet égard que Maria fût déjà au courant du rôle d'espionne de Sunida. Elle, qui s'intéressait tant à la politique, verrait certainement l'immense avantage de maintenir une telle opportunité. Elle n'avait pas besoin de savoir qu'il était amoureux de Sunida. II ferait en sorte qu'elle ne les aperçoive jamais ensemble.

« Je ne puis répondre sincèrement à cela qu'après avoir essayé.

— Constant, j'apprécie votre franchise. Mais je dois à mon tour vous dire qu'une femme, me semble-t-il, ne pourrait connaître le repos si elle avait l'impression d'avoir contraint un homme à adopter une religion qui ne plaise pas à-son cœur, ou à renoncer à un mode de vie qu'il trouvait jusqu'alors fort agréable. Je ne le pourrais certainement pas. » Elle le regarda au fond des yeux. « Pourquoi donc voulez-vous m'épou-ser, Seigneur Phaulkon?

— Je veux fonder une famille, avoir une compagne et...

— Une base peut-être pour vos ambitions ?

— Une partenaire à aimer et à respecter qui partage ma vie et mes projets.

— Et ces projets, quels sont-ils, puis-je me permettre de vous le demander, mon Seigneur? »

Il la regarda sans sourciller. « Devenir Barcalon de Siam. » Jamais encore il n'en n'avait parlé à personne.

Elle haussa les sourcils d'un air surpris puis, pour la première fois depuis le début de leur conversation, elle eut un grand sourire. « Meu Deus, il est vrai que vous auriez alors besoin de mon aide. »

Il éclata d'un grand rire. La glace était rompue. « Dona Maria, dit-il en s'adressant à elle d'un ton plus formel, il ne me sera pas difficile de revenir à la foi de mon enfance. Quant à mes concubines... »

D'un geste de la main, elle l'interrompit. « Mon Seigneur, ne faites pas de promesse que vous ne seriez pas sûr de tenir. Ce serait un grand changement dans votre vie que de perdre vos esclaves et je ne voudrais jamais être la cause de vos regrets. Il existe bien des Siamoises, plus belles et mieux nées que moi, qui seraient honorées de devenir la première épouse d'un mandarin aussi distingué et plein d'ambition, et qui ne venaient pas d'inconvénient au nombre de vos concubines.

— Dona Maria, vous avez raison de mettre en doute les résultats, mais pas la sincérité de mes intentions. Le temps prouvera ce que les mots ne peuvent faire.

— Qu'il en soit ainsi, mon Seigneur. Que le temps alors décide. » Elle le regarda doucement. « Je remarque que vous avez répondu à toutes mes objections, sauf à la dernière concernant l'amour. Mais peut-être ne souhaitez-vous pas que l'on insiste sur un point aussi délicat ? » Elle l'observait d'un air interrogateur.

Il n'hésita qu'un instant. Même s'il avait souvent envisagé cette perspective, il ne s'attendait pas à la trouver aussi directe.

« L'amour est un mot qui contient tant de choses, Maria. Comment pourrais-je ne pas aimer la femme qui partage ma vie, mes projets... mes joies et mes tristesses et... mes enfants? » Il s'interrompit.

« Seigneur, cela ne vous ressemble pas d'être aussi vague. Vous, toujours si positif, si résolu. Mais, à travers ce flou, vous avez répondu à ma question. » Elle se força à sourire et ajouta d'un ton désinvolte : « Laissez-moi faire encore une objection.

— Une nouvelle, ma Dame? N'y a-t-il donc pas de fin à mes imperfections ? » Elle le regarda. Il souriait : ce sourire qui la faisait toujours fondre. Même si elle pouvait aimer ces traits forts et énergiques, ces yeux noisette au regard vif, ces manières assurées, même si elle admirait son esprit, son énergie et son ambition, c'était ce sourire-là qui l'ensorcelait. Il serait tellement plus facile de lui résister s'il n'y avait pas ce sourire.

« Votre âge, mon Seigneur. » Elle eut un ton espiègle. « Il doit être près du double du mien. Je me demande si pareille union pourrait être saine.

— Peut-être pas au début, répliqua-t-il. Mais je pourrais m'efforcer, par de bonnes actions et une existence de pieux catholique, de maintenir mon âge à un niveau tel que votre jeunesse puisse plus facilement me rattraper. »

Elle se mit à rire et réfléchit un moment. « Vous n'avez jamais eu de femme auparavant ? Je veux dire : en Europe, peut-être...?

— Jamais, ma Dame. » Oh, presque, aurait-il dû avouer. Il se demandait ce qu'il était advenu de Vanessa : ses cheveux avaient la couleur du soleil émergeant de la mer Égée, ses longues jupes de paysanne sentaient la fraîcheur des meules de foin. Ils s'étaient rencontrés lorsqu'il avait passé quelques jours avec le cousin de George dans le Dorset, avant son départ pour l'Asie. Durant ces brefs moments, au début de l'été, le soleil avait brillé presque constamment : il se souvenait avoir pensé qu'il ne pouvait y avoir plus belle chose en ce monde que la campagne anglaise verdoyante, et le rire de Vanessa dans les champs. Ils étaient profondément amoureux : elle avait dix-sept ans et lui vingt-quatre. C'était George qui lui avait fait remarquer les taches de rousseur de Vanessa et son teint clair d'Anglaise. L'Asie n'était pas un endroit pour emmener une Anglaise, avait-il précisé. Et l'Angleterre n'était pas un endroit où laisser derrière soi une femme. Il avait donc pleuré. Il avait juré de revenir et Vanessa promit d'attendre. Six ans avaient passé depuis lors. Qui sait où elle était maintenant?

Il regarda Maria : « Alors, tu vas réfléchir? » Elle hocha lentement la tête. « Je vais fouiller mon âme. Mais ne me pressez pas. Et vous, mon Seigneur, vous aurez besoin de temps pour songer si vous pouvez vous adapter à la vie de mari et de chrétien. »

Il s'inclina de façon chevaleresque. « Moi aussi, Maria, je fouillerai mon âme. »

34

Une fois de plus, Phaulkon était prosterné dans la salle d'audience aux murs lambrissés, le Barcalon psalmodiant auprès de lui. Phaulkon avait réussi, à titre exceptionnel, à obtenir de Sa Majesté une audience dans un délai relativement court, même s'il estimait que cette hâte tenait plus aux efforts de Sunida qu'aux supplications officielles qu'il avait adressées au Barcalon. Il éprouvait maintenant un étrange sentiment à se retrouver allongé presque seul dans la vaste salle, sans les rangées de mandarins et leurs boîtes à bétel pour lui tenir compagnie.

Le fracas habituel des trompettes et des cymbales avait annoncé l'arrivée de Sa Majesté. Une toux discrète venue d'en haut indiquait que la personne royale se tenait maintenant devant l'ouverture du balcon. Lors de sa première et unique audience royale, les regards inquisiteurs des mandarins sans cesse fixés sur lui, Phaulkon n'avait pas osé lever les yeux. Mais aujourd'hui, sans autre présence que celle du Barcalon, il osa risquer ce crime. Il lorgna entre ses doigts pour apercevoir la silhouette royale : il distingua un chapeau conique constellé de bijoux, une tunique rouge somptueusement bordée et des joyaux qui étin-celaient sur les doigts royaux. Le visage toutefois restait dans l'ombre : au-dessus du balcon on ne voyait que le haut du torse. Impossible de savoir si Sa Majesté était debout, ou assise sur quelque trône invisible, pas plus que l'on ne pouvait porter de jugement sur sa stature. Phaulkon baissa de nouveau les yeux, le cœur battant. La voix royale se faisait entendre.

« Vous avez demandé à me voir en privé, Vichaiyen ? Avez-vous donc des problèmes à débattre qui ne soient pas destinés aux oreilles de nos mandarins ? »

Un bref instant, Phaulkon se demanda à qui exactement s'adressait Sa Majesté en l'appelant par ce nom : il se souvint brusquement que plus jamais on ne le connaîtrait à la Cour sous le nom de Phaulkon. Il était Luang Vichaiyen, le Seigneur de la Connaissance — ou simplement, pour Sa Majesté, Vichaiyen.

« Haut et Puissant Seigneur, moi, votre esclave, désire prendre votre parole royale et la poser sur mon cerveau et sur ma tête. Moi, un grain de poussière sous la plante du pied de Sa Majesté, ai humblement sollicité le privilège de voir seul le Seigneur de la Vie pour des questions d'une grande importance politique.

— Très bien, Vichaiyen, vous pouvez commencer.

— Puissant Seigneur, je reçois vos ordres. Moi, un cheveu de votre tête, je sais que Votre Majesté a conscience du pouvoir croissant et des ambitions des farangs hollandais. Dans votre infinie sagesse, Votre Majesté a jugé bon d'inviter ici les farangs anglais, ostensiblement pour commencer, mais en fait pour contrer cette menace. Mais aujourd'hui l'Anglais Potts s'est déshonoré et il en paie le prix. Moi, la poussière de vos pieds, connais par des années d'expérience les farangs anglais. C'est un peuple fier et très conscient de l'importance de sa patrie. Quand ils apprendront qu'un de leurs sujets, un mandarin, a été incarcéré, ils ne manqueront pas d'envoyer un navire de guerre pour réclamer sa libération. Moi, un cheveu présomptueux, supplie le Maître de la Vie de me pardonner si j'ose imaginer que ce navire vienne pointer ses canons non pas sur les Hollandais mais sur les fortifications de Votre Majesté.

— Ce Potts, dites-vous, est un mandarin?

— Auguste Seigneur, je reçois vos ordres. Il est dans leur hiérarchie l'équivalent d'un mandarin de troisième classe.

— Êtes-vous venu implorer sa libération, Vichaiven ?

— Auguste Seigneur, le cheveu de votre tête estime qu'il serait politiquement opportun de le libérer, même s'il doit rentrer à Madras salir mon nom à moi, votre esclave. Il va m'accuser d'avoir mis le feu à la factorerie pour avoir voulu dissimuler la preuve de mes malversations. Les mandarins anglais de là-bas le croiront car il est aussi un mandarin et il rapportera que moi, votre esclave, n'étais pas à mon poste, pas plus que mon chef, M. Burnaby. »

Sa Majesté comprendra facilement la gravité d'une telle accusation, se dit Phaulkon. Si, à un moment quelconque, sauf lors du pèlerinage annuel à la capitale pour boire l'eau d'allégeance, un de ses gouverneurs de province ne se trouvait pas à son poste, les conséquences en étaient redoutables.

« Votre chef est celui qui est parti pour la Perse ?

— Le même, Auguste Seigneur.

— Et si l'Anglais Potts est libéré et retourne à

Madras pour vous accuser, que feront les mandarins anglais ? »

Phaulkon était ravi de cette question. « Auguste Seigneur, ils enveiront un navire de guerre pour ramener votre esclave à Madras et le faire comparaître en justice. Mais votre esclave ne souhaite que rester ici et servir jusqu'à la fin de ses jours le Maître de la Vie. »

Sa Majesté était furieuse. « Enlever un de nos mandarins? Jamais!» Il s'interrompit et dans la vaste salle le silence était impressionnant. « Il me semble que ces farangs anglais ne sont pas de ceux qui pourraient servir les buts que nous avions jadis espéré atteindre. Us mettent le feu à nos bâtiments et insultent nos sujets. Nous trouverons d'autres moyens de tenir tête aux farangs hollandais. Quelle est l'opinion de notre Pra Klang?

— Auguste Seigneur, je reçois vos ordres, déclara le Barcalon. Les farangs anglais boivent trop de breuvages abêtissants et l'on ne peut compter sur eux. Ils semblent en outre ne pas être aussi minutieux, ni aussi organisés que les farangs hollandais. Mais Vichaiyen a, je crois, une autre proposition à présenter au Seigneur de la Vie.

— Vraiment? Nous voulons bien l'entendre, Vichaiyen.

— Auguste Seigneur, je reçois vos ordres. Il existe en Europe un monarque assez puissant pour inspirer la crainte à tous les autres : c'est Louis XIV, le grand Roi-Soleil.

— Le Français? questionna Sa Majesté, dont la curiosité était manifestement éveillée. Nous avons entendu parler de ce roi. Dites-nous ce que vous savez de lui. » Phaulkon n'ignorait pas que Sa Majesté était bien renseignée sur le roi Louis. C'était l'un de ses thèmes favoris : en témoignaient les récits du règne de Louis que l'on avait demandé aux Jésuites de traduire en siamois.

« Auguste Seigneur, je reçois vos ordres. Le roi Louis est, comme Votre Majesté, un souverain d'une grande puissance, très respecté par son peuple. C'est un cavalier accompli, un escrimeur et un danseur hors pair. En dehors de son pays, ses armées ont triomphé et il a récemment battu les Hollandais et annexé une partie de leur territoire appelée Flandre. » Phaulkon marqua un temps pour souligner l'importance de cette défaite hollandaise. « Dans son pays, il vient de faire construire à Versailles un magnifique palais qui suscite l'envie de toute l'Europe.

— Suggérez-vous une alliance avec ce grand monarque, Vichaiyen?

— Auguste Seigneur, le cheveu de votre tête estime qu'un traité d'amitié avec un souverain aussi illustre, dont l'amour de la gloire et de l'apparat est comparable au vôtre, devrait dissuader sérieusement les Hollandais quant à leurs sinistres desseins. Ils y réfléchiraient à deux fois avant d'aller affronter une telle puissance.

— Et pourquoi un monarque régnant sur un pays aussi lointain conclurait-il une alliance avec un royaume aussi éloigné que le nôtre? Quel bénéfice y trouverait donc cet homme qui est à la fois remarquable comme cavalier, comme escrimeur et comme danseur?

— Auguste Seigneur, le roi de France accueillerait volontiers l'occasion d'ouvrir à la France de nouvelles zones de commerce et verrait un avantage à contenir les Hollandais. D'ailleurs, c'est un croisé, fort désireux d'étendre la gloire et la culture de la France...

— Et sa religion aussi, j'imagine? interrompit Sa Majesté.

— Auguste Seigneur, sa religion aussi.

— Nous avons bien de la chance d'être ainsi recherché, n'est-il pas vrai ? » On percevait dans la voix de Sa Majesté une note d'amusement.

« Auguste Seigneur, il en est comme vous dites, répondit le Barcalon.

— L'ambassadeur de Perse, reprit Sa Majesté, était ici récemment avec des messages du shah Soliman vantant les vertus du Coran et nous invitant à embrasser ce qu'il appelait la vraie foi. Les Jésuites jettent sur nous des regards avides, comme à un gros poisson qui rôde autour de l'hameçon et, à n'en pas douter, les

Hollandais nous demanderont de dénoncer les catholiques pour épouser la cause protestante.

« Vichaiyen, nous avons toujours toléré ici toutes les religions, car nous sommes persuadé que plus d'un chemin peut conduire à Dieu. Tout comme le bon Seigneur a donné aux diverses parties du monde des plantes et des végétations variées, il nous a donné des croyances différentes. Et tout comme il est difficile de dire qu'une plante est meilleure qu'une autre, il est tout aussi malaisé de décréter qu'une croyance est supérieure à une autre.

« Nous accepterions volontiers l'amitié du roi de France, mais pas sa religion. Et nous estimons sincèrement que l'une n'est pas dépendante de l'autre. Si c'est le cas, nous conseillons fortement au roi de France d'embrasser la religion bouddhiste, qui est, d'ailleurs, la plus ancienne des deux. »

Phaulkon commençait à aimer de plus en plus ce monarque. Il était sage et plein d'esprit et il avait sur la religion des opinions étrangement proches des siennes. Phaulkon ne put s'empêcher de sourire à l'idée d'une délégation de moines bouddhistes arrivant à la cour de Versailles dans leur robe safran pour inciter les aristocrates emperruqués à renoncer à leurs mœurs païennes pour adopter la foi bouddhiste.

« Auguste Seigneur, je reçois vos ordres. Loin du cheveu de votre tête l'idée de suggérer à Votre Majesté d'envisager une autre foi. Mais, à la lumière de la menace hollandaise, ne serait-il pas opportun pour le roi de France — par le truchement de ses Jésuites qui se trouvent ici — de nourrir l'espoir qu'avec le temps la conversion de Votre Majesté pourrait se faire ? »

Il y eut un silence et Phaulkon pria le ciel de n'avoir rien dit qui pût offenser le roi.

« C'est une intéressante suggestion, Vichaiyen, et, si elle devait aboutir à un traité avec la France, nous l'envisagerions. Mais nous avons du mal à croire qu'une alliance d'une telle importance puisse reposer sur des prémisses aussi fragiles.

— Auguste Seigneur, le Roi-Soleil est le défenseur de la foi catholique, mission qu'il prend très au sérieux. Son confesseur est en outre le patriarche suprême de l'ordre des Jésuites.

— Son confesseur?

— Auguste Seigneur, c'est le prêtre qui l'entend en confession.

— Le roi de France se confesse à un prêtre ? fit Sa Majesté, l'air incrédule.

— Mais oui, Auguste Seigneur.

— Que confesse-t-il, Vichaiyen ?

— Auguste Seigneur, la poussière de vos pieds pense qu'il confesse que le Maître de la Vie, le grand roi de Siam, envisage d'adopter la foi chrétienne et qu'il serait sage de conclure une alliance avec lui, afin de mieux surveiller ses progrès. »

Un grand rire retentit en haut et Phaulkon eut l'impression qu'une bouffée d'air frais venait de rafraîchir l'austère formalité de ses relations avec le roi. Auprès de lui, le Barcalon rit à son tour, même si sa voix n'avait pas sa tonalité habituelle. Phaulkon savait que, ces derniers temps, il n'était pas en bonne santé : son apparence physique trahissait d'ailleurs des signes d'épuisement.

« Vichaiyen, vous nous mettez de bonne humeur. Mais, même si votre idée a ses mérites, il faudra longtemps pour la réaliser. Et nous craignons que les farangs hollandais ne nous laissent pas de délai suffisant. »

Phaulkon s'était longuement demandé s'il devait informer Sa Majesté de l'imminence de l'invasion hollandaise : il avait fini par décider que non. Il ne savait pas comment Sa Majesté allait réagir à cette nouvelle et il redoutait que des mesures brutales de représailles ne viennent contrecarrer ses propres plans. Sa Majesté pouvait faire arrêter Aarnout Faa et fermer ainsi la porte à toute solution pacifique. Phaulkon avait donc décidé de ne révéler le projet d'invasion que si Sa Majesté refusait catégoriquement l'idée d'un traité avec la France.

« Auguste Seigneur, le cheveu de votre tête implore le pardon pour sa présomption, mais les Jésuites français d'ici ont hâte de proclamer l'annonce d'une grande alliance avec la France, si Votre Gracieuse Majesté veut bien leur donner l'assurance qu'elle envisage de se convertir.

— Vous leur avez parlé? dit le roi d'une voix surprise.

— Auguste Seigneur, ils ont abordé ce point en quémandant mon assistance. »

La veille au soir seulement, le père Vachet avait informé Phaulkon de l'accord de ses collègues, sous deux conditions. Les Jésuites demandaient une preuve satisfaisante que Sa Majesté avait bien l'intention de se convertir; en outre, ils voulaient que le traité fût rédigé par les autorités siamoises et qu'il leur fût ensuite présenté pour obtenir leur approbation. De cette façon, la proposition semblerait venir des Siamois.

« Et ces prêtres peuvent annoncer une telle alliance sans l'approbation de leur roi ? » Sa Majesté semblait de nouveau incrédule.

« Auguste Seigneur, ils sont prêts à prendre ce risque étant donné l'urgence de l'affaire et la certitude qu'ils ont de devancer les désirs de leur souverain.

— Et quelles assurances ces prêtres demandent-ils quant à nos intentions?

— Auguste Seigneur, le cheveu de votre tête est persuadé que, pour les convaincre de la sincérité de Votre Majesté, il suffirait de prier l'un d'eux de venir au palais donner à Votre Majesté une instruction religieuse. » Il s'interrompit. « L'intérêt que porte le Seigneur de la Vie à tout ce qui touche à la connaissance est si fameuse que si Votre Majesté voulait bien traiter cela comme un simple exercice intellectuel...

— Écouter un autre homme vous exposer sa version de Dieu n'est pas un trop lourd tribut pour un traité susceptible d'assurer le maintien de notre indépendance, Vichaiyen. Nous aussi, nous prêchons l'amour de notre prochain, nous dénonçons le vol, le meurtre et le mensonge. Ce qui nous préoccupe davantage, c'est que ces prêtres ne se lavent pas. Nos narines doivent-elles être offensées aussi bien que nos oreilles ? »

Le Barcalon et Phaulkon éclatèrent de rire tous les deux.

« Puissant Seigneur, suggéra le Barcalon, le cheveu de votre tête a la présomption de suggérer que, puisque c'est l'idée de Vichaiyen, qu'il soit aussi de sa responsabilité de veiller à ce que le prêtre qui vous rendra visite soit toujours soigneusement nettoyé.

— Excellente proposition, reconnut Sa Majesté. Nous sommes d'accord. Et, outre cette tâche essentielle, Vichaiyen, vous allez rédiger un traité dans notre langue et dans la leur et le remettre à notre Pra Klang pour qu'il l'étudié. Alors seulement nous déciderons si nous entendons poursuivre l'affaire. Mais, dans tous les cas, ce ne sera pas avant le retour de Perse du navire. »

Phaulkon éprouva un frisson en entendant ces derniers mots. Il ne s'attendait pas à ça. Le Connvall ne serait pas de retour avant un mois au moins. Et l'invasion hollandaise pouvait commencer d'ici à trois semaines.

« Auguste Seigneur, si, pour une raison quelconque, le vaisseau devait avoir du retard et si les Hollandais estimaient que rien ne saurait plus les détourner...

— Sauf nos forces armées, Vichaiyen ?» Il y avait une nuance ironique dans le ton du souverain.

« Puissant Seigneur, si les forces de Votre Majesté sont en effet préparées, alors il n'est même pas nécessaire de conclure un traité avec la France. »

Il y eut un bref silence.

« Naturellement, Vichaiyen, nous ferons tout notre possible — dans la mesure du raisonnable — pour éviter la guerre. Mais avez-vous eu quelque indication d'une attaque hollandaise imminente? Des préparatifs inhabituels, par exemple ? »

Phaulkon hésita. Mieux valait prévenir Sa Majesté dès maintenant. Il ne pouvait se permettre d'attendre le retour de Perse du navire. Pourquoi Sa Majesté insistait-elle sur ce point? se demanda-t-il.

« Auguste Seigneur, le bruit court qu'une importante flotte hollandaise se regroupe actuellement à Batavia. Douze navires de guerre, Votre Majesté.

— Douze navires de guerre ? En avez-vous prévenu notre Pra Klang, Vichaiyen?

— Puissant Seigneur, cet indigne esclave ne vient lui-même d'apprendre la nouvelle qu'à l'instant.

— Et vous ne l'avez pas signalé plus tôt à notre intention, observa sèchement Sa Majesté. Où avez-vous entendu ces rumeurs? »

Phaulkon se maudissait de n'avoir pas abordé plus tôt ce problème.

« Puissant Seigneur, auprès de l'interprète attaché à la factorerie hollandaise de Ligor. II... il a intercepté des dépêches envoyées à Batavia et il est venu m'en avertir.

— Et vous faites confiance à un employé hollandais qui vient vous conter de telles histoires? Nous en sommes surpris, Vichaiyen.

— Puissant Seigneur, l'interprète hollandais, auquel j'ai déjà eu à faire, était très vivement opposé à la politique de son pays. C'est ce qui l'a incité à me révéler ce qu'il savait.

— Vichaiyen, sitôt cette audience terminée, vous allez sans tarder convoquer cet interprète hollandais au ministère. Notre Pra Klang l'interrogera et nous jugerons par nous-même. En attendant, nous n'annoncerons pas tout de suite la signature d'un traité.

— Puissant Seigneur, je reçois vos ordres.

— Mais pour l'instant, poursuivit Sa Majesté, nous allons examiner l'essentiel de ce que proposent ces Jésuites pour le traité qu'ils désirent conclure avec nous. »

C'était une demande que Phaulkon avait tout à la fois l'espoir et la crainte d'entendre. Il lui fallait d'une façon ou d'une autre aborder le sujet délicat de troupes étrangères en territoire siamois. Une telle clause devait figurer dans le traité pour que les Hollandais le prennent au sérieux. Ils se rappelleraient la perte de la Flandre devant les armées de France. Mais comment le maître de Siam allait-il réagir à pareille proposition ?

Phaulkon se prosterna encore plus bas sur les tapis.

« Puissant Seigneur et Maître, je cherche l'audace de dire à Votre Majesté ce que je pense de l'affaire dont elle a daigné discuter avec moi qui ne suis que son esclave. Je demande la permission d'insérer dans le traité une clause qui permette aussi l'envoi d'un régiment de soldats. »

Il y eut quelques instants de silence.

« Vous voulez dire, Vichaiyen, que le roi de France a besoin d'un régiment de soldats siamois pour sa protection? Il faudrait poser la question au général Petraja. »

Phaulkon sentit son cœur battre la chamade. Il se demanda un instant si le roi était sérieux, puis il entendit pouffer le Barcalon. Phaulkon poussa un soupir de soulagement. Sa Majesté plaisantait. Il entrevit soudain la bonne ouverture.

« Auguste Seigneur, ce que ce grain de poussière avait à l'esprit était plutôt un simple échange de troupes entre le Siam et la France.

— Vraiment ? Mais comment nos nobles éléphants supporteraient-ils la rigueur des hivers en Europe? Quelles assurances avons-nous que l'on déploierait un assez grand nombre d'esclaves français pour subvenir à leurs besoins ? »

Une fois encore, Phaulkon ne savait pas très bien si Sa Majesté plaisantait ou non. Cette fois le Barcalon ne lui fournit aucune indication.

« Puissant Seigneur, nous poumons stipuler dans le traité le nombre d'esclaves nécessaires, risqua prudemment Phaulkon.

— Il nous semble, Vichaiyen, que la solution la plus simple consisterait à rédiger le traité et à l'exhiber pour que les Hollandais puissent le voir, puis qu'il se perde fort opportunément lors du voyage jusqu'en France. Ce sera votre tâche, Vichaiyen, de veiller à ce que ce petit incident se produise.

— Auguste Seigneur, je reçois vos ordres.

— Auquel cas, nous n'avons aucune objection à ce que le traité comprenne un échange de troupes.

— Puissant Seigneur, il en sera comme vous l'ordonnez.

— Alors, très bien, voilà qui est réglé. Nous attendrons avec intérêt votre premier projet de texte, Vichaiyen. Et nous déciderons de l'urgence de ce traité après nous être entretenu avec l'interprète hollandais. En attendant, notre Pra Klang va emporter jusqu'aux prisons publiques notre sceau et informer les gardes que le farang Potts doit être transféré dans les cachots du palais. Il sera expulsé d'Avuthia à la faveur de la nuit : on lui fournira une escorte appropriée pour gagner Mergui et de l'argent en quantité suffisante pour payer son passage jusqu'à Madras. On lui fera comprendre que ce sont les membres de la Compagnie anglaise d'Avuthia qui ont plaidé sa cause, notamment vous, Vichaiyen. Et aussi que vous vous êtes proposé en otage en échange de la libération du prisonnier. Nous ne voudrions pas voir notre mandarin le plus récemment nommé encourir la colère des Anglais alors que nous savons qu'il est innocent, n'est-ce pas?

— Certes non, Auguste Seigneur, renchérit le Barcalon.

— Et maintenant, Vichaiyen, nous allons parler seuls avec notre Pra Klang. Notre entrevue a été fructueuse et vous pourrez demander de nouveau à nous rencontrer en privé quand le brouillon du traité sera prêt.

— Puissant Seigneur, je reçois vos ordres. Moi qui ne suis que souillure et poussière, je remercie profondément le Seigneur de la Vie de l'honneur dont il m'a comblé de me faire partager en privé sa sagesse et son divin esprit. » Se soulevant sur les genoux, Phaulkon s'inclina et toucha du front le sol par trois fois. Puis, respectueusement, il rampa à reculons. Il allait devoir trouver sans délai Pieter l'Eurasien. Il n'y avait pas de temps à perdre.

« Tu as sans doute des questions à nous poser, dit Sa Majesté au Barcalon sitôt que Phaulkon fut sorti.

— En effet, Auguste Seigneur.

— Alors nous t'écoutons.

— Puissant Seigneur, moi, un cheveu, je dois vous signaler que Vichaiyen s'est converti hier à la foi catholique. Un de nos mandarins chrétiens, dont le fils a été placé dans un bassin de leur eau bénite à la même cérémonie, est venu m'annoncer la nouvelle. Je crains, Auguste Seigneur, que Vichaiyen ne travaille peut-être pour les Jésuites. Il est assurément très impatient d'obtenir ce traité avec la France.

— Nous avons aussi envisagé cette possibilité. C'est pourquoi nous souhaitons que tu interroges l'interprète hollandais. S'il est confirmé que les Hollandais préparent bien la guerre, alors la précipitation de Vichaiyen est justifiée. Mais si ce n'est pas le cas, nous conclurons comme toi qu'il est à la solde des Jésuites. Peut-être as-tu noté qu'il n'a rien dit d'une attaque hollandaise avant que nous n'ayons annoncé que le traité devait attendre le retour de Perse du navire anglais...

— Je l'ai bien remarqué, Puissant Seigneur. Et c'était fort habile de la part de Votre Majesté d'obliger Vichaiyen à révéler ce qu'il savait.

— Ce n'était pas notre seul motif. Car non seulement il nous faut être convaincu de sa fidélité, mais nous sommes en outre réticent à l'idée d'annoncer tout traité avec une puissance farang avant que cela ne soit absolument nécessaire. Les Maures sont déjà vexés des récentes concessions faites aux farangs et nous ne voulons pas exacerber leur susceptibilité si délicate. Trop de revers à la fois risqueraient de leur forcer la main.

— En effet, Auguste Seigneur. Pourtant, s'il y a de la vérité dans ces rumeurs concernant une attaque hollandaise, ne serait-il pas nécessaire d'annoncer le traité bien avant toute confirmation officielle au sujet d'une invasion, afin qu'il n'apparaisse pas comme une contrainte politique?

— Nous sommes bien d'accord. C'est pourquoi nous devons d'abord être tout à fait sûr de notre terrain. Et nous sommes convaincu que tu parviendras à évaluer correctement le témoignage de l'interprète hollandais, car c'est cela qui déterminera notre attitude.

— Votre Majesté est trop gracieuse. » Le Barcalon s'arrêta pour reprendre haleine. Il avait du mal à respirer et les activités officielles commençaient à lui peser de plus en plus.

« Tu as d'autres préoccupations, nous le devinons.

— En effet, Auguste Seigneur. Si un traité avec la France devait se révéler nécessaire, la présence fréquente d'un prêtre farang au palais ne donnerait-elle pas naissance à des rumeurs déplaisantes? Il ne serait certainement pas de bonne politique de faire croire aux courtisans que Votre Majesté s'apprête à se convertir.

— Certes non, et nous avons envisagé ce risque. Mais le prêtre qui viendra ici devra nous rendre visite en tant que médecin, comme c'est le cas de nombre d'entre eux, et pour cela nous irons même jusqu'à feindre une mauvaise santé. On dira à ce prêtre qu'il doit garder le secret sur sa véritable mission jusqu'à ce que son monarque en personne ait pu confirmer l'existence du traité avec la France. On le préviendra que, si l'on devait découvrir la vérité sur sa mission, ses visites cesseraient immédiatement. Voilà qui pourra nous ménager son silence. Il ne devrait pas être difficile de convaincre ces Jésuites qu'une affaire aussi importante que notre conversion causera dans ce pays une certaine agitation et qu'il nous faudra être certain de la protection française avant d'annoncer publiquement de telles intentions. Cela nous donnera près de deux ans pour trouver une solution. Pendant ce temps, et si sa loyauté est bien placée, Vichaiyen ne restera pas inactif. Il vaut bien dix de leurs prêtres et autant de nos mandarins. Tu as bien fait de le mettre à notre service. À nous de le surveiller, de le contrôler et d'adapter ce remarquable appui à nos desseins, en nous assurant que ses incontestables talents servent les buts du Siam, et non pas ceux des Jésuites, des Anglais, ni de personne d'autre.

« Et, puisque nous en parlons, vérifie, en faisant relâcher Potts, que l'on dise au prisonnier que ce sont les Hollandais, et non pas les Anglais, qui ont plaidé sa cause et se sont proposés en otages pour le faire

libérer. Potts doit demeurer furieux contre Vichaiyen et farouchement décidé à le faire comparaître en justice. Lorsque la Compagnie anglaise viendra réclamer l'extradition de Vichaiyen vers Madras, il sera de bonne politique de l'avoir entièrement à la merci de notre bonne volonté. »

Le Barcalon eut un sourire admiratif. « Auguste Seigneur, voilà qui est fort sage.

— Mais il y a autre chose que tu devrais savoir.

— Puissant Seigneur, j'attends votre sagesse.

— Malgré les incertitudes que nous inspire l'homme, nous avons pour lui une certaine affection. Il est... comment dire... un peu comme notre premier fils farang.

— Auguste Seigneur, votre sagesse n'a d'égale que votre magnanimité. »

Aarnout Faa était assis à son bureau, le sourire aux lèvres. On n'aurait pu rêver moment mieux choisi pour l'invasion hollandaise. Les Anglais étaient en pleine déconfiture, les Maures vexés et mal disposés envers le roi de Siam, et les Portugais trop affaiblis pour opposer une véritable résistance. Avec l'incarcération de Potts, il tenait l'excuse dont il avait besoin. Personne pour contrecarrer ses plans, aucun obstacle à l'horizon. Diviser pour régner, telle avait toujours été la politique hollandaise dans les îles de l'archipel indonésien, et elle avait porté ses fruits. Il était de plus en plus convaincu que heer Van Goens, à Batavia, verrait les choses comme lui. Le sourire d'Aarnout Faa s'épanouit. Dans trois semaines peut-être, si tout allait bien, une douzaine des plus beaux navires de guerre du monde jetteraient l'ancre devant l'estuaire du Menam et proposeraient aux Siamois de capituler. Il venait de congédier ce matin Joop Van Risling pour le renvoyer à Ligor car lui, Aarnout Faa, voulait être le seul à jouir de la gloire de la victoire quand on hisserait le drapeau des Provinces-Unies sur le Grand Palais. Lui, Aarnout Faa, entendait s'assurer que seul son nom serait enregistré sur les tablettes de l'Histoire

au moment où l'antique royaume de Siam deviendrait un protectorat des puissantes Provinces-Unies.

Il regrettait d'avoir perdu l'interprète, Pieter : en ces temps périlleux, il aurait eu bien besoin de ses services. Ce garçon était travailleur, efficace et plein d'initiative. Mais Van Risling avait insisté pour l'emmener, disant qu'il lui était indispensable à Ligor, et Aarnout Faa n'avait pas insisté. Il plaignait son assistant : Joop, après tout, souffrait encore des suites de son accident à Louvo, et ce n'était que justice de lui accorder les consolations qu'il demandait.

On frappa à la porte.

« Excusez-moi, Excellence, dit le domestique indien dans un hollandais hésitant. Il y a à la porte de la factorerie un farang qui demande à vous voir. Il n'a pas l'air bien du tout.

— Entendu, fais-le entrer. » Inutile de demander un nom à ces gens-là : ils ne les comprenaient jamais.

Quelques instants plus tard, une macabre apparition s'encadra sur le seuil du bureau du directeur. Le visage avait les traits tirés, les cheveux clairsemés étaient en désordre, on voyait de grands cernes sous ses yeux et des marques profondes des deux côtés du cou. Les vêtements européens, culotte et tunique, étaient presque en haillons.

« Monsieur Potts! s'exclama Aarnout Faa, reculant machinalement. Qu'est-ce que... qu'est-ce que vous faites ici ? » Malgré ce pénible spectacle, le directeur hollandais parvint à sourire. « Vous vous êtes échappé? »

Samuel Potts se laissa tomber dans un fauteuil.

« Votre modestie, monsieur, me touche infiniment, mais mes geôliers m'ont informé du rôle que vous avez joué dans ma libération, fit-il d'une voix faible.

— Mon rôle ? répéta Aarnout Faa, incapable de dissimuler sa surprise.

— Certes, monsieur, et je ne saurais vous dire combien je vous suis reconnaissant de vous être proposé vous-même en otage en échange de ma libération. Vous avez ma parole, monsieur, que vous serez bientôt délivré de cette obligation. Dès que j'aurai atteint Madras, l'indispensable lettre d'excuses sera envoyée aux autorités siamoises, ainsi que les indemnités réclamées pour l'incendie. » Potts secoua lentement la tête. « Vous, monsieur, un Hollandais, en avez fait davantage pour moi que tous les membres de la factorerie anglaise réunis. Ils paieront cher leurs péchés. Je n'aurai de cesse que de les voir tous pendus. Et, écoutez-moi bien, monsieur, ils le seront. »

Les pensées se bousculaient dans la tête d'Aarnout Faa. Qui avait fait libérer Potts ? Qui avait promis que lui-même prendrait sa place en otage ? Ce devait être ce démon de Phaulkon, usant de ses nouveaux pouvoirs de mandarin. Qui d'autre ? Mais pourquoi diable Phaulkon voulait-il la libération de Potts? Cela ne ferait que hâter sa comparution en cour martiale ! Et la détention prolongée de Potts, songea le directeur avec colère, était l'excuse qu'il devait précisément utiliser pour sa déclaration de guerre. Phaulkon ne pouvait pourtant rien en savoir. Alors pourquoi avait-il fait libérer Potts? Peut-être les Siamois avaient-ils simplement décidé de le relâcher. Mais pourquoi? Inutile de questionner Potts. Quel que fût le responsable de son élargissement, il avait dit à Potts ce qu'il voulait lui faire croire.

La voix de son visiteur affalé de l'autre côté du bureau tira Faa de ses pensées.

« Me permettriez-vous, monsieur, de me reposer ici quelques jours avant de partir pour Mergui? J'ai besoin de reprendre des forces pour le voyage. Vous pouvez être assuré que je vous rembourserai pleinement de vos bontés, y compris le don généreux que vous m'avez fait pour couvrir les dépenses de mon voyage et de mon passage pour Madras. »

Aarnout parvint à se contrôler.

« Monsieur Potts, c'est le moins que je pouvais faire pour un gentleman de votre position, auquel on a causé de si grands torts. Mon médecin va s'occuper de vous et vous pourrez rester ici pour vous remettre aussi longtemps que vous le souhaiterez. D'ailleurs, heer Van Risling a quitté ce matin notre maison d'hôtes pour retourner à Ligor. »

Celui qui avait manigancé tout cela avait bien fait les choses, songea le Hollandais. Bah, il allait devoir en prendre son parti et en revenir à son plan originel : renvoyer Potts à Madras. Au moins l'homme allait-il une fois pour toutes accuser les agents anglais au Siam. Toutefois, il était fort ennuyeux de ne pas pouvoir s'abriter derrière Potts pour déclarer la guerre. Il trouverait bien un autre prétexte, se promit-il. Après tout, il avait trois bonnes semaines pour le préparer.

« Je suis à court de mots pour vous remercier de tout ce que vous avez fait, monsieur, conclut Potts en s'efforçant de se lever. Je ne vais pas vous déranger plus longtemps.

— Allons donc, monsieur Potts. Je ne doute pas que vous auriez agi de même pour moi. Je vais vous faire conduire sans tarder à vos appartements. » Il se pencha et fit retentir le gong auprès de son bureau.

Un instant plus tard, un serviteur apparut. Derrière lui un messager attendait d'être reçu par le directeur de la VOC.

« Conduisez M. Potts à la maison d'amis, dit-il au domestique. Et appelez tout de suite le docteur Korn-feldt. »

Le serviteur s'inclina et emmena Potts.

Aarnout Faa fit signe au messager. « Oui ? Qu'est-ce que c'est? » demanda-t-il sèchement en hollandais.

Le messager, un Siamois, ne comprenait pas le hollandais. Il salua brièvement et tira de sa bourse une lettre. Il la déposa poliment sur le bureau. Aarnout Faa la prit et la lut. Rédigée en anglais, elle réclamait la présence immédiate au ministère du Commerce d'un certain M. Pieter, interprète à la factorerie hollandaise. M. Pieter devait accompagner immédiatement le messager. La signature était illisible mais le billet portait le cachet du ministère.

« Dis à tes supérieurs qu'il est parti pour Ligor, déclara Aarnout Faa. Il est parti ce matin. »

Le messager resta impassible. Le Hollandais prit une plume et écrivit en gros caractères dans l'espace libre au-dessous du cachet : « Il est parti pour Ligor. »

Le messager salua et partit avec le billet.

« Mon Seigneur, j'entends presque le murmure de vos pensées. » Sunida se retourna et allongea un bras sur la poitrine de Phaulkon, respirant tendrement son épaule. « Parlez-moi si vous voulez, je ne dors pas. » On était au milieu de la nuit et ils étaient allongés par terre sur la natte de Phaulkon. Il n'avait pas fermé l'œil : c'était la même chose depuis trois nuits.

« Je croyais que tu dormais, Sunida, je ne voulais pas te réveiller. » Phaulkon posa affectueusement sa main sur la sienne. « Il est vrai que mon esprit n'arrive pas à trouver le repos.

— Parfois, mon Seigneur, il vaut mieux parler et exorciser les esprits qui sont en vous. » Elle sourit dans l'obscurité. « Vous pouvez m'en charger si vous le souhaitez. Mon corps serait heureux de vous soulager de vos souffrances, mon Seigneur. »

Phaulkon se pencha et lui respira la joue. Que ferait-il sans cette femme magnifique? Jamais il n'avait autant aimé quelqu'un. Elle paraissait ne jamais discuter avec lui et, lorsqu'elle était mécontente, elle se contentait de s'éclipser discrètement jusqu'à ce que sa colère se soit calmée. Il finissait par en avoir mauvaise conscience, bien davantage que si elle était restée plantée devant lui à le traiter de tous les noms.

Certes, elle avait raison : il était extrêmement soucieux. Il avait terminé un brouillon du traité avec la France, mais, quand il avait sollicité une audience privée du roi, Sa Majesté était soudain apparue trop occupée pour le recevoir. Le Pra Klang lui avait ordonné de laisser le texte au ministère. Il l'examinerait, avait-il dit, en discuterait avec Sa Majesté et tiendrait Phaulkon au courant.

Était-ce à cause de Pieter? se demanda une nouvelle fois Phaulkon. Il avait été consterné d'apprendre que Pieter était parti pour Ligor le jour même où il l'avait convoqué. Il avait même envisagé d'aller à sa recherche, mais il s'était engagé à ne pas quitter Ayu-

thia avant le retour de l'expédition en Perse et, de toute façon, ces fins caboteurs hollandais étaient trop rapides pour que l'on puisse les rattraper. Pieter passerait encore dix jours en haute mer et, à supposer que Van Risling le libère — ce qui était peu probable —, il faudrait dix jours de plus à Pieter pour regagner Ayuthia. Et Phaulkon n'avait pas dix jours devant lui. Il maudit le sort et son piètre jugement. Il aurait dû informer aussitôt Sa Majesté du projet d'invasion des Hollandais, au lieu de tourner autour du pot. Sans le témoignage de Pieter, on aurait l'impression qu'il avait inventé toute cette histoire d'invasion pour obliger Sa Majesté à signer le traité. Même ses protestations réitérées de sincérité à Sunida — qui, supposait-il, étaient transmises au palais par les voies habituelles — semblaient n'aboutir à rien. Cinq jours maintenant s'étaient écoulés, presque une semaine sur les trois qui lui restaient.

Pour ajouter à ses soucis, il n'avait pas encore trouvé le temps de préparer un rapport sur la destruction de la factorerie anglaise à Ayuthia. Il avait compté sur une traduction des accusations officielles prononcées par le Barcalon contre Potts. Madras croirait évidemment à la version de Potts, mais cela aurait représenté tout de même une contre-attaque, alors qu'un silence total revenait presque à avouer qu'il était coupable d'un grave crime. Madras ne manquerait pas d'expédier un navire pour l'arrêter. Quand cela se produirait, Phaulkon aurait besoin d'être solidement retranché au Siam et d'y avoir une position solide.

Mais ce qui le troublait peut-être le plus, c'était la question de son mariage imminent. Ce matin même, Maria devait lui rendre visite. Le billet qu'elle avait envoyé annonçait qu'elle avait « fouillé les recoins de son âme » et qu'elle était prête à venir l'affronter dans son « antre de débauche ».

Depuis quelque temps il comptait aborder le sujet avec Sunida, qui n'était toujours au courant de rien, mais il avait consacré toute son énergie à essayer de communiquer avec le roi. Et voilà que Maria serait ici dans quelques heures à peine.

« Pensez-vous encore à Pieter, mon Seigneur ? fit la douce voix de Sunida dans l'obscurité.

— En partie. » Il lui avait maintes fois parlé du départ de Pieter et des inquiétudes que cela lui inspirait, dans l'espoir que le message parviendrait aux oreilles du roi, mais il ne pouvait pas mentionner directement devant Sunida le traité avec la France. Ce ne serait guère convenable pour un mandarin récemment nommé de discuter d'affaires d'État aussi confidentielles avec sa concubine. « Ce n'est pas tout, ajouta-t-il.

— Dites-le-moi, mon Seigneur. Cela vous soulagera. »

Le moment était venu d'évoquer le mariage. Cela faisait trop longtemps qu'il remettait la chose à plus tard. D'ailleurs, il fallait préparer Sunida à la visite de Maria ce matin.

« Sunida, il y a quelque chose dont je voulais discuter avec toi.

— Mon Seigneur? »

C'était étrange de parler ainsi dans le noir, sans apercevoir de visage, juste avec les mots.

« Sunida, je vais me marier. »

Un silence.

« Ai-je manqué à mes devoirs envers vous, mon Seigneur? » Elle allait retirer son bras, mais il la retint et le reposa sur sa poitrine.

« Bien au contraire, Sunida. Je n'ai jamais été plus heureux de ma vie. Et je t'aime plus que jamais. »

Nouveau silence.

« Qui est-elle, mon Seigneur?

— Elle est... je suppose que je l'appellerais une farang. En esprit, du moins, même si elle est en partie japonaise et chrétienne. »

Il sentait son cœur battre très fort. Il aurait voulu pouvoir lire sur le visage de Sunida.

« Mais ces chrétiens... ils ne permettent qu'une épouse ? »

L'angoisse qu'il percevait dans sa voix lui fit mal.

« Sunida, je n'ai pas la moindre intention de te laisser partir. »

Il sentit son soulagement. Son bras se détendit.

« Alors, elle va m'accepter, cette... femme farang? » Malgré son acquiescement apparent, il y avait une note de défi dans sa voix.

« Je n'en suis pas certain, Sunida. Mais nous essaierons ensemble de la persuader. J'aurai besoin de ton aide.

— Vous pouvez assurément compter dessus, mon Seigneur », répondit-elle. Elle s'interrompit et il crut presque sentir le tumulte de ses pensées. « Ce n'est pas parce que vous êtes lassé de manger le même riz chaque soir, n'est-ce pas, mon Seigneur? »

Il ne put s'empêcher de rire. Depuis qu'elle était revenue de Mergui, chaque nuit il lui avait fait l'amour, même lorsqu'il était fatigué. Son désir pour elle semblait ne jamais s'éteindre. Il négligeait totalement ses trois esclaves et ne les avait pas convoquées une seule fois depuis que Sunida était venue s'installer chez lui. Non pas que celle-ci eût le moins du monde protesté contre leur présence : simplement, il n'avait pour elles aucun désir.

« Quand la récolte de riz est la meilleure, Sunida, pourquoi un homme voudrait-il essayer d'autres variétés ?