— Peut-être le riz farang a-t-il plus de goût, répon-dit-elle.
— Sunida, il s'agit d'un mariage de convenance et non pas de cœur.
— Vous voulez dire : comme nos rois qui épousent des filles de rois birmans?
— C'est exactement cela, Sunida. Une union politique, pour le bien du Siam. J'essaierai de te l'expliquer. Mais ce que je vais te dire est confidentiel. Vois-tu, il y a une semaine, je me suis converti à la foi de ma naissance, afin de mieux servir le Siam. Je suis de nouveau catholique. Tu aurais bien ri, Sunida. Les pères m'ont baptisé en compagnie de quatre bébés siamois hurlants dans la petite chapelle de Sainte-Marie.
— Baptisé, mon Seigneur?
— Oui : c'est quand on vous met tout nus dans un bassin rempli d'eau bénite.
— On vous y a mis avec les autres bébés, mon Seigneur? » Sunida était stupéfaite.
Phaulkon éclata de rire. « Dans mon cas, j'étais trop grand : alors ils m'ont simplement aspergé d'eau bénite.
— Et maintenant, mon Seigneur, vous avez une autre foi?
— Pas vraiment. C'est difficile à expliquer. Je suis toujours chrétien, mais de secte différente. »
Sunida restait silencieuse. Il la sentait troublée. Il allait devoir lui exposer au moins en partie la situation. Il voulait qu'elle comprenne et il avait besoin que le roi connaisse ses raisons.
« Il est politiquement opportun en ce moment pour le Siam de conclure une alliance avec un puissant pays farang dont le roi est un fervent catholique. Une telle alliance est importante car elle pourrait dissuader les farangs hollandais des desseins qu'ils ont sur le Siam. Le Seigneur de la Vie a été assez magnanime pour me confier un petit rôle dans cette affaire, mais la position du Siam serait nettement améliorée aux yeux de ce puissant monarque farang si j'étais moi-même un catholique marié à une épouse catholique. » Il marqua un temps. « Elle s'appelle Maria, Sunida. C'est quelqu'un de bien, et je la respecte. Mais je ne peux pas l'aimer comme je t'aime.
— Je suis heureuse pour vous, Maître, fière de votre rôle, et je recevrai cette personne avec tous les honneurs dus à une première épouse. »
Phaulkon était touché. « Je savais que tu comprendrais, Sunida.
— Mais vous n'allez pas me congédier. Car moi aussi, mon Seigneur, je vous aime, et j'ai peur que mon cœur ne se brise si nous sommes séparés.
— Je ne te congédierai jamais, Sunida. Et ensemble nous trouverons un moyen de convaincre Maria.
— Et Ut, Nid et Noi? demanda-t-elle, soudain inquiète pour les trois esclaves. Est-ce que la dame farang ne va pas vouloir également les congédier? Elles sont si heureuses dans cette maison que je ne vois pas comment même le Dieu chrétien pourrait s'en offenser.
— Je crains bien, Sunida, d'être obligé de les congédier. Il me faut faire certaines concessions. »
Sunida garda le silence : il la sentait malheureuse pour elles.
« Pauvres filles ! Elles me disaient encore l'autre jour quelle chance elles avaient d'avoir trouvé un maître aussi bienveillant. Elles espéraient pouvoir rester ici pour la vie. »
Phaulkon était triste. Il regrettait qu'elle le lui eût dit. Il avait acheté ses trois esclaves et, même s'il avait le droit de les revendre, il y répugnait. Et si leur nouveau maître ne les traitait pas bien ? Puis une idée lui vint qui le ragaillardit : il allait les offrir à Ivatt. Ivatt était de plus en plus attaché au Siam et il se familiarisait avec les mœurs du pays. Il apprenait la langue et était très populaire auprès des indigènes. Phaulkon était certain que non seulement Ivatt serait ravi de ce cadeau mais qu'il était tout prêt à l'accepter. Phaulkon l'avait envoyé trois jours auparavant attendre l'arrivée de White à Mergui : dès son retour il lui offrirait les filles.
« Mais comment allez-vous pouvoir me garder, moi, mon Seigneur? » reprit Sunida d'une voix où perçait l'inquiétude.
Allongé sur le dos, il regardait le noir au-dessus de lui. Il attira Sunida contre lui et lui posa la tête sur son épaule. Il ne pouvait tout de même pas lui avouer que son rôle d'espionne était prétexte à la garder près de lui. « Je trouverai un moyen, Sunida, même si je dois te déguiser en cuisinière. Maria ne sait pas à quoi tu ressembles : alors mieux vaut que tu ne te montres pas quand elle viendra.
— Une cuisinière, mon Seigneur? rétorqua-t-elle avec un certain courage. Vous comptez être le premier mandarin à passer du temps aux cuisines ? » Il devinait son sourire dans l'obscurité. Un flot de tendresse le submergea. Toute autre femme aurait très mal pris cette suggestion.
« Sunida, s'il était question de te perdre, je renonce-rais tout à la fois à l'alliance politique et au mariage. C'est dire à quel point tu comptes pour moi.
— Je vous en remercie, mon Seigneur, mais je ne voudrais pas porter la responsabilité d'une telle décision.
— Ce ne serait pas toi, Sunida. Ce serait moi. »
Elle lui caressa doucement la joue puis, de ses
doigts, lui ferma les paupières. « Essayez de dormir maintenant, mon Seigneur. Vous aurez besoin de toutes vos forces afin de vous battre pour moi dans la matinée. »
Elle entreprit de frictionner son corps fatigué, de lui masser les tempes d'un mouvement régulier jusqu'au moment où le sommeil finit par l'engloutir. Son devoir accompli, elle s'endormit aussitôt à son côté.
La cloche de la porte retentit et Phaulkon sentit son estomac se nouer. Ce devait être Maria. Aussitôt il s'assit à la petite table dans le coin du salon et se mit à feuilleter une liasse de documents.
Il n'avait pas dormi plus de deux heures la nuit précédente et c'était maintenant le milieu de la matinée. Il se sentait fatigué et nerveux, mais sur ses gardes. Plus d'une semaine s'était écoulée depuis qu'il avait demandé sa main à Maria et il s'interrogeait sur la décision de la jeune fille. Si elle était favorable, serait-elle assortie de toute une série de conditions?
Maria entra dans la pièce d'un pas souple, introduite par Tip qui se retira aussitôt. Les cheveux relevés en chignon, elle avait un air frais et avenant avec son corsage de mousseline rouge et son panung noir. Elle lui fit un charmant sourire et le salua.
« Bienvenue dans mon antre de débauche, annonça Phaulkon en portugais tout en se levant pour l'accueillir. Puis-je faire apporter quelques rafraîchissements ?
— Pas pour l'instant, merci, mon Seigneur, répondit-elle en regardant autour d'elle. Je dois dire qu'en apparence tout cela ressemble beaucoup à n'importe quelle autre maison. Mais je dois d'abord vous féliciter d'être entré dans le Royaume de Dieu. Cette bonne nouvelle nous a fait grand plaisir, à mon oncle et à moi.
— Tu es déjà au courant ? On peut dire que les nouvelles vont vite.
— Mon Seigneur, ma famille est très proche des pères jésuites, fit-elle en souriant. On m'a même précisé que vous n'aviez pas crié comme les autres bébés.
— Seulement parce que j'étais trop embarrassé devant les bons pères », affirma-t-il en lui avançant un fauteuil.
Elle se mit à rire et alla s'asseoir auprès d'un grand coffre à thé indien incrusté de pierreries. En même temps, elle jetait un coup d'œil autour d'elle, examinant la profusion d'objets asiatiques qu'il avait amassés au cours des années : sculptures primitives en bois de Bornéo, défenses d'éléphants taillées venant de l'Inde, kriss incrustés de pierres précieuses de Kedah, sarbacanes de Célèbes et masques de marionnettes de Java. Le long des murs, des étagères d'osier ployaient sous le poids de livres à divers stades de décomposition.
« Alors, mon Seigneur, demanda-t-elle, quelle impression cela fait-il de renaître?
— Une impression d'autant plus agréable maintenant que je sais le plaisir que cela t'apporte, Maria. »
Elle l'examina attentivement en silence.
« Vous m'avez manqué, mon Seigneur, déclara-t-elle tout à coup. J'ai beaucoup réfléchi au problème de notre mariage et, parvenue à une décision, je sais que mon cœur l'a emporté sur ma raison. La douleur d'être séparée de vous prévaut malgré tout sur les soupçons que je nourris quant à vos sentiments pour moi, et je répugne à examiner trop profondément vos mobiles. Je trouve toutefois un soutien dans l'idée que mon amour puisse nourrir le vôtre et qu'avec le temps vous puissiez éprouver à mon égard les mêmes sentiments. Pour l'instant, je vous demande seulement de respecter mon éducation catholique et de suivre le dogme de ma religion... qui est aussi la vôtre. »
Phaulkon sourit. « Madame, l'évêque lui-même peut maintenant visiter ma demeure sans frémir.
— Puis-je me permettre de vous demander où vont aller toutes... toutes vos compagnes?
— J'ai choisi pour héritier mon collègue, Thomas Ivatt, Maria. H va ouvrir son propre antre de débauche dès son retour de Mergui.
— Il ne restera donc personne de votre ancien entourage, mon Seigneur? Pas même déguisé parmi le personnel? Il faut me pardonner mes soupçons, mais ce sont ceux d'une femme qui n'a pas encore l'impression que ses sentiments soient totalement partagés.
— Ce sont là des soupçons sans fondement, Maria. Un seul élément de mon passé sera présent, et cela pour des raisons politiques dont je suis sûr que tu les comprendras facilement. »
Maria le regarda d'un air méchant. « Et à qui donc faites-vous allusion, mon Seigneur? À l'espionne, peut-être ?
— Notre intermédiaire avec le Palais, Maria, dit-il, en l'incluant habilement dans son projet. Songe quel atout elle représentera pour nous : elle fournira au Palais toutes les informations que nous souhaitons y faire parvenir. Cela est sans prix. »
Il se leva, apparemment plein d'enthousiasme et lui prit les mains. « Quelle carte maîtresse pour un homme qui aspire à occuper un jour le poste de Barcalon ! »
Il trouva ses mains froides et inertes et vit un pli lui barrer le front. Elle le regarda droit dans les yeux.
« Mais maintenant, mon Seigneur, vous êtes un mandarin. Vous avez déjà l'oreille du roi et l'espionne a rempli son office. Pourquoi avez-vous besoin d'elle?
— Il est des choses que je peux lui suggérer et qui sont difficiles à exposer directement à Sa Majesté. Des plans et des projets dont je peux semer la graine. Des idées que Sa Majesté pourrait secrètement adopter sans souhaiter reconnaître que je les lui ai soufflées. Tiens, si Sa Majesté les trouvait à son goût, elle pourrait tout simplement les faire passer pour siennes. » Il s'interrompit, plongé dans ses réflexions. « Les possibilités, Maria, sont infinies, tout comme les avantages.
— Peut-être des avantages pour vous sur le plan politique, mais des tortures pour moi sur le plan affectif. Que pensez-vous que j'éprouverais chaque fois que vous iriez la voir pour lui transmettre vos renseignements? » Elle secoua la tête. « Non, mon Seigneur, dans ce cas mon cœur doit avoir la préséance sur vos ambitions.
— Même si cet arrangement n'est rien de plus qu'une convenance politique? »
Maria le considéra d'un air sceptique. « Comment pensez-vous expliquer votre soudaine abstinence devant une telle tentatrice? demanda-t-elle.
— Par mon mariage avec toi. »
Maria pouffa. « Oh, voyons, mon Seigneur. Elle est bouddhiste. Elle ne pourrait ni comprendre ni respecter pareille opinion. Elle vous séduira de nouveau, comme on lui a donné mission de le faire.
— Tu ne penses pas que je sois capable de lui résister?
— Je n'en sais rien, mais il ne serait pas sage d'exposer à pareille tentation un converti de si fraîche date. Il vous faudra du temps pour vous habituer aux joies d'appartenir à une seule femme, mon Seigneur. »
Phaulkon sentit monter en lui la colère, renforcée par le manque de sommeil. L'obstination de Maria l'irritait. Elle venait s'interposer entre lui et ses projets. Même sans rien savoir de son amour pour Sunida, elle n'entendait pas le laisser poursuivre sa carrière. C'était de l'égoïsme pur et simple. Elle le contraignait à recourir à des subterfuges. Il était de plus en plus clair qu'elle n'accepterait à aucun prix la présence de Sunida et il maudit sa malchance. Était-ce un nouvel obstacle dans une série ininterrompue de revers ? Tout ne serait-il donc pour lui que contrariétés successives ?
Non, il ne renoncerait pas à Sunida. Les Hollandais allaient envahir le Siam. Le roi n'écoutait pas ses requêtes. Ses plans pouvaient à tout instant se retourner contre lui. Et voilà que cette jeune personne, à peine sortie du couvent, venait contrecarrer ses projets et lui poser des questions de moralité chrétienne.
Au milieu des vastes projets qu'il nourrissait, c'étaient là des considérations mesquines et triviales. Même s'il n'avait pas aimé Sunida, se dit-il, il aurait insisté pour qu'elle reste.
Il se tourna vers Maria, impitoyable.
« Il semble, madame, que vous souhaitiez faire passer vos considérations morales avant la réussite de ma carrière.
— Je regrette que vous voyiez les choses ainsi, mon Seigneur. J'espérais plutôt que le supplément d'énergie que je vous apporterais sur le plan politique ferait plus que compenser la perte de votre espionne. Il serait en effet de mon devoir de mettre toutes mes ressources au service de votre carrière.
— De toute façon, je n'en attendais pas moins de vous, reprit-il d'un ton hautain.
— Je vois, mon Seigneur, que cette discussion nous entraîne vers une pénible confrontation.
— Ce sont pour moi des minutes éprouvantes, Maria, et tu as choisi un mauvais moment pour te dresser contre moi. » Un bref instant, saisi par la frustration qu'il sentait monter en lui, il songea à énumé-rer les conséquences du refus de Maria de l'épouser : pas de coopération de la part des Jésuites, pas de traité avec la France, une invasion hollandaise et, selon toute probabilité, la fin du catholicisme au Siam. Puis il se ravisa. Elle était trop fière pour l'accepter sur la base de tels arguments. Pourtant il n'avait pas perdu tout espoir.
« Je n'avais pas l'intention de me dresser contre vous, mon Seigneur, mais seulement de vous ouvrir mon cœur. Je ne crois pas que mes demandes aient été excessives. Elles ont assurément été largement compensées par mes concessions. J'ai accepté de vous épouser malgré la certitude que mon amour n'est pas payé de retour, que vous ne partagez pas sincèrement ma foi, et même que vous ne me serez pas fidèle. » Elle était au bord des larmes : tout autant de déception que de chagrin. « En vérité, mon Seigneur, je ne sais pas très bien pourquoi vous voulez m'épouser. »
Il aurait voulu lui dire qu'il ne le savait pas très bien lui-même. Il se sentait fatigué et allait bientôt dire des choses qu'il regretterait. Il voyait qu'elle aussi commençait à se fâcher. Cette discussion était inutile : mieux valait la remettre à un autre jour.
« Je vois que vous ne pouvez répondre à tout cela, mon Seigneur, poursuivit Maria en élevant la voix. Je ne vous comprends pas. Vous venez de devenir catholique, vous venez de demander sa main à une catholique et vous êtes là à lui dire que vous souhaitez garder auprès de vous une autre femme. Votre conversion n'est-elle qu'une comédie ? N'a-t-elle aucun sens pour vous ? S'agit-il d'une simple formalité pour servir quelque ambition cachée que vous nourrissez? Et votre amour de Dieu et...
— Mon amour de Dieu n'a rien à voir avec mon amour pour une autre femme », s'écria Phaulkon, incapable de se maîtriser plus longtemps. Il s'arrêta, comprenant qu'il était allé trop loin.
« Ainsi, dit Maria, soudain calmée, vous l'aimez?
— Non, vous ne comprenez pas ce que je voulais dire. » Il allait s'expliquer davantage quand la porte s'ouvrit : Sunida entra.
Par un étroit interstice entre les panneaux de la porte, Sunida avait vu le fossé se creuser entre Phaulkon et Maria. Était-ce à son sujet qu'ils discutaient? Elle avait horreur de causer du chagrin à son amant. Pauvre Constant ! Elle fut prise d'une soudaine colère. La cause de la dispute devait être cette idée de la monogamie chrétienne. Quelle notion terrifiante : il n'y avait qu'à voir les dégâts que cela provoquait. Sunida était parfaitement satisfaite de demeurer ici en tant que seconde épouse, prenant les ordres de la nouvelle maîtresse de la maison, comme c'était la coutume. Lui obéissant, lui rendant service, respectant ses désirs, ne se dressant pas sur son chemin, l'aidant même, au nom de Bouddha, à accomplir sa tâche. Constant n'était pas un homme facile. Il était compliqué et peu malléable. Quel égoïsme pour une femme que de vouloir se charger seule de tous les devoirs, privant les autres filles de leur situation et de ce qui faisait leur orgueil ! C'était vraiment une religion bien peu charitable : Sunida ne la comprendrait jamais.
En écoutant les voix qui montaient de l'autre côté de la porte, l'idée lui vint que, peut-être, cette femme chrétienne ne croyait pas vraiment qu'elle, Sunida, se conduirait comme une seconde épouse consciente de sa position. Peut-être cette femme à demi farang n'avait-elle pas vraiment compris que Sunida la respecterait et l'honorerait comme la première épouse du maître. Convaincue que Phaulkon l'aimait vraiment, peut-être devait-elle intervenir, songea Sunida : dire poliment, face à face, à cette fille qu'en aucun cas elle ne constituerait pour elle une menace; qu'elle n'avait aucune intention de lui voler son rôle de première épouse; que tout ce qu'elle voulait, c'était l'aider. Sunida était consternée à l'idée d'avoir à se déguiser en cuisinière ou de rôder peut-être autour de la maison telle une voleuse. Plus elle y réfléchissait, plus elle refusait d'être traitée de façon aussi humiliante. Elle était Sunida, la meilleure danseuse de la cour de Ligor, la nièce du gouverneur d'une grande province.
Sa colère s'accrut quand elle songea à quel point son attitude était raisonnable comparée à l'injustice des exigences de cette fille. Elle allait l'affronter, décida-t-elle, même si son amant lui avait demandé de ne pas se montrer. Au bout du compte, ce serait mieux pour lui. Sans se laisser le temps de changer d'avis, Sunida poussa la porte et se planta sur le seuil, la tête haute.
Ce fut aussitôt le silence. Phaulkon la dévisageait d'un air incrédule et la jeune fille farang semblait stupéfaite.
Sunida salua respectueusement Phaulkon puis s'approcha lentement de Maria qui s'était levée. Elle avait presque une tête de plus que Maria. Elle lui adressa un tendre sourire puis la salua aussi respectueusement. Cette petite farang, songea Sunida, était assurément jolie et elle avait la peau bien claire, comme le lotus blanc en fleur. On aurait dit que toute sa vie elle avait fui le soleil. Elle était menue, paraissait plutôt fragile, mais était bien proportionnée et l'on retrouvait son sang asiatique dans ses pommettes saillantes, ses yeux légèrement bridés et ses cheveux d'un noir de jais. Pourquoi veux-tu me priver de mon bonheur quand je ne cherche pas à te prendre le tien ? se demanda Sunida.
Maria soutint le regard de la Siamoise qui sentait celui de Phaulkon fixé sur elle : Sunida l'évita soigneusement. Il était maintenant trop tard pour battre en retraite et, de toute façon, elle avait une tâche à accomplir.
« Ma Dame, je suis Sunida, dit-elle en s'inclinant encore une fois devant Maria. Je suis venue présenter mes respects à la future première épouse du maître. »
Maria la dévisagea un moment sans rien dire, la toisant en silence. « Ma Dame, je ne suis pas la future première épouse du maître. Si nous étions mariés, je serais simplement son épouse. » Elle s'était exprimée poliment en siamois, mais avec un rien de condescendance.
Phaulkon eut un regard inquiet. Quelle mouche avait piqué Sunida? Il lui avait dit de ne pas se montrer. Et si Maria révélait soudain qu'elle était au courant du rôle d'espionne de Sunida? Il fallait séparer ces deux femmes avant que ne surviennent des dommages irréparables.
« Sunida, je suis heureux que tu sois venue. J'allais commander quelques rafraîchissements. Voudrais-tu nous faire servir du thé, je te prie. »
Sunida sentit l'agacement dans le ton de son maître. Elle n'allait pas l'irriter davantage, mais du moins allait-elle déclarer ce qu'elle était venue dire. « Je reçois vos ordres, mon Seigneur. J'ai entendu des éclats de voix et j'ai cm que vous m'aviez peut-être appelée. » Elle se tourna vers Maria. « Je suis honorée, ma Dame, d'avoir fait votre connaissance et d'avoir eu l'occasion de vous assurer que vous pourrez en tout temps compter sur ma loyauté et mon obéissance.
— Je te remercie, répondit Maria d'un ton guindé, mais je ne pense pas avoir besoin ni de l'une ni de l'autre. »
Se courbant bien bas, Sunida sortit à reculons, sans oser lever les yeux vers son maître. Ça n'allait pas être chose facile que de faire changer d'avis à cette fille entêtée, songea-t-elle en refermant la porte derrière elle.
Maria se tourna aussitôt vers Phaulkon. « Quelle prétention, mon Seigneur, de la part de cette fille. Je suppose que c'est de l'ignorance. Peut-être avez-vous manigancé ce petit épisode pour me faire éprouver la docilité de votre concubine?
— Mes fiançailles, Maria, ne sont pas un secret. Sunida n'a pas l'impression d'avoir quelque chose à cacher. Elle venait simplement te présenter ses respects traditionnels.
— Les respects traditionnels d'une concubine, mon Seigneur? interrogea Maria d'un ton amer.
— On l'a envoyée pour m'espionner et cela sert tout à fait mon propos. C'est à cela, je te l'ai dit, que se bornent nos relations.
— Alors, mon Seigneur, je crois malheureusement qu'il va vous falloir choisir entre votre carrière et moi. » Maria leva les yeux vers lui, la voix vibrante de colère. « Même si elle n'était pas aussi terriblement séduisante, je ne voudrais pas partager ma maison avec une femme qui espionnerait ouvertement mon mari. Songez-y, mon Seigneur. » Elle tourna les talons. « Je vais prendre congé avant qu'elle ne revienne m'assurer encore une fois de son dévouement. Vous devriez prendre le thé avec elle plutôt qu'avec moi : je suis certaine que vous aurez de nombreux sujets de discussion.
— La raison de votre intransigeance n'est malheureusement pas une chose qu'elle pourrait comprendre.
— Discutez donc avec elle de la question de son départ. Car c'est alors seulement, mon Seigneur, que j'accepterai de devenir votre épouse dévouée.
— Madame, vous me demandez plus que je ne puis donner. »
Samuel Potts atteignit Mergui peu avant la tombée de la nuit : même s'il s'était reposé toute une semaine à la factorerie hollandaise d'Ayuthia pour reprendre des forces, ses guides avaient été contraints de ralentir le pas et le voyage avait duré quinze longs jours. Le lent balancement que lui imposait la démarche de l'éléphant lui donnait mal au cœur, les tourbillons des rapides le terrifiaient, les tigres qui rôdaient juste au-delà des feux de camp pour dévorer ce qu'avaient abandonné les moustiques — tout cela l'avait épuisé. Il croyait entendre encore les grognements affamés des fauves lorsqu'il débarqua de la petite pirogue pour mettre pied à terre. Il s'étira et palpa son cou endolori : il soufflait encore des meurtrissures que ces fichues planches avaient imprimées sur sa peau. Bientôt, il serait à Madras et ferait payer cher les insultes qu'il avait subies dans cette prison indigène. Quant à Phaulkon... Potts attirerait personnellement l'attention du vice-président Yale sur la fourberie de ce démon et Phaulkon serait arrêté pour trahison. Yale le ferait pendre puis écarteler, et Potts aurait la satisfaction d'assister à son exécution. C'était devenu pour lui une obsession.
Potts s'arrêta un moment au bord du fleuve où ses porteurs déchargeaient les quelques vêtements européens que les Hollandais avaient réussi à lui procurer, et il contempla l'animation du port. Certes, il n'était pas d'humeur à admirer la nature, mais le spectacle était si majestueux qu'il en oublia un instant ses sombres pensées. De grandes collines boisées descendaient jusqu'en bordure de la baie et l'horizon baignait maintenant dans la lumière orange du couchant. L'océan était calme comme un lac et une douceur embaumée flottait dans le soir. Il eut l'impression que ses épaules s'allégeaient du poids de la fatigue. Les quais grouillaient d'indigènes en costumes de couleurs vives. Il passa devant les rangées d eventaires aux toits de chaume auprès desquels les
clients mangeaient et bavardaient, accroupis sur des nattes. Son regard parcourut les docks et s'arrêta sur un groupe d'hommes blancs en culotte et en chemise, assis sur des caisses en bois devant l'une des dernières boutiques en plein vent. Ils semblaient plongés dans une conversation animée. Quel coup de chance, se dit-il. Il allait demander où s'installer pour la nuit mais sans doute aussi pourrait-on lui signaler un bateau en partance pour Madras. Il n'avait remarqué aucun grand vaisseau dans la rade : seulement de petites embarcations indigènes et ce qui ressemblait à une jonque de cabotage. Il fit signe au porteur et se dirigea vers les Européens. En approchant, il constata qu'ils étaient trois et semblaient porter des toasts avec une grande régularité et dans la plus folle hilarité. Leurs rires s'interrompirent brusquement quand ils l'aperçurent : les signes qu'ils échangèrent et la façon dont leur conversation s'arrêta net éveillèrent sa méfiance. Il croyait avoir entendu les hommes parler anglais et, d'instinct, il résolut d'en révéler sur lui-même le moins possible.
« Bonjour, messieurs. Quelle surprise ! Je suis en vérité soulagé de trouver ici quelques-uns de mes compatriotes. Puis-je me joindre à vous ?
— Approchez une caisse, monsieur », répondit l'un d'eux avec un rire forcé. Il était blond et hâlé par le soleil, avec l'air d'un marin avant beaucoup voyagé. Il avait un sourire plaisant et un air vaguement familier. Où avait-il déjà vu ce visage? se demanda Potts. Les deux autres ne se ressemblaient guère : l'un était grand et maigre, avec le cheveu rare, l'autre était de petite taille avec une crinière de cheveux bruns et bouclés.
« Voudriez-vous boire quelque chose, monsieur ? demanda le plus grand des deux. Nous avons réussi à trouver une bouteille de cognac à la mission catholique.
— C'est fort aimable à vous, monsieur. Je prendrais volontiers un verre », répondit Potts. A leurs visages congestionnés et au niveau de la bouteille, il déduisit qu'ils en avaient plusieurs d'avance sur lui. L'homme maigre lui versa une rasade.
« Y a-t-il quelque endroit par ici où l'on pourrait m'héberger, messieurs ? » demanda Potts. Le grand se tourna vers son compagnon.
« Vous connaissez bien le bon père, Thomas. A-t-il une chambre de libre? » De la tête, il désigna la petite église à flanc de coteau.
« Le visiteur pourra sans doute prendre la nôtre quand nous partirons demain », répondit le petit homme. Il se tourna vers Potts. « Surtout si vous êtes disposés à mettre une obole dans le tronc de l'église. C'est la voie la plus sûre vers le cœur du père.
— D'où venez-vous? » interrogea le marin blond. Il venait de jeter un regard méfiant aux marques que le nouveau venu portait sur la gorge et le cou.
« De Macao, répondit Potts. Et avant cela, de Chine. » Le comptoir portugais de Macao n'était sans doute qu'un nom pour le marin anglais. Au moment où Potts se tut, le visage qui lui avait paru vaguement familier prit soudain une identité. Bien sûr : George White. En plus jeune, assurément, mais c'était son portrait tout craché. C'était peut-être son frère. À bien y réfléchir, il se souvint avoir entendu dire que George avait un frère qui travaillait pour l'honorable Compagnie à Madras ou quelque part.
Une avenante Birmane en sarong à carreaux mauves s'approcha, portant quatre feuilles de bananier en guise d'assiettes. Sur trois d'entre elles s'entassaient du riz fumant et du poisson frit, alors que la quatrième était emplie d'une épaisse sauce brune. Elle sourit et jeta à Potts un regard interrogateur tout en désignant les plats. Il eut un hochement de tête affirmatif et elle regagna son éventaire pour aller chercher une autre portion. L'homme de haute taille ne la quittait pas des yeux.
« Vous ne vous sentiriez pas par hasard attiré par cette dame, Richard? demanda le petit homme avec un large sourire. J'ai hâte de vous entendre demander au père la permission de l'abriter dans l'église avec vous. » Il vida son verre et se versa une autre rasade. « Je dois dire que ces femmes birmanes accordent plus volontiers leurs faveurs que les Siamoises. » Mer-gui avait tant de fois changé de main entre la Birmanie et le Siam que la ville abritait maintenant une population très mêlée. « Nous devrions ouvrir une succursale ici. »
Richard ! s'exclama Potts en son for intérieur. C'est ça. Potts s'était creusé la cervelle pour se remémorer le prénom de Burnaby. Phaulkon avait affirmé que Burnaby était en mission confidentielle à Mergui et l'on ne pouvait pas dire que l'endroit grouillait d'Européens. Ce devait être lui. Et le petit homme devait être Irving. Que faisaient-ils ici avec le frère de George White?
« Où donc allez-vous demain, messieurs? demanda Potts pour avoir l'air d'engager la conversation.
— Ayuthia, répondit Burnaby. Et vous, monsieur?
— À Madras. Enfin, si je peux trouver un bateau qui s'y rende. Peut-être pouvez-vous m'aider, messieurs ?
— Madras? fit White en regardant Potts d'un air bizarre. Vous avez pris une route bien détournée, monsieur. Pour aller de Macao à Madras, pourquoi passer par les terres en traversant le Siam ? » Il jeta un œil sur le maigre bagage de Potts que le porteur surveillait près de l'éventaire.
Potts suivit son regard. « L'équipage de la jonque sur laquelle j'étais à Macao m'a volé toutes mes affaires et m'a déposé au Siam à l'embouchure du Menam. On m'a dit que c'était à partir de là la route la plus directe pour Madras. »
Samuel White se détendit.
« Alors, monsieur, vous avez de la chance d'être en vie, dit-il en souriant d'un air compatissant. Je dois dire que c'est bien honnête de la part des pirates de vous avoir débarqué.
— Nous avons tous de la chance d'être en vie », fit Burnaby en levant son verre. Il passa affectueusement son bras autour de la taille de l'avenante Birmane qui apportait une portion supplémentaire pour Potts. Celui-ci examina d'un air dubitatif la feuille de bananier et tâta l'épaisse sauce de sa petite cuillère en coquillage. Puis, voyant qu'ils avaient tous levé leurs verres, il les imita et vida le sien à l'unisson.
« Alors, demanda Potts, vous l'avez échappé belle ?
— Nous revenons d'entre les morts », répondit White. Maintenant qu'il savait que cet homme se rendait à Madras, l'idée lui vint qu'il devrait raconter leur aventure. Plus nombreux seraient les gens à entendre ce récit, plus celui-ci gagnerait en crédibilité. « Notre navire, le Comwall, a coulé avec toute sa cargaison dans une tempête au large des Andaman et nous n'avons échappé aux sauvages de là-bas que de justesse et par la volonté de Dieu. Nous dérivions dans deux petits canots quand nous avons été recueillis par une jonque siamoise qui nous a conduits à Mergui. Nous buvions à notre sauvetage. » Il se leva. « Monsieur, mon nom est Samuel White, capitaine de la flotte marchande de l'honorable Compagnie à Madras. À qui ai-je l'honneur?
— John Granger, monsieur, dit Potts en se levant à son tour et en s'inclinant.
— Je vous présente MM. Burnaby et Ivatt, reprit White en désignant les autres qui s'étaient également levés. Ces messieurs appartiennent au bureau de la Compagnie à Avuthia. J'ai envoyé là-bas un messager pour signaler la perte de notre navire et chercher un autre moyen de transport. Ils se sont montrés très coopératifs.
— Je suis enchanté de faire votre connaissance, messieurs, dit Potts en s'inclinant de nouveau. Alors, monsieur Bumabv, vous n'étiez pas à bord de cet infortuné vaisseau?
— Non, non, répondit Burnaby en se dandinant d'un air gêné. Je suis venu ici seulement pour préparer mon rapport et aider M. White à trouver un transport pour Madras.
— Monsieur White, je vous serais infiniment reconnaissant si vous pouviez me prendre comme passager, au cas où vous iriez à Madras ou toute autre destination de l'autre côté du golfe.
— Mon équipage va gagner Madras, monsieur... Granger, je crois que c'est ce que vous avez dit? répondit Samuel. Mais je dois d'abord régler- à Avuthia plusieurs affaires qui vont me retenir quelques jours. Toutefois les navires font souvent escale ici : je suis donc certain que vous n'aurez aucun mal à trouver un passage. Surtout si vous pouvez le payer. Demarcora, le négociant arménien basé à Pegu, possède un grand nombre de bateaux dans la région et ses capitaines sont toujours heureux de se faire un peu d'argent de poche. Oh, mais j'oubliais, on vous a dépouillé. » Il regarda Potts d'un air interrogateur. « Les bandits ne vous ont rien laissé du tout, monsieur ?
— C'est ce qu'ils ont cru. Mais on m'avait heureusement mis en garde contre les pirates de la mer de Chine : j'avais pris la précaution de cacher quelques doublons espagnols dans la doublure de ma veste.
— Une très sage précaution, observa Burnaby. Alors, monsieur, vous êtes marchand ? »
Potts eut un petit rire. « Vous ne le croiriez pas à me voir maintenant, monsieur, mais je suis un émissaire spécial du roi Charles — puisse-t-il régner longtemps — à la cour de l'empereur de Chine. Dès que je pourrai me faire reconnaître à Madras, l'honorable Compagnie ne manquera pas de m'embarquer sur le premier vaisseau en partance pour l'Angleterre. En attendant, messieurs, je vous serais très reconnaissant de votre aide. » Il les regarda tour à tour.
« Tiens, voici le père, annonça Ivatt, en désignant la silhouette d'un prêtre vêtu d'une longue robe brune qui approchait. Si vous êtes disposé à vous séparer de quelques-uns de vos doublons, monsieur, nous pourrons certainement trouver à vous héberger. »
Le père Francisco s'approcha, un large sourire éclairant son visage rond, les yeux étrangement brillants. Il semblait perdu dans ses pensées et ne remarqua pas tout de suite la présence de Potts. Les voies du Seigneur étaient en effet merveilleuses, songea-t-il. Maintenant que l'on avait réparé le toit de la chapelle, il allait enfin pouvoir ajouter une autre aile qui ferait office d'école. Tout cela, grâce à ces matelots que, dans Son infinie sagesse, le Seigneur lui avait envoyés : ils lui avaient promis un pourcentage des trésors maintenant cachés dans la Maison de Dieu. Il y en aurait assez pour construire l'école dont il rêvait depuis longtemps.
Le père Francisco adressa un joyeux clin d'œil à Samuel. « Mon fils, vos trésors sont en sûreté. C'est Dieu Lui-même qui veille sur eux. Avec l'assistance, bien sûr, de quelques-uns de vos hommes d'équipage. II... » Le prêtre s'interrompit en apercevant soudain Potts. « Oh, je vois que vous avez un autre ami avec vous.
— John Granger, mon Père, à votre service », dit Potts en se levant. De quels trésors s'agissait-il donc? se demanda-t-il. Il se jura de le découvrir avant la fin de la journée. Il sourit sous cape, pressentant qu'il était sur une piste intéressante. Les activités de cette bande sentaient un peu la corde.
« M. Granger vient tout juste de Macao, mon Père, s'empressa d'ajouter White. Il a malheureusement été dépouillé là-bas.
— Macao ? » s'exclama le prêtre tout excité. Il y avait passé cinq ans avant d'être transféré à Mergui. Quelle coïncidence ! La bonté du Seigneur ne connaissait pas de limites, se dit-il. Voilà maintenant qu'il lui apportait même des nouvelles de sa bien-aimée Macao.
« A-t-on réparé la façade de l'église de Sào Paulo ? s'empressa-t-il de demander.
— Euh, hum... balbutia Potts pris au dépourvu, franchement, mon Père, je ne fréquente guère les églises.
— Bien sûr, bien sûr, répondit le père Francisco, visiblement déçu. Vous autres Anglais êtes tous des hérétiques, j'avais oublié. » Il parut soudain contrarié. Même un hérétique aurait pu remarquer un aussi beau monument, songea-t-il. Il avait tellement hâte d'apprendre quelque chose sur cette ville où il avait si longtemps résidé. « Où étiez-vous descendu, monsieur? »
Potts hésita. Il ignorait s'il y avait ou non à Macao un représentant de la Couronne britannique. Voilà que les événements prenaient une tournure bien désagréable. Il fallait rapidement changer de sujet de conversation avec ce maudit prêtre. « À l'auberge, mon Père.
— A la Pousada do Norte ? demanda le prêtre ravi.
— C'est cela. Tout à fait charmant.
— J'ai dîné là-bas un soir avec l'évêque, reprit le prêtre dont le visage rayonnait. Ce sont toujours les frères Ribeira qui tiennent l'établissement?
— Je n'ai jamais rencontré les propriétaires, mon Père. Mais, à propos de logement, je me demandais si vous auriez une chambre à me louer ici ? »
Le prêtre n'entendit pas la question. Comme c'était étrange, songeait-il, que quelqu'un descendu à la Pousada n'ait pas rencontré Jorge ou Antonio Ribeira. L'auberge ne comptait que six chambres, les frères Ribeira recevaient en personne tout hôte qui arrivait chez eux et tenaient à lui offrir un verre de vin de Porto. Même aux hérétiques anglais. Comment ne pas avoir remarqué la façade de l'église? Elle dominait toute la rade. C'était pour Macao ce que Sào Pedro était pour Rome ou Sào Vicento pour Lisbonne. L'idée vint soudain au père que cet homme pourrait n'avoir jamais mis les pieds à Macao.
« Et le pont qui mène en Chine est-il toujours debout ? interrogea-t-il.
— Tout à fait, mon Père. Je l'ai moi-même emprunté. » Ce prêtre commençait à être fatigant, pensait Potts. Il s'apprêtait à lui demander une fois encore s'il avait une chambre lorsqu'il remarqua que l'homme le regardait d'un air bizarre.
« Il n'y a pas de pont pour passer en Chine, monsieur. Il n'y en a jamais eu car Macao n'est pas une île. »
Les trois Anglais avaient écouté cette conversation avec un intérêt croissant. Des soupçons commençaient à naître dans l'esprit de Burnaby. White, très conscient de la nécessité de garder le secret sur leur récente expédition, se leva soudain.
L'énorme trésor en argent, résultat de leurs lucratives opérations avec les marchands de Perse, était enfermé dans des coffres entassés dans la sacristie de la petite chapelle au flanc de la colline. Des membres de l'équipage du Comwall naufragé — jamais moins de trois à la fois — montaient la garde en permanence devant la porte de la chapelle pendant que leurs compagnons dépensaient leur part dans une maison de plaisir à l'autre bout de la ville. On avait promis au père Francisco une généreuse donation pour avoir, comme l'avait dit Ivatt en plaisantant, « provisoirement abrité au ciel les trésors de la terre ».
« Il semble, monsieur, que vous ne soyez jamais allé à Macao. Qui êtes-vous donc? » demanda White d'un ton où perçait la menace.
Potts sentit ses genoux se dérober sous lui et il maudit sa malchance. Il n'était pas de taille devant l'athlétique matelot qui lui faisait face. Les pensées se bousculaient dans son esprit.
« Je... je... j'avais oublié le pont, messieurs. » Son regard suppliant alla de White au prêtre. Ne trouvant chez eux aucune compassion, il se tourna vers Ivatt et Burnaby. « Il s'est passé tant de choses : cette agression... je...
— Mais rien qui pourrait vous faire souvenir d'avoir traversé un pont n'ayant jamais existé, répliqua White d'un ton mauvais. Il n'y a que deux façons de régler ce problème, monsieur Granger, si c'est bien votre nom. Ou bien vous nous dites de bon gré qui vous êtes vraiment, ou bien je vous traîne dans cette forêt là-haut et je vous arrache personnellement ces renseignements à coups de poing. Alors, que choisissez-vous ?
— On a déjà vu M. White rosser un homme presque à mort », fit observer Ivatt.
Le prêtre semblait mal à l'aise. « Ma foi, messieurs, si vous voulez bien m'excuser, j'ai des affaires à régler ailleurs.
— Très bien », dit Potts, un peu tremblant tandis que White l'empoignait brutalement par les revers de sa veste. « Je vais vous dire qui je suis. » Il jeta autour de lui un coup d'œil inquiet. Le prêtre s'éloignait sur le quai. Un groupe d'indigènes, suffisamment proche pour observer la scène, contemplait avec curiosité les étrangers. Il faisait presque nuit maintenant. Seules quelques taches rougeâtres parsemaient encore l'horizon.
« Je suis contrôleur général de l'honorable Compagnie », annonça Potts du ton ferme dont il était capable. White hésita un moment, puis relâcha sa prise.
« Quel est votre nom ? demanda-t-il d'une voix moins hostile.
— Samuel Potts. On m'a envoyé enquêter sur les affaires de la Compagnie à Ayuthia. » Il se tourna vers Burnaby. « Je n'ai trouvé aucun membre du personnel à son poste, à l'exception de M. Phaulkon, qui m'a horriblement mal traité. Quand j'ai insisté pour examiner les livres, il a commencé à mettre le feu à la factorerie. »
Burnaby contempla Potts en silence. Ivatt observait Burnaby tandis que White attendait son heure.
« On m'a informé, monsieur Potts, dit Burnaby en retrouvant sa voix, que c'était vous qui aviez mis le feu à la factorerie.
— Moi, monsieur? Ne soyez pas ridicule. Pourquoi voulez-vous que moi, un contrôleur général de la Compagnie, j'aille mettre le feu au bâtiment même où l'on m'a envoyé enquêter? Voyons, monsieur, où est la logique là-dedans ? »
Burnaby le regarda secouer la tête d'un air incrédule. Était-il possible que Constant eût fait ce que prétendait Potts? se demanda Burnaby. Certes, le Grec avait mauvais caractère, il le savait : quand on l'irritait, impossible de prédire ce dont il était capable... il l'avait déjà constaté. Burnaby avait entendu parler de Samuel Potts et il connaissait sa position. Si cet homme était bien Potts et si Phaulkon avait vraiment mis le feu à la factorerie, c'était assurément la fin de leur carrière à tous au sein de la Compagnie. On allait les convoquer à Madras pour les juger. Il fallait trouver un moyen d'apaiser Potts. Mais lequel ? Burnaby cherchait désespérément une idée.
Potts se tourna vers White : il reprenait confiance en voyant les autres perdre la leur. « Et vous, monsieur White, j'ai bien connu votre frère George : un homme remarquable, quoique peu conventionnel. Puis-je vous demander quels sont exactement ces trésors entassés dans l'église là-haut ? » Il désigna la colline. « Ne vous ai-je pas entendu dire que le Comwall avait coulé avec toute sa cargaison ? »
White le regarda. Devait-il se débarrasser de Potts ici même ? Après tout, si un contrôleur général de la Compagnie exigeait de voir les caisses, sous quel prétexte pourrait-il le lui refuser? Et comment expliquerait-il la présence des lingots d'argent qui emplissaient une dizaine de coffres ? Potts croirait-il jamais que tout cela était destiné au Trésor siamois ? C'était une situation bien délicate.
« Ces caisses, monsieur Potts, contiennent de l'argent appartenant au Trésor siamois, répondit-il. On nous a demandé de les escorter jusqu'à Ayuthia. C'est pourquoi je dois me rendre d'abord là-bas. Pendant ce temps, je renvoie mes hommes à Madras pour qu'ils fassent leur rapport sur le sort du Comwall.
— Et qui vous a demandé d'assurer cette escorte ? interrogea Potts visiblement sceptique.
— M. Burnaby ici présent, répondit White en se tournant vers l'Anglais qui s'était remis à se dandiner nerveusement d'un pied sur l'autre.
— C'est... c'est exact, confirma Burnaby en bégayant légèrement. Lorsque j'ai demandé au Barcalon l'autorisation de me rendre à Mergui en réponse à l'appel de M. White, Son Excellence m'a demandé d'utiliser quelques-uns des Anglais bloqués là-bas afin d'escorter jusqu'à Ayuthia des marchandises précieuses appartenant au Trésor. Il aurait été fort impoli de refuser. Les demandes du Barcalon émanent en général du roi.
— C'est pourquoi j'ai décidé de me séparer de mes hommes, précisa White, retrouvant son assurance. Je ne voulais pas opposer un refus à une demande du roi de Siam alors que j'avais appris que l'honorable Compagnie cherchait à améliorer les relations avec son gouvernement. En même temps, je ne pouvais guère attendre pour faire mon rapport sur le naufrage du Comwall.
— Vous voulez dire, demanda Potts incrédule, que le puissant roi de Siam ne dispose pas d'escortes suffisantes? Depuis quand doit-il faire appel à des matelots naufragés pour assurer la protection de ses convois ?
— Les farangs sont mieux armés, monsieur Potts, intervint Ivatt. Même à moi, le plus jeune membre de la Compagnie, on a demandé de venir à cause de mon mousquet. Les Siamois possèdent peu de mousquets et ne savent pas très bien s'en servir. J'ai cru comprendre que le contenu des caisses de Sa Majesté était particulièrement précieux.
— Alors, messieurs, je vais les examiner. Montons donc à la colline. » La confiance grandissante de Potts commençait à tourner à l'arrogance au fur et à mesure qu'il reprenait l'avantage.
« Les caisses sont scellées, monsieur Potts. En outre, elles sont la propriété du gouvernement siamois, le prévint White. Il serait tout à fait inconvenant de briser ces sceaux et de...
— Laissez-moi en juger, monsieur White. Suivez-moi, je vous prie. »
Potts s'avança tandis que White et Burnaby échangeaient un regard. White fit le geste de trancher la gorge de Potts, mais Bumaby secoua énergiquement la tête. La situation était déjà suffisamment compliquée, se dit-il, sans avoir en plus un meurtre sur les bras. Ils emboîtèrent donc le pas à Potts. Ivatt fermait la marche. Ils grimpèrent en silence l'étroit sentier qui menait à la chapelle. White mit une nouvelle fois Potts en garde :
« Je vous déconseille vivement de briser les sceaux des caisses, monsieur Potts. Les Anglais sont responsables de leur arrivée à bon port et cela fera mauvais effet si on les trouve endommagées. » Si Potts tombait sur une mauvaise caisse, se dit White, il trouverait davantage que de l'argent. Quatre d'entre elles au moins contenaient des objets de valeur sauvés du Comwall; le coffre-fort du navire en occupait une cinquième tout entière : ce n'était guère le genre de choses que l'on sauvait d'un navire en train de sombrer dans la tempête.
« Attendez ici, messieurs », déclara Potts d'un ton autoritaire. Il ouvrit la porte de la chapelle et y pénétra. Après le brutal soleil de l'extérieur, la sacristie semblait comme plongée dans l'obscurité. La silhouette d'un matelot de bonne taille lui barra le passage. « Pardonnez-moi, monsieur, mais l'église est fermée aujourd'hui pour réparations.
— J'ai été envoyé par le capitaine White pour examiner la marchandise », déclara Potts. Il regarda autour de lui : on distinguait le long d'un des murs de la chapelle les formes de plusieurs grandes caisses. Il s'approcha.
Deux autres matelots surgirent de l'ombre et se plantèrent devant lui. « Je suis désolé, monsieur, vous ne pouvez pas aller plus loin.
— Pourquoi donc ? demanda Potts feignant la surprise. Ces caisses ne sont-elles pas la propriété du gouvernement siamois?
— Elles appartiennent au capitaine White, monsieur, et il ne faut pas y toucher.
— Ça va, les gars. Laissez-le les examiner. » La silhouette de White s'encadra sur le seuil. « Les contenus sont tous les mêmes, alors qu'il choisisse. Mais je ne veux pas que l'on fasse sauter les sceaux de plus d'une caisse, sinon les Siamois d'Avuthia croiront que nous nous sommes servis. » White avait déjà pris sa décision. Si Potts ouvrait celle qu'il ne fallait pas, il mourrait.
Potts se dirigea vers les caisses. Elles étaient entassées par piles de trois sur quatre rangées. Il désigna l'une du dessous : les matelots se tournèrent, quêtant l'approbation de leur capitaine. White acquiesça et les trois gaillards commencèrent à déplacer soigneusement les caisses posées sur le dessus. La charge était lourde et c'était un travail pénible. La veille il avait fallu faire venir tout l'équipage pour les apporter jusque-là après les avoir déchargées de la jonque. White avait besoin d'un jour ou deux afin d'organiser le retour en Angleterre de son équipage avant de partir pour Ayuthia.
La caisse que Potts avait désignée était maintenant dégagée. Les matelots jetèrent un dernier regard à leur capitaine pour obtenir son approbation avant de briser le sceau et de soulever le couvercle au moyen d'une barre de fer. Potts s'avança pour examiner le contenu. « Il va me falloir plus d'éclairage, dit-il. Ouvrez donc la porte de la chapelle. » Les petits vitraux laissaient passer fort peu de lumière. White était toujours planté sur le pas de la porte. Burnaby et Ivatt étaient restés dehors.
White entra dans l'église : la lumière extérieure s'y engouffra aussitôt. Potts se pencha pour inspecter le contenu de la caisse. À cet instant, comme si un nuage passait devant le soleil, la chapelle se trouva de nouveau plongée dans l'obscurité. Potts et White se retournèrent vers la porte.
Un prêtre se tenait debout sur le seuil, masquant la lumière. Il considéra un moment les caisses puis, tour à tour, chacun des Européens. Ce n'était pas dom Francisco. Ce prêtre était plus petit, mince, et beaucoup trop brun de peau pour être portugais. On aurait dit un Indien. S'inclinant légèrement devant Potts et White, il passa devant les caisses pour aller s'agenouiller sur l'un des prie-Dieu des premiers rangs. Il joignit les mains et se mit à psalmodier en siamois.
Potts haussa les épaules et reprit son inspection. La tension montait dans la sacristie. White avait les poings serrés. Il semblait prêt à égorger Potts d'un instant à l'autre, quel que fût le contenu de la caisse.
Le contrôleur ôta une couche de paille et plongea la main dans la caisse pour en extraire le contenu. Sa main tremblait sous le poids du premier objet qu'il remonta. Il le posa et l'examina attentivement : c'était un lingot d'argent. « Les poinçons m'ont l'air d'être persans », fit-il d'un ton méfiant. Je croyais que c'étaient les Maures qui s'occupaient du commerce avec la Perse pour le roi de Siam ? Pourquoi ne transportent-ils pas tout cela eux-mêmes à Ayuthia? interrogea-t-il.
— Comment puis-je vous répondre, monsieur Potts, répondit White, quand je ne connais même pas le contenu des caisses? On nous a demandé de nous charger d'un service pour Sa Majesté et nous nous contentons de le faire. John, dit-il en se tournant vers le plus grand des matelots, vous et les gars pouvez maintenant remettre les scellés sur la caisse. Tâchez de vous arranger pour que cela passe inaperçu.
— À vos ordres, commandant.
— Un instant, fit Potts, je n'ai pas encore terminé. Je vais d'abord vider la caisse puis j'en examinerai une autre. » White réprima son envie de bondir. Potts en désigna une tout au bout de la rangée.
« Ouvrez celle-là, je vous prie. » Les matelots regardèrent leur capitaine : White avait les yeux exorbités, son corps tout entier commençait à trembler. Ils avaient déjà vu le capitaine dans cet état : ce n'était pas bon signe.
« Restez où vous êtes, leur ordonna White. J'ai dit que je ne voulais pas que l'on ouvre plus d'une caisse appartenant au gouvernement siamois, monsieur Potts. En fait, une c'est déjà trop. Je ne vous permettrai pas d'ajouter l'insulte à l'injure. Vous avez vu ce que vous souhaitiez voir. » Il se tourna vers ses hommes. « Scellez la caisse ouverte et ne touchez pas aux autres.
— À vos ordres, commandant.
— Vous allez ordonner à vos hommes de faire ce que j'exige, capitaine White, ou bien vous en subirez les conséquences dans mon rapport à Madras. Je suis contrôleur général de la Compagnie et, en tant que marin, capitaine, vous devez être au courant de ce qu'entraîne le refus d'obéir à un supérieur. »
Potts se pencha et s'empara de la barre de fer que les matelots avaient utilisée pour ouvrir la première caisse. Puis il se dirigea vers l'extrémité de la rangée et entreprit d'introduire l'outil dans une autre caisse. Les hommes jetèrent un coup d'œil à leur capitaine. White était tout rouge et un tremblement commençait à agiter sa lèvre supérieure. Potts entreprit de forcer le couvercle : White se jeta sur lui et ses mains se refermèrent autour de son cou. Potts se mit à hurler tandis que la pression se faisait plus forte : mais White, manifestement décidé à l'étrangler, ignorait ses vociférations. Les matelots regardaient la scène sans oser intervenir.
Attirés par les cris, Ivatt et Burnaby se précipitèrent sur White. Ils s'efforcèrent de libérer Potts tandis que les matelots se regardaient, ne sachant s'ils devaient ou non intervenir.
Par deux fois, Ivatt et Burnaby parvinrent à tirer White en anière et par deux fois il se dégagea pour foncer de nouveau sur Potts. Les matelots choisirent de s'abstenir et il fallut plusieurs minutes à Ivatt et à Burnaby pour maîtriser enfin le capitaine. Burnaby s'effondra, hors d'haleine. Potts restait là à se tenir la gorge, le corps agité de soubresauts.
« Vous êtes devenu fou ? souffla Burnaby à l'oreille de White. Vous voulez nous faire tous passer en cour martiale? Je suis responsable de la Compagnie ici. Que va-t-il advenir de nous maintenant ? »
Ivatt, cependant, s'occupait de Potts. Il avait appuyé l'homme contre son genou et lui massait la poitrine. Burnaby était trop essoufflé pour l'aider. White, le dos appuyé au mur, marmonnait des propos incohérents. Sur ces entrefaites, le prêtre au teint sombre s'approcha et lui murmura quelques mots en siamois. Il se pencha ensuite sur Potts et colla son oreille contre le cœur de l'Anglais.
Agenouillé à son côté, il commença une petite prière. Il fit un signe de croix et regarda les autres en souriant, comme pour signifier que Potts allait se remettre. Au bout d'un moment, il se leva et, se dirigeant vers la porte, il se pencha prestement pour examiner le lingot d'argent posé par Potts sur le sol près de la caisse ouverte. Un des matelots s'approcha, menaçant. Le prêtre eut un sourire timide et reposa le lingot. Puis il franchit rapidement la porte et disparut en descendant la colline.
Luang Aziz sonna à la porte et on le fit aussitôt entrer. Il ôta sa capuche et pénétra dans la maison, toujours vêtu de sa robe de prêtre. Il n'avait pas eu le temps de se changer.
Il s'inclina bien bas devant l'Oc-Ya Tannaw puis, plus bas encore, devant l'invité d'honneur moustachu qui se tenait un peu raide à la droite de l'Oc-Ya.
« Votre Altesse, murmura-t-il en se baissant.
— Alors? dit l'Oc-Ya Tannaw. Quelles nouvelles nous apportes-tu, Aziz? »
Cinq paires d'yeux sombres fixèrent le nouveau venu. Le silence s'abattit sur la pièce.
Luang Aziz alla s'asseoir en tailleur à la seule place du cercle restée libre et contempla un moment les gravures accrochées aux murs. Comme elles étaient de circonstance, songea-t-il, ces scènes de rue d'Ispa-han, surtout celles qui dépeignaient un marché persan. Peut-être était-ce à celui-ci que les farangs s'étaient rendus.
« J'apporte de mauvaises nouvelles, mes frères. La lettre que j'avais dérobée à la fille était un faux. »
Un murmure de consternation se fit entendre.
« Mais n'avais-tu pas dit qu'elle avait résisté jusqu'au dernier moment avant de se séparer de cette lettre? demanda l'Oc-Ya Tannaw perplexe.
— Elle était bien entraînée, Votre Honneur, répondit Aziz. Son numéro était très convaincant. »
Il regarda autour de lui, préoccupé par l'importance de ce qu'il avait découvert et savourant en même temps ce moment de gloire. Ce n'était pas souvent qu'un homme pouvait annoncer des nouvelles aussi graves à une aussi illustre société. Il observa le chef des Macassars et constata qu'il était également suspendu à ses lèvres. « Le navire farang s'est rendu en Perse, annonça-t-il. Il est revenu avec des caisses pleines d'argent. De l'argent persan.
— Tu as vu les poinçons ? » demanda aussitôt l'Oc-Ya.
Aziz acquiesça. « Je les ai vus, Votre Honneur. Persans, à n'en pas douter. Et le plus intéressant, c'est que le navire farang n'a jamais accosté à Mergui. Les caisses ont été déchargées d'une jonque siamoise. Comme c'était une embarcation trop petite pour avoir fait le voyage depuis la Perse, les marchandises ont dû être transférées à bord quelque part en mer. De toute évidence, le navire farang voulait éviter d'être vu. Il a dû repartir pour son port d'attache — Madras sans doute.
— T'es-tu renseigné pour savoir qui avait procuré la jonque ? demanda l'Oc-Ya.
— Oui, Votre Honneur : le prêtre jésuite, dom Francisco. Et c'est un des farangs de la Compagnie anglaise qui la pilotait. » Les yeux sombres de l'Oc-Ya Tannaw étincelèrent de colère. « Ce prêtre paiera sa fourberie. »
Il promena sur les conseillers rassemblés un regard grave.
« Mes frères, nous avons devant nous une conspiration chrétienne dirigée par ce nouveau mandarin, Phaulkon. Et le roi, semble-t-il, est de leur côté. »
Il y eut un murmure horrifié.
« Mais pourquoi? demanda Iqbal Sind en frottant nerveusement un doigt contre son nez aquilin. Pourquoi Sa Majesté voudrait-elle se ranger au côté des farangs ?
— Si tu regardes attentivement, Iqbal, tu comprendras quel est leur plan. D'abord on retire à Rachid le service des Banquets. Ensuite, on expédie secrètement en Perse les biens du Trésor à bord d'un navire anglais. Et enfin, on nomme mandarin un homme de la Compagnie commerciale britannique.
— Il est clair que l'on cherche à saper la position des Maures, renchérit Fawzi Ali en tirant nerveusement sur son narguilé. Mais pourquoi? Quel est l'avantage de nous remplacer par des farangs ?
— Peut-être Sa Majesté veut-elle promouvoir les infidèles anglais pour faire obstacle aux Hollandais. » Farouk Radwan gratta son abondante barbe noire et cracha dans un bassinet de cuivre posé auprès de lui.
« Ou encore, dit l'Oc-Ya en promenant lentement son regard autour de lui, peut-être le gouvernement siamois a-t-il découvert l'étendue des bénéfices que nous avons récoltés. » Il marqua un temps. « Tout semble l'indiquer. »
Le silence s'appesantit sur l'assemblée. L'Oc-Ya venait d'exprimer le soupçon présent dans tous les esprits. Le gouvernement siamois avait fini par en avoir assez. Il allait supprimer leur monopole séculaire.
« Il nous faut éliminer la cause du problème : Phaulkon. En le supprimant, vous supprimez la source de nos ennuis. Qui a remplacé Rachid au département des Banquets ? Qui a organisé la mission commerciale en Perse? Qui a été promu mandarin? Qui a, de plus en plus, l'oreille du roi?
— Éliminer un homme ne suffit pas, mon frère. » La voix grave et gutturale retint aussitôt l'attention de tous. Tous les regards se tournèrent vers le prince Daï, chef héréditaire des Macassars. C'était la première fois qu'il intervenait. Il était grand et majestueux, avec des traits malais prononcés et des joues brunes imberbes. Seule une moustache couvrait sa lèvre supérieure. Sur un côté du cou, il portait la cicatrice d'une blessure causée par une balle hollandaise. Il était assis très raide, la tête droite, le regard assuré. Il parut se replonger dans ses pensées et nul n'osa l'interrompre.
Lorsque le prince avait atteint ces rivages pour chercher asile, le roi de Siam les avait accueillis gracieusement, lui et son peuple : il leur avait donné des terres sur lesquelles bâtir leur camp. Le prince et ses hommes s'étaient mis au travail avec une ardeur fébrile : défrichant la forêt vierge, ils avaient bâti leur village, comme si cela suffisait à faire oublier la perte honteuse de leur chère patrie. Les cabanes de bois étaient simples mais convenables, et chaque homme avait un toit. Le prince Daï avait admiré jadis la générosité et les qualités de guerrier de ce roi de Siam qui, dans sa jeunesse, se lançait hardiment dans la bataille, monté sur un éléphant royal pour affronter l'ennemi birman. Mais le roi aujourd'hui vieillissait : il commençait à s'associer avec des hommes blancs. Le prince Daï ne le savait que trop : c'était le commencement de la faiblesse. Combien de fois ne l'avait-il pas constaté dans son pays natal? Les princes javanais, qui avaient commercé avec les Hollandais païens et s'étaient liés d'amitié avec eux, s'étaient réveillés un
beau matin pour découvrir l'homme blanc assis sur leur trône.
Pas un jour ne s'écoulait sans qu'il pensât à l'ignominie que lui avaient infligée ces Hollandais en envahissant ses Célèbes bien-aimées, ces abominables lâches blancs qui s'abritaient derrière leurs fusils et ne savaient pas se battre comme des hommes. Le prince Dai méprisait les armes modernes. Il ne croyait qu'au courage physique et à l'habileté à manier le kriss. Quelle satisfaction pouvait-on trouver à presser une détente et à voir tomber de loin un homme sans même un affrontement? L'homme qui tirait au fusil était tout autant perdant que l'homme qui tombait.
Et voilà qu'aujourd'hui, à l'ouest du Siam, les élus d'Allah commençaient à perdre leurs positions : avant longtemps les infidèles allaient les remplacer dans tout le pays. De toute évidence, les jours des musulmans au Siam étaient comptés, sauf si les Macassars se levaient pour défendre la parole d'Allah. Lentement, son regard parcourut les Maures assemblés.
« Il n'y a qu'une solution, mes frères. » Ses lèvres esquissèrent un mince sourire. « La guerre. » Le silence se fit autour de lui. « Assassiner Phaulkon ne serait qu'une mesure provisoire. D'autres farangs auraient tôt fait de le remplacer. C'est toute la fraternité musulmane qui est menacée. Si nous voulons survivre, il nous faut faire plus que supprimer seulement un homme.
— Mais, Votre Altesse, même si nous parvenions à renverser le gouvernement du Siam, combien de temps pourrions-nous régner à sa place? La population est presque entièrement bouddhiste et les Siamois, jusqu'au dernier, adorent leur roi. » Une fois de plus l'Oc-Ya avait fort bien exprimé les sentiments de ses collègues.
Le prince passa une main dans son épaisse crinière noire. « Bien sûr, vous avez raison. Mais qui a parlé de diriger le pays à la place des Siamois ? » Un sourire s'esquissa sur son visage. « Ce que je propose, c'est de remplacer le dirigeant siamois par un autre, un homme qui déteste les farangs, qui nous rétablirait
dans nos positions traditionnelles et qui nous laisserait continuer à administrer le pays comme avant. Un tel personnage m'a déjà approché.
— Pouvons-nous savoir de qui il s'agit, Votre Altesse ?
— Bien sûr. De Luang Sorasak. Il est venu me rendre visite à mon camp juste au moment où vous avez réclamé ma présence à Mergui. Il a évoqué le ressentiment qui se développe à la Cour devant les privilèges de plus en plus étendus accordés aux farangs, et surtout devant la nomination de ce mandarin farang. Nous trouverions de nombreux appuis à l'intérieur du palais : d'autant plus que le bruit court d'une alliance imminente avec la France. Certains disent même que l'on est en train de rédiger un traité prévoyant un échange de troupes entre les deux pays. Si cela est vrai, cela signifierait la présence de soldats farangs sur le sol siamois. » Le prince regarda autour de lui, enchanté de l'effet produit par ses paroles. L'assemblée était scandalisée. « Ce matin même, un émissaire secret du général Petraja en personne est venu me voir et m'a laissé entendre que le général appuyait également son fils. Même les courtisans non musulmans, semble-t-il, renâclent devant le pouvoir croissant du chien blanc et sont furieux à l'idée de voir arriver des troupes étrangères. Voilà pourquoi, mes frères, il est temps d'agir. Sans hésitation, je m'engage à faire renverser par mes hommes le gouvernement actuel, à assassiner Phaulkon, et à installer Sorasak sur le trône de Siam. De son côté, celui-ci s'engage à nous restaurer dans notre gloire d'antan. »
Il y eut un long silence. Puis, l'un après l'autre, certains d'abord avec quelque hésitation, les membres du Conseil votèrent en faveur du plan du prince Daï. L'Oc-Ya Tannaw fut le dernier à parler.
« Je gage donc, Votre Altesse, que vos troupes sont prêtes? »
Le prince sourit. « Voilà trop longtemps que mon peuple est désœuvré.
— Alors, très bien, conclut l'Oc-Ya en regardant autour de lui. Qu'Allah bénisse la révolte des Macassars. »
Phaulkon arpentait le salon, rongeant son frein. Une semaine encore avait passé. Le délai nécessaire aux vaisseaux hollandais pour venir de Batavia était écoulé. S'ils avaient appareillé comme prévu, ils pourraient arriver d'un jour à l'autre. Phaulkon avait tenté par tous les moyens d'être reçu par Sa Majesté, mais la réponse était toujours la même : le Seigneur de la Vie était trop occupé. Même le Barcalon n'était pas disponible, mais lui, c'était pour de vraies raisons, Phaulkon le savait : le ministre était cloué au lit, en proie à de fréquentes crises d'asthme. Et toujours pas de nouvelles du retour de l'expédition de Perse.
De plus en plus impatient et inquiet, Phaulkon avait décidé de prendre l'affaire en main. Si rien n'arrivait aujourd'hui, il irait rendre visite à Aarnout Faa pour lui parler du prochain traité avec la France. Ce n'était pas la méthode qui avait sa préférence, mais, s'il parvenait à présenter l'affaire avec des détails suffisamment convaincants, peut-être cela ferait-il réfléchir le directeur hollandais. Si l'on pouvait retarder ne serait-ce que de quelques jours l'invasion, Sa Majesté pourrait entre-temps annoncer le traité. La manœuvre était maladroite, il le savait, mais c'était mieux que rien.
Voilà une semaine qu'il n'avait pas vu Maria : depuis qu'elle lui avait refusé sa main à cause de Sunida. Mais il ne semblait guère opportun de poursuivre l'affaire à ce stade, alors que rien n'indiquait la signature prochaine d'un traité. D'ailleurs, il n'avait aucune envie de se séparer de Sunida. Il était grand temps, songeait-il, que sa chance commence à tourner. Dans un moment de désespoir, il était même allé consulter l'astrologue de la Cour, Pra Sarit. Il avait fait en son temps quelques prévisions stupéfiantes. Le vieux moine vénérable avait lu les étoiles et assuré à Phaulkon que sa fortune allait prendre un tournant spectaculaire d'ici un jour ou deux. Phaulkon était prêt à se raccrocher au moindre espoir : la foi qu'il
avait dans son destin s'en était trouvée ranimée. Cela s'était passé la veille. Phaulkon décida d'attendre le soir du second jour avant d'aller rendre visite à Aarnout Faa.
Il était maintenant midi. Sunida s'en était allée au marché transmettre l'ultime demande de son amant en vue d'obtenir une audience du Seigneur de la Vie.
Il dormait mal la nuit et compensait ces insomnies par de brèves siestes dans la journée : il était sur le point de s'allonger pour se reposer lorsqu'il entendit des voix dehors. Pour la première fois depuis des jours, il sentit son cœur battre plus fort et il se précipita à la fenêtre.
« Voici pour Son Excellence l'Oc-Luang quelques présents de son personnel reconnaissant », déclarait Ivatt, dans un siamois approximatif, au serviteur de Phaulkon qui pouffait de rire. « Où faut-il les mettre ? »
Phaulkon se prit à rire en voyant une douzaine de grandes caisses sur les épaules d'un groupe de coolies, dont le visage et le torse ruisselaient de transpiration. Les prévisions de Pra Sarit une fois de plus se révé-laient-elles exactes ?
« Déposez-les dans le salon pour que je puisse les compter », s'écria Phaulkon en ouvrant la porte. Quelques instants plus tard, il tombait dans les bras de ses camarades, Burnaby, Ivatt et White.
« Je présume qu'il y a quelque chose dans ces caisses ? demanda Phaulkon sur le ton de la plaisanterie.
— À peu près de quoi acheter une paire de comtés anglais et un duché, répondit Ivatt. Sam, que voici, a choisi les comtés, je prends le duché, et Richard veut rentrer à Madras pour passer en jugement. »
Phaulkon jeta un coup d'œil à Burnaby. Ce n'était peut-être pas une plaisanterie. Il n'avait apparemment pas l'air aussi enthousiaste que les autres.
« Et moi ? » demanda Phaulkon.
Ivatt le regarda d'un air gêné. « Nous avons tous voté pour conclure que seuls ceux qui ont réellement participé à l'expédition méritent une récompense. Ce n'est que justice, d'ailleurs. Mais nous vous avons rédigé une lettre de félicitations, reconnaissant votre rôle dans l'idée d'origine.
— Je vais la faire encadrer, répliqua Phaulkon.
— Quand nous avons appris la nouvelle de votre nomination, mon Seigneur Phaulkon, sur le Tenasse-rim, nous avons failli tomber de nos pirogues, dit en riant Samuel White. Thomas a attendu que nous nous trouvions au milieu de rapides pour nous l'annoncer. Je crois qu'il cherchait à nous noyer.
— Vous sembliez avoir si peur du courant, Samuel, fit Thomas, que j'ai cru que c'était le moment approprié pour vous changer les idées. » Ils se mirent tous à rire, sauf Burnaby. Assis dans le salon de Phaulkon, ils bavardaient gaiement. Ils évoquèrent brièvement leur rencontre avec Potts, puis passèrent à des sujets plus intéressants. Ils étaient tous surexcités lorsque Samuel raconta comment les marchands de Bandar Abbas et de Khorramshar avaient d'abord fait preuve de réticence à acheter à des négociants européens des marchandises siamoises : ils étaient surpris et se montraient méfiants de ne pas avoir affaire à leurs traditionnels frères maures. Mais, en voyant la somptueuse cargaison de soie et de porcelaine, ils furent vite convaincus : bientôt ils discutaient et marchandaient comme des vautours acharnés sur la carcasse d'un chameau. On se serait cru à une vente aux enchères. Les acheteurs, montés à bord du navire, commencèrent par offrir un prix qui était déjà trois fois le chiffre fixé par le Trésor siamois. Burnaby répliqua en demandant neuf fois la valeur. Les marchands levèrent les bras au ciel mais, quand Burnaby ordonna à White de hisser les voiles pour se rendre à la cour du Grand Turc à Istanbul, les marchands se mirent rapidement d'accord pour accepter jusqu'à six fois la valeur fixée.
Phaulkon examinait maintenant les énormes bénéfices qui s'entassaient dans un coin du salon. Vingt caisses contenant à peu près cent livres d'argent pur. Une fortune. Il allait en utiliser immédiatement une part modeste.
Seul Burnaby semblait morose : il ne partageait pas l'exubérance des autres. « C'est très bien pour vous, Constant, d'être mandarin étranger et tout ça, fit-il. Mais je suis toujours un Anglais responsable de la Compagnie dans cette région. Une fois que Potts aura regagné Madras, que croyez-vous qu'il adviendra de moi? Je ne comprends pas pourquoi vous êtes aussi optimistes tous les deux, ajouta-t-il en se tournant vers White et Ivatt. C'est une simple question de temps, vous savez, avant qu'on nous ramène tous pour nous juger.
— Richard, répondit calmement White, Potts n'atteindra jamais Madras. Je m'en suis assuré. J'ai obtenu pour lui un passage sur le même navire que mes officiers. Je leur ai versé un supplément pour m'assurer que Potts allait être frappé pendant la traversée d'une maladie soudaine — et mortelle. »
Burnaby avait l'air scandalisé. « Oh, mon Dieu ! Mais cela équivaut à un meurtre.
— Appelez cela comme vous voulez. Le fait est que Potts est un dangereux ivrogne et que, de toute façon, il ne vaut rien pour la Compagnie. Si Potts avait ouvert la caisse qu'il ne fallait pas, vous n'auriez pas pu m'empêcher de trancher sur-le-champ la gorge de ce salaud, déclara White avec une belle conviction.
— Vous auriez dû être là, Constant, lorsque Potts a commencé à ouvrir la caisse, fit Ivatt. La tension était terrible. Nous ne savions pas sur laquelle il allait faire sauter les scellés et Sam avait l'air prêt à fourrer Potts dans la première à laquelle il s'attaquerait.
— Et quand il n'a trouvé que de l'argent et a insisté pour en ouvrir une autre, ajouta Burnaby d'un ton amer, le dément que voici s'est précipité sur lui et a failli l'étrangler. Thomas et moi avons dû le retenir. Que croyez-vous que cet homme va dire dans son rapport?
— S'il aborde ce sujet, Richard, répliqua Ivatt pour essayer de dissiper la tension, vous et moi devrions faire figure de héros : nous lui avons sauvé la vie.
— D'après ce que j'entends, Richard, Potts ne va faire aucun rapport, remarqua Phaulkon. Mais, pour-suivit-il en regardant gravement autour de lui, ne nous occupons pas de Potts pour l'instant. Il y a des affaires plus urgentes à régler. J'ai de grands projets. Pour nous tous. » Il se tourna vers Burnaby. « Richard, l'entrepôt anglais est une coquille calcinée : il ne reste plus de marchandises à vendre et d'ailleurs plus aucun livre pour enregistrer la moindre vente. Il nous faut donc chercher ailleurs notre avenir à tous. » Il les regarda l'un après l'autre. « Je vous félicite, messieurs, d'avoir contribué à la réussite de notre expédition en Perse et je vous donne ma parole que quand les gens de Madras viendront vous chercher, nous serons prêts à les accueillir. » La chance avait tourné et Phaulkon avait retrouvé toute son assurance.
« Vous êtes certain que Potts était bien le responsable de l'incendie de la factorerie? demanda Burnaby.
— Absolument, répondit Phaulkon, un peu désarçonné par cette question. Pourquoi, vous avez entendu une autre version ?
— Uniquement celle qu'il racontera à Madras », fit Burnaby nerveux. Il regarda White avec insistance. « Potts m'a dit qu'il avait remis son rapport aux Hollandais.
— Écoutez, Richard, reprit Phaulkon, je n'ai aucune intention d'aller à Madras pour me défendre mais, si vous en avez envie, vous le pouvez. Je vous ai déjà dit que je serai prêt à les accueillir quand ils viendront. Mais si vous estimez que vous devez aller là-bas, c'est votre droit. Personne ne vous en empêche. »
Richard détourna la tête.
« Maintenant, messieurs, reprit Phaulkon, je dois vous informer de quelques événements inquiétants qui se sont produits durant votre absence. » Il marqua un temps. « Les Hollandais s'apprêtent à envahir le Siam. »
Tous sursautèrent.
« Je veux que vous fassiez la tournée de tous les Européens valides que vous pourrez trouver, poursuivit Phaulkon. Offrez-leur de l'agent en quantité suffisante pour recruter les meilleurs. Dites-leur qu'il s'agit d'une mission secrète dont vous ne pouvez leur parler. Nous ne voulons pas que les Hollandais ni personne d'autre aient vent de ce projet. Il me faudra une force suffisante pour fermer la factorerie hollandaise et, si besoin en est, enlever le directeur. Si les Hollandais déclarent la guerre, nous aurons peut-être à le retenir en otage. Cinquante ou soixante hommes sachant se battre devraient faire l'affaire.
— Oh, mon Dieu, gémit Ivatt. Et moi qui croyais que j'étais rentré pour profiter d'un repos bien gagné.
— Un moment, Constant, fit Bumaby. Je ne me souviens pas avoir jamais approuvé un tel plan. Je suis encore chef de poste ici, vous savez.
— Certainement, Richard. Mais, à compter de cet instant, je ne travaille plus pour les Anglais. Vous avez officiellement ma démission. Je suis désormais un mandarin siamois. Vous disiez, Samuel, que nous avons obtenu six fois la valeur estimée de la cargaison?
— Plus près de cinq, Constant, après avoir payé les officiers et l'équipage du Comwall », répondit White.
Phaulkon sourit. « Sa Majesté devrait être contente : le maximum qu'elle ait reçu des Maures, c'était cinquante pour cent, pas cinq cents!
— Ne pourrions-nous pas en mettre un peu de côté pour les mauvais jours ? suggéra Ivatt. Je veux dire : de toute façon, Sa Majesté ne s'attend pas à une telle somme... ?
— Plus nous en donnerons maintenant, plus cela nous rapportera par la suite, croyez-moi, assura Phaulkon. Notre objectif est de contrôler le commerce du Siam avec la Perse et de l'enlever aux Maures. Nous avons besoin du gouvernement siamois pour financer une flotte et ils ont besoin de nous pour reprendre le commerce. Plus tôt nous remettrons sa part au Trésor, mieux cela vaudra. Les coolies sont-ils toujours dehors?
— Ils attendent vos ordres, répondit White. Au fait, ajouta-t-il doucement, je ne suis pas tellement pressé pour ma part de retourner à Madras. Je me demandais si vous aviez quelque chose pour moi ici ?
— C'est précisément pour cette raison que je vous ai prié de venir. D'ailleurs, je vous ai déjà confié votre première mission : rassembler quelques hommes vaillants. » Il regarda autour de lui. Dès que j'aurai obtenu une audience auprès de Sa Majesté, nous aurons, je l'espère, beaucoup à discuter. Alors, messieurs, bienvenue à Ayuthia et toutes mes félicitations. » Il se leva. « Je pars pour le ministère. Plus tôt ils connaîtront les bénéfices, plus tôt je pourrai en faire à ma tête. »
Tel un pacha du désert, Phaulkon partit, ses quarante coolies le suivant avec son bagage.
« Vichaiyen, nous sommes satisfait. Vous et vos hommes avez bien travaillé. »
Tout autant que le plaisir visible, il y avait une nuance de soulagement dans la voix du souverain. Prosterné, Phaulkon sentit que ce n'était pas seulement les énormes profits qui causaient la satisfaction du roi, mais le fait pour Sa Majesté de voir justifiés les sentiments qu'elle éprouvait à l'égard de son protégé. Depuis quelque temps, Phaulkon avait l'impression d'être mis à l'épreuve, comme un nouvel employé auquel on ne ferait pas encore pleinement confiance : le retour du navire et l'accomplissement de toutes les promesses de Phaulkon avaient fini par retourner la situation en sa faveur.
La vue des lingots d'argent avait fait merveille au ministère et le premier assistant du Barcalon s'était précipité au palais dès que le contenu des caisses avait été déballé et pesé. La convocation royale était arrivée le soir même.
« Sans doute avez-vous quelque requête à nous faire. » Il y avait dans le ton du souverain un soupçon de moquerie.
En l'absence du Barcalon, souffrant, Phaulkon se trouvait pour la première fois seul avec Sa Majesté dans la salle d'audience. C'était un honneur singulier et sans précédent pour un farang.
« Haut et Puissant Seigneur, moi, un cheveu, je crois qu'après la gracieuse libération par Votre Majesté du criminel Potts les gens de Madras vont user de représailles dès qu'ils auront entendu sa version de l'histoire. Ils exigeront le retour à Madras de vos dévoués esclaves, Bumaby, White et Ivatt, ainsi que de ce grain de poussière qui gît maintenant à vos pieds.
— Et vous souhaitez demander notre protection ?
— En effet, Puissant Seigneur.
— Elle vous sera accordée. Les farangs que vous avez cités nous ont bien servi. Toutefois, il ne nous semble pas qu'il soit très politique d'attendre cette convocation de Madras avant de leur accorder notre protection. Nous ne souhaitons pas paraître les assister seulement après avoir reçu une demande pour qu'ils retournent là-bas, au mépris de leur souhait. Et ce n'est pas notre politique de nous faire d'une autre nation des ennemis inutiles.
« Nous allons donc les employer sur-le-champ et les nommer à des postes officiels dans notre administration ; il apparaîtra d'autant plus difficile de les libérer quand on nous le demandera. M. Burnaby sera nommé gouverneur de Mergui. M. White, Shahban-dar de Mergui, et M. Ivatt sera le représentant de notre nation sur la côte occidentale de l'Inde. Voilà qui constituera un début pour notre nouvelle politique commerciale dans le golfe du Bengale. »
Sa Majesté s'interrompit pour laisser à Phaulkon le temps de se remettre de sa surprise. Ses rêves devenaient soudain réalité! Il lui fallut un moment avant de trouver ses mots.
« Puissant Seigneur, votre sagesse et votre générosité ne connaissent pas de bornes. Les esclaves que vous avez mentionnés serviront le Seigneur de la Vie avec le même dévouement que cet indigne esclave qui est devant vous. Ils s'efforceront, comme je l'ai fait, de justifier la confiance que vous leur avez témoignée.
— Et vous, Vichaiyen, vous assumerez toute la responsabilité de leurs actions. Toute défaillance dans leur comportement sera tenue pour une défaillance de votre part, toute erreur de jugement chez eux sera tenue pour une erreur de votre part. Nous estimons convenable qu'un mandarin de seconde classe assume ce surcroît de responsabilités. »
Une fois de plus Phaulkon resta sans voix. Mandarin de seconde classe! Voilà qui lui assurerait une place permanente dans la grande salle d'audience. Maintenant, seuls les trente plus puissants seigneurs du royaume, les mandarins de première classe — membres du Conseil privé de Sa Majesté et gouverneurs des provinces de Sa Majesté —, occuperaient un rang supérieur au sien dans la hiérarchie. Cela permettrait aussi à son épouse d'être admise au palais et de figurer à la cour de la princesse Yotatep, la reine princesse. Quel honneur pour Maria, si jamais elle acceptait sa demande. Et quel cadeau de mariage !
Il sentit une vague d'émotion l'envahir. Chaque fois qu'il s'était distingué, Sa Majesté l'avait récompensé. Aujourd'hui, si seulement il pouvait dénoncer et faire échec à l'invasion hollandaise, le mandarinat de première classe était à sa portée. Il était décidé à remettre sur le tapis le problème du traité au cours de cette audience. Quant à assumer la pleine responsabilité des agissements de ses collègues, c'était un bien faible prix à payer pour un tel prestige, et bien dans la tradition du Siam. Dans un système de responsabilité collective, un père était responsable du comportement de ses enfants et un mandarin responsable des actions de ses subordonnés. Il était rare au Siam de voir un accusé fuir la justice quand sa famille tout entière risquait d'être condamnée à sa place.
Ivatt, il en était convaincu, serait enchanté d'entrer au service du Siam. White ne pouvait demander mieux que d'être Shahbandar, c'est-à-dire maître du port de Mergui. Mais Burnaby... il ne savait pas très bien comment le vieil homme allait réagir. Allait-il vraiment choisir de retourner à Madras affronter la justice alors qu'on lui proposait le gouvernement d'une province siamoise?
« Puissant Seigneur, moi, un grain de poussière sous la plante de vos pieds, vous remercie du fond du cœur de votre magnanimité et me permets de vous demander ce qu'il adviendra de l'actuel gouverneur et du présent chef Shahbandar de Mergui.
— Ceux de nos sujets qui ne nous ont pas servi de façon satisfaisante doivent être remplacés. Ils seront rappelés à Ayuthia pour répondre de leurs crimes. Notre commerce avec l'Inde et la Perse, mené depuis des temps immémoriaux à partir de nos provinces de l'ouest, était traditionnellement aux mains des Maures et ils ont manqué à leurs devoirs. M. Burnaby sera responsable de l'ordre dans la province de Mergui et de la collecte de nos impôts. M. White veillera sur nos intérêts commerciaux dans le golfe du Bengale. Ce sera la responsabilité du Shahbandar — et finalement la vôtre, Vichaiyen — d'équiper ou de construire autant de navires que pourra en exiger le volume des échanges commerciaux. Des capitaines et des officiers farangs assureront le commandement de ces navires et l'on entraînera sous leurs ordres des équipages siamois. Le recrutement de ces officiers et de ces équipages sera une priorité. » Sa Majesté marqua un temps.
« Comme preuve supplémentaire de notre estime, Vichaiyen, vous receviez de nous dix esclaves pour vous servir dans votre maison et vous accompagner dans vos voyages. Puisqu'il s'agit d'un cadeau royal, ils resteront avec vous pour la vie. »
Habile tactique, songea Phaulkon en comprenant soudain le stratagème. Sunida avait dû informer le Palais du mariage imminent de Phaulkon et de la position délicate dans laquelle elle se trouvait. Il n'était pas inhabituel pour un mandarin de seconde classe de recevoir un tel cadeau du roi quand il était nommé, et il serait extrêmement offensant pour le bénéficiaire de congédier un des esclaves qu'on lui offrait pour la vie. Plus un mandarin avait un rang élevé, plus grand devait être le nombre des esclaves qui l'accompagnaient chaque fois qu'il quittait sa demeure. Ces esclaves devaient-ils remplacer Sunida dans son rôle?
« Mais on me dit, Vichaiyen, que vous allez prendre une première épouse, une catholique avons-nous cru comprendre ?
— Puissant Seigneur, s'il plaît à Votre Majesté.
— Cela semblerait assurément servir nos objectifs politiques actuels, Vichaiyen, mais cela satisfait-il les besoins de votre âme farang ?
— Puissant Seigneur, les besoins de mon âme ne sont rien auprès des intérêts politiques du Siam.
— Sans doute, Vichaiyen. Mais l'intérêt du Siam sera mieux servi si votre âme se trouve dans d'heureuses dispositions.
— Puissant Seigneur, dans ce cas, cet indigne esclave doit une fois de plus implorer la faveur royale.
— Nous vous écoutons, Vichaiyen.
— Auguste Seigneur, une jeune concubine a pris mon cœur. Son nom est Sunida. Ma future épouse catholique ne tolérera pas sa présence à la maison.
— Vraiment ? » Sa Majesté semblait amusée.
« Puissant Seigneur, moi, la poussière sous vos pieds, sollicite la faveur de loger Sunida au palais où elle sera en sûreté et où, avec la gracieuse permission de Votre Majesté, je pourrai parfois lui rendre visite.
— Vous savez, Vichaiyen, nous avons bien de la chance de ne pas nous être converti à la religion chrétienne : sinon, nous serions contraints aujourd'hui d'opposer un refus à votre requête. En fait, la foi libérale de nos ancêtres nous permet d'accéder à votre désir avec la conscience tranquille. » Sa Majesté eut un petit rire. « Cela ne veut pas dire grand-chose, cette histoire de catholicisme, Vichaiyen, vous ne trouvez pas? Regardez, par exemple, dans quelle situation vous êtes aujourd'hui.
— Puissant Seigneur, je ne suis qu'un pécheur.
— Ce serait notre cas à tous à votre place, répondit Sa Majesté. Et les astrologues ont-ils choisi un joui-faste pour votre mariage ?
— Pas encore, Auguste Seigneur. Ma future épouse catholique attend le départ de Sunida avant de consentir au mariage. »
Un éclat de rire retentit du balcon.
« Alors, Vichaiyen, nous ferions mieux de préparer sans délai les appartements de Sunida au palais. En tant que mandarin de seconde classe, vous serez tenu d'assister chaque jour à nos audiences. Nous pensons qu'il pourrait être convenable pour vous d'arriver un peu en avance afin de présenter d'abord vos respects à dame Sunida.
— Votre Majesté est trop aimable.
— Mais, Vichaiyen, nous sommes curieux de vous entendre à propos d'un problème. Souhaiteriez-vous, quant à vous, nous voir adopter la foi catholique ?
— Puissant Seigneur, moi, un grain de poussière, ne souhaite que ce qui apportera le plus grand bonheur au Maître de la Vie.
— C'est-à-dire? insista Sa Majesté.
— Puissant Seigneur, ce qui satisfera au mieux les exigences de l'âme siamoise de Votre Majesté. »
Sans que Phaulkon pût le voir, le roi souriait. Ce Vichaiyen était vraiment un parfait diplomate : un précieux instrument pour ses rapports avec les farangs en une époque difficile où les forces extérieures constituaient une grave menace pour la survie de sa patrie. Chose incroyable, il sentait également que la loyauté de Vichaiyen n'allait pas du côté de ces farangs. Au début, il n'en était pas convaincu, mais aujourd'hui ses doutes s'étaient dissipés, depuis le retour de l'expédition en Perse et l'arrivée presque simultanée du courrier royal en provenance de Nak-hon si Thammarat. Le gouverneur de la province avait inteiTogé sous serment Pieter l'interprète, et le jeune homme avait confirmé le récit qu'il avait fait à Vichaiyen de l'imminente invasion hollandaise. C'était donc vrai. L'affaire était urgente et exigeait des mesures immédiates...
« Vichaiyen, nous avons examiné votre projet de traité, et nous en avons approuvé la plupart des clauses. Mais nous désirons une réduction de l'effectif des troupes à échanger avec la France : il faut le ramener d'un millier à quatre cents hommes. Nous tenons à ce que les soldats français apparaissent comme un symbole de l'estime du roi Louis, et non pas comme une armée d'occupation.
— Auguste Seigneur, suggéra respectueusement Phaulkon, un si petit contingent ne risquerait-il pas d'être insuffisant pour intimider les Hollandais ?
— Si le traité autour duquel on fera tant de bruit ne suffit pas à impressionner ces Hollandais, alors peu importe, Vichaiyen, qu'il y ait quatre cents ou mille soldats. » Et, pour ses courtisans, songea le Seigneur de la Vie, quatre cents apparaîtrait comme un chiffre beaucoup plus acceptable.
« En attendant, vous pouvez informer les Jésuites que vous êtes satisfait de nos progrès royaux et que nous avons exprimé en privé des avis favorables en vue de notre éventuelle adoption de leur foi. Il faut que cela coïncide, bien entendu, avec l'arrivée des troupes du roi Louis. D'ici là, nous souhaitons étudier discrètement les écritures chrétiennes de façon à ne pas éveiller les soupçons de nos courtisans. Des rumeurs prématurées seraient de nature à porter un coup fatal aux meilleures intentions. Mais, Vichaiyen, ajouta le roi, ce n'est pas à vous qu'il faut expliquer comment mener ce genre d'affaire où nous avons pu observer vos remarquables talents. Contentons-nous de dire que vous avez notre approbation pour nourrir les Jésuites de tous les mets délicats qu'ils sont le plus disposés à digérer.
— Puissant Seigneur, je reçois vos ordres. Et je vous remercie de me faciliter la tâche. Les Jésuites n'attendent que de voir cet indigne esclave épouser Maria pour ratifier le traité. »
Un nouveau gloussement partit du balcon. « Pauvre Vichaiyen, vous voilà bien traqué. Nous prions pour que vous puissiez réapparaître comme bouddhiste dans votre prochaine vie, et que vos problèmes s'en trouvent ainsi diminués. En ce qui concerne cette existence, nous allons envoyer sans tarder une invitation aux Jésuites pour assister à votre mariage, qui se fera sous la protection royale. »
La protection royale, songea Phaulkon impressionné. Quel honneur! C'était le Palais qui enverrait les invitations et peut-être Sa Majesté assisterait-elle personnellement à la cérémonie. Les Jésuites ne pourraient assurément pas refuser. Maria non plus. Les choses commençaient vraiment à...
Il y eut dehors une soudaine agitation. Un premier assistant du Barcalon se prosterna, décontenancé, accompagné d'un messager hors d'haleine. L'assistant présenta un millier d'excuses et offrit sa tête en expiation du crime considérable qu'il avait commis en faisant ainsi intrusion.
« Puissant Seigneur, même si ce sont peut-être mes dernières paroles, moi, un cheveu, j'ai la témérité de vous annoncer que les Macassars se sont soulevés. Ils s'arment en ce moment même dans leur camp. Un groupe d'avant-garde s'est déjà rendu à la maison de Luang Vichaiyen pour l'arrêter. Ses serviteurs sont venus m'avertir.
— Vichaiyen, vous allez enquêter immédiatement sur cette affaire et, si besoin en est, rassembler une force de farangs. Ils seront dédommagés de manière fort libérale. Tawee, tu vas dès cet instant informer le général Petraja. L'audience est terminée. »
Vichaiyen et Tawee rampèrent à reculons et sortirent pour exécuter les instructions du Seigneur.
Le camp des Macassars consistait en un ensemble de cabanes en bois de tailles différentes, alignées le long d'un petit cours d'eau, affluent du large Menam. Il était solidement gardé par des patrouilles du côté terre, mais l'accès par la rivière était moins surveillé. Juste au-delà du camp, le cours d'eau décrivait une courbe très incurvée d'où le campement disparaissait rapidement aux regards. Des palmiers et des bananiers parsemaient le paysage et, derrière le village, s'étendaient des rizières aux canaux maintenant gorgés d'eau.
C'était une nuit sans lune. Soixante petites embarcations descendaient sans bruit le courant en direction du camp : leurs pagaies effleuraient à peine la surface de l'eau et l'épaisse obscurité dissimulait leur présence. Les hommes se couchèrent en passant devant les vagues silhouettes du camp macassar, chaque soldat restant allongé dans son canot qu'il laissait dériver silencieusement dans le courant, à une distance prudente de la berge. Une chouette hulula dans la nuit et le crissement d'innombrables cigales s'éleva soudain au-dessus du clapotis de l'eau.
Dans le canot de tête, Phaulkon écarquillait les yeux : il avait l'impression de s'enfoncer dans un tunnel, sans savoir ce qu'il y avait au bout, se guidant seulement à l'aide d'une très faible lueur. Kukrit, le fidèle esclave que Sa Majesté lui avait envoyé le soir même, quelques heures seulement après l'audience, était accroupi auprès de lui : respectueusement plus bas que Phaulkon, il humait le vent et avait l'oreille à l'affût du moindre son. Il avait grandi dans cette région. Il connaissait chaque crique, chaque méandre du fleuve, tout comme un vieux mahout accoutumé aux habitudes de son éléphant favori.
Les espions royaux avaient décelé ce matin-là une activité anormale dans le camp macassar. L'endroit était sous une surveillance quasi constante, en raison de la réputation de cette tribu guerrière : ce regain d'activité avait aussitôt été signalé au Palais. Les Macassars, semblait-il, étaient en train de s'armer. Par chance, Phaulkon se trouvait avec Sa Majesté quand les assassins avaient fait irruption dans sa maison pour le chercher. Ces derniers temps, il était resté chez lui l'après-midi, pour méditer et réfléchir à son destin. C'était une chance qu'il eût déjà demandé à Burnaby, Ivatt et White de se mettre en quête de volontaires. On avait ainsi gagné des heures précieuses. Ses camarades avaient sillonné les faubourgs farangs et, le soir venu, ils avaient réuni la plus belle bande de chenapans débraillés que l'on pouvait espérer trouver.
Soixante Européens, pour une bonne moitié armés de mousquets, avaient répondu à l'appel de Phaulkon. C'étaient pour la plupart des aventuriers portugais, français et anglais, attirés par la promesse de somptueuses récompenses et de la faveur royale. Il y avait même un vieux guerrier samouraï qui avait apporté avec lui les vestiges de la garde japonaise du défunt roi Prasat Tong, dont le chef, le capitaine Yamada, s'était un peu trop mêlé de la politique de la Cour : cela lui avait valu d'y laisser sa tête. Le vieux samouraï et cinq Japonais vieillissants, qui ne craignaient pas la mort et tenaient à retrouver leur honneur depuis longtemps perdu, s'étaient portés volontaires pour attaquer par la terre le camp bien gardé : une manœuvre quasi suicidaire, mais qui ouvrirait la voie au reste des troupes.
Ce même soir, sentant que ces événements imprévus lui offraient l'occasion d'une nouvelle promotion, Phaulkon avait demandé au roi la permission de prendre la tête de son propre groupe pour aller se venger des Macassars. Après tout, ils avaient lâché sur lui leurs assassins. Sa Majesté, tout en se préoccupant de la sécurité de Phaulkon, tenait à profiter de l'avantage que donnaient la puissance de feu et la technique militaire des Européens. Il ne fallait négliger aucun moyen pour combattre ces Macassars qui n'hésitaient pas à braver la mort. Il céda donc à sa requête, en conseillant à Phaulkon d'être prudent et en précisant que son régiment devait rester sous le commandement suprême du général Petraja.
Les préparatifs de l'attaque-surprise avaient commencé juste après le crépuscule et s'étaient poursuivis pendant presque toute la nuit. Maintenant, peu avant l'aube, le canot de Phaulkon était en embuscade avec les autres pour se lancer à l'assaut du camp des Macassars. À son grand étonnement, quand il avait demandé à rester dans le canot de tête pour attaquer le camp par la rivière, le général Petraja lui avait donné son accord. L'armée du général devait avancer sur le village du côté terre.
Phaulkon sentit qu'on lui touchait le bras. C'était Kukrit. L'esclave posa un doigt sur ses lèvres et lui désigna la berge. Phaulkon se pencha et l'esclave accroupi lui chuchota quelque chose à l'oreille, tout en prenant bien soin de garder la tête plus bas que celle de Phaulkon et en mettant ses mains devant sa bouche pour éviter de se faire repérer.
« Il y a des bateaux, mon Seigneur. Là-bas. Peut-être deux douzaines. Avec des hommes à bord : sans doute des Macassars. »
Étonnant, se dit Phaulkon. Lui-même ne voyait ni n'entendait rien. Mais Kukrit était extraordinaire. Il avait un sixième sens et l'instinct d'un animal sauvage. Phaulkon se félicitait de l'avoir près de lui : l'homme parvenait à percer l'obscurité et à repérer des objets que personne d'autre n'était capable de distinguer. Mais que faisaient donc ces bateaux et ces hommes sur la rivière en pleine nuit ? Il restait encore plus d'une heure avant l'aube et même les pêcheurs les plus acharnés étaient depuis longtemps rentrés. Les Macassars auraient-ils eu connaissance de son plan?
Un grand oiseau vint rompre le silence en prenant son envol dans un bruyant battement d'ailes. Sans doute une cigogne. Kukrit s'approchait maintenant de la berge : il prit la pagaie et fit tourner le canot vers la terre, prêt à foncer. Phaulkon avait passé des heures avec lui à examiner les cartes pour concevoir le meilleur plan d'attaque possible : à présent, il en connaissait par cœur les étapes : il fallait rester tapis dans les méandres de la rivière jusqu'au moment du signal, juste avant l'aube. Les soixante canots commandés par Phaulkon transportaient chacun deux hommes : un rameur siamois et un soldat farang. Dès qu'ils entendraient le signal venu de la rive, ils pagayeraient à toute allure vers le camp macassar, avant le méandre. C'est le capitaine Sukree, commandant une force siamoise de mille hommes, qui indiquerait le moment d'agir : il se glisserait par la terre jusqu'au camp, du côté opposé, maîtriserait la garde et mettrait le feu aux maisons en bordure du village. Chassés de leurs abris par les flammes, les Macassars se précipiteraient alors vers la rivière où les canots de Phaulkon les attendraient.
Ivatt se trouvait dans l'embarcation la plus proche de Phaulkon, et Sam White juste derrière. On avait dissuadé Burnaby de participer à l'opération en raison de son âge. Un officier anglais, le capitaine Udall,
dont le navire venait d'arriver d'Angleterre avec une lettre du roi Charles II à Sa Majesté de Siam, avait été recruté pour cette bataille, tout comme un aristocrate français, le comte de Plèzes, en route pour porter des messages à la cour de l'empereur de Chine. Quelques douzaines de coupe-jarrets, certains portant cuirasse et chacun se vantant d'être plus vaillant que son voisin, attendaient avec impatience que le jour se lève. S'il parvenait à se distinguer au cours de cette action, songeait Phaulkon, ce serait un nouvel exploit à mettre à son actif. La victoire signifierait peut-être la fin de toute menace durable de la part des Maures. Les Macassars représentaient la seule véritable force combattante musulmane. Les autres Maures étaient commerçants ou fonctionnaires. Eux seuls...
Un cri soudain rompit le silence. Phaulkon se demandait si le signal n'était pas prématuré et il hésita un instant. Puis une lueur apparut au loin et bientôt des flammes montèrent vers le ciel, illuminant dans l'obscurité.
« Bon sang, s'exclama Phaulkon. Allons-y! En route vers le camp ! »
Les petits canots se précipitèrent, chacun propulsé par son unique rameur : on ne s'inquiétait plus désormais de faire du bruit, il fallait seulement avancer très vite. Quelques instants plus tard, ils passaient le méandre derrière lequel se trouvait le camp macassar. L'obscurité, déjà envahie par les flammes, était moins dense et semblait annoncer l'aube; mais de près il était toujours impossible de voir plus loin que le visage de son voisin immédiat. Phaulkon émit un juron : l'attaque terrestre avait commencé trop tôt. Sans doute ces maudits Japonais, soucieux de faire remarquer leur bravoure, avaient-ils devancé le signal.
Puis l'enfer soudain se déchaîna. Une dizaine d'embarcations, sans doute celles que le regard perçant de Kukrit avait repérées un peu plus tôt, s'élancèrent et se précipitèrent sur eux au moment où ils débouchaient du méandre. En quelques instants elles avaient éperonné les canots de Phaulkon, provoquant une totale confusion.
Le Grec jura encore. Que se passait-il? Comment les Macassars avaient-ils pu être informés de l'attaque de ce côté de la rivière? Il entendit des cris et des injures en anglais, en français et en portugais, puis les hurlements des attaquants qui parvenaient à trouver leur cible. Un bras s'abattit sur Phaulkon et il se trouva allongé dans son canot auprès de Kukrit. « Pardon, mon Seigneur, je n'ai pas eu le temps de vous prévenir.
— Trouvez les farangs ! Tuez les farangs ! » hurla en siamois une voix qui dominait le brouhaha. Une voix que Phaulkon ne pouvait que reconnaître : il en frissonna.
C'était un désordre invraisemblable : des canots ennemis, de taille et de forme identiques aux leurs, grouillaient dans l'obscurité, leurs occupants s'effor-çant de reconnaître amis et ennemis. Après le premier assaut, on ne savait plus très bien où l'on en était. On entendait le fracas des mousquets farangs : dans l'embarcation de tête, Phaulkon accroupi faisait feu avec rage sur toutes les ombres qui l'approchaient.
Dans le camp macassar, les flammes jaillissaient de plus en plus haut et se répandaient, embrasant aussitôt sur leur passage les constructions en bois... Le ciel tout entier était illuminé, éclairant d'une lueur étrange la bataille qui se livrait sur l'eau. Des corps qui basculaient, des canots renversés qui se découpaient à la lueur dansante des flammes et les cris des blessés qui déchiraient l'air.
Dans le camp lui-même, une autre bataille faisait rage. Au lieu de fuir vers la rivière comme prévu, les Macassars furieux, ivres d'opium, affrontaient sauvagement les forces siamoises qui, arrivées par la terre, les avaient chassés de leurs cabanes. Brandissant leurs kriss et poussant des cris terrifiants, les Macassars, bien que très inférieurs en nombre, chargeaient les rangs ennemis sans davantage se soucier de rester saufs qu'une tigresse dont on aurait menacé les petits. Pour chaque Macassar tombé, trois ou quatre Siamois le payaient de leur vie.
Sur la rivière, Sorasak dirigeait l'embuscade.
Furieux que le signal prématuré ait permis à Phaulkon de bénéficier de l'obscurité, il écarquillait les yeux pour tenter d'apercevoir sa proie. Scrutant les ténèbres, il crut distinguer à peu de distance la silhouette de Vichaiyen, debout à l'avant de son canot : lui tournant le dos, il lançait des ordres en langue farang. Sorasak visa et banda son arc au maximum, pointant la flèche empoisonnée sur le cou de Vichaiyen. La cible n'était pas très grande mais ce n'était pas un coup impossible pour un archer aussi expérimenté que Sorasak. Il décocha sa flèche mais, à cet instant précis, une embarcation vint heurter l'arrière de la sienne, lui faisant perdre l'équilibre. Il retomba dans son canot en jurant. Hurlant sa déception, il se redressa et tenta de distinguer où était arrivée la flèche. À quelques pieds de lui, le vaillant comte de Plèzes, une flèche plantée entre les yeux, bascula dans l'eau et disparut.
Plusieurs des embarcations avaient chaviré : les farangs s'empoignaient maintenant avec d'autres nageurs et s'efforçaient de leur enfoncer la tête sous l'eau ou de leur faire lâcher les plats-bords des canots retournés. De l'arrière de son bateau, Phaulkon criait des encouragements tandis que Kukrit montait la garde à la proue. Comme pour répondre aux exhortations de Phaulkon, un gigantesque farang, dont la silhouette se profilait sur les lueurs de l'incendie, plongea sous un canot ennemi et, le soulevant presque hors de l'eau, le fit aussitôt basculer.
Sorasak jetait autour de lui des regards furieux et maudissait le sort. Le jour allait bientôt se lever et il ne pouvait se permettre d'être reconnu. Le plan qu'il avait conçu avec son père, le général Petraja, prévoyait que Vichaiyen et son groupe farang seraient anéantis avant que quiconque puisse découvrir qu'il ne s'agissait pas d'une embuscade des Macassars. Le temps jouait un rôle essentiel dans la réussite de l'opération : l'attaque devait être déclenchée durant le bref instant qui précède l'aube, avec suffisamment d'obscurité pour créer la surprise et suffisamment de clarté pour pouvoir identifier l'ennemi. Car il ne saurait y avoir de survivants, ni de témoins susceptibles de rapporter qu'il avait attaqué les troupes venues précisément châtier les ennemis de Sa Majesté. Mais voilà qu'un idiot avait donné prématurément l'assaut au camp des Macassars. Sorasak jeta un dernier regard éperdu autour de lui, puis s'accroupit dans le bateau en se tenant au plat-bord, scrutant alentour tous les visages farangs qu'il pouvait apercevoir.
Dans le camp lui-même, les Macassars avaient fait des ravages dans les rangs siamois : des douzaines de morts et de blessés attendaient que les flammes viennent les consumer. Le prince Daï était en première ligne et, constatant que ses hommes avaient manifestement l'avantage, il se tourna en direction de la rivière. Sorasak avait-il accompli sa mission? se demanda-t-il. Enjambant un monceau de cadavres, il contourna les feux qui faisaient rage et se dirigea vers la berge.
C'était un spectacle terrible. Le jour se levait à peine et les premiers rayons du soleil se joignaient aux lueurs des incendies. Le prince dénombra les cadavres de plusieurs farangs et se demanda si Phaulkon se trouvait parmi eux. À vrai dire, il n'avait jamais vu le mandarin blanc et, de toute façon, pour lui tous les farangs se ressemblaient. Il allait s'emparer d'un canot abandonné quand il aperçut des survivants farangs et siamois qui commençaient à se regrouper et à se diriger vers la rive. Ils n'avaient donc pas tous été anéantis : Sorasak n'avait que partiellement réussi sa mission.
Il ne paraissait pas en rester beaucoup : peut-être le mandarin blanc était-il au nombre des rescapés? Les troupes de Sorasak semblaient décimées et il n'y avait plus maintenant que des combats sporadiques. Il avait prévenu Sorasak que les farangs utiliseraient des armes à feu : celui-ci avait insisté pour les attendre en embuscade dans le méandre de la rivière. Apparemment, le général Petraja avait informé son fils que le mandarin blanc arriverait par là.
Une balle vint se ficher aux pieds du prince : il leva les yeux, furieux, pour apercevoir un grand farang dans un des bateaux de tête, son mousquet encore fumant. Comment cet homme osait-il utiliser contre lui une tactique aussi lâche ? Le soldat était vêtu avec plus de soin que les autres : il portait une lourde cuirasse et un ridicule chapeau à plumes. C'était peut-être le mandarin blanc, se dit le prince en brandissant aussitôt sa lance. Il visa et la lança de toute ses forces. C'était un jet puissant et l'arme vint frapper la cuirasse du farang avec une redoutable précision, faisant basculer l'homme dans l'eau. Il se débattit pour ne pas couler mais, malgré tous ses efforts, le poids de son armure l'entraînait vers le fond. Un certain nombre de ses compagnons s'efforcèrent de venir à son secours.
Phaulkon faisait partie de ceux qui essayèrent, trop tard hélas, de sauver le capitaine Udall. Furieux que l'émissaire du roi Charles fût mort avant d'avoir pu rencontrer son maître le roi de Siam, Phaulkon se retourna brusquement pour repérer l'assassin et il aperçut sur la rive le chef macassar, visiblement grisé par ce superbe coup.
Les canots approchaient rapidement de la berge : il vit le prince fourrer quelque chose dans sa bouche et se retourner pour leur faire face, tel un démon. De l'opium, sans doute ! Le ciel devenant de plus en plus clair, Phaulkon constata qu'à l'autre extrémité du campement, les Macassars, facilement reconnais-sables à leur turban noir, étaient en majorité. Ils avaient manifestement remporté la victoire et allaient bientôt se regrouper pour faire mouvement vers le fleuve.
À une soixantaine de pieds de la berge, Phaulkon plongea dans l'eau. Il allait se laisser emporter par le courant et tendre une embuscade au chef macassar, avant que ses troupes victorieuses n'aient pu le rejoindre. S'il pouvait se débarrasser du prince, le moral des Macassars qui se rapprochaient allait peut-être en prendre un coup. Il n'y avait pas de temps à perdre.
Les mousquets qui, au début, avaient permis la victoire lors de l'embuscade étaient désormais pour la plupart inutilisables : la poudre était mouillée. Et les
Macassars étaient redoutables dans le combat au corps à corps.
Phaulkon sortit prudemment la tête pour aspirer une goulée d'air et vit Ivatt plonger derrière lui. Il s'éloigna légèrement de côté, parallèlement à la rive, retenant son souffle comme il l'avait fait maintes fois au cours de son enfance dans les eaux de la Méditerranée. Il se demandait si la voix qu'il avait entendue dans l'obscurité était bien celle de Sorasak, le boxeur au cou de taureau. Il était étrange que les soldats qui les avaient attaqués fussent siamois et non pas macassars. Maudits traîtres, songea-t-il. Ils avaient sapé son plan et, pis encore, retourné contre lui le cours de la bataille. Quel rôle jouait dans tout cela le général Petraja? se demanda-t-il avec une méfiance qui ne faisait que croître.
Estimant qu'il avait nagé suffisamment loin, il se dirigea vers la berge et remonta à la surface pour respirer une nouvelle fois.
Il y eut un grand bruit d eclaboussures, et il remarqua que quelqu'un nageait auprès de lui. Ivatt était un nageur rudement rapide pour l'avoir rattrapé, se dit-il. Cherchait-il à le protéger? La berge ne devait plus être qu'à quelques pieds. Une main de fer lui empoigna alors la cheville. Maudit Ivatt, que diable faisait-il? L'heure n'était pas à la plaisanterie. Une douleur lancinante lui traversa le corps : un instrument acéré venait de s'enfoncer dans sa cuisse gauche. Il se débattit de toutes ses forces, l'emprise autour de sa cheville se relâcha et une grosse tête carrée parut à la surface. À l'instant même où Phaulkon reconnaissait Sorasak, il aperçut le prince macassar qui courait le long de la rive pour les intercepter et Ivatt qui nageait vers la berge à quelques pieds sur la gauche, sans avoir aperçu Sorasak.
Une lame jaillit de l'eau et s'abattit sur Phaulkon, mais il se jeta sur le côté et replongea de tout son poids. La lame ne fit que lui effleurer l'épaule, éraflant la chair. Sa cuisse gauche, en revanche était engourdie par la douleur. Il refit surface pour apercevoir le regard fou de son adversaire à quelques pouces à peine de son visage. Le bras qui tenait le poignard s'éleva de nouveau, terriblement près cette fois. Phaulkon allait tenter une ultime esquive quand il entendit la détonation d'un mousquet : l'eau autour de Sorasak fut criblée de plomb. Elle prit bientôt une couleur d'un brun rougeâtre et Sorasak disparut sous la surface. Levant les yeux, Phaulkon aperçut White qui pagayait frénétiquement dans sa direction.
« Ça va ? cria-t-il.
— Je crois, dit Phaulkon.
— Heureusement que j'ai vu ce qui se passait. J'étais déjà presque arrivé au rivage. J'ai dû faire demi-tour afin d'être suffisamment proche pour pouvoir tirer. »
Phaulkon sentit un mouvement sur sa gauche : un homme nageait juste sous la surface de l'eau en direction des canots abandonnés. Il laissait dans son sillage une traînée rouge. Phaulkon vit le nageur se hisser non sans mal dans un canot et commencer à s'éloigner en pagayant vigoureusement. Malgré sa blessure, Sorasak s'échappait ! Phaulkon savait que ce redoutable adversaire lui en voulait à mort. Il savait qu'un jour ils allaient se retrouver : mais, pour l'instant, l'homme était vaincu. Phaulkon se demanda s'il devait se lancer à sa poursuite mais il inspecta d'abord le rivage. Le spectacle qu'il y aperçut le décida aussitôt. Ivatt était engagé dans une lutte au corps à corps avec le prince Daï et le reste de la tribu macas-sar convergeait rapidement vers eux. Devant les fanatiques au regard fou qui ne cessaient de déferler, bien supérieurs en nombre, les survivants de l'armée de Phaulkon hésitaient près de la berge, un pied dans les canots, l'autre dans l'eau.
« Décrochez ! hurla Phaulkon dans plusieurs langues, ignorant la nationalité des divers survivants. Vous allez vous faire massacrer. Ils sont bourrés d'opium. Samuel, vite! Sortez Ivatt de là! »
Au prix d'un immense effort, Phaulkon nagea en direction d'un canot retourné pour permettre à White d'approcher la berge avec le sien.
Samuel visa soigneusement. C'était fichtrement dif-ficile : les deux combattants s'assenaient une série de coups d'épée et de kriss et se déplaçaient fréquemment. Un bref instant, il eut le Macassar en joue et il fit feu. Au moment de l'explosion le Macassar s'apprêtait à plonger son poignard dans le ventre d'Ivatt. Mais, en pénétrant le bras du prince, la balle brisa son élan et dévia son geste : la lame s'enfonça en diagonale dans la chair d'Ivatt.
Celui-ci revint en trébuchant vers la rive au moment où le canot de Samuel touchait terre : le capitaine bondit, empoigna Ivatt et le hissa sur son épaule au moment où le Macassar, serrant son bras blessé, se précipitait sur eux. White jeta Ivatt dans le canot et le petit homme poussa un hurlement en atterrissant sur le ventre, la lame lui labourant les chairs. Les jambes enfoncées dans la vase, White poussa le bateau dans le courant et se retourna pour faire face à son adversaire. Le Macassar se ruait sur lui en criant comme un démon.
White calcula soigneusement sa réaction. Il se pencha et, faisant un pas de côté au moment précis où le Macassar arrivait à sa hauteur, il lui décocha dans la mâchoire un puissant uppercut et lui lança son pied dans les jambes pour le faire trébucher. L'homme s'effondra et roula dans la boue.
Pendant ce temps, Phaulkon, haletant, s'était hissé sur la coque du bateau chaviré et observait la scène sans pouvoir rien faire : sa cuisse saignait abondamment.
White leva les yeux juste à temps pour apercevoir une horde de Macassars déchaînés qui s'approchaient de lui. Il se retourna, plongea la tête la première dans son canot et se mit à pagayer furieusement dans le courant. Plusieurs javelots furent lancés dans sa direction mais il faisait zigzaguer son embarcation et seules deux lances parvinrent à frapper la coque tandis que les autres s'enfonçaient dans l'eau.
« Venez ! Vite ! » cria Phaulkon d'une voix rauque. À son insu, un rameur solitaire se précipitait vers lui.
Plusieurs Macassars plongèrent à la poursuite de White et des farangs survivants mais, ne sachant nager, ils furent contraints de regarder les canots s'éloigner...
Un bateau vint se glisser près de Phaulkon. Un bras surgit de derrière et le fit basculer : le Grec était trop faible pour résister.
« Je vous ai cherché partout, Maître. Loué soit le Seigneur Bouddha, vous êtes sain et sauf. » Kukrit lui adressa un grand sourire et gagna le milieu de la rivière. Épuisé, White les suivit. Ivatt s'efforçait d'enrouler un lambeau de blouse déchirée autour de la plaie béante qu'il avait au ventre et qui saignait de façon inquiétante.
Au prix d'un dernier effort, Phaulkon se souleva sur un coude et cria aux survivants de sa petite troupe trempée : « Retour à Ayuthia. Tous ensemble. Allons-y! »
Les moins blessés d'entre eux prirent les pagaies, au moment où des sonneries de trompettes assourdissantes emplissaient l'air. Regardant vers le camp, ils aperçurent le régiment royal des éléphants faisant mouvement vers l'ennemi. Les Macassars se retournèrent pour leur faire face. Le général Petraja venait d'arriver avec le gros de l'armée pour revendiquer sa part de la victoire.
Aarnout Faa jubilait. On venait de lui annoncer que, depuis Batavia, une armada de douze vaisseaux faisait route vers le Siam, sous le commandement du contre-amiral Jonas Van der Wamsen. Ils avaient quitté Java le 4 mai, il y avait dix-huit jours exactement, et ils atteindraient les eaux du Siam d'ici trois à quatre jours tout au plus. Dès qu'ils seraient parvenus dans l'estuaire du Menam, le commandant enverrait un messager en informer Faa à Ayuthia. Le premier courrier avait confirmé qu'il y avait à bord six cents
soldats puissamment armés. Dans sa lettre, le gouver-neur-generaal s'était dit scandalisé de l'accession de Phaulkon au mandarinat et avait exprimé son inquiétude sur les conséquences politiques d'une telle promotion. Ce Grec s'était manifestement attiré les faveurs du roi. Il était inadmissible qu'un membre de la Compagnie anglaise concurrente eût ainsi l'oreille de Sa Majesté de Siam. À quoi allaient aboutir des débuts aussi peu favorables aux Hollandais? Dès l'arrivée de ses vaisseaux de guerre, Aarnout Faa était autorisé à présenter au Siam un ultimatum. Il devait non seulement exiger la libération de Potts, mais formuler également le maximum de revendications acceptables que l'on pourrait trouver : le gouverneur en laissait le choix à la discrétion d'Aarnout Faa. Si l'on refusait d'y accéder, il devait déclarer la guerre.
Depuis leur position au milieu du fleuve, face à la capitale, songea Aarnout Faa, les canons des navires pourraient faire feu sur la ville aussi longtemps qu'il faudrait pour la détruire ou obtenir une capitulation des Siamois. Les quelques centaines de soldats hollandais avec leurs mousquets suffiraient pour repousser les hordes qui viendraient rôder avec leurs petites embarcations autour des navires de guerre, en essayant vainement de les aborder. En raison du nombre limité d'armes à feu dont ils disposaient, les Siamois se battaient surtout avec des lances, des harpons et des épées : la cotte de mailles qui protégeait les Hollandais rendrait leurs flèches empoisonnées aussi inefficaces que les rangées d'éléphants de guerre alignées en vain le long du rivage.
Que pouvaient en effet obtenir des centaines, voire des milliers d'éléphants de guerre, contre l'artillerie des Hollandais? Dans une bataille, tout était relatif, songea Faa. Qu'avaient pu faire un millier de Macassars contre les éléphants de guerre du général Petraja? Et que pourrait faire demain un millier d'éléphants de guerre contre les canons de la Hollande?
Faa sourit. Phaulkon pouvait être le héros du moment, sa gloire serait de courte durée. Que dirait le gouvemeur-generaal s'il savait que l'on venait de nom-
mer Phaulkon mandarin de première classe, en faisant ainsi de lui l'un des trente plus éminents dignitaires du pays? Chao Praya Vichaiyen! Heer Van Goens avait été déjà suffisamment furieux d'apprendre la nomination du Grec au mandarinat de troisième classe : mais de première classe... Quelle ironie, songea Faa, que ces pirates et contrebandiers anglais aient tous été honorés. Le petit Anglais, la jeune recrue qui avait été apparemment blessée au ventre, s'était vu décerner l'ordre de l'Éléphant blanc de troisième classe. Ce marchand rebelle, White, avait été confirmé comme Shahbandar de Mergui, capitaine général du port. Incroyable ! Sans oublier le chef du poste britannique, Burnaby, qui avait été nommé gouverneur de Mergui. C'était un véritable complot. Mais, pour eux aussi, ces honneurs allaient être éphémères, songeait Faa, parcourant de nouveau la missive du gouverneur-generaal.
Le paragraphe 3 confirmait que Madras avait lancé un mandat demandant l'arrestation immédiate de Phaulkon, de Burnaby, d'Ivatt et de White, accusés de contrebande, de détournements de fonds, de corruption et de trahison. Ils étaient révoqués sur-le-champ et devaient regagner immédiatement les bureaux de la direction. Même si les émissaires, porteurs du mandat, se trouvaient encore en haute mer, le détail de cette ordonnance était déjà parvenu à Batavia par la factorerie anglaise de Bantam et le directeur hollandais d'Avuthia était autorisé à en faciliter l'exécution et à expédier les accusés à Madras, sous escorte armée si nécessaire.
Aarnout Faa décida qu'il allait d'abord attendre l'arrivée de l'armada hollandaise. Puis, avec le soutien de six cents soldats, il procéderait aux arrestations exigées. Une fois les Anglais écartés, il pourrait sans encombre satisfaire le projet auquel il tenait tant : mettre la main sur le Siam. Une fois l'opération pleinement réussie, lui-même serait tout désigné pour le poste de gouverneur. Un frisson d'orgueil le parcourut. Le paragraphe 6 de la lettre le précisait en toutes lettres : premier gouverneur du territoire hollandais du Siam.
Aarnout Faa consulta sa montre et se leva. Il était temps de se rendre au palais pour assister aux obsèques du Barcalon. Sa Majesté en personne devait être présente. Le Barcalon avait succombé trois jours plus tôt, alors que les Macassars étaient en pleine rébellion. Le docteur Kornfeldt avait été l'un des médecins traitants de Son Excellence : il avait confirmé qu'il était trop tard pour sauver le Barcalon, l'asthme l'avait emporté.
Qui serait le prochain Barcalon? se demanda Faa. Le Hollandais sourit. Quel qu'il fût, ce serait le nouveau gouverneur hollandais qui le désignerait.
Maria s'agenouilla auprès de son oncle. Elle était manifestement désemparée.
« Qu'y a-t-il, ma chérie? demanda mestre Phanik d'un air soucieux.
— Oh, mon oncle, je ne puis garder plus longtemps ces choses-là, il faut que je me confie à vous.
— J'attendais que tu me parles, ma chérie. Je ne voulais pas te bousculer. »
Elle hésita un moment, puis les mots sortirent comme un torrent.
« Constant me manque. Je ne l'ai pas vu depuis notre dispute de la semaine dernière. Maintenant, il est blessé, il souffre et je voudrais tant lui rendre visite. Mais cette femme est là-bas, constamment auprès de lui. »
Mestre Phanik l'observa un moment en silence. « Tu parles de Sunida, ma chérie ? » demanda-t-il d'un ton compatissant.
Maria hocha tristement la tête. « Oui. Et il ne veut pas renoncer à elle : il me l'a dit.
— Comme nous le savons, ma chérie, on l'a envoyée pour l'espionner, en pensant qu'elle constituerait pour lui une utile distraction. On a dû la choisir au Palais pour ses... talents, et il était inévitable que... pour finir... ma foi, tu connais les coutumes d'ici, ma chère.
— Mon oncle, comment pouvez-vous parler ainsi ? Et avec un tel calme ?
— Il ne s'agit pas de calme mais de résignation. J'ai tenté de te mettre en garde à propos de Constant quand j'ai découvert que tu étais tombée amoureuse de lui. Mais tu paraissais si décidée... Tu sais à quel point il est attiré par le mode de vie siamois. Tu n'ignorais pas qu'il approuvait leurs coutumes. Mais il a d'autres qualités.
— On dirait presque que vous prenez sa défense », lui reprocha Maria. Elle avait éprouvé tant de fierté à apprendre le rôle héroïque qu'il avait joué lors du soulèvement des Macassars et un tel soulagement à découvrir qu'il était en vie : mais il était terrible de ne pouvoir l'approcher, surtout en sachant qu'il était blessé.
« Pas du tout, ma chérie, je suis simplement réaliste. Tu étais au courant de sa liaison. Je sais que cela te fait mal, mais tu ne pouvais pas t'attendre à le voir changer complètement.
— Mais vous, mon oncle? Vous seriez-vous conduit de cette façon avec votre épouse ? »
Mestre Phanik hésita.
« C'est l'une des raisons pour lesquelles je ne me suis jamais marié : éviter ce genre de problème. Évidemment, j'aurais souffert de ne pouvoir élever un enfant si je n'avais eu la chance de t'avoir. Je crois malheureusement, ma chérie, que le mâle humain est par essence polygame : seules les plus profondes croyances religieuses peuvent lui permettre de se contrôler. La foi de Constant, je regrette de le dire, n'a pas cette rigueur.
— Mais, mon oncle, est-ce que cela ne fait pas de lui un pécheur?
— Certes, ma chère, mais ne sois pas trop sévère avec lui. Cela est d'autant plus difficile dans son cas que ses habitudes sont fortement enracinées. Mais, comme je te le disais, il a d'autres qualités. Dans la mesure où il te traitera bien et se montrera un bon père pour vos enfants, tu serais bien avisée de l'accepter. Tu pourrais remercier le Ciel de trouver en lui un meilleur mari que la plupart des autres hommes. »
Maria était stupéfaite de l'insouciance de son oncle.
« Mais, mon oncle, vous avez toujours été si strict et si honnête sur ce plan-là et voilà que, tout à coup...
— Nous nous efforçons d'élever notre progéniture dans un monde idéal, ma chérie, mais le moment venu il nous faut procéder à certaines concessions. » Mestre Phanik passa un bras consolateur autour des épaules de sa nièce. « Il en sera de même un jour avec tes enfants, tu verras. »
Maria observa attentivement son oncle. Sous cette apparente insouciance, quelque chose le troublait, elle le sentait. Et il ne lui manifestait pas la compassion à laquelle elle s'attendait.
« Mon oncle, mon père se serait-il comporté de cette façon? Aurait-il osé insister pour garder deux femmes? Vous m'en avez toujours tant dit sur ma mère et si peu sur lui. Je sais que c'était un marchand comme vous et qu'il est mort de la peste alors que je n'avais que deux ans, mais vous ne m'avez jamais donné plus de précisions. On aurait dit presque que vous évitiez mes questions. »
Mestre Phanik bougea sur son siège, embarrassé. Il garda le silence un moment, apparemment abîmé dans ses pensées. Puis il se leva de son fauteuil et se mit à arpenter la pièce. Il finit par poser les mains sur les épaules de Maria et plongea son regard grave dans le sien.
« Je ne t'ai jamais beaucoup parlé de ton père, Maria, car je ne pouvais pas trouver les mots qu'il fallait pour te le décrire. Car, vois-tu, il est maintenant debout devant toi. »
Maria examina tout d'abord sans comprendre le visage de l'homme qui venait de s'adresser à elle.
Ce fut mestre Phanik qui finit par rompre le silence. Une lueur venait de s'allumer dans ses yeux, un soulagement de se voir enfin déchargé d'un fardeau qu'il portait depuis longtemps.
« Tout ce que je t'ai dit de ta mère était vrai, Maria. Sauf qu'elle n'a jamais épousé ton père. Elle est restée bouddhiste jusqu'à la fin, heureuse de sa foi, n eprou-vant que joie à ta naissance. Elle ne voyait aucune raison de se convertir. Elle aussi est morte de la peste quand tu avais deux ans. En tant que catholique, je n'ai pas voulu que tu... ce stigmate... pardonne-moi. »
Mestre Phanik lui tendit les bras. Il était au bord des larmes.
Maria hésita, puis lentement elle vint se blottir contre lui. Tout d'abord elle se tint simplement là, immobile, puis elle le serra peu à peu avec plus de tendresse jusqu'à finir par 1 etreindre avec passion.
« Tu vois, ma chérie, murmura-t-il, nul n'est parfait. Accepte Constant tel qu'il est. »
« Vous ne pouvez pas vous lever, mon Seigneur », lui reprocha Sunida.
Il était midi et le soleil entrait à flots par la fenêtre de la chambre de Phaulkon. Vous avez entendu les ordres du médecin. Même le docteur farang était d'accord. »
Chaque fois que Phaulkon s'était soulevé sur un coude, Sunida l'avait doucement repoussé sur les coussins. Il avait été soigné à la fois par les médecins de Sa Majesté et par le jésuite Le Moutier. Il risquait de perdre sa jambe, disaient-ils, s'il y prenait le moindre appui avant que la blessure fût convenablement cicatrisée. Le couteau de Sorasak avait pénétré profondément la cuisse. Phaulkon était tout endolori et pourtant il souhaitait désespérément se lever. Ce n'était pas le moment de rester au lit, il y avait beaucoup trop de choses à régler : l'invasion hollandaise, la condamnation des Maures survivants, l'alliance avec la France, son mariage avec Maria, la trahison de Sorasak. Cela faisait trois nuits qu'il ne dormait que par intermittence, s'éveillant chaque fois baigné de sueur pour se trouver entouré de navires de guerre hollandais ou prosterné devant Sorasak, couronné, qui le condamnait, lui et les autres farangs, à un lent trépas.
« Je sais que c'est Sorasak qui était sur cette rivière, affirma Phaulkon. Je l'aurais reconnu entre mille. »
Sunida le regarda avec compassion. Combien de fois n'avait-il pas répété ces paroles? C'était devenu pour lui une obsession. Constant persistait à accuser Sorasak d'avoir dirigé l'embuscade contre sa troupe de farangs dans le méandre de la rivière et le général Petraja de ne pas être intervenu plus tôt avec le gros de ses forces pour permettre aux Macassars et à Sorasak de massacrer les farangs. Vingt-huit farangs avaient trouvé la mort dans la bataille et Constant sentait gronder sa colère. Le général Petraja avait été décoré de l'ordre de l'Éléphant blanc de première classe pour le rôle qu'il avait joué dans la répression du soulèvement et, officiellement, on avait accordé à Sorasak une citation royale du fait que tout son contingent avait été anéanti après avoir fort malheureusement confondu, à la lueur incertaine de l'aube, certaines des troupes combattant pour le roi avec des Macassars en embuscade.
« Vous vous occuperez de Sorasak quand vous vous sentirez mieux, mon Seigneur. À ce moment-là, il ne sera pas de taille à lutter contre vous. Mais, pour l'instant, il vous faut du repos. Je vais vous donner encore du thé. A propos, ajouta-t-elle avec fierté, pendant votre sommeil un messager est venu de la part de Sa Majesté s'enquérir de votre santé. »
Phaulkon eut un pâle sourire : il débordait d'amour pour elle. « Ne pars pas, Sunida. Reste avec moi. J'ai besoin de toi. Quelle bonté de Sa Majesté d'avoir envoyé quelqu'un ! Et Maria, est-elle venue me voir? »
La nécessité d'une alliance avec la France se faisait pressante. Sa Majesté avait accepté toutes les conditions; restait la question du mariage catholique de Phaulkon. Les Jésuites étaient fermes sur ce point.
« Non, mon Seigneur, mais elle a envoyé un mot pendant que vous dormiez. Je n'ai pas voulu vous réveiller. » Sunida s'approcha de la table basse près de la fenêtre pour y prendre une lettre. Il l'ouvrit rapidement et parcourut les mots en portugais.
Sunida lui caressa doucement le front, s'efforçant de dissiper la tension qui lui serrait les tempes. Comme elle aimait cet homme ! Même s'il avait besoin d'épouser cette chrétienne pour réaliser cette alliance avec l'autre puissance farang, il avait obstinément refusé de renoncer à elle. Il n'y avait donc rien qu'elle ne fût prête à accomplir pour lui. Elle vit un sourire de satisfaction s'épanouir sur son visage : la femme farang avait-elle capitulé? Si cette fille voulait Constant, elle était stupide de ne pas lui accorder sa main, songea Sunida. Elle n'aurait peut-être pas une seconde chance.
« Sunida, je vais te lire ce billet. » Il traduisit : « Hâtez-vous de vous rétablir, mon Seigneur. Je préférerais ne pas épouser un invalide. »
Sunida se mit à rire. « C'est vrai pour moi aussi, mon Seigneur. Vous ne pourriez pas courir assez vite pour me rattraper. »
Phaulkon l'observa avec tendresse. « Sunida, préférerais-tu vivre ici ou au palais? J'ai obtenu de Sa Majesté le roi la permission de te loger là-bas si tu le souhaites. »
Elle réfléchit un moment. « Maintenant que vous êtes un mandarin de première classe, mon Seigneur, je crois que je préférerais le palais. Après tout, vous assisterez chaque jour aux conseils de Sa Majesté. » Elle sourit. « Parfois deux fois par jour. Et j'ai le sentiment que, même si votre épouse farang pouvait m'accepter — car elle tient à vous épouser et comprend que vous ne voulez pas renoncer à moi —, elle pourrait changer d'avis si nous nous retrouvions ensemble sous le même toit. Elle pourrait m'en vouloir et essayer même de vous retourner contre moi. J'ai beau savoir que vous ne le ferez pas, mon Seigneur, je souhaiterais néanmoins vous épargner tout désagrément. »
En réalité, Sunida était ravie. Dès l'instant où elle serait installée au palais, le dernier obstacle à son bonheur aurait disparu. Elle n'aurait plus dès lors à espionner son Seigneur. Elle pourrait lui parler de n'importe quoi sans la crainte perpétuelle de le voir s'accuser lui-même. Leur amour serait total et sans entrave. Elle se pencha pour respirer profondément sa joue et ferma les yeux.
« Sunida, murmura-t-il, je passerai plus de temps au palais qu a la maison.
— Mais pas trop, mon Seigneur, fit-elle pour le taquiner. Je veux avoir le temps que vous me manquiez. »
Phaulkon se mit à rire. « Sunida, je veux que tu ailles jusqu'à la mission jésuite et que tu leur montres la lettre de Maria. Dis-leur que le traité avec la France doit être immédiatement ratifié et proclamé. Il n'y a pas de temps à perdre. Fais vite, sinon je risque en ton absence de me lever pour marcher.
— Vous n'allez pas bouger, mon Seigneur. Je m'en vais laisser ici Tip et Sorn avec des consignes strictes. Et vous... » Elle s'interrompit car Tip faisait entrer dans la chambre Burnaby et White. « Mieux encore, ajouta Sunida. Ces deux-là seront assez forts pour faire respecter mes instructions. » Elle les salua et désigna le lit de Phaulkon expliquant par des gestes qu'il ne devait pas en bouger. White dévisagea Sunida fasciné, comme à chaque fois qu'il la voyait. Il la suivit des yeux quand elle quitta la pièce.
Burnaby acquiesça et s'approcha de Phaulkon. « Alors, comment se porte le malade ?
— Pas mal, merci, Richard, sauf que je me sens frustré, sous le poids de la vengeance et de la colère. Et comment va Thomas?
— Il est en bonne voie de rétablissement, répondit Burnaby. On peut le deviner au fait que ses plaisanteries s'améliorent. Elles sont presque redevenues normales. Sa blessure à l'estomac est maintenant refermée.
— Il a prétendu que les brûlures qu'il ressentait étaient une bonne préparation pour la nourriture indienne épicée qu'il devra consommer à son nouveau poste », ajouta White.
Phaulkon eut un petit rire. « Et quelles nouvelles du monde extérieur?
— Il se passe beaucoup de choses, répondit Burnaby, mais rien qui ne puisse attendre votre guérison, s'empressa-t-il d'ajouter en voyant Phaulkon prêt à se lever.
— Dites-moi, insista Phaulkon.
— Le gouverneur adjoint du Tenasserim a été décapité sur la place publique. Il s'appelait Oc-Ya Tannavv ou quelque chose comme ça. Il semble qu'un membre survivant de l'entourage proche du prince Daï ait été capturé et horriblement torturé. Il a révélé que le gouverneur adjoint s'était secrètement rendu à Avuthia pour coordonner le coup d'État musulman, une fois le terrain préparé par les Macassars. » Burnaby marqua un temps, l'air écœuré. « La tête tranchée de l'Oc-Ya Tannaw se trouve maintenant suspendue au cou du prince Daï. Le chef macassar est contraint de porter ce pendentif en permanence. »
Phaulkon frémit. C'était le châtiment traditionnel des conspirateurs. Ceux qui complotaient ensemble étaient punis ensemble. Le prince allait sans doute conserver autour du cou la tête de l'Oc-Ya pendant trois bons jours, et contempler sans répit les yeux du Maure. Il aurait tout le temps de réfléchir à leur coupable complicité jusqu'au moment où il serait à son tour décapité.
« Y a-t-il eu d'autres survivants macassars ? » interrogea Phaulkon.
Cette fois, ce fut Samuel qui répondit.
« Seulement six, Constant. Les autres ont été tués ou se sont donné la mort. Malgré toute leur bravoure, les Macassars n'étaient pas de taille à résister aux éléphants de Petraja. » Si endurci qu'il fût, White baissa la tête. « J'ai assisté à leur exécution ce matin à l'aube. Ils avaient été condamnés à être dévorés par des tigres. On a gardé toute la nuit des bêtes affamées enfermées dans une cage. C'était un spectacle affreux. Pendant que les fauves se rassasiaient des membres des prisonniers, les jésuites français et portugais présents brandissaient leurs crucifix vers les Macassars suppliciés, les implorant de renoncer à leurs dieux pour être admis dans le royaume des cieux. Mais les prisonniers agonisants ricanaient devant eux, se faisant une gloire d'afficher leur stoïcisme.
— Tous les Maures ont été arrêtés pour être interrogés, observa Burnaby. On les a vus passer, la tête rasée, alors que d'autres ont eu le haut du crâne tranché d'un coup de sabre. On a dit que les anciens du Conseil de Tenasserim allaient être déchus de leurs charges et qu'on leur interdira de quitter leur demeure dès que l'on m'aura installé dans mes fonctions de gouverneur. »
C'en était fini du pouvoir des Maures, se dit Phaulkon. Mais il restait les Hollandais et leur menace était la plus sérieuse. Dès le retour de Sunida, il en saurait davantage sur le traité avec la France.
« Alors, Richard, demanda Phaulkon, êtes-vous résigné à travailler pour le Siam ? » Les hésitations de l'Anglais, il le savait, avaient été largement apaisées par sa nomination au poste de gouverneur. C'était un décret exceptionnel, pris uniquement pour qu'un farang puisse devenir gouverneur sans être mandarin.
Burnaby baissa la tête. « Il semble que le destin en ait voulu ainsi, Constant. Il n'y a pas grand-chose qui m'attende à Madras.
— Sauf une cour martiale, fit sèchement remarquer White. Mais, à propos de destin, Constant, j'ai assisté ce matin à des faits étranges en revenant des exécutions. Quelques hommes de YHubert, que commandait le capitaine Udall, sont venus lui rendre un dernier hommage au cimetière où les Jésuites avaient enterré les victimes chrétiennes. Les officiers ont été stupéfaits de trouver la tombe de leur capitaine vide : on avait exhumé son corps ! Ils ont fini par le retrouver, complètement nu et adossé à un arbre. Ils ont pris le corps et l'ont de nouveau enterré, en couvrant cette fois la sépulture d'un amas de lourdes pierres. Ce matin, en passant devant le cimetière, j'y ai trouvé les mêmes officiers. Ils étaient revenus pour trouver le corps une fois de plus adossé au même arbre. Horrifiés, nous avons soulevé ensemble le cadavre pour le porter jusqu'au fleuve puis nous l'avons lesté de pierres et laissé couler. »
Phaulkon écoutait d'un air intéressé. « J'ai déjà observé cette pratique. Sans doute des nécromanciens siamois, troublés par tous ces violents événements, cherchaient-ils à lire l'avenir. Le capitaine Udall, que
Dieu ait son âme, a été directement mêlé à ces événements et les nécromanciens — mi-sorciers, mi-spirites — ont dû utiliser son corps comme moyen de communiquer avec l'au-delà et d'interroger l'avenir. Les plus célèbres d'entre eux vendent leurs prédictions pour une fortune. Mais c'est intéressant qu'ils se soient servi du corps d'un farang mort. Cela doit indiquer que, selon eux, les farangs vont à l'avenir jouer un plus grand rôle. » Phaulkon s'interrompit. Ses yeux commençaient à se fermer.
« Messieurs, irez-vous ce soir aux funérailles du Barcalon ? demanda-t-il d'une voix faible.
— Assurément, répondit Burnaby. En qualité de futurs dignitaires du royaume, c'est notre devoir.
— Je ne manquerais ça pour rien au monde, ajouta White. Voilà plus de trois jours que retentissent de grands tambours de cuivre et des gens au crâne rasé arrivent de tous les coins du pays. Il y a eu des feux d'artifice ces deux dernières nuits et toute la population est vêtue de blanc. C'est le spectacle le plus grandiose auquel j'aie jamais assisté.
— Parle-t-on d'un nouveau Barcalon? demanda anxieusement Phaulkon.
— Je n'ai rien entendu à ce sujet, répondit Burnaby.
— C'est bien », répliqua Phaulkon. Sa tête pencha de côté et ses yeux se fermèrent. Les autres échangèrent un bref regard et sortirent en silence.
Durant trois jours et trois nuits on purifia et on embauma la dépouille du Barcalon. On coula du mercure dans la bouche, les oreilles et les yeux du cadavre et on enduisit le corps d'onguents précieux pour le protéger de la décomposition. Des moines en robe safran psalmodiaient jour et nuit, leurs chants retentissant de plus en plus fort chaque nuit qui passait. Des roulements de tambours, des fracas de cymbales, des sonneries de trompettes. Des danseurs masqués tournaient autour du coips. Des milliers de moines et de nonnes en robes blanches, le crâne rasé, étaient accourus des bourgs et des villages voisins pour assister aux funérailles du Grand Barcalon.
Pour l'honorer tout spécialement, on annonça que le Seigneur de la Vie en personne allumerait le bûcher funéraire : cela assurerait au défunt toute l'assistance royale dans l'au-delà.
Au crépuscule du troisième jour, on plaça la dépouille dans un cercueil de bois décoré sur lequel on avait drapé les plus beaux vêtements du Barcalon. Toute la population d'Ayuthia, vêtue de panungs blancs, la couleur du deuil, et le crâne rasé, se dirigea vers le fleuve pour rejoindre la multitude de petits bateaux qui convergeaient déjà vers les grandes barques dorées. Ces dernières devaient transporter le coips du Barcalon, ses proches parents et les plus hauts mandarins, et constituer ainsi le cœur du cortège.
En tête de la grande procession fluviale il y avait plusieurs barques portant des offrandes à distribuer aux moines qui étaient venus de si loin, ainsi qu'aux pauvres et aux nécessiteux. Suivaient les parents, avec des troupes de danseurs masqués chargés de distraire le défunt. Ensuite venaient les grands prêtres et les mandarins de haut rang à bord de barques dorées dont la proue était en forme de tête de dragon et de garuda, l'oiseau mythique. Juste derrière eux se trouvait la barque du Barcalon dont le corps était exposé sur une estrade pyramidale surmontée d'un toit doré. Les gens du peuple, dans des milliers de petites embarcations éclairées par des chandelles qui recouvraient le large fleuve d'une rive à l'autre, constituaient la fin du cortège.
La procession, où figuraient Bumabv et White, descendit le cours du fleuve jusqu'au moment où elle arriva devant le vaste temple illuminé par des milliers de chandelles devant les murs du Grand Palais. Là, les embarcations gagnèrent le rivage et le peuple mit pied à terre. On plaça le coips au centre du bûcher funéraire somptueusement décoré, dans la cour de la grande pagode. Les danseurs commencèrent à défiler tout autour, tandis que les prêtres continuaient à chanter.
Sa Majesté le roi, observant la procession depuis les fenêtres de son palais, mit alors le feu au bûcher au moyen d'un cordon imprégné de soufre qui était tendu du palais jusqu'au temple, au bord du fleuve. Le bûcher, uniquement composé de bois parfumé, s'enflamma. Des fusées partirent, on se mit à jouer de la musique, les danseurs commencèrent à tournoyer de manière frénétique alors que les chants de prêtres allaient crescendo. Cela ne cessa que quand le corps eut été entièrement consumé par les flammes.
Les cendres furent recueillies avec le plus grand respect par les moines de rang supérieur et, à minuit, on les jeta dans le fleuve à l'endroit où le courant était le plus rapide.
La cérémonie s'était déroulée en grande pompe et ce fut un moment tout à la fois d'affliction et d'allégresse, car un grand homme était passé dans le cycle qui devait le mener à sa prochaine existence.
Le matin qui suivit les funérailles du Barcalon, les courtisans assemblés attendaient avec impatience l'arrivée du roi. Ce n'était pas une convocation ordinaire. Alors que la santé du Barcalon se détériorait, Sa Majesté avait fait rappeler dans la capitale tous les gouverneurs de province et maintenant les soixante principaux mandarins du royaume, ainsi que Richard Burnaby, étaient là, prosternés, en rangées silencieuses, à attendre les ordres de leur souverain. La plupart en avaient conclu que Sa Majesté nommerait aujourd'hui le nouveau Barcalon et rares étaient ceux qui doutaient que cet honneur allait revenir au général Petraja, le courtisan le plus accompli.
Le général en personne, plus que jamais tiré à quatre épingles, avec ses cheveux gris soigneusement taillés en brosse, sa boîte à bétel incrustée de diamants auprès de lui, était prosterné à la place d'honneur, la plus proche du balcon où allait apparaître Sa Majesté. Dès qu'il serait nommé Barcalon, songeait-il, il entamerait sa campagne pour discréditer les farangs et les évincer peu à peu du pouvoir. On avait déjà assené aux Maures un coup fatal. Il risqua discrètement un coup d'œil autour de lui et son regard s'arrêta sur la seule place vide dans l'assemblée. Au dernier rang, là où étaient prosternés les mandarins de première classe récemment nommés, la place réservée à Vichaiyen était vide. Le farang se remettait encore de ses blessures de guerre. Toi, Vichaiyen, se dit le général, tu seras le premier à partir. Tu as peut-être échappé aux kriss des Macassars et au courroux de mon fils adoptif, mais à moi tu n'échapperas pas. Ton sort est scellé dès aujourd'hui. Quel sacrilège, songea Petraja, de laisser pénétrer des farangs dans ces lieux sacrés ! Comme cela était avilissant pour le sanctuaire de l'antique empire de Siam !
Trompettes et cymbales vinrent interrompre le cours de ses pensées et, en l'absence de Barcalon, ce fut le roi en personne qui s'adressa directement à l'assistance.
« Loyaux mandarins, nous vous avons convoqués aujourd'hui pour évoquer des problèmes importants. C'est une période éprouvante pour notre nation que celle où des étrangers convoitent ouvertement la richesse de notre pays. Nous ne vivons plus une époque d'isolement ou de confortable solitude, car les habitants du monde occidental voyagent de plus en plus loin. Le monde se réduit et continuera de le faire. Ces nations de l'Occident sont mieux armées et mieux équipées que nous et, même s'il n'y a guère de domaine où nous souhaitions rivaliser avec elles, force nous est de reconnaître que la puissance grandissante de leur armement nous rend de plus en plus vulnérables à leurs attaques.
« Nous avons donc résolu de conclure un traité avec notre digne frère souverain, le roi de France, dont la nation a exprimé des sentiments amicaux à notre égard et avec qui nous avons échangé des ambassades et des présents à une échelle sans précédent. Ce sera la plus grande alliance que nous aurons signée en tant que nation et ce sera le premier lien important entre les mondes de l'Orient et de l'Occident. Auprès des farangs français, de leurs soldats, de leurs dessinateurs et de leurs ingénieurs, nous apprendrons ce qui touche à la science. Car, mes loyaux mandarins, c'est de la connaissance scientifique que va dépendre la stabilité future de notre antique pays. »
Le roi marqua un silence éloquent.
« Notre prochain Barcalon sera donc un homme de science. Et nous vous engageons tous, présentement, à résoudre l'énigme suivante. Celui qui en trouvera la solution — ou bien, si vous êtes plus d'un à réussir, celui qui y parviendra par les moyens les plus habiles —, cet homme sera notre prochain Barcalon. »
L'assemblée attendait avec une impatience silencieuse.
« Nous vous demandons, poursuivit Sa Majesté, de nous donner le poids précis de notre plus gros canon, celui que l'on appelle le Pra Pirun. Nous réclamons cette information le plus tôt possible et le premier à concevoir le moyen de calculer avec précision son poids se présentera aussitôt devant nous. Le concours se terminera dans une semaine. »
À peine l'ordre du roi lancé, les courtisans entreprirent tous de chercher la solution. Un mandarin décidé, le gouverneur de Phitsanulok, fit entreprendre la construction d'une énorme balance avec des chaînes de fer, mais ses efforts répétés pour mesurer le poids du canon géant avec un semblant d'exactitude échouèrent. Tout d'abord, on ne parvint pas à soulever la pièce comme il convenait. Quand enfin on y réussit, la balance se brisa. Le général Petraja, irrité de voir retardée sa nomination qu'il avait considérée comme assurée et inquiet à l'idée que l'un des mandarins puisse trouver une réponse, consulta les astrologues et alla voir son ami le Patriarche suprême. Mais aussi bien le chef du clergé bouddhiste que le plus célèbre astrologue du pays lui assurèrent que la tâche était impossible. Le problème demeurerait insoluble en raison des dimensions mêmes du canon. Soulagé, le général rentra chez lui pour attendre l'issue de la période de sept jours.
Sur ordre de Sa Majesté, un messager du palais vint annoncer la nouvelle du concours au domicile de Phaulkon, qui l'accueillit avec un mélange d'inquiétude et de détermination. Il n'était pas au mieux de sa
forme, mais quelle merveilleuse occasion lui était offerte! C'était la chance qu'il attendait. Mesurer le poids d'un tel canon et il pourrait devenir Barcalon ! S'il y parvenait, il n'aurait plus besoin de supplier les Jésuites de conclure un traité, ce serait lui qui leur annoncerait la nouvelle. Quant à Aarnout Faa, il allait... Non, se dit-il, il n'allait pas faire ce que l'on attendait de lui. Il n'allait pas chasser les Hollandais du Siam, car cela ne convenait pas aux intérêts de ce pays. Le Siam avait besoin de Batavia pour les revenus que lui rapportaient les exportations : les Hollandais avaient toujours été de prompts et honnêtes payeurs. Il allait montrer aux Hollandais qu'il était impartial et ne s'intéressait qu'à la prospérité du Siam. Il allait veiller à ce que l'alliance avec la France les dissuade de tout projet de conquête. Il allait utiliser tout à la fois la carotte et le bâton. Mais de combien de temps disposait-il? Pourrait-il parvenir au résultat à temps pour prévenir l'invasion prévue? Il donna à Sunida l'ordre de fermer la porte de sa chambre et la consigne qu'on ne le dérange en aucune circonstance. Pendant plusieurs heures, dans un isolement total, il réfléchit au problème du canon.
Ce soir-là, contre l'avis des médecins et les protestations de Sunida, il demanda à celle-ci de lui faire avancer une chaise à porteurs et ordonna aux nouveaux esclaves que lui avait offerts Sa Majesté de le conduire jusqu'au fleuve. Il s'arrêta en chemin pour réunir un petit groupe d'Européens et arriva à l'endroit où se trouvait l'énorme canon.
Dirigeant les opérations depuis sa litière, il demanda que l'on hisse le canon sur une barge ancrée le long du quai et fit tracer avec précision la ligne de flottaison de l'embarcation après qu'elle se fut enfoncée sous le poids. Puis il ordonna de décharger la pièce et de la remplacer par des briques et des rochers de taille égale. Lorsque la péniche eut atteint le niveau qui était le sien quand elle était chargée du canon, il fit peser avec soin les briques et les pierres et put déterminer avec une exactitude raisonnable le poids du Pra Prirun. Toute l'opération fut accomplie en sept heures.
Le matin qui suivit le concours du canon, de somptueux cadeaux — porcelaines chinoises, paravents japonais, soies et objets artisanaux en bois de sam-pang ou de santal, rubis, émeraudes et diamants, coffres en laque noire ou dorée de la première période d'Ayuthia, coffrets à manuscrits, portes en bois sculpté, ainsi qu'une reproduction en laque dorée du grand oiseau garuda de la barge royale — défilèrent dans les rues d'Ayuthia pour être chargés sur un gros vaisseau de deux cents tonneaux, Y Alliance. Ce cortège était suivi de trois éléphants au harnachement doré et de deux rhinocéros que l'on avait calmés au préalable avec de l'opium et des herbes, et qui portaient des colliers de clochettes en bronze autour du cou. La procession fit sensation dans les rues. On disait que les jeunes éléphants étaient destinés aux trois jeunes princes de France, les petits-fils de Louis XIV. On chuchota des conseils à l'oreille des éléphants tandis que les nobles qui les conduisaient, coiffés de leur chapeau conique, en prenaient respectueusement congé. On demanda aux éléphants de partir le cœur joyeux et on leur expliqua que, même s'ils devenaient des esclaves, ils seraient au service d'un des plus grands monarques de l'univers. Pra Pipat, un sexagénaire vétéran de trois ambassades siamoises en Chine, fut nommé premier ambassadeur de Siam en France. Il était accompagné du père Gayme, un jésuite français qui devait faire office d'interprète, de deux secrétaires siamois de l'ambassadeur et de trente serviteurs. Dans un grand tumulte, l'ambassade appareilla, porteuse d'une lettre royale adressant de chaleureuses salutations au roi français et le félicitant de l'heureux aboutissement du traité d'amitié entre les deux grandes nations. Le texte entier de la lettre était gravé sur une feuille d'or.
Ce même matin, un messager hollandais, le capitaine Cijfer, fut introduit dans les bureaux d'Aarnout Faa.
« Bienvenue, capitaine, déclara le directeur d'un ton joyeux. J'attendais avec impatience votre arrivée. » C'était peu dire. Faa était sur des charbons ardents et il comptait les minutes. Même si la chose lui semblait impossible, le bruit courait d'une alliance imminente entre le Siam et la France. Mais maintenant, Dieu merci, les navires de guerre étaient arrivés.
« Je suis désolé d'avoir tant tardé, monsieur, j'ai eu beaucoup de mal à vous atteindre. L'estuaire du fleuve est entièrement encombré de jonques et de barques siamoises, et vous n'avez aucune idée de la lenteur avec laquelle on progresse sur l'eau. Sur toute la route de l'estuaire à la capitale se déroulaient de somptueuses processions et il m'a fallu deux jours pour arriver ici.
— Comme c'est étrange, observa Faa, les funérailles du Barcalon, c'était il y a deux jours. Je me demande quelle peut être la cause de toute cette agitation.
— Un grand vaisseau siamois, portant le nom d'Alliance en caractères romains, est ancré dans l'estuaire du Menam, non loin de nos vaisseaux, monsieur. Peut-être cela a-t-il un rapport. Il semble que ces grandes processions, qui ont pratiquement immobilisé le trafic fluvial, ont quelque chose à voir avec une ambassade en partance pour la France. Je n'ai jamais vu des trésors aussi somptueux, ni un tel cérémonial. Savez-vous de quoi il s'agit, monsieur? »
Aamout Faa se sentit soudain mal à l'aise. De grandes processions, des présents somptueux, un grand vaisseau nommé Alliance ? Pourquoi ne l'avait-on pas informé? Les préparatifs avaient dû se faire dans le plus grand secret pour que ses hommes n'aient entendu parler de rien. Les Siamois possédaient bien quelques navires au longs cours, mais jamais il n'avait entendu parler d'un bâtiment baptisé Alliance. Le nom était assurément inquiétant. L'un des vaisseaux avait-il été rebaptisé récemment?
En tant que directeur de la Compagnie hollandaise, Faa était gêné de devoir avouer à son visiteur qu'il ignorait ce qui se passait exactement.
« Il y a tant de processions dans ce pays, capitaine, que j'ai cessé de demander ce qu'elles signifient. Mais je me ferai un plaisir de me renseigner pour vous. » Il se pencha sur son bureau et frappa un gong.
Un domestique apparut presque aussitôt. Faa n'eut pas le temps d'ouvrir la bouche que l'homme annonçait l'arrivée d'un mandarin de haut rang dans une chaise à porteurs, accompagné de dix esclaves ; le chef des esclaves n'avait pas indiqué son nom, mais seulement son rang. C'était un mandarin de première classe et il souhaitait parler immédiatement au directeur.
« Alors fais-le entrer », dit Aarnout Faa d'un ton affable. Il se tourna vers le capitaine. « Nous allons avoir bientôt la réponse à votre question. » Le capitaine inclina la tête.
Quelques instants plus tard, la porte s'ouvrit pour livrer passage à un personnage resplendissant, vêtu d'une blouse brodée d'or et allongé sur une litière en bois délicatement sculptée, portée par six esclaves. Faa ne reconnut pas immédiatement l'homme au chapeau conique entouré d'une horde d'esclaves. Mais dès l'instant où celui-ci le salua, un frisson le parcourut.
« Bienvenue, heer Phaulkon, dit le Hollandais en essayant de contrôler sa voix. On m'a dit que vous avez été blessé dans l'héroïque bataille contre les Macassars. J'espère que vous vous en remettez convenablement ? »
Les esclaves abaissèrent la litière et l'un d'eux se posta quelques pas en avant pour permettre à Phaulkon d'allonger la jambe sur ses épaules.
« Très rapidement, je vous remercie, heer Faa. Il y a tant de bonnes nouvelles pour me réconforter ces jours-ci. Il semble que cela aide aussi le corps. »
Le capitaine regardait avec des yeux étonnés cet Européen vêtu à l'orientale, qui pariait un hollandais parfait et que l'on traitait comme un éminent dignitaire local. Les cinq autres esclaves de Phaulkon étaient immobiles et prosternés à ses pieds.
« Mais permettez-moi de vous présenter le capi-taine Cijfer, de la marine royale hollandaise. Voici... euh... Son Excellence le Seigneur Phaulkon, fit le directeur en avalant difficilement sa salive.
— Très honoré, mon Seigneur, dit le capitaine en s'inclinant. Mais je vais attendre dehors. Je suis certain que vous avez à discuter d'affaires qui...
— Tout au contraire, capitaine, dit Phaulkon en levant la main, votre présence ici est fort opportune. Ce que j'ai à annoncer vous concerne également. »
Le capitaine le regarda d'un air déconcerté.
Que voulait-il dire? se demanda Aarnout Faa. Que savait-il de ce capitaine ou de sa mission ? Les navires hollandais avaient dû mouiller au large et il était peu probable que la nouvelle eût voyagé jusqu'ici plus vite que le capitaine Cijfer lui-même. Une vague d'appréhension 1 etreignit.
« Vous m'intriguez, heer Phaulkon, fit le directeur hollandais en se forçant à sourire.
— Monsieur, commença Phaulkon, on va prochainement annoncer une importante alliance entre deux grandes nations. Étant donné les relations particulières que votre pays entretient de longue date avec le Siam, je voulais que vous soyez le premier à l'apprendre.
— Vraiment, heer Phaulkon. Et de quelles nations s'agirait-il donc? »
Phaulkon prit son temps et le regarda longuement. Il eut un geste imperceptible vers sa boîte à bétel incrustée de diamants : un esclave aussitôt l'ouvrit et la lui tendit humblement. Phaulkon y prit une noix de bétel enveloppée dans une feuille et se mit à la mâcher. Aarnout Faa agitait ses pieds d'un air embarrassé sous son bureau tandis que le capitaine continuait à regarder la scène, comme abasourdi.
« Des négociations secrètes sont engagées depuis quelque temps entre Leurs Majestés le roi Louis de France et le roi Naraï de Siam, reprit Phaulkon. Ces négociations ont été discrètement entamées par l'intermédiaire des Jésuites, à l'époque de la visite de l'évêque d'Héliopolis, bien avant que vous et moi ne mettions le pied au Siam, mijn heer. » Phaulkon s'interrompit et désigna un éventail posé au pied d'un de ses esclaves. Celui-ci s'en empara aussitôt et se mit à éventer son maître. Machinalement, Aarnout Faa se passa une main sur le front. Consterné, le Hollandais écouta Phaulkon poursuivre.
« Ces longues négociations ont maintenant porté leurs fruits et ont abouti à une grande alliance entre la France et le Siam, que l'on va proclamer aujourd'hui. Ce traité coïncidera avec le départ d'une grande ambassade — la plus grande mission siamoise à quitter ces rives — à l'invitation du roi Louis en personne. Comme il a été convenu, une ambassade tout aussi importante du Roi-Soleil doit simultanément partir pour le Siam. L'ambassade en provenance de France sera accompagnée de cinq mille soldats, embarqués sur vingt vaisseaux de guerre. Ces troupes, envoyées par le roi Louis pour marquer l'estime dans laquelle il tient son souverain frère, constituera la garde personnelle de Sa Majesté siamoise. » Phaulkon s'interrompit. « Je suis sûr que vous lisez le français, heer Faa ? »
Le Hollandais s'obligea de nouveau à sourire. Il sentait peser sur lui le regard interrogateur du capitaine Cijfer. « Assez pour comprendre l'essentiel, heer Phaulkon. Avez-vous quelque chose à me montrer? »
Phaulkon ouvrit sa bourse et en tira une lettre qu'il déposa avec soin sur le bureau de Faa. Elle portait le sceau royal de France et même Phaulkon n'en avait pas cru ses yeux lorsqu'il l'avait découverte pour la première fois. Elle était datée d'un peu plus d'un an et c'était un faux absolument parfait : il fallait en attribuer le mérite à l'ingéniosité des pères jésuites, en particulier le père Le Moutier à qui des années passées à copier les manuscrits bibliques lors de ses études de théologie avaient permis cet exploit. La lettre était adressée à Son Très Estimé Ami et Allié le roi de Siam. Elle exprimait la profonde satisfaction du grand monarque à constater que huit ans de négociations avaient abouti à un traité d'aussi bon augure. Le temps même qu'il avait fallu pour le conclure indiquait qu'il était conçu pour durer. La lettre continuait en énumérant les présents qu'il adressait à Son Estimé Collègue et expliquait en outre que les cinq mille soldats d'élite étaient destinés à constituer une garde personnelle « pour le protéger à tout moment et de tout ennemi, quel qu'il pût être ». Les soldats avaient pour instructions d'obéir à tous ses ordres.
À mesure qu'il lisait, on voyait pâlir le directeur hollandais.
« Mais pourquoi, heer Phaulkon, demanda-t-il, un document de cette importante serait-il tombé entre vos mains ? Je note qu'il est daté d'il y a onze mois. Il a dû arriver au Siam depuis environ quatre mois. »
C'était la question qu'attendait Phaulkon. Le moment d'assener son coup de grâce.
« Parce que ce type d'affaires se trouve maintenant entre mes mains, heer Faa. Voyez-vous, demain est pour moi un jour qui se présente sous les plus heureux auspices. » Il marqua un temps. « Je vais être nommé Barcalon de Siam. »
Aarnout Faa devint livide. Sa première réaction aurait dû consister à hurler et à lancer des injures, mais c'était un diplomate chevronné. Après une légère hésitation, il déclara avec calme :
« Eh bien, heer Phaulkon, je dois vous féliciter pour votre remarquable carrière. Votre ascension a été vraiment aussi fulgurante qu'un météore. »
Les pensées se bousculaient dans son esprit. Tout cela pouvait-il être réel ? Peut-être cette lettre était-elle un faux? Pourtant, même le diabolique Phaulkon aurait-il osé bluffer sur un sujet aussi important que sa nomination au poste de Barcalon ! Seigneur Jésus, si c'était vrai, où allait-il se retrouver? Et la Hollande? Mais pourquoi diable bluffer ou falsifier une lettre pareille? À moins... Il eut un sourire tandis qu'une lueur d'espoir commençait à poindre. À moins que Phaulkon n'eût, on ne sait comment, appris l'arrivée des vaisseaux de guerre hollandais. Mais par quel moyen? Toutes les précautions avaient été prises et lui-même n'avait été mis au courant que quatre jours auparavant. Les préparatifs considérables évoqués par le capitaine Cijfer n'auraient pu se faire en quatre jours, même s'il y avait eu une fuite. Ce qui était impossible. Le premier courrier était un Hollandais : il n'avait adressé la parole à personne et était aussitôt reparti. Non, reconnut Faa avec rage, cette alliance avec la France devait être authentique. C'était cette fichue coïncidence qui était désastreuse. Il lui fallait envoyer une dépêche urgente à Batavia pour annoncer la nouvelle, mais prendre également sans tarder une décision fort déplaisante concernant les navires de guerre. Il ne pouvait en effet courir le risque d'une guerre avec la France. Il faudrait peut-être un an ou deux avant que le roi Louis puisse exercer des représailles contre la Hollande mais, au bout du compte, on en rejetterait la responsabilité sur le directeur de la Compagnie hollandaise et le capitaine Cijfer en serait le témoin.
Faa jeta un coup d'oeil au calendrier posé sur son bureau. Si une flotte française avait vraiment pris la mer, elle pouvait parvenir au Siam en décembre : dans sept mois seulement. Comment pourrait-il prendre l'initiative d'un conflit avec la France, pas uniquement ici, mais peut-être aussi en Europe? Il frissonna. Non, il reviendrait à heer Van Goens de prendre cette décision à Batavia. Il maudit de nouveau le sort et se sentit soudain au bord des larmes. Si l'histoire de ce diable de Phaulkon était vraie, comment pourrait-il maintenant arrêter le nouveau Barcalon de Siam et le jeter dans un bateau pour Madras? Les relations avec le Siam en seraient à jamais compromises — si ce n'était déjà fait. Si Phaulkon n'avait pas été assis, là, devant lui, Aarnout Faa se serait pris la tête à deux mains et aurait pleuré comme un enfant. L'ambition de sa vie, de toute sa carrière, semblait s'écrouler d'un seul coup. Au prix d'un suprême effort, il s'obligea à considérer la situation sous un angle différent. Il restait encore à vérifier si cette canaille de Phaulkon allait vraiment être nommée Barcalon le lendemain. Il décida que son attitude dépendrait de la réponse. Il donnerait l'ordre à la flotte d'attendre un jour encore. Si Phaulkon était vraiment intronisé comme Barcalon, il renverrait les navires.
Phaulkon pouvait lire sur le visage de Faa le coup terrible qu'il venait de lui porter. C'était le moment de montrer un peu de compassion. En cet instant l'homme serait reconnaissant de la moindre charité qu'on lui témoignerait.
« Heer Faa, je suis venu ici cet après-midi non pas seulement pour vous annoncer confidentiellement l'alliance avec la France, mais pour vous informer que, en tant que Barcalon, j'ai bien l'intention de m'acquitter impartialement de mes devoirs. Je ne favoriserai pas un pays aux dépens d'un autre et j'accorderai tout mon soutien à ceux qui manifestent une amitié sincère pour le Siam. Vous ne devez plus me considérer comme attaché à la Compagnie anglaise mais comme un fonctionnaire siamois au service du Siam. » Il s'arrêta et dévisagea longuement Faa. « Je n'hésiterai pas à recommander pour un mandarinat honoraire tout farang ou tout Maure qui sache faire passer les intérêts du Siam avant les siens. »
Le capitaine Cijfer écoutait avec stupéfaction les propos de Phaulkon. Il avait l'impression d'être arrivé à un moment qui marquerait un tournant dans l'Histoire. Mais qui était cet extraordinaire personnage qui allait devenir Barcalon de Siam ?
Au prix d'un énorme effort, le directeur hollandais parvint à maîtriser l'émotion de sa voix et il ravala son orgueil.
« Le traité nous accordant le monopole du commerce des peaux resterait en vigueur? demanda-t-il d'un ton hésitant.
— Certes, mijn heer, à moins qu'il ne donne lieu à des abus ou qu'il ne soit révisé par consentement mutuel.
— Et les Français se verront-ils accorder des concessions spéciales ?
— Pas plus que d'autres. Ils seront autorisés à construire une factorerie et à commercer ici comme toute autre puissance étrangère qui respecte les lois de ce pays.
— Et les Anglais ?
— Les Anglais, heer Faa, seront personae non gratae jusqu'au jour où ils pourront montrer une amélioration suffisante de leur attitude. Tant que je serai Barcalon, des gens comme Samuel Potts ne seront pas les bienvenus ici.
— Mais, heer Phaulkon, M. Potts ne faisait évidemment que son devoir?
— En mettant le feu à la factorerie anglaise?
— Heer Phaulkon, permettez-moi de n'être pas de votre avis sur ce point. C'est vous qui l'avez détruite.
— C'est votre opinion, et libre à vous de l'avoir, si erronée qu'elle puisse être. Je le tolérerai pour cette fois, mais je ne souhaite pas l'entendre exprimée de nouveau en ma présence. » Phaulkon avait dit tout cela d'un ton très ferme. « Et aujourd'hui est le dernier jour où vous pouvez m'appeler heer Phaulkon. »
Le Hollandais jeta un coup d'oeil embarrassé au capitaine Cijfer et avala difficilement sa salive.
« Vous disiez, Excellence, que les relations entre le Siam et la Hollande se poursuivront comme avant?
— Absolument. Et, si la Hollande s'acquitte honorablement de ses devoirs, je prévois une période de fructueuses relations entre nous. Surtout que les Anglais ne sont pas près de revenir. » Phaulkon se tourna vers le capitaine. « Êtes-vous ici en mission commerciale, capitaine ? »
Cijfer jeta un bref coup d'œil à Faa, puis balbutia : « Heu... oui..., monsieur, je veux dire Excellence.
— Dans ce cas, je vous serais reconnaissant de bien vouloir rester jusqu'à demain pour assister à mon investiture. » Il lui adressa un aimable sourire. « L'honorable Compagnie hollandaise aura une place qui lui sera spécialement réservée. »
Le capitaine s'inclina bien bas. « Ce sera un grand honneur, Excellence. »
Phaulkon tapa sur le montant de sa litière et les esclaves la reprirent sur leurs épaules. Il se tourna vers Aarnout Faa :
« Alors, puis-je compter sur votre coopération durant cette période... disons, de transition? »
Faa regarda Phaulkon avec un respect qu'il n'arri-vait pas à contrôler. « Monsieur, vous avez ma parole. »
Le nouveau Barcalon fut installé en grande pompe au palais. Le gouverneur de Ligor se prosterna auprès des gouverneurs de toutes les autres provinces pour saluer Son Excellence Pra Vichaiyen. Aarnout Faa s'inclina très bas avec les représentants des autres nations qui faisaient commerce à Ayuthia. Le père Vachet en fit de même avec le reste des Jésuites qui avaient contribué à assurer la paix. Dans le fracas des cymbales et les sonneries des trompettes, Sa Majesté apparut au balcon et annonça qu'avec son nouveau Barcalon une ère nouvelle avait commencé en matière de politique siamoise.
Grinçant des dents, le général Petraja sourit d'un air affable tandis que Luang Sorasak, un bandage autour de la tête, assistait à l'investiture en rongeant son frein avant de partir pour la lointaine province du Nord de Phitsanulok, dont il avait été nommé gouverneur.
Phaulkon se maria au cours de la seconde cérémonie qui devait se dérouler ce jour-là dans la grande cour du palais, maintenant sous les auspices de l'évêque français d'Ayuthia, assisté du Patriarche suprême de la loi bouddhique : c'était la première fois que les deux chefs religieux officiaient à la même cérémonie. Sa Majesté offrit de somptueux présents aux jeunes mariés : à titre exceptionnel et en gage de suprême honneur. Elle fit une brève apparition montée sur son éléphant caparaçonné de joyaux et flanqué de l'éléphant blanc de Ligor.
Toutes les dames de la cour étaient présentes, resplendissantes dans leurs atours de cérémonie. Au milieu d'elles, prosternée, Sunida, reconnue par tous comme la concubine élue du ministre favori du Seigneur de la Vie : éperdue d'admiration, elle contemplait le beau Pra Klang dans son habit de brocart vermillon que Sa Majesté lui avait offert pour l'occasion. Tout au fond, au dernier rang, derrière les dames de la Cour et sur invitation spéciale, était accroupie Sri. Elle portait le sarong des provinces du Sud offert par le Palais et l'on pouvait lire sur son visage l'admiration que lui inspirait le maître farang.
Dame Maria, rayonnante dans une longue robe blanche de soie chinoise et coiffée d'un voile assorti, se tenait fièrement au côté de son mari. Promenant son regard sur les dames qui l'entouraient, ses yeux s'arrêtèrent sur Sunida : celle-ci était vraiment magnifique dans son corsage turquoise et son panung noir, ses doigts fins étincelants de joyaux. Maria se rappela soudain les paroles de son père, mestre Phanik. Elle reconnaissait qu'après tout, Sunida ne constituait pas pour elle une véritable menace. Ici, parmi la foule des concubines du palais, elle n'était qu'une Siamoise de plus qui se conduisait conformément aux principes de son éducation.
Maria éprouva une brusque envie de lui dire simplement combien elle la trouvait belle. Elle croisa son regard et lui sourit.
Bouleversée, Sunida lui répondit par un sourire radieux. Loué soit le Seigneur Bouddha, songea-t-elle avec gratitude : ses mains se crispèrent sur son ventre en sentant une fois encore un petit coup de pied.