LES SAULES
I
Quand on quitte Vienne, et longtemps avant d’atteindre Budapest, on voit le Danube entrer dans une région désolée et étrangement abandonnée ; il quitte alors son lit pour se répandre sur chaque rive ; pendant des kilomètres, la campagne se transforme en un véritable marécage où les saules nains poussent à foison. Sur les cartes, cette région déserte est figurée par un bleu qui se dégrade à mesure qu’il s’éloigne de la ligne représentant le bord du fleuve, en formant comme des vaguelettes ; sur ce fond s’inscrit en larges lettres espacées le mot Sümpfe qui signifie marais.
Au moment des crues, cette mer de sable, de galets, ponctuée d’îlots de saules est presque entièrement submergée ; le reste du temps, on aperçoit des buissons qui, tout bruissants, courbent la tête sous le vent ; ils laissent apparaître leurs feuilles argentées par le soleil et forment une plaine sans cesse mouvante dont la beauté est bouleversante. Ces saules ne parviennent jamais à la dignité d’arbres adultes ; ils n’ont pas de tronc rigide ; ils restent toujours d’humbles buissons au contour délicat, terminés en boule, qui obéissent à la moindre sollicitation du vent ; souples comme des graminées, ils se balancent continuellement, au point de donner l’illusion que c’est la plaine tout entière qui se met en mouvement, qui est douée de vie. Car le vent fait surgir puis retomber des vagues sur toute sa surface – des vagues de feuilles –, fait s’élever une houle verte comparable à celle qui prend naissance sur la mer, jusqu’à ce que les branches se soulèvent et tournent leur envers vers le ciel ; la houle prend alors une couleur argentée.
Heureux d’échapper à la contrainte de berges rigides, le Danube erre à sa guise dans un réseau compliqué de méandres ; entre les îlots, les eaux se précipitent avec un vacarme assourdissant dans de larges passages, forment des tourbillons, des remous, des cascades bouillonnantes. Elles érodent les berges sablonneuses, charrient des mottes de terre, des souches de saules, forment ainsi d’innombrables îles nouvelles qui changent quotidiennement de taille et de forme et ne connaissent qu’une existence précaire, car elles ne survivent pas, en tout cas, à la première crue.
Pour être précis, cette vie fascinante du fleuve commence peu après qu’on ait quitté Presbourg. Nous étions vers la mi-juillet, les eaux étaient à l’étiage le plus haut ; nous étions arrivés dans la région à bord de notre canoë canadien munis de notre poêle à frire et de notre tente de bohémiens. Le matin même, alors que les premières lueurs de l’aurore commençaient à embraser le ciel, nous avions rapidement traversé une Vienne encore assoupie ; deux heures plus tard, la ville n’apparaissait plus à l’horizon que derrière un écran de fumée estompant les collines du Wienerwald ; nous avions pris le petit déjeuner en aval de Fischeramend, sous un bouquet de bouleaux agités au gré d’un vent mugissant. Entraînés par le courant rapide, nous avions dépassé Orth, Hainburg, Petronell (le Carnutum de Marc Aurèle et des Romains), les sombres hauteurs de Theben perchée sur un éperon des Carpathes, au point où la Morava descend furtivement sur la gauche et où l’on franchit la frontière séparant l’Autriche de la Hongrie.
En maintenant notre allure régulière de 12 kilomètres à l’heure, nous pénétrâmes bientôt assez sensiblement en Hongrie. Les eaux boueuses, annonçant à coup sûr une crue prochaine, firent plus d’une fois échouer notre esquif sur un lit de galets, le firent tournoyer comme un bouchon dans des tourbillons avant que nous vissions se profiler dans le ciel les tours de Presbourg – que les Hongrois appellent Pszony ; arrivé là, le canoë, bondissant comme un ardent coursier, s’envola à toute vitesse au pied des murailles grises, franchit sans encombre la chaîne, immergée à fleur d’eau, du ferry de Fliegende Brücke, tourna brusquement sur la gauche et, en fendant l’écume jaunâtre, s’enfonça dans la région sauvage des îles, des bancs de sable, des lagunes – le domaine des saules.
Le changement se produisit brutalement, comme lorsque la lanterne de projection vous fait passer sans transition d’une vue prise dans la rue à un paysage de lacs et de forêts. Nous avions hissé notre petite voile pour pénétrer dans cette zone désolée ; en moins d’une demi-heure, nous n’avions plus en vue ni bateau, ni hutte de pêcheur, ni toit de tuile ; nous n’apercevions plus aucun vestige d’habitation ni de civilisation, mais nous avons été, l’un et l’autre, immédiatement envoûtés. Nous avions la sensation de nous trouver soudain à l’écart du genre humain, d’être totalement isolés. Ce monde singulier fait de saules, de vent et d’eau nous fascinait. Nous nous sommes bien divertis en nous racontant une histoire : nous étions imprudemment sortis de notre monde sans demander l’autorisation et nous aurions dû être munis d’un passeport spécial pour pénétrer dans celui du merveilleux et de la magie. Ce royaume était réservé à certains ayants-droit et il y avait partout, pouvant être seulement aperçus de ceux qui ont suffisamment d’imagination, des pancartes en interdisant l’entrée.
Nous n’étions encore qu’au début de l’après-midi et cependant les bouffées continuelles d’un vent qui soufflait en bourrasques violentes commençaient à nous inquiéter. Nous nous sommes donc mis sans tarder à chercher un endroit propice pour y planter notre tente. Mais le caractère déroutant de ces îles rendait tout accostage compliqué ; le flot tourbillonnant nous jetait à la rive pour nous en éloigner aussitôt après ; dès que nous saisissions une branche de saule pour essayer d’arrêter notre embarcation, nous nous déchirions les mains. Nous nous sommes ainsi halés le long de bien des mètres de rive sablonneuse avant d’être finalement drossés par un grand coup de vent dans un bief et réussir à échouer l’avant de notre canoë en soulevant une gerbe de gouttelettes d’eau. Ensuite, morts de fatigue et de rire, nous nous sommes laissés tomber, à l’abri du vent, sur une petite étendue recouverte de sable doré, qu’un soleil ardent à son apogée, sous un ciel sans nuages, avait rendue brûlante. Une armée de saules nains, dansants et bruissants, luisants d’embruns, nous entourait de tous côtés ; de leurs milliers de mains minuscules, ils semblaient applaudir au succès qui venait de couronner nos efforts.
— Quel fleuve ! s’écria mon compagnon, qui pensait à tout le chemin parcouru depuis sa source dans la Forêt Noire et au nombre d’occasions où, au début de juin, nous avions dû patauger pour nous dégager des bas-fonds du cours supérieur.
— Et puis, il n’est pas de très bonne humeur, vous ne trouvez pas ? ajouta-t-il en halant, à titre de précaution, notre embarcation un peu plus avant sur le sable et en s’installant pour faire la sieste.
Je m’étendis à côté de lui, détendu, heureux de me sentir entouré des éléments naturels : l’eau, le vent, le sable, le grand brasier du soleil. Je pensais au long parcours que nous avions déjà derrière nous, à toute l’étendue d’eau qu’il nous restait à franchir avant de parvenir à la mer Noire, je savourais la joie d’avoir un compagnon de voyage aussi délicieux et charmant que mon ami le Suédois.
Nous avions déjà fait ensemble bien des voyages de ce genre, mais le Danube, plus que n’importe quel autre fleuve connu, m’impressionnait par son aspect vivant. Depuis son entrée dans le monde sous forme de bulles minuscules au sein des jardins plantés de pins de Donaueschingen, jusqu’au moment où il commence à jouer ce grand jeu qui consiste à se perdre dans des marécages déserts, sans personne pour le regarder ou lui imposer une contrainte quelconque, il m’avait semblé le voir grandir comme un véritable être vivant. D’abord somnolent, donnant ensuite de plus en plus libre cours à ses impulsions violentes à mesure qu’il prend conscience de l’âme qui l’habite, il roule ses eaux comme quelque géant fluide à travers tous les pays qu’il nous avait fait parcourir sur ses puissantes épaules. Il lui était arrivé de nous jouer de mauvais tours, mais il était cependant resté amical et bienveillant, si bien que nous en étions venus à le considérer comme un grand personnage.
Comment aurait-il pu en être autrement, avec toutes les confidences qu’il nous faisait sur sa vie intime ? La nuit, tandis que nous nous reposions sous notre tente, nous l’entendions chanter pour la lune, émettre cet étrange son sifflant qui lui est particulier et qu’on attribue au frottement des galets à la surface de son lit, tant son cours est rapide. Nous connaissions aussi le chant des tourbillons qui prennent soudain naissance sur une étendue d’eau parfaitement calme, le grondement de ses bas-fonds et de ses chutes ; le roulement régulier qui forme un arrière-plan à tous les autres bruits superficiels ; l’attaque incessante de ses eaux glacées contre les rives. Ses protestations lorsque la pluie vient lui fouetter le visage ! Et son rire sonore quand le vent, soufflant à contre-courant, tente vainement de freiner sa vitesse ! Nous connaissions tous les sons, tous les bruits, ses chutes et ses projections d’écume, ses clapotis inutiles contre les piles des ponts ; son bavardage prétentieux quand il y a des collines pour le contempler ; la dignité affectée de son discours à la traversée des petites villes, beaucoup trop importantes pour qu’on en rie ; tous ces légers et doux murmures quand, dans une courbe où il s’attarde, le soleil s’empare de lui et tire de son sein une légère vapeur qui s’élève.
Il vous joue bien des tours avant de faire son entrée dans le grand monde. À la partie supérieure de son cours, quand il traverse les forêts de la Souabe, alors qu’il ne se doute pas encore de la destinée qui lui est réservée, il y a des endroits où il s’amuse à disparaître dans des gouffres pour faire ensuite sa réapparition sous un autre nom, sur l’autre versant d’une colline de calcaire poreux ; il reste alors si peu d’eau dans son lit proprement dit qu’il nous fallait escalader la berge et porter le bateau sur des kilomètres pour franchir cette zone ! L’un de ses plus grands plaisirs, à l’époque de sa jeunesse irresponsable, à Brer Fox, par exemple, juste avant que les petits affluents turbulents descendant des Alpes ne viennent le rejoindre, est de laisser ses eaux baisser et de refuser de les reconnaître comme tels. Fleuve et affluents roulent ainsi côte à côte sur des kilomètres, avec entre eux une démarcation bien nette et des niveaux différents. Le Danube ne veut pas accepter le nouveau venu. En aval de Passau, cependant, il est obligé de renoncer à ce genre de facéties : l’Inn débouche dans un vacarme si tonitruant qu’il est impossible de l’ignorer ; il pousse, bouscule le grand fleuve, il y a à peine place pour deux dans la gorge sinueuse qui s’ouvre à cet endroit, le Danube est jeté sur une falaise, puis sur une autre, il est contraint à se ruer impétueusement, en formant de grandes vagues pour arriver en temps voulu à la sortie. Pendant le passage de ces courants contraires, notre canoë roulait d’un bord sur l’autre, était ballotté entre les deux flots qui s’entrechoquent ; il n’avait jamais été à pareille fête. Mais le vieux fleuve finit par comprendre la leçon de l’Inn ; après Passau, il cesse de prétendre ignorer les nouveaux arrivants.
Cela se passait naturellement bien des jours auparavant ; nous avions été amenés depuis à faire connaissance avec d’autres aspects de ce grand personnage. En traversant en Bavière la plaine de Straubing, couverte de champs de blé, quand nous voyions s’attarder paresseusement sous le soleil brûlant de juin, nous pouvions imaginer qu’il n’y avait en fait d’eau, que quelques centimètres, et que, plus au fond, dissimulées par ce manteau soyeux, allait et venait une armée d’Ondines invisibles qui s’en allaient ainsi vers la mer, en gardant le silence pour éviter d’être découvertes. Nous pardonnions beaucoup au fleuve à cause de ses prévenances pour les oiseaux et les bêtes qui hantent ses plages. Dans certains endroits déserts, les cormorans jalonnent le rivage comme une rangée de pieux noirs ; des corneilles cendrées peuplent les lits de galets ; dans les flaques peu profondes, entre les îles, les cigognes vont à la pêche ; les faucons, les cygnes, les oiseaux de marais de toutes sortes emplissent l’air du bruissement d’ailes brillantes, de chants et d’appels vibrants. Il est impossible de reprocher au fleuve ses caprices quand on a vu, au coucher du soleil, un daim plonger en faisant jaillir une gerbe d’eau et dépasser le canoë à la nage ; plus d’une fois, nous avons aperçu dans un fourré des faons qui nous examinaient, nous avons rencontré le regard brun d’un cerf au moment où nous prenions un virage à toute vitesse pour nous engager dans un autre bras du fleuve. Il y a partout des renards sur les berges, qui vont à petits pas comptés sur les bois flottants et qui disparaissent si brusquement qu’il est impossible de comprendre comment ils s’y prennent.
Mais quand on a quitté Presbourg, les choses changent quelque peu et le Danube devient plus sérieux. Il cesse de plaisanter. On se trouve à mi-chemin de la mer Noire et l’on sent déjà la proximité de contrées étranges où ce genre de facéties ne seraient ni autorisées ni comprises. Le fleuve devient adulte, soudain, proclame son droit à être respecté, et même craint. Pour ne parler que de cela, il se divise en trois bras qui ne se rejoignent que cent kilomètres en aval, sans qu’il y ait la moindre indication sur le bras que vous devez emprunter avec votre canoë.
— Si vous prenez un chenal latéral, nous dit l’officier hongrois que nous avions rencontré dans ce magasin de Presbourg où nous étions entrés pour faire nos provisions, vous pouvez-vous retrouver quand les eaux baisseront, à soixante kilomètres de toute habitation, rester en panne, et aussi bien mourir de faim. Je vous conseille de ne pas poursuivre votre route. De plus le fleuve est encore en train de grossir et ce vent ne va faire qu’augmenter.
Le danger de crue ne nous inquiétait pas, par contre la menace de rester en panne par suite d’une baisse soudaine des eaux pouvait être sérieuse et nous avions en conséquence chargé un stock de provisions supplémentaires. Pour le reste, la prophétie de l’officier se vérifia ; le vent qui soufflait sous un ciel parfaitement pur augmenta progressivement de violence jusqu’à atteindre à la dignité d’un vent d’ouest soufflant en tempête.
Il était donc plus tôt que d’habitude quand nous nous sommes arrêtés pour camper ; le soleil ne se coucherait qu’une ou deux heures plus tard. Je laissai mon ami endormi sur le sable et je me mis à flâner en jetant un coup d’oeil distrait sur notre hôtel. L’île n’avait pas plus d’un demi-hectare de superficie ; c’était un simple banc de sable émergeant de soixante centimètres à un mètre au-dessus du niveau du fleuve. L’extrémité la plus éloignée, dans la direction du couchant, était inondée des embruns arrachés par le vent furieux à la crête des vagues. Elle avait la forme d’un triangle dont le sommet était dirigé en amont.
Je restai là un bon moment, à regarder les flots rougeâtres se précipiter impétueusement dans un fracas assourdissant, soulever des vagues en heurtant la rive, comme s’ils avaient voulu l’emporter d’un seul coup, puis se séparer en deux courants écumants. On croyait sentir le sol trembler sous la violence du choc ; les mouvements furieux des saules nains, sous l’action du vent, venaient compléter l’illusion : je croyais voir l’île se déplacer réellement. À un ou deux kilomètres en amont, je voyais le grand fleuve descendre à ma rencontre ; c’était comme si j’avais regardé d’en bas la pente glissante d’une colline blanche d’écume, bondissant en tous sens pour s’exposer au soleil.
Dans le reste de l’île, les saules étaient trop serrés les uns contre les autres pour qu’on pût s’y promener agréablement, mais j’en fis néanmoins le tour. Sur la rive en aval, la lumière changeait, bien entendu, et le fleuve paraissait sombre et furieux. Seuls étaient visibles, avec leur liséré d’écume, les envers des vagues, poussées irrésistiblement en avant par les grandes bouffées de vent. On les voyait sur près d’un kilomètre, se faufilant entre les îles, puis décrivant une large courbe pour disparaître entre les saules qui se refermaient sur elles comme une harde de monstres antédiluviens en train de s’abreuver. Ils me faisaient penser à d’énormes protubérances spongieuses en train de pomper l’eau du fleuve. Ils s’assemblaient en nombre tellement grand qu’ils étaient capables de le faire complètement disparaître.
Avec cette impression de solitude qu’elle donnait, son étrange pouvoir de suggestion, c’était une scène impressionnante ; à mesure que je m’attardais à regarder avec curiosité, une émotion singulière s’éveillait en moi. Une inexplicable sensation d’inconfort et presque d’inquiétude venait troubler le plaisir que je prenais à contempler ce spectacle d’une sauvage beauté.
Il est probable qu’une rivière qui grossit porte en soi comme un mauvais présage ; bien des petites îles que j’avais vues seraient probablement englouties le lendemain matin ; ce flot irrésistible, impétueux, faisait naître une sorte d’angoisse. Mais je savais que mon malaise allait plus loin en profondeur qu’une simple impression d’effroi ou d’étonnement. Ce n’était pas cela que j’éprouvais. Cela n’avait rien à faire directement non plus avec la violence du vent, avec cet ouragan tonitruant qui pouvait projeter en l’air des hectares de saules et les éparpiller sur la campagne comme des fétus de paille.
Le vent était simplement en train de s’amuser car rien, dans ce paysage plat, ne surgissait pour entraver sa marche ; j’avais conscience de prendre part à ce jeu avec plaisir et excitation. Et pourtant, cette émotion nouvelle n’avait rien à faire avec le vent. En vérité, le désarroi que j’éprouvais était si vague qu’il était impossible d’en déceler l’origine et de le traiter en conséquence ; je savais seulement qu’il avait un rapport avec ce que je venais de constater : combien nous sommes peu de chose en face de la puissance des éléments, de ces éléments qui m’entouraient sans rien pour les canaliser. Ce fleuve grossi démesurément intervenait aussi ; l’idée vague et déplaisante que nous avions peut-être traité ces éléments avec légèreté ; et à présent, nuit et jour, nous étions en leur pouvoir. Ils avaient engagé entre eux une lutte titanesque dont le spectacle frappait l’imagination.
Mais, autant que je pouvais m’en rendre compte, mon émotion avait plutôt pour origine ces saules nains, serrés les uns contre les autres sur des hectares, pullulant dans toutes les directions où l’on se tournait, enserrant le fleuve au point de s’étouffer, s’étendant en rangs serrés sur des kilomètres, surveillant, attendant, écoutant. Indépendamment des éléments, les saules avaient un rapport subtil avec mon malaise, attaquaient sournoisement mon moral, probablement à cause de leur nombre, et trouvaient moyen de représenter, aux yeux de mon imagination, une puissance plutôt hostile.
Les grandes révélations sur les forces de la Nature ne manquent jamais d’impressionner d’une manière ou d’une autre ; ce n’était pas la première fois que je l’éprouvais. Les montagnes causent une angoisse oppressante, les océans terrifient, tandis que le mystère des vastes forêts exerce un envoûtement particulier. Mais dans tous ces cas il existe un lien avec la vie de l’homme et avec son expérience. L’émotion éveillée, même si elle participe de la crainte, reste compréhensible. Dans l’ensemble, elle tend à aboutir à une exaltation.
Avec cette multitude de saules, il s’agissait de quelque chose de très différent. Il émanait d’eux un principe qui angoissait, serrait le coeur. Un sentiment d’inquiétude, teintée de terreur. À me sentir ainsi entouré de ces arbustes en rangs serrés qui faisaient régner une obscurité s’épaississant à mesure que tombait le soir, sans cependant cesser de s’agiter furieusement dans le vent, me vint l’idée étrange et désagréable que nous avions franchi les limites d’un monde différent, où nous étions des intrus, où l’on ne nous attendait pas, où l’on ne nous invitait pas à rester, où nous pouvions courir des risques graves.
Tout en se refusant à livrer sa véritable signification, ce sentiment ne me troubla pas, sur le moment, au point de me faire croire que nous étions menacés. Et pourtant, à aucun moment il ne m’abandonna complètement, même lorsque je me trouvai absorbé dans des occupations pratiques, comme celle d’essayer, en plein ouragan, de planter une tente et d’allumer du feu sous la marmite. Il en subsista suffisamment pour me rendre soucieux et perplexe et pour faire perdre à ce campement, qui aurait pu être très agréable, une bonne partie de son charme. Je ne soufflai mot à mon compagnon que je considérais comme dépourvu d’imagination. Je n’aurais d’abord pas pu lui expliquer ce que je voulais dire, et si j’y étais parvenu, il se serait moqué de moi.
Il y avait au centre de l’île une légère dépression. C’est là que nous nous sommes installés. Les saules qui nous entouraient arrêtaient un peu le vent.
— Pas brillant, ce camp, finit par dire le Suédois imperturbable quand nous eûmes réussi à planter notre tente. « Pas de pierres ni de petit bois pour le feu. Je suis d’avis qu’on parte de bonne heure demain matin, hein ? On ne peut rien faire tenir dans ce sable. »
Mais nous connaissions pas mal de trucs, pour avoir quelquefois vu notre tente s’effondrer au milieu de la nuit et nous rendîmes notre maison de bohémiens aussi solide que possible. Puis, nous fîmes une provision de bois suffisante pour durer jusqu’à l’heure du coucher. Il ne tombait pas de bois mort des saules et notre seule ressource était le bois flotté. Nous passâmes les plages au peigne fin. Partout les rives s’effritaient sous l’influence du flot qui montait et qui en emportait de grands morceaux dans un gargouillement.
— L’île est déjà beaucoup plus petite que lorsque nous avons abordé, dit le Suédois avec son habituelle précision. À cette allure-là, elle ne durera pas longtemps. Nous ferions bien d’amener le canoë tout près de la tente et de nous tenir prêts à partir sans délai. Je dormirai tout habillé.
Il s’était un peu éloigné, suivait la rive ; je l’entendis rire de bon coeur, s’écrier : « Ciel ! » puis m’appeler.
Je me retournai pour voir ce qui se passait. Mais il était caché par les saules, et sur le moment, je ne parvins pas à savoir où il était.
— Mais, qu’est-ce que ça peut bien être ? s’écria-t-il encore. Cette fois le ton de sa voix devenait plus sérieux.
Je courus le retrouver. Il regardait le fleuve en désignant quelque chose qui flottait sur l’eau.
— Mon Dieu ! mais c’est le corps d’un homme, dit-il, très excité. Regardez !
Un objet noir qui tournoyait dans les vagues écumantes passa rapidement sous nos yeux. Il s’enfonçait, puis reparaissait. Il se trouvait à cinq ou six mètres du rivage ; à l’instant où il se trouvait juste en face du point où nous nous tenions, il pivota et vint regarder dans notre direction. Nous vîmes le soleil se refléter dans les yeux de cette chose, et ces yeux eurent un étrange éclat jaunâtre au moment où elle se retourna. Alors, la chose plongea et disparut en un instant.
— C’est une otarie, pardieu ! nous sommes-nous exclamés en même temps, et nous éclatâmes de rire.
C’était bel et bien une otarie vivante, en train de chasser ; mais cela ressemblait exactement au corps d’un noyé tournoyant inlassablement au gré du courant. Plus loin, en aval, elle revint à la surface, nous vîmes sa peau noire et humide briller sous le soleil.
Et puis, juste au moment où nous nous en retournions, les bras chargés de bois flotté, quelque chose intervint pour attirer à nouveau notre attention sur le fleuve. Il s’agissait cette fois d’un homme, et d’un homme en bateau. À n’importe quel moment, la présence d’un petit bateau sur le Danube aurait paru insolite, mais dans cette région déserte, à une période de grandes eaux, elle était tellement inattendue qu’elle constituait un événement. Nous restâmes plantés à regarder. Que ce fût parce que les rayons du soleil près de se coucher étaient rasants, ou par suite de la réfraction de la lumière dans l’eau brillamment éclairée, je ne puis le dire : toujours est-il que j’éprouvai de la difficulté à concentrer mes regards sur cette apparition fuyante. On aurait dit un homme debout sur une sorte de barque à fond plat, qu’il aurait poussée au moyen d’une longue gaffe ; il suivait la rive en face en descendant le courant à une allure vertigineuse. Il semblait regarder dans notre direction, mais la distance était trop grande et la lumière trop indécise pour nous permettre de voir exactement ce qu’il était en train de faire. Il me sembla pourtant qu’il gesticulait et nous faisait des signes. Sa voix parvint jusqu’à nous ; il criait désespérément quelque chose, mais ses paroles étaient entraînées par le vent et nous ne pûmes comprendre un traître mot. Les détails de cette apparition : homme – bateau – geste – voix, présentaient un aspect curieux qui me causa une impression disproportionnée avec son importance.
— Il se signe ! m’écriai-je. Regardez ! Il est en train de faire le signe de croix.
— Je crois que vous avez raison, dit le Suédois en s’abritant les yeux de la main pour mieux voir.
Pendant un moment, on aurait dit qu’il était parti, qu’il s’était fondu dans cette mer de saules, à l’endroit où, le fleuve formant un coude, le soleil se prenait dans ses rayons pour les transformer en une draperie cramoisie d’une resplendissante beauté. De plus, l’atmosphère s’était un peu obscurcie, car la brume avait commencé à s’élever.
— Mais que diable fait-il à la tombée de la nuit sur cette rivière en crue ? dis-je, à moitié à part moi. Où va-t-il à pareille heure ? Que voulait-il dire avec ses signes ? Qu’a-t-il crié ? Vous ne croyez pas qu’il voulait nous avertir de quelque chose ?
— Il a vu la fumée de notre feu et il nous a pris pour des fantômes, dit en riant mon camarade. Les Hongrois croient à toutes sortes d’idioties de ce genre : rappelez-vous ce commerçant de Presbourg nous prévenant que personne n’avait jamais abordé ici parce que l’île appartient à des êtres surnaturels ! Je pense qu’ils croient aux fées et aux forces élémentaires, peut-être même aux démons. C’est la première fois de sa vie que ce paysan voit des hommes en cet endroit, ajouta-t-il après une courte pause, et ça lui a fait peur. Rien d’autre.
Le ton du Suédois n’était pas convaincant, il avait quelque chose d’inhabituel. À mesure qu’il parlait, je remarquais le changement qui s’opérait chez mon compagnon sans pouvoir le définir.
— S’ils ont suffisamment d’imagination, dis-je en éclatant d’un rire sonore – je me rappelle m’être efforcé de faire le plus de bruit possible – ils ont peut-être peuplé cet endroit de toutes les divinités antiques. Les lieux doivent être hantés de dieux légués par les Romains, symbolisant les forces naturelles, et ceux-ci ont dû y laisser leurs sanctuaires et leurs bois sacrés.
Le sujet fut abandonné et nous retournâmes à notre marmite, car mon ami n’était pas habituellement enclin à converser sur des sujets où l’imagination joue un trop grand rôle. Je me rappelle avoir même été plutôt satisfait qu’il ne fût pas doué à ce point de vue : son tempérament flegmatique et pratique était celui qui convenait aux circonstances ; il me réconfortait. C’était, à mon avis, un caractère admirable. Il pouvait descendre des rapides comme un Indien, franchir des ponts dangereux et des tourbillons mieux que n’importe quel homme blanc à qui j’ai vu manoeuvrer un canoë. Un garçon précieux en voyage ; aventureux, plein de ressources, de force et d’énergie si les choses tournaient mal.
Je regardais son visage énergique sous ses cheveux blonds bouclés, tandis qu’il marchait à côté de moi, en titubant un peu sous sa charge de bois, deux fois grosse comme la mienne, et je me sentais ragaillardi. Oui, j’étais nettement heureux que le Suédois fût comme il était, qu’il ne dit jamais rien qui sous-entendît plus que les mots ne signifiaient.
— Cependant, le fleuve monte encore, ajouta-t-il, semblant faire écho à une pensée intérieure, au moment où il laissait tomber son fardeau en poussant un soupir de soulagement. Si ça continue, l’île sera complètement submergée dans deux jours.
— J’espère que le vent va tomber, lui répondis-je ; je me fiche pas mal du fleuve.
Nous n’avions, en vérité, aucune raison de craindre l’inondation ; nous pouvions être partis en dix minutes, et plus il y aurait d’eau, plus nous serions contents. Cela voudrait dire que le courant serait plus fort pour nous aider à descendre le fleuve, et que les lits de galets qui menaçaient si souvent de déchirer traîtreusement le fond de notre embarcation seraient recouverts d’une couche d’eau plus importante.
Allant à l’encontre de ce que nous espérions, le vent ne tomba pas au crépuscule. Il parut même augmenter avec la nuit. Il hurlait au-dessus de nos têtes et secouait les saules comme des fétus de paille. De curieux bruits, rappelant la détonation de canons de gros calibre, accompagnaient parfois son sifflement ; il administrait à la surface de l’eau et du sol des gifles énormes. Si l’on pouvait entendre le bruit que fait une planète en se déplaçant dans l’espace, j’imagine qu’il ressemblerait à cela. Mais le ciel restait absolument sans nuages ; peu après dîner la pleine lune se leva à l’est et vint éclairer la rivière et la plaine de saules hurlants d’une lumière aussi vive que celle du jour. Nous étions étendus sur le sable près du feu, en train de fumer et d’écouter les bruits de la nuit qui nous environnait ; nous parlions avec bonne humeur du parcours déjà accompli et nous faisions des projets. La carte était étalée dans l’ouverture de la tente, mais le vent rendait son étude difficile. Nous ne tardâmes pas à laisser tomber la toile et à éteindre notre lanterne. La lueur du foyer nous suffisait pour fumer et apercevoir nos visages ; les étincelles s’envolaient au-dessus de nos têtes comme un feu d’artifice. Quelques mètres plus bas, la rivière sifflait et bouillonnait. De temps en temps un bruit d’eau qui éclabousse annonçait la chute dans le fleuve d’un nouveau fragment de berge.
Notre conversation, je le remarquai, avait trait à des épisodes, des péripéties déjà anciens, remontant à nos premières étapes dans la Forêt Noire, ou roulait sur d’autres sujets sans lien avec la situation où nous nous trouvions ; nous ne tenions ni l’un ni l’autre à parler du présent plus qu’il n’était nécessaire. C’était un peu comme si nous nous étions mis tacitement d’accord pour éviter toute allusion à notre campement de ce soir-là et aux incidents qui avaient accompagné notre installation. Ni l’otarie, ni le batelier, par exemple, ne furent jugés dignes d’être mentionnés, même une seule fois, tandis qu’ils auraient dû ordinairement alimenter les discussions pendant la plus grande partie de la soirée. C’étaient naturellement des événements, étant donné le lieu où nous nous trouvions.
Le bois était rare, le vent, qui nous rabattait la fumée dans la figure, quel que fût l’endroit où nous fussions assis, faisait un courant d’air continuel, si bien que c’était toute une affaire d’entretenir le feu. Nous partions à tour de rôle au ravitaillement dans la nuit ; la quantité rapportée par le Suédois me paraissait chaque fois minime pour le temps qu’il avait passé à la ramasser ; le fait était que je ne tenais pas tellement à rester seul et c’était pourtant, me semblait-il, toujours à moi d’aller fouiller les fourrés, ramper au clair de lune sur les berges glissantes.
Une longue journée de bataille avec le vent et avec l’eau – quel vent et quelle eau ! – nous avait l’un et l’autre fatigués et le programme qui semblait s’imposer eût été d’aller se coucher le plus tôt possible. Cependant, nous n’avions ni l’un ni l’autre envie de rentrer sous la tente. Nous restions étendus, à entretenir le feu, parlant à bâtons rompus, scrutant du regard l’épaisseur des saules nains, écoutant le vacarme du vent et du fleuve. La solitude du lieu nous pénétrait, c’était le silence qui nous semblait naturel en un pareil endroit, car au bout d’un moment, on eût dit que nos voix sonnaient faux, qu’elles étaient forcées ; le chuchotement m’aurait paru convenir mieux à la situation ; la voix humaine, toujours un peu absurde parmi le grondement des éléments, portait en elle quelque chose de presque déplacé. C’était comme de parler à haute voix dans une église ou dans un lieu où il n’est pas correct, ni peut-être tout à fait sûr, d’être entendu à distance.
L’étrangeté de cette île placée au milieu d’un million de saules secoués par l’ouragan, entourée de flots tumultueux et profonds, nous atteignait l’un et l’autre, du moins je l’imagine. Inviolée par l’homme, presque inconnue de lui, elle s’étendait, là, sous la lune, à l’écart de toute influence de nos semblables, sur la frontière d’un monde différent, habité seulement par les saules et les âmes des saules.
Et nous avions eu l’audace, la témérité d’y faire irruption, de nous en servir ! Quelque chose de plus que la seule puissance du mystère m’agitait, alors que j’étais étendu sur le sable, les pieds contre le feu, regardant les étoiles à travers les feuilles. Je me levai pour aller une dernière fois chercher du bois.
— Quand celui que j’aurai rapporté sera brûlé, déclarai-je avec fermeté, je vais me coucher.
Mon camarade me regarda paresseusement m’éloigner dans les ténèbres environnantes.
J’estimais que, pour un homme sans imagination, il paraissait, ce soir-là, anormalement réceptif, et ouvert à la suggestion des choses, au-delà de ce dont on peut, à l’aide des sens, constater la réalité. Lui aussi était touché par la sauvage beauté de cette solitude. En même temps, je n’étais pas satisfait, je m’en souviens, de constater en lui ce léger changement, et, au lieu de ramasser immédiatement des branches, je m’en allai jusqu’à la pointe de l’île la plus éloignée, là où l’on pouvait le mieux voir le clair de lune sur la rivière et la plaine. Il m’était venu soudain le désir de me trouver seul ; ma crainte primitive revenait en s’accentuant ; j’avais vaguement l’impression que je voulais voir le problème en face et aller jusqu’au fond.
Quand je parvins à la pointe sablonneuse, qui émergeait des vagues, le charme magique du lieu me causa un véritable choc. Un simple « décor » n’aurait pas pu produire un tel effet. Il y avait quelque chose de plus, quelque chose d’alarmant.
Je regardais l’immensité des eaux déchaînées ; je scrutais les saules bruissants ; j’entendais le vent infatigable se ruer continuellement à l’assaut ; ces bruits, chacun à leur manière, faisaient naître en moi une étrange impression de détresse. Mais il y avait surtout les saules : ils jacassaient, ils bavardaient entre eux, riaient parfois, poussaient des cris aigus, soupiraient aussi – mais la raison pour laquelle ils faisaient un tel tapage appartenait à la vie secrète de la grande plaine qu’ils habitaient. Et tout cela était absolument étranger au monde qui m’était familier, ou même à celui des éléments sauvages, mais cependant favorables. Ils me faisaient penser à une multitude d’êtres provenant d’un autre mode de vie, qui étaient peut-être aussi l’aboutissement d’une évolution différente de la nôtre, en train de discuter d’un mystère qu’ils étaient seuls à connaître. Je les regardais s’agiter ensemble d’un air affairé, secouer bizarrement leur grosse tête hirsute, faisant pivoter leurs myriades de feuilles, même en l’absence de vent. Ils bougeaient à leur gré, comme s’ils avaient été vivants et ils éveillaient, par un mécanisme incompréhensible, le sens de l’horrible qui est chez moi très aigu.
Sous le clair de lune, ils formaient une grande armée qui investissait notre camp, agitait ses innombrables traits d’argent avec un air de défi, prête à l’attaque.
La psychologie des lieux, pour quelques imaginations du moins, est une réalité vivante ; pour les nomades, en particulier, les campements sont tout de suite catalogués, selon qu’ils vous accueillent ou vous rejettent. Cette classification peut ne pas apparaître sur-le-champ, parce que l’installation de la tente, la préparation du repas accaparent l’attention, mais dès qu’on reste un peu tranquille, en général après le dîner, on peut sans tarder donner une « note » au lieu choisi. Celle du camp des saules se dégageait pour moi très clairement. Il n’y avait pas à se tromper, nous étions des intrus, des gens entrés là sans autorisation ; on ne voulait pas de nous. La sensation d’être un étranger s’aggravait tandis que j’étais là, à regarder. Nous avions atteint la frontière d’une région où notre présence choquait. On la tolérerait peut-être une nuit, mais, pour un séjour prolongé, s’accompagnant de manifestations de curiosité, non ! Que tous les dieux des arbres et de la nature sauvage en soient témoins, non ! Nous étions la première manifestation de l’homme sur cette île, et l’on ne voulait pas de nous. Les saules étaient contre nous.
D’étranges pensées de ce genre, des phantasmes bizarres, surgis je ne sais d’où, s’installèrent dans mon esprit, tandis que j’étais là, à écouter. Et s’il se trouvait, me disais-je, que tous ces saules fussent capables de se mouvoir ; s’ils se dressaient soudain, comme une légion, sous le commandement des dieux dont nous avons violé le domaine, se lançaient contre nous à travers les marécages immenses, bondissaient dans le ciel nocturne au-dessus de nos têtes, puis se laissaient retomber !
Tandis que je les regardais, il était si facile d’imaginer qu’ils se déplaçaient réellement, s’approchaient en rampant, se retiraient un peu, se serraient les uns contre les autres en masses hostiles, attendant le grand coup de vent qui leur donnerait l’impulsion finale. J’aurais pu jurer que leur aspect avait déjà un peu changé, que leurs rangs devenaient plus denses et plus serrés.
Le cri mélancolique et perçant d’un oiseau de nuit se fit entendre au-dessus de ma tête ; la portion de berge sur laquelle je me trouvais, minée par le flot, s’étant effondrée dans un grand jaillissement d’eau, je faillis perdre l’équilibre. Je fis, juste à temps, un saut en arrière, et repartis chercher du bois, riant à moitié des étranges fantaisies qui se pressaient dans mon esprit, me hantaient. Je me rappelai ce que le Suédois m’avait dit au sujet de notre départ le lendemain et j’étais en train de me dire que j’étais tout à fait d’accord avec lui quand je me retournai avec un sursaut et vis que celui à qui je pensais se trouvait juste devant moi. Il était tout près. Le grondement des éléments m’avait empêché de l’entendre arriver.
— Vous avez été terriblement long ! hurla-t-il en essayant de couvrir le bruit du vent. Je croyais qu’il vous était arrivé quelque chose.
Mais dans son intonation et dans l’aspect de son visage, quelque chose m’en disait plus long que ses simples paroles et je compris, dans le temps d’un éclair, la véritable raison de son apparition. C’était parce qu’il se sentait à son tour impressionné par les lieux où nous nous trouvions et qu’il n’avait pas envie de rester seul.
— Le fleuve monte encore, cria-t-il, en désignant les flots, et le vent est effroyable.
Il n’y avait rien de nouveau dans ce qu’il venait de dire, sauf qu’on sentait dans ses paroles un besoin de compagnie ; c’était là que résidait leur véritable importance.
— Nous avons la chance, criai-je à mon tour, d’avoir pu nous installer dans un creux. J’espère que notre tente résistera.
J’ajoutai quelques mots, pour expliquer la durée de mon absence, sur la difficulté de trouver du bois, mais le vent s’empara de ma phrase et l’entraîna au-dessus de la rivière, si bien que mon ami ne put m’entendre ; il se contenta de me regarder à travers les branches, en hochant la tête.
— En fait de chance, nous en aurons si nous nous en tirons sans catastrophe !
Ce furent à peu de chose près les mots qu’il essaya de faire parvenir jusqu’à moi. Je me rappelle m’être mis à moitié en colère contre lui parce qu’il avait traduit en paroles le sentiment que j’éprouvais de mon côté. Il y avait quelque part un désastre qui s’apprêtait à fondre et cette perspective m’oppressait désagréablement.
Nous sommes retournés auprès du feu et nous l’avons ranimé encore une fois en le secouant avec nos pieds. Puis nous avons jeté un dernier coup d’oeil circulaire. Sans le vent, la chaleur aurait été pénible. J’exprimai cette pensée et je me souviens encore de la réponse du Suédois, qui me frappa étrangement ; il aurait préféré la chaleur, un vrai temps de juillet, disait-il, plutôt que ce « vent du diable ».
Tout était paré pour la nuit ; le canoë retourné quille en l’air à côté de la tente, les deux pagaies rangées de part et d’autre ; le havresac suspendu à la branche d’un saule, les assiettes lavées à une bonne distance du feu, par mesure de précaution ; tout était prêt pour le petit déjeuner du lendemain.
Nous recouvrîmes les braises avec du sable et allâmes nous coucher. La fermeture de la tente était relevée ; je voyais les branches éclairées par la lune, et les étoiles. Les saules agités par le vent, les bouffées brutales venant heurter notre vaillante petite maison, sont mes dernières impressions avant que le sommeil ne s’emparât de moi pour me faire sombrer dans son doux et délicieux oubli.
II
Soudain, je m’aperçus que je ne dormais plus ; toujours étendu sur mon matelas, je regardai par l’ouverture de la tente. Je jetai un rapide coup d’oeil à ma montre, épinglée à la toile ; le clair de lune me permit de voir qu’il était minuit passé. Nous étions sur le seuil d’une nouvelle journée. J’avais dormi deux heures. Le Suédois était assoupi à côté de moi ; quelque chose m’avait fait peur et j’en avais encore le coeur serré. Il y avait dans le voisinage immédiat un phénomène anormal.
D’un bond, je me mis sur mon séant et regardai au-dehors. Les arbres se balançaient violemment sous la poussée des rafales, mais notre petite maison de toile verte tapie dans son pli de terrain, paraissait à l’abri, car le vent passait au-dessus, sans rencontrer assez de résistance pour que cela le rende méchant.
Toutefois, mon impression de malaise était loin d’être dissipée ; je rampai hors de la tente pour voir si notre matériel ne risquait rien. Je pris des précautions pour ne pas réveiller mon compagnon. J’étais étrangement énervé.
J’émergeais déjà à moitié de la tente, marchant à quatre pattes, quand je remarquai pour la première fois que les cimes des arbres en face de moi, avec leur réseau mouvant de feuilles, dessinaient des formes sur le ciel. – Je m’assis par terre pour les examiner. C’était à coup sûr incroyable, mais là, en face de moi et un peu plus haut, il y avait parmi les saules des formes d’une nature indéterminée, et tandis que les branches se balançaient au vent, elles semblaient se rassembler autour de ces formes, dessinant des contours monstrueux qui se déplaçaient rapidement sous la lune. Ces choses étranges n’étaient pas loin de moi, à quinze mètres peut-être.
Mon premier mouvement fut de réveiller mon camarade pour qu’il pût jouir du spectacle, mais quelque chose me fit hésiter : probablement la révélation soudaine que je ne tenais pas à recevoir une confirmation de ce que je croyais voir ; en attendant, je restais là, accroupi, écarquillant les yeux devant cet étonnant tableau. J’étais parfaitement éveillé. Je me rappelle m’être dit que je ne rêvais pas.
Ces silhouettes énormes devenaient visibles par elles-mêmes exactement au-dessus de la cime des buissons ; immenses, couleur bronze, mouvantes, elles étaient tout à fait indépendantes du mouvement des branches. Je les voyais nettement et, dès que je me mis à les examiner avec plus de calme, je remarquai qu’elles étaient beaucoup plus grandes que des êtres humains ; il y avait d’ailleurs dans leur aspect quelque chose qui venait confirmer leur caractère extrahumain. Ce ne pouvait certes pas être le réseau des branches se déplaçant à la lumière de la lune. Elles étaient animées d’un mouvement indépendant. Elles s’élevaient continuellement de la terre vers le ciel et se dissolvaient dès qu’elles atteignaient la région qui n’était plus éclairée par la lune. Elles s’entrelaçaient pour former une grande colonne ; je voyais leurs corps énormes, leurs membres qui se nouaient et se séparaient ; elles formaient une ligne sinueuse se tordant en spirale à mesure que les arbres se déformaient sous l’action du vent. C’étaient des formes nues, fluides, passant au-dessus des arbustes, presque mêlées à leurs feuilles. Elles s’élevaient vers le ciel en formant une colonne vivante. Je ne pouvais apercevoir leurs visages. Elles se répandaient vers le ciel, se balançaient, formaient de grandes courbes, et leur peau semblait teintée de bronze mat.
J’essayais de faire entrer en moi la moindre parcelle de cette vision. Je crus longtemps que ces formes devaient disparaître d’un moment à l’autre, se fondre dans le mouvement des branches et prouver par là que j’étais le jouet d’une illusion d’optique. Je cherchais partout un moyen d’éprouver la réalité des choses quand je compris soudain que la nature de la réalité avait changé. Car, à mesure que je regardais, je devenais de plus en plus convaincu que ces silhouettes étaient réelles et vivantes, peut-être pas cependant suivant les normes du biologiste ou d’une façon qui leur permettrait d’impressionner la plaque photographique.
Loin d’avoir vraiment peur, j’étais pris plutôt par un sentiment de légère crainte, mais aussi d’admiration, comme je n’en ai jamais connu. Il me semblait que j’étais en train de contempler la personnification des forces élémentaires qui hantaient cette région primitive.
Notre intrusion avait réveillé ces forces. Nous étions la cause de ces perturbations ; mon cerveau bouillonnait de légendes sur les esprits, d’histoires sur les divinités dont les hommes reconnaissent la présence dans certains lieux et à qui ils vouent un culte. Mais avant d’aboutir à une explication, je sentais l’interdiction d’aller plus avant. Je me redressai sur le sable, et me mis debout. Le sol était encore chaud sous mes pieds nus, le vent me fouettait la figure et les cheveux ; le bruit du fleuve grondait à mes oreilles. Ces choses étaient réelles, je le savais ; elles prouvaient le bon fonctionnement de mes sens. Et pourtant, les silhouettes continuaient à surgir du sol pour s’élancer silencieusement, majestueusement vers le ciel, formant une grande volute évoquant à la fois la force et la grâce, et qui finit par m’inspirer un besoin authentique d’adoration. J’eus envie de m’agenouiller et de prier – littéralement.
Une minute de plus et je l’aurais fait, mais une rafale de vent fondit sur moi avec une telle violence qu’elle me rejeta de côté ; je titubai et faillis tomber. Ce choc eut l’air de chasser mon rêve ; il modifia au moins mon point de vue. Il y avait toujours ces silhouettes ; elles continuaient à surgir du coeur de la nuit et à monter vers le ciel, mais ma raison prit le dessus. Ce doit être une expérience subjective, me disais-je, non réelle pour cela, mais tout de même subjective. Le clair de lune et les branches s’associaient pour créer ces images qui se reflétaient sur le miroir de mon imagination ; pour une raison quelconque, je les projetais à l’extérieur, ce qui les rendait objectives. Je savais que ce devait être cela. J’étais l’objet d’une hallucination vivante et captivante. Je repris courage et commençai à m’avancer sur le sable. Et pourtant, tout cela n’était-il vraiment qu’hallucination ? Était-ce seulement subjectif ? Est-ce que ma raison ne s’engageait pas dans l’une de ces discussions futiles basées sur ce que nous croyons connaître, et qui ne va pas bien loin ?
Je sais seulement qu’une grande pyramide de silhouettes s’enfonça dans les profondeurs du ciel pour un temps qui me parut très long et j’en appréciai la complète réalité par les critères que les hommes utilisent habituellement. Et puis soudain, les silhouettes n’étaient plus là ! Maintenant qu’elles étaient parties, que l’émerveillement causé par leur présence s’était dissipé, la peur tomba sur moi comme une douche glacée. Je fus illuminé soudain à l’intérieur de moi-même par la signification ésotérique de cette contrée déserte et hantée, et je me mis à trembler d’effroi. Je regardai rapidement autour de moi avec une horreur qui confinait à la panique en supputant, bien inutilement, les moyens que j’avais de m’échapper. Comprenant alors que j’étais désarmé, dans l’incapacité de rien réaliser d’efficace, je me glissai à nouveau sous la tente, me recouchai, baissai le rideau de la porte pour ne plus voir ces saules dans le clair de lune, puis m’enfouis aussi profondément que je pus, la tête sous les couvertures pour étouffer le bruit terrifiant du vent.
III
Comme si cela avait été pour achever de me convaincre que je n’avais pas rêvé je me rappelle qu’il s’écoula un long moment avant que je ne retombe dans un sommeil agité et peu reposant ; et même alors, je ne m’endormis que superficiellement ; il y avait en moi une région plus profonde qui ne perdit jamais complètement conscience et qui resta toujours aux aguets.
Mais la seconde fois, c’est dans un véritable sursaut de terreur que je me trouvai soudain complètement éveillé. Ce n’étaient ni le vent ni le fleuve qui m’avaient tiré de mon sommeil, mais l’approche lente de quelque chose ; la partie ensommeillée de ma conscience s’amenuisait progressivement jusqu’à être réduite à rien et je me dressai sur mon séant, prêtant l’oreille.
On entendait au-dehors comme une multitude de petits pas précipités. Ils devaient approcher depuis un bon moment, car j’avais commencé à les entendre dans mon sommeil. J’étais maintenant assis, nerveux, aussi éveillé que si je ne m’étais pas endormi. J’éprouvais de grandes difficultés à respirer et je sentais sur tout mon corps comme un grand poids. La nuit avait beau être chaude, je grelottais de froid et je frissonnais. Il y avait certainement quelque chose qui exerçait une pression sur les parois et sur le toit de la tente. Était-ce le vent ? Le clapotis de la pluie, l’eau s’égouttant des feuilles ? Les embruns arrachés à la surface du fleuve et se réunissant pour former de grosses gouttes ? Je passai rapidement en revue une douzaine d’hypothèses.
Puis une explication se présenta soudain : une branche du peuplier, le seul grand arbre de l’île, avait été arrachée par le vent. Elle était encore à moitié retenue par les autres branches, mais à la prochaine rafale, elle tomberait et nous écraserait ; en attendant, ses feuilles effleuraient et heurtaient la toile tendue de la tente. Je relevai la fermeture et me ruai dehors, en criant au Suédois de me suivre.
Mais une fois dehors sur mes deux pieds, je constatai que la tente était dégagée. Il n’y avait pas de branche détachée, ni pluie ni embruns, et personne ne s’approchait.
Une lumière froide et grisâtre filtrait à travers les arbustes et faisait faiblement luire le sable. Le ciel était encore criblé d’étoiles et le vent poussait toujours son mugissement mais il n’y avait plus de braise dans notre foyer. À l’est, on voyait à travers les arbres le ciel se strier de rouge. Il avait dû s’écouler plusieurs heures depuis que j’avais vu s’élever ces silhouettes ; l’atroce souvenir m’en revint, comme celui d’un mauvais rêve. Oh ! comme ce vent qui ne cessait de faire rage pouvait donc me fatiguer !
La profonde lassitude due à une nuit sans sommeil pesait sur moi et pourtant mes nerfs vibraient sous l’influence d’une appréhension qui me faisait oublier la fatigue et il était hors de question de me reposer. Le fleuve, je le vis, avait encore grossi. Son bruit de tonnerre emplissait l’atmosphère et je sentais à travers ma chemise les gouttes d’eau qu’il projetait.
Et pourtant, je ne pouvais découvrir nulle part de motifs d’être inquiet. Le désarroi que je ressentais en moi restait inexplicable.
Mon compagnon n’avait pas bronché quand je l’avais appelé et il n’y avait plus de raison de le réveiller à présent. Je regardai autour de moi, notant tous les détails avec soin : le canoë retourné ; les pagaies jaunes, au nombre de deux, j’en étais certain ; le havresac et la lanterne de renfort pendus à l’arbre ; et, se pressant de toutes parts, enveloppant tout, les saules, les saules sans fin secoués par le vent. Un oiseau poussa son cri matinal, un vol de canards passa au-dessus de nos têtes. Le sable sec tourbillonnait dans le vent, autour de mes pieds nus.
Je fis le tour de la tente et pénétrai un peu dans le fourré pour voir l’autre rive du fleuve ; la même détresse profonde mais indéfinissable me saisit à nouveau en voyant cette mer sans fin d’arbustes qui s’étendait jusqu’à l’horizon et qui, à la lumière blême de l’aube, paraissait fantomatique et irréelle. Je marchai çà et là en pensant toujours à cet étrange bruit de pas et à la pression sur la toile de tente qui m’avaient réveillé. Ce devait être le vent, le vent soulevant le sable sec et le lançant contre la toile tendue, le vent, s’abattant lourdement sur notre toit frêle.
Cependant ma nervosité et mon malaise ne faisaient qu’augmenter.
Je traversai l’île jusqu’au rivage le plus éloigné et je fus frappé des modifications qu’avait subies la berge pendant la nuit, des grandes masses de sable que le fleuve avait arrachées. Je plongeai mes mains et mes pieds dans le courant frais, je me baignai le front. Il y avait déjà une lueur dans le ciel annonçant le lever du soleil et l’on sentait l’exquise fraîcheur du petit jour. En revenant, je passai volontairement contre les arbustes d’où j’avais vu surgir cette pyramide d’ombres et, arrivé à mi-chemin au milieu des boqueteaux, je me sentis à nouveau envahi par une immense terreur. Une grande silhouette était sortie de l’ombre, m’avait frôlé et avait rapidement disparu. Un homme était passé s’il en était jamais passé un…
Je fus poussé en avant par un grand coup de vent, et une fois dans la clairière, ma terreur s’atténua étrangement. Les vents m’entouraient, marchaient, je me rappelle l’avoir remarqué ; car les vents se déplacent souvent sous les arbres comme des êtres vivants. La terreur qui me bouleversait était d’une espèce inconnue, différente de tout ce que j’avais déjà éprouvé ; c’était plutôt une sorte de crainte respectueuse et d’émerveillement qui fit beaucoup pour combattre les effets de cette terreur. Quand je parvins au point culminant, au centre de l’île, d’où l’on embrassait l’étendue du fleuve, toute rougeoyante des lueurs de l’aurore, la beauté magique de ce spectacle était tellement envoûtante qu’une émotion sauvage se déclencha en moi et amena un cri sur mes lèvres. Mais ce cri n’alla pas plus loin, car, tandis que j’explorais du regard l’étendue de l’île en fixant plus particulièrement notre petite tente à moitié dissimulée dans les saules, je fis une constatation effrayante, qui déclencha en moi une terreur auprès de laquelle celle que m’avaient inspirée les vents qui marchent n’était rien.
Un changement, me semblait-il, s’était produit dans le paysage. Ce n’était pas parce que je le regardais sous un angle différent ; un changement s’était réellement opéré dans la position respective de la tente et des saules. Il était incontestable que les buissons de saules nains serraient à présent la tente de beaucoup plus près, et cela, sans nécessité, d’une manière désagréable. Ils s’étaient rapprochés.
Glissant silencieusement sur les sables en mouvement, avançant peu à peu sans hâte et sans heurts, par déplacements imperceptibles, les saules s’étaient rapprochés pendant la nuit. Était-ce le vent, ou bien avaient-ils bougé d’eux-mêmes ? Je me rappelai ce bruit de petits pas innombrables, cette pression sur la tente, dont j’avais ressenti le contrecoup sur mon coeur, et qui m’avait réveillé. Je me balançai un moment dans le vent comme un arbre, j’éprouvais de la difficulté à rester debout sur la butte de sable. Il y avait quelque chose qui faisait penser à une action concertée, à une intention précise, une hostilité agressive, et j’étais raidi par la terreur.
La réaction ne tarda pas. C’était si bizarre, si absurde que cela portait à rire. Mais le rire ne vint pas plus facilement qu’un instant avant, le cri. Je savais mon esprit si réceptif à l’égard des constructions imaginaires les plus périlleuses qu’il me vint une terreur nouvelle : l’attaque viendrait – c’était comme si elle était là – toutefois, elle ne serait pas dirigée contre nos personnes physiques, mais bien contre nos esprits.
Le vent manqua encore une fois de me faire tomber ; le soleil surgit de l’horizon, assez vite, me sembla-t-il ; il était plus de quatre heures, en effet ; j’avais dû rester plus longtemps que je ne pensais sur ce petit tertre de sable, probablement par crainte de me rapprocher des saules. Avec difficulté, je retournai lentement jusqu’à la tente ; j’examinai tout l’entourage et – je le confesse – je pris des mesures. Je comptai sur le sable chaud le nombre de pas qui séparaient la tente des saules, en notant plus particulièrement la distance du point le plus rapproché.
Je me glissai furtivement sous mes couvertures. Mon camarade paraissait dormir profondément, et j’en fus heureux. À condition que mes constatations ne fussent pas corroborées, je pourrais trouver la force de nier leur réalité. Le jour étant revenu, je pourrais me persuader qu’il ne s’agissait que d’hallucinations, de phantasmes nocturnes, de projections d’une imagination surexcitée.
Rien ne vint plus me troubler et je m’endormis presque aussitôt, toujours dans la terreur d’entendre à nouveau ces innombrables petits pas ou de sentir sur mon coeur cette pression qui m’empêchait de respirer.
IV
Le soleil était déjà haut quand mon compagnon m’arracha d’un profond sommeil pour m’annoncer que le porridge était prêt et qu’il était temps de prendre son bain. L’odeur sympathique du bacon en train de rissoler arrivait par l’ouverture de la tente.
— Le fleuve monte toujours, dit-il, et plusieurs îles au milieu du courant, ont disparu. Notre île a beaucoup diminué.
— Il y a encore du bois ? demandai-je d’une voix encore ensommeillée.
— Le bois et l’île finiront demain à égalité, dit-il en riant, mais il y en a assez pour aller jusque-là.
J’allai plonger à la pointe de l’île, qui avait changé de taille et de forme pendant la nuit ; en un instant, je fus entraîné jusqu’à notre débarcadère en face de la tente. L’eau était glacée ; la rive avait défilé devant moi à la vitesse du paysage pour le voyageur d’un express. Le bain pris dans ces conditions était une opération fort divertissante et la terreur de la nuit semblait balayée, évaporée de mon cerveau. Le soleil était brûlant, il n’y avait pas un nuage ; mais l’intensité du vent n’avait pas du tout baissé.
Je fus soudain frappé par le sens implicite des paroles qu’avait prononcées le Suédois ; il semblait qu’il n’avait plus envie de partir séance tenante, qu’il avait changé d’avis. « Assez de bois pour aller jusqu’à demain », avait-il dit, ce qui sous-entendait que nous devions rester une seconde nuit sur l’île. Cela me parut étrange. La veille au soir, il avait si nettement affirmé le contraire.
Comment ce changement était-il intervenu ?
Pendant le petit déjeuner, il y eut de grands éboulements de la berge ; des éclaboussures, des nuages d’embruns que le vent emportait dans notre poêle à frire. Mon compagnon de voyage ne cessait de parler des difficultés que les vapeurs Vienne-Budapest devaient éprouver pour trouver le chenal en temps de crue. Mais son état d’esprit m’intéressait et m’impressionnait beaucoup plus que le niveau du fleuve ou les difficultés rencontrées par les bateaux. Il avait changé d’une façon ou d’une autre depuis la veille au soir. Ses manières étaient différentes, il était un peu excité, un peu intimidé, il y avait dans sa voix et ses gestes comme une sorte de méfiance. Je ne sais vraiment pas comment décrire cet état, maintenant que je suis de sang-froid, mais, à l’époque, je me rappelle avoir acquis une certitude, c’était qu’il avait pris peur !
Il eut peu d’appétit à son petit déjeuner et, pour une fois, il oublia d’allumer sa pipe. La carte était étendue devant lui et il l’étudiait.
— Nous ferions mieux de partir dans une heure, dis-je alors, cherchant une entrée en matière pour l’obliger à se découvrir. Sa réponse m’intrigua et me mit mal à l’aise.
— Fichtre oui ! À condition qu’ils nous laissent faire !
— Qui, « ils », les éléments ? m’empressai-je de demander sur un ton indifférent.
— Les puissances qui hantent ce lieu affreux, quelles qu’elles soient », répondit-il sans lever les yeux de sa carte. « Les dieux sont ici, s’ils ont jamais été quelque part. »
— Les éléments sont toujours les vraies divinités, répondis-je avec un rire que je m’efforçais de rendre aussi naturel que possible, mais je compris clairement que mon visage reflétait mes vrais sentiments quand je l’entendis dire avec gravité.
— Nous aurons de la chance si nous nous en sortons sans nouveau désastre.
C’était exactement ce que je craignais et je m’en t’ns résolument à la question directe. C’était comme si j’avais autorisé le dentiste à extraire la dent ; à la longue, ça ne pouvait pas ne pas venir, et il était vain d’essayer de prétendre autre chose.
— Un nouveau désastre ! Pourquoi ? Qu’est-il déjà arrivé ?
— Pour commencer, la pagaie arrière a disparu dit-il sans se démonter.
— La pagaie arrière ! » répétai-je tout excité ; car c’était notre gouvernail, et naviguer sur le Danube en crue sans gouvernail équivaut à un suicide. « Mais… »
— Et puis, il y a une déchirure au fond du canoë, ajouta-t-il avec, dans la voix, un léger tremblement qui n’était pas feint.
Je ne le quittais pas des yeux ; je ne pouvais que répéter ses mots, assez stupidement. Malgré la chaleur du soleil, sur ce sable brûlant, nous nous sentions glacés jusqu’à la moelle des os. Je me levai pour le suivre car, après s’être contenté de hocher gravement la tête, il me conduisit à quelques mètres, près de la tente. Le canoë était toujours là où je l’avais vu pendant la nuit, la quille en l’air, les pagaies – ou plutôt la pagaie – à côté, sur le sable.
— Il n’y en a qu’une, dit-il en se penchant pour la ramasser. Et il y a une déchirure dans la coque.
J’étais sur le point de lui dire que j’avais vu nettement deux pagaies peu d’heures auparavant, mais je me ravisai. Je m’approchai pour voir.
Il y avait au fond du canoë une longue et fine estafilade ; un éclat de bois avait été nettement détaché ; on aurait dit que l’arête d’un rocher avait raclé la coque sur toute sa longueur. La fente traversait toute l’épaisseur du bois. Si nous avions mis le bateau à l’eau sans y prendre garde, il aurait inévitablement coulé. Au début, l’eau aurait fait gonfler le bois, ce qui aurait bouché le trou, mais quand nous nous serions trouvés au milieu du fleuve, l’eau aurait commencé à passer et le canoë qui n’est jamais à plus de cinq centimètres au-dessus de la surface, se serait rempli et aurait sombré très rapidement.
— Ça, vous voyez, c’est une tentative pour préparer le sacrifice d’une victime, peut-être de deux.
Cette phrase, qui ne m’était peut-être pas tellement destinée, et qu’il disait presque en lui-même, je la lui entendis dire alors qu’il promenait le doigt le long de la déchirure.
Je me mis à siffler – chose que je fais toujours inconsciemment quand je suis profondément embarrassé – et fis exprès de ne pas prêter attention à ce qu’il disait. J’étais décidé à considérer ses paroles comme stupides.
— Ça n’était pas là hier au soir, dit-il ensuite, en se redressant après avoir terminé son examen et en regardant partout sauf de mon côté.
— Nous avons dû faire cette éraflure en abordant, dis-je en m’arrêtant de siffler. Les pierres sont très coupantes…
Je m’arrêtai brusquement car à cet instant il s’était tourné vers moi et me regardait droit dans les yeux. Je savais aussi bien que lui que mon explication était absurde. Pour commencer, il n’y avait pas de pierres.
— Et il y a cela à expliquer également, ajouta-t-il avec calme, en me tendant la pagaie et en désignant son tranchant.
En l’examinant, je me sentis glacé à nouveau : le tranchant était éraflé sur toute sa longueur ; on aurait dit qu’il avait été passé au papier de verre. Il avait été tellement aminci qu’au premier coup énergique dans l’eau la pagaie se serait brisée.
— Il y en a un de nous deux qui est somnambule et qui a fait cela, dis-je d’une voix faible, ou bien… il a été usé par la projection continuelle de particules de sable lancées par le vent…
— Ah ! dit le Suédois en s’en retournant, avec un léger rire, vous avez réponse à tout !
— Le même vent qui a emporté la pagaie arrière pour l’amener si près de la rive qu’elle est tombée à l’eau avec le premier fragment de berge arraché par le flot. Je lui criai cette explication – j’étais décidé à en trouver pour tout – alors qu’il était déjà en train de s’éloigner.
— Je vois ! dit-il en tournant la tête vers moi, avant de disparaître parmi les buissons de saules nains.
Une fois seul en présence de ces preuves d’action concertée qui avaient de quoi rendre perplexe, je crois que ma première pensée prit cette forme : « L’un de nous doit avoir fait cela, mais ce n’est certainement pas moi. » Ma seconde pensée fut pour décider qu’il était absolument impossible que nous ayons fait cela, ni l’un ni l’autre. Que mon compagnon, dont j’avais éprouvé l’amitié au cours d’une douzaine d’expéditions similaires ait pu volontairement participer à cette opération, cela ne pouvait pas être envisagé une seule seconde. Également absurde l’hypothèse selon laquelle cet homme d’un caractère pratique, impassible et plutôt lourd, était devenu subitement fou et passait son temps à des occupations nettement démentielles.
Restait le fait qui me troublait le plus et qui entretenait ma terreur : de curieux changements s’étaient certainement produits dans son esprit ; il était devenu nerveux, timide ; il était au courant de faits dont il ne parlait pas ; bref, il guettait l’arrivée, qu’il escomptait comme proches, d’événements secrets et par conséquent impossibles à dire. Cette idée se développait en moi par intuition – je peux à peine dire comment.
Je procédai à un rapide examen de la tente et de son entourage, mais les mesures prises à la fin de la nuit étaient restées sans changement. Je remarquai pour la première fois des dépressions profondes qui s’étaient formées dans le sable, ayant la forme de cuvettes, de différentes profondeurs et tailles, allant de la tasse à thé au large bol. Le vent était sans doute responsable de la formation de ces cratères minuscules, comme il était responsable de la disparition de la pagaie, emportée dans le fleuve. La déchirure du canoë était la seule chose apparemment inexplicable ; et, après tout, on pouvait imaginer la présence d’une arête coupante à l’endroit où nous avions abordé. L’examen de la plage ne m’apporta aucune confirmation de cette théorie, mais la fraction de mon intelligence que je pourrais appeler ma « raison », et dont l’importance ne cessait d’ailleurs de décroître, s’y cramponna néanmoins. Une explication d’un genre ou d’un autre était indispensable, exactement comme une explication à peu près satisfaisante de l’univers est nécessaire – bien qu’absurde – au bonheur de tout individu qui essaie d’accomplir son devoir dans le monde et de faire face aux problèmes posés par la vie. Le parallèle me paraissait alors rigoureux.
Je mis immédiatement le goudron à fondre et le Suédois vint m’aider ; en mettant les choses au mieux, le canoë ne serait pas en état de naviguer avant le lendemain. En passant, j’attirai l’attention de mon camarade sur les dépressions du sable.
— Oui, dit-il, je sais. Il y en a sur toute la surface de l’île. Mais vous pouvez certainement expliquer aussi cela !
— Le vent, naturellement, répondis-je sans hésiter. Vous n’avez jamais remarqué ces petits tourbillons qui se forment dans la rue ? Ce sable est assez fin et léger pour obéir au vent.
Il ne répondit pas ; nous travaillâmes un instant sans mot dire. Je le surveillais du coin de l’oeil et je crois qu’il en faisait autant pour moi. De plus il paraissait toujours prêter l’oreille à quelque chose que je ne pouvais entendre, ou peut-être, qu’il s’attendait à entendre, car il ne cessait de tourner la tête du côté des fourrés, vers le ciel ou bien, par les échappées entre les saules, vers l’autre rive du fleuve. Il lui arrivait même de placer sa main près de son oreille et de l’y maintenir un bon moment. Il ne me dit rien, et je ne lui posai aucune question. Cependant, il réparait la déchirure du canoë avec l’adresse d’un véritable Peau-Rouge et j’étais heureux de le voir s’absorber dans sa tâche ; je craignais en effet vaguement de lui entendre faire allusion à ce qui s’était passé pour les saules. S’il avait, lui aussi, remarqué le changement survenu dans leur aspect, les caprices de mon imagination ne suffiraient plus à l’expliquer.
Après être resté longtemps silencieux, il se décida à parler.
— Chose étrange, dit-il précipitamment comme s’il avait eu hâte d’en finir, cette apparition de l’otarie, hier soir…
Je m’attendais à tout autre chose. J’en fus surpris et levai vers lui un regard pénétrant.
— Cela prouve à quel point l’endroit est désert : les otaries sont terriblement sauvages.
— Ce n’est pas ce que je veux dire, non, dit-il en m’interrompant. Voyons… croyez-vous que c’était vraiment une otarie ?
— Qu’est-ce que ce serait d’autre, au nom du Ciel ?
— J’ai été le premier à la voir, vous vous rappelez, et cela m’a tout de suite paru… beaucoup plus gros qu’une otarie.
— Vous regardiez vers le couchant, c’est la lumière du soleil qui l’aura grossie…
Il me regarda un moment d’un air absent, comme s’il avait été absorbé dans d’autres pensées.
— Et puis, ça avait de si extraordinaires yeux jaunes, ajouta-t-il, comme s’il s’était parlé à lui-même.
— Cela aussi était dû au soleil, répondis-je en riant, et en commençant à me monter. « Je pense que vous allez maintenant vous demander si ce type dans son bateau… »
Je décidai soudain de ne pas achever ma phrase. Il s’était remis à écouter en tournant la tête du côté du vent, et quelque chose dans l’expression de son visage m’arrêta. La conversation tomba et nous poursuivîmes notre opération de calfatage. Il n’avait apparemment pas remarqué que j’étais resté au milieu d’une phrase. Cinq minutes plus tard, cependant, il me regarda par-dessus le canoë, sa casserole de goudron fumant à la main, d’un air grave.
— Je me suis plutôt demandé, si vous voulez savoir, dit-il lentement, quelle était cette chose qui se trouvait dans le bateau. Je me rappelle avoir cru sur le moment que c’était un homme. Tout cela m’a fait l’effet de surgir brusquement de l’eau.
À nouveau, je lui ris au nez ; cette fois, je commençais à m’impatienter et à me mettre un peu en colère.
— Écoutez, cet endroit est déjà assez étrange par lui-même sans qu’on aille imaginer des choses ! Ce bateau était comme tous les bateaux, l’homme était comme tout le monde ; il descendait le courant dans son bateau aussi vite qu’il le pouvait. Et cette otarie était bel et bien une otarie. Allons, ne faites pas l’imbécile !
Il me regarda fixement avec la même gravité, sans paraître le moins du monde indigné. Son silence me donna du courage.
— Et pour l’amour du Ciel, poursuivis-je, ne continuez pas à raconter que vous entendez des choses ; cela ne fait que m’énerver. Il n’y a rien d’autre à entendre que le bruit de la rivière et le vacarme de ce sacré vent.
— Vous êtes fou, répondit-il à voix basse, complètement fou. C’est ainsi, exactement, que parlent les victimes. Comme si vous ne compreniez pas aussi bien que moi ! ajouta-t-il avec un ricanement méprisant. Ce que vous avez de mieux à faire, c’est de rester calme et d’affermir votre esprit le plus que vous pourrez. Cette misérable tentative pour vous tromper vous-même ne fera que rendre la vérité plus pénible à regarder en face, quand vous ne pourrez plus faire autrement.
Ma timide réaction était terminée, je ne trouvai rien d’autre à lui dire. Je ne savais que trop qu’il avait raison ; le fou, c’était moi, et non lui. À partir du moment où nous nous trouvions engagés dans l’aventure, il prenait aisément le pas sur moi. Je crois que j’ai été ennuyé de me révéler moins évolué du point de vue psychique, moins réceptif que lui à l’égard de ces événements extraordinaires. Je n’apercevais qu’à moitié ce qui se trouvait sous mon nez. Lui savait apparemment depuis le début. Mais sur le moment, je fis complètement abstraction de ce qu’il disait concernant la nécessité qu’il y eût une victime, et sur le fait que nous étions destinés à jouer ce rôle. À partir de cet instant, je renonçai à toute prétention, mais en même temps, ma terreur ne fit qu’augmenter jusqu’à atteindre son paroxysme.
— Il y a cependant un point sur lequel vous avez raison, ajouta-t-il avant d’abandonner le sujet, c’est qu’il est sage de ne pas en parler, et même de n’y pas penser, parce que ce qu’on pense s’exprime en mots et ce qu’on dit, arrive.
Cet après-midi-là, pendant que la réparation du canoë séchait et durcissait, nous avons passé le temps à essayer de pêcher, à vérifier que la voie d’eau était bien aveuglée, à ramasser du bois et à regarder monter encore le niveau de cette énorme masse d’eau. De grandes quantités de bois flotté passaient parfois à portée et nous les attrapions à l’aide de grandes branches de saule. À mesure que des portions de plus en plus nombreuses de ses berges tombaient à l’eau, dans un jaillissement d’éclaboussures, l’île diminuait à vue d’oeil. Le temps resta magnifique jusqu’aux alentours de quatre heures, puis, pour la première fois depuis trois jours, le vent fit mine de tomber. Les nuages commencèrent à s’amasser au sud-ouest, et de là, s’étendirent dans tout le ciel.
Cette décroissance du vent nous causa un grand soulagement ; son grondement perpétuel avait fini par nous fatiguer les nerfs. Cependant, le silence qui, à partir de cinq heures, succéda au vacarme était, d’une certaine manière, aussi oppressant. Rien ne venait plus couvrir le mugissement du Danube ; il emplissait l’air de murmures graves, plus musicaux que le bruit du vent, mais infiniment plus monotones. Le vent disposait de plusieurs notes, qui montaient, puis descendaient, il jouait toujours une sorte de grand air élémentaire ; alors que le chant du fleuve se jouait au maximum sur trois notes graves, qui étaient par elles-mêmes lugubres. Dans l’état où étaient mes nerfs, ces notes me paraissaient convenir merveilleusement bien à une sorte de musique du destin.
La disparition brutale du soleil annihile dans un paysage tout ce qui pouvait le rendre accueillant ; comme celui que nous avions devant nous avait déjà quelque chose de sinistre, le changement ne pouvait en être que plus accusé et plus mal accueilli. Je sais que, pour moi, la venue de l’obscurité augmenta mes alarmes ; je me surpris plus d’une fois en train de calculer combien de temps après le coucher du soleil la pleine lune se lèverait à l’est, et si ses rayons pourraient traverser les nuages qui s’amassaient, afin d’éclairer notre petite île.
Maintenant que le vent s’était à peu près tu, il s’accordait bien de temps en temps une courte rafale – le fleuve me paraissait encore plus sombre, les saules encore plus serrés les uns contre les autres. Ceux-ci conservaient une sorte de mouvement propre ; quand le vent ne venait pas les agiter, ils bruissaient par eux-mêmes, ils se balançaient de la racine à la cime. Quand des objets aussi banals se chargent ainsi d’horreur suggestive, ils agissent beaucoup plus sur l’imagination que des choses insolites ; ces buissons qui se rassemblaient autour de nous prenaient dans l’obscurité une apparence étrange qui pouvait les faire passer pour des êtres vivants doués de volonté. Leur banalité même masquait ce qu’il y avait en eux d’hostile et de malfaisant. Les formes du voisinage s’étaient rapprochées de nous à mesure que la nuit tombait. Elles se concentraient sur notre île et plus particulièrement sur nous. Les sensations que j’éprouvais sont à vrai dire indescriptibles, mais c’est un peu ainsi que je voyais les choses à travers mon imagination.
J’avais beaucoup dormi au début de l’après-midi et je m’étais plus ou moins remis de la fatigue d’une nuit mouvementée. Mais cela avait pour seule conséquence de me rendre encore plus sensible à la hantise du lieu. Je luttais contre cette obsession, je riais de ces idées, que je trouvais absurdes et puériles, en invoquant des raisons évidentes empruntées à la physiologie, et malgré mes efforts, elles ne faisaient que gagner en vigueur ; je craignais l’arrivée de la nuit comme un enfant perdu dans la forêt.
Le canoë que nous avions soigneusement recouvert dans la journée, d’un tissu imperméable et l’unique pagaie qui nous restait avaient été attachés par le Suédois au tronc d’un arbre, de peur que le vent ne nous les enlève encore. Depuis cinq heures je m’affairais autour de la marmite à la préparation du dîner, car j’étais de cuisine. Nous avions des pommes de terre, des oignons, des morceaux de lard pour donner du goût et un reste de ragoût dans le fond ; en y mélangeant des morceaux de pain noir on obtenait un résultat excellent. Ce plat était suivi d’une compote de prunes et d’un thé bien fort additionné de lait en poudre. Nous avions à portée de la main un bon tas de bois et l’absence de vent facilitait ma tâche. Mon compagnon me regardait faire paresseusement, s’occupait à nettoyer sa pipe ou à me donner des conseils inutiles, comme toujours en pareil cas. Il avait été très calme tout l’après-midi, s’était occupé au calfatage du canoë, à retendre les cordes de la tente, à pêcher du bois flotté pendant que je dormais. Il n’avait plus été fait allusion aux sujets à éviter ; je crois que ses seules réflexions avaient trait à la destruction progressive de l’île qui, d’après lui, n’était plus que les deux tiers de ce qu’elle était à notre arrivée.
La marmite venait juste de commencer à bouillir quand je l’entendis m’appeler de la rive où il avait été flâner sans que je m’en aperçusse. J’accourus.
— Venez écouter, dit-il, et voyons comment vous expliquez ça.
Il tenait la main en paravent près de son oreille, comme il avait fait si souvent.
— Maintenant, entendez-vous quelque chose ? demanda-t-il en guettant ma réaction.
Nous sommes restés là tous les deux, à prêter attentivement l’oreille. Au début je n’entendais que la note grave de l’eau et les sifflements qui s’élevaient de sa surface agitée. Pour une fois, les saules étaient immobiles et silencieux. Un son parvint alors faiblement à mon oreille – un son particulier, comme le bourdonnement d’un gong lointain. Il semblait avoir traversé l’étendue de marécages et de saules qui se trouvait devant nous. Il se répétait à intervalles réguliers, mais ce n’était certainement ni le son d’une cloche, ni le mugissement d’une sirène de bateau. Je ne peux mieux comparer ce bruit qu’au son d’un immense gong, suspendu très haut dans le ciel, qui aurait répété sans cesse sa note métallique étouffée, douce et musicale, sous l’action de coups régulièrement espacés. Tandis que j’écoutais, les battements de mon coeur s’accélérèrent.
— J’ai entendu ce bruit toute la journée, dit mon camarade. Cet après-midi, pendant que vous dormiez, il venait successivement de tous les points de l’île. Je l’ai suivi partout mais je n’ai jamais pu m’approcher suffisamment pour le localiser. Quelquefois il venait d’en haut, quelquefois de la profondeur de l’eau. Une ou deux fois, j’aurais juré qu’il venait de l’intérieur de mon corps, vous voyez ce que je veux dire, de la façon dont nous parviendrait un son venant de la quatrième dimension.
J’étais beaucoup trop intrigué pour faire très attention à ce qu’il disait. J’écoutais attentivement, m’efforçant d’associer ce son à quelque chose de connu, mais en vain. Il changeait de direction, se rapprochait, puis s’en allait très loin. Je ne peux pas dire qu’il eût en lui-même un caractère menaçant, car il me paraissait nettement musical et cependant, je dois reconnaître qu’il fit naître en moi une telle détresse que je souhaitai ne l’avoir jamais entendu.
— C’est le vent qui souffle dans ces entonnoirs de sable, dis-je, décidé à trouver une explication, ou bien peut-être le frottement des buissons les uns sur les autres après la tempête.
— Cela sort de toute l’étendue du marécage, répondit mon ami. Cela vient de partout à la fois. Il négligeait mes explications. « Cela vient en quelque sorte des buissons de saules… »
— Mais maintenant le vent est tombé, remarquai-je. Les saules ne peuvent tout de même pas faire du bruit par eux-mêmes, non ?
Sa réponse me terrifia, tout d’abord parce que c’était ce que je craignais et ensuite parce que mon intuition me disait qu’il avait raison.
— C’est parce que le vent est tombé que nous l’entendons. Auparavant, ce bruit était couvert. C’est, je pense, le cri de…
Je retournai précipitamment à mon feu, averti par un bruit d’ébullition que mon ragoût allait être en danger, mais décidé en même temps à éviter d’avoir à poursuivre cette conversation et un nouvel échange de vues. Je craignais qu’il ne reprît ses considérations sur les dieux, les forces élémentaires ou toute autre question aussi inquiétante et je voulais garder mon sang-froid en prévision de ce qui pourrait se produire ensuite. Nous avions encore une nuit à passer là avant de pouvoir nous enfuir de cet endroit affreux et nous ne savions pas ce qu’elle nous réservait.
— Venez couper du pain pour mettre dans la marmite, lui dis-je, en remuant vigoureusement l’appétissant mélange. Cette marmite avait du bon sens pour nous deux, et cette idée me fit rire.
Il s’approcha lentement, décrocha le havresac de l’arbre, fouilla dans ses mystérieuses profondeurs, puis en vida le contenu sur la bâche qui se trouvait étendue à ses pieds.
— Dépêchez-vous, lui criai-je, ça bout !
Le Suédois partit d’un éclat de rire qui le fit sursauter. C’était un rire forcé, pas exactement artificiel, mais sans gaieté.
— Il n’y a rien dedans, dit-il en se tenant les côtes !
— Du pain, je veux dire.
— Il est parti. Pas de pain. Ils l’ont pris !
Je lâchai la longue cuiller et je me précipitai. Tout le contenu du sac était sur la bâche, mais il n’y avait pas de pain.
Je me sentis écrasé sous le poids de la terreur accumulée. Puis j’éclatai de rire à mon tour. C’était la seule chose à faire. En entendant le son de mon propre rire, je compris la nature du sien. Il était causé par la tension nerveuse ; c’était chez l’un comme l’autre l’explosion d’un rire qui n’était pas naturel ; l’effort de libération de forces comprimées, de tendances réprimées, une soupape de sûreté temporaire. Et ce rire cessa brusquement chez lui comme chez moi.
— Je suis d’une criminelle stupidité, m’écriai-je, toujours décidé à rester conséquent et à trouver une explication. « J’ai bel et bien oublié d’acheter un pain à Presbourg. Cette bonne femme bavarde m’a fait penser à autre chose et j’ai dû le laisser sur le comptoir, ou bien… »
— Il y a beaucoup moins de flocons d’avoine que ce matin, également, dit le Suédois en me coupant la parole.
« Quel besoin avait-il d’attirer l’attention là-dessus ? » dis-je en moi-même. J’étais furieux.
— Il y en aura assez pour demain, fis-je en remuant le fricot avec vigueur, et nous pourrons en acheter tant que nous voudrons à Komorn ou à Gran. Dans vingt-quatre heures nous serons loin d’ici.
— J’espère… si Dieu veut, murmura-t-il en remettant des choses dans le sac, à moins que nous ne soyons les premières victimes désignées pour le sacrifice, ajouta-t-il avec un rire étrange.
Il fourra le sac sous la tente, par sécurité, je suppose et je l’entendis qui continuait à marmonner, mais si indistinctement qu’il me parut naturel de ne pas chercher à savoir ce qu’il disait.
Notre repas fut incontestablement sinistre ; nous mangeâmes presque sans dire un mot, évitant que nos regards se rencontrent, veillant sur le feu. Puis nous lavâmes la vaisselle et nous préparâmes pour la nuit. Nous restâmes un moment à fumer, l’esprit inoccupé, mais l’appréhension que j’avais éprouvée tout au long de la journée ne fit que se préciser. Ce n’était pas une terreur effective mais l’incertitude de son origine me laissait plus désemparé que si j’avais été capable de la situer et d’y faire face carrément. Le son curieux que j’avais comparé à celui d’un gong se faisait à présent entendre presque continuellement ; il meublait le calme de la nuit d’une sonnerie légère et continue plutôt que d’une série de notes distinctes. Il était tantôt derrière, tantôt devant nous. Quelquefois j’allais imaginer qu’il venait des buissons à notre gauche, puis ensuite des arbustes situés à notre droite. Plus souvent, il passait au-dessus de nos têtes comme un bruissement d’ailes. Il était vraiment partout à la fois, derrière, devant, sur les côtés, au-dessus de nos têtes, il nous entourait complètement. Ce son défiait toute description. Mais je ne connais rien de comparable au bourdonnement assourdi qui se dégageait continuellement de cette immensité déserte de marécages et de saules.
Nous restâmes là assis, à fumer ; la tension grandissait à chaque minute. Le pire, à mon avis, était que nous ne savions pas à quoi nous devions nous attendre ; nous ne pouvions ainsi prendre aucune disposition défensive, rien prévoir. Les explications que j’avais trouvées, dans l’euphorie du plein soleil, m’obsédaient ; leur caractère absurde le fait qu’elles n’étaient absolument pas satisfaisantes, ne pouvaient m’échapper. Il devenait de plus en plus évident qu’une conversation décisive avec mon compagnon était inévitable, qu’elle me fit plaisir ou non. Après tout, nous avions à passer cette nuit ensemble, côte à côte sous la même tente. Je comprenais que je ne pourrais plus me passer bien longtemps de son soutien moral, et rien que pour cette raison une conversation à coeur ouvert s’imposait. Toutefois, je remis cette épreuve autant que je pus ; je continuai à essayer de ne pas remarquer les phrases qu’il laissait tomber dans le vide, ou à en rire.
Quelques-unes de ces phrases me causaient un véritable malaise, parce qu’elles venaient confirmer une grande partie de ce que j’éprouvais de mon côté, à un point de vue tout différent, cependant. Il composait des formules vraiment étranges, il les clamait devant moi d’une façon incohérente, comme si son idée directrice devait rester secrète, et ces fragments décousus semblaient représenter ce qu’il était obligé de rejeter comme impossible à assimiler. Il se libérait en les proférant. Parler le débarrassait ; c’était comme s’il avait eu mal au coeur.
— Il y a autour de nous des choses, j’en suis sûr, qui tendent au désordre, à la désintégration, à la destruction, à notre destruction, dit-il une fois, tandis que la lueur du foyer illuminait son visage. « Nous avons franchi quelque part une ligne de protection. »
Une autre fois, tandis que le bruit du gong s’était rapproché, qu’il résonnait avec plus d’intensité qu’auparavant, et au-dessus de nos têtes, il dit, comme s’il s’était parlé à lui-même :
— Je ne crois pas qu’un phonographe pourrait enregistrer ces bruits. Ce n’est pas du tout par l’intermédiaire de mes oreilles qu’ils me parviennent. Les vibrations m’atteignent d’une tout autre manière, elles semblent venir de l’intérieur de mon corps ; c’est précisément de cette façon qu’un son émanant de la quatrième dimension devrait se transmettre.
C’est à dessein que je ne répondis pas ; je me rapprochai du feu et essayai de percer les ténèbres qui nous entouraient. Les nuages avaient envahi tout le ciel, il n’y avait pas trace de lune. Tout, cependant, était extrêmement calme, si bien qu’on entendait à loisir le fleuve et les grenouilles.
— Cette particularité, poursuivit-il, est entièrement en dehors du domaine de notre expérience. C’est l’inconnu. On ne peut le décrire que d’une seule façon : ce n’est pas un son humain ; je veux dire que c’est un son extérieur au domaine de l’homme.
S’étant ainsi débarrassé de ce morceau indigeste, il resta un moment tranquille ; mais il avait si admirablement interprété mes propres sentiments que j’étais soulagé d’être débarrassé de cette pensée, de l’avoir entendu exprimer par des mots qui la définissaient en l’empêchant de continuer à errer dangereusement dans mon esprit.
Oublierai-je jamais la solitude de ce campement sur le bord du Danube ? L’impression d’être absolument seuls sur une planète déserte ! Je ne cessais de penser aux villes, à la compagnie des autres hommes. J’aurais donné mon âme, comme il dit, pour retrouver la chaleur de ces villages de Bavière que nous avions traversés, des lieux normaux, humains : des paysans en train de boire de la bière attablés sous les arbres, au soleil, un château en ruine sur un rocher, au-dessus de l’église au toit de tuile. Même des touristes auraient été les bienvenus.
La peur que j’éprouvais n’était pas la crainte habituelle des fantômes. Elle était infiniment plus vaste, plus étrange et semblait dériver de quelque trouble terreur ancestrale beaucoup plus bouleversante que tout ce que j’avais connu et imaginé. Nous nous étions « égarés », comme le prétendait le Suédois, dans une région ou dans un monde où régnaient des lois naturelles qui nous faisaient courir de grands risques impossibles à comprendre ; les frontières d’un monde inconnu nous cernaient. C’était un lieu qui se trouvait au pouvoir d’habitants d’un espace différent, une sorte d’observatoire d’où ils pouvaient espionner ce qui se passe sur la Terre sans se faire voir, un point où le voile qui sépare les deux mondes s’est aminci. Le résultat d’un séjour trop prolongé serait qu’on nous obligerait à franchir la frontière, par des procédés d’ordre mental, et non physique, et que nous serions privés de ce que nous appelons « la vie ». C’est dans ce sens, d’après lui, que nous deviendrions les victimes de notre aventure, qui prendrait la forme d’un sacrifice.
Tout cela agit d’une façon différente sur chacun de nous, suivant notre sensibilité et notre résistance. J’ai vaguement traduit la chose par la personnification des éléments profondément perturbés, je leur ai attribué des desseins délibérément malfaisants, des désirs de vengeance pour notre intrusion dans le lieu où ils prennent naissance. Tandis que mon ami avait tout d’abord adopté la tradition classique : nous étions entrés dans quelque sanctuaire que les dieux d’autrefois tenaient toujours en leur pouvoir, où régnaient encore les forces spirituelles de leurs fidèles, et ce qui était resté en lui de primitif avait cédé à l’attirance du paganisme.
En tout cas, ces lieux étaient restés inviolés des hommes, avaient été conservés par les vents à l’abri des grossières influences de nos semblables, on était à portée des forces spirituelles et on pouvait juger de leur agressivité.
Je n’avais pas jusque-là, et je n’ai jamais depuis, été à ce point frappé par l’idée d’une indescriptible « région de l’au-delà », d’une autre forme de vie, d’une évolution qui n’aurait pas été parallèle à celle de l’homme. Nos esprits finiraient par succomber sous le poids de ce terrible enchantement, nous serions contraints de passer la frontière pour pénétrer dans leur monde.
Des détails venaient confirmer l’étonnante influence de ces lieux ; dans le silence, près du feu, on pouvait en prendre conscience. L’atmosphère même s’était révélée comme susceptible de grossir et de déformer les moindres perceptions ; l’otarie se laissant rouler par le fleuve, le batelier qui se hâtait en faisant des signes, les saules qui bougeaient, tous ces éléments avaient dépouillé leur caractère naturel et s’étaient montrés à nous sous un autre aspect – celui qui avait cours dans cette autre région, au-delà de la frontière. Cet aspect n’était pas nouveau seulement pour moi, mais pour toute l’espèce humaine. Nous étions sur le bord d’une expérience ignorée de nos semblables, extra-terrestre dans le vrai sens de ce mot.
— C’est cette intention délibérée, calculée, qui fait tomber le courage à zéro, dit soudain le Suédois, comme s’il avait suivi le cours de mes pensées. Sinon, ce pourrait être pour beaucoup une question d’imagination. Mais la pagaie, le canoë, la diminution des provisions…
— Ne vous ai-je donc pas tout expliqué sur le-champ ? dis-je en l’interrompant avec une certaine mauvaise foi.
— Vous l’avez expliqué, c’est certain, répondit-il d’un ton sec.
Il fit ses remarques habituelles sur ce qu’il appelait « la détermination évidente de trouver une victime » mais, maintenant que j’avais remis de l’ordre dans mes pensées, je compris qu’il s’agissait simplement d’un cri de protestation apeurée contre cette certitude qu’il avait d’être atteint dans son âme, d’être d’une façon ou d’une autre capturé et détruit. La situation aurait exigé un courage et une froideur de raisonnement dont nous n’étions ni l’un ni l’autre capables. Je n’ai jamais eu aussi clairement conscience de la présence en moi de deux êtres : celui qui expliquait tout, et l’autre qui, tout en étant affreusement terrifié, riait de ces explications stupides.
Cependant, dans cette nuit d’encre, le feu s’éteignait et la provision de bois s’amenuisait. Ni l’un ni l’autre de nous ne faisait mine d’aller la reconstituer et le cercle d’ombre se resserrait autour de nous. De temps à autre, une bouffée de vent faisait frissonner les saules mais à part ce bruit que nous n’entendions pas avec plaisir, régnait un silence profond et déprimant, qui n’était rompu que par le murmure du fleuve et par le bourdonnement au-dessus de nos têtes.
Je suis sûr que la compagnie bruyante des vents nous manquait à l’un comme à l’autre.
À la fin, à un moment où la rafale se prolongeait au point qu’on aurait pu croire que le vent allait se lever à nouveau, j’atteignis le point critique à partir duquel me devenait indispensable le réconfort d’une conversation franche, sinon je risquais de me laisser aller à quelque extravagance convulsive dont les conséquences auraient été bien pires pour l’un et l’autre de nous. Je ranimai le feu et me tournai brusquement vers mon compagnon. Il leva les yeux en sursautant.
— Je ne peux pas vous le dissimuler plus longtemps, dis-je, je n’aime pas cet endroit, l’obscurité, les bruits, toutes ces idées affreuses qui me viennent. Il y a ici quelque chose qui me bouleverse. J’ai une peur bleue, voilà la vérité. Si l’autre rive devait être… différente, je jure que j’aurais tendance à nager jusque-là !
Le Suédois pâlit sous son hâle. Il me regarda droit dans les yeux et répondit sans broncher, mais sa voix trahissait une profonde agitation, justement par son calme inhabituel. Pour le moment, de nous deux, c’était lui l’homme fort. Il était plus flegmatique, sans aller plus loin.
— Nous ne sommes pas dans une situation physique à laquelle nous puissions échapper en nous enfuyant, répondit-il en prenant le ton d’un médecin en train de poser un diagnostic grave. « Nous devons rester ici très fermes, et attendre. Il y a tout près de nous des forces capables d’exterminer un troupeau d’éléphants en une seconde aussi facilement que vous écrasez une mouche. Notre seule chance est de rester parfaitement calmes. Notre caractère insignifiant peut nous sauver. »
L’expression de ma physionomie montrait bien que j’avais une douzaine de questions à poser, mais je ne trouvais pas de mots pour les formuler. C’était comme si j’avais entendu décrire avec précision une maladie dont les symptômes m’avaient intrigué.
— Je veux dire que jusqu’à présent, bien qu’avertis de notre présence gênante, ils ne nous ont pas trouvés, « localisés ». Ils tâtonnent comme quelqu’un qui cherche une fuite de gaz. La pagaie et le canoë le prouvent. Ils nous sentent, mais ne peuvent vraiment nous voir. Nous devons garder nos esprits calmes, car ce sont nos esprits dont ils sentent la présence. Nous devons contrôler nos pensées, ou bien c’en est fini de nous.
— La mort… Vous voulez dire ? bégayai-je, glacé d’horreur à cette perspective.
— Pire… Bien pire. La mort, d’après ce qu’on croit communément, signifie anéantissement ou fin des limitations imposées à nos sens, mais elle n’implique pas un changement de caractère. Vous ne vous modifiez pas soudain, simplement parce que c’en est fini de votre corps. Tandis que ce dont je parle implique une modification radicale, un changement complet, la terrible perte de son être par substitution – bien pire que la mort, et ce n’est même pas l’anéantissement. Il se trouve que nous avons établi notre camp en un point où leur domaine est contigu au nôtre, où le voile qui nous sépare s’est aminci… (Horreur ! il venait d’employer mes propres mots !) si bien qu’ils sont avertis de notre présence dans le voisinage.
— Mais de qui parlez-vous ? Qui est averti ? demandai-je.
J’oubliai le balancement des saules dans le calme plat, le murmure au-dessus de nos têtes, tout, à l’exception de la réponse que j’attendais et que j’appréhendais plus que je ne puis dire.
Pour me répondre, il baissa la voix et se pencha au-dessus du feu ; il y eut dans son visage un changement indéfinissable qui fit que j’évitai son regard et baissai les yeux vers le sol.
— Toute ma vie, dit-il, j’ai eu la notion étrangement vivace d’une autre région, pas très éloignée de notre monde, à un certain point de vue, mais d’une essence totalement différente, où se passent de grandes choses, où se pressent des personnages gigantesques et terribles, occupés à la réalisation de vastes projets auprès desquels les affaires terrestres, la grandeur et la décadence des nations, la destinée des empires, le destin des armées et des continents, ne sont que poussière. De vastes projets, veux-je dire, qui ont directement affaire avec l’âme, et non pas avec de simples expressions de l’âme…
— Je suggérais encore tout à l’heure… commençai-je à dire pour essayer de l’arrêter, car j’avais l’impression de me trouver en face d’un fou. Mais je fus immédiatement submergé par ce torrent de paroles qui devaient sortir.
— Vous pensez, dit-il, qu’il s’agit de l’esprit des éléments, tandis que je pensais pour ma part que c’étaient plutôt les dieux des Anciens. Mais je vous dis maintenant que ce n’est ni l’un ni l’autre. Ce seraient, les uns comme les autres, des entités que nous pourrions comprendre, car elles ont des relations avec les hommes, ne serait-ce que par l’intermédiaire de la prière ou du sacrifice, tandis que ces êtres qui nous entourent n’ont absolument rien à faire avec le genre humain et c’est tout à fait par hasard que leur espace se trouve être en ce lieu contigu au nôtre.
Cette seule idée qu’il réussissait à rendre si convaincante, tandis qu’il l’exposait dans le calme et l’obscurité de cette île déserte, déclencha en moi une série de tremblements nerveux. Je ne pouvais plus contrôler mes mouvements.
— Et que proposez-vous ? repris-je.
— Un sacrifice, une victime, pourrait en distrayant leur attention nous donner le temps de nous échapper, poursuivit-il, exactement comme lorsque les loups s’arrêtent pour dévorer les chiens et permettent au traîneau de repartir. Mais, actuellement, je ne vois aucune autre victime possible.
Je le regardai, tout déconcerté. Il y avait dans ses yeux une lueur terrifiante. Puis il se mit à parler.
— Ce sont les saules, bien entendu. Les saules masquent les autres, mais les autres sont en train de nous chercher. Si nous permettons à nos esprits de laisser paraître notre terreur, nous sommes perdus, tout à fait perdus.
Il me regarda d’un air si calme, si décidé, si sincère que je cessai de douter de sa raison. Il était aussi sain d’esprit que n’importe qui.
— Si nous pouvons tenir cette nuit, ajouta-t-il, il nous sera peut-être possible de partir au lever du jour sans être remarqués, ou plutôt, découverts.
— Mais vous croyez vraiment qu’un sacrifice pourrait…
La vibration du gong se rapprocha de nous pendant que je parlais, mais en réalité, ce fut l’expression terrifiée de mon ami qui me fit taire.
— Chut ! souffla-t-il en levant la main. Ne parlez pas d’eux plus qu’il n’est indispensable. Ne les désignez pas par leur nom. Nommer, c’est révéler : c’est l’indice inévitable, et notre seul espoir est de les ignorer, afin d’avoir une chance d’être ignorés d’eux.
— Même en pensée ?
Il était dans un extraordinaire état d’agitation.
— Spécialement en pensée. Nos pensées tracent des spirales dans leur monde. Nous devons les maintenir en dehors de nos esprits, à tout prix.
Je tisonnai le feu pour éviter que l’obscurité n’envahît tout. Je n’ai jamais attendu le soleil avec autant d’impatience qu’au sein de la terrible obscurité de cette nuit d’été.
— Êtes-vous resté éveillé pendant toute la nuit dernière ? demanda-t-il à brûle-pourpoint.
— J’ai dormi – très mal – un peu après l’aube, répondis-je évasivement, essayant de suivre ses instructions dont je reconnaissais instinctivement la pertinence, mais, bien entendu, le vent…
— Je sais. Bien que le vent ne puisse expliquer tous les bruits.
— Vous avez donc entendu, vous aussi ?
— J’ai entendu d’innombrables petits pas », dit-il ; puis, après un instant d’hésitation il ajouta : « et cet autre bruit… »
— Vous voulez dire au-dessus de la tente, et cette pression qui paraissait être exercée par quelque chose de terrible et de gigantesque ?
Il eut un hochement de tête significatif.
— C’était comme le début d’une sorte d’asphyxie intérieure ? dis-je.
— Oui, en partie. Il m’a semblé que le poids de l’atmosphère avait changé, avait énormément augmenté, au point de menacer de nous écraser.
— Et ça, continuai-je, décidé à tout tirer au clair, en montrant l’espace au-dessus de nos têtes, où le bruit de gong se faisait entendre sans interruption. « Comment expliquez-vous ça ? »
— C’est leur bruit, murmura-t-il, très sérieux. C’est le bruit de leur monde, le bourdonnement qui règne dans leur région. La cloison est si mince que ça passe quelque part. Et si vous prêtez attentivement l’oreille, vous remarquerez que c’est plutôt autour de nous qu’au-dessus. C’est dans les saules. Ce sont les saules eux-mêmes qui bourdonnent, parce qu’ici, on a fait des saules un symbole des forces qui sont contre nous.
Je ne comprenais pas très bien ce qu’il voulait dire, et cependant, il était hors de doute que nos pensées et nos idées étaient identiques. Je faisais les mêmes constatations que lui, avec seulement un sens de l’analyse moins aigu. J’étais à deux doigts de lui parler de l’hallucination qui m’avait fait voir les silhouettes montant vers le ciel et les buissons en marche quand il rapprocha soudain son visage du mien et se mit à chuchoter sur un ton sérieux. Il m’étonnait par son calme et son flegme, la façon dont il gardait apparemment le contrôle de la situation. Un homme que j’avais pendant des années considéré comme dépourvu d’imagination et un peu lourd !
— Écoutez, dit-il. La seule chose à faire, c’est d’agir comme s’il ne s’était rien passé, de nous conformer à nos habitudes, d’aller nous coucher et ainsi de suite ; faire comme si nous n’éprouvions rien, ne remarquions rien. C’est une question entièrement mentale ; moins nous penserons à eux, plus nous aurons de chances de leur échapper. Avant tout, ne pensez pas, car ce à quoi on pense, arrive !
— Très bien, trouvai-je le moyen de répondre, alors que j’étais suffoqué par ce que je venais d’entendre et par l’étrangeté de tout cela. « Très bien, j’essaierai, mais dites-moi d’abord une chose. Comment expliquez-vous ces cavités dans le sol tout autour de nous, ces entonnoirs de sable ? »
— Non ! s’écria-t-il, oubliant, dans sa surexcitation, de parler bas, littéralement je n’ose pas traduire ma pensée en mots. Tant mieux si vous n’avez pas deviné. N’essayez pas. Ils m’ont mis cela dans la tête ; faites tout votre possible pour éviter qu’ils en fassent autant avec vous.
Avant même d’avoir terminé sa phrase, il avait de nouveau baissé la voix, et je n’insistai pas pour connaître son explication. C’était assez d’horreur comme cela. La conversation tomba et nous nous contentâmes de fumer nos pipes en silence.
Quelque chose se produisit alors, sans importance apparente et, comme cela arrive quand les nerfs sont dans un état de tension extrême, ce fait dérisoire modifia, pour un temps, mon point de vue du tout au tout. Il se trouva que je jetai, tout à fait par hasard, un coup d’oeil à ma sandale, d’un modèle spécial pour le canoë. Quelque chose qui avait un rapport avec le trou ménagé pour le gros orteil me fit soudain penser au magasin de Londres où je les avais achetées, à la difficulté éprouvée par le vendeur pour trouver ma taille, et à d’autres détails de cette opération sans intérêt mais d’ordre éminemment pratique. À leur suite vint à la surface une évocation complète de cet univers de scepticisme dans lequel j’évolue lorsque je suis chez moi. Je pensai roastbeef, ale, automobiles, policemen, galons d’or et quantité d’autres choses parfaitement ordinaires et utilitaires. Le résultat fut immédiat et m’étonna moi-même.
Pour donner une explication psychologique, c’était, je pense, une réaction violente et soudaine après la contrainte que j’avais subie à vivre ainsi en compagnie de choses qui doivent paraître impossibles et incroyables à tout être normal. Mais, quelle qu’en fût la cause, je fus pour un moment libéré de cet envoûtement ; pendant une courte minute, j’eus le sentiment d’être libre et de ne plus avoir peur. Je levai les yeux sur mon ami :
— Sacré vieux païen ! m’écriai-je en lui riant au nez. Idiot trop imaginatif ! Idolâtre superstitieux !
Je m’arrêtai soudain, saisi à nouveau par cette vieille impression d’horreur. Je m’efforçai d’adoucir le ton de ma voix, qui m’avait tout d’un coup paru sacrilège. Le Suédois avait naturellement entendu comme moi ce cri étrange, dans l’obscurité au-dessus de nous, et cette chute subite dans l’air comme si quelque chose s’était brusquement rapproché de nous.
Il devint d’une pâleur de cendre sous son hâle. Il resta planté devant le feu, raide comme un piquet, à me regarder.
— Après cela, dit-il avec une sorte de frénésie désemparée, nous devons partir. Nous ne pouvons plus rester ; nous devons lever le camp à l’instant même et nous en aller… descendre le fleuve.
Ses paroles étaient, je le voyais, dictées par une misérable terreur – à laquelle il avait si longtemps résisté, mais qui avait fini par triompher de lui.
— Dans l’obscurité ? m’écriai-je.
Ma crise d’hystérie avait comme contrecoup un tremblement de terreur ; mais je continuais à me rendre compte de la situation mieux que lui.
— C’est de la pure folie ! Le fleuve est en crue, et nous n’avons qu’une pagaie. De plus, nous allons nous enfoncer encore davantage dans leur domaine ! Pendant soixante-quinze kilomètres, il n’y a devant nous que des saules, des saules, et encore des saules !
Il se rassit, ayant à moitié perdu connaissance. Par l’un de ces changements que la nature affectionne, la situation était entièrement retournée, le contrôle de nos énergies était passé entre mes mains. Son esprit avait fini par atteindre son point de rupture.
— Qu’est-ce qu’il vous a pris, de faire une chose pareille ? murmura-t-il, avec une expression de véritable terreur dans sa voix et sur son visage.
Je contournai le feu pour venir à côté de lui. Je pris ses deux mains dans les miennes, je m’agenouillai devant lui et le regardai droit dans les yeux.
— Nous allons encore faire une flambée, et ensuite aller nous coucher, dis-je avec fermeté. Au lever du soleil, nous partirons à toute vitesse pour Komorn. Maintenant, rassemblez un peu vos idées, et rappelez-vous le conseil que vous m’avez donné : ne pensez pas à la peur !
Il ne dit plus rien, et je vis qu’il allait obéir. Jusqu’à un certain point, ce fut une sorte de soulagement d’avoir à nous lever et à nous enfoncer dans l’obscurité pour aller chercher du bois. Nous restâmes tout près l’un de l’autre, nous touchant presque pendant que nous fouillions les fourrés et le rivage. Le bourdonnement ne cessa pas un instant au-dessus de nos têtes, mais parut au contraire augmenter d’intensité à mesure que nous nous éloignions du feu. C’était à en avoir des frissons !
Nous étions en train de nous escrimer sur un épais bouquet de saules dans les branches desquels du bois flotté était resté accroché depuis une crue précédente, quand je me sentis saisi dans une étreinte qui me fit presque tomber sur le sable. C’était le Suédois. Il était tombé contre moi et cherchait à se rattraper. J’entendis son souffle haletant.
— Regardez ! Par mon âme ! murmura-t-il.
Pour la première fois de ma vie, je compris ce que c’était que d’entendre des sanglots de terreur dans la voix d’un homme. Il désignait le feu, à une quinzaine de mètres. Je suivis la direction de son doigt et je jure que mon coeur manqua de s’arrêter.
Là, devant la lueur estompée du feu, quelque chose bougeait.
Je le vis à travers un voile qui s’étendait devant mes yeux comme un de ces rideaux de gaze qu’on utilise au fond d’une scène de théâtre – dans un brouillard. Ce n’était ni un homme ni un animal. Cela me donna l’impression d’être aussi grand que plusieurs animaux réunis, comme des chevaux qui, au nombre de deux ou trois, se seraient déplacés lentement. Le Suédois aboutit à un résultat analogue qu’il décrivit cependant en termes différents, car il pensa que cela avait la forme et la taille d’un bouquet de saules nains, arrondis du haut, et dont toute la surface était en mouvement « s’enroulant sur soi-même comme de la fumée », dit-il ensuite.
— Je l’ai vu descendre à travers les buissons ! dit-il en sanglotant. Regardez ! Cela vient de ce côté ! Oh ! dit-il dans une sorte de cri sifflant, ils nous ont trouvés !
Je jetai un coup d’oeil terrifié, qui me permit seulement de voir cette forme s’avancer vers nous en se balançant à travers les buissons ; je m’effondrai en arrière dans un fracas de branches qui se brisaient sous mon poids. Le Suédois me tomba dessus, et nous nous retrouvâmes sur le sable en train de nous débattre. Je ne savais guère ce qui avait pu se passer. Je n’éprouvais qu’une chose, l’impression d’être plongé dans un bain glacé, la sensation que la terreur faisait sortir mes nerfs de leur enveloppe charnelle, les tordait sur eux-mêmes et les remettait en place, encore agités de frissons. Mes yeux étaient hermétiquement clos, quelque chose me prenait à la gorge et m’étranglait. Il me semblait que ma conscience se dilatait, s’étendait dans l’espace, impression qui ne tarda pas à être remplacée par une autre, celle que cette même conscience m’abandonnait et que j’allais mourir.
Je fus traversé d’un violent spasme douloureux et je m’aperçus que le Suédois me serrait d’une telle façon qu’il me faisait atrocement mal. Il me tenait ainsi depuis qu’il s’était rattrapé à moi en tombant.
C’est cette douleur qui m’a sauvé, m’affirma-t-il ensuite : elle m’amena à les oublier et à penser à autre chose au moment précis où ils étaient sur le point de me découvrir. Mon esprit leur fut ainsi caché alors que j’allais être vu, juste le temps d’échapper de leur terrible étreinte. Quant à lui, il dit s’être réellement évanoui au même instant et c’est ainsi qu’il fut sauvé.
Je sais seulement que plus tard, longtemps ou peu après, c’est impossible à dire, je me suis retrouvé en train d’essayer de sortir en rampant d’un réseau glissant de branches enchevêtrées et je me rappelle avoir vu mon camarade devant moi, me tendant la main pour m’aider. Je le regardai d’un air hébété, en me frottant le bras qu’il avait tordu. Je ne trouvais rien à dire.
— J’ai perdu connaissance un moment, dit-il. C’est-ce qui m’a sauvé. Cela m’a fait cesser de penser à eux.
— Vous m’avez presque cassé le bras, dis-je, et je ne pouvais à ce moment formuler aucune autre pensée. J’étais comme dans un brouillard.
— C’est-ce qui vous a sauvé ! répliqua-t-il. Entre nous, nous avons trouvé moyen de les lancer sur une fausse piste. Le bourdonnement a cessé… pour le moment du moins !
Je fus pris à nouveau d’une crise de fou rire nerveux ; la contagion atteignit mon compagnon. Ces grandes rafales de rire nous secouaient en nous procurant une merveilleuse sensation de détente. Nous retournâmes au feu, y jetâmes du bois, et il se remit immédiatement à flamber. Nous vîmes alors que la tente était tombée et formait sur le sol un fouillis inextricable.
Nous l’avons réinstallée en faisant plus d’un faux pas pendant cette opération ; nous nous prenions les pieds dans le sable.
— Ce sont ces sacrés entonnoirs, s’écria le Suédois, quand la tente fut à nouveau dressée tandis que le foyer éclairait le sol sur plusieurs mètres autour de nous.
— Et regardez la taille qu’ils ont !
Tout autour de la tente et du foyer, là où nous avions aperçu ces ombres mouvantes, il y avait de profondes dépressions en forme d’entonnoirs dans le sable identiques à celles que nous avions remarquées dans toute l’île, avec la différence qu’elles étaient plus grandes et plus profondes, magnifiquement formées, et dans certains cas, assez grandes pour que j’y puisse loger mon pied et ma jambe.
Nous ne dîmes mot ni l’un ni l’autre. Nous savions que dormir était la chose la plus sûre à faire et nous nous mîmes donc au lit sans plus attendre. Nous avions simplement jeté du sable sur le feu et pris le havresac et la pagaie sous la tente avec nous. Le canoë avait été halé contre la tente de telle sorte que nos pieds le touchaient et que le moindre mouvement nous aurait réveillés.
En prévision d’un cas d’urgence, nous nous étions couchés tout habillés, prêts à partir presque instantanément.
V
J’avais eu la ferme intention de rester éveillé, mais mon épuisement nerveux et physique en décida autrement ; au bout d’un moment le sommeil vint étendre sur moi le voile de l’oubli. Mon camarade s’était endormi tout de suite et le fit arriver plus vite sur moi. Au début il s’était agité, s’était à tout instant remis sur son séant, en me demandant si j’avais entendu ceci ou cela. Il faisait des bonds sur son matelas de liège, prétendait que la tente bougeait, que le fleuve avait submergé la pointe de l’île ; chaque fois j’étais sorti et j’étais revenu en lui disant que tout allait bien ; il avait fini par se calmer. Sa respiration était finalement devenue régulière et je l’entendis bientôt ronfler. C’était bien la première fois de ma vie que je trouvais au ronflement une vertu calmante.
Ce fut ma dernière pensée avant que je sombre dans le sommeil.
Je fus réveillé par une difficulté à respirer, et je m’aperçus que j’avais ma couverture sur la figure. Mais quelque chose d’autre exerçait une pression sur moi ; ma première idée fut que mon compagnon m’était tombé dessus en dormant. Je m’assis, l’appelai et au même instant, je m’aperçus que la tente était cernée. Ce bruit de pas innombrables était de nouveau perceptible au-dehors, et créait dans la nuit une atmosphère d’horreur.
Je l’appelai à nouveau, plus fort, cette fois. Il ne répondit pas, mais je n’entendais plus son ronflement et remarquai également que le rabat de la porte était tombé. C’était une faute impardonnable. Je rampai dans l’obscurité pour l’accrocher solidement et je réalisai alors pour la première fois que le Suédois n’était pas là. Il était parti.
Je sortis comme un fou ; dès que je fus dehors, je me trouvai plongé dans une sorte de torrent de bourdonnements qui m’entouraient complètement et qui venaient des quatre points cardinaux. C’était toujours le même bourdonnement qui nous était devenu familier, mais complètement déchaîné ! On aurait dit un essaim d’énormes abeilles invisibles. En même temps l’atmosphère semblait s’épaissir et j’éprouvais de la peine à respirer.
Mais mon ami était en danger, je ne pouvais pas hésiter.
L’aube allait poindre, une vague lueur blanchâtre, partant d’une mince bande plus claire à l’horizon, commençait à s’étendre sur les nuages. Il n’y avait pas un souffle de vent. Je pouvais à peine distinguer les buissons, la rivière au-delà, les surfaces de sable pâle. Je courais çà et là dans l’île, je criais à tue-tête les premiers mots qui me venaient à l’esprit. Mais les saules étouffaient ma voix, le bourdonnement la couvrait, si bien qu’elle n’allait pas plus loin que quelques mètres. Je plongeais dans les fourrés, me précipitais la tête la première, trébuchais sur les racines, m’égratignais la figure en me frayant un passage parmi les branches.
Au moment où je m’y attendais le moins, je parvins à la pointe de l’île et vis une silhouette sombre se profiler sur l’eau et le ciel. C’était le Suédois. Il avait déjà un pied dans la rivière ! Un moment plus tard, et il aurait fait le plongeon.
Je me ruai sur lui, lui entourai la taille de mes bras et le ramenai vers le rivage en tirant de toutes mes forces. Il se débattait désespérément, en faisant un bruit qui ressemblait à ce sacré bourdonnement. Dans sa colère, il proférait des mots étranges comme : « aller dedans avec eux », et « prendre le chemin de l’eau et du vent », et Dieu sait quoi encore. J’essayai en vain de me les rappeler ensuite mais, sur le moment, ils me rendaient malade d’horreur et de stupeur. À la fin, je réussis à le ramener sous l’abri relativement sûr de la tente, je le fis s’étendre, à bout de souffle et jurant, sur son matelas, où je le maintins immobile tant que cela fut nécessaire.
Je crois que la soudaineté avec laquelle cette crise l’a pris et s’est ensuite calmée, en même temps que s’arrêtaient brusquement bourdonnements et pas, représente peut-être ce qu’il y a de plus étrange dans toute notre aventure. Il ouvrit simplement les yeux, tourna vers moi son visage fatigué, qui se trouva éclairé par la pâle lueur de l’aube entrant par la porte et il dit, comme un enfant qui a eu peur :
— Ma vie, mon vieux… c’est la vie que je vous dois. Mais tout cela est fini désormais. Ils ont trouvé une victime à notre place !
Il retomba sur sa couverture et je le vis littéralement s’endormir sous mes yeux. Il se remit à ronfler aussi gaillardement que si rien ne s’était passé et comme s’il n’avait jamais tenté d’offrir sa vie en guise de sacrifice, en se noyant. Quand le soleil le réveilla trois heures plus tard, trois heures pendant lesquelles je ne cessai de le veiller, je compris si clairement qu’il ne se souvenait de rien que je jugeai préférable de me taire et de ne pas poser de questions périlleuses.
Il s’éveilla naturellement et facilement, alors que le soleil était déjà haut dans un ciel calme ; il se leva aussitôt et se mit à préparer du feu pour le petit déjeuner. Je le suivis anxieusement quand nous allâmes prendre notre bain mais il ne tenta pas de plonger, il s’immergea simplement la tête en faisant quelques réflexions sur la fraîcheur de l’eau.
— Le fleuve a fini par baisser, dit-il, tant mieux.
— Le bourdonnement s’est également arrêté, dis-je.
Il leva les yeux sur moi ; il avait retrouvé son expression normale. De toute évidence, il se rappelait tout, sauf sa tentative de suicide.
— Tout s’est arrêté, dit-il, parce que…
Il hésitait. Mais je savais qu’il était en train de revenir à la phrase qu’il avait prononcée avant de s’évanouir, et j’étais décidé à savoir la suite.
— Parce qu’« ils ont trouvé une autre victime » ? dis-je avec un petit rire forcé.
— Exactement ! C’est aussi net que je… me sens désormais en sécurité.
Il se mit à regarder autour de lui avec curiosité. Le soleil faisait des taches chaudes sur le sable. Il n’y avait pas de vent. Les saules étaient immobiles. Il se mit lentement sur ses pieds.
— Venez, dit-il. Je crois qu’en regardant bien, nous le trouverons.
Il partit en courant, et je le suivis. Il longeait les rives, fouillant avec un bâton dans les criques sablonneuses et les flaques ; j’étais toujours sur ses talons.
Il poussa un cri qui me ramena désagréablement quelques heures en arrière. Je me hâtai de le rejoindre. Il désignait avec son bâton un grand objet noir étendu à moitié dans l’eau et à moitié sur le sable. On aurait dit qu’il était pris dans des racines de saules tordues, si bien que le fleuve ne pouvait l’entraîner. Quelques heures auparavant, l’endroit devait être immergé.
— Regardez ! voici la victime qui nous a permis de nous échapper !
Je regardai par-dessus son épaule et je vis que le bout de son bâton était dirigé vers le corps d’un homme. C’était un paysan, dont la figure était cachée dans le sable. L’homme avait dû se noyer quelques heures plus tôt et son corps était venu échouer sur notre île aux alentours de l’aube – exactement au moment où la crise du Suédois avait pris fin.
— Nous devons lui donner une sépulture décente, vous ne trouvez pas ?
— Je pense, répondis-je.
Je frissonnai malgré moi, il y avait dans l’aspect de ce pauvre noyé quelque chose qui me glaçait.
Le Suédois me fixa d’un regard pénétrant ; une expression indéchiffrable se peignait sur son visage ; il commença à descendre la pente de la berge. Je le suivis, moins inquiet. Le courant avait arraché une grande partie des vêtements du cadavre ; le cou et une partie de la poitrine étaient dénudés.
À mi-chemin, mon compagnon s’arrêta soudain et leva la main en signe d’avertissement ; mais, ou bien mon pied glissa, ou bien j’avais pris trop d’élan pour m’arrêter aussi brusquement ; toujours est-il que je le heurtai et le projetai en avant ; il fit un petit saut pour ne pas tomber. Nous nous effondrâmes ensemble sur le sable, et nos pieds éclaboussèrent de l’eau. Avant d’avoir rien pu faire, nous avions heurté assez violemment le corps.
Le Suédois poussa un cri perçant. Je sautai en arrière comme si j’avais essuyé un coup de feu.
Au moment où nous touchions le corps, il s’éleva de sa surface un bourdonnement intense – le bruit de plusieurs bourdonnements. Il y eut autour et nous dans l’air comme un vaste ébranlement. On aurait dit que des êtres ailés s’envolaient pour disparaître dans le ciel, et les bourdonnements suivirent le même chemin ; ils diminuèrent progressivement d’intensité pour finir par se perdre dans le lointain. C’était exactement comme si nous avions dérangé dans leur travail des créatures vivantes, mais invisibles.
Mon compagnon m’empoigna le bras et je me rappelle avoir empoigné le sien. Mais avant que nous ayons eu le temps de nous remettre de ce choc imprévu, nous vîmes que le courant était en train de faire tourner le cadavre qui se trouva ainsi dégagé de l’étreinte des racines. Peu après, il était complètement retourné, la figure vers le ciel. Il allait bientôt se trouver à l’endroit où le courant était le plus fort. Encore un peu, et il serait entraîné.
Le Suédois allait s’élancer pour essayer de le rattraper en criant à nouveau quelque chose que je compris mal et où il était question de « funérailles décentes », puis, soudain, tomba à genoux sur le sable en se couvrant le visage de ses mains. Un instant après, j’étais à côté de lui.
Je vis alors ce qu’il avait vu.
Au moment où le corps tournait pour prendre le sens du courant, le visage et la poitrine se trouvèrent de notre côté et nous laissèrent apercevoir une peau marquée de petites dépressions, bien dessinées, de même forme que les entonnoirs que nous avions découverts sur toute l’étendue de l’île.
— Leur marque ! Leur affreuse marque ! dit mon compagnon à mi-voix.
Lorsque je détournai les yeux de son visage horrifié pour regarder à nouveau le fleuve, le courant avait fait son oeuvre.
Le corps avait gagné le milieu du courant ; il était déjà hors de portée, il serait bientôt hors de vue. Il ne cessait de tourner sur les vagues comme une otarie.