LA VEILLE DU PREMIER MAI
I
Il me fallut attendre le printemps pour parvenir enfin à abandonner pendant quelques jours mon service à l’hôpital et aller rendre visite dans sa retraite campagnarde à mon vieil ami, le spécialiste en traditions populaires ; je riais sous cape, car j’emportais dans ma valise un livre capable de réfuter sans appel ses théories favorites sur la magie et les pouvoirs de l’esprit, dont je commençais à être fatigué.
Ces théories, multiples et variées, avaient eu plus d’une occasion de m’affliger. Si je les repoussais, c’était avant tout par la tournure d’esprit inhérente à ma profession ; de plus, je n’avais jamais été capable de discuter avec lui assez à fond pour le convaincre ou ébranler simplement sa foi, ne fût-ce que sur un point de détail ; tous les arguments scientifiques mis en avant ne servaient qu’à enrichir son dossier. Quelle joie profonde, quelle satisfaction cela avait été pour moi de découvrir ce livre, de le savoir à présent en à l’abri dans ma valise, sous son emballage de papier brun, portant l’adresse de mon ami. Pendant le voyage, je ne me lassais pas d’imaginer comment il s’en tirerait en face des arguments convaincants que contenait cet ouvrage, et qui excluaient l’existence d’un domaine extra-sensoriel de quelque importance.
Je me demandais aussi si ce visionnaire absorbé dans ses expériences se rappellerait que je devais venir chez lui. Je fus donc soulagé d’apprendre par l’unique porteur qui se trouvait à la gare pour m’accueillir que le « professeur » avait envoyé une voiture à ma rencontre. Il m’était loisible d’y mettre ma valise et de faire à pied, à travers les collines, les six kilomètres qui me séparaient de sa demeure.
C’était une soirée calme, délicieusement paisible ; le soleil venait de se coucher, l’air était tiède, il n’y avait pas un souffle de vent. En s’éloignant, le train emportait avec lui le bruit des foules, le vacarme de la grande ville, les derniers vestiges de l’épuisante vie moderne. Lorsque je quittai la petite gare située au coeur de la lande, je m’enfonçai immédiatement dans l’univers des grands espaces sauvages et incultes dont le silence n’était rompu que par les clochettes des troupeaux. Le sentier que je suivais traversait en biais les pentes herbeuses. Il grimpait pendant environ un kilomètre et demi avant de parvenir au sommet, errait sur la crête sinueuse pendant trois autres kilomètres, parmi les bouquets d’ajoncs, passait devant la maison de Tom Bassett, perdue dans les pins, puis plongeait sur l’autre versant, à travers des bois assez clairsemés, jusqu’à la maison ancienne où vivait le vieux savant, perdu dans ses rêves impossibles, dans son univers d’utopie et de phantasmes.
Je me laissai aller à penser beaucoup à lui pendant la première partie de mon ascension et j’aboutis, comme d’habitude, à cette conclusion : s’il n’avait pas été si généreux avec les pauvres et d’un abord aussi débonnaire, les paysans n’auraient pas hésité à le ranger parmi ces sorciers qui trafiquent des âmes et entretiennent des relations suspectes avec les fées.
Ce sentier était relativement connu de moi. Je l’avais déjà emprunté une fois, quelques années auparavant, par une journée d’hiver, et, à partir de la maison de Tom Bassett, je n’aurais plus d’hésitations sur le chemin à suivre. Mais pendant le premier kilomètre, on croisait tant de pistes de troupeaux, la lumière était devenue si faible, que je jugeai plus prudent de me renseigner. Je pus le faire heureusement sans tarder car un homme, qui était couché dans l’herbe, se leva soudain et surgit de derrière les buissons. Il passa à quelques mètres devant moi en se dirigeant à grandes enjambées vers la vallée que l’obscurité gagnait.
Il se hâtait à tel point que, craignant de le manquer, je l’appelai à voix haute. En m’entendant, il fit aussitôt volte-face et se trouva pour ainsi dire instantanément à ma hauteur. Je l’avais à peine appelé qu’il était là, tout près, à me regarder en souriant et avec une certaine curiosité. Je me souviens d’avoir remarqué son visage pâle et sans hâle, étrangement beau pour celui d’un paysan, et ses yeux qui paraissaient être d’un étranger ; son extraordinaire rapidité à se déplacer, comme en bondissant, me fit une telle impression que je me dis qu’à tout prendre, ma vision ne devait plus être très nette, sur la pente de cette colline, dans la lueur déclinante du crépuscule.
De plus, comme il arrive souvent quand on vous donne un renseignement de cette nature, les mots ne restèrent pas très nettement gravés dans ma mémoire après qu’il les eut prononcés ; je restais sur la seule impression qu’il avait fait un geste indiquant la route à suivre, tandis qu’il disparaissait sur le versant de la colline avec la souplesse d’une panthère. Sans aucun doute, sa brusque apparition de derrière la touffe d’ajoncs, son étrange rapidité, sa façon de me regarder et même de me toucher l’épaule, avaient détourné mon attention des mots qu’il avait réellement prononcés. Son geste m’indiquant que j’avais pris une mauvaise direction qui m’aurait conduit à un kilomètre trop à droite, geste qui me remettait dans la bonne voie, me parut suffisant.
Sur la crête, un peu essoufflé, ressentant une fatigue imprévue, je m’étendis dans l’herbe pour me reposer un moment, au pied d’une touffe d’ajoncs d’un jaune flamboyant. Il me fallait encore une bonne heure avant de me trouver en vue de la maison de mon ami ; l’herbe était moelleuse, le silence apaisant. Je m’attardai à fumer une cigarette. Et c’est à ce moment-là, je pense, que la phrase prononcée par cet homme, teintée de son accent étranger, avec l’insistance qu’il avait mise à appuyer sur le pronom personnel, revint au niveau de ma conscience : « Maintenant, la route la plus sûre pour vous… » On eût dit qu’il avait reconnu en moi un homme de la ville pour qui il aurait pu être dangereux de se trouver après la chute du jour parmi ces collines désertes. La vitesse avec laquelle il m’avait rejoint, puis avait redescendu, comme une ombre, le versant, venait compléter et préciser l’image que j’avais conservée de cette scène.
D’autres pensées, d’autres souvenirs, surgirent alors, pour former une série de tableaux se succédant sans interruption et constituant une chaîne d’images que la volonté ne dirigeait pas et qui ne prétendaient pas avoir de sens particulier. Autrement dit, je sombrai dans une agréable rêverie.
Sous une légère brume bleuâtre, au-dessous de moi, et semblait-il, jusqu’à l’infini, s’étendait la vallée silencieuse ; elle finissait par se perdre dans les collines dont les sommets s’élevaient çà et là, comme des panaches géants ; lorsque la nuit serait complètement tombée, ils donneraient l’illusion de s’incliner les uns devant les autres, pour se saluer. On reconnaissait l’emplacement du village à une petite nappe de brouillard traversée déjà par le scintillement de quelques lumières. Au-dessus des bruits familiers du crépuscule, on entendait crailler les corneilles, les mouettes s’appeler très haut dans le ciel, les chiens aboyer au loin. Des odeurs agrestes, les senteurs des vastes espaces arrivaient jusqu’à mes narines, tout contribuait à me donner l’impression que je me trouvais au sommet du monde ; il n’y avait rien entre les étoiles et moi, je croyais entendre, dans ces espaces libres et immenses, vivre les collines, les vallées, les forêts, les pentes couvertes de cultures.
Quelques mouettes – dans le jour, le ciel de cette région en est sillonné – décrivaient des cercles à perte de vue en poussant de temps en temps des cris aigus ; à l’horizon, une ligne sombre indiquait la présence de la mer.
Tandis que je restais ainsi étendu, à rêver au-dessus de cet océan d’ombre, une sorte de voile impondérable se détacha du paysage dont les contours se dessinaient comme sur une carte de géographie. Des nappes semblables s’élevèrent les unes après les autres, remplirent les dépressions entre les collines, recouvrirent, en les dissimulant à ma vue pour un instant, les champs, le village, le versant de la colline, puis disparurent quelque part derrière moi, dans la pénombre, de l’autre côté de la crête, ou bien se dissipèrent en vapeur dans le ciel.
Je n’étais pas capable de déterminer si c’était une brume s’élevant du sol qui se refroidissait rapidement, ou si simplement la terre était en train de céder sa chaleur à la nuit. La chute du jour s’accompagne d’une série de phénomènes mystérieux. Je ne vois qu’une image pour évoquer ce bouleversement du paysage : on eût dit que la terre était en train de déployer deux immenses ailes noires et de les agiter en longs battements silencieux pour s’évader plus rapidement de la lumière du soleil et s’abîmer dans les profondeurs de la nuit. En tout cas, l’obscurité ne fut plus longue ensuite à tout envahir ; je me hâtai de me lever pour reprendre ma route ; je prenais conscience, avec un émerveillement d’une étrange nouveauté, de la magie du crépuscule : les profondeurs bleues de la vallée qui s’ouvraient à mes pieds ; au-dessus de ma tête, jusqu’à des hauteurs insondables, un ciel jaune pâle, chargé de pluie.
Je marchais à bonne allure, ne fût-ce que pour réagir contre la fraîcheur du soir ; je perdis rapidement de vue la vallée, car je me trouvais sur une crête escarpée, caractéristique de ces collines arides et désolées.
Ma rêverie n’avait guère pu durer plus d’un quart d’heure et cela avait suffi pourtant pour que le temps changeât ; s’élevant de vallées plus étroites, le brouillard s’épaississait çà et là autour de moi, faisait disparaître à mes yeux le sentier que j’aurais dû suivre ; au-dessus de ma tête, assez haut, on entendait le vent émettre sa plainte aigüe. Un moment plus tôt, c’était le calme d’une tiède soirée de printemps, et maintenant tout était devenu différent : un brouillard humide se collait à moi, des gouttes de pluie venaient me cingler le visage, les rafales d’un vent glacé descendant des sommets se mirent à me souffleter ; je boutonnai ma veste, enfonçai mon chapeau solidement sur ma tête.
Le vrai caractère de ce changement, c’est que tout s’était mis soudain à vivre. J’en eus la conviction, pour la première fois de mon existence.
J’eus une impression étrange chez un homme comme moi – un médecin qui, par sa profession, doit s’en tenir aux faits, à ce qui lui paraît être la vérité, un matérialisme, en un mot, – il me sembla que le monde venait de s’animer, de naître à la vie. La Nature avait toujours été pour moi quelque chose qui peut se définir par des données telles que dimensions, poids, couleurs, et cette nouvelle représentation était tout à fait étrangère à mon tempérament. Pour moi, une vallée avait toujours été une vallée ; une colline n’était pas autre chose qu’une colline ; une prairie, c’étaient quelques ares d’une surface plane labourée ou recouverte d’herbe, bien ou mal drainée ; avec une saisissante fraîcheur surgissait maintenant l’étrange et hallucinante idée qu’il pouvait après tout y avoir plus qu’une vallée, une colline, une prairie ; ce que j’avais désigné jusque-là par ces mots servait d’écran à quelque chose de vivant, qui restait caché. Bref, ce sens poétique qui m’avait toujours fait ricaner chez autrui, ou que j’avais cherché à expliquer en l’affublant de quelque terme physiologique obscur, venait d’être en moi l’objet d’une révélation dont la cause me demeurait inconnue. À mesure que je me perdais en conjectures, je me mettais à comprendre que tout avait dû commencer avec cette rêverie, au pied de la touffe d’ajoncs. Jamais de toute ma vie je ne m’étais abandonné ainsi. Ou bien, je m’étais mis à réfléchir plus à fond, à la suite de ma brève conversation avec l’homme au regard indompté, aux mouvements furtifs, auprès de qui je m’étais renseigné sur la route à suivre, et qui s’en était allé comme une ombre.
Je me rappelai – et je ne pouvais le faire sans un tremblement nerveux – ce que j’avais été curieusement imaginé au sujet de ces voiles qui s’élevaient de la surface des collines et des champs. Mon intelligence pratique n’avait jamais pu concevoir pareille chose, et cela me faisait douter – de moi, avant tout.
Je restai un moment sans bouger. Je regardai autour de moi à travers le brouillard qui s’épaississait ; au-dessus de ma tête, les étoiles qui s’estompaient ; sous mes pieds, vers la vallée presque invisible. Je fis appel à tout ce qui pouvait, dans mon esprit, s’opposer à de pareils phantasmes, mais je n’obtins aucune réponse. Angoissé, je cherchai en toute hâte à m’appuyer sur ce qui pouvait être en moi resté normal. Sans succès.
J’en ressentis un malaise qui me conduisit sur le bord de l’angoisse.
Je marchais de plus en plus vite sur ce sentier gazonné serpentant autour des buissons d’ajoncs, avec la terreur de me perdre une seconde fois et le désir soudain d’arriver à destination le plus rapidement possible. Alors, sans rien pour me le laisser prévoir, la nuée me dépassa, s’éleva verticalement jusqu’au ciel et je me retrouvai soudain dans une atmosphère sereine.
Dans les profondeurs, les lumières du village se mirent à briller, de-ci, de-là, une mince colonne de fumée montait dans le ciel aux reflets jaunâtres, des étoiles scintillaient à travers des cirrus s’effilochant en traînées annonciatrices de vent.
Après tout, c’était simplement une masse de brouillard qui venait de la côte, car les collines se terminaient sur leur autre versant en falaises crayeuses plongeant directement dans les flots, et avec les brusques changements de température qui accompagnent le coucher du soleil, il se produit souvent des courants d’air inattendus. Il était néanmoins déroutant d’apprendre que le brouillard et la tempête étaient à proximité et je partis courageusement à la recherche de la chaumière de Tom Bassett et vers les rassurantes lumières du Manoir que je devais trouver un kilomètre plus loin.
Cependant, l’atmosphère ne resta pure que peu de temps ; la vapeur ne tarda pas à s’élever à nouveau autour de moi, à me gêner pour suivre le sentier, à transformer en ombres fuyantes les buissons et les murs de pierres sèches retenant le sol. Elle arriva, apparemment poussée par de petits courants d’air s’engouffrant dans les nombreuses racines situées de part et d’autre du sentier. Elle était glaciale et donnait sur la peau l’impression d’un drap humide. Le vent semblait mettre en mouvement des formes étranges : êtres humains, animaux, aux contours bizarres, qui se déplaçaient sans bruit ; à d’autres moments, on les voyait bondir et on pouvait croire qu’ils poussaient des cris, alors qu’il s’agissait simplement du sifflement produit par les bouffées de vent. Plus j’avançais, plus le paysage disparaissait derrière la brume et dans l’obscurité. Autrement, il n’aurait pas été trop difficile d’avancer ; par endroits, les jonquilles faisaient des taches d’un jaune étincelant, et l’herbe élastique me permettait de me maintenir à une bonne allure ; toutefois, il m’arrivait souvent, en raison de la mauvaise lumière, de trébucher sur des ajoncs épineux dépassant de peu le niveau du sol et de m’étaler, si bien que je ne tardai pas à être couvert d’écorchures cuisantes, des genoux au menton. Des rafales de pluie venaient me fouetter le visage ; les périodes de calme plat étaient rapidement suivies de nouvelles bouffées de vent qui arrivaient chaque fois d’une direction différente. Bouleversé est peut-être un terme trop fort pour exprimer l’état dans lequel je me trouvais, mais j’étais certainement assez démonté ; je savais bien que c’était parce que je me trouvais plongé dans un milieu différent de celui auquel m’avait accoutumé mon existence de citadin, mais il se révéla impossible pour moi de me libérer de l’impression de malaise qui m’étreignait et je cherchais avec une insistance accrue les fenêtres éclairées de la chaumière de Bassett.
Le désarroi, la confusion se liguaient pour me faire comprendre que j’étais loin de mon décor familier – rues et vitrines de magasins – de tout ce que je pouvais introduire dans une classification et savais traiter comme il convient. Le brouillard me jouait des tours avec les sons aussi bien qu’avec les bruits. Une ou deux fois, il m’arriva de trébucher sur un mouton couché dans l’herbe ; la bête se leva, effrayée comme l’aurait été n’importe lequel de ses congénères et fut lentement absorbée par l’ombre, mais d’une si singulière façon que j’aurais pu en jurer, il ne s’agissait pas de moutons, mais d’êtres humains se déplaçant à quatre pattes ; en s’enfuyant, j’aurais cru qu’ils me lançaient, par-dessus leur épaule, un regard grimaçant.
Cela se produisit plusieurs fois ; je ne réussis jamais à caresser leur toison humide de brouillard, comme j’aurais aimé le faire ; le son de leurs clochettes arrivait, très faiblement à travers la brume, mais tantôt de la gauche, tantôt de la droite, ou même de toutes les directions à la fois, comme si je m’étais trouvé cerné par un troupeau tout entier ; et il m’était impossible d’analyser ou d’expliquer cette idée, qu’il ne s’agissait pas de clochettes de moutons, mais de quelque chose d’entièrement différent.
Le brouillard et l’obscurité, une certaine confusion des sens causée par l’étrangeté du site, peuvent expliquer cette sorte d’hallucination. Je poursuivais rapidement mon chemin. La certitude où j’étais de m’être écarté de mon itinéraire prenait cependant de la consistance ; il y avait de temps à autre un grand tournoiement de mouettes autour de moi, comme si je les avais réveillées. L’air s’emplissait de leurs cris plaintifs, j’entendais le bruissement d’ailes innombrables, parfois très proches de mon visage, mais toujours invisibles à cause du brouillard. Et une fois, au-dessus du chuintement du vent humide à travers les ajoncs, j’eus la certitude d’avoir entendu le vacarme étouffé de la mer, le bruit que faisaient au loin les vagues en venant s’écraser dans les failles étroites des falaises. Je fis donc plus attention et essayai de modifier ma route en conséquence, de m’écarter de la direction d’où ce bruit semblait provenir.
J’étais de plus en plus frappé par la ressemblance du cri des mouettes avec un éclat de rire. Ce n’était pas pour rien, me semblait-il aussi, que ce vent ne cessait de souffler et de tournoyer ainsi. Les buissons prenaient toujours la forme d’hommes voûtés se déplaçant furtivement, le brouillard se modelait de plus en plus en silhouettes géantes qui, à grands pas, m’escortaient silencieusement d’une colline à l’autre.
C’était le monde inanimé qui éveillait mon sens poétique suivant un processus que je ne pouvais encore deviner et l’enrichissait des messages d’une vie cachée. Je compris pour la première fois la facilité avec laquelle des paysans superstitieux peuvent peupler leur univers et comment un esprit peu évolué peut se trouver à son aise dans une atmosphère de légende. J’avançai en trébuchant, cherchant anxieusement à apercevoir les lumières de la chaumière.
Soudain, au moment où une écharpe de brouillard se mettait à tourbillonner autour de moi, la bourrasque me fouetta violemment en pleine figure. Quelque chose, dans l’ombre, me frôla en poussant un cri aigu. Je ne pus m’empêcher de faire un saut de côté, de lever le bras pour me protéger et j’eus juste le temps d’apercevoir la mouette qui, dans un vol soudain déséquilibré, battait l’air au-dessus de ma tête de ses ailes puissantes. Au moment où le brouillard l’engloutit, son corps blanc me parut énorme. Au même instant, un coup de vent arracha mon couvre-chef et me rabattit sur les yeux un pan de ma veste. Je commençais à en avoir l’habitude ; je m’élançai vers cet objet sombre qui s’enfuyait, mais pour constater au moment où j’avais réussi à le saisir, que je tenais dans la main une touffe d’ajoncs hérissée de piquants. Le vent me décoiffait complètement ; au même instant j’aperçus mon chapeau qui continuait à rouler, à tournoyer dans le vent ; je lâchai sur-le-champ ma capture pour partir à sa poursuite. Avant de parvenir à portée de ce premier chapeau, je trébuchai sur un autre, qui voltigea. L’herbe semblait maintenant couverte de chapeaux en mouvement, mais chaque fois que je croyais en attraper un, il se trouvait que ce n’était qu’un morceau de bois, une petite touffe d’ajoncs, un terrier de lapin. À la fin, j’avais les mains ensanglantées, déchirées par les épines. On eût dit que les objets se liguaient contre moi dans l’ombre pour prendre la même apparence et me faire tout confondre.
Je me redressai, pris une longue inspiration, épongeai avec mon mouchoir le sang qui me couvrait les mains. Je heurtai quelque chose du pied ; en baissant les yeux, je vis que c’était mon chapeau. Je me penchai pour le ramasser et le replaçai sur ma tête. Il y avait, naturellement, plus d’une façon d’expliquer ces méprises, et ma stupidité ; tout en marchant, je me demandais à laquelle je devais m’arrêter. Ma vue, par exemple ? Dans ces conditions pourquoi chercher plus loin ? Ce n’était rien après tout ; un simple étourdissement venant de la fatigue, et aussi de ce que je m’étais penché en avant.
Je criai tout de même très fort, dans l’espoir de me faire entendre de quelque berger ; je n’obtins, bien sûr, aucune réponse. C’était un peu comme si j’avais appelé dans une pièce capitonnée, car le brouillard étouffait ma voix et ouatait toute résonance.
C’était vraiment décourageant : j’étais glacé, trempé, j’avais faim ; mes vêtements, mes jambes, étaient lacérés par les ajoncs ; mes mains saignaient par de multiples écorchures ; le vent, en m’envoyant la pluie dans les yeux, m’aveuglait à moitié, j’étais transi à force d’avoir été en contact avec cette brume glacée. J’avais heureusement des allumettes ; je m’accroupis à l’abri d’un de ces murets de pierre sèche et je pus jeter un coup d’oeil à ma montre, il était un peu plus de 8 heures. Le dîner était à 9 heures, et j’avais certainement couvert plus de la moitié du chemin. Mais ici encore, nouvelle manifestation du complot que les choses semblaient avoir tramé contre moi : à la lueur de l’allumette, je vis dans mon verre de montre se refléter le visage d’un petit homme grisonnant qui ressemblait étrangement à mon ami le savant ; il me regardait avec un rire sardonique. Ce ne pouvait être mon image, car je suis entièrement rasé, et ce personnage semblait me regarder à travers une toison de poils gris. Une seconde, puis une troisième allumette ne me permirent plus d’apercevoir autre chose qu’un cadran d’émail blanc sur lequel se déplaçaient de minces aiguilles noires.
II
Je m’en souviens, c’est à ce moment-là que je parvins au coeur de l’aventure, que je pris contact avec une réalité qui devait me laisser un enseignement dont le bénéfice se ferait sentir longtemps, bien après que j’eus repris mon activité de médecin londonien. J’ai acquis ainsi des lumières sur certains phénomènes mentaux qui m’étaient jusque-là restés étrangers.
Il était suffisamment évident, dès cet instant, qu’un curieux changement s’était opéré en moi ; il datait, pour autant que je pusse me concentrer au point d’analyser mes pensées, de ma rencontre avec l’homme de l’ombre sur le versant de la colline. Et la première manifestation précise du changement, maintenant que j’y repense, c’est l’éveil du « frisson poétique » chez un homme aussi prosaïque que moi : la révélation à mes yeux émerveillés de la vie des choses. Le changement avait vite progressé, subtilement. Il avait pris naissance si naturellement que malgré les conséquences radicales qu’il entraînait dans mon comportement, je n’en pris pour ainsi dire pas conscience sur le moment ; ce n’est que maintenant, après tant de péripéties, que je suis bien obligé de le constater par force. Ma conception de la beauté était toujours restée associée à la lumière du soleil, aux contrastes marqués. Et cette révélation s’était produite sur le versant d’une colline, avait surgi du vent, du brouillard, de la nuit, de l’incommodité même de ma position. L’existence de valeurs nouvelles pour moi me sautait aux yeux. Tout était changé et la simplicité même avec laquelle elles m’apparaissaient prouvait la profondeur de cette révision. La preuve en était faite : c’était la répétition de ces phénomènes qui m’avait contraint à y prendre garde ; les voiles qui s’élevaient de la vallée et de la colline ; les sommets qui se transformaient en êtres qu’on entendait crier ou murmurer ; les appels des oiseaux de mer, la plainte du vent qui paraissait vivant et doué de volonté ; par-dessus tout, le sentiment que la nature était animée d’une vie différente de la nôtre à un point de vue quantitatif plutôt que qualitatif ; tout, depuis le complot qui avait abouti à la disparition de mon chapeau dans les ajoncs, montrait que mon état d’esprit avait foncièrement changé à mon insu et sans mon consentement.
La profonde tristesse qui s’associe à la beauté m’avait frappé jusqu’au plus profond de moi-même ; car tout ce mystère, toute cette beauté, je le comprenais d’une façon poignante, étaient entièrement indépendants de moi, pris comme individu, n’avaient avec moi aucun rapport. Je vieillirais, mes facultés déclineraient, et ces phénomènes conserveraient leur jeunesse, toute leur puissance. Ainsi entrait en moi peu à peu la notion d’une région de l’être jusqu’à présent inconnue, dont j’avais ignoré l’activité et cela, tout spécialement, je m’en apercevais maintenant, chez le vieux savant mon ami.
Je touchais là à la naissance d’un état qui, pensais-je, doit, en se développant davantage, devenir pathologique. Je ne doutais pas, en tout cas, que ce changement fût réel et fécond. Le champ de ma conscience était en expansion, j’avais pu saisir sur le vif le déroulement de ce processus. J’avais naturellement lu bien des travaux sur les changements de personnalité, qui se produisent parfois avec la rapidité du kaléidoscope ; j’avais rencontré des cas de ce genre dans l’exercice de ma profession. J’avais entendu mon vieil ami discourir d’un air convaincu sur les moyens d’accéder aux régions inexplorées de la conscience, à la connaissance des phénomènes magiques, d’embrasser ainsi un plus vaste univers. Mais je réalisais seulement pour la première fois sur ces collines arides, dans ce contact intime avec la pluie et le vent, combien il est facile de reculer ainsi les limites de la conscience, et quelle terreur profonde peut accompagner la révélation d’une pareille certitude : se trouver à la lisière d’un champ d’expériences nouvelles, inusitées, dangereuses, peut-être. En tout cas, il me semblait vraiment à présent que ma conscience avait repoussé ses frontières et que tout ce qui pourrait survenir au cours de cette nuit devait me paraître normal, simple, inévitable, parfaitement authentique. Cette simplicité même qui ne faisait pas violence à ma personnalité, amenait néanmoins avec elle une sensation de crainte, un malaise ; et le fait de savoir confusément que cette nuit m’apportait des possibilités inconnues m’intriguait et me déroutait plus que je ne voulais l’admettre.
III
Tout cela est très long à décrire, mais il ne me fallut que quelques secondes pour en prendre conscience. Ce que j’avais toujours dédaigné se trouvait désormais au pinacle. Lorsque j’aurais trouvé la chaumière de Basset, point de repère m’indiquant que je ne serais plus très loin du but, mon sang-froid initial, ma stupidité native reprendraient le dessus. Ce fut pour moi un très grand réconfort de voir enfin apparaître à travers le brouillard une vague lumière et se profiler au-dessus la silhouette massive d’une haute cheminée. En définitive, je ne m’étais pas tellement écarté de mon chemin. J’étais à présent en mesure de déterminer à quel endroit je m’étais trompé.
Je hâtai le pas, j’escaladai un mur de moellons, trouvai un petit espace gazonné que je franchis presque en courant. À un moment donné, la silhouette sombre de la chaumière se trouvait devant moi, mais un instant plus tard, alors que je croyais pouvoir la toucher, il n’y avait plus rien ! Une pareille méprise me fit rire. Mais je ne m’étais peut-être pas tellement trompé car, après être retourné de l’autre côté du mur, je revis cette lumière accueillante briller aux fenêtres de la maison, avec la différence que celle-ci se trouvait maintenant un peu plus à gauche. Après tout, j’avais peut-être mal estimé la direction à prendre. Mais, de nouveau, au moment où je me précipitais vers la porte, le brouillard s’épaissit pour la seconde fois et la chaumière ne se trouva plus là où j’avais cru la voir ! Cette expérience aggrava sérieusement la confusion de mon esprit. Je tâtonnai dans toutes les directions avec une précipitation assez folle, escaladant je ne sais combien de murs semblables, complètement désorienté. Puis soudain, au moment où je me sentais gagné par le désespoir, je me retrouvai à cinquante centimètres de la porte de cette maison qui semblait s’être toujours trouvée là, solide et rassurante. Le brouillard peut-il être aussi trompeur ?
Derrière ce rideau de brume, il y avait une rangée de pins qui faisaient dans la nuit comme une vague sombre. Je respirai avec délice cette odeur de résine, je ressentis un frisson de joie en apercevant la lumière jaune des fenêtres. Il n’y avait pas à s’y tromper, je n’étais plus loin du terme de mon voyage, de la fin de mes ennuis.
En heurtant l’huis avec ma canne, je fis s’envoler du toit, au milieu de cris perçants, une nuée d’oiseaux qui se mirent à tournoyer dans la nuit. À leurs appels se mêlaient des voix humaines sans qu’on pût savoir si celles-ci provenaient de l’intérieur de la maison ou du dehors. Tous ces bruits se mêlaient dans une sorte de tourbillon et j’étais ennuyé d’avoir déclenché pareil vacarme en frappant simplement à la porte. Mon imagination s’était éveillée, et s’il en avait fallu une preuve supplémentaire, la vibration toute nouvelle qui fut, à ce moment, déclenchée en moi, l’aurait fournie.
Je réalisai soudain de quelle série de mystères peut s’entourer le simple fait de frapper – de frapper à une porte –, à la fois pour celui qui frappe, qui se demande ce qu’il va trouver de l’autre côté de cette porte quand elle s’ouvrira, et pour celui qui se trouve à l’intérieur, et qui attend que le nouvel arrivant l’interpelle. Je ne sais qu’une chose, c’est que j’hésitai longtemps avant de me décider à frapper une seconde fois.
La suite se situe dans une sorte de brouillard. Quand je tente d’en rendre compte avec quelque exactitude, les souvenirs, et les mots pour les traduire me font défaut, j’ai de la peine à revoir les visages, il m’est presque impossible de réentendre les mots prononcés.
Avant d’avoir compris que la porte s’était ouverte, et d’avoir pu donner une formule convenable à la brève question que j’avais l’intention de poser, j’avais franchi le seuil et le battant s’était refermé sur moi.
Je m’attendais à me trouver dans le vestibule sombre et étroit d’une chaumière sentant le renfermé. J’étais au contraire dans une pièce brillamment éclairée et pleine de monde. L’air qu’on y respirait rappelait celui des cimes.
Tant que je restai là, je ne pus réussir à voir d’où venait la lumière, ni à comprendre comment un aussi grand nombre d’hommes et de femmes pouvaient trouver la place de se mouvoir librement entre quatre murs à ce point rapprochés. Je me sentis tout d’abord gêné, je pense, d’être arrivé en intrus dans une réunion privée ; toutefois, j’étais intrigué plus qu’on ne peut croire par cette question : comment les gens que je voyais là rassemblés pouvaient-ils vivre dans une contrée aussi misérable ? Ma seconde impression – si toutefois l’on peut essayer de décomposer en ses éléments le courant d’émerveillements apparemment ininterrompu qui prit naissance en moi – ma seconde impression, dis-je, fut l’enthousiasme procuré par le voisinage d’une jeunesse aussi magnifique et resplendissante de vitalité.
Autour de moi, tout n’était que vibration, déferlement d’ondes, déchaînement de forces ; en me comparant à ces gens, j’avais l’impression d’être devenu tout d’un coup un homme âgé, décrépit, même.
Mon coeur, je le sais, avait fait un bond dans ma poitrine quand je les avais vus, avec leurs beaux visages énergiques et avenants. Les ardeurs de la jeunesse, une sorte d’enthousiasme immortel, se faisaient jour à travers leur maturité épanouie. On eût dit qu’ils étaient à la fois âgés – comme les fleuves et les montagnes pour lesquels on parle en millénaires – et jeunes éternellement. Le premier effet causé par ces yeux qui se levaient pour rencontrer les miens fut de déclencher dans mon coeur un tourbillon de frissons inconnus, de faire naître en moi une sensation à la fois terrifiante et délicieuse qui me coupait la respiration. La peur de la mort et l’impression de prendre contact avec quelque chose d’immense et d’éternel, quelque chose qui ne pourrait jamais mourir, me traversèrent simultanément.
Je fus en entrant salué par un murmure et chacun se tourna vers moi. Ces hommes et ces femmes qui étaient là, rassemblés autour d’une table, me donnèrent l’impression d’être plus grands que nature – leur taille physique ne jouant dans cette impression qu’un rôle secondaire – d’incarner d’une manière étrangement insolite la liberté, la puissance, quelque chose qui dépasse le niveau habituel de l’humain.
Je ne puis que transcrire mes pensées et mes impressions telles qu’elles me vinrent et telles que je les ai retenues – très vaguement. Je m’attendais à voir là Tom Bassett, accroupi à moitié endormi devant un feu de tourbe avec, sur une table à côté de lui, une lampe éclairant faiblement. Et non ces hommes et ces femmes splendides réunis là pour m’accueillir, sans dire un seul mot. Tout d’abord – et cela n’avait rien de surprenant –, la question ne parvint pas à franchir mes lèvres : j’avais presque oublié ma propre langue. Je parvins à la longue à dire :
— Je croyais que c’était ici la maison de Tom Bassett.
Je fixais l’homme qui, de l’autre côté de la table, se trouvait être le plus proche de moi ; ses cheveux tombaient en désordre sur ses épaules, son visage était d’une beauté rayonnante. Ses yeux étaient comme voilés et me rappelaient par-là ceux de l’homme qui était passé, telle une ombre, et à qui j’avais en tout premier lieu demandé mon chemin. Ils étaient voilés, et pour une raison ou une autre, j’étais heureux qu’ils fussent ainsi. Au son de ma voix, qui me parut grêle et irréel, il y eut un branle-bas dans toute la pièce ; ce fut comme s’ils avaient tous changé de place, en passant les uns devant les autres, semblables à ces formes fluides que j’avais vues se constituer dans la brume ; mais personne ne me répondit. Ce fut comme si la brume eût pénétré à ma suite et, une fois à l’intérieur, se fût répandue sur mes pensées.
— Suis-je sur le chemin du Manoir ? demandai-je en élevant la voix, en essayant de combattre ce désordre intérieur et ma faiblesse. Personne ne peut me renseigner ?
Alors tout le monde se mit apparemment à me répondre – non pas directement, mais en s’adressant à son voisin de façon à me permettre aisément d’entendre. Les voix des hommes étaient graves, celles des femmes merveilleusement musicales ; leur parler semblait se plier à un rythme rappelant celui des vagues ou du vent qui, au-dehors, soufflait dans les pins. Mais ce qu’ils disaient n’était pas satisfaisant, ne répondait guère à ma demande ; la sensation de désordre et de désarroi que j’éprouvais s’en trouvait aggravée.
— En effet, dit l’un, Tom Bassett a été ici avec son troupeau, il fut un temps, mais sa maison était ailleurs.
— Il demande le chemin d’une maison quand il ne connaît même pas le chemin de son esprit ! dit une autre voix qui semblait venir d’en haut.
— Et si nous le lui disions, serait-il seulement capable de reconnaître les signes ? dit la voix chantante d’une femme qui se tenait tout près de moi.
Alors, plusieurs voix que je ne saurais mieux comparer qu’au murmure d’une eau courante, ou à un bruissement d’ailes, se firent entendre en choeur pour dire :
— Et quelle sorte de chemin recherche-t-il ? La voie magnifique, ou simplement la voie facile ?
— Ou bien le chemin le plus court, celui des simples d’esprit.
— Mais il doit avoir quelques répondants, sinon il n’aurait jamais pu parvenir jusqu’ici, dit une autre voix.
Cette remarque fit fuser des éclats de rire. Je ne voyais pas ce qu’elle pouvait avoir de drôle. Ce rire faisait le bruit du vent qui tourbillonne au-dessus des collines. J’acquis l’impression que le toit s’ouvrait en quelque sorte sur le ciel, car leur rire rappelait les grands espaces, l’air de la pièce était devenu frais, vivifiant, et se déplaçait par courants, en formant des vagues.
— C’est moi qui lui ai montré le chemin, s’écria une voix.
Celui à qui elle appartenait était de l’autre côté de la table et me regardait droit dans les yeux.
— Il était déjà parvenu si loin que ce chemin était pour lui le plus sûr…
Je levai les yeux, rencontrai le regard de l’homme, qui laissa sa phrase inachevée. C’était bien lui que j’avais rencontré sur le versant de la colline et qui se déplaçait très vite, comme une ombre. Son corps avait désormais les mêmes contours indistincts que celui des autres, il avait, comme eux, les yeux voilés. Plus je les regardais tous, plus s’aggravait la terreur qui m’avait gagné. J’étais entré pour demander du secours mais je n’avais pas à présent de plus grande envie que celle d’être délivré de leur présence, quitte à me retrouver sous la pluie, dans la solitude de la lande, en pleine nuit. Je pensais à tous les moyens de m’échapper, je cherchais en hâte à retrouver la porte par laquelle j’étais entré. Mais je ne la voyais plus nulle part. Les murs semblaient nus ; il n’y avait même pas de fenêtres apparentes. Je pensais aux vagues qui viennent emplir une grotte pour s’en retirer, revenir encore et recommencer inlassablement. Ces silhouettes se serraient les unes contre les autres sans occuper moins de place, ou davantage, elles allaient et venaient comme ces vagues. Je n’ai jamais pu surprendre ces hommes et ces femmes au moment précis où ils arrivaient, ou s’en allaient.
Ma terreur devint différente : je me mis à craindre simplement que ce voile sur leur regard ne vînt à tomber, et de me sentir alors examiné par des yeux limpides, dont rien ne viendrait plus tempérer l’acuité. Je devenais terriblement conscient de l’existence de ces yeux. Ce n’était pas que leur expression fût, à mon avis, méchante, mais je constatais avec frayeur que leurs regards pénétrants et implacables étaient en train de déclencher dans les profondeurs de mon être des courants insoupçonnés. Les limites de ma conscience s’étaient déjà suffisamment reculées pour une nuit ! Il me fallait m’enfuir, quel que fût l’effort à déployer, et réintégrer ma propre personnalité, si étriquée fût-elle. Retrouver l’équilibre, au prix de quelques limitations, peut-être mais, à tout prix, l’équilibre, la raison, la santé morale.
Cependant, je faisais des efforts désespérés pour recouvrer ma voix ; en vain. Je n’obtenais qu’un son aigrelet, ressemblant au sifflement qui se produit dans les roseaux au point de rencontre de vents contraires. Mon gosier était contracté, je ne pouvais émettre qu’un fausset ridicule. La possibilité de me mouvoir n’avait cessé de diminuer depuis mon arrivée dans cette maison, et j’avais de plus en plus de peine à faire fonctionner mes muscles. Je restais donc là, immobile, figé, maladroit, devant cette assemblée glorieuse d’êtres merveilleux, se mouvant sans cesse.
— Et maintenant, reprit celui qui avait parlé le dernier, le chemin pour lui le plus sûr passera par l’autre porte. Là il verra une chose qu’il pourra aisément comprendre.
Je réussis, au prix de grands efforts, à recouvrer la faculté de me déplacer ; en même temps, un accès de colère, la détermination d’en finir et de surmonter ce terrible état de confusion me poussèrent en avant.
Il me vit venir, bien entendu ; les autres s’écartèrent pour me livrer passage ; ils glissaient d’un côté ou de l’autre à mon approche, sans jamais se laisser toucher. À la fin, alors que j’aurais dû me trouver devant cet homme, en mesure de lui adresser la parole, d’agir, il n’y avait plus personne. Puis, à la place qu’il avait occupée, et sans que j’eusse vu s’opérer le changement, il y avait à présent une femme !
Avant que je fusse revenu de mon étonnement je vis les autres occupants de la pièce, défilant comme dans une danse cérémoniale de jadis, aller lentement vers l’autre extrémité de la pièce. En passant devant moi, un par un, ils me tendaient leur visage calme, impassible, fier, austère, reflétant toujours la même vitalité. Sans un mot, sans un geste, ils ouvrirent la porte que je n’avais pas su retrouver, la franchirent un par un et se perdirent dans la nuit. On eût dit que la brume les absorbait, qu’un coup de vent les emportait ; la lumière aussi s’en fut avec eux et je restai en tête à tête avec le dernier personnage qui eût parlé.
De plus, c’est à ce moment précis qu’une pensée bouleversante éclata dans mon esprit et s’imposa comme une évidence : j’avais jusque-là gaspillé ma vie à la poursuite du faux savoir, à classifier, étiqueter des résultats prétendus scientifiques ; tandis que, grâce à leurs rêveries, leurs prières, c’étaient mon vieil ami le savant et ses semblables qui n’avaient cessé de se trouver sur le chemin de la vraie connaissance, sur la piste des causes premières. Les recherches auxquelles je me livrais n’avaient d’autre but que d’améliorer le confort mécanique et la sécurité du corps en dégradant finalement ce qu’il y a de plus élevé dans l’homme, sans jamais le faire progresser. Je n’avais jamais vraiment cru à l’existence de l’âme, et il ne semblait plus temps de commencer, même sous l’empire de la terreur. À vrai dire, mes pensées ne savaient de quel côté s’orienter.
IV
C’est à cet instant précis que j’entendis pour la première fois un son grave et guttural qui ressemblait à la fois à un mugissement et à un ronronnement et qui me fit immédiatement penser à quelque gros animal invisible à mes yeux. Il évoquait à la fois ce que j’avais souvent entendu au Zoo et quelque vache en train de ruminer, quelque cheval en train de mâchonner son foin dans une écurie toute proche. En tout cas, ce cri provenait certainement d’un animal, mais exprimait la satisfaction, le contentement.
La pièce était à présent plongée dans la pénombre. La faible lueur de la lune, qui s’efforçait de percer la brume, apparaissait derrière les vitres ; je reculai instinctivement pour venir m’appuyer au mur qui se trouvait dans mon dos. Le vent soufflait encore très fort au-dessus du toit et me faisait penser, beaucoup plus haut, à d’autres vents entraînant inlassablement des nuages vastes comme des continents. J’étais partagé entre l’envie de chanter, de crier, et une sorte de terreur vivace, persistante, sans motif apparent. Je me sentais à la fois immense et minuscule ; confiant et timide ; en communion avec des forces cosmiques d’une puissance illimitée et cependant un pauvre être, dérisoire et mesquin.
La femme se tenait à ma droite, dans un angle de la pièce. Son visage était dissimulé sous la masse croulante de cheveux en désordre qui faisaient penser aux herbes folles, dans une prairie, en juin. Son visage était à moitié détourné ; la lueur de la lune dessinait sa silhouette sur le mur comme l’aurait peinte un impressionniste. D’étranges souvenirs cachés au plus profond de moi-même, reprenaient vie, et je crus un instant la très bien connaître. Avec une hâte fébrile, je promenai autour de moi un regard circulaire, comme pour tout enregistrer au plus vite. Le grondement animal devint alors plus intense, parut se rapprocher ; je perdis de vue l’idée que cette femme n’était pas une inconnue, qu’elle m’était aussi familière que ma propre personne. Cette chose qui grondait était à présent tout près de moi dans la pièce. Entre cette femme et moi, à dire vrai ; car je voyais maintenant qu’elle avait levé le bras qui se trouvait de mon côté pour me désigner de la main le mur en face.
Je suivis la direction qu’elle m’indiquait et m’aperçus que ce mur était transparent ; c’était comme si, au lieu de briques, on avait eu devant soi une gaze tendue. Un petit espace rectangulaire, éclairé, apparaissait au travers. Je me penchai et je vis que c’était une sorte de petit placard aménagé dans la cloison. La chose qui faisait ce bruit se trouvait au centre.
Je regardai de plus près. C’était un être vivant, et semblait-il un être humain accroupi dans sa cage étroite, en train de manger. Il était penché sur une accumulation de choses qui avaient l’air d’être de la nourriture, abondante mais grossière. L’être blotti dans ce coin ressemblait bien à un homme. Vautré, heureux et repu, disposant d’un minimum d’air, de lumière et d’espace, mais ne souffrant nullement de sa captivité derrière ces barreaux. Il grognait de satisfaction, ronronnait comme un gros chat, mais il ignorait complètement l’existence du vaste monde, on eût dit qu’il méprisait ce qui pouvait se trouver au-delà des limites de sa cage. Sa cellule, plus j’en voyais les détails, m’apparaissait comme un chef-d’oeuvre de mécanique, d’esprit inventif et d’ingéniosité ; le dernier cri du confort, de la sécurité, de l’habileté scientifique. J’étais en train de m’efforcer de graver dans ma mémoire quelques détails de construction et d’agencement quand, sans le vouloir, je fis du bruit ; je perdis aussitôt le calme nécessaire. Car, au bruit que j’avais fait, la créature s’était tournée vers moi et j’avais compris que c’était vraiment un être humain… un homme. Il se penchait, et je voyais que, tout près du mien, c’était bien un visage qui était là ; mais un visage aux traits à peine ébauchés, impossibles à décrire, et en tout cas repoussants avec des yeux, des oreilles, un nez, une peau à peine assez développés et perfectionnés pour transmettre au cerveau un minimum de sensations rudimentaires. Par contre la bouche était grande et lippue, les mâchoires continuaient à mastiquer lentement.
Je me rejetai en arrière, frissonnant de pitié et de dégoût. Au même instant, la femme m’appela par mon nom, d’une voix douce. Elle s’était lentement rapprochée de moi ; elle se trouvait à présent dans un mince faisceau de lumière que la lune projetait sur le sol. En détournant les yeux de cet embryon de visage pour les poser sur cette femme au maintien majestueux, si divinement sensible malgré sa vigueur, j’eus conscience de passer de l’Enfer au Paradis, de contempler les traits d’une déesse après avoir frémi devant la face grimaçante du Diable.
Et au même instant, je m’aperçus que ces deux êtres venaient rapidement vers moi.
Une douleur fulgurante me traversa et vint me tenailler le coeur : en les voyant s’avancer, je réalisai, dans un éclair de lucidité, que ces deux êtres étaient issus de moi, étaient en réalité des projections de ma propre personnalité. Ils étaient l’objectivation de régions de ma conscience ; ils étaient donc aussi réels que n’importe quelle autre partie de mon « moi ».
Ils se précipitèrent vers moi à une vitesse terrifiante ; une seconde plus tard, ils s’étaient fondus dans mon corps ; je compris alors d’une merveilleuse façon qui ne laissait aucune place au doute qu’ils symbolisaient mon âme : la fraction animale et basse qui avait, jusque-là, tristement ignoré tout ce qui sortait des limites de sa cage de sensations infimes ; et la fraction noble, hors d’atteinte, au niveau des étoiles qui, au cours de mon voyage à travers les collines, était sortie de sa torpeur pour naître – bien qu’encore faiblement – à la vie.
V
Je ne peux réussir à me rappeler si je me suis échappé par la porte ou par la fenêtre. Je sais seulement que je me suis retrouvé, un peu plus tard, marchant en toute hâte sur la lande, escorté par la plainte des oiseaux de nuit et le mugissement du vent, descendant le sentier qui menait au Manoir. Il faut que quelque chose m’ait guidé, car j’allai comme un animal mû par son instinct, sans hésiter dans les tournants ; je n’avais pas parcouru deux kilomètres que je vis apparaître avec soulagement les lumières de la maison. Pendant tout le trajet il m’avait semblé qu’une écluse venait de s’ouvrir pour livrer passage à un flot de perceptions inconnues, dont les profondeurs de ma conscience se trouvaient maintenant inondées ; j’étais à moitié honteux, à moitié ravi, à la fois heureux et furieux.
Des domestiques m’attendaient sur le pas de la porte – il y en avait plusieurs – et j’eus immédiatement l’impression que la maison était toute bouleversée. J’arrivais, hors d’haleine, sans coiffure, trempé jusqu’aux os, les mains écorchées, les souliers couverts de boue.
— Nous avions fini par vous croire perdu, monsieur, me dit le vieux maître d’hôtel et je m’entendis répondre d’une voix faible, comme si un autre eût parlé à ma place :
— C’est que j’ai eu la même impression.
Quelques minutes plus tard, j’étais assis en face du vieux savant, dans son cabinet de travail. Il tenait dans ses mains le livre que je lui avais apporté, encore enveloppé dans le papier où son nom se trouvait inscrit.
— Je n’aurais jamais pu imaginer que vous auriez le courage de venir à pied, la nuit, et surtout par une nuit comme celle-ci, ajouta-t-il avec un sourire railleur.
Je le regardai sans rien dire. Je brûlais d’envie de lui raconter un peu ce qui m’était arrivé, et d’essayer d’écouter patiemment ses explications ; je cherchais des mots, essayais de former des phrases, mais mon récit était soudain dénué d’intérêt ; les détails de mon aventure commençaient à s’enfuir, à s’évaporer, il m’était difficile de me les remémorer.
— J’ai fait une promenade passionnante… me contentai-je de lui dire en bégayant. Je n’avais d’ailleurs pas encore complètement repris mon souffle. « Il faisait très beau au moment où j’ai quitté la gare. »
— Il fait encore magnifique, me répondit-il ; mais il est possible que vous ayez trouvé un peu de brume sur le sommet des collines, à la tombée de la nuit. Non, ce n’était pas ce que je voulais dire.
— Qu’était-ce, alors ?
— Eh bien ! dit-il sans cesser de rire d’un air ambigu. Je voulais dire qu’il faut un fameux courage pour traverser cette nuit ces collines hantées… car nous sommes à la veille du 1er mai, et cette nuit-là, ils ont tout pouvoir sur l’esprit des hommes, ils peuvent exercer un enchantement sur leurs imaginations.
— Qui… ils ? De qui voulez-vous parler ?
Il reposa le livre sur la table et me regarda droit dans les yeux pendant un moment. Le souvenir de mon aventure se ravivait jusque dans ses moindres détails. J’eus une brève pensée pour l’homme à la silhouette imprécise qui avait été le premier à m’indiquer mon chemin. Qu’y avait-il donc dans le visage du vieux savant qui pût me rappeler cet homme ? Une douzaine de pensées traversèrent mon esprit avec la rapidité de l’éclair et tandis que je m’efforçais de les saisir, j’entendais la voix du vieil homme qui continuait à parler, comme en lui-même.
— Je veux dire : ces êtres élémentaires dont vous vous êtes, bien entendu, toujours moqué ; ceux qui, sous le masque des apparences, façonnent et modèlent nos états d’âme. Et un extrémiste tel que vous… les extrêmes sont toujours très vulnérables… est pour eux une proie toute trouvée.
— Peuh ! dis-je en l’interrompant.
Je savais déjà que mon attitude m’avait trahi, et qu’il avait, dès cet instant, deviné presque tout.
— N’importe qui, poursuivis-je, peut avoir des expériences subjectives, je pense…
Je m’interrompis soudain. J’étais frappé par le changement qui s’était opéré dans son visage : maintenant, il ressemblait à s’y méprendre à l’homme de la colline. Il y avait des ombres, me semblait-il, dans ces yeux qui fixaient les miens si intensément.
— Enchantement ! dit-il. Tout n’est qu’enchantement ! L’un d’entre eux a dû s’approcher de vous, venir très près, peut-être même vous toucher. Avez-vous rencontré quelqu’un ? Parlé à un paysan ?
— Je suis passé par la chaumière de Tom Bassett. Je n’étais plus très sûr du chemin à suivre et je suis entré pour me renseigner.
— Tout n’est qu’enchantement, répétait-il pour lui-même. En ce qui concerne la chaumière de Tom Bassett, sachez qu’elle a brûlé, voici trois ans ; il n’en reste plus que quelques pans de murs calcinés, aux trois quarts écroulés, sans toit…
Je l’avais saisi par le bras, et il s’arrêta : derrière lui, dans les ombres portées par la lumière de la lampe, j’avais cru voir passer devant la bibliothèque des ombres mouvantes. Mais quand j’essayai de concentrer mon regard ce fut comme si elles s’étaient évanouies, fondues dans le plafond et les murs. À cette vue, les détails de la maison perchée sur la colline se précisèrent à nouveau dans ma mémoire ; je pris le bras de mon ami et allais commencer à tout lui raconter. Mais à ma première tentative, tout s’évanouit à nouveau comme dans un rêve et je ne plus rien me rappeler à lui répéter d’une manière intelligible.
Il me regarda en riant.
— Ensuite, ils font tomber un voile sur votre mémoire ; il ne vous reste plus qu’une vague impression pour témoigner de la profondeur de l’empreinte que vous avez subie. Il arrive que ce changement reste, au moins partiellement, acquis pour l’avenir. J’espère qu’il en sera ainsi pour vous.
Sans me laisser le temps de répondre, de protester, de faire des serments, il passa rapidement devant moi pour aller fermer la porte et me fit pénétrer plus avant dans la pièce. Ce changement inexplicable que j’avais remarqué devenait de plus en plus visible sur son visage et dans ses yeux.
— S’il vous reste assez de courage pour m’accompagner, dit-il avec le plus grand sérieux, nous pouvons ressortir et aller en voir davantage. Jusqu’à minuit, vous comprenez, il y a encore des possibilités, et avec moi, peut-être vous sentirez-vous moins… comment dire…
Il m’était en quelque sorte impossible de refuser. Tout se liguait pour me contraindre à y aller. Nous prîmes un repas rapide, ressortîmes dans le vestibule, il coiffa ses cheveux gris d’un feutre à larges bords, je pris un manteau et une canne à la patère. Je ne savais pas encore très bien ce que j’allais faire avec lui, mais il me semblait sentir palpiter autour de moi ce monde nouveau qui venait de m’être révélé.
Au moment où nous sortions pour nous engager sur le sentier recouvert de gravier, la lumière des fenêtres vint éclairer son visage ; je pus constater alors que la transformation qui s’était progressivement opérée sous mes yeux était à présent complète : il irradiait cet air de jeunesse éternelle que j’avais remarqué chez les occupants de la chaumière. Il paraissait rajeuni de quarante ans ; un voile se formait sur ses yeux ; j’aurais presque pu jurer qu’il avait même grandi. Il marchait à mes côtés avec une souplesse et une vigueur que je ne lui connaissais pas.
Nous commencions à gravir silencieusement la colline. Je levai la tête : les étoiles brillaient dans un ciel serein et sans brume, les arbres n’étaient plus agités par le vent. Sur la crête des collines, des lumières dansaient çà et là, se montrant pour ensuite disparaître, comme fait le reflet des étoiles à la surface d’une eau tranquille.