LA VALLÉE DES BÊTES SAUVAGES

 

 

I

 

 

 

Au moment où ils sortaient du plus épais de la forêt, l’Indien s’arrêta soudain. Grimwood, qui l’avait pris à son service comme guide, n’avança pas plus loin et se mit à contempler, dans la gloire du soleil couchant, la magnifique vallée boisée qui s’étendait à leurs pieds. Appuyés sur le canon de leur fusil, les deux hommes ne pouvaient détacher les yeux de ce spectacle envoûtant et inattendu.

— Nous campons ici, dit simplement Tooshalli, qui venait de procéder à une minutieuse inspection. Demain, nous arrêterons notre plan de campagne.

Il parlait très bien anglais. Il y avait de la décision, presque de l’autorité, dans son intonation, mais Grimwood mit cela sur le compte d’une excitation toute naturelle en un pareil moment. Les Pistes qu’ils suivaient depuis deux jours, l’une surtout, les avaient conduits avec précision à cette vallée reculée et secrète, où les attendait une chasse qui promettait d’être exceptionnelle.

— C’est cela, répondit Grimwood sur un ton signifiant qu’il gardait le commandement. Tu peux installer le camp immédiatement.

Le tronc d’un sapin abattu lui servit de siège pour retirer ses bottes. La journée avait été pénible. Ses pieds lui faisaient mal ; il les enduisit de graisse. Si les circonstances avaient été normales, il aurait encore marché une heure ou deux, mais il n’était pas opposé à l’idée de passer la nuit à cet endroit. La dernière partie du trajet avait été très dure, ses yeux étaient fatigués, ses muscles raidis, il n’aurait pu, certes, tirer convenablement et atteindre sa proie. Or il n’avait pas envie de la manquer une deuxième fois.

Trois semaines plus tôt, ils étaient partis à la recherche du « Grand Élan » qui, d’après la tradition indienne, se trouve quelque part dans le pays de la Snow River. Ils étaient quatre : Grimwood et son serviteur indien Tooshalli étaient accompagnés d’un ami canadien, Iredale, escorté lui-même d’un métis. Ils ne tardèrent pas à constater que l’histoire était vraie : les traces abondaient. Les chasseurs rencontraient presque chaque jour des bêtes énormes, aux têtes magnifiques, mais ils espéraient toujours trouver mieux, et ils les laissaient aller. Ils remontèrent la rivière jusqu’à proximité de sa source et arrivèrent dans une région de petits lacs ; là, ils se séparèrent en deux groupes chacun composé de deux chasseurs et muni d’un canoë de 2,50 m. Pendant trois jours ils marchèrent à la rencontre de ces animaux plus gros que tout ce qu’ils avaient vu, dont les Indiens s’accordaient à signaler la présence dans les bois touffus situés plus loin. L’énervement, et l’attente étaient à leur comble. La veille de leur séparation, Iredale avait tué le plus gros élan de sa carrière ; la tête de l’animal encore plus forte que celle de l’élan d’Alaska, orne à présent sa demeure. L’ardeur cynégétique de Grimwood s’en était trouvée passablement échauffée. Il était d’un tempérament ardent, pour ne pas dire féroce. On eût dit pour un peu qu’il aimait tuer pour tuer.

Quatre jours après que la petite troupe se fut séparée en deux il se trouva sur la piste d’un animal gigantesque ; la dimension des empreintes, la longueur de la foulée détermina en lui une extrême tension nerveuse.

Tooshalli passa quelques minutes à examiner très soigneusement ces traces. Il finit par déclarer :

— C’est le plus grand élan du monde !

Une expression nouvelle s’était peinte sur son visage insondable de Peau-Rouge.

Ils suivirent cette piste toute la journée sans réussir à apercevoir la grosse bête qui l’avait laissée ; celle-ci semblait fréquenter une sorte de dépression marécageuse, trop réduite pour être appelée une vallée, où poussaient en abondance les saules et des broussailles. La bête n’avait pas éventé ses poursuivants. À l’aube, ils étaient à nouveau sur sa piste. À la fin du deuxième jour, Grimwood aperçut un instant le monstre au milieu d’un épais bouquet de saules. Il était d’une taille à battre tous les records. Le coeur du chasseur se mit à palpiter. Il visa et fit feu. Mais l’élan ne tomba point ; il partit à la vitesse de la foudre, disparut dans un fourré touffu ; le bruit de son petit galop déséquilibré se perdit peu à peu dans le lointain. Grimwood l’avait peut-être blessé, mais il l’avait manqué.

Ils campèrent sur place. Le lendemain, ils laissèrent là leur canoë et suivirent toute la journée la piste laissée par les énormes sabots. Il y avait bien quelques traces de sang, mais elles étaient loin d’être abondantes ; l’animal n’avait probablement reçu qu’une égratignure. Vers le soir, après un trajet extrêmement dur, ils avaient été conduits sur cette crête par les empreintes ; ils étaient exténués. Ils contemplaient cette vallée enchanteresse qui s’étendait à leurs pieds. C’était là que l’élan avait disparu. Il devait s’y sentir en sécurité. Grimwood était d’accord avec l’Indien. Ils passeraient la nuit en cet endroit ; à l’aube, ils reprendraient la poursuite acharnée du « plus grand élan du monde ».

Ils avaient fini de dîner ; le petit feu qui avait servi à préparer le repas était en train de s’éteindre. Grimwood remarqua alors pour la première fois que l’Indien ne se comportait pas comme d’habitude. Il était difficile de dire quel détail l’avait plus particulièrement frappé. C’était un Indien pur sang à l’esprit lent et peu observateur. Il fallait, pour lui faire remarquer une chose, qu’elle l’affectât dans son bien-être ou son plaisir. Cependant, n’importe qui aurait été frappé par son changement d’humeur. Tooshalli avait allumé le feu ; fait frire le bacon, servi le thé, arrangé les couvertures pour eux deux ; ce n’est qu’à ce moment-là que Grimwood avait noté qu’il était resté silencieux depuis une heure et demie ; pour être précis, depuis qu’il avait regardé la vallée pour la première fois. Il n’en avait été conscient qu’après le repas parce que c’était le moment où il se plaisait à lui entendre raconter des légendes de la forêt et des histoires de chasse.

— Tu es éreinté, n’est-ce pas ? dit le grand Grimwood en examinant le visage sombre qui lui faisait face, éclairé par les dernières lueurs du feu.

Maintenant qu’il avait constaté ce silence, l’absence de conversation le gênait. Alors qu’il avait en tout temps un caractère exécrable, il était lui-même à bout de fatigue et il se sentait encore plus irritable que de coutume.

— Tu as perdu ta langue, alors ? reprit-il avec un grognement, tandis que l’autre continuait à lui opposer un visage solennel et fermé. Ce regard noir insondable commençait à l’exaspérer.

— Allons ! parle ! Explique-toi ! À quoi ça rime, tout cela ?

L’Anglais avait fini par comprendre que l’Indien avait quelque chose à dire pour expliquer son attitude. Cela ne fit qu’aggraver son ennui. Tooshalli le regardait avec gravité mais ne répondait toujours rien. Le silence se prolongea ainsi pendant plusieurs minutes. Puis l’Indien tourna la tête de côté, comme pour prêter l’oreille. Grimwood ne le quittait pas des yeux, sa colère montait.

Ce fut cette façon de tourner la tête en conservant le corps rigide qui mit le comble à son irritation et qui lui donna la chair de poule pour la première fois de sa vie. Il en eut les nerfs ébranlés, mais sentit en même temps qu’il devait se tenir sur ses gardes. Il n’aimait pas ce mélange.

— Parle ! Je te le répète ! Dis quelque chose !

Le ton montait. Il s’assit en rapprochant son grand corps du feu. Sa voix se perdait dans les arbres qui les entouraient, faisant un contraste désagréable avec le silence environnant. Il n’y avait pas un souffle de vent, pas une feuille ne bougeait ; on entendait seulement de temps à autre le craquement d’un branchage. L’air d’octobre était humide, frais et piquant.

Le Peau-Rouge ne répondait toujours pas. Aucun muscle ne bougeait dans son cou, et dans son corps figé. Il était tout oreilles.

— Eh bien ! répéta l’Anglais, en baissant, cette fois, instinctivement la voix. Qu’est-ce que tu entends, nom de D… ?

Tooshalli remit lentement sa tête dans une position normale, sans détendre son corps.

— Je n’entends rien, monsieur Grimwood, dit-il en le fixant d’un air calme et plein de dignité.

C’en était trop pour l’autre qui, même à ses meilleurs moments, avait en tout cas un caractère fougueux. Il appartenait à cette catégorie d’Anglais qui ont des idées très arrêtées sur la façon dont on doit traiter les « races inférieures ».

— C’est faux, Tooshalli, et tu ne me mentiras pas à moi. Allons, qu’est-ce que c’était ? Dis-le tout de suite !

— Je n’entends rien, répéta l’autre. Je pense, simplement.

— Et à quoi te plais-tu à penser ? Tu peux me le dire ?

Au coin de sa bouche se creusait une ride causée par l’impatience et la méchanceté.

— Je vais pas.

Telle fut la réponse, proférée sur un ton sans réplique. Elle était si inattendue que Grimwood ne sut quoi dire. Il fut un moment avant de comprendre ; son esprit, toujours lent, était obnubilé par l’exaspération et par le côté, pour lui absurde, de cette scène. Puis soudain, il comprit ; il comprit aussi qu’il allait avoir à compter avec l’invincible obstination de cette race. Tooshalli était en train de lui faire savoir qu’il refusait de pénétrer dans la vallée où le grand élan avait disparu. Sa stupeur était telle qu’il resta figé, à regarder droit devant lui, sans rien trouver à répondre.

— C’est… dit l’Indien, en employant un mot incompréhensible de son dialecte.

— Et ça veut dire ?…

— Monsieur Grimwood, ça veut dire : « La vallée des bêtes sauvages », répondit l’autre sur un ton un peu plus calme.

L’Anglais fit un véritable effort sur lui-même. Il s’efforçait de s’en souvenir, il avait en face de lui un Peau-Rouge superstitieux. Il connaissait l’entêtement de cette race. Si cet homme l’abandonnait, sa partie de chasse était irrémédiablement gâchée ; il ne pouvait chasser sans lui dans ces solitudes sauvages, et même s’il arrivait à tuer l’animal, il ne pourrait jamais emporter à lui seul la magnifique tête convoitée. Son égoïsme naturel lui vint en aide. Si seulement il parvenait à maîtriser sa colère, c’était par la persuasion qu’il lui faudrait agir.

— La Vallée des Bêtes Sauvages ? dit-il avec un sourire démenti par un regard qui s’assombrissait, mais c’est exactement ce qu’il nous faut. C’est bien aux bêtes sauvages que nous en avons, n’est-ce pas ?

Sa voix rendait un son de fausse gaieté auquel un enfant ne se serait pas laissé prendre.

— Mais, enfin, dis-moi, que veux-tu dire par ta « Vallée des Bêtes Sauvages » ? demanda-t-il en faisant un effort sans conviction pour éveiller la sympathie de l’Indien.

— Elle appartient à Ishtot, monsieur Grimwood, dit l’autre en le regardant sans broncher.

L’Anglais avait reconnu le nom du dieu indien de la Chasse. Il commençait à comprendre et gardait l’espoir de convaincre Tooshalli qui, il s’en souvenait, était en principe converti au christianisme. Il dit :

— Mon… notre grand élan est là… Nous reprendrons la poursuite à l’aube et nous rapporterons la plus grosse tête qu’on ait jamais vue dans le monde. Tu deviendras célèbre, continua-t-il en se sentant de plus en plus maître de lui. Ta tribu te fêtera. Et les chasseurs blancs te paieront très cher.

— Il est allé là pour se sauver. Je ne vais pas.

Cet entêtement stupide ranima d’un coup toute la colère de l’Anglais. Il eut cependant encore assez de sang-froid pour remarquer les formules désuètes utilisées par l’Indien et il commença à comprendre que rien ne pourrait ébranler sa décision. Il comprit en même temps que l’emploi de la violence ferait simplement empirer la situation. Cependant la violence était l’élément dominant de son caractère. Ses amis disaient de lui : « Cette brute de Grimwood. »

— Une fois rentré chez toi, tu es chrétien, rappelle-toi, dit-il en essayant maladroitement d’une autre tactique. Et la désobéissance signifie le feu de l’enfer. Tu le sais !

— Je suis chrétien… à la réserve, mais ici, c’est la loi du Dieu des Peaux-Rouges. Ishtot garde cette vallée pour lui. Aucun Indien n’y chasse.

Autant essayer de convaincre un bloc de granit. La violence de l’Anglais donna lieu à un éclat d’autant plus brutal qu’il avait longtemps essayé de se maîtriser. Il se leva, rejeta ses couvertures, enjamba les cendres rougeoyantes pour aller vers l’Indien. Ce dernier se leva à son tour. Ils s’affrontèrent, deux hommes perdus dans la solitude sauvage ; les hôtes innombrables et invisibles de la forêt étaient seuls à les voir.

Tooshalli restait sans bouger, mais il semblait s’attendre à quelque brutalité de la part de ce Visage Pâle, stupide et ignorant.

— Vous allez seul, monsieur Grimwood.

Aucune trace de crainte dans sa voix. Grimwood tremblait de rage. Il avait de la peine à se faire entendre, et pourtant il n’y avait autour d’eux que la forêt silencieuse.

— Je te paie, n’est-ce pas ? Tu feras ce que je dis et non ce que tu dis ?

Les bras pendant de chaque côté de son corps, Tooshalli répéta avec force la même phrase :

— Je vais pas.

Cela déclencha chez Grimwood une colère impossible à maîtriser, libéra ses instincts les plus brutaux :

— Tu as dit cela une fois de trop, Tooshalli, dit-il en le frappant sauvagement au visage.

L’Indien tomba, se remit sur ses genoux, s’effondra de côté près du foyer, puis, au prix d’un gros effort, parvint à se rasseoir. Pas un instant il n’avait quitté des yeux le visage du Blanc.

Hors de lui, Grimwood se pencha :

— Ça te suffit comme ça ? Tu m’obéiras, maintenant ?

— Je vais pas ! dit l’Indien, dont la bouche saignait. Ses yeux ne sourcillaient pas. « Cette vallée, Ishtot la garde. Ishtot nous voit en ce moment. Il vous voit. »

Ces derniers mots avaient été dits avec une étrange insistance.

Grimwood leva le bras, le poing serré, prêt à répéter son geste brutal, mais il s’arrêta en chemin. Il laissa son bras retomber. Il ne put jamais dire ce qui lui avait interdit de continuer. Pour s’en tenir à une première explication, il aurait pris conscience de l’exaspération dans laquelle il se trouvait ; il avait peut-être craint de ne plus pouvoir s’arrêter, d’aller jusqu’au meurtre. Il connaissait son naturel impétueux et il s’en défiait. Et cependant, il y avait autre chose. La calme fermeté du Peau-Rouge, son endurance en face de la douleur, quelque chose dans ses yeux éclatants qui n’avaient pas baissé devant les siens, tout cela l’avait arrêté.

Y avait-il aussi dans les mots qu’il avait prononcés : « Ishtot vous voit » quelque chose qui l’avait incité étrangement à tempérer son accès de colère ?

Il ne pouvait rien dire. Il savait simplement qu’il avait éprouvé une crainte passagère. Il était oppressé par le silence implacable de cette forêt impénétrable qui les enveloppait de toutes parts et qui semblait les observer. La sensation d’être ainsi surveillé par cette nature sauvage, qui allait être le témoin du crime qu’il n’était pas loin de commettre, agit sur sa colère comme une douche glacée. Sa main retomba, ses doigts se dénouèrent, sa respiration reprit un rythme régulier.

— Regarde ici, toi, dit-il, en adoptant sans s’en douter le parler indigène, je ne suis pas méchant, mais ta façon de te conduire fatiguerait des gens encore f… ment plus patients que moi. Je vais te donner une seconde chance.

Son intonation restait agressive, mais sa voix rendait cependant un son nouveau, dont il fut surpris le premier :

— Je vais faire une chose. Tu auras la nuit pour réfléchir, tu comprends, Tooshalli ? Parles-en avec ton…

Il n’acheva pas sa phrase. Il se refusait à articuler le nom du dieu des Peaux-Rouges. Il se retourna, s’enroula dans ses couvertures ; en moins de dix minutes, épuisé, autant par la colère que par les fatigues de la journée, il était profondément endormi.

Accroupi près du feu, l’Indien n’avait rien dit.

La nuit avait envahi les bois, le ciel était criblé d’étoiles ; la vie de la forêt se poursuivait paisiblement, suivant ce rythme invariable que des millions d’années avaient mis au point. Le Peau-Rouge, si proche de la forêt, vivait lui aussi selon ce rythme, il utilisait instinctivement les façons de faire des hôtes de la forêt. Il était là, silencieux, alerte, rusé, invisible, fondu dans les fourrés comme ses professeurs à quatre pattes lui avaient appris à faire.

Peut-être se déplaçait-il, mais nul ne s’en doutait. Les conseils d’une sagesse héritée d’une aïeule remontant à des temps immémoriaux, dont l’expérience inépuisable ne commet jamais la moindre erreur, ne lui firent pas défaut. Son pas léger ne faisait aucun bruit ; sa respiration, sa pression sur le sol, étaient savamment calculées. Les étoiles le voyaient bien, mais elles ne diraient rien ; l’air léger savait tout sur lui, mais ne le trahirait point.

L’aube glaciale finit pair paraître entre les branches, éclairant faiblement les cendres du foyer éteint et une forme massive dissimulée sous une couverture. Cette forme s’agita lourdement. Le froid devenait pénétrant.

Si cette forme massive s’était ainsi agitée, c’était qu’un rêve était venu la troubler. Sur un fond de visions confuses passait une silhouette sombre. La forme sursauta sans s’éveiller. « Prends ceci », murmura l’homme sombre en lui tendant une baguette bizarrement sculptée, « c’est le totem du Grand Ishtot. Une fois dans cette vallée, les Dieux des Blancs t’abandonneront. Invoque donc Ishtot. Appelle-le à ton secours, si tu l’oses ». Puis la silhouette sombre s’était glissée hors du rêve et hors de sa mémoire…

 

 

II

 

La première chose que remarqua Grimwood à son réveil fut l’absence de Tooshalli. Pas de feu, pas de thé préparé. Il en éprouva l’ennui le plus vif. Après un coup d’oeil circulaire, il se décida à se lever et, avec un juron, se mit à allumer le feu. Ses idées étaient confuses et encore troubles. Tout d’abord, il ne comprit qu’une chose clairement : son guide l’avait abandonné pendant la nuit.

Il faisait très froid. Il eut de la peine à allumer le feu, il fit son thé, puis il reprit peu à peu conscience du monde extérieur. Le Peau-Rouge s’en était allé ; peut-être le coup reçu, peut-être la terreur superstitieuse, et même éventuellement les deux choses, l’avaient fait partir. Il était seul, c’était là le point important. Grimwood éprouvait peu d’intérêt pour tout ce qui va plus loin que les simples faits. Les activités de l’imagination lui étaient étrangères. Par nature, il n’allait pas plus loin que la réalité la plus rudimentaire.

En roulant ses couvertures – geste machinal accompli avec mauvaise humeur – Grimwood tomba sur un morceau de bois qu’il se préparait à jeter dans le feu quand il fut frappé par sa forme insolite. C’est alors que son rêve étrange lui revint en mémoire. Mais, dans ce cas, était-ce bien un rêve ? Ce qu’il avait dans les mains, c’était sans aucun doute un totem. Il l’examina, avec plus d’attention qu’il n’en aurait eu l’intention ou qu’il n’eût désiré. C’était incontestablement un totem. Dans ce cas, son rêve n’en était pas un. Tooshalli était parti mais, se conformant à une sorte de code peau-rouge de la fidélité, il lui avait laissé un moyen d’assurer sa sauvegarde. Il ricana, mais n’en glissa pas moins le bâton dans sa ceinture en marmonnant : « On ne sait jamais. »

Il regarda la situation en face. Il était seul dans une contrée sauvage. Son guide expérimenté, ayant la pratique de la vie des bois, l’avait quitté. La conjoncture était sérieuse. Mais que devait-il faire ?

Mû par la crainte de se trouver seul dans une vaste région de forêts sans pistes tracées, un homme peu audacieux aurait rebroussé chemin, suivi en sens inverse les traces qu’il avait laissées. Mais Grimwood était d’une autre trempe. Il était peut-être inquiet, mais il n’abandonnerait pas. Il avait les défauts de ses qualités. La brutalité de son caractère allait de pair avec la vigueur. Il avait l’esprit sportif et de la décision. Il irait donc de l’avant. Dix minutes après avoir pris son petit déjeuner et avoir caché quelques provisions qu’il ne pouvait emporter, il se mit en route, descendant la crête en direction de la vallée mystérieuse, la Vallée des Bêtes Sauvages.

À la lumière du matin, le spectacle était enchanteur. Les arbres se refermaient après son passage, mais il n’y prenait point garde. Il allait de l’avant, attiré par la présence de la bête…

Ce gigantesque élan qu’il avait l’intention de tuer, il ne tarda pas à retrouver ses traces, avec l’aide de la délicieuse lumière du soleil matinal. L’air le grisait. Devant lui, sous ses yeux, se découvrait peu à peu, en l’attirant toujours plus avant, la piste de la grosse bête, émaillée çà et là de quelques gouttes de sang, sur la terre ou sur les feuilles. Cet adjectif ne vint pas à son esprit, mais il trouva néanmoins la vallée d’une beauté ensorcelante. Il remarquait de plus en plus la magnificence, la grandeur sévère des sapins de diverses essences, la splendeur des pentes qui limitaient la vallée, véritables escarpements de granit qui montaient parfois si haut qu’ils interceptaient les rayons du soleil. Cette vallée était plus profonde, plus étendue qu’il ne l’aurait imaginé. Il s’y sentait en sécurité, chez lui – encore une fois, ces mots ne lui venaient pas à l’esprit, mais c’était bien cela. Là, il pourrait se cacher et trouver la paix, à jamais. Cette solitude avait pour lui quelque chose de nouveau. Pour la première fois de sa vie le décor, le paysage, éveillait quelque chose et, chose curieuse, il en était réconforté.

Pour un homme se comportant ainsi, c’était étrange. Toutefois, ces sensations inusitées ne prenaient possession de lui que doucement, le gagnaient progressivement et n’étaient tout d’abord enregistrées par sa conscience que d’une manière indirecte. Elles s’étaient installées avant qu’il n’y eût pris garde et ce chemin détourné qu’elles avaient emprunté faisait que l’intérêt éveillé en lui par la vallée était en train de prendre le pas sur sa passion de la chasse.

La volupté de la poursuite, le désir sanguinaire de dépister la bête et de la tuer, l’ardent désir de voir sa proie au bout de son fusil, de viser, de faire feu, d’assister enfin au couronnement naturel de cette longue expédition avaient pris une importance de moins en moins grande à mesure que l’impression causée sur lui par la vallée prenait plus de vigueur. On aurait dit que cette vallée lui souhaitait ainsi la bienvenue, mais il ne s’en doutait pas.

Ce changement était singulier, étrange, même, cependant il ne lui apparut pas comme tel ; il n’était pas frappé par ce qu’il y avait là de peu naturel. Il faut que les choses prennent un aspect tranché, et même dramatique, pour être notées par un cerveau obtus, sans esprit d’analyse ni d’observation. Il faut qu’elles s’accompagnent d’un choc pour que le cerveau en question soit averti qu’il vient de se passer quelque chose. Or, il n’y avait pas eu de choc. La piste du grand élan devenait de plus en plus visible, à mesure qu’il se rapprochait de lui ; il y avait plus souvent des taches de sang ; Grimwood avait reconnu l’endroit où l’animal s’était reposé ; son corps énorme avait laissé une trace très nette dans la terre meuble ; on pouvait voir aussi les endroits où il avait brouté les jeunes pousses des arbres. Il n’était certainement plus très loin et d’un instant à l’autre Grimwood allait peut-être découvrir sa masse imposante à portée de fusil. Et pourtant son ardeur s’était plutôt calmée.

Il comprit le changement qui s’était opéré en lui quand il eut pour la première fois remarqué que la bête commençait à prendre moins de précautions. Celle-ci devait à présent le flairer aisément ; l’élan n’a pas en effet très bonne vue, et il se fie essentiellement, pour sa sécurité, à un odorat d’une exceptionnelle finesse, et Grimwood avait le vent derrière lui. Il fut frappé de ces détails anormaux : de toute évidence, l’élan ne se préoccupait plus de le sentir se rapprocher. Il n’avait plus peur.

C’est cette inexplicable modification dans le comportement de la bête qui lui fit, en définitive, reconnaître le changement survenu dans le sien. Il avait suivi l’élan pendant deux heures, il était descendu à une altitude de deux à trois cents mètres inférieure à celle de son point de départ ; les arbres étaient plus clairsemés. Il y avait des clairières où le bouleau blanc, le sumac et l’érable mêlaient leurs feuillages multicolores ; l’eau cristalline d’un torrent, coupé par de nombreuses cascades, partait en écumant vers le fond de la vallée, situé à trois cents mètres encore plus bas. Sur le bord de cette eau tranquille, sous des rochers en surplomb, l’élan s’était visiblement arrêté pour boire ; bien mieux, il s’y était certainement attardé. Grimwood se pencha sur le sol pour examiner les traces de plus près et essayer de déterminer la direction que l’animal avait pu prendre après s’être abreuvé. Les empreintes de sabots étaient encore fraîches, elles s’étaient inscrites très nettement sur le sol détrempé. Et, tandis qu’il se relève, voici que son regard plonge brusquement… dans les yeux de l’énorme bête. Elle était à moins de vingt mètres de l’endroit où il était resté dix bonnes minutes, captivé par la splendeur de cette solitude. Pendant tout ce temps l’élan s’était ainsi trouvé très près derrière lui. Il avait bu tranquillement, sans être troublé par sa présence, sans éprouver la moindre frayeur.

Le choc qui devait le faire sortir de sa lourde torpeur se produisit ainsi. C’était comme s’il eût pris racine ; il ne bougeait plus, il respirait à peine. Il resta ainsi pendant quelques secondes, quelques minutes probablement. L’animal avait baissé la tête, l’avait tournée de côté de manière à mieux le voir, de l’un de ses yeux placés très en arrière, de part et d’autre de sa tête gigantesque. Son mufle énorme était planté là, immobile, comme s’il avait été déjà accroché au mur d’une demeure anglaise, parmi les trophées. Grimwood vit les pattes de devant largement écartées, la chute des épaules puissantes allant rejoindre les flancs étroits et l’arrière-train. C’était un mâle magnifique. La tête et les bois dépassaient ses espérances les plus optimistes. Ils battaient tous les records. À propos, d’où émergeait donc cette formule qui traversa soudain son esprit : « le plus grand élan du monde » ?

La chose extraordinaire, cependant, c’est qu’il ne tira pas ; il n’éprouva aucune envie de le faire. L’instinct du chasseur, si profondément ancré en lui, resta muet ; l’envie de tuer l’avait apparemment déserté. Lever son arme, viser, faire feu, étaient devenus des gestes impossibles.

Grimwood ne bougeait pas. Pendant un temps indéterminé, l’homme et l’animal se fixèrent. Grimwood entendit près de lui un léger bruit : son fusil lui avait glissé des mains et était tombé avec un bruit sourd sur le sol couvert de mousse. Pour la première fois, l’élan se mit à bouger. Il s’avança vers l’homme d’une foulée souple et lente ; on entendait, à chacun de ses pas, la boue gicler sous son poids, on voyait la masse de ses épaules rouler comme un bateau sur la mer. Il arriva près de lui, jusqu’à le toucher presque, baissa sa tête magnifique, amena ses bois splendides à quelques centimètres des yeux de Grimwood. Celui-ci aurait pu le caresser. Il vit avec tristesse le sang couler d’une blessure à l’épaule gauche où les poils épais étaient collés. L’élan flaira le fusil tombé à terre.

Puis, relevant la tête et les épaules, il aspira l’air par les naseaux avec cette fois un bruit qui faisait écarter l’hypothèse d’une hallucination ou d’un rêve. Il regarda un moment l’homme bien en face. Ses grands yeux bruns brillaient sans laisser paraître aucune frayeur. L’Anglais n’était plus paralysé de stupeur, mais ses muscles étaient en compote, ses jambes refusaient de le porter : il s’effondra lourdement sur le sol.

 

 

III

 

Il semblerait qu’il dormît, longtemps et profondément ; puis il s’assit, s’étira, bâilla, se frotta les yeux. Le soleil s’était sensiblement déplacé : les ombres allaient à présent de l’ouest à l’est et s’étaient allongées. Il avait certainement sommeillé plusieurs heures, et le soir approchait. Il avait faim. Il avait dans ses vastes poches de la viande séchée, du sucre, des allumettes, du thé et une petite bouilloire qui ne le quittait jamais. Il allait allumer du feu, se faire un peu de thé et manger quelque chose.

Mais il ne fit rien pour mettre ce projet à exécution ; il avait perdu toute envie de bouger, il restait là assis à penser… à penser… À quoi pensait-il donc ? Il ne savait pas, il n’aurait pu le dire exactement ; c’étaient plutôt des images fugaces qui traversaient son esprit. Qui était-il ? Où se trouvait-il ? Il était dans la Vallée des Bêtes Sauvages, ça, il le savait ; il n’avait aucune autre certitude. Depuis combien de temps était-il là, d’où venait-il, pourquoi était-il là ? Ces questions n’appelaient pas tellement de réponses, comme si l’intérêt qu’il leur portait avait été de pure forme. Il se sentait heureux, paisible, il n’éprouvait aucune crainte.

Il regarda autour de lui, il se sentait envoûté par le charme de cette forêt vierge ; le bruit de la cascade, le murmure du vent dans les branches étaient seuls à rompre le silence qui l’enveloppait. Très haut, au-dessus de la cime des arbres, un ciel sans nuages se teintait des couleurs transparentes du soir, orange, opale, nacre. Il voyait des buses voltiger paresseusement. Un tangara rouge passa comme une flèche. Bientôt on pourrait entendre les appels des hiboux, l’obscurité étendrait partout son voile noir et cacherait les détails de toute chose, tandis que d’innombrables étoiles se mettraient à scintiller…

L’éclat d’un objet brillant attira son attention sur un point du sol : un cylindre de métal poli, son fusil. Il se mit sur ses pieds sans y penser, sans savoir exactement ce qu’il avait l’intention de faire. À la vue de cette arme, ce fut comme si quelque chose en lui s’était mis à revivre, puis, cela s’était atténué pour disparaître progressivement.

— Je suis… Je suis… balbutiait-il pour lui-même, sans pouvoir terminer sa phrase. Il avait totalement oublié son nom. « Je suis dans la Vallée des Bêtes Sauvages », finissait-il par dire à la place de la phrase qu’il ne parvenait pas à trouver.

Le fait qu’il était dans la Vallée des Bêtes Sauvages semblait être la seule donnée positive dont il disposât. À son nom restait attaché quelque chose de connu et de familier, mais les associations d’idées qui l’auraient conduit à le retrouver refusaient de se faire. Il se leva néanmoins, fit quelques pas, ramassa cet objet brillant, son fusil. Il l’examina un instant avec crainte et répugnance ; il éprouvait presque de l’horreur, il tremblait ; puis, d’un mouvement convulsif qui trahissait une réaction violente dont il ne comprenait pas la nature, il lança l’objet très loin de lui dans le torrent bouillonnant. Il le vit faire jaillir l’eau en tombant, mais aperçut au même instant un gros ours gris qui avançait en se balançant le long de la rive du torrent, à moins de douze mètres de lui. Lui aussi avait entendu l’eau jaillir car il sursauta, s’arrêta une seconde, puis changea de direction pour venir vers lui. Il arriva tout près, l’effleura de sa fourrure, l’examina tranquillement comme avait fait l’élan, renifla, se dressa sur son terrible arrière-train, ouvrit la gueule, laissant apparaître une langue et des dents étincelantes, puis retomba sur ses quatre pattes avec un grognement qui n’exprimait aucune colère. Il repartit au grand trot en se dandinant, dans la direction du torrent. Grimwood avait senti son souffle chaud sur sa figure mais n’avait pas eu peur. Le monstre était intrigué, mais sans hostilité. Il disparut.

« Ils ne connaissent pas… (Il chercha vainement le mot « homme ».) On ne les a jamais chassés. »

Les mots affluaient à son esprit, s’il n’était pas toujours certain d’en comprendre le sens ; ils surgissaient automatiquement ; ils rendaient par certains côtés un son familier. En même temps se manifestaient en lui des sentiments qui lui paraissaient, bien que d’une autre façon, également familiers et naturels, des sentiments dans l’intimité desquels il avait vécu mais qu’il avait mis de côté depuis longtemps.

Quels étaient ces sentiments ? Quelle était leur origine ? Ils paraissaient aussi lointains que les étoiles, mais ils faisaient réellement partie de lui, ils étaient dans son sang, ses nerfs, sa chair. Il y avait longtemps… longtemps… Combien de temps ?

Penser était difficile ; ressentir était beaucoup plus facile et naturel. Il ne pouvait pas penser longtemps ; les sensations ne tarderaient pas à surgir et à rendre rapidement tout effort de pensée impossible.

Devant cet ours énorme et terrifiant, pas un nerf, pas un muscle n’avait bronché en lui ; et pourtant l’odeur âcre de la bête sauvage était montée dans ses narines, il avait senti la fourrure du monstre lui caresser les jambes. Il se doutait qu’il pouvait y avoir du danger, mais pas là. Il y avait quelque part de l’agressivité, de l’hostilité ; des manifestations sordides et malfaisantes s’ourdissaient contre lui – comme il y en avait contre ce magnifique animal errant qui l’avait flairé, examiné, puis s’en était allé, satisfait. Oui, c’est cela – de l’agressivité, de l’hostilité et des plans concertés contre lui, contre sa sécurité… mais pas là. En ces lieux, il était à l’abri, en sûreté, en paix ; il était heureux ; il pouvait errer à sa guise sans avoir à explorer des yeux les profondeurs de la forêt, à tendre l’oreille pour capter des sons inexplicables, à flairer des odeurs pouvant signifier l’approche d’un danger. Il ressentait tout cela, mais il n’y pensait pas. Il ressentait également la faim et la soif.

À la fin, quelque chose le poussa à agir. Sa bouilloire était à ses pieds, il la ramassa ; il avait ses allumettes à la main (il les transportait dans une boîte métallique au bouchon vissé qui les maintenait à l’abri de l’humidité). Il ramassa quelques branchages bien secs et se pencha pour y mettre le feu, puis, recula soudain sous l’influence de la première impression de peur qu’il eût éprouvée jusque-là.

Du feu ? Qu’était-ce que le feu ? L’idée même du feu lui répugnait, cela lui paraissait impossible, il avait peur du feu. Il envoya la boîte de métal rejoindre le fusil, la vit briller aux dernières lueurs du couchant, puis couler en faisait jaillir un peu d’eau. Il posa alors les yeux sur sa bouilloire et se rendit compte qu’il n’en aurait plus l’usage, pas plus que de ces feuilles sèches noirâtres qu’il avait coutume de mettre à infuser dans l’eau bouillante. Ces objets ne lui inspiraient aucune répugnance, encore moins de la crainte ; simplement il ne savait qu’en faire, il n’en avait pas besoin, il avait oublié – c’est cela, « Oublié » – ce qu’ils signifiaient. L’oubli faisait en lui de rapides progrès, s’étendait de minute en minute. Et pourtant, il lui fallait étancher cette soif.

Un instant après, il se retrouvait sur le bord de l’eau ; il se pencha pour remplir sa bouilloire, s’arrêta, hésita, examina l’eau courante, puis, soudain, remonta d’un ou deux mètres en amont, laissant l’ustensile métallique derrière lui. Il l’avait tenu d’une manière étrangement maladroite, ses gestes étaient gauches, anormalement. D’un mouvement naturel de tout son corps, il s’étendit sur le sol, pencha son visage jusqu’au niveau d’une petite crique tranquille qu’il avait découverte, et but tout son saoul du liquide frais et désaltérant. Mais, sans d’ailleurs s’en rendre compte, il ne but pas : il lapa.

Puis, restant accroupi là où il se trouvait, il mangea la viande séchée et le sucre qu’il avait dans ses poches, lapa encore un peu d’eau, revint en arrière pour s’installer sur le sol sec à l’abri des arbres ; mais cette fois, il s’était déplacé sans se mettre sur ses deux pieds. Il s’enroula sur lui-même dans la position qu’il trouva confortable, ferma les yeux pour s’endormir… Aucune question ne se posait à son esprit. Il éprouvait simplement la satisfaction d’être repu…

Il avait déjà sombré dans le sommeil quand soudain il se mit à remuer, ouvrit un oeil, et vit qu’il n’était pas seul. Dans la clairière en face, de même qu’à la lisière des arbres derrière lui, il y avait du bruit et de l’agitation, des pas feutrés, le mouvement d’innombrables corps sombres. Il entendait la marche plus ou moins lourde des animaux, il sentait bouger ces bêtes à la toison douce ou hérissée, en quantité innombrable. La lumière d’un quartier de lune qui se déplaçait dans un ciel sans nuages se posa sur cette multitude ; la lueur des étoiles qui scintillaient comme des diamants dans l’atmosphère sereine se reflétait dans des centaines d’yeux changeant sans cesse de place, et dont la plupart n’étaient qu’à une faible hauteur au-dessus du sol. La vallée tout entière s’était animée.

Il s’assit par terre et regarda sans se lasser ; il s’émerveillait, il n’avait pas peur, bien que la plus grande partie de cette foule d’animaux fût si proche qu’il lui aurait suffi de tendre le bras pour les toucher. C’était une multitude mouvante, se déplaçant sans cesse qu’il regardait ainsi, fasciné, à la lueur pâle de la lune et des étoiles, et qui disparut progressivement à l’approche de l’aube. L’odeur même de la forêt n’était pas pour lui plus douce que le mélange de senteurs âpres, irritantes, âcres que dégageaient les toisons de cette multitude de magnifiques animaux sauvages, agitée comme la mer, dont le mugissement rappelle cet étrange murmure qu’on entend quand ces milliers de corps se déplacent en tous sens. La lueur de ces yeux phosphorescents ne lui paraissait pas moins accueillante et amicale que celle des lanternes destinées à guider les voyageurs égarés. Bref cette troupe sauvage lui apportait le message d’accueil de la vallée tout entière, qui avait la douceur d’une invite et la cordialité d’un souhait magique de bienvenue pour saluer un retour à la maison.

Aucune pensée ne lui venait à l’esprit, mais il éprouvait de l’émerveillement et de la résignation. Il était là où il devait être. Il avait trouvé le gîte qui convenait à sa vraie nature. Il avait la très vague impression qu’après s’être égaré longtemps et inutilement en d’autres lieux où des circonstances défavorables l’avaient contraint d’agir contre sa nature et de se montrer violent, il avait finalement retrouvé son vrai milieu. Là, dans la Vallée des Bêtes Sauvages, il avait trouvé la paix, la sécurité, le bonheur. Il serait – il était enfin – lui-même.

Il assistait à une scène merveilleuse ; ses nerfs, à leur plus haut degré de tension, étaient cependant parfaitement solides, ses sens éveillés lui fournissaient sans difficulté des renseignements complets et exacts. Avec la vigueur de la marée montante, bien qu’imprécis, montait en lui le souvenir d’un état oublié depuis longtemps, où il se sentait satisfait et heureux, qui lui était naturel. Il avait bien la vision vague de silhouettes puissantes et primitives, mais elles s’étaient dissipées avant que des détails s’y fussent précisés.

Il regardait l’immense armée des animaux qui l’entouraient tous à présent ; il était accroupi au centre d’un cercle sans cesse mouvant d’habitants de la forêt sauvage. Il voyait de grands loups gris passer et repasser à longues enjambées, en se balançant avec grâce ; leurs langues rouges dépassaient ; ils grouillaient par centaines. Derrière, se mêlant librement à eux, venaient en roulant des épaules les énormes ours gris, moins maladroits que leurs corps massifs ne l’auraient laissé supposer, mais rapides, légers, pleins d’aisance, leur démarche pesante dissimulant au contraire des réserves d’agilité et de vitesse. Ils folâtraient, se dressaient sur leurs pattes de derrière et, malgré leur masse et leur puissance, faisaient les aimables. Ils passaient si près de lui qu’il aurait pu les toucher. Ils étaient suivis de l’ours noir, de l’ours brun, d’ours innombrables de toutes les espèces, les uns monstrueux, les autres minuscules, formant un troupeau magnifique. Un peu en arrière, dans les endroits où la végétation clairsemée rendait les déplacements plus aisés, se dressait une forêt miniature, argentée par la lune, de cornes et d’andouillers.

Une immense troupe de cervidés s’était rassemblée sous le ciel étoilé. Il vit, par milliers, l’élan, le caribou, le puissant wapiti, le cerf et le daim plus petits. Il entendit les défenses s’entrechoquer, des sabots innombrables fouler le sol, et, quand une bête plus massive cherchait à se faire de la place, un piétinement qui ébranlait le sol. Il vit un loup lécher doucement la blessure qu’un élan mâle avait à l’épaule gauche. La marée se retirait, revenait, refluait encore, s’élevait et s’abaissait comme un océan dont les vagues auraient été des animaux, les habitants de la Vallée des Bêtes Sauvages.

Ils passaient et repassaient devant lui, l’examinaient à la lueur de la lune ; ils savaient qui il était, ils le reconnaissaient. Ils lui souhaitaient la bienvenue. De plus, il sentait la présence de petits êtres qui formaient, dans les profondeurs de cette mer, comme un monde abyssal, ou plutôt des courants divers évoluant entre les pattes des grands animaux. Ils étaient innombrables, ils couvraient le sol, mais Grimwood ne pouvait les voir distinctement ; ils s’élançaient çà et là, se cachant, puis réapparaissant, trop absorbés dans leurs occupations pour lui prêter autant d’attention que leurs camarades plus volumineux, mais venant cependant de temps en temps lui heurter le dos, surgissant brusquement à ses côtés, lui passant même entre les jambes, puis s’enfuyant dans un bruit de petites pattes agiles pour aller à nouveau se perdre dans la multitude. Et il se sentait également en famille au milieu de ce petit monde.

Il n’aurait pu dire combien de temps il resta assis, à contempler ce spectacle, parfaitement heureux, rassuré, satisfait de se trouver dans son élément. Il eut en tout cas le temps d’éprouver le désir de se mêler à tous ces êtres, d’entrer avec eux en contact plus intime, de devenir l’un des leurs – le temps que ce désir aveugle et profond prît corps au point de le pousser à quitter son siège de mousse pour se déplacer – bien mieux, se déplacer comme eux, et non sur ses deux pieds.

La lune était plus bas dans le ciel, elle était en train de disparaître derrière un cèdre élevé dont le feuillage déchiqueté transformait sa lumière en une pluie d’argent. Les étoiles pâlissaient un peu, elles aussi, une légère lueur rouge commençait à souligner le contour des collines, sur le versant est de la vallée.

Il s’arrêta, regarda autour de lui, avança lentement. Il savait que la troupe s’était écartée pour livrer passage à l’ours qui était à présent en avant, en train de renifler le sol pour décider de la meilleure route à suivre. Alors un lynx passa devant lui pour aller grimper dans les basses branches d’un sapin ; il leva la tête pour admirer son parfait équilibre. Il assista en même temps à l’arrivée des oiseaux : l’armée des aigles, des faucons et des buses, tous les oiseaux de proie ; le vol du réveil qui précède l’aube de peu. Il vit passer, dans un prodigieux bruissement d’ailes, cette nuée qui vint un instant lui cacher les étoiles pâlissantes. Puis ce fut l’ululement d’un hibou venant de l’arbre au-dessus de lui ; le lynx restait tapi sur sa branche sans avoir, semblait-il, d’intentions mauvaises.

Il ne sut pas pourquoi il sursauta et se dressa à moitié. Mais dans la tentative qu’il fit pour retrouver son nouvel équilibre auquel, on le comprend maintenant, il ne devait pas encore être bien habitué, sa main retomba sur sa hanche et il sentit un objet dur et rectiligne qui faisait sur le côté de son corps une saillie anormale. Il le tira, le tâta. C’était une baguette. Il l’amena devant ses yeux, l’examina à la lueur de l’aube qui commençait à poindre, se rappela – peut-être à moitié, seulement – ce que c’était, et s’immobilisa, figé. « Le totem », murmura-t-il pour lui-même, mais de manière à être cependant entendu ; il avait recouvré l’usage de la parole, ainsi qu’une lueur de mémoire, pour la première fois depuis son arrivée dans la vallée.

Une vague de feu parcourut son corps ; il se redressa, se rendit compte qu’un instant plus tôt, il rampait à quatre pattes ; quelque chose se brisa, on aurait dit, dans son cerveau, déchirant un voile. Et la mémoire entra à flots comme la lumière dans une pièce dont on a levé les persiennes.

— Je suis… je suis Grimwood… arriva-t-il à dire, encore à mi-voix. Tooshalli m’a abandonné. Je suis seul !

Il sentit un changement subit dans le comportement des animaux qui l’entouraient. Un gros renard gris était assis à un mètre de lui et le fixait dans les yeux ; à côté, un énorme ours gris se balançait sur une patte ; derrière cet ours, ayant l’air de regarder par-dessus son épaule, se profilait un wapiti géant dont les bois allaient se perdre dans la ramure d’un cèdre. Mais l’aube approchait, le soleil n’était pas loin d’atteindre le niveau de l’horizon. Il voyait à présent les détails avec netteté. Le gros ours se dressa, se balança un moment sur son puissant arrière-train puis fit un pas dans sa direction, les pattes de devant tendues comme des bras. Il penchait la tête en avant, prenait un air menaçant, atrocement sanguinaire ; à ce moment un énorme élan, baissant ses défenses comme s’il allait charger, vint le rejoindre en deux longues foulées. Une excitation soudaine fit tressaillir la troupe tout entière ; jusqu’aux rangs éloignés qui commençaient à s’agiter d’une façon peu engageante ; un millier de têtes se dressaient, les oreilles se tendaient, une forêt de mufles hideux prenaient le vent. Saisi d’une affreuse terreur, l’Anglais n’apercevait aucune voie de retraite ; il restait là, raidi par la peur, pétrifié par l’horreur de sa situation. Il faisait face sans bouger ni dire un mot à la terrifiante armée ennemie ; la lueur pâle du jour levant ajoutait au tragique de la scène ; le rideau allait se lever sur le dernier acte : la mort de Grimwood dans la Vallée des Bêtes Sauvages.

Le lynx hideux restait tapi au-dessus de lui, attendant pour bondir le moment où il essaierait de se réfugier dans l’arbre ; encore plus haut, il sentait la présence de milliers de serres d’acier, de terribles becs de fer, il entendait le battement furieux d’ailes puissantes. Il trébucha sous la poussée de l’ours qui l’attaquait de sa patte tendue en avant ; le loup se ramassait en vue d’un bond terrible ; encore un peu, et Grimwood serait déchiqueté, écrasé, dévoré. Alors, la terreur eut pour effet naturel de dénouer la crispation de son gosier et de sa langue. Il fit appel à ce qu’il croyait devoir être son dernier souffle pour pousser un cri frénétique. C’était une prière adressée à un dieu, n’importe lequel, un cri d’angoisse pour appeler le ciel à son secours.

— Ishtot ! Grand Ishtot, au secours ! s’écria-t-il, tandis que sa main se crispait sur la baguette de bois.

Et le Dieu des Peaux-Rouges l’entendit.

Grimwood sentit au même instant une présence qui, s’il avait pu être effrayé davantage, l’aurait terrifié au point de lui faire perdre connaissance : un Peau-Rouge géant se dressait devant lui. Cette silhouette était toute proche de lui, elle contraignait les oiseaux à se percher, les animaux à se coucher paisiblement sur place, mais elle émergeait en même temps de très loin ; elle semblait tenir la vallée tout entière sous la dépendance de son pouvoir, et de son étonnante majesté. Bien plus, d’une certaine façon, qui restait pour lui incompréhensible, cette grande apparition contenait en elle la vallée, avec tous ses arbres, ses torrents, ses clairières et ses falaises rocheuses. Ainsi se définissait sa forme en quelque sorte surhumaine. Il voyait un arc puissant, un carquois plein d’énormes flèches, et la silhouette majestueuse de ce Peau-Rouge à qui ils appartenaient.

Et pourtant cette apparition, le contour de son corps, son visage aussi, tout cela, c’était encore la vallée ; quand il put entendre la voix de l’apparition, ce fut la vallée elle-même qui prononça ces paroles effrayantes. C’était la voix des arbres et du vent, de l’eau qui court et déferle sur les cascades qui réveillait les échos de la Vallée des Bêtes Sauvages. Au même instant, le soleil surgit au-dessus de la crête, illumina la scène, souligna le contour de cette immense silhouette.

« Tu as répandu le sang dans cette vallée à moi… Je sauve pas… »

La forme se fondit dans la forêt illuminée par le soleil, se perdit dans la lumière du jour naissant. Mais Grimwood voyait tout près de son visage les dents étincelantes, sentait sur ses joues le souffle brûlant et fétide, son corps était comprimé sous un poids énorme, comme si une montagne s’était effondrée sur lui. Il ferma les yeux, et tomba. Le bruit d’une détonation impressionna son cerveau, mais comme il avait déjà sombré dans l’inconscience, il ne le perçut pas.

 

 

Quand il rouvrit les yeux, la première chose qu’il vit, ce fut… du feu. Il eut un mouvement instinctif de recul.

— Ça va, mon vieux. On te remettra sur pied. Y a pas à avoir peur.

Il vit le visage d’Iredale penché sur lui. Derrière, se tenait Tooshalli, le visage tuméfié. Grimwood se rappela le coup de poing. Il se mit à pleurer.

— Ça fait mal, hein ? dit Iredale sur un ton compatissant. Allons, avale encore une gorgée. Ça te remettra d’aplomb en un rien de temps.

Grimwood avala une gorgée d’alcool. Il fit un effort énergique pour se contrôler mais fut incapable de retenir ses larmes. Il ne souffrait pas ; c’était dans son coeur qu’il avait mal ; et il ne savait pas pourquoi.

— Je suis en pièces, marmonna-t-il, honteux dans un certain sens, peut-être même pas. Mes nerfs sont en compote. Qu’est-il arrivé ?

Il ne se rappelait rien.

— Tu as été chargé par un ours, mon vieux. Mais il n’y a pas de fracture. Tooshalli t’a sauvé. Il a tiré au bon moment – un joli coup, car il aurait aussi bien pu te toucher au lieu d’atteindre la bête.

— L’autre bête… murmura Grimwood.

Le whisky faisait son oeuvre et la mémoire lui revenait lentement.

— Où sommes-nous ? demanda-t-il ensuite en regardant autour de lui.

Il vit un lac, des canoës halés sur le rivage, deux tentes, des silhouettes qui bougeaient. Iredale lui expliqua la situation en quelques mots, puis le laissa dormir un peu. Tooshalli, semblait-il, voyageant sans jamais s’arrêter, avait fini par rejoindre le campement d’Iredale 24 heures après avoir quitté son patron. Il le trouva désert, Iredale et son guide étant à la chasse. À la nuit, quand ils étaient rentrés, il leur avait expliqué sa présence en quelques mots, à la manière indigène : « Il m’a frappé et je suis parti. Il chasse tout seul dans la Vallée d’Ishtot, la Vallée des Bêtes Sauvages. Il est mort, je pense. Je suis venu vous le dire. »

Iredale et son Indien, avec Tooshalli comme guide, étaient aussitôt partis. Mais Grimwood avait couvert une distance considérable. Il avait cependant laissé une piste facile à suivre. C’étaient les empreintes de l’élan et les traces de sang qui les avaient surtout guidés. Ils étaient arrivés pour le trouver aux prises avec un ours énorme.

C’était Tooshalli qui avait tiré.

 

 

L’Indien vit dans l’aisance, tous ses besoins sont satisfaits. Grimwood est si l’on veut son bienfaiteur, car il n’est plus son patron : il a abandonné la chasse. C’est un garçon calme, d’un caractère égal, presque doux, et les gens se demandent pourquoi il n’est pas encore marié. « Juste le genre de garçons qui font de merveilleux pères de famille », disent ses amis : « bon, d’un caractère enjoué, affectueux ». Au-dessus de sa cheminée, parmi ses pipes, est accrochée une boîte de verre contenant un totem.

Il déclare que ce fétiche a sauvé son âme, mais il n’a jamais clairement expliqué ce qu’il entendait par là[3].

 

 

 



[1] Épisodes Before Thirty.

 

[2] En français dans le texte.

 

[3] La phrase anglaise pourrait aussi bien vouloir dire « lui a sauvé la vie ». Le mot « soul », âme, a par exemple ce sens dans l’expression bien connue S.O.S. (Save Our Souls.) (N. d. T.)