CHAPITRE IV

LE RÉCIT DE MARK EASTERBROOK

 

Accompagné de mon amie Hermia Redcliffe, je sortis du Old Vic où nous avions assisté à une représentation de « Macbeth ». Il pleuvait à verse. Nous prîmes notre course vers l’endroit où j’avais parqué ma voiture et Hermia remarqua – fort injustement – qu’il pleuvait toujours à la sortie de l’Old Vic.

— Prendrons-nous notre petit déjeuner à Douvres ? demanda ma compagne quand nous fûmes en route.

— Douvres ? Quelle drôle d’idée ! Je croyais que nous devions aller au Fantaisie. On a besoin de bien manger et de bien boire après les scènes sanglantes et ténébreuses de « Macbeth ». Shakespeare m’ouvre toujours l’appétit.

— C’est exact. Wagner me fait le même effet. J’ai parlé de Douvres parce que vous en prenez la direction.

— C’est à cause du sens unique.

— C’est possible, mais vous tournez en rond.

Comme toujours, Hermia avait raison.

Hermia Redcliffe était une belle jeune femme de vingt-huit ans. Elle avait un profil grec, presque parfait, et une masse de cheveux châtain foncé noués en chignon sur la nuque. Ma sœur n’en parlait jamais autrement que comme « l’amie de Mark » avec une intonation qui me portait sur les nerfs.

Au Fantaisie, nous reçûmes un accueil chaleureux et l’on nous désigna une petite table adossée au mur recouvert de velours cramoisi. Le Fantaisie jouissait d’une grande popularité et les tables y étaient très serrées. Nos voisins nous saluèrent avec enthousiasme. Il s’agissait de David Ardingly, professeur d’histoire, à Oxford et d’une de ses jeunes amies. Elle était très jolie et sa coiffure hérissée à la dernière mode ne parvenait pas à l’enlaidir. Elle avait d’immenses yeux bleus et une bouche perpétuellement entrouverte. Elle devait être remarquablement stupide. David, lui-même fort intelligent, ne trouvait de repos qu’auprès de filles pratiquement simples d’esprit.

— Voici ma favorite, Poppy, nous dit-il. Je te présente Mark et Hermia. Ce sont des intellectuels, essaye de te mettre à leur niveau. Je parie que vous venez de voir jouer Shakespeare ou Ibsen ?

— Tout juste. « Macbeth », au Old Vic, dit Hermia. L’éclairage était bon et la scène du banquet excellente.

— Et les sorcières ?

— Horribles ! Comme toujours.

— L’autre soir, je songeais justement à l’influence du mal, dis-je.

— À propos de quoi ?

— Oh ! j’étais dans un café de Chelsea.

— Mais, bravo, Mark ! C’est ce qui s’appelle vivre avec son temps. Chelsea ! On y trouve des héritières déguisées en souris d’hôtel qui épousent de petites frappes arrivistes. C’est là que devrait aller Poppy, n’est-ce pas, mon chou ?

La jeune fille écarquilla ses grands yeux.

— Je déteste Chelsea ! protesta-t-elle. Je préfère de beaucoup le Fantaisie ! C’est tellement plus joli et l’on y mange si bien.

— Bien, Poppy ! D’ailleurs, tu n’es pas assez riche pour Chelsea. Parlez-moi un peu de « Macbeth » et des horribles sorcières, Mark. Quant à moi, si je mettais la pièce en scène, je les ferais représenter par de vieilles femmes matoises comme des sorcières de village.

— Mais cela n’existe plus ! dit Poppy.

— Tu le crois parce que tu es londonienne. Chaque village anglais compte encore une sorcière. La vieille Mrs Black, troisième maison en haut de la colline. On recommande aux enfants de ne pas l’ennuyer. On lui donne des œufs, des gâteaux. Si on se met en travers de son chemin, le lait des vaches se tarit, les pommes de terre ne poussent plus, ou le petit Johnny se foule la cheville. Personne n’en parle mais on le sait !

— Tu plaisantes ! s’écria Poppy.

— Nullement, n’est-ce pas, Mark ?

— Sans doute as-tu raison, dis-je lentement. Mais je ne sais rien de précis. Je n’ai jamais beaucoup vécu à la campagne.

— Je ne vois pas comment vous pourriez faire interpréter les sorcières par de vieilles femmes ordinaires, remarqua Hermia. Il leur faut une personnalité surnaturelle.

— Mais c’est comme la folie. Un individu qui se démène, qui divague, les cheveux mêlés de brins de paille, enfin, qui a l’air fou, n’a rien d’effrayant. Mais je me souviens m’être trouvé dans la salle d’attente d’une maison de repos avec une vieille dame qui buvait un verre de lait. Elle fit quelques remarques peu compromettantes concernant le temps, puis, brusquement, elle s’est penchée vers moi et m’a demandé à voix basse : « Est-ce votre pauvre enfant que l’on a enseveli derrière la cheminée ? » Elle a hoché la tête et : « Midi dix. Tous les jours à la même heure. Ayez l’air de ne pas voir le sang ! »

C’est son ton parfaitement naturel qui m’a fait passer un frisson dans le dos.

— Y avait-il vraiment quelqu’un d’enseveli derrière la cheminée ? s’inquiéta Poppy.

David ne lui répondit pas et poursuivit :

— … Les médiums, par exemple. Une pièce plongée dans les ténèbres, une femme en transes, des craquements, des coups aux murs. Puis le médium se redresse, se tapote les cheveux et retourne chez soi pour faire un solide repas, comme tout le monde.

— Alors, dis-je, vos sorcières seraient trois vieilles corneilles douées de seconde vue et pratiquant leur art en secret, murmurant leurs incantations autour d’un chaudron fumant, conjurant les esprits, mais demeurant un trio de vieilles femmes parfaitement ordinaires. Oui… cela pourrait être impressionnant.

— Si vous trouviez des acteurs disposés à jouer de cette façon, dit Hermia d’un ton sec.

— Là, vous touchez à l’endroit sensible, admit David. La moindre allusion à la folie dans un manuscrit et les acteurs sont déchaînés ! C’est la même chose quand il est question de mort subite. Pas un comédien n’accepte de mourir tranquillement. Il lui faut râler, se tordre, rouler des yeux blancs, s’agripper la poitrine, se saisir la tête à pleines mains, enfin, se donner en spectacle.

— Shakespeare aurait sans doute quelques surprises s’il voyait comment on le joue, aujourd’hui, dis-je.

— N’est-ce pas en fait un certain Bacon qui aurait écrit les Shakespeare ? demanda Poppy.

— On a abandonné cette théorie, dit aimablement David. Et que sais-tu de Bacon ?

— Il a inventé la poudre à canon ! répondit Poppy triomphante.

David nous lança un coup d’œil.

— Vous comprenez pourquoi j’aime cette enfant ? Elle sait des choses tellement surprenantes. Francis Bacon, ma chérie, pas Roger. Ce devait être bien commode, dans le temps, poursuivit-il, de faire signe à un meurtrier spécialisé quand vous aviez un petit travail à lui confier. Ce serait amusant, aujourd’hui.

— Mais cela existe encore, protesta Hermia. Et les gangsters, à Chicago ?

— Mais non. Je pensais aux gens ordinaires qui rêvent de se débarrasser de quelqu’un. Le concurrent gênant ; la tante Emily, si riche et qui s’accroche à la vie ; un mari encombrant. Quel agrément si l’on pouvait téléphoner, dans un grand magasin, et dire : « Envoyez-moi deux tueurs. Première qualité. »

Nous rîmes.

— Mais on peut le faire ! dit Poppy.

Nous nous tournâmes tous vers elle.

— De quelle façon, mon chou ? demanda David.

— Eh bien, je veux dire, on peut le faire quand on veut… Des gens comme nous. Mais je crois que ça coûte très cher.

Les grands yeux de la jeune fille étaient parfaitement ingénus, ses lèvres entrouvertes.

— Mais, que veux-tu dire ? s’étonna David. Poppy parut embarrassée.

— Oh… j’ai dû mal comprendre. Je parlais du « Pale Horse » et tout le reste.

— Un cheval pâle ? Quelle espèce de cheval pâle ?

Poppy rougit et baissa les yeux.

— Je suis bête. Quelqu’un, un jour, a parlé de quelque chose… j’ai dû comprendre de travers.

— Tiens, bois un peu, dit David avec douceur.

 

*

* *

 

Il est amusant de constater que lorsqu’on a entendu parler de quelque chose d’inhabituel, on le mentionne de nouveau vingt-quatre heures plus tard. J’en eus la preuve le lendemain.

Le téléphone sonna et je décrochai :

— Flaxman 73841.

Une sorte de hoquet courut le long du fil. Puis une voix haletante, mais pleine de défi, me retentit à l’oreille :

— J’ai réfléchi et j’irai !

— Parfait, répondis-je en cherchant à gagner du temps. Euh… est-ce que…

— Après tout, poursuivit la voix, la foudre ne frappe jamais deux fois au même endroit.

— Êtes-vous sûre d’avoir le numéro que vous désirez ?

— Évidemment ! Vous êtes Mark Easterbrook, n’est-ce pas ?

— Oh ! je comprends ! Madame Oliver !

— Ne le saviez-vous pas ? Je n’y avais pas songé. Il s’agit de la fête de Rhoda. J’irai signer mes livres.

— C’est charmant de votre part. Vous logerez chez elle, bien entendu.

— Il n’y aura pas de réception ? s’inquiéta Mrs Oliver. Vous savez ce que c’est : les gens se précipitent sur vous pour vous demander ce que vous écrivez, même quand vous êtes en train de boire un jus de tomate ! Je ne trouve jamais la réponse adéquate. Vous ne croyez pas qu’on m’emmènera prendre quelque chose au Cheval rose ?

« Enfin, le Cheval pâle. Une auberge. Je m’y sens toujours à l’aise. Je peux boire de la bière, mais cela me donne des flatulences.

— Pourquoi parlez-vous du Cheval pâle ?

— Il y a une auberge de ce nom dans le coin. À moins qu’il s’agisse du Cheval rose et que ce soit ailleurs. J’ai pu l’inventer. J’ai beaucoup d’imagination.

— Comment va le cacatoès ? demandais-je.

— Le cacatoès ?

— Et la balle de cricket ?

— Vraiment, répondit Mme Oliver avec dignité, vous êtes fou ou vous avez mal aux cheveux. Des chevaux roses, des cacatoès et des balles de cricket !

Elle raccrocha.

Je songeais encore à cette nouvelle allusion au cheval pâle lorsque la sonnerie du téléphone résonna de nouveau.

Cette fois-ci, il s’agissait de Me Soannes White, un vénérable notaire. Il me rappelait que, selon le testament de ma marraine, lady Hesketh-Dubois, j’étais autorisé à choisir trois de ses tableaux.

— La vente à Londres des effets de la défunte est décidée et si vous pouviez passer Ellesmere Square dans le plus bref délai…

— J’y vais de ce pas.

La matinée me semblait peu propice au travail.

 

*

* *

 

Les trois aquarelles de mon choix glissées sous le bras, je sortis du 49 Ellesmere Square pour tamponner quelqu’un qui gravissait le perron. J’offris des excuses, en reçus et j’étais sur le point de héler un taxi en maraude lorsqu’un déclic se fit sans mon esprit. Je me retournai vivement :

— Mais ! C’est Corrigan !

— Oh ! Mark Easterbrook !

Jim Corrigan et moi, nous avions été d’excellents camarades, à Oxford, mais il y avait au moins quinze ans que nous ne nous étions vus.

— Il m’avait bien semblé te reconnaître, dit-il. J’ai lu tes articles. Ils m’ont plu.

— Que deviens-tu ? T’es-tu consacré aux recherches, comme tu le voulais ?

Corrigan soupira.

— Hélas ! Cela coûte cher quand on agit seul. Il faudrait pouvoir faire équipe avec un millionnaire. Quant aux théories qui me sont chères, comme l’influences des sécrétions glandulaires sur le comportement d’un individu, je n’ai trouvé personne qui s’y intéressât. Aussi suis-je médecin légiste. C’est fort intéressant, du reste. Il nous est permis de voir toutes sortes de types de criminels. Mais je ne veux pas t’ennuyer en parlant boutique… veux-tu déjeuner avec moi ?

— Avec plaisir. Mais tu entrais ici, remarquai-je en désignant la maison.

— Pas exactement. Je venais en curieux.

— Il n’y a personne, sauf un gardien.

— Oui. Mais j’aurais voulu obtenir des renseignements sur lady Hesketh-Dubois.

— Je pourrais t’en apprendre davantage que la gardienne. Lady Hesketh-Dubois était ma marraine.

— Ça, par exemple, c’est une chance. Où allons-nous déjeuner ? Je connais un petit restaurant non loin d’ici.

 

Quelques minutes plus tard, nous étions attablés et servis par un garçon déguisé en marin français.

— Alors, commençai-je, que voulais-tu savoir au sujet de la vieille dame ? Et pourquoi t’intéresse-t-elle ?

— C’est une assez longue histoire. Tout d’abord, dis-moi quel genre de femme c’était.

Je réfléchis un instant.

— Elle avait des conceptions assez démodées. Veuve d’un gouverneur de je ne sais plus quelle île. Elle était riche et aimait le confort. Elle passait l’hiver à l’étranger. Sa maison est hideuse et bondée de meubles et d’argenterie du plus beau style victorien. Elle n’a pas d’enfants mais un couple de caniches bien élevés et qu’elle adorait. Elle était entêtée et conservatrice dans l’âme. Bienveillante, mais autoritaire. Que désires-tu savoir de plus ?

— Je ne sais trop au juste. Aurait-elle pu être la victime d’un chantage ?

— Elle ! m’exclamai-je, stupéfait. Rien ne me paraît plus invraisemblable. Mais de quoi s’agit-il ?

Et c’est ainsi que j’appris les circonstances de la mort du Père Gorman.

Je posai ma fourchette.

— As-tu la liste des noms ? demandai-je.

— Pas l’original, mais je l’ai copiée. Tiens.

Je pris le papier qu’il me tendait et l’étudiai.

— Parkinson ? J’en connais deux. Arthur, qui est dans la marine, et Henry qui travaille dans un ministère quelconque. Ormerod… Il y a un commandant Ormerod dans la garde à cheval… Sandford… c’était le nom de notre vieux recteur, quand j’étais enfant. Harmondsworth ? Non… Tuckerton… Tuckerton… Thomasina Tuckerton ?

Corrigan me regarda avec curiosité.

— Cela se pourrait, pour autant que je sache. Qui est-elle et que fait-elle ?

— Plus rien, à présent. Le journal a annoncé son décès, il y a une semaine.

— Cela ne m’aide pas beaucoup.

Je poursuivis ma lecture. « Shaw. Je connais un dentiste de ce nom et il y a Jérôme Shaw, du barreau… Delafontaine… J’ai entendu ce nom dernièrement mais je ne me souviens plus où. Corrigan. S’agirait-il de toi, par hasard ? »

— J’espère beaucoup que non. J’ai l’impression que ça porte malheur que de figurer sur cette liste.

— Peut-être. Qu’est-ce qui te fait croire qu’il y a une histoire de chantage à la base ?

— C’est une idée de l’inspecteur Lejeune, il me semble. C’est ce qui paraît le plus vraisemblable. Mais il peut aussi bien s’agir de trafiquants de stupéfiants ou de gens qui s’adonnent à la drogue, ou encore d’agents secrets. Une chose est certaine : cette liste avait assez de valeur pour que l’on tue pour s’en emparer.

— T’intéresses-tu toujours avec autant de passion au côté policier de ton travail ?

Il secoua la tête.

— Je ne saurais dire. Ce qui me retient, c’est le type du criminel. Son origine, son degré d’instruction et surtout son état glandulaire !

— Alors, pourquoi l’intérêt porté à cette liste ?

— Je me le demande, répondit Corrigan lentement. La vue de mon propre nom, peut-être. En avant les Corrigan, au secours de l’opprimé !

— Au secours ? Ainsi, pour toi, il s’agit d’une liste de victimes… pas de malfaiteurs. Cela se pourrait, cependant.

— Tu as parfaitement raison. Et ma conviction peut sembler étrange. Peut-être est-ce instinctif. Je ne connaissais pas beaucoup le Père Gorman mais je suis persuadé qu’il attachait une énorme importance à cette liste.

— La police ne fait-elle rien ?

— Oh ! oui, mais c’est un travail de longue haleine. Il faut tout étudier en détail, notamment le passé de cette femme qui a fait appeler le prêtre.

— Qui était-ce ?

— Une veuve très peu mystérieuse, à première vue. Elle travaillait pour une maison qui enquête sur les habitudes des usagers de produits de consommation courante et fait des statistiques. Ses employeurs ne connaissaient presque rien d’elle. Elle venait du Lancashire. Seul détail curieux à son sujet : elle avait très peu de choses personnelles, juste le contenu d’une valise.

Je haussai les épaules.

— C’est beaucoup plus fréquent qu’on ne le pense. Bref, tu as décidé de t’occuper de cette affaire ?

— Oh ! je fouine un peu. Hesketh-Dubois n’est pas un nom commun. J’ai pensé qu’en recueillant quelques renseignements sur la vieille dame… Mais, d’après ce que tu m’en as dit, elle ne peut me mener nulle part.

— Ce n’était ni une toxicomane ni une trafiquante, assurai-je. Et certes pas un agent secret. Elle a mené une vie beaucoup trop droite pour qu’on ait pu la faire chanter. Je me demande à quel titre elle figurait sur cette liste. Ses bijoux étaient dans un coffre, en banque, et rien, chez elle, ne pouvait tenter un cambrioleur.

— Y a-t-il d’autres Hesketh-Dubois ?

— Pas d’enfants. Elle a, je crois, un neveu et une nièce, mais pas du même nom. Son mari était fils unique.

Corrigan m’assura sans conviction que je lui avais été d’une grande aide et nous nous séparâmes. Il avait quelqu’un à découper.

Je retournai chez moi, songeur. Incapable de me concentrer sur mon travail, obéissant à une impulsion, je téléphonai à David Ardingly.

— David ? Ici Mark. Cette jeune fille avec qui vous étiez l’autre soir, Poppy. Comment s’appelle-t-elle exactement ?

— Alors, vous voulez me faucher ma petite amie ?

Il semblait trouver l’idée très drôle.

— Oh ! vous en avez tellement. Vous pouvez bien m’en céder une !

— Je croyais que vous aviez ce qu’il fallait et que vous étiez rangé des voitures !

« Rangé des voitures. » Quelle expression désagréable ! Et cependant, comme cela convenait bien à mes relations avec Hermia. Pourquoi cela m’attristait-il ? J’avais toujours su, dans mon subconscient, qu’un jour ou l’autre nous nous marierions… Je la préférais à toutes. Nous avions tellement de points communs…

Pourquoi cette envie de bâiller ? Hermia était la compagne idéale.

Oui, mais ce ne sera pas drôle. Cette petite phrase venue je ne sais d’où me choqua.

— Vous dormez ? me demanda David.

— Non. À vrai dire, je trouve votre amie Poppy très rafraîchissante.

— C’est le terme qui lui convient… quand on la prend à petites doses. Elle s’appelle Pamela Stirling et travaille dans une de ces boutiques de fleuristes ultra-chics de Mayfair.

Il me donna l’adresse.

— … Sortez-la et amusez-vous bien, me dit-il d’un ton paternel. Vous la trouverez très reposante. Elle a la tête absolument vide. Elle croira tout ce que vous lui raconterez. Mais ne vous faites pas d’illusions. Elle est très vertueuse.

Je raccrochai.

 

*

* *

 

Je franchis la porte des Arts floraux avec une certaine nervosité. Une puissante odeur de gardénia m’assaillit. Les jeunes vendeuses vêtues de vert pâle ressemblaient toute à Poppy et j’eus du mal à la reconnaître. Elle écrivait, traçant laborieusement une adresse. J’attendis qu’elle eût terminé et m’approchai d’elle.

— Nous nous sommes vus, hier soir, avec David Ardingly, lui rappelai-je.

— Oh ! oui ! reconnut Poppy avec chaleur, le regard vague.

— Je voulais vous demander quelque chose. (J’étais gêné, soudain.) Peut-être ferais-je mieux d’acheter des fleurs ?

Elle réagit comme un automate bien huilé.

— Nous avons de très jolies roses. Elles viennent d’arriver.

Il y en avait partout.

— Combien valent-elles ?

— Oh ! elles sont très bon marché, répondit Poppy avec conviction. Seulement cinq shillings pièce.

J’avalai ma salive.

— Donnez-m’en six.

— Et j’y ajoute ces feuillages ravissants ?

Je préférais à ceux-ci – fanés à mon sens – du simple asparagus.

— Je voudrais vous poser une question, répétai-je alors que Poppy, plutôt maladroite, enveloppait les roses. L’autre soir, vous avez parlé d’un certain cheval pâle.

Poppy sursauta violemment et laissa tomber le bouquet par terre.

— … Pouvez-vous m’en dire davantage ?

Poppy ramassa les fleurs.

— Qu’avez-vous dit ? demanda-t-elle en se relevant.

— Je vous ai posé une question au sujet du cheval pâle.

— Un cheval pâle ? Je ne comprends pas.

— Vous l’avez mentionné, hier soir.

— Jamais ! J’en suis certaine.

— Quelqu’un vous en a parlé. Qui était-ce ?

Poppy respira avec force et parla très vite.

— Je ne comprends pas un mot de ce que vous me dites ! Et nous n’avons pas le droit de bavarder avec les clients…

Elle plaqua une feuille de papier, sur mes fleurs.

— … Cela fera trente-cinq shillings, s’il vous plaît.

Je lui donnai deux billets d’une livre. Elle me mit brutalement six shillings dans la paume et se tourna vivement vers un autre client.

Ses mains tremblaient.

Je sortis lentement. Je m’étais déjà éloigné lorsque je m’aperçus qu’elle s’était trompée dans son addition et m’avait rendu trop d’argent.

Je revis ce joli visage inexpressif et les grands yeux bleus qui, ce soir, montraient quelque chose…

« Elle a eu peur. Très peur. Mais pourquoi ? »

Le cheval pâle
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