CHAPITRE XV
LE RÉCIT DE MARK EASTERBROOK
L’inspecteur Lejeune me plut au premier coup d’œil. Il donnait une impression de tranquille habileté. Il avait, me parut-il, une certaine imagination et accepterait sans doute de considérer les choses d’une façon peu orthodoxe.
— Le docteur Corrigan m’a raconté votre entrevue, me dit-il. Cette affaire l’a beaucoup intéressé, dès le début. Vous avez, dites-vous, des renseignements particuliers à nous donner ?
Je lui parlai de la mention du Cheval pâle faite au Fantaisie, puis de ma visite à Rhoda et ma présentation aux Trois Parques. Je relatai aussi fidèlement que possible ma conversation avec Thyrza Grey.
— Et ce qu’elle vous a dit vous a impressionné ?
Cette question m’embarrassa.
— Pas exactement. Je n’ai pu prendre cela au sérieux…
— Il me semble pourtant que c’est ce que vous avez fait.
— Vous avez sans doute raison. Il est difficile d’admettre sa crédulité.
Lejeune sourit.
— Vous avez omis un détail. Votre intérêt était déjà éveillé à votre arrivée à Much Deeping… Pourquoi ?
— À cause, je crois, de l’air effrayé de cette petite.
— La jeune fleuriste ?
— Oui. Elle avait mentionné le Cheval pâle de façon si indifférente… sa peur ne m’en a paru que plus significative. Et Corrigan m’a montré la liste de noms. Je connaissais deux d’entre eux. Deux morts. Le troisième me semblait familier. Plus tard, j’ai appris que sa propriétaire était morte, elle aussi.
— Mrs Delafontaine ?
— Oui.
« J’ai décidé d’en avoir le cœur net, sur cette histoire.
— Comment vous y êtes-vous pris ?
Je lui racontai ma visite à Mrs Tuckerton et, enfin, je lui parlai de Bradley.
J’avais gagné son intérêt total. Il répéta le nom.
— Bradley… Il est donc mêlé à cela ?
— Vous le connaissez ?
— Oh ! oui. Il nous a donné assez de mal. Il joue serré et s’arrange pour ne jamais se faire pincer. Il pourrait écrire un volume sur Les mille et une façons de transgresser la loi. Mais le meurtre… le meurtre organisé, je ne l’en aurais pas cru capable…
— Maintenant que je vous ai répété notre conversation, pouvez-vous intervenir ?
— Non. Tout d’abord parce que vous avez parlé sans témoin. Il pourrait tout nier. D’autre part, il a parfaitement raison en disant que l’on peut parier sur ce que l’on veut. Rien de criminel à parier que quelqu’un ne mourra pas. À moins de prouver sa participation au meurtre qui nous occupe…
Il haussa les épaules, observa quelques minutes de silence :
— … Quelle impression vous a fait Venables, à Much Deeping ?
— Très profonde. Il a une énorme personnalité. Sa paralysie semble avoir augmenté son désir de vivre et de profiter de la vie.
— Dites-moi de lui tout ce que vous savez.
Je lui décrivis sa maison, ses collections, ses passions.
— Quel dommage ! dit Lejeune.
— Quoi donc ?
— Que Venables soit un invalide.
— En êtes-vous certain ? Ne pourrait-il… simuler une paralysie ?
— Nous en sommes sûrs, autant qu’on peut l’être. Son médecin, sir Williams Dugdale, est au-dessus de tout soupçon. Il nous a assurés de l’atrophie des membres. Notre petit Mr Osborne peut jurer avoir vu Venables à Barton Street. Il s’est trompé. Si je dis que c’est dommage, c’est parce que Venables aurait été tout indiqué pour mettre au point une affaire de meurtre organisée comme celle-ci.
— Oui. C’est à quoi j’ai pensé.
— Récapitulons, dit brusquement Lejeune. Il semble à peu près certain qu’il existe une sorte d’agence spécialisée dans la suppression de gens gênants pour d’autres. Cette agence n’emploie aucun bandit à gages… Les décès ont toujours des causes apparemment naturelles. Mais ils profitent à quelqu’un… C’est astucieux, bougrement astucieux. Celui qui a conçu cela, en a réglé les détails, a un cerveau de taille. Nous ne connaissons que quelques noms. Dieu sait combien de gens ont déjà disparu… quelle est l’ampleur de cette organisation… Cette Thyrza Grey s’est vantée, dites-vous, de son pouvoir ! Elle peut le faire impunément. Accusez-la de meurtre, faites-la passer aux assises, laissez-la proclamer à la face du ciel et du jury qu’elle a délivré un tas de gens des maux de ce monde, par la seule force de sa volonté, ou de ses incantations, elle ne sera pas reconnue coupable aux yeux de la loi. Jamais elle ne s’est approchée des victimes, elle n’a envoyé aucun chocolat empoisonné par la poste. La seule arme : la télépathie ! On nous rirait au nez !
— Nous avons une chance d’en savoir davantage, dis-je vivement. Nous avons préparé un plan, une de mes amies et moi. Vous trouverez cela stupide…
— J’en jugerai.
— Vous admettez qu’il existe un organisme qui obtient des résultats par des moyens qui paraissent inadmissibles à un esprit équilibré ? Une seule façon d’en avoir le fin mot : remonter à la source et voir.
Lejeune me regardait avec attention.
— … Nous avons tout prévu.
Je lui exposai le plan élaboré avec Ginger.
Il m’écouta attentivement, fronçant le sourcil et tirant sur sa lèvre inférieure.
— Je vous comprends. Vous entendez profiter des circonstances. Mais je ne sais si vous vous rendez compte du danger couru. Vous aurez affaire à des gens sans vergogne. Ce peut être dangereux pour vous… et ce le sera certainement pour votre amie.
— Je sais. Nous en avons discuté cent fois. Ce qu’elle se propose de faire me déplaît infiniment. Mais elle est absolument décidée et rien ne l’arrêtera !
— Elle est rousse, m’avez-vous dit ? demanda tout à fait inopinément Lejeune.
— Oui, répondis-je, surpris.
— Inutile de chercher à discuter avec elle, alors. J’en sais quelque chose !