CHAPITRE XIX

LE RÉCIT DE MARK EASTERBROOK

 

Le crépuscule était déjà tombé et le ciel était couvert, je voyais mal l’allée. Je me retournai, un instant, pour un dernier coup d’œil aux fenêtres éclairées de la maison. Ce faisant, j’empiétai sur la pelouse et entrai en collision avec quelqu’un qui marchait en sens inverse du mien.

C’était un homme de petite taille, solidement bâti. Nous échangeâmes des excuses. Sa voix était profonde, son ton un peu précieux.

— Je suis désolé.

— Je vous en prie. Toute la faute m’en revient, je vous l’assure…

— Je ne connais pas le chemin, dis-je. J’aurai dû emporter une lampe de poche.

— Permettez.

L’inconnu sortit une torche de sa poche, l’alluma et me la tendit. Je le vis alors. Il avait le visage rond d’un chérubin, une moustache noire, et portait des lunettes. Son imperméable était de belle qualité. Il semblait fort respectable. Mais, cependant, cela ne laissa pas de m’étonner qu’il n’ait pas fait usage lui-même de sa torche.

— Ah ! dis-je assez stupidement. Je vois. J’ai quitté l’allée.

J’y retournai et rendis la lampe à son propriétaire.

— … Je trouverai mon chemin, à présent.

— Non, non, gardez-la jusqu’à la grille.

— Mais… vous ? Vous allez à la maison ?

— Non. Je suis la même route que vous. Je… je vais à l’arrêt de l’autobus pour Bournemouth.

— Ah ! oui.

Nous continuâmes, côte à côte. Mon compagnon, qui semblait mal à l’aise, me demanda si, moi aussi, je prenais l’autobus. Je répondis que j’habitais dans le voisinage.

Il y eut un nouveau silence et je sentais l’embarras de l’inconnu croître.

— Vous avez été faire une visite à Mr Venables ? me demanda-t-il après avoir toussoté.

— Oui. Je croyais que vous y alliez, vous aussi.

— Non, non… J’habite Bournemouth… aux environs immédiats plutôt. Je viens d’emménager dans une maisonnette.

De qui avais-je entendu parler qui habitait Bournemouth ? Pendant que j’essayais de rappeler mes souvenirs, mon compagnon, de plus en plus agité, reprit :

— Vous devez trouver cela étrange, je l’admets… Il est curieux de trouver quelqu’un errant dans les jardins d’une maison dont… dont le propriétaire ne lui est pas connu. Mes raisons d’agir sont un peu difficiles à expliquer, bien que je puisse vous assurer en avoir de très bonnes. Je ne suis à Bournemouth que depuis peu de temps, mais il ne manquerait pas de gens pour répondre de ma parfaite honorabilité. Pharmacien, j’ai vendu dernièrement mon magasin de Londres pour me retirer dans cet endroit qui me plaît beaucoup… beaucoup.

La lumière me vint. Je savais qui était le petit homme. Mais il n’avait pas encore fini de parler.

— … Je m’appelle Osborne. Zacharias Osborne. J’avais une fort belle affaire, à Londres… Barton Street… Un joli quartier du temps de mon père, mais bien changé depuis… oh ! oui.

Il soupira, secoua la tête.

— … Alors, voici la maison de Mr Venables ? C’est… je pense… un de vos amis ?

— C’est beaucoup dire. Je ne l’ai vu qu’une fois, en compagnie d’amis.

— Ah ! oui, oui… en effet.

Nous étions arrivés à l’entrée du jardin. Nous sortîmes. Irrésolu, Mr Osborne s’arrêta. Je lui rendis sa torche.

— Merci.

— Je vous en prie. Je…

Il s’interrompit, puis se remit à parler avec précipitation.

— … Je ne voudrais pas que vous pensiez… oui, de fait, j’ai empiété sur le domaine d’autrui. Mais non point, je vous l’affirme, par curiosité simple. Ma position doit vous sembler particulièrement fausse. J’aimerais vous expliquer…

J’attendis. C’était, je pensais, la meilleure chose à faire. Il garda le silence une minute au moins. Puis il se décida :

— … Voilà, monsieur… euh !

— Easterbrook.

— Comme je vous le disais, si vous n’êtes pas pressé, j’aimerais vous expliquer l’étrangeté de ma conduite. Il y a un petit café fort convenable, proche de l’arrêt de l’autobus. Celui-ci ne passera pas avant une vingtaine de minutes. Si vous vouliez me permettre de vous offrir une tasse de café ?

J’acceptai. Mr Osborne, son sens de la respectabilité apaisé, bavarda gentiment tout au long du chemin, louant les agréments de Bournemouth, de son climat et de ses habitants.

Quand nous eûmes atteint le café, Osborne, installé en face de moi, déchargea son âme. Il me raconta tout ce que je savais déjà par Corrigan ou Lejeune sur le meurtre du Père Gorman et son rôle de témoin, à lui, Osborne.

— … L’inspecteur Lejeune, venu à Bournemouth à la suite de ma lettre, m’informa que Mr Venables était paralysé depuis des années, à la suite d’une attaque de poliomyélite. J’avais dû, me dit-il, être abusé par une forte ressemblance.

Osborne s’interrompit brusquement. Avec précaution, je plongeai les lèvres dans le pâle breuvage que l’on m’avait apporté. Osborne, pour sa part, ajouta trois morceaux de sucre au contenu de sa tasse.

— Eh bien, cela semble régler la question, dis-je.

— Oui, fit Osborne d’un ton fort peu satisfait. Puis il se pencha vers moi, son crâne chauve luisant sous la lumière électrique, le regard fanatique derrière le verre des lunettes.

« … Voyez-vous, cher monsieur, lorsque j’étais enfant, un ami de mon père, pharmacien lui aussi, a été appelé à témoigner dans l’affaire Jean-Paul Marigot. Peut-être vous souvenez-vous… il avait empoisonné sa femme. L’ami de mon père reconnut en lui l’homme qui avait signé d’un faux nom le registre des poisons. Convaincu de meurtre, Marigot a été pendu. J’avais neuf ans à l’époque et je fus très impressionné. Depuis ce jour, j’ai nourri l’espoir de figurer dans une cause célèbre ; d’être l’instrument livrant un meurtrier à la justice ! Peut-être est-ce à partir de là que j’ai commencé à me souvenir des visages. Je vous avoue, monsieur – et cela va vous sembler ridicule – que, des années durant, j’ai attendu qu’un homme déterminé à supprimer sa femme entrât faire ses achats chez moi ! Hélas, cela ne s’est jamais produit, ou bien je l’ai ignoré et le coupable n’a jamais été traduit en justice. Cela arrive, il faut le dire, plus souvent qu’il n’est agréable de le croire. Et cette identification m’offrait enfin l’occasion de témoigner dans une affaire de meurtre ! Je suis un homme obstiné, monsieur. Les jours ont passé et ma conviction s’est accrue. L’homme que j’ai vu était Venables et personne d’autre ! Oh ! je sais, la soirée était brumeuse ! Je me trouvais à quelque distance, mais la police ne tient pas compte du fait que je suis physionomiste. Je me suis répété : « Allons, admets t’être trompé. » Mais j’ai continué à sentir que je n’avais pas fait d’erreur. La police dit que c’est impossible. Mais, qu’est-ce qui est impossible ?

— Avec une impotence de cet ordre…

Il m’interrompit d’un geste impératif.

— Oui, oui… Vous ne sauriez croire ce que les gens sont disposés à faire et ce qu’ils font ! Je n’irais pas prétendre que le corps médical est peuplé de naïfs. Un médecin a vite fait de déceler une maladie simulée. Mais il existe des moyens… un pharmacien est mieux qualifié qu’un médecin… certaines drogues, par exemple : des préparations apparemment anodines. On se « fabrique » de la fièvre, des irritations cutanées… un dessèchement anormal de la gorge, ou une exagération des sécrétions naturelles…

— Mais difficilement une atrophie des membres.

— Évidemment. Mais qui vous dit que les membres de Mr Venables le sont ?

— Eh bien, mais son médecin !

— Oui. J’ai essayé de réunir quelques renseignements à ce sujet. Le médecin de Mr Venables est un praticien d’Harley Street, mais, à son arrivée ici, il s’est fait soigner par le médecin du pays. Celui-ci a, depuis, pris sa retraite. Il vit à l’étranger. Son remplaçant n’a jamais ausculté Mr Venables qui se rend à Harley Street une fois par mois.

— Je ne comprends pas en quoi cela modifie les choses ?

— Un petit exemple vous suffira. Mrs H. a touché des allocations pendant plus d’un an, à trois endroits différents : sous son propre nom, puis sous celui de Mrs C. et de Mrs T. Ces deux dernières dames lui ayant prêté leur carte moyennant une petite rétribution.

— Je ne vois pas le rapport…

— Admettons, admettons ! Mr V. entre en contact avec une véritable victime de la poliomyélite, en mauvaise posture financière. Il lui fait une offre. L’homme lui ressemble, disons dans l’ensemble, sans plus. Le vrai malade, sous le nom de Mr V., va voir un spécialiste qui l’examine et constate son état. Mr V. s’installe à la campagne. Le médecin local est sur le point de prendre sa retraite. Le malade lui fait une visite. Et nous y sommes ! Mr Venables passe partout pour souffrir de séquelles de la polio. On le voit – comme je l’ai fait – se déplacer dans un fauteuil roulant, etc.

— Mais ses domestiques le sauraient, voyons ! Son valet de chambre !

— Et s’il s’agit d’une bande… le valet en ferait partie. Quoi de plus simple ?

— Mais, pourquoi ?

— Ah ! ça, c’est une autre question. Ma théorie vous fera rire… Quel alibi ! Il peut être partout sans qu’on le sache. On l’a vu marcher à Paddington ? Impossible ! C’est un pauvre invalide qui vit à la campagne.

Osborne s’interrompit, jeta un coup d’œil à sa montre.

— … Mon autobus ne va pas tarder. Je dois me dépêcher. Je me demandais comment prouver tout cela. Je n’ai plus grand-chose à faire, à présent. Alors je suis venu me rendre compte… faire un peu d’espionnage… ce n’est pas très propre comme procédé, je vous le concède. Mais, si j’avais pu obtenir la vérité… envoyer un criminel à la potence. Si j’avais, par exemple, surpris Mr Venables faisant une petite promenade dans son jardin ! Ou, les rideaux mal tirés, se croyant à l’abri de toute indiscrétion, arpentant sa bibliothèque !

— Pourquoi êtes-vous tellement persuadé que Venables est celui que vous avez vu le soir du meurtre ?

— Je sais que c’est lui !

Il se leva précipitamment.

— … Voilà mon autobus. Enchanté de vous avoir rencontré, cher monsieur. Et quel poids de moins sur ma conscience que d’avoir pu vous expliquer ce que je faisais à Priors Court.

— Mais vous ne m’avez pas dit de quoi vous soupçonnez Mr Venables ?

Osborne parut embarrassé.

— Vous allez rire. Tout le monde le dit riche mais personne ne semble connaître l’origine de sa fortune. Pour moi, c’est l’un de ces grands criminels dont les journaux parlent. Vous savez, ces gens qui mettent sur pied des affaires extraordinaires et qui les font exécuter par leur bande. Cela peut vous sembler stupide, mais…

L’autobus venait de s’arrêter. Osborne le rejoignit en courant.

Le cheval pâle
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