CHAPITRE XXII
LE RÉCIT DE MARK EASTERBROOK
— Sommes-nous à temps ? Vivra-t-elle ?
J’allais et venais, incapable de rester en place.
Lejeune, assis, me regardait, patient et compréhensif.
— On fait l’impossible. Vous pouvez en être sûr.
Toujours la même réponse. Cela ne me rassurait nullement.
— Sait-on seulement comment traiter un empoisonnement au thallium ? On a bien vérifié qu’il s’agissait de thallium ?
— Oui.
— Et voilà ! Pas de sorcellerie, d’hypnotisme, de « rayons de la mort » ! Un empoisonnement pur et simple ! Et quand je pense qu’elle me l’a jeté à la figure ! Elle devait bien rire.
— De qui parlez-vous ?
— De Thyrza Grey. La première fois que je l’ai vue. Elle m’a parlé de la légende des Borgia et de leurs poisons indétectables : « Du vulgaire arsenic, rien de plus », m’a-t-elle dit. Toute cette mise en scène ! Transes, coq blanc, psalmodies. Et la fameuse boîte conçue à l’usage des esprits superstitieux modernes. Nous ne croyons plus aux sorcières et aux malédictions mais nous sommes d’une remarquable crédulité quand il s’agit de « rayons », de « flux » et de phénomènes psychologiques. Cette boîte, je le parie, n’est rien de plus qu’un astucieux assemblage de fils électriques et d’ampoules de couleur. Thyrza Grey pourra clamer aux quatre vents qu’elle commande à des pouvoirs occultes, jamais on ne pourra la convaincre de meurtre par le truchement de sa boîte.
— Croyez-vous qu’elles soient de connivence toutes les trois ?
— Il ne me semble pas. La foi, dirai-je, de Bella est sincère. Elle est persuadée de sa puissance et s’en réjouit. C’est comme pour Sybil. C’est un véritable médium. Elle entre en transes et ignore ce qui se passe ensuite. Elle croit tout ce que Thyrza lui dit.
— Cette dernière serait donc le cerveau ?
— En ce qui concerne le Cheval pâle, oui. Mais l’autre, le vrai, travaille en coulisse. C’est lui qui dresse les plans, organise. Tout est magnifiquement assemblé, savez-vous ! Chacun a sa place, sa tâche déterminée et rien d’autre. Bradley s’occupe du côté commercial et ignore ce qui se passe ailleurs. Il est fort bien payé, naturellement. La même chose pour Thyrza Grey.
— Qu’est-ce qui vous a fait penser au thallium ?
— Plusieurs faits épars se sont assemblés brusquement pour former un tout. D’abord, le souvenir de cette jeune fille se battant à Chelsea avec une rivale qui lui arrachait les cheveux à poignées. « Cela ne lui avait pas fait mal », disait-elle. Ce n’était pas de la bravoure, comme je l’ai cru. Elle n’avait, en effet, rien senti.
« J’ai lu, lors d’un séjour en Amérique, un article consacré à l’empoisonnement au thallium. Les ouvriers d’une usine mouraient les uns après les autres, pour des causes extrêmement diverses : paratyphoïde, apoplexie, névrites alcooliques, paralysie bulbaire, épilepsie, gastro-entérite, etc. Puis il a été question d’une femme qui avait empoisonné sept personnes pour lesquelles on diagnostiqua des tumeurs au cerveau, encéphalite et pneumonie lombaire. Les symptômes varient énormément. Cela peut débuter par des diarrhées et des vomissements, des douleurs lombaires. On a cru même à une attaque de poliomyélite pour un malade. Parfois, cela se traduit par une coloration particulière de l’épiderme.
— Vous avez tout du dictionnaire médical !
— Naturellement ! Je me suis renseigné. Mais, dans chaque cas, les cheveux tombent, tôt ou tard. Pendant un temps, on s’est servi de thallium comme épilatoire. Mais son emploi a été reconnu dangereux. On le prescrit parfois pour l’usage interne, à doses très réduites, calculées selon le poids du malade. Maintenant, on s’en sert surtout contre les rats. Il est sans valeur, soluble et facile à acheter. Une seule chose : dans le cas qui nous occupe, éviter qu’on pense qu’il puisse y avoir empoisonnement.
— De là l’insistance du Cheval pâle à voir le client rester éloigné de sa victime désignée. Il ne peut pas avoir accès à sa boisson ou à sa nourriture ; ne peut pas être convaincu d’achat de thallium ou d’autre poison. C’est la beauté de l’affaire. Le véritable travail est exécuté par quelqu’un d’autre, qui n’a aucun rapport avec la victime. Quelqu’un, je suppose, qui ne fait qu’une seule et unique apparition… Vous avez une idée ?
— Une seule. Chaque fois, il semble qu’entre en jeu une femme d’aspect inoffensif munie d’un questionnaire concernant l’usage de produits de consommation courante.
— Et vous pensez que c’est cette femme qui fournit le poison, sous forme d’échantillon ?
— Ce serait trop simple. Je la crois parfaitement honnête. Mais son rôle n’est pas à dédaigner. Nous saurons peut-être quelque chose en interrogeant Eileen Brandon, qui travaille dans un café de Tottenham Court Road.
*
* *
La description d’Eileen Brandon par Poppy était exacte. Ses cheveux, ondulés sagement, ne rappelaient en rien un chrysanthème ; elle était fort peu maquillée et portait des chaussures qui me parurent de forme logique. Son mari, nous dit-elle, fut tué dans un accident de voiture, la laissant avec deux jeunes enfants. Elle avait, avant de travailler dans ce café, été employée par la Classification, Réactions, Clientèle, pendant plus d’un an. Elle était partie de son plein gré, le travail ne lui plaisant pas.
— Pourquoi cela, madame ? demanda Lejeune.
— Vous êtes inspecteur de police ?
— Oui.
— À votre avis, il y a quelque chose de louche dans cette affaire ?
— J’enquête à ce sujet. Avez-vous abandonné votre travail parce que vous aviez des soupçons ?
— Je ne sais rien de précis et ne pourrais rien vous apprendre.
— Nous comprenons fort bien. Mais cette enquête restera confidentielle.
— J’ai réellement très peu à dire.
— Vous pouvez au moins donner les raisons de votre départ.
— J’avais l’impression qu’il se passait des choses que j’ignorais.
— Voulez-vous dire que l’affaire ne vous semblait qu’un paravent ?
— C’est à peu près cela. Elle me faisait l’effet de cacher quelque chose. Mais quoi, je l’ignore.
Son travail personnel consistait, nous dit-elle, à rendre visite à des gens dont on lui donnait noms et adresses, à poser certaines questions et à noter les réponses.
— Et qu’avez-vous trouvé d’étrange à cela ?
— Les questions semblaient dictées au hasard, sans but défini. Comme… comme pour masquer autre chose.
— Quoi, à votre avis ?
Elle réfléchit avant de répondre, songeuse.
— Je me suis demandé, un temps, si le tout n’était pas monté pour préparer des cambriolages. Mais ce ne pouvait pas être le cas, jamais on ne m’a demandé de descriptions des lieux, des dispositifs de sécurité ou quand les occupants étaient supposés s’éloigner.
— De quels objets deviez-vous vous occuper ?
— Cela dépendait. Parfois de produits alimentaires : farine, potages en poudre, ou encore détersifs ; de cosmétiques : rouges à lèvres, crèmes de beauté ; de médicaments courants : pastilles contre la toux, gargarismes, eaux dentifrices, pilules digestives et ainsi de suite.
— On ne vous demandait pas de fournir des échantillons ?
— Non.
— Vous vous contentiez de poser des questions et de noter les réponses ?
— Oui.
— Et à quoi étaient supposées servir ces enquêtes ?
— C’est justement ce qui semblait bizarre. Jamais on ne nous l’a dit avec précision. C’était, paraît-il, destiné à renseigner certaines usines… mais il n’y avait aucune méthode. Du travail d’amateur, quoi.
— À votre avis, était-il possible que, parmi les questions que l’on vous chargeait de poser, une d’entre elles ait pu servir à quelque chose, camouflée derrière les autres ?
— Oui, dit-elle après réflexion, le sourcil froncé. Cela expliquerait leur manque de logique apparent… mais j’ignore absolument qu’elle était celle qui avait de l’importance.
— Vous ne nous avez certainement pas tout raconté, dit Lejeune avec un bon sourire.
— Non, vraiment, je ne sais rien. C’était une simple impression. J’en ai parlé à Mrs Davis et…
— Vous avez parlé à Mrs Davis ?
Lejeune était toujours aussi calme et patient.
— Elle n’était pas satisfaite, elle non plus.
— Et pourquoi cela ?
— Elle avait entendu quelque chose, par hasard.
— Quoi donc ?
— Je vous l’ai dit, rien de précis. Mais l’affaire ne semblait pas honnête. « Ce n’est pas ce que cela paraît être », m’a-t-elle raconté. « Enfin, ça ne nous regarde pas. Ils payent bien et ne nous demandent rien d’illégal… je ne vois pas pourquoi on se casserait la tête. »
— C’est tout ?
— Elle m’a dit aussi, mais je n’ai pas compris pourquoi : « Parfois, j’ai l’impression d’avoir le mauvais œil. »
Lejeune sortit un papier de sa poche et le lui tendit.
— Ces noms vous disent-ils quelque chose ? Avez-vous fait une visite à l’une de ces personnes ?
— J’en ai vu tellement…
Elle prit le papier, le parcourut : « Ormerond », dit-elle.
— Vous vous en souvenez ?
— Non. C’est Mrs Davis qui m’en a parlé. Il est mort brusquement, n’est-ce pas ? Une hémorragie cérébrale. Ça l’a beaucoup secouée. « Il était sur ma liste il y a quinze jours, m’a-t-elle dit. Il paraissait en excellente santé. Ma parole, il suffit que je jette un coup d’œil sur les gens pour qu’ils meurent. » Elle riait en disant cela, mais l’idée lui déplaisait, c’était visible.
— C’est tout ?
— Eh bien… Ça se passait un peu plus tard. Je ne l’avais pas vue depuis quelque temps. Nous nous sommes retrouvées dans un restaurant. Je lui ai annoncé que je quittais le C.R.C. pour aller travailler ailleurs. « Vous avez sans doute raison, me dit-elle. Mais on est bien payé pour un travail facile. Il faut courir sa chance ! Je n’en ai pas eu trop dans la vie, pour ma part. Pourquoi me préoccuperais-je de ce qui arrive aux autres ? » Je ne la compris pas. « Qu’y a-t-il ? Je n’ai aucune certitude mais, l’autre jour, j’ai reconnu quelqu’un sortant d’une maison où il n’avait rien à faire et portant un sac d’outils. J’aimerais bien savoir à quoi ils avaient servi. » Elle m’a demandé aussi si j’avais jamais rencontré une femme qui tenait une auberge, le Cheval pâle. Comme je m’étonnais de ce nom, elle a ri : « Relisez votre Bible, m’a-t-elle dit. » Je n’ai encore pas compris. Je ne l’ai plus revue. J’ignore si elle travaille encore pour le C.R.C. ou si elle est partie.
— Mrs Davis est morte.
— Morte ! Mais… comment ?
— D’une pneumonie, il y a deux mois.
— Oh ! que c’est triste !
— Avez-vous autre chose à nous dire, madame ?
— Je ne le crois pas. J’ai entendu d’autres personnes parler de… de ce Cheval pâle. Mais quand on les interroge, ils se taisent aussitôt. Ils ont l’air d’avoir peur… Je… je ne voudrais pas être mêlée à quelque chose de dangereux. J’ai deux petits enfants. Franchement, je ne sais rien de plus que ce que je vous ai dit.
Lejeune lui lança un regard aigu, puis la laissa partir.
— Cela nous avance un peu, déclara l’inspecteur après le départ de la jeune femme. Mrs Davis semblait se douter de ce qui se passait. Elle a d’abord fermé les yeux mais, malade, elle s’est confessée au prêtre. Mais que savait-elle au juste ? Tous les gens portés sur sa liste et auxquels elle avait rendu visite étaient morts. De là à parler de « mauvais œil », il n’y avait qu’un pas. Mais ce n’est pas la question essentielle. Qui vit-elle sortir, d’une maison visitée par elle, sous un déguisement d’employé ou d’ouvrier qui ne se justifiait pas ? Puisqu’elle l’avait reconnu, cet homme, il devait, lui aussi, l’avoir identifiée. Elle devenait dangereuse : il fallait qu’elle disparaisse et, avec elle, le Père Gorman, qu’elle avait dû renseigner.
Lejeune leva les yeux :
— Vous êtes de mon avis ?
— Tout à fait.
— Et vous avez une idée du coupable ?
— Oui, mais…
— Je sais. Mais nous n’avons pas la moindre preuve.
Il garda le silence un instant, puis se leva : « Mais nous l’aurons ! Ce ne sont pas les moyens qui manquent ; nous les essaierons tous ! »