Pour Henri de Bourbon, l’année 1588 s’ouvrait sur de meilleurs auspices que les deux précédentes. Par l’éclatante victoire de Coutras, le roi de Navarre avait brisé la fatalité qui voulait que les protestants soient toujours battus sur les champs de bataille. La honteuse défaite de Jarnac était effacée.
Mais surtout, il était enfin reconnu chef incontesté des protestants du royaume, cette communauté que les pasteurs avaient longtemps voulu transformer en Provinces-Unies dont il n’aurait été que le lieutenant-général. Les princes de sang l’avaient tous rejoint, ou lui avaient prêté allégeance. Condé et ses deux frères, le comte de Soissons et le prince de Conti, s’étaient placés sous ses ordres. Quant au duc de Montpensier, autre Bourbon d’une branche éloignée, il l’avait assuré de son soutien. Le duc de Montmorency, un des derniers grands barons du règne précédent, était un de ses plus solides alliés. Enfin, une importante partie de la vieille noblesse du royaume de France comme les La Rochefoucauld, les Turenne, ou encore les Châtillon, le reconnaissaient comme chef naturel et héritier du trône.
Certes, en face, le roi de France lui faisait toujours la guerre, mais c’était une guerre qu’il conduisait mollement et les derniers fidèles du roi, qu’on appelait les politiques, conseillaient à Henri III de ménager son cousin Bourbon et même de s’allier à lui. Avec la mort du duc de Joyeuse, le plus ligueur des membres de la cour avait disparu. Le marquis d’O, le duc d’Épernon, le duc de Retz, le maréchal de Biron ou le maréchal de Matignon, et même le duc de Nevers, tous étaient prêts à accepter un jour Navarre comme roi, pour peu qu’il se convertisse.
Cependant le Béarnais avait encore de nombreux adversaires. Les plus puissants étaient les Lorrains, c’est-à-dire le duc de Guise, ses deux frères le duc de Mayenne et le cardinal de Guise, sa sœur la duchesse de Montpensier, et ses cousins : les ducs d’Elbeuf et d’Aumale. Les Lorrains disposaient de troupes bien équipées et de milliers de mercenaires payés par l’Espagne qui disait vouloir défendre le catholicisme et imposer la sainte Inquisition, mais qui cherchait surtout à démembrer la France.
Henri de Navarre avait aussi contre lui la population catholique du royaume qui craignait une conversion forcée s’il devenait roi, et la damnation qui s’ensuivrait. Ce peuple crédule suivait les prédicateurs favorables aux Lorrains et à l’Espagne, il était aussi sous l’influence d’une bourgeoisie catholique qui voulait se libérer du joug royal et payer moins d’impôts. Ensemble, menu peuple, religieux et bourgeois s’étaient associés dans des saintes unions.
Ces unions et les Lorrains formaient la Ligue. La sainte Ligue, que ses ennemis appelaient Madame la Ligue.
On était lundi. Le soleil n’avait pas encore percé quand Olivier Hauteville, revêtu d’un épais pourpoint de peau tannée et enroulé dans un manteau de laine rugueuse, passa le pont-levis du château de Nérac. Le froid était extrême et la neige gelée crissait sous les sabots de son cheval. Il venait de l’auberge où il logeait depuis qu’il était revenu de Casteljaloux avec la compagnie commandée par le roi de Navarre, après avoir repris Damazan et le Mas-d’Agenais aux troupes royales.
La veille, dans la grande salle du château où se trouvait réunie toute la cour de Nérac, le roi de Navarre s’était adressé ainsi à son cousin le comte de Soissons, frère cadet du prince de Condé issu d’un second lit.
— Mes paysans pestent contre un vieux solitaire qui ravage leurs labours. Il est temps d’y porter remède. J’ai décidé d’une battue demain et nous ramènerons ce malveillant dont on fera des jambons. Viendrez-vous avec nous, cousin?
Soissons était un homme jeune, au regard dur et aux expressions soigneusement contrôlées. Hautain jusqu’à l’arrogance, il portait une épaisse barbe pour tenter de paraître plus vieux qu’il n’était. Élevé à la cour d’Henri III dans la religion catholique par son oncle, le cardinal de Bourbon, il avait rejoint l’armée protestante avec trois cents gentilshommes l’année précédente et s’était distingué à la bataille de Coutras. Depuis, il était un des rares capitaines à être restés près du roi de Navarre, mais les jaloux murmuraient que c’était uniquement pour épouser sa sœur.
— Certainement, mon cousin! avait répondu le comte en s’inclinant.
Henri de Bourbon s’était alors tourné vers Olivier Hauteville pour lui demander, de sa voix rugueuse et chantante :
— Vous avez déjà chassé le sanglier, Fleur-de-Lis?
Le roi de Navarre l’appelait ainsi depuis qu’il avait acheté son fief, et Olivier ne s’y habituait toujours pas.
— Jamais, monseigneur…
Il ajouta en se moquant de lui-même :
— Jusqu’à peu, je n’étais qu’un clerc en Sorbonne, monseigneur, et il n’y a pas de sanglier sur la montagne Sainte-Geneviève…
— De sanglier, c’est vrai! s’esclaffa Navarre, mais Ventre-saint-gris, les prédicateurs y sont plus féroces que les loups d’ici!
La salle se mit à rire.
— Nous partirons au lever du soleil. On vous donnera un épieu, Fleur-de-Lis, si vous croisez la bête…
Voilà pourquoi Olivier pénétrait si tôt dans la grande cour de Nérac. Dans un vacarme infernal, quelques dizaines de gentilshommes à cheval, ivres de chasse et de sang, s’interpellaient bruyamment en riant tandis que les paysans chargés de la battue se rassemblaient avec leurs fourches au son des trompes. Mais ce qui dominait ce tumulte, c’étaient les aboiements des innombrables chiens qui tiraient de toute leur force sur les cordes qui les retenaient.
Henri de Navarre aimait passionnément la chasse. S’il dépensait peu pour ses plaisirs personnels, ses chiens avaient droit à tous les égards. Les chenils de Nérac abritaient plusieurs meutes d’épagneuls, de chiens courants et surtout de lévriers capables de traquer loups et sangliers.
Enfin la battue commença. Olivier suivit les chasseurs avec un médiocre intérêt, tant il aurait préféré rester à l’auberge pour lire les Histoires tragiques de François de Belleforest que M. de Mornay lui avait offert avant son départ de Coutras. Navarre, en revanche, galopait toujours le premier derrière les chiens en les encourageant par toutes sortes de cris et d’interjections.
Olivier s’interrogeait sur l’attitude d’Henri de Bourbon depuis qu’ils étaient revenus de Casteljaloux. Navarre paraissait toujours aussi jovial, mais Hauteville avait remarqué l’ombre qui voilait son regard quand le comte de Soissons était près de lui. Le roi, habituellement si exubérant, était rarement taquin avec son cousin, et ne plaisantait jamais avec lui.
Comme beaucoup à la cour, Olivier n’appréciait guère Soissons. Imbu de sa race de prince de sang, le comte ne recherchait pas l’amitié des compagnons du roi, et encore moins la sienne bien qu’il connaisse sa proximité avec Cassandre de Saint-Pol, comme s’il refusait le contact avec celui qui avait approché cette sœur adultérine.
Soissons restait toujours en compagnie des gentilshommes qui l’avaient accompagné depuis Paris. Pour eux, les Gascons de Navarre n’étaient que des paysans, et ceux-là leur rendaient leur mépris en ne parlant qu’en béarnais en leur présence.
La seule personne à la cour de Nérac qui éveillait l’intérêt de M. de Soissons était Catherine de Navarre, la sœur du roi, et des rumeurs de mariage circulaient depuis quelques semaines. Seul Henri de Navarre ne disait mot à ce sujet. Était-ce cela qui le préoccupait tant? Pourtant il aurait pu se féliciter d’une union chez les Bourbon et du bonheur de sa sœur qui semblait apprécier le comte.
Un peu avant midi, les chasseurs se retrouvèrent à trois lieues de Nérac devant la grande cour du château d’Estillac où le petit-fils de Montluc, bien que catholique, leur avait accordé l’hospitalité à condition qu’arquebuses et mousquets restent hors du château. Les chiens n’avaient pas débusqué le sanglier et tous les chasseurs pestaient contre cette bête qui refusait de se laisser tuer. Seul Olivier s’en moquait, secrètement admiratif du rusé animal.
Des serviteurs faisaient cuire des lièvres et des faisans sur des feux allumés devant le porche. Sans façon, Navarre s’était installé dans la cour sur une grosse pierre et dévorait un cuissot de lapin, tachant sans vergogne son pourpoint et l’écharpe blanche ceinte en travers de sa poitrine. Soudain, on entendit un galop et le cri de mise en garde d’une sentinelle installée dans la tour d’angle. Il dut y avoir une réponse satisfaisante, car quelques instants plus tard un cavalier passa le porche. Le comte de Soissons se leva aussitôt en saisissant son épieu. D’autres gentilshommes portèrent la main à leur épée, aucun n’ayant de mousquet ou de pistolet.
— Laissez, mes amis! fit Navarre en mâchonnant, sans même se lever. Je le connais, c’est un messager de Nérac…
Le cavalier portait en effet deux lettres arrivées une heure plus tôt. Navarre les prit et examina longuement les sceaux. Après quoi, il se leva et ouvrit la première en s’éloignant de ses amis et serviteurs.
Comme tout le monde, Olivier l’observait. Il n’était pas fréquent qu’on dérange ainsi le roi durant une chasse. Ce devait être des nouvelles importantes. Tout en lisant, Navarre s’était mis à marcher nerveusement. Son attitude avait complètement changé. Toute jovialité avait disparu de son visage. La lettre faisait deux feuillets. Quand il l’eut terminée, il reprit le premier feuillet et en recommença la lecture. Par deux fois, il leva les yeux et eut un bref regard vers le comte de Soissons. En même temps, il passait sa main dans son épaisse barbe, comme pour marquer sa perplexité ou son inquiétude. Enfin, il plia la lettre et la glissa dans une poche de son pourpoint de laine qu’il referma soigneusement.
Il semblait contrarié. Ce ne pouvait être qu’une mauvaise nouvelle, jugea Olivier. Le roi ouvrit la seconde lettre.
Elle devait être courte, car il leva la tête aussitôt et se dirigea à grands pas vers le comte de Soissons.
— Je suis désolé, Charles, lui dit-il avec une tristesse infinie, en lui tendant le pli.
Comme le comte prenait la lettre avec un regard interrogatif, Henri annonça à ses compagnons d’une voix brisée :
— La chasse est terminée, mes amis. Nous rentrons. Il vient de se produire le plus extrême malheur qui pouvait arriver. Mon cousin… mon ami… mon frère presque… fit-il en retenant un sanglot. M. le prince de Condé vient de mourir.
Le roi de Navarre était blême et Olivier le vit essuyer une larme. Immédiatement, les questions fusèrent.
— Après avoir soupé le 5 au soir, il a été pris de vomissements violents, répondit Henri. Il est mort dans la nuit…
Il désigna la lettre que Soissons venait de terminer.
— C’est M. de Cumont, le lieutenant de Saint-Jean-d’Angély, qui m’a écrit. D’après lui, ce serait l’effet de ce malheureux coup de lance reçu à Coutras. Henri en soufrait toujours et avait parfois des étourdissements. La blessure devait être plus grave qu’on ne le pensait.
Il se rapprocha de Charles de Bourbon qui, impavide, paraissait peu chagriné par la mort de son demi-frère. Il le prit par l’épaule.
— Ton frère Conti est désormais le chef de la maison de Condé, lui dit-il d’un ton étrangement froid.
— Pas tout à fait, répliqua Soissons avec un mélange d’indifférence et de dépit, tu oublies que mon frère m’avait écrit pour m’annoncer qu’il pensait sa femme grosse.
— Mais l’est-elle vraiment? Et si elle l’est, l’enfant n’est pas encore né, et rien ne dit que ce sera un garçon, répondit Navarre. Nous en reparlerons…
Il se dirigea vers son cheval.
Non loin de là, Olivier avait tout entendu. Il avait été surpris par la remarque du comte de Soissons et surtout par son ton. Mais il est vrai que si Navarre et Conti venaient à disparaître, Charles de Bourbon, comte de Soissons, pourrait être le prochain roi de France… Si la princesse de Condé n’avait pas d’enfant mâle.
Quant à Henri de Navarre, qui paraissait sincèrement affligé, il avait pourtant eu une étrange attitude avec son cousin Soissons. Un mélange de méfiance et de tristesse.
En revenant à Nérac, Olivier songea que la mort du prince levait le principal obstacle à son mariage avec Cassandre puisque le prince de Conti, nouveau chef de la famille Condé, ne s’intéressait pas à sa demi-sœur.
Que faisait-elle à cette heure à La Rochelle? Quand la reverrait-il? se demandait-il. Il s’était passé tant de choses depuis quatre mois. En laissant son cheval le conduire, il laissa son esprit vagabonder à travers ses souvenirs.
Après la victoire de Coutras, la discorde s’était installée entre les capitaines du roi de Navarre. Le baron de Rosny voulait exploiter la victoire, remonter jusqu’à la Loire, assurer la jonction de leur armée avec celle des reîtres qui arrivait d’Allemagne, et enfin marcher vers Paris. Condé et Turenne s’y opposaient. Ils préféraient rentrer sur leurs terres pour réduire quelques bastions catholiques qui, disaient-ils, pourraient les gêner lors de la prochaine offensive au printemps. En particulier, Turenne voulait prendre Sarlat et quelques villes sur la Dordogne.
Ayant écouté chacun, Navarre n’avait pas approuvé le plan de Rosny. Il jugeait dangereux de s’engager dans une offensive avant l’hiver et ne voyait pas d’avantage à affaiblir plus le roi de France. L’avenir lui avait donné raison puisque l’armée des reîtres avait finalement été écrasée par le duc de Guise.
Condé était donc parti en Angoumois et Turenne dans le Limousin. Rosny les avait accusés à mi-voix de vouloir se tailler une principauté dans leurs terres et, contrarié et fâché qu’on ne l’ait pas écouté, il était aussi rentré chez lui, à Rosny.
Seul le comte de Soissons était resté en Béarn où Navarre avait repris sa guerre de coups de main contre les places fortes encore tenues par des catholiques. Olivier aurait aimé retourner à La Rochelle et retrouver Cassandre, mais le roi lui avait demandé de rester avec lui. Il n’avait pu refuser, car c’était un honneur rare d’être remarqué par Henri de Bourbon, surtout si on était catholique et parisien! Et puis, il avait à régler de nombreux problèmes domestiques pour faire valoir ses droits de chevalier.
Ayant obtenu congé, il s’était rendu à Pau, la capitale du royaume de Navarre, pour faire enregistrer ses lettres de noblesse et les actes concernant sa seigneurie à la Chambre des comptes, puis en décembre, accompagné du valet d’armes à son service, il avait fait un long voyage jusqu’à son fief, une terre aride près de Saint-Jean-Pied-de-Port, à la limite du royaume de Navarre, sur la route de Compostelle. Le village le plus proche était Mont Jaloux que les habitants nommaient Monjolose. Sa terre, sur laquelle se dressaient les ruines d’un donjon fortifié, n’était pas très grande et ses seuls habitants étaient des bergers. La redevance seigneuriale était d’un mouton par an. Il y était resté deux jours avant de rentrer à Nérac. Là, il avait rejoint Navarre dans sa guerre d’escarmouche jusqu’à ce que le froid fasse cesser les hostilités.
Le soir de la battue, Olivier dîna avec son valet d’armes dans la salle commune de l’auberge où il logeait. Son valet était un Gascon d’une quarantaine d’années qui ne l’avait pas quitté depuis Coutras. Petit, mais d’une vigueur et d’une endurance étonnantes, la barbe jusqu’aux yeux, velu comme un ours des Pyrénées dont il avait la démarche hésitante et le dos voûté, la mine sombre et un regard féroce, il se nommait Gracien Madaillan et ne connaissait que quelques mots de français. C’était surtout un protestant intransigeant qui connaissait les psaumes comme s’il les avait écrits lui-même.
L’auberge était une longue bâtisse aux colombages peints en vert avec un étage en encorbellement. Les chambres étaient en haut. La salle basse, à peine éclairée par des chandelles de résine et les flammes de la cheminée où rôtissaient des oies, comprenait une dizaine de grandes tables. Olivier était attablé avec une vingtaine de gentilshommes et d’officiers appartenant à la suite d’Henri de Navarre. L’unique objet de leur conversation était la mort d’Henri de Condé que tous avaient connu. Les plus fervents se souvenaient de sa foi rigoriste, de son amour de Dieu et de sa haine du vice. Les plus vaillants rappelaient son courage insensé, son héroïsme, son besoin de gloire et d’honneur.
Olivier écoutait sans participer à la discussion. Personne ne parlait de la bêtise du prince, de son manque de jugement, de sa fierté imbécile. Mais depuis qu’Olivier était soldat, il avait appris que la mort emportait à la fois l’âme et les défauts des disparus. Bien qu’il s’en défende, il savait que la disparition de Condé allait changer sa vie. Le roi de Navarre et toute la noblesse protestante se rendraient à Saint-Jean-d’Angély pour les obsèques. M. de Mornay et sa fille adoptive y seraient, et s’il obtenait l’autorisation d’y aller, il reverrait Cassandre.
Le dîner se terminait et il s’apprêtait à retourner dans sa chambre quand un page du roi se présenta, une lanterne de fer à la main. Henri de Navarre voulait le voir sur l’heure.
Les fenêtres de la salle du conseil donnaient sur une galerie à colonnes. Quand Olivier entra, la pièce était enfumée par les bougeoirs et les chandeliers. Dans un grand fauteuil tapissé à larges accoudoirs, le roi, seul devant le feu qui crépitait, paraissait méditer.
Navarre s’était changé depuis la chasse et portait maintenant un pourpoint de velours avec des hauts-de-chausses bouffants, une chemise en toile de Hollande et une courte fraise. Sa poitrine était barrée d’une large écharpe de soie blanche et il était coiffé d’un chapeau droit à panache blanc. Mais ce n’était qu’une élégance de façade. Sa barbe, mal brossée, portait encore des reliefs de son repas et il avait gardé sa vieille épée au côté. Une épée dont le fourreau était bosselé par les coups des batailles.
— Vous avez fait vite, Fleur-de-Lis. J’apprécie… car j’ai encore tant à faire ce soir. Prenez ce tabouret, nous avons à parler…
Olivier s’inclina avant de tirer l’escabelle. Henri de Bourbon resta silencieux un moment, comme hésitant à se confier. Puis il commença, en forçant sur sa voix rocailleuse.
— Mlle de Mornay, ma cousine, sourit-il, m’a raconté l’année dernière comment vous avez résolu cette affaire de fraude sur les tailles. Vous avez été habile en découvrant le rôle de M. Marteau…
— Peut-être, monseigneur, mais je ne serais arrivé à rien sans elle, et sans mon ami Nicolas Poulain.
— En ce moment, je donnerais cher pour avoir votre ami près de moi! soupira le roi. J’ai tant besoin d’un bon prévôt ici.
Son visage affichait une tristesse qui émut profondément Olivier.
— Enfin, j’ai déjà la chance de vous avoir. Et vous avez eu maintes fois l’occasion de me prouver votre fidélité… C’est un mal bien douloureux que les problèmes de famille.
» Mon cousin Condé a été empoisonné, lâcha-t-il brusquement. Je veux savoir qui l’a tué.
— Empoisonné? Assassiné? Vous en êtes certain, monseigneur? s’exclama Olivier stupéfié.
— Plût à Dieu que ce fût faux! Mais j’ai reçu un second courrier ce soir. Il n’y a aucun doute…
D’un geste, il désigna une table où se trouvaient des dépêches.
— J’aimais mon cousin, monsieur Hauteville. Je l’aimais comme un frère, même s’il y avait parfois des désaccords entre nous, en particulier sur la religion, car il était assez sectaire. Mais j’avais confiance en lui. Je peux vous le dire, j’ai perdu mon bras droit. Un bras droit courageux, bien plus vaillant que moi! Vous ne l’ignorez pas, il était toujours le premier aux coups et le dernier à la retraite. Jamais je ne l’ai entendu dire à ses gens : Va là! C’est toujours lui qui y allait, comme le faisait César. Je n’aurais pu avoir de plus extrême malheur que de le perdre…
Olivier ne savait que dire. Que voulait exactement Navarre de lui? Qu’il découvre l’assassin? C’était impossible!
— Il est mort à trente-six ans et je veux connaître celui qui l’a fait tuer. Vous allez le trouver pour moi, dit pourtant le roi d’une voix dure.
— Mais… comment, monseigneur?
— Vous m’accompagnerez demain à Saint-Jean-d’Angély. Nous pourrons parler en chemin…
Olivier crut que l’entretien était terminé, mais ce n’était pas le cas. Navarre le lui fit comprendre en le priant, d’un geste de la main, de rester assis.
— Croyez que ce n’est pas par vengeance, ou même par besoin de justice, que je veux connaître l’assassin de M. le prince, c’est aussi pour ma propre sécurité, fit-il en serrant les poings.
» Quand vous étiez dans votre fief, le prévôt du château a découvert un tueur ici même. Personne ne le sait, l’histoire a été étouffée. C’était un homme qui se disait béarnais mais il parlait bien mal notre langue et un serviteur s’en est étonné. Il était aux cuisines quand le prévôt l’a pris. Il n’a même pas été besoin de le questionner, il a tout confessé. Il avait sur lui un couteau à manche noir avec une lame empoisonnée longue comme la main.
— De qui prenait-il ses ordres?
Navarre leva une main pour montrer son incertitude.
— Il a dit l’ignorer. L’ayant interrogé moi-même, je le crois volontiers, car il semblait bien confus. Il arrivait de Paris. C’était une sorte de truand empreint d’une religiosité sectaire. Il était gascon par son père, ce qui explique qu’il ait pu faire illusion un moment et parvenir à se faire engager aux cuisines. À Paris, il aurait été approché par un curé dont il ne connaissait pas le nom, c’était il y a quatre ou cinq mois. Ce prédicateur fanatique lui aurait promis mille écus s’il me faisait disparaître.
— Comment se serait-il fait payer s’il y était arrivé?
— Il avait été payé d’avance. L’argent avait été remis à son cousin, car mon assassin savait qu’il ne reviendrait pas. Sa récompense devait aller à sa tante qui l’avait élevé. Le pauvre fou était prêt à souffrir les pires supplices tant il était persuadé que j’étais l’Antéchrist et que Dieu voulait que je disparaisse, ironisa tristement Navarre.
— Je pourrais l’interroger?
— Hélas, non. Tout cela s’est passé à la fin de l’année dernière. Je vous l’ai dit, personne ne l’a su sinon le prévôt et deux des consuls de Nérac. Je l’ai fait conduire à Pau afin qu’il soit jugé à huis clos. Il a été pendu discrètement. Je n’ai pas demandé d’autre châtiment, car je n’ai aucune envie que d’autres fanatiques se manifestent.
— Peut-être, mais pour vous dire la vérité, monsieur de Fleur-de-Lis, ce n’était pas la première fois. Je ne dirais pas que j’en ai l’habitude, mais il est presque plus facile d’échapper à ces assassins que d’éviter les coups d’épée dans une bataille.
— Il serait venu d’autres assassins ici, monseigneur? s’inquiéta Olivier.
— Il y a quelques mois, mon prévôt a arrêté un Lorrain venu me présenter une requête. Au dernier moment, son cœur a faibli alors qu’il allait me poignarder lui aussi. Il a été pendu de la même façon, et il a même avoué que d’autres hommes avaient été dépêchés pour me tuer!
— Un Lorrain… Ce serait les Guise qui enverraient ces tueurs.
— Pour celui-là, peut-être. Pour le dernier, je ne sais plus, car la mort de mon cousin, son assassinat plutôt, a profondément modifié mon jugement.
Que voulait lui dire Navarre, s’interrogea Olivier. Qu’il y avait un lien entre les deux affaires? Un silence lourd de sous-entendus s’installa un instant.
— La mort de monseigneur le prince serait liée à la tentative d’assassinat de ce Gascon? demanda enfin Olivier en constatant que le roi hésitait à poursuivre.
Il sentait avec inquiétude qu’il s’approchait d’un terrain dangereux.
— Peut-être… murmura Henri de Navarre qui se leva pour faire quelques pas, comme pour dissimuler, ou calmer, une évidente agitation. Faut-il que j’aie confiance en vous, Fleur-de-Lis, pour vous révéler ce que je vais vous confier…
Il se tourna vers lui, en se forçant à sourire, mais son regard était d’une tristesse infinie.
— Après tout, si vous épousez ma cousine, vous serez de ma famille, non?
Olivier resta pétrifié. Par ces mots le roi acceptait pour la première fois son mariage!
— Nous reviendrons là-dessus plus tard! Comme tout le monde, vous savez que j’ai reçu deux lettres quand nous étions à la chasse. L’une venait de René de Cumont qui m’annonçait la mort du prince, l’autre était de Scipion Sardini, le banquier parisien que vous connaissez. C’est de celle-ci dont je veux vous parler, maintenant.
Navarre était visiblement embarrassé.
— C’était au sujet de M. de Soissons. Comme tout le monde, vous avez entendu dire qu’il désire épouser ma sœur. J’en ai parlé plusieurs fois avec lui. Catherine m’a assuré l’aimer, souhaiter aussi ce mariage. Pour ma part, je n’ai aucune raison de m’y opposer, et je dois marquer à Charles ma reconnaissance pour le secours qu’il m’a apporté en abandonnant la cour et en venant me rejoindre avec ses amis. Ce qui me faisait hésiter était son souhait de se faire subroger dans tous les droits du roi de Navarre après son mariage. Ainsi, si je venais à mourir, M. de Soissons deviendrait l’héritier de tous les biens de mon royaume. Vous savez que j’ai la réputation d’être méfiant, comme tous les paysans béarnais! dit Navarre avec un franc sourire.
» Or, dans cette lettre, Sardini m’apprenait, par une indiscrétion à la cour, que mon cousin ne m’aurait rejoint que dans le but de me spolier, que son nouvel attachement à notre cause n’avait rien de sincère et ne lui était dicté que par son seul intérêt. Il aurait ainsi gagné le cœur de ma sœur Catherine uniquement pour s’approprier les biens immenses qui composent l’apanage de la maison d’Albret.
— Êtes-vous sûr de cela, monseigneur? s’enquit Olivier, choqué par cette révélation et par ce qu’elle impliquait.
— Ce n’est pas la première fois que Sardini me communique ce qu’il apprend et j’ai tendance à le croire. Dans cette longue lettre, il me donne bien des détails, en particulier les noms des ecclésiastiques qui ont imaginé cet artifice pour ravir mes biens. Ils auraient donné à Charles de Soissons leur bénédiction pour qu’il puisse rejoindre des hérétiques sans risquer l’excommunication et le comte leur aurait juré qu’aussitôt après avoir épousé ma sœur, il la conduirait à Paris et abandonnerait notre parti.
» J’ai failli tomber dans ce piège. Pour ma sœur, que j’aime fort, j’aurais accepté les conditions de Charles. Mais ce n’est pas tout, monsieur de Fleur-de-Lis, en apprenant tout à l’heure que le prince avait été empoisonné, il m’est venu à l’idée que les choses auraient été encore plus favorables pour mon cousin si j’avais disparu… avant ou après son frère.
— Je n’ose imaginer une telle horreur, monseigneur, balbutia Olivier, qui avait pourtant deviné où le roi de Navarre le conduisait.
— Moi non plus, mais les faits sont là. Têtus comme de vieilles mules!
Il se passa la main dans la barbe en grimaçant.
— J’ai besoin d’aide… Je suis trop impliqué pour avoir un jugement serein, et je n’ai personne ici à qui faire confiance. Personne d’adroit, j’entends. Avec la mort du prince, rien ni personne ne s’opposera à votre mariage avec Mme de Saint-Pol. Je vous le promets. Ainsi vous entrerez dans notre famille, avec les avantages et les désagréments que cela comportera pour vous. Voilà pourquoi je vous ai fait venir ce soir et vous ai révélé ces sombres histoires. Vous avez du talent pour débrouiller les affaires criminelles, je le sais, et j’ai confiance en vous. Trouvez si Soissons est impliqué dans le crime, ou rassurez-moi.
Olivier déglutit en secouant la tête.
— Je ferai tout pour ne pas vous décevoir, monseigneur.
Navarre hocha tristement la tête, ne cherchant nullement à cacher combien il était malheureux.