4.

Ils mirent plus d’une semaine pour atteindre Saint-Jean-d’Angély. À Bergerac, ils furent rejoints par M. de Rosny qui arrivait de Normandie. Leur troupe comptait trois cents cavaliers et autant d’arquebusiers. Cette petite armée permit à Navarre de menacer en chemin quelques places fortes catholiques et de les contraindre à se rendre. Il y laissa chaque fois une petite garnison.

Le roi voyagea cette fois en diligence : un grand coche chauffé qui lui permettait de travailler. Plusieurs fois, il y convoqua Olivier pour parler en tête-à-tête avec lui ou en compagnie de Rosny, pour lequel il n’avait aucun secret. C’est à l’une de ces occasions qu’il lui fit lire les pièces de l’interrogatoire de celui qui avait voulu l’assassiner, une dizaine de feuillets obtenus sans torture par le consul de Nérac.

L’homme était un Bourguignon nommé Pierre de Bordeaux qui venait du village de Serbonnes, près de Sens. Il ne connaissait pas son âge mais paraissait avoir entre vingt et trente ans. Sa mère, séduite par un soldat gascon se disant gentilhomme, était morte en couches à la naissance de son jeune frère. Son père s’était mis quelque temps en ménage avec sa belle-sœur, une veuve qu’il avait plus tard abandonnée.

Cette femme, nommée Clément, avait un fils prénommé Jacques de quatre ans plus jeune que lui. Les trois enfants, élevés ensemble, avaient fait leurs études au couvent des Jacobins à Sens.

Pierre de Bordeaux était ensuite parti à Paris où il espérait enseigner dans un collège. Il n’avait pas réussi à se faire accepter à l’Université et n’avait finalement survécu qu’en menant la vie d’un larron, tout en fréquentant assidûment les églises où il priait pour que le Seigneur lui pardonne ses rapines. Il avait aussi voulu entrer dans un couvent, mais c’était impossible sans protecteur si fortune. Dans la misère, et craignant pour son salut, il avait donc écrit aux jacobins de Sens afin de demander leur aide.

En octobre 1587, son cousin Jacques Clément l’avait rejoint dans le bouge où il logeait, faubourg Saint-Marcel. Il apportait une lettre d’un de ses maîtres à Sens, le père Prévost, à remettre à son frère Jean, curé de Saint-Séverin.

À ce point de sa lecture, Olivier se souvint que Jean Prévost, curé de Saint-Séverin, avait été le maître de Jean Boucher, le plus violent des prédicateurs de la Ligue qu’il ait connu. En l’espace d’un instant, il fut ramené trois ans en arrière et l’émotion le submergea au souvenir de son père assassiné par la Ligue, après qu’il eut découvert leurs rapines sur les tailles. Jean Boucher, pourtant ami de sa famille, l’avait accusé de parricide et avait tenté de le faire exécuter. Olivier frissonna au souvenir de l’effroyable cachot du Grand-Châtelet où le commissaire Louchart, autre complice des ligueurs, l’avait fait enfermer. Sans Nicolas Poulain, il aurait fini pendu, les mains tranchées par l’exécuteur de la haute justice.

S’efforçant de chasser ces terribles souvenirs, il poursuivit la lecture de l’interrogatoire.

Pierre de Bordeaux ignorait les termes de la lettre apportée par son cousin Jacques, puisqu’elle était scellée, mais il espérait que c’était une recommandation auprès d’un prieur. Après qu’il l’eut portée au curé Prévost, un autre prêtre était venu lui rendre visite et l’avait invité avec son cousin à la Croix-de-Lorraine.

Olivier connaissait cet établissement de la place du marché du cimetière Saint-Jean, un cabaret dont l’enseigne à la double croix des princes lorrains faisait dire aux ennemis des ligueurs que cette double croix servait à crucifier Jésus-Christ encore une fois!

Là, dans un cabinet privé, le curé inconnu avait fait servir aux deux cousins un somptueux souper tout en les interrogeant. Bordeaux – qui apparemment n’était pas très futé – avait facilement avoué au prêtre qu’il vivait de rapines et qu’il craignait la damnation. Le curé leur avait alors proposé, par charité, de leur offrir le logement dans l’hostellerie, et leur avait laissé une dizaine d’écus.

Il était revenu d’autres fois et ayant entendu Pierre de Bordeaux en confession, il s’était inquiété pour son âme, car la vie dissolue qu’il menait le conduirait immanquablement à la damnation. Il lui avait alors parlé d’un moyen infaillible pour s’assurer d’une place au paradis : tuer l’Antéchrist.

Bordeaux vivait misérablement à Paris depuis deux ans, mangeant rarement à sa faim et souffrant atrocement du froid. Il aimait profondément son cousin et son jeune frère, resté à Serbonnes avec sa tante qui les avait élevés en se privant de tout. Quand le curé lui avait assuré que mille écus iraient à sa famille s’il débarrassait le royaume de l’Hérétique, il avait accepté.

Il parlait un peu gascon, on lui avait remis une trentaine d’écus et il était parti en Béarn.

Olivier comprenait comment le prédicateur ligueur l’avait choisi : Bordeaux avait un esprit malléable, il craignait l’enfer, il voulait aider sa famille, et surtout, il pouvait approcher le roi de Navarre en se faisant passer pour un de ses sujets.

La seule information qui manquait dans l’interrogatoire était le nom du prédicateur qui l’avait convaincu de devenir un criminel. Se pouvait-il que ce fût le curé Boucher?

Quoi qu’il en soit, rien n’indiquait que le comte de Soissons ait pu être impliqué dans ce projet d’assassinat.



Chaque jour, des lettres arrivaient de Saint-Jean-d’Angély et Navarre les faisait lire à Olivier. L’enquête avançait rapidement et l’empoisonnement ne faisait maintenant plus guère de doute.

On apprit ainsi que le jeune page de la princesse – M. Prémilhiac de Belcastel – et un valet de chambre s’étaient enfuis après la mort de leur maître, emportant deux chevaux de deux cents écus qui attendaient depuis quinze jours dans une hôtellerie du faubourg. Les deux hommes avaient même pris une pleine mallette d’argent, affirmait le lieutenant civil.

Le mardi 15 mars, le roi de Navarre reçut une lettre annonçant l’arrestation du valet de chambre à Poitiers. Il n’avait pas de mallette d’argent, mais un bagage contenant des perles et des diamants appartenant à l’épouse du prince de Condé. Quant à l’hôtelier, qui avait gardé les chevaux des fuyards, il avait juré que c’était un nommé Brillaud qui les avait achetés. Or ce Brillaud était l’intendant de la princesse.

Le lendemain du jour où Navarre avait reçu cette dernière information, il fit venir Olivier dans son coche où se trouvait déjà Rosny.

— Fleur-de-Lis, nous serons demain à Saint-Jean-d’Angély, et je crois qu’il est inutile d’en savoir plus. Le diable s’est déchaîné dans ma famille. Si je n’étais huguenot, je me ferais turc! Voyez ce que m’écrit M. de Cumont : l’intendant de la maison de mon cousin, M. Brillaud, a subi la question et confessé avoir acheté les chevaux et donné l’argent et les perles au valet de chambre et à M. de Belcastel… Il a juré avoir agi sur ordre de la princesse…

— Est-ce possible? s’étonna Olivier.

— J’ai bien peur qu’en arrivant la messe soit dite! Oubliez ce que je vous ai demandé. Mon cousin Soissons n’est pour rien dans ce crime…

— Mais… pourquoi la princesse aurait-elle commis pareil crime?

— Vous ne connaissez pas encore les femmes, Fleur-de-Lis, fit le roi en souriant tristement. Catherine-Charlotte de La Trémoille – l’épouse de mon cousin – est catholique. Contrainte à ce mariage, elle n’a jamais aimé Henri. De surcroît elle était bien plus jeune que lui et Henri n’était pas porté sur la chose. (Il eut un maigre sourire.) Elle aura préféré un vigoureux jeune homme de dix-sept ans… Cette garce est une mauvaise femme et une dangereuse bête, conclut-il.

— Que va-t-il se passer, monseigneur?

— J’interrogerai la princesse, ensuite son sort sera entre les mains des magistrats de Saint-Jean, dit-il évasivement, comme si l’affaire était désormais terminée pour lui.



À Saint-Jean-d’Angély, où ils arrivèrent en début d’après-midi, le roi de Navarre s’installa au château où avait vécu le prince. Comme il jugeait que la vérité était établie sur la mort de Condé, Olivier se trouva libre de tout engagement. Tandis que Gracien Madaillan obtenait à grand-peine une chambre dans l’hostellerie des Trois-Rois, rue Chaudellerie, il se renseigna sur la présence de M. de Mornay dans la ville. Celui-ci venait d’arriver avec sa famille et logeait chez un ami, M. Pontard, procureur du roi, dans une belle maison à galerie à deux étages de la rue des Augustins.

Olivier s’y précipita, le cœur battant le tambour. La mort du prince de Condé, la tentative d’assassinat de Bordeaux, la culpabilité présumée de la princesse, tout était oublié. Il ne pensait plus qu’à Cassandre qu’il n’avait plus vue depuis l’automne, au départ de l’armée protestante pour la Guyenne. Plus de six mois!

Qu’il était loin le temps où il l’avait serrée contre lui à Saint-Brice, quand il l’avait délivrée de son cachot. Depuis, s’il avait pu l’approcher à La Rochelle, durant l’été, ce n’était qu’en présence de sa mère adoptive, Charlotte Arbaleste, l’épouse de M. de Mornay. C’est tout juste s’il avait pu lui effleurer la main. Tout projet de mariage leur était alors interdit. Et encore moins toute relation amoureuse.

Mais tout avait changé, se disait-il en cherchant la rue des Augustins. Il avait été anobli sur le champ de bataille de Coutras et le seul opposant à leurs noces, le prince de Condé, venait de mourir. Par moments, il se reprochait de bénir la princesse qui avait tué son mari!

Il trouva facilement la maison et fut immédiatement reçu par M. de Mornay. Il se trouvait en compagnie de M. Pontard, le maître de maison, un magistrat au visage triste, aux cheveux gris et au dos voûté qui avait perdu ses deux fils durant de sanglantes escarmouches avec les troupes catholiques où lui-même avait été blessé. Après avoir échangé quelques politesses, Olivier, confus, expliquait avoir parlé de son mariage au roi de Navarre quand Cassandre et sa mère adoptive entrèrent dans la chambre.

Charlotte Arbaleste était vêtue d’une robe de serge noire au col haut et rigide. Cassandre, en revanche, portait une robe pastel prise à Mme de Montpensier qui mettait en valeur ses avantages. En la voyant, Olivier la trouva plus belle que jamais et son cœur s’arrêta de battre.

Elle s’assit sur une chaise à côté de sa mère adoptive et planta son regard dans le sien. Un silence un peu embarrassant s’installa, interrompu par M. de Mornay.

— Charlotte, M. Hauteville, désormais seigneur de Fleur-de-Lis, est venu aujourd’hui nous présenter une requête…

En les regardant disposés en demi-cercle devant lui, Olivier vit l’ironie dans leur regard. Il se racla la gorge pour se donner une contenance, et gêné, se mit à bredouiller, parvenant tout juste à ânonner quelques mots d’où il ressortait qu’il demandait la main de Cassandre.

Tandis qu’il bafouillait ainsi, Mme de Mornay gardait le sourire et Cassandre ne pouvait se retenir de pouffer.

— Je verrai le roi, lui assura M. de Mornay, qui s’était aussi retenu de rire. Je sais qu’il est favorable à votre mariage, mais je devrai aussi consulter les deux frères du prince, Conti et Soissons…

Olivier s’assombrit.

— … Je ne pense pas pour autant qu’il y aura de difficulté, le rassura-t-il dans un large sourire. Je sais que M. de Soissons, malgré sa morgue, a apprécié votre courage sur les champs de bataille, quant à son frère Conti, c’est un sot qui ne dira rien puisqu’il est muet!

— Pourquoi ne viendriez-vous pas souper demain soir? suggéra M. Pontard. M. Mornay aura certainement beaucoup de choses à vous apprendre et nous en saurons plus sur ce que pense le roi de Navarre de ce crime horrible.

Ayant accepté, Olivier allait se retirer quand Mme de Mornay lui proposa de rester une moment avec elle et Cassandre. Il passa ainsi une couple d’heures avec les deux femmes, mais pour la première fois, Mme de Mornay s’absenta plusieurs fois afin de les laisser seuls.

Ils avaient tant de souvenirs à évoquer et éprouvaient tant de passion qu’ils auraient pu parler pendant des heures sans se lasser. Pourtant, leurs sentiments différaient en cette heure. Olivier éprouvait un amour intense et profond tandis que Cassandre était en proie à des émotions contradictoires.

Certes, elle aimait Olivier et avait hâte d’être son épouse, mais elle ne pouvait effacer de son cœur les aventures qu’elle avait vécues : les combats qu’elle avait livrés, sa capture par Mme de Montpensier, son évasion avec le jeune Rouffignac, son duel avec M. de Saveuse. Malgré les souffrances, les craintes et les périls, elle avait ressenti une exaltation dont elle se languissait. Avec une effrayante lucidité, elle réalisait que la vie de maîtresse de maison lui faisait peur. Elle aurait mille fois préféré être un homme, se répétait-elle souvent. Connaîtrait-elle pareille vie, une fois mariée?

C’est dans cet état d’esprit qu’elle écouta Olivier. Il ne lui cacha ni la tentative d’assassinat de Nérac, ni les inquiétudes du roi de Navarre quant au prince de Soissons, ni ses premiers soupçons sur l’identité du coupable.

— Que vas-tu faire? lui demanda-t-elle quand il eut terminé.

— Rien, ma mie! répliqua-t-il. Mgr de Navarre est désormais persuadé que la princesse est coupable. Ce n’est plus de mon ressort, et après tout il est temps que je pense à nous et à notre mariage…

Il se tut quand il vit qu’elle l’observait avec cette expression un peu rigide qui marquait chez elle un désaccord.

— Je n’aimais guère Henri de Condé de son vivant, dit-elle d’une voix égale, mais c’était mon frère. Si sa femme l’a tué, la justice passera, mais si c’est un autre, je veux qu’on le découvre et qu’il soit vengé.

» Tu m’y aideras, ajouta-t-elle.



Le lendemain, Olivier arriva chez M. Pontard un peu avant le souper, car M. de Mornay voulait lui parler. Le roi n’avait plus d’objection quant au mariage de celle qu’il appelait sa cousine et qu’il avait même promis de doter. Les deux frères, Soissons et Conti, y étaient indifférents. Ils préféraient même que leur sœur bâtarde épouse un ancien roturier plutôt qu’un gentilhomme de vieille noblesse qui aurait pu demander une dot. Leur seule exigence avait été que le mariage se déroule dans la discrétion et que le roi de Navarre n’y assiste pas. Il avait donc été décidé que les noces auraient lieu à La Rochelle à la fin du mois.

Au souper, où le procureur avait convié toute sa maison, c’est-à-dire ses belles-filles, une sœur de feu son épouse, ainsi que son intendant, il fut surtout question de la culpabilité de la princesse. Comme le roi, Mornay en était convaincu, n’ayant jamais accepté ce mariage entre Condé et une catholique convertie. Quant au procureur Pontard, il semblait dubitatif.

Henri de Navarre avait entendu M. de Cumont, les magistrats qui l’assistaient dans son enquête, la princesse, et même l’intendant Brillaud. Après ces interrogatoires, le roi avait approuvé le souhait de M. de Cumont de faire incarcérer Mme de Condé dans ses appartements en attendant l’instruction criminelle qui serait conduite par M. Jean de La Valette, le grand prévôt des maréchaux d’Angoumois.

Navarre avait aussi écrit à Henri III et à la reine mère afin qu’on diligente des recherches dans tout le royaume pour retrouver M. de Belcastel.

L’intendant Brillaud avait avoué de son plein gré avoir remis mille écus au page avant sa fuite en Italie. Selon lui, c’était M. de Belcastel qui avait fait absorber le poison à la demande de la princesse de Condé. Soumis ensuite à la question, il avait révélé d’autres détails plus compromettants, en particulier que la princesse et M. de Belcastel étaient amants. C’était la confirmation de la rumeur qui circulait.

— Pourtant l’affaire n’est pas si limpide, intervint M. Pontard. D’abord la princesse nie tout et ses proches crient au complot, car il n’y a aucune preuve, sinon les dénonciations de Brillaud. Le roi de Navarre ne peut ignorer cette défense sauf à perdre l’alliance des La Trémoille, une des plus puissantes familles catholiques du pays.

Charlotte, l’épouse de feu le prince, était en effet la fille du duc Louis de La Trémoille, ancien lieutenant général de Saintonge, mort lors d’un siège. Son fils Claude avait rejoint les protestants en 1585 et, devenu l’ami du prince de Condé, il lui avait donné sa sœur qui s’était convertie. À Coutras, Claude s’était distingué par sa bravoure et Navarre devait le ménager.

— Beaucoup jugent indignes et invraisemblables les accusations d’infidélité dont Charlotte de La Trémoille fait l’objet, insista M. Pontard. Surtout, ce crime paraît aussi mal préparé que mal exécuté, puisqu’on a arrêté si facilement les instigateurs! Et s’il se confirme que la princesse est grosse, ce sera une preuve que tout n’allait pas si mal entre elle et son mari.

— Si elle l’est de lui, nuança M. de Mornay, car malheureusement, elle pourrait être grosse d’un autre.

— Vous oubliez, mon ami, intervint Charlotte Arbaleste, que c’est elle-même qui avait annoncé à son mari sa grossesse. L’aurait-elle fait si elle avait été infidèle?

Mornay hocha la tête en gardant le silence, reconnaissant qu’il n’avait pas de réponse, mais la façon dont il serrait les lèvres montrait qu’il s’interrogeait lui aussi.

— De plus, sur la véracité même de l’empoisonnement, les avis des médecins ne sont pas unanimes, insista le procureur.

— Mais si ce n’est pas Charlotte de La Trémoille, qui a tué mon frère? demanda Cassandre.

Le silence lui répondit. Personne n’avait la réponse, et Olivier moins que les autres.

De surcroît, la mort du prince ne l’intéressait guère. Seul son prochain mariage occupait ses pensées. Cassandre remarqua son indifférence et en fut fort contrariée.



Le départ de Saint-Jean-d’Angély fut décidé le vendredi de l’Annonciation, après les obsèques. Quelques jours plus tôt, Philippe de Mornay avait demandé au consistoire de La Rochelle une double dispense puisque Mlle de Saint-Pol épouserait un catholique et que la bénédiction publique ne serait pas annoncée dans un temple durant trois dimanches consécutifs comme c’était la règle. Ce n’était pourtant qu’une formalité, la future mariée étant fille naturelle de Louis de Bourbon et cousine du roi de Navarre, les pasteurs ne pourraient qu’accorder ces permissions.

Chaque jour, en présence de Mme de Mornay, Olivier rencontrait Cassandre et si elle paraissait partager sa hâte de se marier, il la trouvait aussi souvent lointaine, parfois abîmée dans ses réflexions. Cette attitude finit par le troubler au point qu’il en parla à M. de Mornay, un jour où ils se rendaient au château.

— Cassandre est convaincue de l’innocence de la princesse. Elle est rongée par un sentiment de culpabilité, persuadée que c’est la Ligue et ses suppôts qui sont responsables de la mort de son frère. Elle voudrait trouver les coupables, et le venger, mais elle sait qu’elle ne pourra jamais y parvenir à cause de son mariage et de son sexe.

— J’en suis autant incapable qu’elle puisqu’on ignore qui a tué le prince! dit Olivier. Laissons faire la justice!

— Bien sûr! Mais c’est la raison pour laquelle elle garde souvent ce douloureux mutisme. Moi-même, j’avoue mes doutes et mon impuissance.

Après cette discussion, Olivier s’intéressa donc à nouveau à l’affaire. Il posa quelques questions autour de lui et se rendit même à l’auberge d’où était parti Belcastel, mais sans rien découvrir.



La rue Chaudellerie où se trouvait son hostellerie était une rue à arcades dont les piliers portaient des anneaux auxquels on attachait, par un collier de fer, les condamnés à l’exposition. C’était l’équivalent des piloris à Paris. Un soir où des geôliers venaient chercher un prisonnier pour le reconduire dans son cachot, la fille de salle qui servait à la table d’Olivier fit une remarque sur la ressemblance entre le supplicié et le page Belcastel.

La remarque suscita la curiosité d’Olivier et, le repas fini, il s’arrangea pour rejoindre la servante au fond de la salle. Un endroit à peine éclairé par une de ces chandelles de résine que les paysans de Charente appelaient camoufle tant elles fumaient.

— Vous connaissiez M. de Belcastel? lui demanda-t-il tandis qu’elle emplissait des pots de vin à partir d’une barrique.

Malgré l’obscurité, Olivier vit le visage fatigué de la domestique s’assombrir. Peut-être craignait-elle qu’il soit un exempt et qu’il l’emmène pour un interrogatoire à la prison, aussi, pour la rassurer, il lui tendit un écu d’argent.

— Ne craignez rien, lui dit-il doucement, je ne suis pas à M. de Cumont.

Elle prit la pièce et la glissa dans son corsage. C’était une jeune femme qui n’avait pas vingt ans, au nez trop long et au menton en galoche. Non seulement, elle n’avait aucun charme mais elle était décharnée et usée par la vie difficile qu’elle menait. Sa robe était râpée et son tablier taché.

— Il est venu plusieurs fois ici, monsieur, c’est comme ça que je le connais, dit-elle.

— Récemment?

— Trois ou quatre fois avant qu’il ne s’enfuie, je ne sais plus, je n’y ai pas fait attention.

Elle se tourna vers son tonneau, désireuse de mettre fin à l’entretien.

— Il était seul, mademoiselle?

Peut-être que le « mademoiselle » amadoua la servante, car elle arrêta ce qu’elle faisait et se tourna à nouveau vers lui.

— Il retrouvait ici un ami, monsieur. C’est cet ami qui l’a appelé Belcastel devant moi.

— Cet ami, vous le connaissiez?

— C’était un voyageur qui avait sa chambre à l’étage. Il est resté une quinzaine.

— Vous savez son nom?

— Oui, monsieur. M. de Belcastel l’appelait M. de Boisdauphin, et parfois M. le comte.

Le nom ne disait rien à Olivier. Il prit sa bourse dans le gousset de son pourpoint et en tira un second écu d’argent qu’il lui montra.

— Vous avez peut-être entendu de quoi ils parlaient…

Elle se mordilla les lèvres, hésitant entre la pièce et les complications possibles, mais elle était si miséreuse que l’argent devait fatalement l’emporter.

— J’veux pas d’ennuis monsieur, supplia-t-elle.

— Je vous promets qu’aucun magistrat n’en saura rien. Je ne suis ni de la police ni au prévôt des maréchaux.

Rassurée, elle tendit la main.

— Je n’ai pas entendu grand-chose, monsieur. Ils parlaient parfois du prince de Condé, mais ils se taisaient quand je m’approchais. Une fois, j’ai juste reconnu les mots : la croix de Lorraine. M. de Boisdauphin disait qu’on pouvait lui écrire là-bas. Je m’en souviens, parce que la croix de Lorraine, c’est le signe des papistes, et ici, il n’y en a pas. Ça m’a étonnée de la part de ce jeune homme, M. de Belcastel. Les Belcastel sont tous de la religion réformée. Puis je n’y ai plus pensé.

Olivier resta un moment médusé. La Croix de Lorraine! Se pouvait-il que ce soit le cabaret guisard où Bordeaux avait rencontré le prédicateur qui lui avait proposé de tuer le roi de Navarre?

Si c’était le cas, il y avait bien complot, comme l’avait pressenti Henri de Bourbon, et la princesse était sans doute innocente.

— Rien d’autre, mademoiselle?

— Non, monsieur…

Elle parut hésiter, comme si elle craignait de ne pas avoir son argent en rapportant si peu de chose.

— M. de Belcastel apportait chaque fois des papiers à M. de Boisdauphin, lâcha-t-elle, un ton plus bas.

— Quel genre de papiers?

— Je ne sais pas… J’ai cru voir des dessins, des cartes, mais je ne sais pas lire.

En proie à une extrême agitation, Olivier lui donna la pièce et lui demanda de préparer une lanterne. Elle décrocha d’une poutre un falot de fer contenant un paquet de filasse résineuse, l’alluma au foyer de la cheminée et le lui tendit.

Il revint à sa table et demanda à son valet d’armes, Gracien Madaillan, de l’accompagner.



M. de Mornay était en compagnie de sa femme et de Cassandre quand il reçut Olivier.

— Je suis confus de me présenter à cette heure, monsieur, dit-il, mais j’ai une question importante à vous poser au sujet de la mort du prince.

— Allez-y, mon ami, vous ne nous dérangez pas, nous parlions de votre mariage! plaisanta Mornay.

— Connaissez-vous un comte de Boisdauphin, monsieur?

— Oui…, fit Mornay d’un ton hésitant. Il doit s’agir d’Urbain de Laval. Le comte de Boisdauphin était au siège de Livron en 1575. Je crois bien qu’il a rallié la Ligue catholique et qu’il est au service de M. de Guise.

— Je viens d’apprendre de la fille de salle de mon auberge que ce Boisdauphin a logé dans l’auberge durant une quinzaine et qu’il y a rencontré M. de Belcastel. Selon elle, Belcastel lui remettait des documents. Des cartes…

Mornay avait immédiatement compris.

— Espionnage! murmura-t-il en se levant. Pour autant que je me souvienne, les Laval sont parents avec les La Trémoille! Il faut en parler tout de suite à monseigneur.

Olivier secoua la tête.

— Le prévenir, certainement, mais rien de plus, je vous en prie. La servante ne sait rien d’autre, et je lui ai promis qu’elle ne serait pas inquiétée…

Mornay accepta d’un mouvement de tête.

— Navarre doit encore jouer aux cartes à cette heure, accompagnez-moi!

Cassandre avait suivi la conversation et grimaça son dépit en les voyant partir. Elle aurait aimé les accompagner, mais elle savait que son père refuserait. Elle eut pourtant envers Olivier un regard de connivence signifiant : tu me raconteras? Il opina en lui envoyant un baiser de la main.

Il était huit heures. Escortés par Caudebec et par le valet d’armes tenant la lanterne, ils se rendirent au château. Là, on les conduisit dans la grande salle où le roi de Navarre jouait à prime avec ses gentilshommes autour d’une table éclairée par de grands chandeliers.

Olivier aperçut M. de Rosny qu’il salua, tandis que M. de Mornay glissait quelques mots au roi. Immédiatement Henri de Bourbon leur demanda de les suivre dans sa chambre où on lui raconta tout.

— J’ai à nouveau interrogé la princesse cet après-midi, cette fois en présence de sa famille, expliqua Navarre, fort préoccupé. Elle continue de jurer de son innocence et dit n’être mise en cause que par la malice de quelques domestiques mal intentionnés. Chacun ici peut témoigner à quel point elle a été touchée de la mort de son mari, m’a-t-elle affirmé. Elle a ajouté avec justesse qu’à peine avait-t-on parlé de poison qu’elle avait demandé elle-même que l’on fasse justice. Enfin, il est certain que mon cousin lui a témoigné jusqu’au bout sa bienveillance et son affection.

 » Pourtant les témoins sont très précis. Néanmoins, je ne peux exclure, après ce que vous venez de me dire, qu’il y ait aussi une affaire d’espionnage qui impliquerait des membres de sa famille, ou même elle.

— Ce n’est pas tout, monseigneur, ajouta Olivier. M. de Boisdauphin aurait dit à Belcastel qu’il serait à la Croix-de-Lorraine. Sans doute le cabaret ligueur parisien…

— … D’où venait Bordeaux? le coupa Navarre.

— Oui, monseigneur.

Olivier regarda Mornay qui approuva de la tête. Il était lui aussi informé de la tentative d’assassinat de Nérac, bien que Olivier ne lui ait pas parlé.

— C’est du brouillamini que cette affaire, grimaça Henri de Bourbon. Que suggérez-vous?

— Laissez-moi aller à Paris, monseigneur. J’irai à la Croix-de-Lorraine, et avec mon ami Nicolas Poulain, je retrouverai M. de Boisdauphin et le ferai parler.

— Qu’en dites-vous, Mornay? mâchonna Henri de Navarre, hésitant.

— Ce ne serait pas une mauvaise solution, monseigneur.

— C’est d’accord, Fleur-de-Lis, mais soyez prudent… Vos noces sont pour la semaine prochaine?

— Oui, monseigneur.

— Mlle de Saint-Pol ne sera pas contente si vous la quittez si vite.

Il voulut ajouter un avertissement gaillard, mais il se retint.