Bien que les lucarnes soient occultées par des planches, la grande fenêtre ogivale possédait encore un vitrail multicolore représentant saint Michel terrassant le dragon. Un grand lit aux rideaux cramoisis trônait dans la salle qui contenait aussi deux coffres et une belle table sur laquelle traînaient des reliefs de repas, une carcasse de volaille, plusieurs flacons de vin et toutes sortes de boîtes et de pots contenant des pommades colorées. Deux tapis élimés couvraient le sol.
— Lorenzino amor, c’est moi! cria joyeusement leur guide. Je suis avec des amis à toi.
Un rideau du lit s’écarta et Il Magnifichino apparut en bas de chausses et chemise de drap épais, les cheveux en bataille avec une barbe de plusieurs jours.
— Olivier? s’étonna-t-il en se frottant comiquement les yeux pour insister sur sa surprise, mademoiselle de Mor…
Cassandre posa un doigt sur sa bouche pour le faire taire.
— Per baco! Si je m’attendais à ça! Serafina, jette du bois dans la cheminée et sers-nous du vin, ensuite tu pourras retourner avec ta mère et tes sœurs.
— Tu n’auras pas besoin de moi? implora-t-elle.
— Non, amor, je dois parler à mes amis. Ce sont des affaires entre nous.
La cheminée était érigée dans le mur opposé à l’entrée. À côté d’elle, une lourde portière en velours vert devait fermer quelque bouge. Serafina s’y rendit et revint avec un fagot qu’elle jeta sur les braises du feu pendant que les trois visiteurs passaient dans la ruelle du lit, du côté de l’âtre. Cassandre eut un soupir de satisfaction en ôtant son manteau qu’elle accrocha à un gros clou pour le faire sécher.
Il Magnifichino se retourna et s’assit sur le lit, les pieds nus tendus vers le feu, tandis que Caudebec s’installait sans façon à côté de lui et qu’Olivier saisissait deux escabelles, pour lui et son épouse. Entre-temps Serafina était allée jusqu’à la table où, après avoir chassé d’un revers de main une colonie de blattes – ces malignes bestes, comme les nommait Rabelais – elle emplit quatre pots de terre pas très propres avec l’un des flacons de vin.
— Vous comptez rester? demanda Il Magnifichino à Olivier.
— Quelques jours, Lorenzino. Nous allons surtout avoir besoin de toi…
— Vous pouvez tout me demander, monsieur, promit l’Italien la main sur le cœur, mais Olivier avait remarqué un léger tressaillement dans son regard.
— Nous sommes mariés, Lorenzino, annonça Cassandre avec espièglerie.
— Mariés?
Il sauta prestement du lit vers l’autre ruelle pour embrasser Serafina qui attendait avec deux gobelets de vin à la main, cherchant à comprendre qui étaient ces gentilshommes et cette dame que son Lorenzino paraissait connaître si bien. Il prit les pots pour les porter à Cassandre et à Olivier qui se demandait si l’agitation de l’Italien ne visait pas à cacher quelque chose.
— Il faut fêter ça! Racontez-moi! lança Venetianelli chaleureusement.
— Depuis quinze jours, dit la fille adoptive de Mornay en prenant le gobelet pour y tremper ses lèvres.
Pendant ce temps Serafina donnait un autre pot à Caudebec et le dernier à son amant.
— Serafina, laisse-nous maintenant, je t’en prie, lui demanda Il Magnifichino en la prenant par l’épaule et lui montrant la sortie.
Elle grimaça tristement, puis fit une révérence aux trois visiteurs et s’enfuit dans l’escalier en regrettant de ne pouvoir en savoir plus.
— Elle a l’habitude, assura Lorenzino à ses invités en allant jusqu’à la porte pour la fermer. Elle ne sait rien de mes autres activités, ni sa famille, et c’est aussi bien pour elle et pour eux.
— Toute la troupe habite ici? demanda Olivier.
— Oui, monsieur. Mais asseyez-vous, madame, ajouta-t-il, bien que ces tabourets ne soient guère confortables.
Son ton avait imperceptiblement changé.
— Vous ne m’aviez pas parlé d’eux quand nous étions sur la route de Montauban, remarqua Olivier.
— Il n’y a pas grand-chose à en dire. Quand je suis arrivé à Paris, il y a quelques années – je venais d’Italie où j’avais été quelque temps avec les Gelosi – j’ai d’abord joué chez les Confrères de la Passion. C’était la misère pour moi, à cette époque! Puis les Confrères, qui avaient déjà des ennuis avec le curé de Saint-Eustache, ont loué leur salle et leur privilège aux troupes de passage. C’est comme ça que j’ai connu Mario, le père de Serafina, qui dirige la Compagnia Comica. Avec eux, j’ai transformé le rôle de Scaramucci1 en un capitaine Spavento justicier qui a obtenu un incroyable succès.
» C’était il y a trois ans… Nous recevions alors quantité d’invitations pour jouer nos farces chez des Grands, et en particulier chez les Guise, jusqu’au jour où j’ai eu la visite d’un homme masqué dans la chambre que j’occupais aux Pauvres-Diables. C’était M. de Richelieu, le Grand prévôt, qui m’a proposé contre quelques écus de lui rapporter ce que j’entendais chez les Lorrains.
Olivier connaissait cette histoire, que Venetianelli lui avait racontée durant leur long périple dans le Poitou, le Périgord et la Saintonge avec Nicolas Poulain. Il leur avait même donné des détails sur sa fuite d’Italie après avoir séduit la femme d’un doge à Venise.
— Et comment êtes-vous passé des Pauvres-Diables à ce donjon?
— Avant que M. de Richelieu me demande de rejoindre les Gelosi, il y a deux ans, nous logions sous les combles de ce qui reste de l’hôtel de Bourgogne. Une vieille bâtisse humide et pleine de courants d’air où règne un froid insupportable l’hiver et une chaleur infernale l’été, sans parler de la vermine, des rats et des trous dans la toiture par où la pluie se déverse. Mais les comédiens gagnent si peu que nous ne pouvions trouver mieux. De surcroît nous ne jouions pas tous les jours, puisque nous partagions la salle avec les Confrères de la Passion.
» Mais en revenant de Cognac, ma situation avait changé. Sans être riche, je pouvais enfin nous payer un logement décent. Je savais que le donjon, qui appartenait à l’ambassadeur Mendoza, était vide. Après un long marchandage avec son intendant, je l’ai eu pour cinquante livres par mois. C’est cher, mais j’ai accepté, car nous pouvons y ranger notre matériel et chacun a une chambre. Savez-vous qu’il y a même des latrines?
Il désigna la portière à côté de la cheminée.
— Maintenant, si vous me parliez de vous et des raisons de votre venue… et surtout de votre mariage.
Toute jovialité avait disparu chez lui, et même Caudebec plissa le front en le remarquant.
— Le prince de Condé est mort, annonça Cassandre.
— Je l’ai appris, je suis désolé pour vous, dit-il assez froidement.
Lorenzino connaissait la filiation de Cassandre mais il ne tenait pas à en parler, car il ignorait si elle savait qu’il avait tenté de tuer sa mère.
— J’ai été très peinée par sa mort, soupira Cassandre, c’était mon frère après tout, mais sa disparition m’a délivrée et Navarre a autorisé notre mariage.
Lorenzino leva ses sourcils en pointe pour insister sur son étonnement, ce qui la fit rire. Il savait qu’Olivier n’était qu’un bourgeois de Paris. Comment pouvait-il avoir épousé la demi-sœur du prince de Condé? Presque une Bourbon?
Olivier, qui l’observait, était un peu dérouté par l’attitude du comédien. Il se força à rire devant la perplexité théâtrale de Il Magnifichino.
— J’ai été fait chevalier après la bataille de Coutras, lui expliqua-t-il.
— Magnifique! s’exclama l’Italien en posant son pot sur le lit et en frappant dans ses mains dans un bruit étourdissant. Cela nous fait deux raisons de boire!
Encore une fois, Olivier eut l’impression que Venetianelli leur jouait une comédie.
— C’est à cause de la mort du prince que nous sommes là, nous cherchons quelqu’un, peut-être le complice de l’assassin, expliqua Cassandre.
— Mais on dit que c’est sa femme, la coupable.
— Peut-être, ou peut-être pas, dit-elle évasivement.
Soudain, le masque de Venetianelli tomba et il devint brusquement grave, pour autant qu’on puisse avoir l’air grave en chausses et en chemise.
— Paris est dangereux en ce moment, trop dangereux pour vous! asséna-t-il.
— Je le sais, mon ami, répondit Olivier, mais la mission qui nous amène est importante.
Comme Il Magnifichino ne changeait pas d’expression, il précisa :
— Nous devons trouver deux hommes : l’un serait à Guise, l’autre est un Espagnol qui pourrait fréquenter l’ambassade, aussi pensais-je loger dans l’auberge de la Sainte-Reine pour surveiller les passages.
L’italien se leva et secoua négativement la tête en exhalant un soupir.
— C’est un trop grand risque, monsieur!
» Vous n’auriez pas dû venir à Paris, madame, je vous en supplie, quittez cette ville pendant qu’il est temps!
— Je n’allais pas laisser mon mari, répliqua-t-elle avec une fausse insouciance.
Il Magnifichino fit quelques pas pour calmer sa contrariété devant leur obstination.
— Le cinquantenier examinera votre passeport à l’auberge, monsieur Hauteville. Si vous restez plusieurs jours, il vous interrogera et viendra avec des dizeniers. Vous habitiez rue Saint-Martin, qui n’est pas loin, et on finira par vous reconnaître…. Une fois aux mains de la Ligue, ils vous pendront, tout simplement, et je n’ose imaginer ce qu’ils feront à M. Caudebec et à votre épouse. Comme ils sont protestants, ils seront au moins brûlés vifs!
— Je pourrais me grimer, suggéra Olivier.
— Ce serait possible, reconnut Venetianelli avec une moue, mais un déguisement, ce n’est pas seulement un visage peint ou de nouveaux vêtements, c’est surtout une attitude, un autre maintien, un nouveau comportement. Un comédien peut faire cela, mais vous… j’en doute. Vous auriez besoin de leçons.
— Nous pourrions demander à M. Poulain de nous recevoir, suggéra Cassandre.
— Vous n’y pensez pas! fit M. Venetianelli en haussant les sourcils. Poulain a des amis à la Ligue, il est connu dans sa rue, vous serez encore plus vite découverts.
— Le roi de France est tout de même le maître ici! s’insurgea Cassandre. Henri de Navarre nous a donné une lettre à lui remettre. Quand nous le verrons, nous lui demanderons de nous protéger. Ce n’est pas la Ligue qui décide qui on pend et qui on brûle!
Venetianelli secoua la tête, le visage dur, rageant de ne pas parvenir à les convaincre de partir.
— Le roi est à peine maître du Louvre! Paris est un chaudron dont le couvercle est pour l’instant fermé par les Suisses et les gardes du corps, mais le feu qui couve va tout faire sauter.
Caudebec eut l’air sceptique, ce qui n’échappa pas à leur hôte.
— Je vais tenter de vous expliquer, soupira l’Italien. Ce que l’on appelle Madame la Ligue n’est que l’assemblage de factions aux desseins fort différents : il y a les prédicateurs, qui soutiennent l’Espagne et exigent l’Inquisition. Nous autres pauvres comédiens avons tout à perdre avec eux, il suffit d’aller écouter leurs sermons pour comprendre ce qui nous attend! Ensuite, il y a la sainte union, cette confrérie de petits bourgeois, procureurs, artisans ou marchands qui voudraient surtout payer moins d’impôt. Beaucoup sont des hommes de bon naturel, attachés à la religion catholique, mais ils craignent tellement pour leur âme qu’ils obéissent aux prédicateurs. Enfin il y a les Lorrains qui veulent Henri de Guise comme maître du royaume afin d’augmenter leurs richesses et leurs avantages. Pour l’instant, ces trois-là sont unis pour attiser le peuple contre le roi, qui, je dois le reconnaître, a tout fait pour s’aliéner l’amour des Parisiens. Depuis trois ans, la sainte union a cherché à utiliser le duc de Guise pour chasser le roi, mais l’homme est méfiant. Maintenant, on dit qu’il a suffisamment de troupes et de fidèles en ville et qu’il est prêt à prendre la tête de l’insurrection. Henri III ne pourra résister à cent mille Parisiens encadrés par les officiers guisards. Si vous êtes encore là, vous vous trouverez au cœur de l’émeute.
Il posa son regard sur Olivier.
— Monsieur Hauteville, vous êtes Parisien. Vous le savez, cette ville n’a jamais aimé Henri III, mais désormais l’animosité de la population envers lui confine à la haine.
— Vous n’êtes pas trop pessimiste? lui reprocha Cassandre après un lourd silence.
— Non, madame, je suis lucide, et j’avoue ma détresse devant mon impuissance à ne pas vous convaincre.
— Admettons qu’il y ait émeute… que se passera-t-il après, selon vous? lança Caudebec sur un ton de défi.
— Les ligueurs veulent tuer ou emprisonner votre roi. Ensuite, ils se déchireront et les plus féroces l’emporteront. Vous avez tout à craindre des vainqueurs.
Le silence retomba. Olivier reconnaissait que l’Italien avait bien perçu la situation dans la capitale. Par une terrible ironie du sort, ils se trouvaient dans cette tour que Jean sans Peur avait fait construire pour afficher la puissance des Bourguignons qui s’appuyaient sur la populace parisienne et les prédicateurs. C’est dans cette tour que Jean sans Peur avait reçu les écorcheurs de la Grande boucherie et leur chef, Simon le Coutelier, le terrible Caboche, pour recevoir son allégeance. C’est ici qu’avait été organisée la milice populaire qui perquisitionnait et qui arrêtait les suspects avant de les exécuter à la hache ou de les jeter en Seine dans un sac2.
Olivier prenait conscience de l’absurdité de la proposition qu’il avait faite à Henri de Navarre. Ils étaient trois, sans logis, et recherchaient des gens qu’ils ne connaissaient pas au milieu d’une population hostile. Il s’apprêtait à annoncer sa décision d’abandonner quand l’Italien intervint :
— Je me demande…, dit-il en se grattant la barbe. Pourquoi ne vous installeriez-vous pas ici?
— Vous n’avez pas de place, répondit Olivier pris de court, en haussant les épaules.
— Mario et sa femme occupent la pièce du dessus, expliqua le comédien en se levant, mais il reste encore un grand grenier. Ils pourraient s’y installer et vous prendriez leur chambre. Quand à M. Caudebec, il pourrait loger dans la cuisine. Vous serez ici comme rats en paille, aussi bien que dans une auberge, mieux peut-être, car il y a une cheminée et même des latrines. Et la petite sœur de Serafina pourrait servir de femme de chambre à Mme de Mornay.
— Je m’appelle maintenant Mme de Saint-Pol, sourit Cassandre, en lançant un regard interrogatif à Olivier. Il y a un instant, vous vouliez qu’on parte… poursuivit-elle.
— Comme je ne parviendrai sans doute pas à vous faire changer d’avis, autant que vous soyez ici où je pourrai vous aider, et où vous serez en sécurité.
Olivier réfléchit un instant tant la proposition était tentante, il objecta toutefois :
— Vous aurez des ennuis avec le guet, objecta-t-il.
— Vous avez vu les ruines? Elles servent de refuges pour les va-nu-pieds, les mendiants et les truands. Le guet ne s’y aventure pas.
— Et le cinquantenier?
— Je le connais, si par hasard il passait par ici, je dirais que vous êtes des comédiens.
— Nous? fit Cassandre d’un air réjoui.
— Oui, vous. Je vous apprendrai à jongler, madame.
— Pourquoi pas? Je sais déjà assez bien jongler et je brûle de me perfectionner. Nous jouerions la comédie avec vous?
Venetianelli éclata de rire.
— Vous n’y pensez pas! Mario, le père de Serafina, est un chef de troupe exigeant, il n’acceptera jamais que vous participiez à ses spectacles! Le public s’apercevrait immédiatement que vous n’êtes pas comédiens et la réputation de sa compagnie serait ruinée. J’avais une autre idée en tête. M. Hauteville connaît la confrérie des sots et des enfants sans souci (Olivier hocha du chef). C’est une très vieille société de clercs, d’écoliers et de compagnons qui joue des soties aux Halles, et quelquefois à l’hôtel de Bourgogne, précisa-t-il à l’attention des deux autres. Je connais bien Nicolas Joubert, le régisseur, qui se proclame le prince des Sots. Pourquoi ne pas lui demander de vous prendre dans la Confrérie? C’est la Passion, la semaine prochaine. Tous les après-midi, sa troupe défilera avec des étendards au son des tambours pour aller chanter à la porte des églises et quêter des œufs peints. Beaucoup seront déguisés et grimés. Ce serait un bon moyen de vous mêler aux gens d’ici sans que l’on vous remarque. Personne ne s’intéresse aux enfants sans souci!
Venetianelli balança de la tête.
— Vous ne le connaissez pas, Joubert est un homme étrange : dans la journée, il est secrétaire d’une veuve qui vit de ses rentes. Vous le verrez en noir comme un honnête clerc. Le soir, il est prince des Sots et court les rues habillé moitié en jaune et moitié en vert avec un chapeau garni de grelots. Il se proclame chef de la sottise et assure que son cerveau est démonté et n’a plus ni ressort ni roue entière!
Cette description fit rire Caudebec, mais pas Olivier.
— J’en avais entendu parler quand je vivais à Paris. Pensez-vous sérieusement confier notre salut à un fou? demanda-t-il, dubitatif.
— L’homme n’est pas fou, il cherche seulement à le faire croire. Joubert et ses amis ne poursuivent en réalité qu’une seule ambition : celle de devenir comédiens. Le théâtre est toute leur vie et ils brûlent d’être reconnus par les Confrères de la Passion pour jouer régulièrement à l’hôtel de Bourgogne. Nicolas Joubert sait que je peux l’aider. Si je lui dis que vous êtes des cousins d’Italie, il acceptera de vous accueillir.
— Admettons, mais s’il découvre que nous ne venons pas d’Italie…
— Il le découvrira, soyez-en sûr! sourit Venetianelli. Mais voyez-vous, Joubert a un secret que j’ai percé après de longues conversations avec lui.
Comme Venetianelli se taisait pour ménager son effet, Cassandre se plia à son jeu.
— Lequel? demanda-t-elle.
— Il aime Henri de Navarre.
Un silence de surprise s’installa. Henri de Navarre n’avait guère de partisans à Paris. En connaître un serait un avantage.
— Soit! Nous deviendrons donc des fous et des enfants sans souci, plaisanta Caudebec. Mais si nous sortons en gentilshommes portant épée, on s’étonnera…
— Ne croyez pas ça! Personne ne fera le rapport entre des comédiens et des gentilshommes. Le cabaret des Pauvres-Diables, juste à côté de la tour, reçoit des gens de qualité qui viennent s’encanailler, et si on vous voit entrer dans la tour, on croira que vous venez pour les comédiennes. Il est bien connu qu’elles ont la cuisse légère! ironisa Venetianelli sans que Cassandre ne puisse déceler s’il était sérieux ou s’il plaisantait.
— Et pour les chevaux? demanda encore Caudebec. Il faudra les nourrir et les soigner.
— Un crocheteur vient une fois par semaine porter du fourrage à notre âne. Il viendra plus souvent. Je peux aussi demander à un gamin de venir brosser vos chevaux.
— Non, pour cela, je veux bien m’en occuper, décida Caudebec. Ce sera plus prudent…
— C’est donc décidé, fit Olivier après avoir hoché la tête en direction de Caudebec et de son épouse, mais nous paierons notre loyer, le bois de chauffage et les bougies d’éclairage.
— Je l’accepte volontiers car notre situation financière est bien mauvaise. Le curé de Saint-Eustache, qui détestait déjà les Confrères de la Passion, s’est pris d’une haine incompréhensible envers nous. Il a même demandé au Châtelet de fermer le théâtre. Mario assure la subsistance et le chauffage de la troupe. Ce sera lui que vous payerez.
— Une chambre à l’hôtellerie de la Sainte-Reine coûte vingt sols, dit Cassandre. Il est juste que nous vous donnions autant. Deux chambres feront donc deux livres par jour.
— Je préviendrai Mario et vous pourrez vous installer cet après-midi, fit le comédien. Où allez-vous dîner? Je vous propose les Trois-Maillezs, dans la rue Mauconseil, qui est fréquenté par les sots et les enfants sans souci. Personne ne peut vous y connaître.
— Je préfère la Croix-Blanche, rue aux Ours. Les cabinets privés nous mettront à l’abri des indiscrétions. Il faut que vous nous appreniez tout ce que vous savez sur Mendoza.
» Nous sommes samedi, Nicolas Poulain doit être chez lui. J’irais lui proposer de se joindre à nous.
Venetianelli rassembla ses hauts-de-chausses et son pourpoint pour s’habiller. Pendant ce temps, Olivier continuait à l’interroger.
— Vous êtes retourné jouer chez les Guise depuis votre retour de Jarnac?
— Deux fois.
— Vous avez vu Mme de Montpensier? demanda Cassandre.
— Elle a assisté à une représentation, en effet.
— Ce n’était pas imprudent de jouer devant elle? demanda Olivier. Et si elle vous avait reconnu… Vous étiez dans la cour de Garde-Épée quand on l’a fait partir…
Il Magnifichino sourit malicieusement.
— À Garde-Épée, c’était la nuit et je ne me suis jamais approché d’elle ou de ses gens. De surcroît, et vous avez dû le remarquer, ma barbe avait poussé au cours de notre voyage, et avant d’entrer dans le souterrain, j’avais poudré mes cheveux avec un peu de farine et foncé mon front au charbon de bois. Je me doutais bien que je croiserais sa route plus tard… Et puis, n’oubliez pas que je joue masqué et maquillé…
Il se tut et cacha son visage avec ses mains qu’il écarta lentement. Progressivement, ils virent apparaître un individu aux traits âgés, aux joues creuses, à la bouche fine et boudeuse, aux gros yeux ahuris.
— … J’ai toujours veillé à conserver ce visage là-bas.
— Comment faites-vous? s’exclama Cassandre, émerveillée.
— Je suis comédien. J’ai appris ça à ma naissance, madame! répondit Il Magnifichino en revenant à ses traits habituels. En décembre, poursuivit-il, quand j’ai joué à l’hôtel de Guise, Mme de Montpensier est même venue me complimenter! Elle se souvenait des Gelosi, mais ayant quitté la cour avant eux, jamais elle n’a imaginé que j’aie pu faire partie de ceux qui vous ont délivrée.
— Et je vous remercie encore, monsieur Venetianelli! sourit Cassandre en lui faisant une révérence.
Il Magnifichino s’approcha de la table sur laquelle se trouvait une coupe au milieu des flacons, des pots et des boîtes. Il farfouilla et saisit deux sortes d’anneaux en bois de la taille d’un auriculaire.
— Monsieur Hauteville, laissez-moi vous mettre ça dans le nez.
Olivier s’approcha, intrigué. Venetianelli lui écarta chaque narine et introduisit les anneaux.
— C’est un peu gênant au début mais vous allez vite vous habituer. Regardez-vous dans ce miroir.
Olivier s’approcha de la glace qui lui renvoya le visage d’un homme au nez épaté. Cassandre éclata de rire.
— Je ne me reconnais pas, dit-il d’une voix nasillarde. Et j’ai du mal à respirer…
— Ça passera. Vous pouvez facilement enlever ces anneaux ainsi.
Il lui montra la manipulation.
— Qu’allez-vous dire à votre troupe quand vous nous présenterez? poursuivit Olivier. Surtout si nous leur prenons une chambre.
Sa voix déformée fit rire Cassandre.
— Que vous êtes des amis! Ils s’en contenteront, répliqua Venetianelli en haussant les épaules.
» Je vous l’ai dit, personne dans la troupe ne connaît mon rôle auprès de M. de Richelieu, mais ils ne sont pas plus sots que Nicolas Joubert! Lorsque nous allons jouer dans l’hôtel de quelque seigneur, je leur demande toujours d’écouter et de me rapporter ce qu’ils entendent. Ils savent que j’ai de l’argent. Je suis parti avec les Gelosi, et je suis revenu avec quelques milliers de livres. Ils devinent que j’ai d’autres… occupations. Mais ils sont ma famille. Nous nous faisons confiance. Ils ne vous demanderont rien et seront muets comme des tombes.
Venetianelli habillé, ils descendirent jusqu’à la chambre du mari de Chiara qui se dénommait Sergio. Celui-ci s’apprêtait à rejoindre le reste de la Compagnia Comica quand Il Magnifichino le présenta à ses amis, sans les nommer pour autant. Il expliqua ensuite qu’ils devraient loger très discrètement dans la tour durant quelques semaines et qu’il leur avait proposé la chambre de Mario.
Le mari de Chiara était un petit homme grassouillet dont la rondeur cachait une étonnante souplesse. Habitué au rôle du valet dans les comédies, c’était aussi un adroit funambule et quelqu’un de très drôle sur scène, capable des cabrioles les plus extravagantes. Sergio ne parut pas surpris par la demande de Lorenzino et il promit d’aller lui-même tout expliquer au père de Serafina.
Comme la pluie avait cessé, ils partirent à pied pour la rue des Ours, laissant montures et bagages à l’abri. Par un sentier de pierres, Venetianelli les conduisit jusqu’à la rue Mauconseil, mais là ils ne purent échapper au crottin et à la boue. Par chance, Venetianelli aperçut un âne bâté de deux gros paniers d’osier et proposa à l’ânier un sol pour que Cassandre puisse monter sur le dos de la bête. C’est en cet équipage qu’ils arrivèrent à la Croix-Blanche, la rôtisserie réputée pour ses oies rôties.
La rue aux Ours était une sombre ruelle au sol couvert d’une épaisse couche de boue et de purin. Enserrée entre deux files de maisons à pignon en torchis et pans de bois dont les plus hauts étages en encorbellement se touchaient presque, elle restait obscure en toute saison. Pourtant, elle n’était pas sinistre, car les couleurs vives des colombages et des volets de bois, ainsi que la bouillonnante activité qui y régnait à toute heure du jour, la rendait aussi vivante qu’une foire.
Ayant laissé son épouse et ses amis à la rôtisserie, Olivier poursuivit son chemin jusqu’au pilori de la rue Saint-Martin. Un homme, les mains et le col serrés entre deux lourdes planches, grelottait sous la pluie glaciale, la bouche ouverte et la langue pendante. Olivier jeta un regard rapide sur la pancarte accrochée au-dessus de sa tête. C’était un blasphémateur condamné à trois jours d’exposition pour avoir juré contre le Seigneur. Ce devait être la première fois qu’il était condamné, car à la seconde il aurait eu la langue tranchée ou percée au fer rouge. Le prisonnier regarda Olivier avec reconnaissance, soulagé qu’il ne lui ait pas craché dessus ou envoyé une pierre, mais déjà Olivier descendait la rue Saint-Martin. Par précaution, il avait relevé le col de son manteau pour qu’on ne voie pas son visage, mais avec sa barbe en fer à cheval comme la portait Navarre, son habit de gentilhomme et son épée au côté, il ne ressemblait en rien à Olivier Hauteville, clerc à la Sorbonne, que les habitants du quartier avaient connu.
Enfin, il aperçut l’enseigne où une femme en hennin et robe bleue tendait une boîte à dragées de la même couleur. Le panneau du Drageoir Bleu se balançait doucement sous la brise. Olivier s’arrêta un instant tant l’émotion l’étreignait.
Trois ans plus tôt, il était emprisonné dans un cachot du Grand-Châtelet, les pieds serrés dans un carcan et sûr d’être pendu, les mains coupées, pour un crime qu’il n’avait pas commis – l’assassinat de son père. Son commis, Jacques Le Bègue, était venu au Drageoir Bleu solliciter l’aide de Nicolas Poulain, lieutenant du prévôt d’Île-de-France.
Non seulement Nicolas l’avait sauvé d’une mort horrible, mais il l’avait aidé à retrouver l’assassin de son père. C’est lui aussi qui lui avait conseillé d’apprendre à se battre à l’épée en salle d’arme, et proposé de l’accompagner à Chenonceaux, avec la cour de Catherine de Médicis. De plus, il avait permis la libération de Cassandre. Il lui devait tout : sa vie, son bonheur, et son état de chevalier.
En vérité, Poulain était plus qu’un frère : c’était son ami.
Arrivé devant la boutique, Olivier reconnut la femme de Nicolas dans l’échoppe de ses parents. Elle préparait le dimanche des Rameaux en attachant des branches de buis aux chaînes qui tenaient les volets de bois de l’étalage. Il s’arrêta sous le volet supérieur afin d’éviter la pluie qui venait de reprendre et lui sourit sans rien dire, songeant que c’était un bon moyen de voir si elle le reconnaîtrait.
— Que voulez-vous, monsieur? demanda-t-elle en considérant avec un brin d’inquiétude cet homme immobile dont le visage et l’allure ne lui disaient rien et qui paraissait se moquer d’elle.
— Je vous connais, madame, sourit-il.
Ce fut à l’intonation de sa voix, pourtant déformée à cause des anneaux, qu’elle le reconnut.
— Monsieur Hauteville? s’exclama-t-elle ébahie, tandis que ses yeux s’éclairaient d’un sourire… Mais qu’a donc votre nez?
— Chut! nasilla-t-il, l’index sur la bouche. Nicolas est avec vous?
Comme lieutenant du prévôt des maréchaux d’Île-de-France, Poulain menait des chevauchées autour de Saint-Germain plusieurs jours par semaine pour attraper des brigands qu’il jugeait et pendait. Cela le laissait absent de la capitale jusqu’au jeudi, mais parfois plus longtemps.
— Personne ne sait que je suis ici, souffla Olivier, à voix basse.
Elle hocha la tête pour montrer qu’elle avait compris et alla lui ouvrir la porte qui donnait dans l’escalier de l’étage.
— Nicolas travaille à un mémoire pour M. de Richelieu, les enfants sont avec ma mère dans la cuisine… Vous allez rester quelques jours?
— Sans doute, madame! répondit-il.
Il grimpa l’escalier. En haut, un étroit palier distribuait la chambre et la cuisine. Il gratta à la porte de chambre qui s’ouvrit presque aussitôt.
— Olivier! fit Nicolas qui resta interdit en le reconnaissant.
Contrairement à Marguerite, qui se souvenait d’Olivier comme d’un jeune clerc, Nicolas avait assisté à la transformation progressive de son ami lorsqu’ils avaient battu la campagne dans le Périgord, et l’Olivier qu’il voyait devant lui était, au nez près, le même qui avait participé au sanglant assaut de Garde-Épée.
Les deux amis s’accolèrent longuement avec une réelle affection avant de rentrer dans la chambre agréablement chauffée. Parcourant la pièce des yeux, Olivier constata que Nicolas avait rendu son logis plus confortable, sans doute grâce au butin de Garde-Épée. Les rideaux du lit à piliers n’étaient plus en grosse toile, mais dans une épaisse brocatelle cramoisie à franges dorées. Le vieux coffre vermoulu avait été remplacé par une belle armoire en chêne aux panneaux sculptés. Il y avait désormais un buffet exposant des assiettes en faïence ainsi que deux chaises, un fauteuil tapissé et une table pliante. Enfin, une tapisserie couvrait entièrement un mur.
— Tu es trempé! Mets ton manteau et ton chapeau à sécher près du feu. D’où arrives-tu? Et qu’est-il arrivé à ton nez?
— J’ai beaucoup à te dire, Nicolas, dit Olivier en s’exécutant. Cassandre, Caudebec et Venetianelli sont à la rôtisserie de la Croix-Blanche. C’est d’ailleurs à notre ami Il Magnifichino que je dois ce beau nez. Peux-tu venir dîner avec nous?
Tout sourire s’effaça du visage du lieutenant du prévôt d’Île-de-France.
— Cassandre est ici? Avec Caudebec? Quelle imprudence! Tu sais pourtant quelle fièvre s’empare de la ville…
— Ne t’inquiète pas! Personne ne nous reconnaîtra et nous savons où nous cacher.
— Je viens bien sûr avec toi. Je ne te quitte pas! Je devais dîner chez mes beaux-parents, mais je vais leur dire qu’ils se passent de moi. Depuis quand es-tu à Paris?
— Nous sommes arrivés hier chez Mme Sardini… Je suis marié, Nicolas!
— Oui, la mort du prince de Condé a levé tous les obstacles. C’est d’ailleurs ce qui m’amène à Paris, car ce pourrait être un crime fomenté par les Guise. Je te raconterai durant le dîner.
— Cassandre ne doit pas rester dans cette ville, le roi y est détesté et Navarre encore plus, s’alarma Nicolas. Où logez-vous?
— Chez Venetianelli, dans l’ancien donjon de l’hôtel de Bourgogne.
Nicolas hocha du chef. Il savait où vivait le comédien qu’il avait rencontré plusieurs fois depuis qu’ils étaient revenus de Jarnac. Après tout, ils étaient tous deux des espions de Richelieu, même si chacun ignorait tout des affaires de l’autre.
Nicolas ceignit son baudrier et son épée, noua une écharpe en travers de sa poitrine, prit son manteau et se coiffa d’un grand chapeau de castor à large bord, sans plume, très pratique pour la pluie.
— Tu fais toujours tes chevauchées jusqu’au jeudi? demanda Olivier.
— Oui, mais peut-être plus pour très longtemps. Après avoir vendu les bijoux de ma part de butin, et reçu un millier d’écus du roi, je me suis retrouvé à la tête d’une petite fortune, moi qui n’avais jamais eu d’argent. J’en ai utilisé une partie pour nous meubler et nous habiller, et il me reste plus de dix mille livres. Marguerite veut que j’achète une charge qui ne m’éloignera pas d’elle. Un lieutenant du prévôt de mes amis m’a proposé dix mille livres pour mon office. Pour ma part, je vise la charge de lieutenant criminel, et je sais que le roi m’appuiera. M. Rapin me la vendrait pour vingt mille livres s’il pouvait acheter celle de prévôt de l’Hôtel, seulement Richelieu ne veut pas la lui céder. Donc rien n’est fait. Si je ne peux obtenir cet office, je regarderai du côté de prévôt de l’hôtel des Monnaies, ou même de conseiller au parlement, mais alors ce sera beaucoup plus cher et je devrai emprunter.
— Mais d’un autre côté, je me demande s’il ne serait pas plus prudent d’attendre. Avec tous les troubles actuels, ce n’est guère le moment d’acheter une charge d’officier du roi…
— Et… pour la Ligue? demanda Olivier à voix basse, faisant allusion aux activités d’espion de son ami.
Nicolas lui raconta l’entrevue orageuse avec Villequier, et sa crainte perpétuelle d’être découvert. Cependant, au fil des semaines, rien n’avait laissé penser que la Ligue le soupçonnait et Villequier ne l’avait plus importuné. Il y avait pourtant eu une nouvelle alerte au début du mois de mars quand le commissaire Louchart avait proposé à la sainte union une embuscade contre Henri III et Épernon lors d’une de leurs sorties pour carême-prenant.
— J’ai prévenu M. de Richelieu, et le roi est resté au Louvre, conclut Nicolas. Comme nous étions nombreux à connaître l’entreprise, personne ne s’est douté que c’était moi qui l’avais averti.
— Tu achètes toujours des armes pour eux?
— Oui, des mousquets, mais en si petite quantité que cela ne leur sera guère utile. Je suis plus inquiet au sujet de troupes que Guise ferait entrer en ville secrètement. Tu sais, l’insurrection approche. Il ne faut pas que vous soyez ici quand elle éclatera… Et à ce sujet, j’aurais un grand service à te demander.
1 Le vieux renard rusé.
2 Caboche et les Bourguignons furent finalement chassés. Ils revinrent à Paris en 1418 à la faveur de la trahison de Perrinet le Clerc qui leur livra une porte de la ville. Ils massacrèrent alors des milliers de Parisiens hostiles à Jean sans Peur : « Le sang ruisselait de tous côtés et avec une telle abondance qu’aux environs du Châtelet il montait jusqu’à la cheville du pied » rapportent les chroniques.