Le lundi, Olivier Hauteville et François Caudebec quittèrent le donjon aux premières lueurs de l’aube. Personne ne les vit partir tant la brume était épaisse. À cheval, toque noire à plume de coq, hauts-de-chausses gris, hautes bottes de cuir protégées par des guêtres, pourpoint de velours noir avec un col blanc, signe de cette simplicité qu’affichait désormais le roi Henri III, ils se rendirent rue du Bouloi, à l’hôtel de Losse où habitait le Grand prévôt de France, François du Plessis, seigneur de Richelieu. Leur cape mi-longue ne dissimulait pas leur épée de gentilhomme et, par prudence, ils avaient enfilé une jaque de mailles entre leur chemise et leur pourpoint.
C’était Nicolas Poulain qui leur avait suggéré cette démarche. Olivier avait une lettre d’Henri de Navarre à remettre au roi, mais il ne savait comment s’y prendre. Se rendre au Louvre et la donner à Henri III quand il se trouvait dans la salle des cariatides devant tous les courtisans était le meilleur moyen de se faire remarquer. Le Louvre était infesté d’espions. Il pouvait être reconnu, suivi, et tué sur le chemin du retour, avec tous les occupants du donjon.
Il fallait agir avec discrétion. Pour ce faire, Nicolas lui avait écrit quelques mots sur une feuille de papier qu’il avait cachetée avec une double croix tracée dans la cire. En la remettant au valet de chambre du Grand prévôt de France, Olivier serait reçu par Richelieu sans attendre, lui avait-il assuré.
À l’hôtel de Losse, Olivier donna la lettre au concierge à l’attention du valet en précisant qu’il attendait. Le pli fut rapidement dans les mains de Richelieu, déjà au travail. Dans la lettre, Nicolas Poulain assurait le Grand prévôt que le porteur – qu’il ne nommait pas – avait toute sa confiance.
Richelieu fit aussitôt venir les deux hommes en présence de deux archers.
Olivier ne le connaissait pas, mais en découvrant dans la salle glaciale cet homme sinistre au visage hâve cerné par une fine barbe noir de corbeau, il ne douta pas être en présence de celui qu’on surnommait Tristan l’Ermite.
— Qui êtes-vous? s’enquit Richelieu avec brusquerie.
En présence des gardes, Olivier ne pouvait répondre.
— Nous devons vous parler sans témoin, messire, répondit-il seulement.
— J’espère que ce que vous avez à me dire est important, sinon vous finirez la journée à la Conciergerie. Veuillez remettre vos épées à mes hommes, et n’envisagez pas de tenter quelque chose!
Olivier et Caudebec s’exécutèrent et les archers sortirent avec leurs armes.
— M. Poulain m’a indiqué ce moyen pour vous rencontrer, monsieur le Grand prévôt, dit Olivier en désignant la lettre posée sur la table.
— Pourquoi ne me donne-t-il pas vos noms? demanda Richelieu avec une pointe d’agacement.
— Par prudence, monsieur. Je me nomme Olivier Hauteville, seigneur de Fleur-de-Lis, et mon compagnon est François Caudebec, capitaine de M. de Mornay. J’ai une lettre de Mgr Henri de Navarre pour Sa Majesté, mais je dois rencontrer le roi discrètement, car il ne faut pas que la Ligue apprenne notre présence à Paris.
— M. Poulain connaît un Hauteville, un clerc dont le père était contrôleur des tailles, mais il n’était pas noble. Est-il un de vos parents?
— Je suis ce Hauteville, monsieur, j’ai été anobli par le roi de Navarre sur le champ de bataille.
Richelieu le regarda attentivement. Cet homme lui mentait-il? Il n’avait jamais vu Hauteville et ne pouvait donc être certain qu’on lui disait la vérité.
— D’où venez-vous? Hauteville avait quitté Paris…
Olivier lui fit un bref récit de sa vie depuis son départ avec la cour de Catherine de Médicis, puis il répondit à quelques questions du prévôt sur l’affaire des fraudes sur les tailles. Ses réponses précises convainquirent Richelieu.
— Je verrai le roi dans la journée, promit-il. Revenez demain à la même heure, j’aurai une réponse.
Le lendemain, Richelieu leur annonça que le roi les attendait au Louvre, après neuf heures. Ils se présenteraient au pont-levis de la rue Fromenteau et donneraient le mot du guet : « Bourbon et Picardie » à l’officier de garde qui les conduirait chez Sa Majesté.
L’après-midi, Caudebec resta dans la chambre du prince des sots pour surveiller l’ambassade, tandis que Cassandre et Olivier apprenaient quelques tours de jonglage et d’équilibriste dans le théâtre de l’hôtel de Bourgogne. La nuit tombée, ils partirent tous trois pour le Louvre. François Caudebec et Olivier avaient ajusté une cuirasse sur leur pourpoint et changé leur toquet pour un casque. Une arquebuse à rouet était attachée à leur selle. Ils entouraient Cassandre, en manteau et en robe sur la sambue, une épée à large lame attachée à sa selle et deux pistolets à rouet dans des fontes. Venetianelli et le mari de Chiara les précédaient à pied, solidement armés d’une sorte de guisarme et portant chacun une grande lanterne à huile au bout d’un bâton. Diable, la ville n’était pas sûre la nuit venue!
Depuis 1527, l’entrée principale du Louvre était dans la rue de l’Autriche, en face du vieil hôtel de Bourbon abandonné. Le passage vers la cour intérieure se faisait par un pont dormant. Jusqu’au cœur de la nuit, le corps de gardes restait ouvert pour laisser passer les entrées tardives, car les habitants du palais étaient nombreux.
Ils n’empruntèrent pas ce passage puisqu’ils avaient ordre de se présenter à l’ancienne entrée située du côté occidental du Louvre, en face de la muraille ruinée de Charles V. Cette porte-là était protégée par un pont-levis sur des douves sèches. Ils passèrent donc l’ancienne porte Saint-Honoré, puis tournèrent dans la rue du Coq pour longer les maisons à pignon bordant les jardins du Louvre avant de rejoindre la rue Fromenteau. De ce côté-là, l’esplanade devant le palais était déserte mais pas totalement obscure, car les chandeliers et les lustres allumés dans la salle des cariatides éclairaient l’extérieur. Le pont-levis était haut. Olivier s’approcha et lança : « Bourbon et Picardie! » Les gardes avaient dû les voir, car aussitôt retentit le grincement des chaînes tournant autour des tambours et le pont s’abaissa sur les douves. La massive porte ferrée à deux battants s’ouvrit ensuite et ils entrèrent avec leurs chevaux dans un couloir en pente aux très larges marches et au plafond magnifiquement sculpté. Ils ne connaissaient pas l’endroit qu’ils examinèrent avec curiosité. Plusieurs flambeaux de cire éclairaient le passage où se trouvaient une dizaine de gardes avec morion et hallebarde ainsi que deux gentilshommes. L’un d’entre eux était Eustache de Cubsac.
Cubsac! Le garde du corps gascon que le marquis d’O avait prêté à Olivier et qui avait habité chez lui trois ans plus tôt. Olivier savait qu’il avait quitté le service du marquis pour devenir l’un des quarante-cinq du roi.
Caudebec fut le premier à descendre de sa monture pour se jeter dans les bras du Gascon. Les deux hommes avaient vécu quelques semaines ensemble chez Olivier et s’étaient liés d’amitié, mais la dernière fois qu’ils s’étaient vus, Caudebec et Cubsac n’étaient plus dans le même camp et le huguenot avait même ordre de tuer le Gascon si le marquis d’O refusait de leur donner les quittances reprises chez le receveur des tailles Salvancy.
Ce soir, ils se revoyaient dans des circonstances qui marquaient peut-être une nouvelle amitié.
Les deux hommes s’accolèrent, tandis qu’Olivier aidait son épouse à descendre. Il ôta ensuite son casque, puis son corselet qu’il attacha à sa selle, et sortit d’une sacoche son toquet à plumet dont il se coiffa.
— Monsieur Caudebec, mademoiselle, et vous monsieur Hauteville! J’ignorais que c’était vous que j’attendais! On m’avait parlé du chevalier de Fleur-de-Lis et de son épouse Mme de Saint-Pol!
— C’est bien nous, monsieur de Cubsac, ironisa Cassandre, mais évitez de répéter nos noms, dit-elle en regardant les gardes qui accompagnaient Venetianelli, Sergio et les chevaux jusqu’à la petite écurie, dans la cour intérieure.
Cubsac hocha la tête, reconnaissant avoir été pris en faute. Il expliqua alors au gentilhomme près de lui :
— Monsieur de Montigny, comme vous le voyez je connais ces visiteurs. Ce sont de vieux et de loyaux compagnons.
» M. de Montigny est le colonel des archers qui gardent les portes du Louvre, expliqua-t-il à Olivier et Caudebec.
Ils se saluèrent et Montigny, seigneur d’une trentaine d’années au regard franc, fit une élégante révérence à Cassandre.
Caudebec ayant à son tour ôté son équipement de soldat, ils passèrent dans la salle des cariatides bien éclairée par de gros chandeliers de fer et des lustres à bougies, alors qu’elle était pourtant à peu près déserte. Seuls quelques gentilshommes parlaient fort près d’une fenêtre, la main sur la poignée de leur épée. Ici aussi de belles brassées de buis étaient accrochées autour des fenêtres pour fêter les Rameaux.
— Où allons-nous? demanda Cassandre.
— Le grand escalier par où vous êtes entrés nous aurait conduits par une grande salle jusque dans l’antichambre du roi, mais il y a encore trop de monde là-haut à cette heure. Prenons un passage plus discret.
Il s’approcha des gentilshommes qui cessèrent leur conversation pour les regarder avec arrogance.
— Nous allons chez Sa Majesté, Saint-Malin, dit Cubsac à l’un d’eux qui avait la même allure de brigand que lui.
— Je vous accompagne. Sarriac, Saint-Pol, passez devant!
Olivier devina qu’il s’agissait des quarante-cinq. Ces gardes du corps gentilshommes de la chambre que l’on qualifiait d’ordinaires, car ils étaient toujours près du roi, par opposition aux gentilshommes par quartier qui servaient par trimestre.
Le petit groupe traversa la salle jusqu’à la pièce suivante que l’on appelait le tribunal. Là, au fond d’une abside construite dans l’épaisseur du mur de façade, Cubsac ouvrit une porte de chêne. Deux des quarante-cinq s’engagèrent devant eux dans un petit passage jusqu’à une minuscule salle bâtie dans le mur, puis ils empruntèrent un étroit escalier à vis. On y voyait à peine. La flamme vacillante de mèches dans des coupes de terre cuite pleines d’huile fixées au mur par des anneaux était le seul éclairage.
Ils débouchèrent dans un autre passage avec des ouvertures étroites dont les portes étaient ouvertes. D’un côté, Olivier aperçut une grande chambre éclairée par une cheminée et un lustre aux bougies de cire avec un lit qui trônait au milieu; sans doute la chambre de parade du roi. Les quarante-cinq les firent passer dans une autre chambre lambrissée où se dressait, sur une estrade, un lit à colonnes drapé de damas et de velours. Le parquet était marqueté et le plafond splendidement peint. Sur des fauteuils, devant une large cheminée au manteau orné de figures d’animaux, deux hommes conversaient.
Bien que ses cheveux et sa barbe en pointe aient grisé depuis leur dernière rencontre, et que les plis soient plus nombreux et plus profonds aux commissures des lèvres et autour des yeux, Olivier reconnut immédiatement le visage féroce du marquis d’O. Le favori du roi, l’archilarron comme l’appelaient ses ennemis, arborait un pourpoint de soie noire brodé de perles avec un col droit très évasé. Sur sa poitrine brillait la chaîne d’or des chevaliers du Saint-Esprit.
Le second homme, en noir aussi, paraissait minuscule dans son fauteuil. Un toquet agrémenté d’une broche ne cachait pas son front dégarni ni la calvitie de ses tempes. Son teint était gris, malgré une épaisse couche de poudre rouge sur les joues. Des plis profonds marquaient le tour de son nez et de sa bouche. À ses oreilles pendaient de lourdes perles et ses mains d’ivoire, dont l’une portait plusieurs bagues serties de grosses pierres multicolores, tenaient un curieux chapelet dont les perles étaient des têtes de mort. Il ne portait pas d’épée, contrairement à monsieur d’O, mais une dague de côté finement ciselée. Malgré sa maigreur, son air maladif, sa barbe clairsemée et les inquiétants mouvements convulsifs qu’il ne pouvait maîtriser, il restait empreint de majesté.
Olivier croisa son regard, et se sentit fouillé au plus profond de lui-même. Ému malgré lui, et bien qu’il eût haï ce roi, il fit un pas et tomba à genoux, imité par Cassandre et Caudebec.
Henri III sourit à peine pour cacher sa dentition clairsemée. Le marquis d’O, en revanche, se leva aussitôt qu’il reconnut les visiteurs. Les yeux fulminant de colère, la main sur la poignée de son épée, il lança avec une rage à peine contenue :
— Sire, ces gens-là sont des imposteurs! Cette femme est la fille de M. de Mornay et non Mlle de Saint-Pol que vous attendez! Cubsac, pourquoi les as-tu conduits ici?
Cubsac devint blême et les trois hommes qui les avaient escortés s’approchèrent, menaçants.
Le roi leur fit signe de sortir et ils obéirent, comme à regret. Quand ils furent dehors, Henri III s’adressa à O d’un ton las et monocorde.
— Rassure-toi, ami O, Mme de Saint-Pol est bien Mlle de Mornay. Mon cousin Henri m’avait prévenu. Mais vous, messieurs, qui êtes-vous? Et comment se fait-il que tu les connaisses, marquis? demanda-t-il en plissant les yeux.
— L’un se nomme Hauteville, sire. C’est un bourgeois de Paris, répondit O, toujours courroucé. Son père, contrôleur des tailles, a été assassiné par la Ligue alors qu’il mettait au jour cette affaire de fraude que vous m’avez confiée, il y a trois ans. M. Hauteville a confondu les fraudeurs. Il aurait fait un bon serviteur s’il n’avait rejoint le camp de Navarre! J’ignore pourquoi il porte épée! Quant à l’autre, il s’appelle Caudebec et il est à Mornay.
O éructait de rage en parlant. Trois ans après, il n’avait toujours pas digéré la façon dont Caudebec et Cassandre de Mornay l’avaient menacé de leur pistolet pour lui voler trois cent mille écus.
— Lequel de vous est le chevalier de Fleur-de-Lis? demanda le roi en faisant signe à ses visiteurs de se relever.
— C’est moi, sire. Ce que vient de déclarer M. le marquis est exact, mais j’ai été anobli par le roi de Navarre qui m’a remis cette lettre pour vous.
— Vous avez été anobli? s’étonna O.
— Oui, monsieur le marquis, répondit Olivier en le regardant avec déférence, mais sans ciller. Au lendemain de la bataille de Coutras.
À ces mots le roi, qui avait brisé le sceau de Navarre et dépliait la lettre, eut une suite de grimaces nerveuses.
— Vous… vous étiez à Coutras? demanda-t-il enfin.
— Oui, sire, je m’occupais de l’artillerie avec M. de Rosny. J’ai été récompensé par le roi de Navarre, pour lui avoir sauvé la vie par deux fois.
— Ce fut un grand carnage, un immense malheur pour la noblesse de France, murmura le roi. Joyeuse a payé cher sa stupidité…Moi aussi, hélas. Avez-vous rencontré Montigny en arrivant?
— M. de Cubsac nous a présenté le colonel des archers de la Porte, dit Olivier.
— Montigny était aussi à Coutras, monsieur de Fleur-de-Lis. Fait prisonnier, il a été libéré sans rançon par mon cousin, dit le roi en commençant la lecture de la lettre.
L’expression du marquis d’O s’était détendue mais il ne quittait pas Olivier des yeux. Il se souvenait du jeune clerc effronté qui défendait Guise et la Ligue, et il avait maintenant devant lui un homme solide, au visage certes marqué par les combats, mais qui avait conservé des traits fins et doux qui laissaient paraître sa générosité et ses qualités de cœur.
Le roi termina sa lecture et laissa filtrer un sourire en posant son regard sur Cassandre.
— Madame, mon cousin m’avait déjà écrit pour m’annoncer que vous étiez la sœur du prince de Condé. Il y avait joint un mémoire signé par les membres de votre famille reconnaissant votre filiation, mémoire que j’ai transmis à mon chancelier pour faire enregistrer votre nouvel état au parlement.
» Madame est la fille que mon cousin Louis de Condé a eue avec Mme Sardini quand elle n’était que Mlle de Limeuil…, dit-il à O. Elle est désormais l’épouse de M. de Fleur-de-Lis, dont mon beau-frère Navarre m’écrit qu’il a toute sa confiance.
» Monsieur de Fleur-de-Lis, mon beau-frère me demande de vous remettre des lettres d’anoblissement conformes à celles qu’il vous a accordées. Ce sera fait. Maintenant, expliquez-moi ce que vous faites à Paris, car il n’en est pas fait mention dans cette lettre et je suppose que vous n’êtes pas venus dans ce chaudron uniquement pour faire enregistrer votre noblesse…
Olivier inclina la tête, puis jeta un rapide regard à O, hésitant un instant à parler devant lui.
— Tout accuse la princesse de la mort de son mari, sire, néanmoins j’ai découvert la présence d’un homme de Guise à Saint-Jean-d’Angély, lequel aurait plusieurs fois rencontré le page de la princesse, M. de Belcastel, qui est accusé de complicité dans le crime. Ce page lui aurait remis des documents, peut-être des plans des fortifications huguenotes. Je dois trouver cet homme.
Le roi lui lança un regard pénétrant.
— Guise pourrait être lié à la mort de mon cousin Condé?
— Rien ne permet de l’affirmer, sire. Mais quelques semaines plus tôt, on a aussi tenté de tuer Mgr de Navarre.
— Je l’ignorais, dit le roi. A-t-on arrêté l’assassin?
— Oui, sire. Il a été pendu, après s’être confessé. C’est aussi pour lui que je suis ici.
— Il y aurait un lien entre la mort du Prince et cette tentative?
— Peut-être, sire.
— Si on a voulu tuer ces deux princes, je pourrais être le prochain sur la liste, n’est-ce pas, O?
Le marquis inclina légèrement la tête.
— A-t-on tenté quelque chose contre le comte de Soissons? demanda-t-il.
— Pas à ma connaissance, monsieur, lui répondit Olivier.
Le silence s’installa. Le roi avait parfaitement compris l’allusion. Y avait-il quelque accointance entre Soissons, qui avait abandonné la cour pour rejoindre Navarre, et la Ligue?
— De quoi avez-vous besoin, Fleur-de-Lis? demanda finalement Henri III.
— Je ne saurais vous le dire pour l’instant, sire. Avec mon épouse et M. Caudebec, nous venons d’arriver et nous n’avons pas encore commencé notre enquête.
— O me transmettra vos requêtes, conclut le roi. Marquis, êtes-vous toujours fâché contre ma cousine, Mme de Saint-Pol?
Ces mots arrachèrent un sourire sans joie au marquis qui déclara avec un soupçon de mépris :
— Non, sire, madame est dans un parti avec qui vous êtes bien contraint de traiter.
— Pas contraint, O, dit gravement le roi en désignant le marquis. J’aime mon cousin Navarre, ne l’oublie jamais, et si un jour, par malheur, je devais disparaître, je t’ordonne de le servir aussi bien que tu le fais pour moi. Je te l’ordonne! Tu entends?
O resta silencieux et soutint le regard du roi un instant. Puis, il baissa les yeux et, le visage sombre, il murmura :
— Je le ferai, sire… s’il se convertit.
Prévenu dans la journée, Nicolas Poulain se rendit le vendredi soir chez Jean Le Clerc pour y retrouver les membres du conseil des Seize. Mayneville était absent, ou n’avait pas été invité. La Chapelle leur annonça ce qu’ils attendaient tous : Le duc de Guise arriverait pour la Quasimodo1 ou le lendemain, c’est-à-dire dans dix jours. D’ici là, il allait y avoir bien de la besogne! Déjà plusieurs capitaines lorrains étaient en ville. Dans les jours à venir, cinq cents chevaux et cavaliers, conduits par le duc d’Aumale, seraient à Aubervilliers. Tout commencerait dans la nuit du dimanche de Quasimodo. Le plan était d’une simplicité biblique : Le Clerc avait les clefs de la porte Saint-Denis (malheureusement il n’avait pu avoir celles de la porte Saint-Martin que l’échevin Le Comte avait refusé de lui donner). Aumale et ses gens entreraient et se déferaient du duc d’Épernon qui faisait des rondes de dix heures du soir à quatre heures du matin.
À ceux qui objectèrent que Épernon était trop rusé pour se laisser surprendre, La Chapelle expliqua qu’ils avaient gagné deux hommes de sa suite. Ces traîtres lui fracasseraient le crâne sitôt qu’ils entendraient les cavaliers d’Aumale. Ensuite, la troupe irait droit au Louvre pour se saisir du palais par surprise pendant que les capitaines ligueurs rassembleraient les trente mille combattants de la sainte union. Quand le duc arriverait, il trouverait une armée en ordre de marche. De son côté, Le Clerc s’attaquerait aux maisons fortes de la ville avec trois mille ligueurs.
La Chapelle insista sur l’effet de surprise. Le roi ne devait pas s’attendre à une si formidable insurrection et surtout à l’arrivée d’Henri de Guise.
Le capitaine général de la Ligue rappela alors à Nicolas Poulain qu’il comptait sur lui pour mener l’assaut sur l’Arsenal. Poulain lui jura qu’il serait là et Le Clerc lui promit vingt mille écus en plus de sa part de pillage.
Les conjurés allaient rentrer chez eux quand Nicolas vit le commissaire Louchart conférer avec un ligueur artisan horloger et lui remettre une grosse boîte ciselée.
Le lendemain samedi, François Caudebec s’ennuyait à mourir dans le bouge du prince des sots, une petite pièce avec seulement une paillasse pouilleuse sur un lit de planches. Dès le lever du jour, il s’était installé devant la fenêtre ouverte.
Malgré l’heure matinale, la rue Mauconseil était pleine de monde. Charrettes à bras, lourds chariots tirés par des bœufs, colporteurs avec leur hotte sur le dos ou sur une tablette au cou, ânes porteurs de bâts, toute cette cohue se bousculait au milieu des troupeaux d’animaux, des passants, des mendiants, des larrons et des filles de joie en robe rouge.
Dans cet incroyable désordre, le vacarme ne cessait jamais : les braiments stridents des ânes et des mules, les jappements des chiens, les couinements des cochons ou les bêlements des moutons se mélangeaient avec les cris assourdissants des marchands. Ce tumulte était ponctué par les cloches des églises et des couvents qui carillonnaient à tout moment ou par les chants lugubres des flagellants qui traversaient la foule en procession.
Homme d’action, Caudebec détestait cette attente. Ses pensées vagabondaient : comment reconnaîtrait-il ce Juan Moreo puisqu’il ne savait rien de lui? Les hospitaliers portaient une croix sur leur manteau noir, mais les prieurs et les commandeurs l’arboraient-ils? Ce Moreo pouvait bien être déjà venu cent fois revêtu d’une cape ordinaire, ou plus simplement ne jamais venir!
Il fut tiré de ses sombres réflexions par les cris de deux colporteurs qui se lançaient force injures après s’être bousculés. Il les vit soudain échanger des coups de bâton. La rixe l’amusa un instant mais cessa dès que l’un des protagonistes eut le bras cassé. Déçu, Caudebec exhala un long soupir en songeant combien la matinée allait être longue.
Son regard revint vers l’hôtel de Mendoza pour y découvrir une litière qu’il n’avait pas vue arriver. Suspendue par deux perches attachées à des mules, une à l’avant et l’autre à l’arrière, elle était peinte en noir avec en son milieu une croix de Malte immaculée. Les deux animaux, au poil bien brossé, portaient un harnachement aux cuirs cirés et aux cuivres étincelants. Quatre cavaliers en morion, cuirasse et livrée escortaient le véhicule dont un rideau fermait la portière basse.
Le cœur battant, Caudebec se maudit d’avoir été distrait et descendit aussitôt. Dans la rue encombrée par la badaudaille, il fut un temps arrêté par une procession exposant les reliques de saint Eustache. En les bousculant, il parvint quand même jusqu’à l’hôtel. Avec le sarrau à capuchon que lui avait donné Venetianelli, il avait tout d’un crocheteur et personne ne lui prêta attention. Il resta près de la litière jusqu’à ce qu’il aperçoive un laquais sortant de l’hôtel. Le serviteur précédait un homme replet marchant avec une gravité affectée. La tête haute, son épaisse barbe noire reposant sur une immense fraise amidonnée, l’homme arborait la croix blanche à huit pointes représentant les huit béatitudes sur le pan gauche de son manteau noir.
Le valet ouvrit une portière de la litière et le bonhomme y monta avec difficulté compte tenu de sa corpulence, faisant ensuite fléchir les deux longues de perche de bois.
La litière se mit en route vers la rue aux Ours et poursuivit jusqu’à la rue du Temple. Les mules guidées par le laquais à pied allaient lentement et Caudebec n’avait aucun mal à les suivre. Le convoi remonta la rue jusqu’à la cité templière.
Caudebec n’était jamais entré dans l’enclos du Temple. Il savait juste que la seigneurie fortifiée commandée par le Grand prieur appartenait aux hospitaliers. Sans être arrêtée par les sergents d’armes, la litière passa le pont-levis baissé sur des douves d’une eau sale et gelée et le convoi disparut de l’autre côté de l’enceinte.
Caudebec brûlait de la suivre. Il s’approcha. La porte au pont-levis était encadrée par deux tours à archères. Le passage donnait dans une salle voûtée en croisée d’ogives et il devina, aux gardes sourcilleux, qu’on ne le laisserait pas passer. Il décida donc de chercher une autre entrée.
Il s’éloigna vers la porte du Temple, jusqu’à la butte qui longeait l’enceinte de la ville, sans découvrir de passage dans la haute muraille de la commanderie. Dépité, il se renseigna auprès d’un colporteur qui lui assura que la seule entrée du Temple était le pont-levis bien qu’il y eût des poternes, mais dont seuls les dignitaires hospitaliers avaient les clefs.
Caudebec revint donc sur ses pas et resta un moment à observer ceux qui entraient dans l’enclos. Comme le Temple bénéficiait de privilèges sur les taxes, les marchands ambulants étaient nombreux à attendre. Certains passaient, d’autres étaient refoulés sans qu’il puisse en deviner les raisons. En revanche, il observa que les chevaliers porteurs de cape à la croix de Malte entraient sans être interrogés.
En même temps, une incertitude le taraudait. Il se demandait si l’homme corpulent qu’il avait vu monter dans la litière était bien Juan Moreo. D’autres chevaliers hospitaliers venaient certainement à l’ambassade d’Espagne et il pouvait bien avoir suivi un quelconque dignitaire de l’ordre. Après une longue hésitation, il s’approcha des factionnaires de l’entrée et, écartant un colporteur qui parlementait pour pénétrer avec son âne, il interrogea un sergent d’armes.
— Monseigneur, je suis commis du trésorier de Mgr Bernardino de Mendoza, expliqua-t-il gauchement, avec un effroyable accent castillan, langue qu’il parlait comme beaucoup de Gascons. Mon maître cherche à savoir si Mgr Juan Moreo est au Temple.
En parlant, Caudebec avait gardé le dos voûté et la tête inclinée, une main sur sa barbe, comme pour insister sur sa déférence.
— Il vient de passer dans sa litière. C’est même étonnant que tu ne l’aies pas vu, bonhomme! répliqua le sergent avec arrogance.
— Je vais l’annoncer à mon maître, monseigneur.
En parlant ainsi, Caudebec reculait, laissant le colporteur et son âne prendre sa place, mais déjà le garde l’avait oublié.
Il revint rapidement à la rue Mauconseil.
Devant l’hôtel de Mendoza un immense attroupement engorgeait le passage. Tambour, tambourins et fifres couvraient le vacarme habituel des colporteurs et des animaux. Parfois des cris d’effroi suivis d’un tonnerre d’applaudissements fracassaient les oreilles. Caudebec s’approcha, intrigué, un peu inquiet. En levant les yeux, il aperçut un danseur de corde en habit d’arlequin qui, sur un câble tendu en travers de la rue entre l’hôtellerie et la maison d’en face, faisait des sauts périlleux à deux toises au-dessus du pavé. Jouant des coudes, il parvint au premier rang et reconnut Sergio dans le funambule. Le comédien titubait comme un homme saoul, manquant à tout instant de tomber – ce qui entraînait les cris de terreur de l’assistance – mais à chaque fois il reprenait son équilibre et saluait la foule après un nouveau saut périlleux. En bas, Venetianelli, vêtu en capitan, le menaçait de son épée de bois. À côté de lui, le père de Serafina jouait du fifre tandis qu’un barbu au visage enfariné battait du tambour de toutes ses forces. Autour d’eux, des femmes en vertugadin agitaient des tambourins dans une sarabande endiablée en chantant en chœur :
En examinant attentivement les comédiens, Caudebec découvrit avec stupéfaction Cassandre de Mornay parmi les femmes et Olivier Hauteville dans le barbu enfariné. Sa surprise laissa vite place à la colère. La fille du prince de Condé se prenait pour une bohémienne!
Il resta au premier rang pendant que la parade annonçant le spectacle se poursuivait. Puis Sergio sauta de sa corde et tandis que le père de Serafina allait détacher la corde, le groupe de comédiens se rendit jusqu’à l’hôtel de Bourgogne en faisant force vacarme avec leurs instruments.
Caudebec les suivit. Pendant que Chiara et son mari s’installaient à la caisse, devant la porte principale du théâtre, il rejoignit les autres du côté de la rue Neuve-Saint-François. Cassandre nettoyait le visage de son époux en s’esclaffant. Elle n’avait jamais tant ri de sa vie! Les autres comédiennes se changeaient pour la représentation et ne paraissaient pas gênées que Caudebec leur lance des regards salaces alors qu’elles enlevaient chemise, brassières et chausses, circulant nues comme au jour de leur naissance.
Bien sûr, ni Cassandre ni Olivier ne participeraient au spectacle qui allait suivre aussi Caudebec s’installa-t-il avec eux près du grand lit et leur raconta ce qu’il avait découvert.
— Ce Moreo est donc bien à Paris, fit Olivier en hochant la tête. Il faut maintenant savoir ce qu’il y fait…
— Il est désormais inutile que je reste devant l’hôtel de Mendoza, décida Caudebec.
— Sans doute. Il faudrait surveiller le Temple et suivre Moreo quand il en sortira, suggéra Olivier.
— À quoi bon? lança Cassandre. Capturons-le et interrogeons-le!
— Ce sera difficile, objecta Caudebec. Il se déplace en litière, armé, avec un laquais et quatre gardes cuirassés porteurs de mousquet, de pique et d’épée. Il nous faudrait une troupe d’une dizaine de spadassins, au moins, et pouvoir le surprendre en dehors de Paris. En plein jour c’est impossible, et rien ne dit qu’il sort la nuit.
— Comment recruter une dizaine d’hommes sûrs dans cette ville ligueuse? demanda Olivier. Et comment organiser un guet-apens?
Caudebec haussa les épaules, n’ayant pas de réponse.
— Allons au spectacle, décida Cassandre en se levant. J’ai hâte de voir jouer Serafina et ses sœurs, nous reparlerons de tout ça plus tard avec Venetianelli.
Caudebec n’eut donc pas l’occasion de dire qu’il n’appréciait pas les nouvelles libertés de la fille de M. de Mornay.
Après la représentation, ils soupèrent aux Pauvres-Diables. Pour leurs voisins de table du cabaret, Olivier, Cassandre et Caudebec étaient de nouveaux comédiens qui avaient rejoint la troupe. Ce n’est qu’après le dîner qu’ils se réunirent avec Venetianelli dans la chambre d’Olivier.
Cassandre alluma les chandelles en suif de mouton, puis s’assit sur son lit pendant que les autres prenaient banc et tabourets.
Caudebec fit un nouveau récit de ce qu’il avait découvert et Olivier revint sur l’idée d’un guet-apens.
— Je pourrais lui écrire un message pour l’attirer dans les faubourgs, suggéra-t-il.
— Laissez-moi faire, fit Venetianelli en secouant la tête. Je rentrerai dans le Temple, je trouverai son appartement et je le fouillerai. Vous apprendrez bien plus de choses sur lui ainsi, car il doit conserver là-bas toute sa correspondance.
— Entrer dans l’enclos? La garde vous arrêtera au porche, objecta Caudebec. N’y pénètrent que les chevaliers et quelques marchands.
— Vous l’avez remarqué, l’habit fait le moine. Je demanderai à la mère de Serafina et à ses filles de me coudre une cape de chevalier hospitalier avec une belle croix à huit branches. Cela devrait suffire comme laissez-passer. J’irai demain après-midi pendant que vous m’attendrez dans la rue.
— Pourquoi si vite? demanda Cassandre. Il vaut mieux préparer soigneusement cette entreprise.
— C’est Pâques, madame, Moreo ne restera pas au Temple un jour sacré comme celui-là. Il sera invité quelque part. De surcroît, il peut ne plus être là dans les jours qui viennent.
— D’accord, approuva Olivier, mais je vous accompagne.
— Moi aussi, dit Caudebec.
— Vous n’avez pas l’habitude de ce genre d’opération, objecta Venetianelli.
— Si nous parvenons à fouiller ses papiers, je suis le seul à savoir ce que je cherche, insista Olivier.
— Vous aurez besoin de moi pour faire le guet, renchérit Caudebec.
— On ira donc à trois, accepta Venetianelli après quelques secondes de réflexion. D’ailleurs, il est souvent plus facile d’entrer à plusieurs dans ce genre d’endroit. Il suffira d’avoir de l’assurance.
— Mais comment trouver son logement à l’intérieur? L’enclos est immense.
Venetianelli réfléchit un instant avant de proposer :
— Nous irons aux écuries et Caudebec verra si la litière est là. Si elle n’y est pas, c’est qu’il sera sorti et vous me laisserez faire.
— Il y aura des domestiques dans son appartement, objecta Cassandre.
— J’improviserai, et si c’est nécessaire, à trois nous n’aurons aucun mal à les maîtriser.
Il se leva de son escabelle.
— Je vais prévenir Serafina. Ses sœurs et sa mère nous couperont des capes demain matin.
On gratta à la porte. Olivier se leva pour ouvrir, non sans avoir pris son épée posée sur un coffre. C’était justement Serafina, avec Nicolas Poulain.
— Je ne fais que passer, leur dit-il en les accolant, après avoir fait une révérence à Cassandre. Voici ce qui m’amène : j’ai reçu tout à l’heure un page du marquis d’O qui veut vous recevoir à souper demain soir à son hôtel. Ignorant où vous logiez, il s’est adressé à moi.
— Nous irons, décida Olivier, à la fois flatté et inquiet de cette invitation.
— Le marquis vous attend à cinq heures à l’hôtel de Ludovic da Diaceto qu’il a acheté récemment.
En quelques mots, Olivier lui expliqua leur intention de fouiller l’appartement de Juan Moreo au Temple. Poulain l’écouta avec inquiétude. Non qu’il désapprouvât cette entreprise, car après tout Moreo était sans doute un espion espagnol, mais à cause des risques que ses amis allaient prendre.
— Vous n’aurez guère de temps demain après-midi, objecta-t-il, si vous devez être à cinq heures chez le marquis d’O.
— Aussi n’interviendrons-nous qu’à coup sûr, lui répondit Olivier. À la moindre difficulté, nous reporterons l’opération.
Poulain les approuva de mauvais gré, puis leur annonça que l’insurrection de la Ligue était incessante. Trente mille hommes épaulés par les officiers de Guise et la cavalerie d’Aumale allaient s’attaquer au Louvre. Cela débuterait le dimanche de Quasimodo ou le lendemain. Il fallait qu’ils aient quitté la ville avant huit jours.
Sans rien promettre, Olivier le rassura et lui raconta leur entrevue avec le roi. Selon lui Henri III les protégerait si c’était nécessaire.
Pas convaincu, et avec une inquiétude grandissante, Nicolas partit en compagnie de Caudebec qui regagnait la chambre du prince des sots. Quant à Venetianelli, il rejoignit sa maîtresse.
Olivier et Cassandre restèrent donc seuls. Les chandelles de graisse avaient enfumé la chambre et Cassandre les éteignit toutes sauf une, puis entrebâilla une fenêtre pendant qu’Olivier se déshabillait.
Elle réfléchissait. Pénétrer dans le temple et fouiller le logis de Juan Moreo ne serait pas facile malgré ce que disait Venetianelli. Elle pourrait les accompagner, mais elle devinait que son mari s’y opposerait.
Comment le convaincre?
Après avoir assisté au spectacle de la compagnie, la jeune femme s’était fait une opinion peu avantageuse des spectacles donnés à l’hôtel de Bourgogne. Le parterre était plein d’une populace vulgaire qui jouait aux cartes ou aux dés entre les farces. Les clercs, les soldats, les valets, qui formaient la plus grande part de l’assistance, s’interpellaient bruyamment et les rixes éclataient pour un rien.
Quant aux pièces jouées par les comédiens, elles étaient à la fois sacrilèges et grossières. Cassandre comprenait pourquoi le curé de Saint-Eustache avait qualifié le jeu des troupes italiennes de cloaque satanique. Non seulement la religion catholique y était bafouée – ce qui ne la dérangeait guère – avec des prêtres lubriques, ivrognes, se riant continuellement des sacrements, mais en plus l’impudicité des cinq comédiennes y était insensée et scandaleuse. Serafina et ses sœurs s’y montraient dépoitraillées, levant leurs robes devant le public et affichant sans vergogne leurs fesses et leurs rondeurs généreuses autant que les bougresses de la rue Saint-Denis.
— As-tu aimé les comédies de cet après-midi? lui demanda-t-elle d’un ton détaché.
Il s’approcha d’elle en chemise pour l’aider à ôter sa robe. Le matin, ou dans la journée, c’est Pulcinella qui lui servait de servante, mais le soir elle préférait que ce soit son mari qui la dévêtisse.
— J’ai beaucoup ri, fit-il le cœur battant, en détachant les boutons de sa robe.
Il avait souvent assisté au spectacle de troupes itinérantes durant les deux ans écoulés et il estimait que la Compagnia Comica était bien meilleure que ce qu’il avait vu, mais il n’avait guère envie d’en parler, ayant l’esprit à tout autre chose.
— J’ai trouvé ces farces sales et vilaines, lui répliqua-t-elle d’un ton pincé.
Elle le pensait vraiment bien qu’elle eût ressenti une étrange attirance pour les mœurs des comédiennes. C’était un trouble sentiment, mélange de répulsion et de désir. Toute la soirée, elle n’avait pu chasser cette impression, songeant même à la vie de débauche que sa mère avait connue. Une vie si différente de l’austère éducation qu’elle avait reçue de Mme de Mornay. En fouillant au tréfonds de son esprit, elle était pourtant certaine que ce n’était pas la dépravation ou l’impudicité des femmes qui l’avait attirée. C’était leur liberté. Ces femmes étaient plus libres qu’elle.
— J’irai avec vous demain dans l’enclos du Temple, décida-t-elle comme il lui défaisait la brassière qui tenait ses seins, cherchant à l’embrasser.
Il s’arrêta, stupéfait.
— C’est impossible, mon amie! Ce serait trop dangereux et ce n’est pas la place d’une femme, s’exclama-t-il.
— Ce qui serait dangereux, mon ami, c’est que je préfère rester avec les comédiennes, que je partage la vie qu’elles mènent et que j’aie envie de les rejoindre dans leur spectacle, sourit-elle avec une ombre de perversité.
Il comprit l’allusion et il l’embrassa dans le cou. Cette fois, elle se laissa faire.
— Je préfère alors que tu viennes avec moi, dit-il.
Que risquaient-ils dans l’enclos du Temple? tenta-t-il de se convaincre alors qu’il l’entraînait sur leur couche avec passion.
1 Le dimanche suivant Pâques.