Le lendemain matin, au coin de la rue de la Harpe et de la rue des Cordeliers, deux barbiers chirurgiens en robe noire à larges manches, ceinture bleue, fraise et bonnet de chirurgien entrèrent dans le cabaret de la Croix-de-Lorraine, en face de l’église Saint-Cosme.
L’église avait été construite près de trois cents ans plus tôt sur une chapelle qui était alors le siège de la confrérie des chirurgiens dont saint Cosme et saint Damien étaient les patrons. Les chirurgiens et barbiers avaient ensuite déplacé leur collège à quelques pas, dans la rue des Cordeliers1.
C’est Olivier qui avait eu l’idée de ces déguisements. Quand il était étudiant à la Sorbonne, il avait remarqué combien les maîtres en robes étaient respectés. Se faisant passer pour des professeurs, ils obtiendraient plus facilement des réponses à leurs questions.
Le cabaret de la Croix-de-Lorraine était une hôtellerie à pignon pointu avec une petite salle basse et seulement quelques chambres dans ses deux étages en encorbellement. Bien tenu par une accorte veuve, il était surtout fréquenté par les clercs barbiers chirurgiens du collège et leurs maîtres, ainsi que par quelques voyageurs de passage, des marchands ou des gentilshommes.
Quelques chandelles de suif, dans des lanternes, éclairaient trois longues tables de chêne massif. Le sol était balayé et il n’y avait pas de chiens rongeant quelque os jeté par un client. La tavernière en robe noire à dentelles de Bruges, maniérée comme une duchesse, distribuait du vin et du pain à des clercs barbiers installés à l’une des tables. Parmi eux, un jeune homme boutonneux à la courte barbe noire pérorait d’une voix pâteuse et avinée.
— J’irai seul à la chasse aux hérétiques si vous êtes couards!
« Couard! » répéta-t-il plusieurs fois en s’adressant à chacun de ses compagnons de table qui ne retenaient pas leur fou rire.
Voyant qu’ils se moquaient, le barbu boutonneux cria plus fort, en frappant sur la table :
— Je les abattrai tous! Je les éventrerai! Je les écorcherai!
La tavernière lui posa une main sur l’épaule.
— Calmez-vous, capitaine! pouffa-t-elle.
— J’en ferai de la soupe! Je me baignerai dans leur sang et dans leurs entrailles!
Caudebec et Olivier se regardèrent un instant, indécis. Une autre table était occupée par deux hommes qui vidaient leurs bourses de cuir de centaines de pièces d’argent afin de les compter. C’était sans doute des marchands qui n’avaient pas envie de compagnie. Les deux faux barbiers chirurgiens s’installèrent donc à la dernière table qui était surmontée d’un crucifix.
Pendant ce temps, le boutonneux aviné répétait inlassablement qu’il fallait faire la guerre aux hérétiques, les exterminer, les anéantir…
— Qui est ce fol? murmura Olivier, ébahi.
— Peu importe! L’escalier est en face. Si Boisdauphin est dans sa chambre, il passera devant nous quand il sortira. Mais il est tôt et nous risquons d’attendre.
— Nous attendrons le temps qu’il faudra. On ne s’intéressera pas à des chirurgiens ici.
— Il ne sera certainement pas seul. Avez-vous déjà rencontré Mayneville?
— Non.
— Tant mieux, il serait fâcheux qu’ils nous reconnaissent.
— S’il devait y avoir bataille, nous aurons l’avantage de la surprise, fit Olivier.
Ils avaient dague et pistolet à rouet sous leur robe, ainsi qu’une jaque de mailles sur leur chemise.
— En attendant Boisdauphin, essayons déjà d’en savoir plus sur Belcastel et Bordeaux, poursuivit-il.
La cabaretière en noir vint les voir pour prendre leur commande.
— De la soupe et du vin, madame, du bon! demanda Olivier.
— Vous êtes maîtres chirurgiens? Je ne vous ai jamais vus, affirma-t-elle avec curiosité en regardant leur robe.
— Nous arrivons de Toulouse pour rencontrer des confrères. Nous les attendrons ici.
— Vous ne pourrez être mieux! Je vous proposerais bien une chambre mais elles sont toutes occupées par des gentilshommes.
— Nous sommes déjà logés, madame, dit poliment Caudebec.
Elle repartit en haussant les épaules et revint un peu plus tard avec une soupière et deux pintes de clairet de Montmartre. Le calme était revenu. Le bravache s’était endormi sur sa table, la tête entre les coudes et ses compagnons s’en allaient les uns après les autres.
Peut-être une heure plus tard, deux barbiers chirurgiens en robe et bonnet passèrent la porte, apparemment en querelle.
— … Mais il ne connaît même pas le latin!
Celui qui venait de parler d’un ton excédé était grand et osseux. Son interlocuteur, de complexion rondouillarde, répliqua, bonhomme :
— M. Paré ne le connaît pas non plus!
— Vous ne pouvez pas comparer, Jacques! fit l’autre en élevant encore le ton. Tout ce qu’on demande au barbier, c’est de savoir mouiller et raser, de bien peigner les cheveux et la barbe, à la limite de tenir correctement la lancette à saigner et de reconnaître une veine d’une artère… Or, cet insolent s’est mis en tête de réparer les os brisés! C’est notre travail! Nous devons le traîner devant le parlement! Ce n’est qu’un barbitonsore, qu’il le reste!
— Nous pourrions bien perdre le procès, mon ami. Plusieurs de ses clients viendront témoigner de sa compétence. Je crois même qu’il a réparé une mauvaise fracture au conseiller Brisson.
Le maigre eut un geste d’exaspération et, ayant vu que toutes les tables étaient occupées, il s’installa à côté d’Olivier.
— Mais quelle importance? rétorqua-t-il alors. Nous avons mis des années à obtenir la reconnaissance de nos droits. Nous sommes chirurgiens de robe longue de Saint-Cosme. La Faculté de médecine nous soutiendra. Vous savez parfaitement que seule la connaissance du latin et du grec, langues des savants, fait le chirurgien et le médecin! Parlez-en à Paré, c’est votre ami. Avec son soutien, notre procès est gagné!
— Paré refusera d’intervenir. Je vous l’ai dit, il ignore le latin et la faculté l’a même traité d’impudentissimus!
— Vous savez bien que c’était uniquement parce qu’il n’avait pas soumis son livre à leur imprimatur!
Le replet bedonnant haussa les épaules en s’asseyant près de Caudebec.
— Pas seulement! Les médecins ont qualifié ce chef-d’œuvre d’ouvrage impudique et demandé qu’il fût brûlé. Et puis, pour tout vous dire, ce barbier est peut-être protestant, ou l’a été… Voilà pourquoi Paré ne s’en mêlera pas.
— Toujours votre vieille lune! Paré n’est pas protestant! Il est même parrain de nombreux enfants catholiques que je connais personnellement!
— Mais sans Charles IX, il aurait été occis comme tant d’autres à la Saint-Barthélemy. J’ai de bonnes raisons de savoir qu’il était protestant!
Excédé, le rondouillard se tourna vers son voisin – Caudebec, en l’occurrence – comme pour lui demander son soutien. Il haussa alors les sourcils en le dévisageant, puis examina plus longuement sa robe de barbier chirurgien.
— Je ne vous connais pas, vous! s’exclama-t-il.
— Moi non plus! fit Caudebec en souriant.
L’autre resta interloqué un instant, comme s’il digérait cette réponse à laquelle il ne s’attendait pas.
— Je suis le recteur du collège Saint-Cosme, déclara-t-il enfin, pompeusement : Je connais les quarante-quatre maîtres barbiers de Paris…
» Seriez-vous des chambrellans? ajouta-t-il, soupçonneux.
L’accès à la maîtrise de chirurgien barbier était très coûteux, et surtout souvent réservé aux familles des maîtres, aussi beaucoup d’élèves s’installaient chez les grands seigneurs, à proximité des couvents ou des hôpitaux, et travaillaient en chambre, sans tenir de boutique, on les appelait chambrellans.
— Nous arrivons de Toulouse, monsieur le recteur, expliqua Olivier.
— Ah!
— Connaissez-vous maître Ambroise Paré, monsieur? leur demanda le grand osseux.
— Pas personnellement, monsieur.
— Nous le connaissons, puisqu’il est maître au collège de Saint-Cosme comme nous, mais j’aurais apprécié votre opinion. Vous avez lu ses œuvres?
— Euh…, bien sûr.
— Donc vous venez de Toulouse? Peut-être connaissez-vous le pauvre client de cette auberge qui a été tué par des malandrins devant la porte.
— Toulouse est une grande ville, monsieur, remarqua prudemment Olivier.
— Ah bon? Je n’y suis jamais allé.
— J’irai égorger le cyclope navarrais, qui se repaît de la chair des bons catholiques et ne s’abreuve que de leur sang! hurla une voix qui fit sursauter tout le monde.
Ils se tournèrent vers le jeune ivrogne qui venait de se réveiller.
— Le capitaine Clément commence à faire des siennes!
— Vous le connaissez? sourit Olivier.
— Je lui ai extrait quelques dents gâtées, soupira le maigre. Qu’il ne m’a d’ailleurs pas payées.
— Courage, messieurs, allons prendre ce bougre de roi dans son Louvre! lança l’ivrogne en se levant et en s’approchant d’eux en titubant.
» Vive Guise! Vive le pilier de l’Église! cria-t-il en s’écroulant sur un banc.
— Dites donc, celui-là n’aime ni le roi ni Navarre, s’esclaffa Caudebec.
— Qui les aime? demanda le grand maigre, pendant que le recteur restait silencieux, manipulant machinalement une petite médaille.
La tavernière arriva, attrapa l’ivrogne par l’épaule et le fit sortir en le bousculant. Elle revint en s’excusant.
— Qui est-ce? demanda Olivier.
— Un pauvre fou! Il a logé ici quelques mois mais ne pouvant plus payer sa chambre, je l’ai mis dehors. Il revient parfois avec ses amis quand il a grappillé quelques sols. Il se paye alors une garce vérolée et boit le reste en paradant sur son courage.
— Vous l’avez appelé capitaine, remarqua Caudebec.
— Tout le monde l’appelle ainsi! dit-elle en haussant les épaules. Peut-être a-t-il été soldat, bien qu’il me paraisse un peu jeune. Je crois plutôt que c’est un sobriquet tant il veut conduire la bataille contre l’hérésie. (Elle se signa.) Monsieur le recteur, je vous porte votre bouillon habituel?
— Oui, madame Catherine. Je parlais justement de votre malheureux client à mes confrères qui viennent de Toulouse. Vous savez, celui trouvé mort roué de coups devant chez vous, il y a une quinzaine.
— Le petit jeune homme? M. de Boisdauphin qui l’attendait en a été très ému quand je le lui ai dit. Mais il ne venait pas de Toulouse, il arrivait d’Albi!
— Maintenant que vous me le dites, je m’en souviens, mais Albi n’est pas loin, je crois, ces messieurs auraient quand même pu le connaître.
— Comment s’appelait-il? demanda Olivier, tous les sens en alerte depuis qu’elle avait mentionné Boisdauphin.
— Belcastel! Il était gentilhomme, affirmait-il. Il attendait M. de Boisdauphin. Et maintenant il repose dans une fosse aux Saints-Innocents. Sa famille doit s’inquiéter pour lui. Peut-être pourriez-vous les prévenir en revenant à Toulouse?
— Certainement, déclara Olivier d’une voix blanche.
Ainsi, Belcastel était bien venu à la Croix-de-Lorraine à la demande de Boisdauphin! Si le page avait un rapport avec la mort de Condé, Boisdauphin aussi. Mais alors quel était le rôle de madame la princesse? Avait-elle tué son mari? Elle attendait la mort dans sa prison de Saint-Jean. Et si elle était innocente, comme en était persuadée Cassandre? Il fallait que Navarre apprenne tout cela rapidement.
— Nous pourrions ramener ses affaires à Albi, proposa-t-il en pensant qu’il y aurait peut-être des papiers intéressants.
— Pas à Albi, à Belcastel, monsieur. Sa famille est là-bas. J’avais conservé ses bagages, mais monsieur le marquis de Boisdauphin qui était son ami les a pris. Je peux les lui demander. Il ne va pas tarder à descendre.
Surtout pas! se dit Olivier.
— C’est inutile! Si ce monsieur les a, il fera le nécessaire. Nous ne tenons pas à nous mêler des affaires de gentilshommes, dit-il sèchement. Nous ne sommes que des barbiers chirurgiens. D’ailleurs aller à Belcastel nous ferait faire un gros détour.
— Comme vous voulez.
Elle repartit aux cuisines pendant qu’il se levait, laissant quelques pièces.
— Nous avons été très heureux de vous connaître messieurs, tu viens François?
Caudebec se leva à son tour. Les deux chirurgiens les saluèrent assez froidement et ils sortirent. Une fois dehors, ils s’éloignèrent de l’hôtellerie.
— L’affaire tournait à l’aigre, dit Olivier avec un soupir de soulagement. Ces deux-là allaient nous poser des questions et se seraient vite aperçus de notre imposture.
— Et surtout la femme était bien capable de nous présenter Boisdauphin!
— N’empêche qu’il est dommage de ne pas l’avoir vu. Nous ne pourrons le reconnaître si nous le croisons…
— Ce que nous avons appris est déjà pas mal. Et puis, Nicolas le connaît, il y aura peut-être une autre occasion de le rencontrer. En revanche, le capitaine Clément m’intéresse…
— Cet ivrogne? Pourquoi?
— Ce Pierre Bordeaux, qui a voulu tuer Mgr de Navarre, vivait avec son cousin Jacques à la Croix-de-Lorraine. Or la mère de Jacques se nommait Clément, notre capitaine Clément pourrait bien être le cousin. Si seulement nous connaissions son prénom!
— Si c’était lui, il connaîtrait le curé qui a soudoyé Bordeaux.
— Sans doute. Mais pour le savoir, il faudrait le retrouver et vérifier qu’il se prénomme Jacques. Il devrait ensuite être facile de l’interroger, surtout s’il est toujours ivre. Faisons déjà un peu le tour du quartier, peut-être allons-nous le revoir.
Ils se promenèrent jusqu’à midi dans l’Université, mais n’aperçurent pas le capitaine Clément. Sans doute cuvait-il son vin dans quelque bouge. Finalement, ils rentrèrent à la tour, car l’après-midi, ils jouaient aux Halles.
En chemin, Caudebec signala à Olivier quelque chose qu’il avait remarqué.
— Le recteur du collège, le gros… c’était peut-être un protestant.
— Comment le sais-tu?
— Il jouait avec un méreau.
Le matin de ce même mardi 26 avril, M. de Petrepol se présenta au Drageoir Bleu à cheval, sans valet ni escorte. Il acheta des dragées avant de demander à la jolie marchande si elle connaissait Nicolas Poulain.
— C’est mon époux, monsieur. Il est en haut, voulez-vous que je l’appelle?
— Non! Écoutez-moi bien, madame, dit-il doucement mais d’une voix hachée. Votre mari me connaît, je suis le seigneur de Petrepol. Allez lui dire que Sa Majesté l’attend. Qu’il ne tarde pas. Qu’il passe par le pont dormant. Ne parlez de ma visite à personne. Il en va de votre vie et de la sienne.
Sans dire un mot de plus, il reprit son chemin dans la rue Saint-Martin.
Aussitôt prévenu, Nicolas se rendit au Louvre. Dans la salle des gardes devant le pont dormant, l’huissier l’attendait en compagnie d’un homme au visage en lame de couteau, au front haut et ridé, au nez aquilin et aux pommettes creuses avec une minuscule barbe et une touffe de poils au menton. En cuirasse de fer et un casque à la main, il portait une lourde épée de cavalier à la taille. C’était le colonel Alphonse d’Ornano qui commandait la garde corse du Louvre.
Le père d’Alphonse d’Ornano, Sanpiero de Bastelica, avait été compagnon de Bayard, puis s’était battu pour détacher la Corse de Gênes avant de devenir colonel du régiment corse au service d’Henri II. Il y avait gagné le surnom de Corso, nom par lequel on appelait aussi son fils Alphonse qui préférait pourtant utiliser celui de sa mère, Vanina d’Ornano, comme c’était l’usage en Corse. Le père et le fils étaient des hommes durs, à la fidélité intransigeante. Sanpiero de Bastelica avait étranglé Vanina qui l’avait trahi et Alphonse avait poignardé un de ses neveux qui avait manqué à son devoir militaire.
En suivant des galeries puis par un étroit escalier dans l’épaisseur d’un mur, Ornano le conduisit jusque dans un grand cabinet où se trouvaient trois hommes autour du roi : le seigneur d’O, le duc d’Épernon, et M. de Guiche qu’il avait croisé au Palais.
— Monsieur Poulain, enfin! s’exclama le roi, qui paraissait agité, je veux connaître votre opinion! On m’alarme en m’annonçant que le duc de Guise a fait entrer en ville des centaines de gentilshommes. D’autres m’ont assuré qu’Aumale a cantonné un gros régiment d’Albanais à Saint-Denis. Pourtant ma mère et M. de Villequier m’assurent que le duc veut redevenir mon fidèle sujet. Que savez-vous de vos amis de la Ligue?
— Je confirme, sire, l’ayant appris de M. de La Chapelle, que le duc d’Aumale est à Saint-Denis avec cinq cents cavaliers, comme je vous l’avais dit, mais j’ignore s’il s’agit d’Albanais. Pour ce qui est des gentilshommes de M. de Guise, il est certain qu’il y en a beaucoup dans Paris, bien que je ne croie pas qu’ils soient des centaines. J’en ai vu une trentaine hier dans une auberge, près de l’abbaye Saint-Germain. M. de La Chapelle doit leur confier le commandement des compagnies de la sainte union.
Henri eut une expression de dégoût, mêlée d’angoisse et de détresse. Il cacha son visage dans ses mains et Poulain fut frappé par ses tremblements convulsifs.
— J’ai donné des gages à mon cousin Guise, pourquoi dresse-t-il mes sujets contre moi? Que cherche-t-il? Je suis son roi! Ma mère m’a assuré qu’il restera loin de Paris… Qu’il me laisse au moins être le maître chez moi!
Poulain vit O et Épernon grimacer devant ce misérable désespoir.
Quand le roi releva la tête, son regard avait changé. Il paraissait plus sombre, plus méfiant. Les paupières mi-closes, il demanda, vaguement menaçant :
— Tout cela est bel et bon, mais ne chercheriez-vous pas à m’entraîner où je ne veux pas aller, monsieur Poulain? M. de Villequier m’a prévenu que des huguenots cherchent à m’abuser. Ne seriez-vous pas de la religion réformée? Ce serait avantageux pour mon cousin Navarre que je me querelle inutilement avec M. de Guise…
— Sire, dit Poulain en se jetant à genoux. Si vous pensez cela, mettez-moi en prison et faites chercher quatre des principaux de la Ligue que je vous nommerai. Vous les questionnerez et vous saurez la vérité. Seul le zèle envers vous m’anime. Je vous ai toujours dit la pure vérité, il y a quelques jours comme maintenant. Le mémoire que je vous ai remis a été écrit sans fard ni dissimulation. Je suis un mauvais courtisan et ne me mêle pas des intriques de la cour. Quant à la religion reformée, je n’en suis pas, étant catholique craignant Dieu comme peuvent en témoigner tous ceux qui me connaissent.
Le regard du roi s’adoucit et il exhala un soupir.
— Je ne suis pas en doute envers vous, monsieur Poulain, rassurez-vous. Continuez à travailler pour moi. Je pars pour Saint-Germain avec M. d’Épernon qui se rendra ensuite en Normandie, après quoi j’irai faire retraite chez mes bons hiéronymites de Vincennes. En mon absence, prévenez monsieur d’O si vous apprenez quoi que ce soit d’inquiétant pour le trône.
— Et si le duc de Guise vient à Paris pendant que vous n’êtes pas là, sire? s’inquiéta Poulain qui comprenait que même au pied du mur, le roi préférait encore nier la réalité comme il l’avait fait lors des précédentes tentatives de la sainte union; comportement qui l’avait malheureusement conduit à perdre tant de villes et à accepter l’infâme traité de Nemours.
Dédaigneux, Henri III leva la main, lui faisant comprendre que cela ne le regardait pas.
— Vous le savez, j’ai envoyé Bellièvre ordonner à mon cousin que je ne le voulais pas à Paris, se contenta-t-il de dire.
Ce qu’il ne précisa pas, c’est que la lettre qu’il avait finalement dictée à Pomponne de Bellièvre n’était pas comminatoire. Il y disait au duc lorrain qu’il n’ajoutait foi à aucun des rapports faits contre lui, qu’il croyait à son attachement, et qu’il le priait seulement de s’abstenir de venir à Paris, afin de ne pas augmenter la fermentation du peuple.
Le mercredi, Nicolas Poulain fut appelé chez Le Clerc pour une réunion du conseil des Seize où devaient être présents plusieurs membres éminents de la sainte union.
Les mines étaient graves quand il arriva.
— Une fois de plus, nous avons été trahis, annonça La Chapelle, du ton de celui qui a perdu courage. J’ai eu confirmation que le roi a été prévenu de notre entreprise dès vendredi. Nous avons beau nous préparer soigneusement, un invisible ennemi dénonce tous nos projets. Si nous ne trouvons pas ce traître, nous finirons la hart au cou.
Poulain s’efforça de rester impassible. S’il avait su ce qui s’était dit lors de la précédente réunion du conseil, il aurait été encore plus terrorisé, car c’était vers lui que s’étaient portés tous les soupçons. Seul Jean Le Clerc l’avait défendu en rappelant qu’il avait informé le lieutenant du prévôt de plusieurs projets dont le roi n’avait pas eu connaissance, ce qui prouvait bien sa loyauté. De surcroît, avait-il ajouté, c’était tout de même Poulain qui avait armé les ligueurs parisiens.
Le Clerc défendait désormais l’idée que le traître était l’échevin Le Comte qui avait refusé de donner les clefs de la porte Saint-Martin à l’union. C’est lui qu’il fallait pendre, exigeait-il. M. de La Chapelle lui avait tristement rappelé qu’il avait déjà désigné d’autres félons, que ceux-ci avaient été jetés dans la Seine, le ventre ouvert, mais que rien n’avait changé.
— Mes amis, êtes-vous certains qu’il y a un traître? osa Poulain avec une mimique dubitative. Dans une entreprise comme la nôtre, tant de gens sont dans le secret qu’il est inévitable que des proches du roi apprennent des bribes de nos échanges. La semaine dernière, bien des cabaretiers savaient déjà ce qui allait se passer pour la Quasimodo! Nous sommes assez forts pour ne pas tenir compte de ces indiscrétions. Le roi a fait venir un millier de cuirasses? La belle affaire! Ce ne sont pas les cuirasses qui vont se battre, et nous sommes trente mille! Il ne fallait pas changer nos plans pour si peu!
L’aveuglement de Le Clerc envers celui qu’il prenait pour son ami était tel qu’il l’appuya. Il fallait être audacieux et prendre Paris et le Louvre sans attendre! décréta-t-il. La Chapelle parut indécis, mais la plupart des membres du conseil restèrent réticents. La vérité est qu’ils avaient peur. Ils souhaitaient être derrière l’armée du duc de Guise, et non au premier rang. Ils mouraient de crainte à l’idée d’affronter seuls les troupes royales tant ils redoutaient que l’affaire tourne en une boucherie dont ils seraient les victimes.
Poulain l’avait deviné, et il savait que son audace freinerait l’enthousiasme des ligueurs, aussi, ce soir-là, rien ne fut décidé.
1 Au 6 rue des Cordeliers.