Les quatre jours suivants, déguisés en crocheteurs, Caudebec et Olivier se rendirent tous les matins dans le quartier de l’Université à la recherche du capitaine Clément. Évitant les endroits où on l’avait connu, Olivier explora plusieurs cabarets fréquentés par les écoliers et les clercs. Quelques questions adroites permirent de savoir que Clément sortait surtout le soir, car le matin il cuvait son vin ou il dormait encore avec quelque garce. Quel était son prénom? Certains assurèrent que c’était Jacques, mais d’autres que c’était Jean. Ils n’apprirent rien de plus.
Ces recherches, qu’ils ne pouvaient poursuivre les après-midi, car ils jouaient aux Halles avec les Enfants sans souci, ne leur apportèrent pas grand-chose et s’arrêtèrent à la fin de la semaine, puisqu’à compter de ce moment-là, ils devaient s’occuper du convoi d’or du duc de Guise.
Le dimanche 1er mai, après avoir assisté à la messe à Saint-Eustache avec les comédiens, Caudebec se rendit seul à la porte Saint-Martin tandis que Cassandre et Olivier gagnaient la porte Saint-Denis. Le couple s’installa devant les fenêtres en verre dépoli de l’auberge du Renard Rouge, en face de la fontaine du Ponceau. Cette fontaine, construite en hémicycle à l’angle du couvent des filles de Sainte-Catherine, était aussi appelée fontaine de la reine depuis que Catherine de Médicis y avait fait poser une statue de déesse sculptée à sa ressemblance.
Aux alentours de la porte Saint-Denis, la rue n’était plus qu’un chemin de campagne bordé d’un côté par le couvent des Filles-Dieu et de l’autre par des potagers, des jardins et quelques éparses maisons à pignon. Plus haut, à proximité de la vieille enceinte, il n’y avait plus que des friches et quelques masures occupées par des gueux et des truands.
Olivier avait choisi l’auberge du Renard Rouge parce qu’elle se situait devant la fontaine. C’était le plus important point d’eau du quartier et la foule s’y pressait continuellement. De surcroît, comme l’eau s’écoulait dans un ruisseau sur lequel il y avait eu jadis un petit pont – le ponceau qui avait donné le nom au point d’eau –, les encombrements y étaient permanents aussi ils ne pourraient manquer le convoi des hospitaliers s’il passait devant eux.
Évidemment, rester une journée entière à la même table en observant les passages ne pouvait qu’attirer l’attention des servantes du Renard Rouge. Cassandre et Olivier avaient donc des explications toutes prêtes : ils étaient des jeunes mariés qui vivaient dans le faubourg Saint-Germain. Lui était commis d’un magistrat de la Cour des aides, en congé pendant une quinzaine, et ils attendaient l’oncle de son épouse qui arrivait de Picardie. Le pauvre homme avait perdu sa femme et venait vivre avec eux, mais il ne connaissait pas Paris et il fallait donc qu’ils soient là quand il entrerait en ville.
C’était une histoire si banale qu’on ne s’intéressa plus à eux. Et quoi de plus innocent que deux amoureux?
Ensemble, Cassandre et Olivier ne sentirent pas le temps passer tant ils avaient à se dire. Dans l’après-midi, ils sortirent de l’auberge pour se promener. Le beau temps revenait et le soleil commençait à chauffer agréablement. Ils firent même quelques pas de l’autre côté de la porte fortifiée, après en avoir franchi le pont-levis.
Ils revinrent le lendemain, et les jours suivants, mais sans apercevoir de chariot ni de gardes aux armes des hospitaliers.
Pour Caudebec, le temps passa plus lentement et chaque soir son humeur était massacrante. Celle des comédiens était tout aussi morose. Un commissaire du Châtelet leur avait fait savoir qu’à la requête du curé de Saint-Eustache, il leur était désormais interdit de jouer du vendredi au dimanche.
Les jours s’écoulant sans que rien ne se passe, Olivier commença à douter. Après tout le commandeur pouvait avoir décidé de faire entrer la poudre et l’or par une autre porte. Il pouvait aussi être passé devant eux avec un chariot sans signe distinctif et sans escorte. Ayant en tête l’avertissement de Nicolas Poulain sur l’insurrection prochaine, Olivier décida de se donner encore quelques jours avant de quitter Paris.
Car au long de cette première semaine, ils avaient senti l’état d’esprit des Parisiens se transformer. À la fontaine, Cassandre entendait de plus en plus souvent les inquiétudes des femmes chargées des corvées d’eau. Si certaines se réjouissaient de l’arrivée prochaine du duc de Guise, beaucoup craignaient les régiments du duc d’Aumale qui avaient ravagé la Picardie, pillant et violant sans distinguer catholiques et protestants.
À la porte Saint-Denis, Olivier avait remarqué que la milice bourgeoise était désormais complétée par une garde de gentilshommes du roi. Les deux troupes se côtoyaient en évitant de se parler. Comment se comporteraient-elles si Aumale arrivait avec ses cavaliers? Fermerait-on les herses et lèverait-on le pont-levis?
Le dimanche matin, ils découvrirent partout des maisons pavoisées aux armes de Lorraine avec des guirlandes de fleurs et ils devinèrent que ce jour-là n’allait pas être comme les autres.
Poulain n’eut pas de nouvelles des conjurés jusqu’au premier jeudi de mai où il fut convoqué aux jésuites de Saint-Paul. Le roi étant absent, Paris était calme même si des rumeurs alarmantes continuaient de circuler.
Lorsqu’il arriva, il fut frappé par le nombre important de chevaux dans la cour et la présence d’un grand coche entouré de valets. L’assistance était particulièrement importante dans la grande salle pour une fois bien éclairée par des bougies de cire dans les lanternes. Sur une estrade se tenaient M. de La Chapelle, Le Clerc, le curé Boucher et quelques autres membres du conseil. Au milieu d’eux, il y avait surtout Mme de Montpensier en robe de drap de soie verte bordée de petits filets d’argent avec une grande cape blanche brodée de croix de Lorraine d’or.
Qu’allait-on annoncer?
Comme on attendait les derniers retardataires, Poulain, qui s’était mis dans l’ombre, remarqua le capitaine Cabasset, puis Jehan Salvancy, le receveur de tailles qui avait rapiné le trésor royal pendant tant d’années. Salvancy ne se cachait pas et parlait fort avec des amis bien qu’il soit toujours recherché. Cela ne pouvait signifier qu’une chose, s’inquiéta Nicolas : on l’avait assuré de l’impunité.
La Chapelle commença par dire que le roi avait envoyé M. de Bellièvre à Soissons pour demander au duc de Guise de ne pas venir à Paris. Ces paroles provoquèrent des murmures de crainte dans l’assistance même si la duchesse gardait le sourire.
Quand le silence revint, La Chapelle ajouta que le roi avait fait renforcer le guet de nuit et de jour autour du Louvre et prévenu le prévôt des marchands qu’il châtierait les perturbateurs du repos de la ville et de l’État. Comme les murmures s’amplifiaient, Le Clerc intervint en se moquant du bougre impuissant qui ne parviendrait pas à imposer sa volonté, et il rappela l’heureuse journée de Saint-Séverin, ce qui fit rire l’assistance et baisser un peu la tension.
Ensuite la duchesse de Montpensier prit la parole et sa voix douce et ferme provoqua le silence du public.
— Il a quelque temps, le curé Boucher m’a parlé d’un projet qu’il avait eu. Quand le bougre (rires du public) se rend dans son monastère hiéronymite de Vincennes faire retraite, il revient le soir au Louvre avec une escorte d’une trentaine d’hommes. Le père Boucher pensait qu’il était possible de s’attaquer à eux. J’ai donc fait étudier cette entreprise par un vaillant capitaine de mon frère, le duc de Mayenne…
Poulain comprit qu’il s’agissait de Cabasset.
— Le roi est en ce moment à Vincennes, poursuivit-elle. Il rentrera demain soir et trouvera sur son chemin, hors la porte Saint-Antoine, soixante vaillants cavaliers cuirassés à mes ordres. Ils se débarrasseront de l’escorte et se saisiront du bougre pour le conduire à Soissons. Ainsi, mon frère aura obéi à ses ordres en ne venant pas à Paris, puisque c’est le roi qui sera venu le voir!
Cette fois les exclamations de joie et les vivats retentirent provoquant un assourdissant vacarme. La Chapelle étant parvenu à rétablir le calme, la duchesse reprit sur un ton plus grave.
— Prisonnier, Henri de Valois sera condamné à faire amende honorable, en chemise, la tête et les pieds nus, la corde au col, tenant en main une torche ardente de trente livres. Il sera publiquement déclaré indigne de la couronne de France et confiné à perpétuité au monastère des hiéronymites pour y jeûner au pain et à l’eau le reste de ses jours… comme il aime tant le faire!
Ayant terminé, elle redressa sa poitrine, fière et arrogante, tandis qu’un tonnerre d’applaudissements crépitait. Poulain lui-même ne s’épargna pas, frappant dans ses mains jusqu’à en avoir mal.
Après le retour au calme, Le Clerc expliqua à son tour :
— Le roi saisi, je donnerai l’alarme à Paris, disant que ce sont les huguenots qui l’ont pris pour lui couper la gorge. Nous massacrerons ensuite les politiques et tous ceux du parti du roi. Je ferai passer un mot à toutes les villes de la Ligue pour qu’elles agissent de même.
La Chapelle ajouta ensuite que si, par des circonstances imprévues, l’opération échouait, il enverrait un messager supplier le duc de les secourir.
Le lendemain de cette réunion, bien avant le lever du soleil, Poulain se rendit à l’écurie du Fer-à-Cheval où il prépara lui-même sa monture. Muni d’une petite lanterne en fer, il descendit jusqu’à la rue Saint-Antoine et passa la porte de la ville au moment de l’ouverture, se glissant dans un groupe de marchands.
Ce qu’il allait faire était certainement risqué, mais il ne pouvait agir autrement. Le temps pressait et il avait jugé qu’on le remarquerait moins en partant si tôt.
En 1584, Henri III, qui avait connu l’ordre de saint Jérôme en Pologne, avait été séduit par leur règle inspirée de saint Augustin. Pour eux il avait fondé les hiéronymites de Vincennes et fait construire le petit monastère de Sainte-Marie-de-Vie-Saine à quelques centaines de pas du château. Avec ses intimes, il se retirait souvent dans une cellule pour prier ou faire retraite bien que ces démonstrations de foi, tout comme les processions de flagellants auxquelles il participait, n’émussent plus le peuple qui ne croyait pas à sa sincérité.
Poulain savait que le monastère, constitué de seulement douze cellules entourées d’un mur, était fort bien gardé. Les patrouilles étaient nombreuses aussi ne chercha-t-il pas à s’y rendre directement. Au premier détachement de gardes qu’il rencontra, il se présenta comme prévôt de maréchaux et demanda à l’officier de le conduire auprès du colonel Alphonse d’Ornano ou de M. de Cubsac. Il était en mission, expliqua-t-il, et personne ne devait avoir connaissance de sa visite. Après l’avoir écouté, l’officier désigna un homme pour l’accompagner.
Au couvent, Poulain fut conduit devant le colonel d’Ornano. Méfiant de nature et bien que l’ayant reconnu, le Corse appela Cubsac qui l’assura de la loyauté du visiteur. Ils le conduisirent donc dans la cellule du roi, une pièce agréablement meublée et chauffée, car si Henri III voulait jouer au moine, il ne souhaitait pas souffrir comme eux.
Sans préambule, Poulain raconta la réunion à laquelle il avait assisté et le guet-apens préparé par la duchesse de Montpensier. Le roi en resta un moment désemparé. Qu’on envisage de s’attaquer ainsi à lui alors qu’il venait de passer plusieurs jours à prier l’emplissait d’une douloureuse amertume. Avec désespoir, il se rendait compte chaque jour un peu plus combien on le haïssait.
Tandis qu’il restait dans un long mutisme, le colonel d’Ornano ne put retenir sa rage.
— Corpo di Christo! Laissez-moi faire, sire, je vais saisir ces félons et ce soir ils seront découpés en quartiers et cloués sur les portes de la ville, fulmina-t-il.
Henri III respira profondément.
— Non! Vous irez seulement quérir une centaine de gardes supplémentaires qui me raccompagneront.
Il remercia Poulain et lui donna congé. Une fois de plus, le roi refusait de faire couler le sang.
Les espions de Cabasset, voyant arriver un régiment au complet pour servir d’escorte, prévinrent les spadassins dans la maison de Bel-Esbat et l’entreprise fut annulée, mais Nicolas Poulain avait été remarqué à Vincennes.
Le dimanche, au retour de la messe, il reçut la visite de Philippe Lacroix, le capitaine des gardes de Villequier, qui lui demanda de l’accompagner chez la reine mère où l’attendait aussi son maître. Poulain refusa, arguant qu’il ne pouvait laisser sa famille un dimanche. Lacroix ne cacha pas sa colère, mais comprenant qu’il ne pouvait le conduire de force, même avec le garde qui l’accompagnait, il se retira.
Après son départ, Nicolas resta un long moment dominé par l’inquiétude. Villequier avait-il été informé de son voyage à Vincennes? Il avait l’impression qu’un piège effroyable se refermait sur lui sans qu’il ait la possibilité d’y échapper. Si Villequier le dénonçait à Guise, il était perdu.
À la porte Saint-Denis, la matinée du lundi s’écoulait dans la tranquillité. On approchait de midi. Depuis la veille, la chaleur était revenue. Cassandre et son mari se promenaient quand soudain, un cavalier arriva au galop en criant à pleins poumons :
— Monseigneur le duc de Guise arrive!
Comme tout le monde, Olivier et Cassandre accoururent pour l’entendre. Les explications du cavalier paraissaient confuses. Selon lui, huit ou neuf personnes à cheval, visages cachés sous leur chapeau, avaient passé la porte Saint-Martin et se dirigeaient vers la porte Saint-Denis. L’un d’eux, par jeu, avait fait tomber le chapeau de celui qui était en tête.
— C’était Mgr de Guise! C’est moi qui l’ai reconnu! répétait l’homme avec fierté, comme si c’était lui qui l’avait escorté jusqu’à Paris.
Il avait déjà dû clamer sa nouvelle, car une marée humaine remontait la rue. Soudain, des cris et des vivats fusèrent. Olivier monta sur un pas de mule et distingua une dizaine de cavaliers en manteau de drap noir et pourpoint de damas blanc avec de grands chapeaux pointus emplumés.
Autour de lui, des badauds répétaient en se congratulant :
— Monseigneur de Guise entre dans Paris!
— Courons au-devant du duc!
— Il a détruit l’armée allemande, il vient enfin détruire ici les protecteurs de l’hérésie!
— Bénissons-le, il vient nous sauver du massacre!
— C’est enfin à la cour d’Hérode de trembler!
Tous les véhicules s’étaient arrêtés. Les toits des maisons se couvraient de curieux. Entourés d’hommes repoussant la foule, les cavaliers approchaient avec à leur tête un géant blond aux cheveux courts, à la barbe taillée en pointe, aux moustaches aux extrémités élégamment relevées. Malgré ses yeux bleus étincelants et sa fine balafre, son visage énergique restait doux et aimable. Dans son pourpoint de soie blanche avec épée dorée à la taille, il faisait l’effet d’un demi-dieu. Olivier n’avait jamais vu le duc mais il ne douta pas que ce fût lui. Souriant à la foule qui l’acclamait, Guise venait défier le roi de France accompagné seulement de huit serviteurs. Olivier ne put s’empêcher d’admirer son audace.
Des femmes jetaient des fleurs sur son passage quand soudain un cantique monta, repris en chœur par l’assistance. Le duc ôta son chapeau, écoutant avec ferveur ce chant qui traitait de la délivrance du peuple d’Israël. Au milieu de cette populace idolâtre, Guise paraissait calme et parfaitement maître de lui-même. Olivier se souvint de la ferveur qu’il avait éprouvée envers cet homme quand il était jeune. Inconsciemment, il le compara avec le roi de France, fluet, blafard, malade et maquillé de fard. Ensuite il pensa au roi de Navarre, plus petit que Guise et autrement moins beau, mais certainement autant aimé.
Les trois Henri étaient bien différents et le duc lorrain était certainement le plus magnifique. Pourtant, Olivier devinait que c’était son apparence que les Parisiens idolâtraient, tandis que Navarre était aimé pour son comportement.
Il regarda Cassandre. Au visage plein de mépris de son épouse, il sut qu’elle n’était pas tombée sous le charme de la grâce et de l’élégance du duc.
Le cortège s’était arrêté non loin d’eux. Quand le chant cessa, Henri de Guise prit la parole. Sa voix était grave et portait loin.
— Merci mes amis, merci! Je ne sais point me cacher quand on m’accuse. On me calomnie auprès du roi, je vais donc le trouver. Est-ce qu’on me ferait un crime d’avoir détruit l’armée des reîtres, de vouloir le triomphe de la foi et le soulagement du peuple? Des crimes de ce genre, je l’avoue, seront toujours au fond de mon cœur! Ô mes amis! Qu’il me tardait de vous revoir! Que votre amour me touche! J’oublie en ce moment que je vais entrer dans une cour où l’on n’écoute que le duc d’Épernon, mais le roi sera éclairé! Espérons qu’il s’unira de bonne foi à la sainte Ligue. Vive le roi!
À ce dernier cri, le peuple ne répondit que par les cris : « Vive le duc de Guise! » et Olivier vit le Lorrain sourire.
Des gentilshommes arrivés d’on ne sait où écartèrent la foule, aidés par quelques serviteurs vigoureux. C’était difficile, car le peuple entier voulait servir d’escorte. Finalement, le duc dut reprendre la parole pour qu’on lui laisse le passage, expliquant qu’il se rendait à l’hôtel de la Reine, près de Saint-Eustache, pour se mettre sous la protection de Catherine de Médicis.
— Vive Guise! Vive le pilier de l’Église! ovationnaient des centaines de voix.
Devant une boutique, une demoiselle en prière lança au duc, les larmes aux yeux :
— Bon prince, puisque tu es ici, nous sommes tous sauvés!
Le Balafré la salua d’une révérence et les cavaliers purent enfin se remettre en marche. Portés par la foule, ils tournèrent dans la rue Mauconseil.
Alors que la circulation reprenait, Olivier et Cassandre virent arriver de la porte Saint-Denis un chariot tiré par des mules. Ce n’était qu’une grosse caisse de bois peinte en bleu avec un toit à double pente, mais sur ses flancs s’étalait une croix blanche à huit branches. Derrière suivait un second chariot identique. Les véhicules étaient escortés par deux douzaines de gardes en morion dont plusieurs portaient le manteau des hospitaliers.
— Les chariots d’or étaient derrière le duc! murmura Cassandre.
— Ils ont dû faire le voyage ensemble et ne se séparer qu’aux portes, les chariots passant seuls la porte Saint-Denis pour qu’on ne se doute pas qu’ils étaient avec les Lorrains. Cela explique cette faible escorte. Guise a dû venir accompagné de beaucoup plus de monde et ne faire que la fin du voyage seul, avec ces chariots et leurs gardes autour de lui. En cas de mauvaise surprise, les hospitaliers lui auraient porté secours.
— Et inversement, Guise pouvait protéger son or si on avait voulu le voler, ironisa Cassandre.
Chez Olivier, l’admiration qu’il avait ressentie devant le courage du Balafré disparut d’un seul coup. Le duc était bien l’homme calculateur décrit par ses ennemis.
Ils suivirent à pied le convoi. Olivier était persuadé qu’il se rendait à l’ambassade d’Espagne, mais il n’en fut rien. Il tourna au contraire rue aux Ours, en face de la rue Mauconseil.
Où allait-il?
Les chariots prirent la rue Grenier Saint-Lazare, puis traversèrent la rue du Temple jusqu’à la rue du Chaume. Le convoi s’arrêta devant la porte à échauguettes de l’hôtel de Guise, l’ancienne forteresse d’Olivier de Clisson achetée par le père d’Henri de Guise. Un des gardes avait dû le précéder, car la porte ogivale était ouverte. À grand-peine, les chariots s’y engouffrèrent, puis la lourde porte ferrée se referma.
Au même moment, le prévôt Hardy avait envoyé un de ses hommes chercher Nicolas Poulain. Le prévôt des maréchaux de l’Île-de-France étant son chef, il ne pouvait refuser et s’y rendit, inquiet de ce qu’on lui voulait, car il n’était pas dans les habitudes de Hardy de convoquer ainsi ses lieutenants. Vieux et malade, il restait à l’écart des factions de la cour bien que depuis deux ans il se soit rapproché de la Ligue.
Le prévôt le reçut dans sa chambre, couché sur son lit. Il l’assura de son amitié et lui expliqua qu’il ne l’avait fait venir que pour le prévenir et lui conseiller de fuir. Quelqu’un, qu’il ne nomma pas, avait trouvé un mémoire qu’il avait écrit au roi dénonçant les agissements de la sainte union. Guise venait d’arriver à Paris (ce que Poulain venait d’apprendre en chemin) et allait le faire saisir. Le roi ne ferait rien pour sa défense, car on lui avait dit que ce mémoire n’était qu’un tissu de mensonges.
Poulain, pris de peur, posa quelques questions – sans rien reconnaître – mais le vieux prévôt n’en savait pas plus. Il partit donc en le remerciant.
Une fois dans la rue, il ne sut où porter ses pas. Guise à Paris, sa trahison envers la Ligue connue, il devait effectivement fuir, à moins qu’il ne parvienne à convaincre le roi de sa fidélité. C’est alors que son regard saisit furtivement dans l’embrasure d’une porte un visage triangulaire au menton fuyant. La fine moustache qui surmontait des lèvres épaisses ouvertes sur de grosses incisives lui rappela immédiatement Lacroix.
Ainsi le capitaine des gardes de Villequier le surveillait. Il comprit brusquement que tout cela n’était qu’un coup monté. Que l’on voulait tout simplement le faire avouer en le forçant à prendre la fuite. Tout avait dû être organisé par Villequier.
Il décida d’aller au Louvre pour se justifier auprès d’Henri III si vraiment on l’avait accusé de mensonge.
Là-bas, il trouva la cour emplie d’une foule immense venue soutenir le duc de Guise. Écoutant les propos qui s’échangeaient, il comprit que le Lorrain était arrivé.
Au moins, se dit-il pour se rassurer, si on me voit ici, on pensera que je suis venu pour l’acclamer moi aussi. Il parvint à entrer dans la salle des cariatides et à faire quérir le seigneur de Petrepol, mais celui-ci était introuvable. Nicolas cita les autres noms que le roi lui avait donnés et ce fut finalement François de Montigny qui vint. Ayant écouté sa demande, le capitaine des archers de la Porte lui répondit qu’il devrait attendre, car on ne pouvait déranger Sa Majesté.
Le duc de Guise s’était rendu à l’hôtel de la Reine comme il l’avait annoncé. Catherine de Médicis l’avait d’abord assez mal reçu. Néanmoins, apprenant qu’il voulait aller au Louvre sans escorte et craignant une imprudente réaction de son fils qui aurait mis Paris à feu et à sang, elle choisit de l’accompagner dans sa chaise à bras.
Durant le trajet, il marcha à côté d’elle, chapeau à la main, acclamé par la foule en délire tout en s’entretenant aimablement avec ses proches. Malgré cette liesse, les centaines de gentilshommes et de partisans qui l’avaient rejoint étaient inquiets et menaçaient d’avance Henri III s’il tentait quelque chose contre leur maître. Approchant du Louvre, plusieurs le supplièrent de ne pas se livrer ainsi désarmé à un monarque si fourbe.
— Il faut bien que quelqu’un se dévoue pour faire entendre la vérité au roi, répondit calmement le duc. Celui qui, avec si peu d’hommes, a détruit l’armée allemande, doit-il craindre une poignée d’infâmes courtisans?
Tout cela fut dit d’une voix si calme, si posée et si courageuse, que la foule parisienne applaudit et chacun se félicita d’avoir enfin un maître à admirer.
Henri III était dans les appartements de la reine, qui jouxtaient sa chambre de parade, quand on lui apprit que le duc de Guise venait d’entrer dans Paris. Il resta un instant interdit devant cette désobéissance incroyable à ses ordres, puis fit appeler M. d’Ornano.
Rapidement, les nouvelles se précipitèrent. Le duc avait traversé la ville dans un cortège de ferveur populaire; le duc se rendait à l’hôtel de la Reine; le duc en était parti avec la reine mère; le duc s’approchait du Louvre!
Debout près d’une fenêtre, le roi regardait la Seine, plus exactement l’île aux Juifs où son ancêtre le Bel avait fait brûler Jacques de Molay. Que ne pouvait-il faire pareil avec Guise? songeait-il, le cœur gonflé par la honte de ne plus être respecté. Au bout d’un moment, sous les regards de ses plus fidèles, il fit quelques grands pas pour se calmer. Il y avait là, à attendre ses ordres, le jeune Roger de Bellegarde, premier gentilhomme de la chambre, François de Montpezat, le capitaine des quarante-cinq avec une dizaine d’ordinaires, le colonel d’Ornano, M. de Villequier et son gendre le marquis d’O.
Henri III hésitait sur la décision à prendre. Le duc de Guise était seul, lui avait-on rapporté. Était-ce de l’inconscience de sa part, ou un excès de courage? À moins qu’il n’ait des intelligences dans le palais… Et s’il envisageait de frapper quelque coup hardi?
M. de Villeroy entra, le visage affolé.
— Le duc est dans l’escalier, sire!
— Mon bon ami, nous allons tout jouer, lui répondit le roi d’un ton posé. Dites-vous bien que ce qui est en question, c’est l’avenir des rois de ma race…
Il se tourna vers Alphonse d’Ornano pour ajouter, en s’efforçant de dissimuler sa rage :
— L’audacieux vient donc me défier jusque dans mon palais!
— Que Votre Majesté me donne le signal, et il ne le fera pas impunément, répliqua le Corse, la main serrée sur son épée tant il bouillait de rage.
Le roi eut un maigre sourire.
— À vôtre avis, capitaine Alphonse, si vous étiez à ma place, que vous lui eussiez mandé de ne pas venir, et qu’il n’en eût tenu aucun compte, que feriez-vous?
— Sire, tenez-vous M. de Guise pour votre ami ou pour votre ennemi?
À quoi le roi ne répondit ni par une parole, ni par un mot, ni même par une expression du visage. Ornano poursuivit donc rageusement :
— Sire, il me semble que je vois à peu près le jugement qu’en fait Votre Majesté. S’il vous plaît de m’honorer de cette charge, je vous apporterai aujourd’hui sa tête à vos pieds, ou bien je vous le rendrai en lieu là où il vous plaira d’en ordonner, sans qu’homme du monde bouge ne remue, si ce n’est à sa ruine. Et de ce j’en engage présentement ma vie et mon honneur entre vos mains.
— Il n’est pas encore besoin de cela, répliqua le roi1 en s’approchant du fidèle colonel corse pour lui serrer la main avec effusion.
» Vous êtes un vrai serviteur, poursuivit-il, mais je vous demanderai d’attendre mon signal.
Entre-temps, le chancelier Cheverny et M. de Bellièvre étaient arrivés et on leur racontait à voix basse ce qu’avait proposé Ornano.
— Sire, puis-je parler? intervint Villequier qui bouillait depuis l’invention du colonel corse.
Le roi se tourna vers lui, lui lança un curieux regard et hocha lentement la tête.
— Sire, je condamne la violente résolution de M. d’Ornano. Le duc de Guise arrive accompagné de cent cinquante mille Parisiens qui déjà remplissent la cour du Louvre. Votre mère va vous demander de le recevoir et s’il tardait à sortir, ces furieux pénétreraient ici, égorgeraient votre garde insuffisamment nombreuse et porteraient peut-être leur fureur jusqu’à vous…
Henri ne dit mot et s’approcha de la fenêtre donnant sur la cour où il resta un moment à considérer la foule rebelle qui grondait des menaces à son égard.
Pendant ce temps, le duc de Guise montait les grands degrés2 pour se rendre dans la salle haute. Le long des marches, les gardes françaises le considéraient sans aménité. En haut, leur colonel, Louis de Crillon, refusa de le saluer tandis que le Lorrain le défiait du regard.
Cachant les craintes qu’il éprouvait sous une attitude bravache, le duc entra dans la salle pleine de courtisans. Il eut quelques mots aimables à l’égard de ceux qu’il connaissait, mais tous se détournèrent en silence. Il resta un instant embarrassé jusqu’à ce que la reine mère le rejoigne, ayant rencontré en chemin le duc et la duchesse de Retz.
Après avoir demandé où était son fils, Catherine de Médicis prit Guise par le bras et lui fit traverser la salle, puis l’antichambre jusqu’aux appartements de la reine. Le Lorrain restait au plus près d’elle, ressentant une immense appréhension en se sachant seul au milieu d’ennemis.
Ils entrèrent dans le grand cabinet. En voyant le Balafré, si beau, si grand, si splendide, le roi lui jeta sans la moindre courtoisie :
— Ne vous avais-je point fait défendre de venir?
— J’ai cru, sire, qu’il était toujours permis à un sujet fidèle et calomnié de venir se jeter dans les bras de son roi. D’ailleurs, je n’ai point reçu de défense expresse, et c’est madame votre mère qui m’a demandé de l’accompagner.
Le roi demanda à Bellièvre s’il avait fait la commission dont il l’avait chargé et comme le surintendant des finances bredouillait de vagues justifications, il le coupa :
— Je vous en avais dit davantage! cria-t-il.
La tension était à son comble. Le duc de Guise posa la main sur son épée. Le colonel Alphonse n’attendait qu’un signe pour agir. La reine mère comprit que l’irréparable était sur le point d’être commis et, s’approchant de son fils, elle l’entraîna vers une fenêtre.
— Modérez, Henri, une colère qui peut avoir les suites les plus funestes. Un peuple immense est dans la cour. N’ensanglantez point le Louvre, car bientôt il serait teint de votre sang.
Cheverny et Villequier s’approchèrent pour se joindre aux sollicitations de Catherine de Médicis, tandis qu’à l’autre bout de la pièce O, d’Ornano et les gentilshommes ordinaires considéraient la scène avec mépris, prêts à en découdre. Guise suivait de l’œil la délibération en s’efforçant de rester indifférent.
Ayant une nouvelle fois regardé dans la cour, le roi revint vers le duc de Guise, le visage seulement sévère.
Guise comprit que la crise était passée et qu’Henri III ne ferait rien contre lui. Il reprit courage.
— Je les porte, sire, pour avoir raison des injures qui me sont faites par M. d’Épernon.
— M. d’Épernon vous aime, monsieur le duc, et vous devez l’aimer! répliqua Henri III.
— Si Votre Majesté l’ordonne, j’aimerai aussi son chien, fit le duc en s’inclinant. Quant à M. d’Épernon, je me comporterai avec lui dans la mesure où il verra la différence qu’il y a entre nous.
Il rappelait ainsi la distance immense qu’il y avait entre un nobliau de Gascogne et un petit-fils de Charlemagne.
— Votre démarche d’aujourd’hui me rend votre obéissance bien suspecte, lui répliqua sèchement le roi. Vous pouvez cependant me la prouver par la conduite que vous tiendrez à Paris.
Guise s’inclina, mettant la main sur son cœur. Il prétexta alors la fatigue du voyage pour prendre congé, fit une grande et basse révérence et se retira à pas lents, sans être suivi ni salué de personne.
À peine arrivait-il dans la cour qu’une immense clameur de ferveur et de soulagement retentit. Pressé de toutes parts, Guise sortit et, ayant passé le pont dormant, il déclara à la foule :
— C’est le moment d’agir, mes amis! J’ai voulu voir par moi-même ce que vous aviez à craindre. Craignez tout! Aux armes! Ne quittez pas les armes! On veut surprendre Paris cette nuit même. Défendons-nous et nous attaquerons après!
C’était une déclaration de guerre!
Le peuple le suivit à son hôtel comme une armée suit son général. Il convoqua aussitôt ses capitaines et le conseil des Seize.
Poulain attendit dans une antichambre du Louvre jusqu’à cinq heures du soir. Finalement Petrepol vint le chercher pour le conduire dans le cabinet royal.
Le roi était avec O et Ornano.
— Sire, j’ai été averti que certains m’accusent de vous avoir menti. Je suis venu me jeter à vos pieds pour me justifier.
— Êtes-vous découvert, monsieur Poulain? demanda Henri III après un long silence.
— Je le crains, sire.
— Dès cette nuit, tenez-vous sur vos gardes. La partie sera rude.
Poulain sortit, torturé par la peur. Il avait tout donné au roi, et celui-ci ne lui avait jamais paru si affaibli. Passant le pont dormant, il vit que l’on mettait les Suisses en bataille devant la chapelle de Bourbon.
Après que le convoi d’or et de poudre fut entré dans l’hôtel de Guise, Olivier et Cassandre prirent le chemin de la porte Saint-Martin pour prévenir Caudebec.
— Nous n’avons plus rien à faire à Paris, dit Cassandre qui avait hâte d’informer son père de ce qu’elle avait appris par les courriers du commandeur Moreo.
Olivier était plus réticent, aussi ne répondit-il pas tout de suite.
— Caudebec va te raccompagner chez ta mère, car je préfère rester ici quelques jours, dit-il enfin. Il faut encore que je retrouve ce capitaine Clément tant il peut m’apprendre de choses.
— Mais tu as déjà essayé la semaine dernière.
— Nous n’avions guère de temps en cherchant seulement le matin…
En vérité Olivier brûlait de savoir ce qui allait se passer à Paris. Guise allait-il s’opposer ouvertement au roi? Le combat décisif allait se livrer entre eux. Il était aux premières loges et le roi de Navarre n’aurait pas compris qu’il s’en aille. Henri III allait avoir besoin de toute l’aide possible.
En marchant, elle le regarda sans rien dire. Elle se doutait déjà de sa décision quand elle avait vu arriver le duc de Guise, et encore plus quand elle avait assisté à l’idolâtrie de la foule.
— Dans la manifestation de passion envers le duc de Guise à laquelle nous avons assisté, je n’ai pas ressenti la tension qu’on éprouve à la veille des batailles, dit encore Olivier. C’est à cela que je songe…
— Que veux-tu dire?
— Les Parisiens vénèrent le duc de Guise et le veulent pour roi. Si Henri III est aussi faible qu’on le dit, il ne pourra résister à cette force et il cédera. Selon moi, il n’y aura pas bataille. Il y a certainement moins de danger à rester dans Paris maintenant que le duc est là qu’il n’y en avait quand les Parisiens l’attendaient. Guise ne laissera pas la sainte union imposer sa dictature, pas plus qu’il n’autorisera les prédicateurs à faire la loi.
— Dans ces conditions, je ne risque rien à rester près de toi, dit-elle en souriant.
— Non seulement je chercherais le capitaine Clément, mais je serais toute la journée dans les rues pour glaner des informations utiles à Henri de Navarre. Tu resterais seule…
— Je peux faire comme toi, rue Mauconseil, autour de Saint-Eustache et aux Halles. On nous connaît maintenant, personne ne doute que nous soyons des comédiens. Nul ne s’intéressera à moi si je me promène avec Serafina et ses sœurs.
Elle avait raison, songeait Olivier. S’il n’y avait pas d’affrontement, elle était sûrement autant en sécurité ici que chez Sardini qui risquait autrement la vengeance du duc de Guise.
— Restons donc ensemble, accepta-t-il. Tu sais d’ailleurs que c’est ce que je désire, fit-il dans un sourire d’amoureux.
Il l’aida à traverser un trou punais, et comme il n’y avait personne autour d’eux, il ajouta à voix basse :
— Il y aura un troisième chargement d’or. C’était une mauvaise idée de ma part de guetter ce chariot à la porte Saint-Denis. La prochaine fois, il faudra l’attendre bien avant sur la route, et avec trente compagnons bien armés.
Le mardi après-midi, Nicolas Poulain transportait quelques-uns de ses biens les plus précieux chez Le Bègue quand il vit un groupe d’archers clouer des pancartes devant les maisons, il s’approcha pour les lire :
De par le roi, les prévôt des marchands et échevins de Paris, défenses très expresses sont faites, sous peine de la vie, à tous bourgeois, manants et habitants de la ville et faubourgs de Paris, de quelque qualité et condition qu’ils soient, de sortir de leurs maisons avec armes autres que l’épée et dague après neuf heures du soir.
Un peu plus tard, il apprit aussi que le duc de Guise avait fait une seconde visite au Louvre, cette fois accompagné de quatre cents gentilshommes cuirassés et portant pistolets sous leur manteau. L’entretien entre les deux Henri avait été bref et plein d’amertume. Le soir, son beau-père lui dit que le roi avait demandé au prévôt de Paris de faire armer vingt hommes par dizaine et de les tenir à son service.
Le lendemain, un parent de M. de La Chapelle vint le trouver pour lui annoncer que le duc de Guise recevrait à quatre heures le conseil des Seize et les colonels et capitaines de quartier pour recevoir leur allégeance. Poulain promit vaguement d’y aller. Vers sept heures du soir, il reçut un billet de M. Le Clerc lui demandant de venir chez lui le lendemain soir avec les officiers de sa compagnie. L’insurrection commencerait le jeudi, précisait la lettre.
Bien sûr, Nicolas ne bougea pas, ignorant si ces convocations n’étaient pas des pièges et craignant trop un coup de poignard. Néanmoins, sachant que le jeudi serait un jour décisif, il sortit discrètement de chez lui au moment où il y avait le plus monde dans la rue et, vêtu en crocheteur, par des passages entre les maisons et des ruelles minuscules, il gagna la rue du Marché-des-Blancs-Manteaux pour toquer à la seconde entrée de l’hôtel du marquis d’O, en espérant qu’il fût chez lui.
Il y était et le reçut. Nicolas lui raconta que tout commencerait jeudi.
— Monsieur Poulain, fit O avec un regard cruel. Sa Majesté a longtemps été indécise, elle ne l’est plus. Le roi a eu confirmation de tout ce que vous lui avez dit. Ce matin, il a fait renforcer la garde aux portes de la ville et autour du palais. Il y a eu conseil et j’ai obtenu qu’on fasse entrer en ville au moins vingt mille hommes dans les jours qui viennent. Sa Majesté a fait appeler M. de Biron pour commander les gardes françaises. Plusieurs régiments de gardes suisses sont en route. Les premiers entreront dans Paris demain matin et prendront position au cimetière des Innocents, au cimetière Saint-Jean et au marché Neuf. Dès que ce sera fait, je ferai saisir les plus archiligueux des bourgeois de cette ville qui seront remis aux mains des bourreaux pour servir d’exemple aux autres ligueurs.
— Et si, malgré tout, il y a émeute, monsieur?
— Je n’hésiterai pas à utiliser l’artillerie contre la populace. Il y a à l’Arsenal vingt couleuvrines et à l’Hôtel de Ville plus de deux cents fauconneaux et arquebuses à crocs3. Quant au Louvre, son artillerie est déjà en place. Les quatre compagnies de gardes du corps sont à leur poste ainsi que les Suisses et les gardes françaises. En Normandie, M. d’Épernon, prévenu, rassemble dix mille hommes qui seront là sous quelques jours. Ceux qui auraient l’audace de se rebeller en paieront le prix fort. Leurs maisons et leurs gens seront laissés à la troupe. Leurs femmes et leurs filles subiront les outrages des soldats et leurs biens seront pillés.
— Mais monsieur, ce sera un épouvantable carnage, s’inquiéta Poulain.
— C’est le châtiment des mutins et des perturbateurs. Les ligueurs apprendront à leurs dépends que plus on remue l’ordure plus elle pue!
Poulain souhaitait la seule arrestation des chefs de l’union et désapprouvait le pillage aveugle et la ruine des familles des rebelles, mais il rentra chez lui rassuré. Quand les troupes royales entreraient en ville, il ne doutait pas que le calme revienne aussitôt. Les bourgeois de la Ligue étaient des couards, ils l’avaient suffisamment montré. Quatre mille hommes bien armés, augmentés des trois mille gardes et gentilshommes du Louvre, tous expérimentés en guerre et munis d’artillerie, plus tard rejoints par les dix mille hommes d’armes du duc d’Épernon, écraseraient la rébellion avant même qu’elle ne commence. Ce cauchemar qui avait débuté trois ans plus tôt allait enfin se terminer.
1 Ces dialogues ont été rapportés par ceux qui y ont assisté.
2 Le grand escalier du Louvre.
3 L’arquebuse à croc, portée par deux serveurs, lançait des pierres. Le fauconneau était une pièce d’artillerie de six pieds de long tirant une balle d’une livre et demie.