17.

Midi était passé quand, sur ordre du roi, le seigneur d’O et Alphonse d’Ornano vinrent chercher les troupes Suisses et Françaises dans l’Île. À nouveau, il y eut négociations avec les bourgeois qui tenaient les barricades, O voulant être certain que la populace laisserait passer les soldats sans les offenser. Vers trois heures, un accord fut trouvé et la retraite commença en direction du pont Notre-Dame.

Ce n’était pas une mince affaire que de mettre en marche des centaines d’hommes au milieu d’une foule qui les insultait et crachait sa haine. Les barricades s’ouvrirent pourtant les unes après les autres devant les soldats.

Olivier et Caudebec, mêlés au peuple, gardaient l’œil sur Clément qui était toujours avec ses compagnons, clamant des propos menaçants en brandissant piques et couteaux.

Durant cette retraite, les Suisses avaient gardé les mèches de leurs arquebuses allumées de manière à pouvoir tirer si on les agressait. À une barricade, on exigea qu’ils les éteignent. Ils refusèrent. Soudain, un coup de feu éclata et un bourgeois tomba. Immédiatement Clément et ses amis écoliers chargèrent avec furie un groupe de tambours de la garde française. La mêlée devint vite confuse et les malheureux soldats furent accablés d’une grêle de balles, de tuiles et de pavés.

L’émeute s’étendit vite aux autres régiments. Des dizaines de soldats tombèrent, tués par les pavés que les femmes et les enfants jetaient par les fenêtres dans la rue étroite en criant : « Vive Guise! Vive la sainte union! Vive la sainte Ligue! »

Ne parvenant pas à se défendre, leurs officiers morts ou en fuite, les Suisses cessèrent vite toute résistance et se jetèrent à genoux, jurant qu’ils étaient bons chrétiens en tendant leurs chapelets.

— Bonne France! imploraient-ils.

Plus loin, les gardes françaises suppliaient aussi à mains jointes en demandant miséricorde.

D’autres se rendaient même en criant :

— Vive Guise!

Les officiers guisards intervinrent et cette fois les soldats furent désarmés par M. de Brissac et conduits dans la boucherie du Marché Neuf où on les enferma. Les morts étant enterrés immédiatement dans une fosse sur le parvis Notre-Dame. Quant au marquis d’O et au colonel d’Ornano, ils crurent leur dernière heure arrivée. Pourtant, ils ne furent pas meurtris mais se retrouvèrent aussi prisonniers.

Caudebec et Olivier ne surent tout cela que bien plus tard, car à peine l’échauffourée avait-elle commencé que Clément et sa bande s’étaient précipités sur le pont Notre-Dame en criant : « Au Louvre! » Aussitôt, ils les avaient suivis.

Au bout du pont, la barricade s’ouvrit devant ces furieux armés et menaçants, mais quand Olivier et Caudebec, suivis de quelques dizaines de crocheteurs et de gagne-deniers avides de pillage, arrivèrent à leur tour, l’officier bourgeois ne les laissa passer qu’à la file en leur donnant ordre de rejoindre la milice qui encerclait les Suisses aux Innocents.

Ils obtempérèrent en s’engageant vers la puante rue Planche-Mibrai, espérant retrouver Clément, qui avait disparu. Une autre barricade, tenue par une dizaine de bouchers, barrait la rue au niveau de la Halle aux Veaux. Conscients qu’ils auraient à donner des explications, et risquant d’être découverts, ils se joignirent à un groupe de moines en corselet, porteurs de hallebarde et de mousquet, qui descendait vers la grève de la Seine en direction du Grand-Châtelet.

Sur la rive, ils abandonnèrent leurs frocards, hésitant sur la marche à suivre. Certes, ils pourraient se diriger vers le Louvre où Clément voulait se rendre, mais ils trouveraient en chemin de nouvelles barricades, sans pour autant être certains de le retrouver. Olivier, soucieux pour Cassandre, jugea plus raisonnable de revenir à la tour de l’hôtel de Bourgogne, ce qui n’allait déjà pas être facile.

— Rejoignons la place de Grève par cet escalier, nous passerons ensuite entre les maisons sur piliers, proposa-t-il à Caudebec.

Ils avaient faim, les pâtés étaient digérés depuis longtemps, mais ils n’avaient aucune possibilité de se rassasier ou même de boire. La chaleur était accablante. Ils arrivèrent enfin à la place de l’Hôtel de Ville. Sur le port de la grève les barques étaient alignées en rangs serrés le long des pontons ou accolées les unes aux autres. Malgré l’insurrection, quelques gagne-deniers déchargeaient les bateaux.

Sur la place, la foule était nombreuse et il n’y avait aucun soldat. Olivier et François Caudebec observèrent quelques garçons de la Grande boucherie qui traînaient deux cadavres de Suisses pour les pendre aux potences, devant les façades de l’Hôtel de Ville, pendant qu’un groupe de religieux chantaient des cantiques. Plus loin, des femmes dansaient une sarabande autour de la croix érigée au milieu de la place. On fêtait apparemment une victoire.

Ils arrêtèrent un porteur d’eau dont la large sangle sur l’épaule soutenait deux seaux maintenus par un cerceau de bois.

— Qui veut de l’eau? criait-il.

— Elle vient de la Seine? demanda Olivier.

— Non, monsieur, d’un grand puits! Point ne mens!

Ils avaient si soif qu’ils le crurent, regrettant quand même de ne pouvoir y mettre un peu de vinaigre. Ils en burent un cruchon contre deux liards. Désaltéré, Olivier demanda :

— On arrive de l’Île… Où sont les troupes du roi?

— Les régiments du bougre se sont repliés pour rejoindre le Louvre – le porteur d’eau cracha par terre, tout en postillonnant dans ses seaux –, mais il y a eu des accrochages avec les Suisses. Ils ne doivent leur salut qu’à Mgr de Guise venu nous demander de les laisser partir. Sinon, ils seraient tous pendus comme ceux-là!

Il montra la potence où se balançaient les corps attachés par les pieds.

— Guise! ne put s’empêcher de lâcher Olivier.

L’autre dut prendre son interjection pour un cri de joie, car il ajouta avec ferveur, dévoilant les chicots noirs de sa bouche :

— Monseigneur est la bonté même. Il était en blanc, beau comme l’archange saint Michel de Notre-Dame.

Après la déroute à laquelle ils avaient assisté dans la Cité et l’Université, cette humiliation des Suisses était encore plus incroyable pour les deux hommes de Navarre. De plus en plus inquiet, Olivier avait hâte de rentrer à la tour.

Laissant le porteur d’eau, ils traversèrent la place sans encombre et, par l’étroite rue du Mouton, ils rejoignirent la rue de la Tisseranderie. Mais celle-ci était barrée des deux côtés, tout comme les rues transversales. Finalement, par un passage entre l’Hôtel de Ville et l’hôpital du Saint-Esprit, ils gagnèrent la minuscule rue du Coq-Saint-Jean. Ils s’y engagèrent, mais plus loin la rue Verrerie était barrée aux deux extrémités par des chaînes et des pelotons de bourgeois.

Olivier sentit le découragement le gagner. Ils ne parviendraient pas facilement à la rue Mauconseil, se dit-il en revenant vers la place de Grève.



Biron désapprouva l’ordre reçu du roi mais l’exécuta sans état d’âme. Il annonça à ses officiers que la prise des barricades était abandonnée et qu’ils se repliaient vers le Louvre. Lui-même se rendit à l’hôtel de Guise pour demander au duc de le laisser faire une retraite honorable afin d’éviter un bain de sang. En effet, pour gagner le palais, les régiments emprunteraient des rues fort ligueuses.

Apprenant le repli des troupes, Nicolas Poulain retourna au cimetière des Innocents pour voir ce que devenaient les régiments qui s’y trouvaient. Il se sentait honteux pour l’humiliation subie par la monarchie mais aussi très inquiet, car à cette heure, Le Clerc devait le rechercher et sa tête était sans doute mise à prix. Il espérait quand même que les Suisses resteraient aux Innocents et recevraient des renforts. Tant qu’ils seraient là, la Ligue ne pourrait imposer sa loi dans le quartier.

Mais lorsqu’il arriva au cimetière, après force détours pour éviter les barrages, il apprit que les troupes royales assiégées n’avaient reçu aucun ravitaillement et étaient assoiffées et affamées.

Se sentant forte, la populace bravait maintenant les soldats du roi, menaçant de les mettre en pièces. Soudain, une compagnie de Suisses tenta une sortie. Immédiatement les tireurs disposés en haut des murs du cimetière en abattirent quelques dizaines à coup de mousquet. Des soldats parvinrent pourtant à s’enfuir en sautant par-dessus les barricades, poursuivis aussitôt par des bouchers armés de hachoirs et de broches. Nicolas Poulain imagina avec un frisson d’horreur ce qui leur arriverait quand ils seraient rattrapés.

Tandis que la fusillade se prolongeait dans un désordre indescriptible, Poulain grimpa sur un pas de mule et découvrit que les Suisses du cimetière s’étaient jetés à genoux, implorant pitié en montrant leur chapelet.

— Bon catholique! Bon catholique! criaient-ils pendant qu’on leur tirait dessus.

Malgré leurs supplications, ils auraient tous été abattus si, soudain, d’autres cris n’avaient retenti qui firent cesser la fusillade :

— Guise! Mgr de Guise!

Nicolas se dirigea vers où la foule se portait. En bousculant, il parvint au premier rang. C’était en effet le duc entouré d’une trentaine de serviteurs et de gentilshommes. En pourpoint blanc, couvert d’un grand chapeau, une baguette à la main, un page portant son épée, il sourit à la foule avant de demander la grâce des soldats royaux aux officiers de la milice.



Le duc de Guise était jusqu’à présent resté dans son hôtel pour ne pas être accusé de complicité avec les rebelles, mais il avait eu connaissance des ordres du roi par la reine mère. Ayant appris le repli de Crillon, il avait accueilli Biron avec chaleur. La demande du maréchal ne pouvait mieux tomber, tant le Balafré voulait montrer qu’il n’était pour rien dans l’émeute. Il avait donc quitté son hôtel pour aller place de Grève afin de demander à la foule de laisser partir les régiments du roi, mais apprenant en chemin que les Suisses étaient massacrés aux Innocents, il s’y était rendu en premier.



Sous leurs acclamations, Guise obtint la grâce des Suisses. Ensuite, la négociation sur la reddition fut rapide. Mèches éteintes, tambours sur le dos, c’est avec un serrement de cœur que Nicolas Poulain vit les belles troupes royales, souillées de crachats et de boue, se replier vers le Louvre. Le silence se faisait sur leur passage. C’était une nouvelle magnifique journée de Saint-Séverin, mais à l’échelle de la capitale. Les Parisiens avaient vaincu les quatre mille soldats royaux.

Comme les troupes vaincues s’éloignaient honteusement, un homme cria :

— Il ne faut plus lanterner, monsieur le duc! Il faut vous mener à Reims!

En réponse à ces mots, les vivats et les « Vive Guise! » fusèrent.

Poulain remarqua alors que sous son chapeau baissé, le duc avait le fou rire. Parvenant à peine à le dissimuler, il lança plusieurs fois à la foule :

— Mes amis, c’est assez! Messieurs, c’est trop! Criez donc : Vive le roi!

Puis, une main sur la bouche pour contenir ses rires, il partit avec ses gens pour la place de Grève sous des hourras assourdissants.

Après son départ, Nicolas Poulain se sentit complètement découragé. Où devait-il diriger ses pas? Le plus raisonnable était qu’il sorte de Paris, si les portes n’étaient pas encore fermées. Mais ensuite? Et que deviendrait sa famille? Certes, elle était en sécurité chez Olivier, mais pour combien de temps? Pourtant, à force de réfléchir, il se rassura. Les compagnies suisses et françaises de la garde du roi étaient humiliées mais n’avaient pas subi beaucoup de pertes et étaient toujours armées. Le régiment de Picardie allait arriver. Le roi de France ne pouvait être vaincu par une poignée de pouilleux parisiens! Il décida donc d’aller au Louvre pour se placer au service de son souverain comme il l’avait décidé le matin.

Mais avant, il voulait être certain que sa famille était bien en sécurité chez Hauteville.

Il tenta donc de revenir vers la rue Saint-Martin. Les barricades ne l’inquiétaient pas, car il connaissait toutes sortes de passages entre les maisons et les potagers, d’échelles et de galeries permettant d’aller d’une rue à une autre. Rue Aubry-le-Boucher, il fut finalement arrêté par un barrage. Il resta un moment sous un porche à observer les boutiquiers et les procureurs qui le tenaient. Il les connaissait tous et ne doutait pas qu’ils le laisseraient passer, sauf si on l’avait déclaré félon. C’était un risque qu’il ne pouvait prendre.

Il réfléchissait à un autre itinéraire quand il entendit des éclats de voix.

— Ne vous avisez pas de m’approcher, porc puant! cria soudain une voix de femme.

Un frisson le parcourut. C’était la voix de Cassandre!

La tête sous son capuchon, il risqua un regard vers la rue Saint-Martin et aperçut avec effroi le commissaire Louchart au milieu des sentinelles de la barricade. Derrière lui, il y avait deux femmes dont l’une se débattait d’un soldat qui la maintenant. Dieu du ciel! Il reconnut les cheveux de Marguerite!

Quant à la seconde femme, c’était sans nul doute Cassandre. Que s’était-il passé? Où étaient ses enfants et ses beaux-parents?



Louchart s’était présenté chez Hauteville et avait demandé à fouiller la maison pour rechercher des hérétiques. Par une meurtrière du mur, Le Bègue lui avait répondu avoir ordre de ne laisser entrer personne.

— Comme vous voulez! avait menacé Louchart. Je vais chercher un tonnelet de poudre et faire sauter votre porte, vous aurez les morts sur votre conscience!

C’est Cassandre qui avait ouvert. Blême.

— Qui êtes-vous? avait demandé le commissaire en entrant.

— Et vous? avait-elle rétorqué en examinant avec dégoût cet homme au teint bilieux et au visage de furet.

— Louchart, commissaire au Châtelet! M. Le Bègue me connaît. Veuillez tous vous rendre dans la cuisine. Vous autres, avait-il ajouté à l’attention des bourgeois miliciens, montez dans les chambres et faites descendre ceux que vous trouverez.

— Nous sommes tous en bas, avait répliqué Cassandre.

Louchart l’avait ignorée et d’un signe de la main avait montré l’escalier à ses hommes. Six d’entre eux étaient montés.

Cassandre avait alors hésité un instant. Elle apercevait deux ou trois bourgeois de la milice qui attendaient dehors. Ce Louchart était malingre. Elle était capable de lui saisir la tête et de lui briser le crâne contre le mur. Elle s’enfuirait ensuite facilement sans qu’on puisse la rattraper.

Mais que deviendraient Mme Poulain et ses enfants? Louchart en avait certainement après eux. Arrêtée, Marguerite serait incapable de survivre et Nicolas en mourrait. Elle devait rester pour la défendre.

— Je vous ai demandé qui vous étiez, avait répété Louchart avec impatience. Voulez-vous que je vous donne le fouet?

— Je suis une cousine, avait-elle répondu évasivement en baissant les yeux.

Dans la cuisine, le commissaire avait découvert la famille Poulain avec jubilation. Quant aux autres domestiques, y compris Perrine, ils étaient terrorisés. Louchart s’était alors interrogé sur ce qu’il devait faire. Conduire tout ce beau monde au Châtelet et les inscrire sur le registre d’écrou? C’était imprudent. Que l’insurrection ne tourne pas en faveur des ligueurs, et il aurait des comptes à rendre pour cette arrestation. Il pourrait bien finir pendu.

En vérité, il n’avait besoin que de Mme Poulain, afin que son mari se livre. Quant à l’autre, celle qui se disait une cousine, mais qui était la femme de Hauteville, si elle était la fille du prince de Condé, il devait la traiter avec respect. Le châtiment contre ceux qui s’en prenaient aux princes et princesses de sang était d’être rompu vif.

Il n’avait qu’à les enfermer dans un couvent, avait-il décidé. Il connaissait la supérieure de l’Ave-Maria. Elle accepterait de les garder dans une cellule et on ne pourrait lui faire aucun reproche. Ensuite, il aviserait, et quant à prévenir Mme de Montpensier, ça attendrait.

— Mesdames, je vous arrête, vous allez m’accompagner.

— Vous n’avez pas le droit! s’était insurgé le beau-père de Poulain. Mon gendre est prévôt! Je vous ferai condamner par M. de Perreuse!

— Je ne fais que mon devoir, monsieur, avait répliqué obséquieusement le commissaire. M. Poulain est recherché. Et rassurez-vous, ces dames ne risquent rien. Je vais les conduire au couvent de l’Ave-Maria où elles seront interrogées. Si le justice ne retient rien contre elles, elles seront libérées.

Marguerite avait éclaté en sanglots, ses deux enfants serrés contre elle.

— Nous vous suivons, monsieur, avait dit Cassandre en maîtrisant sa voix, tandis que ses yeux fulminaient de haine, mais sachez que je vous ferai pendre pour cela.

Il avait considéré un instant son visage malveillant, puis avait détourné son regard tandis qu’un picotement lui avait parcouru la nuque. Au plus profond de lui-même, il avait su, sans comprendre comment, qu’elle y parviendrait.

Mais il était trop tard pour reculer.



Le peloton d’hommes était passé à quelques pas de Nicolas Poulain. Cassandre marchait derrière Louchart, tenant la main de Marguerite qui sanglotait. Il eut envie de se jeter sur ces monstres et de les massacrer, mais il se serait seulement fait tuer. Il devait se calmer. Savoir où on les emmenait.

Pour cela il devait les suivre. Ensuite, il chercherait à savoir où étaient ses enfants.

Il revint sur ses pas en courant et emprunta un des étroits passages laissés entre les maisons à pignon pour éviter qu’un incendie ne s’étende de l’une à l’autre. Le boyau finissait en cul-de-sac, mais Nicolas connaissait ce quartier par cœur. À son extrémité, une échelle conduisait à une galerie. Au bout de celle-ci, il sauta dans une autre traverse bordée de murs bossués. Le sol était jonché de charognes et d’immondices. Il courait toujours. Ses poumons le brûlaient. Il fallait qu’il arrive au prochain carrefour avant Louchart. Il déboucha enfin rue des Lombards. Jetant un bref regard, il vit le groupe tourner vers la rue Verrerie. Allaient-ils à l’Hôtel de Ville?

Il se précipita. Rue Verrerie, il y avait un gros barrage de barriques. Nicolas traversa la rue des Arcis et emprunta d’infâmes ruelles pleines de trous punais pour rejoindre la rue de la Tisseranderie. Il courait si vite que, tournant dans la rue des Coquilles, il ne fit pas attention à ceux qui arrivaient en face. Il heurta un homme avec une telle violence qu’ils tombèrent tous deux par terre.

— Faquin! Tu vas me le payer! cria une voix rocailleuse.

Poulain se redressa, étourdi.

— Caudebec!

C’était en effet Olivier et Caudebec qui revenaient, désespérés, de la rue Verrerie.

— Nicolas! Que fais-tu là?

Déjà quelques badauds approchaient, espérant quelque règlement de compte distrayant.

— Ne restons pas là! répondit Poulain, suivez-moi, vite!

Il les entraîna vers un étroit passage, courant à nouveau, comme s’il avait le diable à ses trousses. Olivier et Caudebec le suivaient, se demandant s’il n’était pas fou. Pourtant on ne les poursuivait pas!

Le passage fut suivi d’échelles, d’escaliers, de chemins troués par des fondrières pour enfin arriver rue de la Verrerie où Nicolas risqua un regard. Louchart était déjà parti. Le groupe n’était plus très loin du cimetière Saint-Jean.

— Mais que se passe-t-il? demanda Olivier, comprenant qu’il y avait quelque chose de grave.

Nicolas haleta d’essoufflement et d’émotion :

— Olivier… commença Nicolas. Louchart a pris Cassandre et Marguerite… Il est là-bas avec une dizaine d’hommes. Je les suis depuis un moment.

— Où vont-ils? s’enquit Olivier en frissonnant.

— Je ne sais pas… peut-être à la Bastille.

— Revenons rue de la Tisseranderie! décida Olivier après avoir observé le groupe de miliciens qui traversait le marché du cimetière Saint-Jean.

Ils firent demi-tour et prirent une autre traverse. Une fois rue de la Tisseranderie, Olivier savait se rendre rapidement au cimetière par une venelle qui serpentait entre la rue des Deux Portes et celle des Mauvais-Garçons.

Enfin ils débouchèrent sur la place du marché. Il n’y avait pas trop de monde et Nicolas leur montra le groupe qui s’éloignait. Ils les suivirent à distance, mais arrivés rue Saint-Antoine, la voie était barrée par des chaînes, des tonneaux en chicane et des sentinelles.

Ils reprirent leur souffle.

— Que s’est-il passé? demanda pour la première fois Olivier.

— Je l’ignore! Je les ai découvertes prisonnières, il y a quelques minutes, par hasard! C’est une chance que je vous aie trouvé. Je ne sais même pas ce que sont devenus mes enfants…

Sa voix était cassée par l’émotion.

— On va les libérer! gronda Caudebec en serrant sa dague sous sa casaque de crocheteur.

— Ils sont dix, fit Poulain. Qu’avez-vous comme arme?

— Des dagues.

— J’ai mon épée et un pistolet. Même si ce ne sont que des bourgeois, on n’en viendra pas à bout… Continuons à les suivre, peut-être y aura-t-il une occasion favorable.

Devant la barricade, le peloton prit finalement à droite dans la rue de Jouy qui n’était pas barrée. Nicolas devina alors où on conduisait les deux femmes.

— L’Ave-Maria, murmura-t-il.

— C’est là qu’ils vont?

— Je le pense, c’est là qu’on enferme les femmes de qualité. Je n’y suis jamais entré mais je sais que c’est une forteresse.

La rue de Jouy se terminait par une large poterne percée dans la muraille construite par Philippe Auguste. À cet endroit se dressait la vieille tour de Montgomery, incorporée dans le couvent. L’unique porte de l’établissement religieux se situait au coin de la rue de Jouy avec la rue des Fauconniers, qu’on appelait aussi rue de l’Ave-Maria. Louchart fit tirer la cloche, la lourde porte cloutée s’ouvrit et le groupe disparut.

Les trois hommes s’approchèrent et descendirent la rue des Fauconniers jusqu’au port Saint-Paul, longeant la façade orientale de l’enclos conventuel. La seule ouverture était le porche de l’église de l’Ave-Maria. Près de la Seine se dressaient les ruines couvertes de lierre de la porte Barbelle flanquée de la grosse tour Billi. Le port Saint-Paul n’était qu’une grève avec des pontons de bois sur pilotis à moitié écroulés où une population miséreuse vivait dans des masures de planches dressées sur des piliers.

Ils passèrent la porte Barbelle, puis remontèrent de l’autre côté par la rue des Jardins sans découvrir ni porte ni fenêtre. De ce côté-là, ce n’était que la muraille de la vieille enceinte ponctuée de tours. Torturés par l’inquiétude, ils se demandaient comment ils pourraient faire sortir les deux femmes de là1.

Revenus devant la tour de Montmorency, ils virent que quelques maisons appuyées contre le vieil hôtel du prévôt avaient un étage en encorbellement d’où ils pourraient surveiller l’entrée de l’Ave-Maria, mais comment convaincre un habitant de leur laisser son logis? Sans compter que ces gens étaient sans doute ligueurs et qu’ils seraient vite interrogés par le dizenier.

Ils remarquèrent alors, à l’angle de la rue Percée, une gargote fréquentée par les mariniers et les débardeurs de barques. L’endroit s’appelait le Porc-Épic, allusion à l’ordre de chevalerie créé par le duc d’Orléans2 dont l’ancien hôtel avait longtemps logé le prévôt de Paris. Ce cabaret du Porc-Épic possédait une échauguette, avançant sur la rue, sans doute un reste de l’enceinte de l’hôtel d’Orléans. Poulain la montra à son ami.

— De là, nous aurions une vue parfaite sur la porte de l’Ave-Maria.

— Le cabaretier voudra-t-il nous la louer? Et sans prévenir le dizenier? Vous avez vu que ce n’est pas une hôtellerie, seul le prix du dîner est écrit sur la porte, remarqua Caudebec.

L’ordonnance de mars 1579 sur les prix des hôtelleries imposait d’inscrire sur la porte des auberges le prix du manger, du boire et du coucher, or devant le Porc-Épic était noté en gros caractères :

Dîner du voyageur à pied : six sols.

Bien qu’il n’eût guère le cœur à chanter, Poulain lui répondit par ce refrain qu’on répétait dans les auberges :

Il n’y a pipeurs,

Entre tous métiers,

Ni plus grands trompeurs,

Que sont les taverniers!

— Vous avez remarqué, ajouta-t-il, que le bouge est ouvert, alors que la plupart des auberges et des gargotes sont fermées aujourd’hui? poursuivit-il.

Olivier hocha la tête, devinant les pensées de son ami. Ils entrèrent, tandis que Caudebec restait à surveiller à l’extérieur.

La petite salle était déserte. L’aubergiste, un homme corpulent aux traits grossiers, remplissait un pichet à un tonneau. Ils s’assirent à l’unique table et attendirent qu’il vînt les trouver. Quand il s’approcha, nos amis furent frappés par l’expression de son visage : un mélange de haine et de désespoir.

— Deux pintes de vin, demanda Poulain avant d’ajouter : Il n’y a personne?

— Tout le monde est aux barricades! répliqua l’homme avec agressivité.

— Pas vous?

— Pas moi! répliqua le cabaretier en crachant sur le sol pavé de grosses pierres inégales couvertes de paille.

Celui-là n’est pas à la Ligue, se dit Poulain. Il s’en était douté en voyant l’auberge ouverte.

— L’échauguette, dehors, elle est à vous?

— Il y a ma chambre.

— Je pourrais vous la louer un bon prix…

L’homme le considéra en plissant les yeux, plein de méfiance.

— Vous n’êtes pas aux barricades?

— Pas nous! fit Olivier en faisant tinter quatre sols sur la table.

Tout était dit. L’aubergiste revint vers son comptoir de planches et resta à les observer.

Ils burent leur piquette en silence, puis Poulain se leva et s’approcha du comptoir.

— J’ai besoin de votre chambre.

— Pourquoi?

— Je vous propose un écu d’or par jour. C’est quatre fois son prix.

— Le dizainier voudra savoir qui vous êtes, grommela l’autre.

— On peut toujours s’arranger.

— Vous n’êtes pas ligueurs…

— Non. Maintenant, répondez-moi : vous nous laissez votre chambre ou nous partons?

— J’ai besoin de votre argent, maugréa-t-il.

— Nous sommes trois, on a un ami dehors.

— Vous vous serrerez, il n’y a qu’une paillasse, mais c’est aussi grand que cette salle! Je dormirai en bas.

Il leur désigna l’escalier et les laissa monter. La pièce était toute en longueur avec une fenêtre à chaque extrémité. La tourelle d’angle avait une meurtrière permettant de voir la porte du couvent. Olivier s’y installa pendant que Nicolas racontait enfin ce qu’il savait sur l’arrestation des deux femmes.

— Louchart a dû laisser tes enfants avec tes beaux-parents… Reste à savoir ce qu’il fera demain, dit Olivier quand son ami eut terminé.

— Je ne vais pas attendre demain. C’est une grande chance de savoir qu’elles sont là, décida Poulain. Louchart n’a pas le droit de les enfermer sans un ordre du lieutenant civil ou du parlement. Restez ici, je vais me rendre au Louvre. Je parlerai au roi et je reviendrai avec une compagnie d’archers.

Caudebec leva les yeux au ciel en signe de scepticisme.

— Vous oubliez que les Parisiens viennent de chasser les Suisses! Je doute qu’ils laissent passer des archers…

— La Ligue n’a eu qu’une victoire à la Pyrrhus! rétorqua Poulain. Le régiment de Picardie arrivera demain. L’artillerie du Louvre est intacte. Cette émeute ne peut pas se terminer en faveur du duc de Guise! Dieu ne peut le vouloir!

— Qui peut deviner ce que Dieu veut? répliqua Olivier. Moi, ce que je sais, c’est que ce soir le roi ne fera rien, ou plutôt il ne pourra rien faire. Je te propose plutôt ceci : soupons. Ensuite, pendant que François restera à surveiller le couvent, on remontera par Sainte-Catherine et les coutures3 du Temple. Je me rendrai seul aux nouvelles, rue Saint-Martin, et toi tu n’auras qu’à aller à la tour te renseigner auprès de Venetianelli sur ce qui s’est passé, et lui dire où nous sommes. Tu en profiteras pour nous prendre une épée, un pistolet et de la poudre. On se retrouvera quelque part pour revenir ici. Peut-être même pourrais-je ramener tes enfants. Demain, tu iras parler au roi pendant que nous poursuivrons la surveillance.

Poulain reconnut que ce plan était plus raisonnable que le sien, et surtout il leur permettrait de ne pas rester inactifs, de ne pas penser toute la soirée à leurs femmes, enfermées à quelques pas.

L’action les aiderait à chasser leur angoisse.

1 Le couvent occupait à peu près l’emplacement du lycée Charlemagne.

2 Louis, duc d’Orléans, avait choisi le porc-épic comme emblème pour montrer au duc de Bourgogne, Jean sans Peur, qu’il se défendrait de ses offenses de la même manière que le porc-épic darde ses pointes. On sait que Jean sans Peur n’en eut cure puisqu’il l’assassina!

3 On appelait ainsi les jardins maraîchers qui s’étendaient au nord-est de Paris.