Le lendemain, ce fut la douleur qui réveilla Cassandre. Son flanc la brûlait, tout un côté de son corps était raide. Avec l’aide de Marguerite, elle parvint pourtant à se redresser et s’asseoir. La minuscule cellule puait les excréments et le sang. À la lumière venant de l’archère, elle regarda ses mains, d’une saleté repoussante, puis sa robe, déchirée, répugnante, raide de sang séché. Elles n’avaient plus de pot pour les commodités et étaient affamées.
En boitillant, elle alla à la porte et frappa.
Personne ne vint et elle frappa à nouveau, puis elle se mit à crier et, enfin, une voix retentit :
— Silence!
— Je veux de l’eau pour me laver, du linge, un autre seau et du pain!
— Je vais demander.
Une heure s’écoula durant laquelle Cassandre avait ôté son bas de jupe, sa vertugade, sa cotte et sa chemise, délaçant même sa basquine pour que Marguerite puisse voir la blessure du fouet. C’était une noire meurtrissure qui partait du dessous du sein gauche jusqu’à la cuisse droite. Il n’y avait pas de plaie mais elle mettrait des semaines à disparaître.
C’est à ce moment que Marguerite aperçut la longue lame dans son fourreau attaché sur la cuisse par des lanières. Elle eut un mouvement de recul.
Cassandre eut un sourire dur en sortant la lame pour lui en montrer la longueur et le tranchant.
— Ne craignez rien, avec ça, on s’évadera!
Marguerite sourit. Elle reprenait courage. Elle nettoya son amie avec le jupon et l’eau qui restait dans la cruche, mais très vite il n’y eut plus d’eau.
Quand elles entendirent des bruissements de l’autre côté de la porte, elles se précipitèrent. On passa par le trou un pain, une autre cruche d’eau et un pot pour les commodités, mais celui-là était en terre cuite. Elles rendirent la cruche vide.
— Je vais finir de vous laver, proposa Marguerite.
— Non, on ne sait pas quand on aura encore de l’eau, il nous faudra boire. Je mets mon jupon et mangeons, dit-elle en souriant. Je suis affamée!
Le reste de la journée fut occupé au nettoyage de la cotte et du bas de jupe. Elles les frottèrent contre les pierres du mur et les brossèrent avec les mains pour atténuer les taches mais ne purent faire disparaître les odeurs. Cassandre se rhabilla entièrement et se brossa les cheveux avec les mains. Déjà les poux s’y multipliaient et tombaient en grappes de ses cheveux rien qu’en y passant les doigts.
La nuit arriva. On ne vint pas les réveiller et, le lendemain, elles eurent droit à un autre pain, du seigle dur plein de paille. Toute la journée Marguerite parla de ses enfants et sanglota tandis que Cassandre réfléchissait à un moyen de fuir. Vêpres avaient sonné dans le couvent quand retentirent les bruits familiers de la porte qu’on ouvrait.
C’était la sœur colosse, mais sans bâton.
— Mesdames, fit-elle avec déférence, vous avez une visite. Suivez-moi au parloir.
— Qui est-ce? demanda-t-elle sans bouger.
— Les parents de Mme Poulain.
À ces mots, Marguerite s’était précipitée, Cassandre derrière elle.
Elles descendirent de la tour par l’escalier à vis, passèrent la pièce à l’unique fenêtre et entrèrent dans le parloir.
L’épicier et sa femme étaient là, debout, visages décomposés mais pleins d’espoir. L’abbesse était avec eux.
— Mesdames, j’ai reçu une demande de ma cousine, la duchesse de Retz, pour vous autoriser à recevoir ces personnes. J’ai accepté, mais étant contrainte d’obéir aux ordres de M. Louchart, je vous demanderai de ne pas lui en parler. Vous aurez droit à une visite par semaine, tous les samedis à cette heure-ci.
— Pierre et Marie? demanda immédiatement Marguerite.
— Les enfants vont bien, rassure-toi. Nous sommes rentrés chez nous ce matin, mais la maison a été mise à sac, il y a beaucoup de travail.
Sa mère lui tendit un petit sac de toile :
— Il y a une brosse à cheveux et du miel, dit-elle timidement à l’abbesse.
Celle-ci prit le sac, vérifia le contenu et le donna à Marguerite.
— Nous avons besoin de plus, exigea Cassandre : du vinaigre, du vin de romarin pour lutter contre les poux, d’une couverture.
Comme l’abbesse hochait la tête, les parents de Marguerite paraissaient en pleine confusion, n’ayant pas immédiatement reconnu l’épouse de M. Hauteville dans cette femme autoritaire, aux cheveux sales et en désordre, à la robe répugnante et qui sentait si mauvais.
Leur fille se rendit compte de leur embarras.
— Père, mère, sans Mme de Saint-Pol, je n’aurais pu survivre. Elle s’est battue pour moi, pourtant elle est la fille de Mgr Louis de Condé, la petite-fille de Saint Louis.
Elle se signa et les épiciers restèrent interloqués. Cette femme, une princesse? Leurs regards passèrent de Cassandre à l’abbesse qui restait impénétrable.
— Je reconnais ne pas être très élégante ainsi, admit Cassandre en souriant. Mais j’ai eu un différend avec un de mes serviteurs cette nuit…
Elle planta ses yeux dans ceux de l’abbesse qui les baissa.
— Comment va-t-il? demanda-t-elle d’une voix froide.
— Il est mort, balbutia l’autre, en faisant un signe de croix.
— Qu’il brûle en Enfer! siffla Cassandre.
Les deux épiciers restèrent pétrifiés à ce brutal échange. Que s’était-il passé? La haine était palpable entre la fille de Condé et l’abbesse. Ils n’osaient plus dire un mot.
— Le roi saura que nous sommes prisonnières, leur déclara alors Cassandre avec une grande douceur. Il nous fera libérer… gardez confiance, votre fille rentrera bientôt chez vous.
Ne sachant que dire les deux épiciers embrassèrent Marguerite et partirent le cœur gros. On ramena les deux femmes dans leur prison.
Le lendemain dimanche, les deux prisonnières furent autorisées à se laver au puits de la basse cour avant l’office. À l’occasion de cette messe fut aussi célébré le service funèbre de l’homme que Cassandre avait tué à coups de pot de chambre. Quand il commença, elle sortit de l’église.
Au Porc-Épic, les beaux-parents de Nicolas Poulain relatèrent l’entretien. Si Poulain fut rassuré, Olivier resta partagé. Que s’était-il passé au couvent? Pourquoi son épouse avait-elle tué un homme? Il savait qu’elle en était capable, mais la cause devait en être terrible. Avait-il tenté de la violenter? Toutes ces questions se bousculaient, mais les épiciers ne pouvaient répondre sinon que la dame qu’ils avaient vue leur était apparue sûre d’elle et en bon état physique, même si sa chevelure était parsemée de croûtes de sang.
Avant qu’ils ne partent, Nicolas leur remit cent écus et leur dit qu’il préviendrait le changeur du Pont-au-Change à qui il avait confié dix mille livres pour qu’ils aillent chercher ce dont ils avaient besoin afin de remettre leur boutique en état. Il leur dit aussi qu’Henri III lui avait promis vingt mille écus et qu’il ferait le nécessaire pour que les deux femmes soient libérées. Olivier renchérit en assurant que le roi de Navarre ferait aussi tout son possible. Peut-être y aurait-il échange de prisonniers.
Lacroix s’était vite rendu compte qu’il avait perdu Nicolas Poulain. Il n’en fut pas affecté, car il s’y attendait. Si pendant trois ans cet homme était parvenu à tromper la Ligue, c’est qu’il savait semer le plus adroit suiveur.
Mais dans son genre, Lacroix était aussi un homme talentueux. Il avait déjà rattrapé bien des hommes pour M. de Villequier, à commencer par l’amant de sa femme, et il disposait d’autres moyens pour retrouver Poulain. Pour l’instant, il avait faim et soif.
Il passa si facilement la porte Saint-Honoré que cela l’étonna. Il n’y avait ni gardes du roi ni guet bourgeois, seulement quelques va-nu-pieds qui fouillaient uniquement ceux qui sortaient de Paris pour voler leurs bagages.
Il suivit la rue jusqu’à l’ancienne porte Saint-Honoré avant de tourner à droite dans la rue des Poulies. Le porche de l’hôtel de Villequier était fermé. Il frappa plusieurs fois avant qu’on ne l’interpelle par l’échauguette. Il se nomma, on le reconnut, et on le fit entrer.
La plus garde partie de la garde de M. de Villequier, ainsi que ses serviteurs, étaient encore là. Il fit appeler l’intendant et se fit servir à dîner en pensant à son maître et à ce qu’il lui avait ordonné.
C’est à la fin de l’année précédente que Mayneville avait demandé à M. de Villequier d’interroger Nicolas Poulain. On le sait, Poulain n’avait rien reconnu et Villequier avait rassuré Mayneville, puis ne s’était plus intéressé au lieutenant du prévôt jusqu’au jour où il avait découvert dans le cabinet du roi un document détaillant les entreprises de la Ligue.
C’était le mémoire qu’Henri III avait demandé à Nicolas Poulain d’écrire pour le marquis d’O. Villequier en était resté stupéfait. D’abord plein de rage pour avoir été trompé, puis inquiet quant à son avenir auprès de Guise, il avait envoyé Lacroix chercher Poulain qu’il comptait jeter dans un cachot avant de le livrer aux Lorrains; mais le lieutenant du prévôt s’était méfié et avait refusé de venir.
Puis il y avait eu les barricades, et Poulain avait abattu ses cartes en se rendant ouvertement au Louvre prévenir le roi!
Tout cela Lacroix le savait. Villequier, autant par colère que par calcul, voulait se venger. Il l’avait appelé le vendredi soir, à Trappes, et lui avait ordonné de ne pas perdre des yeux Nicolas Poulain. S’il quittait le roi et retournait à Paris, il devait le suivre, le retrouver, et le tuer comme il l’avait fait pour l’amant de sa femme.
Ensuite il ferait savoir à Guise que Poulain était bien un espion et qu’il l’avait châtié. Ainsi, sa position future ne serait pas ébranlée.
Après l’incompréhensible échec de sa tentative de se saisir d’Henri III sur la route de Vincennes, la duchesse de Montpensier était restée découragée. Elle avait été trahie, elle en était certaine. Mais par qui? Il y avait tant de monde le soir où elle avait annoncé son entreprise, dans la salle des jésuites! Elle se jura d’agir à l’avenir sans informer les Seize.
Sur ces entrefaites son frère était entré dans Paris. Elle était d’ailleurs avec Catherine de Médicis quand il s’était présenté en pourpoint immaculé, beau comme un dieu. Elle avait tremblé, tout en admirant son courage, quand il était parti seul pour le Louvre, puis la journée des barricades avait soigné ses plaies. Le roi allait enfin tomber entre ses mains. Elle le tondrait elle-même avec les ciseaux d’or qu’elle portait à sa ceinture avant de l’enfermer aux hiéronymites!
Toute la journée du vendredi, elle avait attendu avec impatience qu’on lui annonce que le Louvre était à la Ligue, mais on l’avait finalement prévenue que le bougre s’était enfui, comme un lâche.
Décidément, elle ne connaissait que l’échec! Elle pensa à nouveau à cette malédiction qui la poursuivait, à Hauteville qui en était certainement la cause, et elle retomba dans un tel découragement qu’elle dut s’aliter. Son frère lui envoya son médecin qui diagnostiqua la présence dans son organisme d’humeurs morbides. Son traitement fut celui qu’on appliquait en pareil cas pour les éliminer : la saignée et les purgatifs associés à des lavements réguliers.
Après deux jours de traitement, elle ne put plus se lever. Elle confia alors au capitaine Cabasset qu’elle subissait un maléfice, mais qu’elle ignorait qui lui avait jeté ce sort.
Cabasset n’avait pas peur de la mort. S’il savait que la camarde l’appellerait un jour, il ne la redoutait pas, jugeant que quand viendrait la pesée de son âme, ses bonnes actions l’emporteraient sur les mauvaises. Seulement le Diable et la sorcellerie relevaient d’un autre monde que celui de Dieu, un monde dont il ne savait pas se protéger. Apprenant que Mme de Montpensier était envoûtée, il fut terrorisé et supplia le curé Boucher de venir la délivrer. Celui-ci arriva le dimanche après les barricades, accompagné de Jean Prévost, le curé de Saint-Séverin.
Si Cabasset craignait le Diable, Boucher, lui, n’y croyait pas. En revanche, il était sûr d’une chose : maintenant que les Lorrains étaient les maîtres de Paris, on ne pouvait laisser courir la rumeur que la duchesse était ensorcelée. Les Parisiens, qui avaient peur de tout, étaient bien capables de se détourner de la Ligue en l’apprenant. Ce serait une arme redoutable que de faire croire que la Ligue avait une origine diabolique! En l’absence de Cabasset, il pratiqua donc quelques opérations d’exorcisme et conclut qu’il n’y avait plus d’envoûtement.
Cela ne parut pas faire sortir la duchesse de son état d’extrême faiblesse. Pour tenter de la réconforter, les deux prêtres lui racontèrent qu’ils préparaient une grande procession durant laquelle tous les Parisiens porteraient des cierges, en chantant : « Dieu, éteignez la race des Valois! »
Mais même ce séduisant projet ne la fit pas sortir de son abattement.
— Tant que le Valois sera vivant, leur affirma-t-elle, je resterai sous ce maléfice qui me ronge, je le sais… et ce sort empêchera mon frère de parvenir au trône. Il ne suffit pas de demander la fin de la race des Valois, il faut le faire!
— C’était une erreur d’envoyer ce Pierre de Bordeaux si loin pour faire disparaître Navarre. Il aurait dû s’occuper du roi. Cela aurait été plus facile à Paris, soupira Boucher.
Elle battit faiblement des paupières pour en convenir.
Le curé jugea que c’était le bon moment pour proposer une idée qui lui trottait dans la tête depuis quelques jours.
— Vous souvenez-vous, madame, que Bordeaux avait un cousin?
— Oui… M. Cabasset m’en avait parlé. Un jeune sot qui souhaitait venger son parent, mais qui avait plus de jactance que de courage, murmura-t-elle.
— C’est ce que je croyais aussi, d’autant qu’il était ivre du soir au matin. Pourtant, il s’est courageusement battu contre les Suisses sur le pont Notre-Dame, et durant les émeutes, il a toujours été au premier rang des combats, ne craignant pas d’affronter la mort.
— Vous pensez vraiment qu’il pourrait s’en prendre à Navarre?
— Ce n’était pas mon idée, madame. Clément semble haïr autant notre bougre de roi que l’Antéchrist. Vous l’auriez vu entraîner moines et clercs durant ces glorieuses journées! Il serait entré dans le Louvre…
Il laissa sa phrase en suspens avec un léger sourire.
— Vous suggérez qu’il pourrait s’attaquer au roi? demanda-t-elle.
Brusquement un peu de couleur apparut sur ses joues. Le curé Boucher s’en aperçut et poussa son calcul.
— Il en serait bien capable, madame.
— Il faudrait l’envoyer à la cour, fit-elle à mi voix.
— Il faudrait surtout le convaincre, madame. S’il est pris, son sort sera effroyable.
— Ne m’aviez-vous pas dit qu’il voulait devenir prêtre ou moine, comme son cousin?
— Oui, madame, il voudrait devenir jacobin, mais sans appui, c’est impossible pour quelqu’un qui n’a rien.
— Il aura mon soutien. Je donnerai ce qu’il faut au couvent de la rue Saint-Jacques. Ensuite, vous lui parlerez, vous lui expliquerez que Dieu l’a choisi, qu’il est l’élu…
Elle s’anima et se redressa dans son lit.
— Vous lui direz que s’il était entré dans le Louvre, il aurait eu la vie du bougre entre ses mains, mais que les forces du mal sont parvenues à sauver Hérode. Il doit donc repartir en mission pour notre Seigneur et se rendre à la cour, là où elle se trouve.
Pendant qu’elle parlait ainsi, Boucher approuvait de la tête, les yeux réjouis.
Jean Prévost, le curé de Saint-Séverin, restait plus sombre, car il redoutait de s’engager dans un mauvais chemin. Il avait confessé Clément et il se souvenait de ce que le clerc lui avait dit :