Pour délivrer leurs épouses, le plan qu’avaient préparé Olivier et Nicolas était on ne peut plus simple. Ils forceraient la porte du couvent, ils tueraient ceux qui se trouveraient sur leur chemin et feraient sortir les deux femmes de leur cachot avant de s’enfuir.
Cette entreprise se heurtait pourtant à plusieurs difficultés : ils n’étaient que trois, ils ne savaient pas combien de gardiens étaient dans d’Ave-Maria, et surtout ils ignoraient où Cassandre et Marguerite étaient enfermées. Certes, les beaux-parents de Nicolas leur avaient à peu près indiqué le chemin suivi pour aller au parloir, mais ils n’avaient pas songé à examiner les lieux en vue d’une évasion. Ils ne pourraient le faire que lors de leur prochaine visite.
Le dimanche, au milieu de la nuit, Poulain entendit des sanglots qui provenaient de la salle du cabaret. Il alluma une chandelle et, avec ses compagnons, ils descendirent pour découvrir leur cabaretier la tête entre les bras, vautré sur la table, ivre et pleurant toutes les larmes de son corps. Apitoyés, ils s’assirent près de lui pour tenter de connaître les raisons de son état, et peut-être de le consoler.
Leur aubergiste, qui s’appelait Guitel, était angevin et vivait seul, Poulain pensait que sa femme l’avait quitté, ou qu’elle était morte. Il s’apprêtait à lui dire qu’il en trouverait facilement une autre (ce dont il ne pensait pas un mot!) quand le cabaretier s’expliqua.
Entre deux sanglots, il raconta que son frère avait été arrêté à Angers pour blasphème, mais c’était une fausse accusation lancée par un débiteur qui ne voulait pas le payer. La cour qui l’avait jugé étant dirigée par des ligueurs, on l’avait condamné à être pendu et étranglé. Ayant fait appel, il avait été transféré à Paris où un nouveau procès aurait lieu. Tout cela, c’était un colporteur venant d’Angers qui le lui avait appris. Pour l’instant, il ignorait où son frère était emprisonné et quand aurait lieu son procès. Il craignait qu’il ne soit enfermé dans des conditions inhumaines tant il savait ce qui se passait au Grand-Châtelet. Il n’osait se renseigner, car il avait peur d’être poursuivi lui aussi, n’étant pas très assidu à la messe et à confesse.
Poulain le rassura, lui affirmant que le procès en appel aurait lieu au parlement, et que les conseillers étaient fort tièdes envers la sainte Ligue. Mis en confiance, le cabaretier leur dit avoir deviné que des amies à eux étaient emprisonnées par la Ligue dans l’Ave-Maria. Ce qu’Olivier confirma en précisant que c’étaient leurs épouses.
Le lundi, tandis que les autres dormaient encore, Nicolas Poulain, affublé de sa houppelande de gros drap à capuche, se rendit rue des Bons-Enfants. Il resta un moment à surveiller une maison et quand il vit l’homme au double menton sortir, il le rattrapa.
— Monsieur Frinchier, appela-t-il à voix basse.
L’autre jeta un regard méfiant au crocheteur avant de le reconnaître.
— Vous! fit-il sans plus d’étonnement, malgré son double menton qui ballotta plusieurs fois, peut-être d’inquiétude.
— Marchons un moment, je suis recherché.
— Je sais, passons par là.
L’huissier l’entraîna dans un passage entre deux maisons qu’on utilisait comme raccourci et ils s’arrêtèrent devant un potager.
— Je suis revenu, j’ai des affaires à régler. Mais ce n’est pas pour cela que j’ai besoin de vous. Je cherche des renseignements sur un homme qui va être jugé pour hérésie au parlement. C’est le frère d’un ami.
— C’est délicat, fit l’huissier, visiblement mal à l’aise, surtout en ce moment. Que voulez-vous savoir?
— Où il est emprisonné, comment se présente son affaire…
— Je peux essayer, mais je ne vous promets rien. J’ai des amis au parlement, mais ils sont prudents. Comment s’appelle-t-il?
— Guitel, c’est un appel de la cour présidiale d’Angers.
— J’irai au palais dans la semaine. Passez vendredi, comme ce matin, je vous dirai ce que j’ai appris.
— Vous alliez au Louvre? demanda Poulain.
— Que puis-je faire d’autre? Je ne suis pas un politique, sourit-il, et j’ai besoin de savoir ce que je vais devenir…
Mardi, ils apprirent que la sainte union commençait à épurer les offices royaux et le corps de ville. Les premiers touchés furent les intendants des finances, leurs commis et leurs proches que les bourgeois ligueurs arrêtèrent et mirent à la Bastille. Encore eurent-ils de la chance, car le peuple voulait les massacrer et les noyer dans la rivière. Le cabaretier leur annonça aussi qu’une assemblée bourgeoise avait élu M. de La Chapelle prévôt des marchands, à la place de M. de Perreuse, et choisi de nouveaux échevins et officiers. Les capitaines de la milice fidèles au roi avaient été chassés ou arrêtés.
Pour en savoir plus, Poulain se rendit chez M. Chambon, le seul commissaire non ligueur du Châtelet, mais il avait disparu. Rapin, le lieutenant criminel, n’était pas plus chez lui. Devant l’hôtel du lieutenant civil Séguier, on avait mis une pancarte avec les mots : Valet à louer. Tous les officiers de la couronne se terraient ou étaient partis, quand ils n’étaient pas en prison. Leur maison était parfois mise à sac ou simplement occupée par les vainqueurs. Ainsi, la duchesse de Montpensier s’était-elle installée dans l’hôtel de Montmorency. Comme la reine mère avait trouvé inconvenante une telle spoliation, la sœur de Guise lui avait répondu que les vainqueurs avaient tous les droits.
Au fil des jours, les clients du Porc-Épic s’habituèrent à la présence de Hauteville, Poulain et Caudebec que le cabaretier présenta comme de sa famille. Il parvint aussi à éviter toute visite du dizainier du quartier, mais c’était une situation qui ne pouvait s’éterniser. Dans la chambre, chacun surveillait à tour de rôle le porche d’entrée de l’Ave-Maria. Le couvent avait peu de visites : un homme portait de gros pains noirs deux fois par semaine et un prêtre venait tous les jours célébrer la messe. Le mardi, ils virent arriver Louchart accompagné de deux archers. Le commissaire resta moins d’une heure et ils auraient donné cher pour savoir ce qu’il était venu faire. Le jeudi, ce fut une femme en litière qui entra seule, son valet et son équipage l’attendant dans la rue. Le reste du temps, ils virent seulement sortir deux femmes, domestiques ou cuisinières, qui revinrent avec des légumes.
Nicolas Poulain passa plusieurs fois devant la porte du couvent afin de découvrir un moyen de se faire ouvrir, mais il y avait dans le mur un judas grillagé qui permettait d’interroger les visiteurs et de vérifier que personne n’était dissimulé. Il était impossible de pénétrer de force.
Il y avait bien sûr l’église de l’Ave-Maria, mais la porte intérieure qui la faisait communiquer avec le couvent était particulièrement massive. Ils apprirent d’ailleurs qu’elle n’était ouverte pour les religieuses que lorsque la porte de l’église était fermée. Les moniales et les fidèles ne se rencontraient jamais.
Venetianelli vint leur porter d’autres armes et chercha un moyen d’entrer. Il fit plusieurs fois le tour du couvent avec Sergio qui, comme funambule, était capable, malgré sa rondeur, de grimper très facilement sur un toit, d’autant qu’il y avait quelques habitations qui s’appuyaient sur les murs d’enceinte. Mais ils ne découvrirent aucun passage accessible.
Heureusement le désordre qui régnait en ville ne permettait pas aux dizainiers et cinquanteniers d’être pointilleux. D’après le cabaretier, qui écoutait les conversations de ses clients mariniers, les crimes crapuleux sous couvert de la religion se multipliaient dans Paris. Un nommé Mercier avait été attaqué à neuf heures du soir dans sa maison de Saint-André-des-Arts par deux ligueurs qui l’avaient poignardé et jeté dans la rivière sous prétexte qu’il était hérétique.
Il y avait aussi les exactions des gens de guerre du Balafré qui forçaient les portes des maisons bourgeoises pour arrêter leurs propriétaires accusés d’être huguenots ou politiques (ces deux termes étant désormais équivalents!). Ils assuraient les conduire auprès du duc de Guise pour être interrogés, mais en chemin ils les rançonnaient en les menaçant de leur couper la gorge.
Ces infâmes brigandages, ce fut Frinchier qui les raconta à Nicolas quand il vint le vendredi. L’huissier avait obtenu quelques renseignements sur le frère du cabaretier. Ce n’étaient pas de bonnes nouvelles. L’Angevin était enfermé à la Conciergerie et le procureur qui instruisait son affaire était ligueur. Dans ses premières conclusions, il avait requis non qu’il soit pendu mais brûlé tout vif comme abominable hérétique, calviniste et athéiste!
Le pauvre Guitel parut assommé quand Nicolas lui rapporta ces nouvelles le soir même. Il resta longuement silencieux, les yeux hagards et les mains tremblantes.
— Vous pourrez aller le voir à la Conciergerie, lui dit Poulain, et au moins soulager ses derniers jours.
Il ne demanda même pas s’il y avait quelque espoir qu’il soit acquitté. La mort était si courante qu’elle était acceptée comme une fatalité.
— Je vous donnerai dix écus, promit Poulain. Renseignez-vous à la Conciergerie. Contre cette somme, l’exécuteur l’étranglera avant d’allumer le bûcher.
Le cabaretier opina entre deux sanglots. Il connaissait l’usage.
Le samedi, les beaux-parents arrivèrent en pleurs au Porc-Épic après la visite à leur fille. Cette fois, ils en savaient plus sur la prison des deux femmes, celles-ci ayant dit qu’elles étaient enfermées dans une tour, sans doute la tour Montgomery. Ils expliquèrent ensuite que Louchart était venu dans la semaine pour déclarer à Marguerite qu’elle passerait en jugement au Châtelet pour hérésie et que son mari serait jugé par contumace. Le commissaire lui avait juré qu’elle serait condamnée à être brûlée. L’exécution ne serait commuée en enfermement dans un couvent que si Nicolas se rendait. Depuis cette visite, Marguerite pleurait tous les jours.
Nicolas avait serré les poings, se jurant intérieurement qu’il tuerait Louchart.
Quant à Cassandre, le commissaire lui avait expliqué savoir qui elle était, mais ne pas l’avoir dénoncée à la Ligue. Comme elle n’avait pas paru comprendre où il voulait en venir, il lui avait dit crûment qu’il la libérerait contre une rançon puisqu’elle était noble.
Nicolas rassura ses beaux-parents comme il le put, leur promettant à nouveau qu’il ferait rapidement sortir Marguerite et Cassandre de leur prison. Avant de partir, l’épicier ajouta que Louchart était revenu chez eux et avait tout fouillé en vain. Tout avait déjà été pris lors du pillage durant la journée des barricades.
Le lendemain dimanche, Nicolas et Olivier se rendirent à la messe à l’église de Saint-Leu-Saint-Gilles, rue Saint-Denis. C’était une entreprise bien imprudente, car ils pouvaient être reconnus, mais avec leur visage dissimulé sous leur capuchon de crocheteurs et leur barbe ni taillée ni brossée, ils pensaient qu’on ne ferait pas attention à eux. Ils avaient décidé de suivre Louchart après la messe, et de le tuer comme de la vermine.
Seulement le commissaire ne vint pas à l’église. Poulain, qui savait où il habitait, s’y rendit, mais sa maison était fermée. Louchart avait disparu! Avait-il deviné que Nicolas Poulain et Olivier Hauteville étaient sur ses traces? Se terrait-il quelque part? Ils convinrent de le suivre lors de sa prochaine visite à l’Ave-Maria, et de découvrir ainsi où il logeait. Mais en attendant, ne sachant à quoi s’occuper et redoutant de rester inactifs, seuls avec leur peur, ils décidèrent de s’intéresser à nouveau à Boisdauphin et au capitaine Clément.
Vêtus de leurs loques de crocheteur et après avoir donné une poignée de liards au mendiant qui occupait la place, ils s’installèrent à quelques pas du porche du couvent de Cordeliers. Olivier, qui était le seul à connaître Clément, ne l’aperçut pas. En revanche, en fin d’après-midi, ils virent Boisdauphin sortir de la Croix-de-Lorraine avec quatre gentilshommes. Ils les suivirent. Les gens de Guise prirent leurs chevaux dans une écurie proche et se rendirent à l’hôtel de Clisson.
Sans doute devaient-ils y souper, car nos amis attendirent une couple d’heures sans les voir sortir, aussi rentrèrent-ils au Porc-Épic, où Caudebec s’était morfondu pour rien.
Le lendemain se déroula de la même façon, sauf que ce fut Olivier qui resta à surveiller l’Ave-Maria. Les autres retournèrent aux cordeliers où, comme la veille, Boisdauphin et ses amis partirent souper à l’hôtel de Guise. Les mêmes faits se reproduisirent le surlendemain, mais quand ils revinrent au Porc-Épic, Nicolas, dont c’était le jour de surveillance, leur annonça avoir retrouvé le commissaire Louchart. Il était venu à l’Ave-Maria accompagné de quatre archers et d’un homme qui semblait être un greffier. Quant ils étaient repartis, Nicolas avait abandonné sa surveillance pour les suivre jusqu’au Petit-Châtelet.
Poulain était resté un moment près du guichet d’entrée de la prison, dans le passage voûté entre le petit Pont et le bas de la rue Saint-Jacques. Ne voyant pas ressortir Louchart, il s’était adressé à un huissier pour savoir si le commissaire était toujours à l’intérieur. L’autre lui avait répondu qu’il y était d’autant plus qu’il y avait élu domicile! Avec sa femme, le ligueur occupait le logis situé au deuxième étage de la tour surplombant la Seine. Le commissaire avait quitté sa maison de la rue Saint-Denis car, membre du conseil des Seize, il avait jugé n’y être plus en sécurité, avait expliqué l’huissier.
— Dans le Petit-Châtelet, il sera intouchable, fit remarquer Olivier.
— Il devra bien sortir, remarqua Caudebec.
— Oui, mais s’il est avec des archers?
— Il suffit de s’approcher, de tirer un coup de pistolet et de filer, proposa Nicolas.
— Autour du Petit-Châtelet, c’est impossible, on sera pris tant il y a du monde, remarqua Olivier. Et si on passe toute la journée là-bas à l’attendre, nous serons vite repérés.
Ils restèrent silencieux. N’y avait-il donc aucun moyen de mettre Louchart hors d’état de nuire?
Un peu plus tard, comme ils soupaient dans la salle, le cabaretier leur apprit que la garde de la porte Saint-Jacques avait arrêté treize mulets transportant la vaisselle d’argent et les meubles du duc d’Épernon. Il leur dit aussi que le roi quittait Chartres pour Rouen, ville plus sûre, car M. de Montpensier en était gouverneur, et surtout qu’il venait de convoquer les États généraux à Blois.
Ainsi, Henri III continuait de gouverner le pays. Guise avait Paris – qui en réalité était dirigé par les Seize – et apparaissait désormais comme un rebelle, même s’il assurait au monde entier être un fidèle serviteur du roi. On rapportait d’ailleurs que, souhaitant rencontrer les ambassadeurs étrangers, ceux-ci lui avaient répondu n’avoir rien à lui dire, sauf Mendoza bien sûr, qui non seulement s’était mis à son service mais lui avait proposé des troupes pour marcher sur Rouen. Ce que le duc avait refusé.
Ces dernières nouvelles rassurèrent un peu les trois hommes, mais tant que la Ligue et les Seize faisaient la loi, ils ne voyaient pas comment empêcher Louchart de mettre en œuvre ses menaces.
Venetianelli vint les voir le lendemain, jeudi de l’Ascension, et ils s’ouvrirent à lui de leurs difficultés. Le comédien leur proposa alors un plan.
Le vendredi 27 mai, à peine ouvrait-on les portes de l’Hôtel-Dieu que Poulain s’installa sous le porche de l’hôpital, un vestibule gothique entouré de bancs de pierre ouvrant sur la rue du Marché Palu. Très vite il y eut affluence de mendiants et de malades, car le porche était l’entrée de la grande salle. Au milieu de ces malheureux, on ne pouvait le remarquer et il avait une vue complète sur le passage du petit Pont.
Il n’eut pas longtemps à attendre pour voir passer Louchart sur sa mule, sans ses archers d’escorte. Il le suivit jusqu’au Grand-Châtelet, son pistolet à rouet serré sous sa houppelande à capuche, en quête d’une occasion favorable. Nicolas Poulain éprouvait une telle haine pour cet homme qu’il l’aurait tué aussi facilement qu’on écrase un cafard, mais la foule était si pressante dans les rues de la Cité qu’il ne put parvenir à ses fins sans risquer d’être pris sur-le-champ. Louchart resta quelques heures au tribunal avant de revenir sans que Nicolas ne puisse lui tirer dessus.
Sur les conseils de Venetianelli, ils s’étaient réparti la surveillance du Petit-Châtelet. Tandis que Nicolas restait du côté de l’Île, dans le porche de l’Hôtel-Dieu, Olivier battait du tambour rue Saint-Jacques en compagnie de Il Magnifichino, Sergio et Serafina qui se livraient à des turlupinades.
Bien sûr, Olivier n’aperçut pas Louchart. En revanche, il vit passer Boisdauphin et ses amis qui, sans doute, se rendaient à l’hôtel de Guise pour souper.
Le lendemain, après leur visite au parloir de l’Ave-Maria, les beaux-parents de Nicolas vinrent de nouveau au Porc-Épic. Comme la semaine précédente, ils étaient en larmes. Louchart avait annoncé à Cassandre qu’il exigeait cent mille livres pour la libérer. Sinon, il la remettrait à Mme de Montpensier qui promettait une récompense équivalente. L’épouse d’Olivier avait accepté, tout en exigeant que Marguerite soit libérée en même temps qu’elle, ce que Louchart avait refusé. Le procès de Marguerite, et sa condamnation, étaient donc toujours prévus.
Les trois hommes convinrent qu’il fallait au plus vite faire disparaître le commissaire. Le lundi, ce fut Poulain et Caudebec qui partirent pour le petit Pont tandis qu’Olivier restait à surveiller l’Ave-Maria. Ce jour-là, Louchart se rendit en mule chez M. de La Chapelle, rue Saint-Germain-l’Auxerrois, et comme la semaine précédente, Poulain n’eut aucune occasion d’utiliser pistolet ou dague. Caudebec, lui, était rue Saint-Jacques avec les comédiens.
Le lendemain Louchart se rendit à la Bastille, cette fois avec ses archers, mais Poulain ne put s’approcher de la forteresse et rentra furieux au Porc-Épic.
— Il sera impossible de lui tirer dessus avec un pistolet, dit-il à Olivier. Si encore il était à pied, ce serait plus facile de le daguer discrètement…
C’est après le retour de Caudebec, et avoir bien réfléchi, que Nicolas demanda au protestant de se rendre le lendemain rue de la Heaumerie pour acheter la plus petite arbalète de poing qu’il puisse trouver; chose qu’il ne pouvait faire, étant trop connu des marchands. Les petites arbalètes étaient utilisées pour tuer les nuisibles, ce qui conviendrait parfaitement pour un malfaisant comme Louchart. Avec cette arme silencieuse et discrète, il approcherait le commissaire et, même dans la foule, il pourrait lui envoyer une fléchette de fer dans la gorge.
Le mercredi, Caudebec revint avec un engin dont le mécanisme à ressort n’avait guère de puissance mais qui était certainement mortel à deux ou trois toises. Nicolas l’attacha sous son bras droit, invisible dans la houppelande, et s’entraîna à le déclencher de la main gauche. Le carreau de fer était court mais perçait un morceau de bois large d’un demi-pouce.
Le jeudi, Poulain et Hauteville restèrent ensemble mais leur attente fut vaine, car Louchart ne se montra pas. Comme ils rentraient le soir, terriblement abattus et mortellement inquiets pour leurs épouses, ils aperçurent dans la rue de Jouy un homme en manteau rouge qui semblait attendre. Se pouvait-il que ce soit un envoyé de Navarre? Intrigué, Olivier s’approcha et reconnut l’épaisse barbe qui encadrait le regard audacieux et calculateur de M. de Rosny!
Ce dernier le reconnut aussi, malgré ses hardes de miséreux et sa barbe en broussaille, pourtant il ne dit mot et détourna la tête. Rosny avait l’habitude des missions secrètes.
— Suivez-moi, monsieur, lui glissa Olivier en se retournant pour revenir vers ses amis avec une indifférence forcée.
Au carrefour avec la rue Percée, il entraîna Rosny dans un petit passage entre deux maisons, tandis que Caudebec et Nicolas se rendaient directement dans le cabaret. La traverse conduisait aux anciens jardins de l’hôtel du prévôt transformés en vergers et potagers. Ils arrivèrent ainsi au pied d’une échelle que Nicolas avait placée à la fenêtre arrière de leur chambre. Ainsi, en cas de danger, ils pouvaient fuir rapidement, et à l’inverse ils pouvaient recevoir discrètement des visiteurs. C’était d’ailleurs le chemin qu’utilisait Venetianelli.
Dans la chambre, Rosny fut fêté, accolé, embrassé, et on le laissa s’expliquer tandis que Poulain lui servait du clairet frais dont il avait pris un pichet en montant.
— Si je m’attendais à vous voir, monsieur! lui dit Caudebec.
— Vous auriez dû! Auriez-vous oublié la devise des Rosny : Quo Jussa Jovis : Je vole où Jupiter m’envoie! M. de Mornay a porté votre mémoire à Mgr le roi de Navarre, monsieur de Fleur-de-Lis. J’étais avec lui à ce moment-là, et ils m’ont chargé de venir vous aider et de vous dire ce qui a déjà été fait. Monseigneur a écrit au roi et à sa mère, leur demandant de tout faire pour sortir Mmes Poulain et de Saint-Pol de leur prison. Si c’est nécessaire, il écrira à Guise, mais pour l’instant il a préféré s’abstenir.
— Il a bien fait, dit Olivier qui songeait à Mme de Montpensier.
— Elles sont toujours dans l’Ave-Maria?
— Oui, monsieur.
Il décrivit la situation des deux femmes, l’impossibilité qu’il y avait de les faire évader et les abominables intentions du commissaire Louchart.
— Nous n’avons plus beaucoup de temps avant que Louchart ne mette ses menaces à exécution. Nous avons donc décidé de le tuer. Depuis quelques jours, nous cherchons une occasion, ce qui n’est pas facile, car il s’est enfermé dans le Petit-Châtelet. Aujourd’hui, nous étions prêts, mais il n’est pas sorti. Montre ton arbalète, Nicolas…
Nicolas se leva et dressa un bras, appuyant sous le poignet avec l’autre main. Il y eut une sorte de sifflement et une flèche d’acier s’enfonça dans le mur.
Rosny haussa un sourcil admiratif, puis lança à Olivier ce regard pénétrant, légèrement ironique, qu’il avait toujours avant d’exprimer son désaccord.
— J’aurai sauvé ma femme, affirma Poulain.
— Est-ce certain? Louchart veut s’enrichir, or on peut toujours négocier avec les gens cupides. Tandis qu’une fois mort, votre femme et Mme de Saint-Pol tomberont aux mains de la Ligue et ces fanatiques les transféreront ailleurs. Si c’est à la Bastille, perdez tout espoir. Ce peut même être pire si on les met au For-L’Évêque. Plutôt que de tuer Louchart, proposez-lui une somme qu’il ne pourra refuser.
— Il veut cent mille livres seulement pour Cassandre, mais nous n’avons pas cet argent.
— Offrez-lui le double! Peu importe le montant puisque vous le tuerez au moment de l’échange! Proposez que ce soit la banque Sardini qui paye la rançon, vous attaquerez Louchart quand il s’y rendra.
Ils se regardèrent. Le baron de Rosny avait sans doute raison. L’échange aurait forcément lieu hors du couvent. Si c’était à la banque Sardini, ils pourraient facilement organiser un guet-apens.
— Demain, je verrai mes beaux-parents avant qu’ils n’entrent dans l’Ave-Maria. Ils ne rencontrent nos épouses que devant la mère supérieure, mais ils pourront leur faire part de cette proposition à mots couverts. Mme de Saint-Pol pourrait ensuite demander à l’abbesse de faire revenir M. Louchart après Pentecôte.
— L’affaire pourrait donc se conclure la semaine prochaine… déclara le baron. Je dois me rendre chez moi, à Rosny, pour Pentecôte. J’avais obtenu une sauvegarde pour mon château et mes biens, ce qui me tranquillisait, mais je viens d’apprendre que ma maison est touchée par la peste. Ma femme aurait perdu la plus grande partie de ses domestiques. J’ai donc des mesures à prendre, mais je vous promets que je serai de retour mardi. Maintenant, monsieur de Fleur-de-Lis, parlez-moi de Belcastel et de Boisdauphin, puisque vous les avez retrouvés…
— Belcastel est mort. Il a été tué par des truands sans avoir eu l’occasion de rencontrer Boisdauphin. Ce dernier loge à l’auberge de la Croix-de-Lorraine, qui n’est pas celle de la place du cimetière Saint-Jean comme je le pensais, mais celle de la rue des Cordeliers. Il y était encore la semaine dernière et on l’a suivi quand il allait souper à l’hôtel de Guise. Il s’y est rendu plusieurs fois.
— Vous n’avez pas eu l’occasion de lui parler?
— Jamais, mais il commandait des troupes ligueuses place Maubert, durant la journée des barricades.
— Combien de serviteurs a-t-il quand il va souper à l’hôtel de Guise?
— Quatre ou cinq, répondit Olivier avec un geste indécis.
— Et si nous l’attendions un soir? Nous pourrions régler ça l’épée à la main. Une fois soumis à notre volonté, nous l’interrogerions et ne lui laisserions la vie sauve que s’il nous dit la vérité.
Rosny était un soldat pragmatique, partisan des solutions directes, radicales, et il ne s’embarrassait pas de considérations morales, et puis un guet-apens était à cette époque dans la nature des choses.
— C’est possible, reconnut Poulain. Le chevalier du guet a été démis et il n’y a plus de rondes dans Paris. Nous serions tranquilles. Mais nous ne sommes que quatre…
— On peut compter sur Venetianelli, intervient Caudebec.
— Qui est Venetianelli? demanda Rosny.
— Un comédien habitué du rôle de Fracasse et de Scaramouche, mais le meilleur tireur à l’épée que je connaisse. Il était avec nous à Garde-Épée.
— À cinq, l’affaire est entendue, décida Rosny. Pourquoi pas demain soir?
Le lendemain vendredi, Olivier resta avec Rosny à surveiller le couvent tandis que Nicolas Poulain s’installait devant les Cordeliers et François Caudebec se rendait à la tour de l’hôtel de Bourgogne expliquer à Venetianelli leur projet. Un duel avec des gentilshommes du duc de Guise ne pouvait que séduire Il Magnifichino. Caudebec en profita pour emporter des chausses et des pourpoints propres, ainsi que deux pistolets à rouet supplémentaires puisque leurs bagages étaient toujours là. Les deux hommes revinrent au Porc-Épic dans l’après-midi, mais malheureusement Nicolas Poulain rentra le soir sans avoir aperçu Boisdauphin. En revanche Louchart était venu au couvent, et en était reparti, accompagné d’une escorte de trois archers. Il n’avait pas fait transférer les prisonnières.
Avec le baron de Rosny, ils avaient longuement débattu de l’endroit où se passerait le guet-apens contre Boisdauphin. Il ne pouvait avoir lieu trop près de l’hôtel de Guise, d’où des renforts pouvaient arriver, mais descendre jusqu’à la rue Verrerie, c’était se rapprocher dangereusement de l’Hôtel de Ville où siégeait le guet bourgeois, sans compter les maisons nobles d’où des gentilshommes pourraient sortir et intervenir.
Finalement, la meilleure place restait la rue des Cordeliers. Après avoir ramené leurs chevaux à l’écurie, Boisdauphin et ses amis marcheraient jusqu’à la Croix-de-Lorraine. Le couvent occupait tout un pan de la rue, et même en attendant des clameurs, les religieux ne sortiraient pas. Quant aux autres maisons, elles n’étaient habitées que par des bourgeois certainement couards. Et puis, l’université étant perpétuellement un lieu de vacarme, personne ne ferait attention à une bataille entre gentilshommes.
Le samedi, Nicolas resta au Porc-Épic avec Rosny car il voulait attendre ses beaux-parents avant qu’ils n’entrent dans le couvent. Ce furent donc Caudebec et Olivier qui se rendirent aux Cordeliers. Cette fois, ils virent Boisdauphin et quatre de ses amis se rendre à leur écurie et prendre la direction de l’Île. Caudebec et Hauteville les suivirent à pied jusqu’à l’hôtel de Guise, puis ils tirèrent vers le Porc-Épic. Si Boisdauphin et ses amis dînaient, ils disposaient de quatre heures.
Lorsqu’ils arrivèrent, Nicolas leur dit avoir expliqué aux parents de Marguerite, avant qu’ils n’entrent dans l’Ave-Maria, ce qu’ils devaient transmettre aux deux femmes pour la rançon. En sortant, ils lui avaient rapporté qu’elles se portaient bien, même si elles étaient torturées par la faim, la vermine et surtout l’angoisse.
Ils se vêtirent proprement, s’armèrent, se recouvrirent de houppelande, sayon ou cape et partirent pour la rue des Cordeliers. Le temps était clair et c’était presque la pleine lune. On y voyait bien. Vers neuf heures du soir, ils se répartirent aux extrémités de la rue et se couvrirent d’un masque. À dix heures, ceux qui se trouvaient près de l’écurie virent les cinq cavaliers arriver. Ils paraissaient ivres et s’interpellaient bruyamment. Laissant leur monture (l’écurie restait ouverte une partie de la nuit), ils gagnèrent la rue des Cordeliers en chantant.
— Monsieur de Boisdauphin, interpella Olivier en les voyant arriver, j’ai une affaire à régler avec vous!
Il était au milieu de la rue. La main droite sur une hanche.
Boisdauphin s’arrêta, ainsi que ses quatre compagnons.
— Que veux-tu, maraud? Un coup de canne?
Ils s’esclaffèrent.
— Monsieur de Boisdauphin, je croyais que vous étiez gentilhomme, excusez-moi, je me suis trompé, vous n’êtes qu’un bélître!
— Corne bouc! Vous allez vous faire couper les oreilles! lança Boisdauphin en tirant son épée.
— Mais, vous êtes masqués, remarqua l’un des compagnons de Boisdauphin.
— Je suis masqué comme mes amis. Mais vous êtes cinq, et nous sommes cinq. Le combat sera égal.
Rosny sortit de l’ombre d’un porche, puis Venetianelli. Leurs rapières brillaient à la lueur de la lune.
— Un guet-apens? Vous êtes des truands? ricana un des guisards, avec un soupçon de crainte dans la voix.
— Non. Nous venons interroger M. de Boisdauphin sur M. de Belcastel, et venger le prince de Condé qu’il a assassiné, dit Caudebec qui se trouvait dans le dos des Lorrains.
À ces mots, Boisdauphin parut brusquement dégrisé. Il sortit sa main gauche dans un bruissement rapide, tandis que les autres se retournaient, découvrant Caudebec et Poulain.
— Des huguenots! fit un des hommes en dégainant aussi. Ce sont des huguenots!
— Mon ami, je vais vous envoyer au royaume des taupes, annonça Boisdauphin en enroulant sa cape d’un rapide mouvement sur son bras gauche.
— Messieurs, dit Rosny en s’inclinant, nous n’avons affaire qu’à M. de Boisdauphin, vous pouvez vous retirer si vous avez peur.
— Peur! grondèrent plusieurs voix.
Ceux qui n’avaient pas encore dégainé le firent, et sortirent aussi leur dague ou leur miséricorde.
— Dieu me damne, dit Boisdauphin, mais vous allez payer cher votre insolence!
Il cingla l’air de son épée et fit trois pas en direction d’Olivier, puis tomba en garde. Ses amis l’imitèrent, chacun choisit son adversaire.
Ils engagèrent le fer dans un grand silence. Pendant un moment, on n’entendit que le froissement des lames. Venetianelli, tombé sur un médiocre adversaire, s’amusa un moment à le serrer par une série de parades et d’assauts, le forçant à reculer avant de lui percer la cuisse. L’autre cria merci, lâcha sa lame, et Il Magnifichino, ayant envoyé rouler l’épée à dix pas d’un coup de pied, rejoignit Caudebec qui ferraillait contre un adversaire de sa force. Comme c’était l’usage dans les duels, les vainqueurs portaient main forte à leur compagnon.
Maximilien de Béthune était engagé avec un jeune homme peu au fait des combats mortels, mais ayant reconnu le fils d’un de ses voisins de Rosny, il ne voulait pas le tuer et se contentait de l’égratigner jusqu’à ce qu’il se fatigue.
Poulain non plus ne cherchait pas à tuer son adversaire, mais quand celui-ci se fendit brusquement, il eut de la peine à retenir sa lame qui faillit lui traverser le poumon. L’autre comprit avoir échappé à la mort et devint aussi blafard que la lune. Il recula d’une semelle, ne cherchant plus désormais qu’à rabattre le fer du lieutenant du prévôt.
Seul Boisdauphin continuait à se battre pour tuer, mais Olivier Hauteville avait fait des progrès dans la scienza cavalleresca1, et il se contentait de parer.
Venetianelli, décidément le meilleur escrimeur de la troupe, lia son fer à l’adversaire qu’il partageait avec Caudebec et, d’un élégant mouvement du poignet, lui arracha sa lame. Caudebec se fendit et toucha le guisard au bras gauche, le forçant à lâcher sa dague. L’autre recula, devinant qu’il était mort s’il ne se rendait pas.
— Vous retirez-vous du combat? demanda Caudebec en lui plaçant l’épée sous la gorge.
— Oui, monsieur. Vous avez ma parole.
Déjà Venetianelli était parti aider Olivier qui avait été touché à l’épaule, mais ce n’était qu’une estafilade. Quant à Rosny, il venait à son tour de faire rendre gorge au jeune homme qui lui remettait son épée.
Caudebec resta à surveiller les trois hommes qui s’étaient rendus, car une félonie était chose courante dans un duel. L’important n’était-il pas de vaincre?
Poulain dominait toujours son adversaire à grands coups de taille, évitant pourtant de le navrer, et Boisdauphin se retrouva donc face à trois lames. Désormais, il ne cherchait plus qu’à sauver sa vie. Rosny le poussa de tierce et de quarte jusqu’au mur du couvent avant de lui lancer, comme il ne pouvait plus rompre :
Un instant, les épées s’arrêtèrent de voler.
— Que proposez-vous? demanda Boisdauphin la gorge nouée.
— Rien de contraire à l’honneur. Nous vous questionnons sur une affaire, et vous répondez. Si vos réponses nous conviennent, nous partons, sinon, nous continuerons à en découdre.
— J’ai votre parole? Êtes-vous gentilhomme?
— Je suis Maximilien de Béthune, cela devrait vous suffire, lâcha Rosny avec hauteur.
— Rosny? fit Boisdauphin, décontenancé.
— Rengainez un instant, monsieur, et faisons quelques pas, proposa Olivier.
Poulain aussi avait laissé un répit à son adversaire. Boisdauphin hésitait. Mais il devinait que poursuivre, c’était la mort assurée. Et il était curieux de savoir ce que M. de Rosny, un des ministres du roi de Navarre, lui voulait. Il salua, rengaina, puis se tourna vers ses amis.
— François, dit-il à celui qui avait la cuisse percée, comment vas-tu?
— Je survivrai, mon ami. Et l’école de chirurgie n’est pas loin, répondit-il en grimaçant de douleur. Mais ne sois pas long, quand même…
Olivier, qui se tenait l’épaule, proposa à Boisdauphin de le suivre. L’autre s’exécuta et Rosny les accompagna.
— Monsieur de Boisdauphin, vous avez rencontré plusieurs fois M. de Belcastel à Saint-Jean-d’Angély et il vous a remis des plans.
— Vous savez cela? Qui êtes-vous?
— Je sais cela, et bien d’autres choses. M. de Belcastel vous a rejoint ici, et a été tué par des truands.
— C’est vrai, pauvre jeune homme.
— Madame la princesse est en prison, accusée d’avoir tué son mari avec la complicité de Belcastel. Quelle part y avez-vous pris?
— Aucune, monsieur, sur mon honneur. Je peux vous dire ce qui en est, sans que personne ne soit poursuivi puisque tout le monde est mort, et que madame la princesse est accusée à tort. La princesse s’était convertie avec son frère, mais elle restait catholique de cœur. Son intendant, M. Brillaud, qui était son confident pour beaucoup de choses, le savait. Lui-même rendait parfois des services – contre espèces sonnantes, tout de même – à des catholiques de Saintonge. Au fil des mois, l’un d’eux lui a demandé des plans de fortifications, Brillaud n’y avait pas accès, mais le prince de Condé avait les plans dans son appartement. Il a convaincu la princesse d’en copier des parties, que cela sauverait la religion catholique. Elle l’a fait et le duc de Mayenne l’a appris. C’était une occasion unique de connaître les garnisons de plusieurs villes et il m’a envoyé. Sur place, j’ai vu Brillaud qui m’a présenté le jeune Belcastel. Celui-ci aimait tant la princesse qu’il était prêt à se convertir au catholicisme pour elle, mais il n’y a jamais rien eu entre eux. Hélas, j’avais à peine reçu quelques plans que le prince est mort. Belcastel me l’a juré, c’était une mort naturelle, car monseigneur souffrait depuis Coutras. Mais il a pris peur et s’est enfui. Moi-même suis reparti discrètement. Belcastel serait resté, il n’aurait jamais été suspecté.
— Et M. de Soissons? demanda Rosny.
— Je n’ai aucun rapport avec lui.
— On m’a dit que vous aviez été à lui.
— C’est faux. Je l’ai vu deux fois à la cour. Je ne lui ai jamais parlé. Vous avez ma parole de gentilhomme.
— Et M. de Bordeaux?
— Qui donc?
— Pierre de Bordeaux, un jeune homme qui logeait à la Croix-de-Lorraine.
— Je ne le connais pas.
— Vous connaissez Clément, pourtant.
— Clément?
— Le capitaine Clément.
— Ah, oui! Ce jeune fou! Je le prenais pour un ivrogne, mais je l’ai vu s’attaquer aux Suisses avec hardiesse.
— Où est-il?
— Je l’ignore, je ne l’ai pas revu depuis les barricades. Peut-être s’est-il fait tuer.
Rosny lança un regard interrogateur à Olivier. Ils n’avaient pas d’autres questions, ou tout au moins de questions auxquelles Boisdauphin aurait répondu facilement.
— Monsieur de Boisdauphin, je vous salue, dit-il. Nous aurons l’occasion de vous revoir. Je souhaite seulement que ce ne soit pas les armes à la main.
— Qui êtes-vous, monsieur? répéta l’homme de Guise.
— Fleur-de-Lis, je suis au service du roi de Navarre.
Boisdauphin hocha la tête.
— Assurez-lui que la princesse est innocente du crime dont on l’accuse, dit-il.
— Elle a tout de même trahi, remarqua sévèrement Rosny.
— Chacun son camp, monsieur! Elle est catholique de cœur, ce n’est pas de la trahison.
Olivier le salua et fit signe à ses amis de le rejoindre.
Ils s’éloignèrent dans la nuit tandis que Boisdauphin resta quelques instants songeur. Ce duel avait été inutile, mais par chance personne n’était mort. Il souhaitait aussi revoir M. de Rosny et M. de Fleur-de-Lis, dans d’autres circonstances.
1 Nom que les Italiens donnaient à l’escrime.