22.

Dans les heures qui suivirent l’arrestation de l’épouse de son maître et de Mme Poulain, Perrine fut submergée par un mélange de honte et de peur. De honte pour sa trahison, de peur tant elle craignait d’être mise en cause. Ces émotions cédèrent peu à peu la place aux remords. Que devenaient ces femmes au fond d’un cachot? Savoir que Mme Poulain ne reverrait peut-être jamais ses enfants l’empêchait de dormir et seul l’espoir de devenir servante d’une duchesse lui permettait d’apaiser sa honte.

Bien que Louchart lui eût promis de prévenir Mme de Montpensier, les jours passèrent et personne ne vint la chercher pour la conduire auprès de la sœur du duc de Guise. Près de trois semaines après sa dénonciation, ayant appris que la duchesse avait quitté l’hôtel du Petit-Bourbon pour l’hôtel de Montmorency, à quelques pas de la rue Saint-Martin, elle décida d’y aller.

Elle trouva une occasion le mercredi précédant la Pentecôte, sa tante étant sortie chez une amie et Le Bègue étant au palais de justice. Mme de Montpensier la reçut avec une grande froideur, persuadée que Hauteville avait quitté Paris et pensant que cette sotte venait seulement la supplier de la prendre à son service. Mais quand Perrine raconta en sanglotant ce qu’elle avait fait le jour des barricades, la duchesse entra en fureur.

Ainsi Cassandre de Mornay avait été arrêtée! Elle était emprisonnée et le commissaire Louchart ne l’avait pas prévenue! Elle donna une poignée d’écus à la servante et fit chercher Cabasset à qui elle raconta tout.

— On dirait que Louchart s’est établi à son compte! ironisa-t-il. Je mettrais ma main au feu que la sainte union ignore que la fille de Condé est entre ses mains!

— Ce félon rapace a décidé de faire sa pelote, cracha la duchesse. Il a dû demander une rançon… Peut-être même cette femme est-elle déjà libre! Trouvez-moi Louchart et amenez-le ici, je le ferai parler et je l’accrocherai par le col dans la rue pour que chacun sache le sort que je réserve aux traîtres!

— Ce serait imprudent, madame, jugea Cabasset après avoir balancé la tête un instant. Louchart est très populaire dans le quartier, et les relations entre la sainte union et votre frère ne sont pas au beau fixe. D’ailleurs, je doute que le commissaire vienne ici si je le convoque, ou alors il sera accompagné d’une escorte de ligueurs. Quant à le saisir chez lui! Vous ne pouvez vous permettre de déclencher une guerre entre votre famille et les bourgeois de Paris.

Elle ravala sa rage, comprenant que Cabasset avait une fois de plus raison.

— Quand la force est impuissante, il reste encore la ruse pour vaincre, la rassura-t-il. Vous savez que le curé Boucher est prêt à entendre tout ce que vous lui direz. Racontez-lui que Louchart a emprisonné la femme de Nicolas Poulain. Qu’elle est de vos amies et que vous avez une dette envers elle. Que vous souhaiteriez lui faire passer quelques douceurs. Après tout, même si Poulain est traître à la Ligue, il n’y a pas de raison que son épouse en supporte les conséquences. Une fois que vous connaîtrez sa prison, j’irai la chercher.

— Il payera quand même sa félonie! décida-t-elle après avoir accepté la proposition du capitaine. Je le ferai pendre!



Le vendredi, Louchart se rendit à l’Ave-Maria fort préoccupé. La veille, au Petit-Châtelet, il avait reçu le curé Boucher qui, ayant appris l’arrestation de la femme de Nicolas Poulain, voulait lui porter le secours de la religion et donc savoir où elle était enfermée. Évasif, le commissaire avait répondu qu’il se renseignerait, assurant ne pas savoir où elle avait été transférée.

Il n’avait plus de temps à perdre. Si Boucher savait – il ignorait comment – qu’il tenait l’épouse de Poulain, dans quelques jours les deux femmes ne seraient plus à lui. Il devait obtenir la rançon au plus vite et protéger ses arrières. Il avait donc décidé de faire transférer Marguerite Poulain à la prison du For-l’Évêque pour la livrer à la justice du Châtelet.

C’est ce qu’il annonça aux deux femmes, avant de leur décrire les abominables conditions d’incarcération au For-l’Évêque où les détenues étaient enchaînées dans les sous-sols au milieu de la vermine et des excréments. S’étant repus des sanglots de terreur de Marguerite, il lut ensuite à ses prisonnières un jugement du parlement concernant deux femmes qui venaient d’être condamnées.

— … C’étaient les filles de M. Fourcaud, un éminent procureur au parlement, hélas hérétique. Cela ne les a pas protégées, conclut-il. Elles seront brûlées en place de Grève à la fin du mois. Vous subirez le même sort! Votre procès sera rapide, madame Poulain, car la trahison de votre mari envers notre sainte Ligue catholique prouve clairement son appartenance au calvinisme…

— C’est faux! hurla Marguerite.

— Nous verrons si vous niez toujours quand je vous ferai donner la question! jeta-t-il d’un ton méprisant. Je pensais que votre époux viendrait se livrer pour obtenir votre libération, mais il ne l’a pas fait. Il ne doit guère tenir à vous.

— Je peux payer rançon, dit calmement Cassandre, qui avait frémi en entendant le nom des deux filles condamnées au bûcher.

C’étaient d’elles que son père lui avait parlé avant son départ.

— Comment feriez-vous? demanda-t-il avec dédain.

— Le banquier Scipion Sardini me fera crédit. Vous vouliez cent mille livres pour ma liberté? Je vous offre cinquante mille écus pour nous deux.

Depuis que Louchart lui avait parlé de rançon, Cassandre avait réfléchi à un moyen de piéger le commissaire, et comme elle ignorait ce que le baron de Rosny avait proposé, elle avait ourdi son propre plan. Un plan qui ne nécessitait pas d’embuscade.

Cinquante mille écus! Louchart vacilla à l’idée de cette fortune.

— J’écrirai une lettre que vous viendrez chercher le lundi de Pentecôte pour la porter à M. Sardini, poursuivit-elle. Quand il aura rassemblé la somme, il vous le fera savoir et vous nous conduirez chez lui. C’est là-bas qu’aura lieu l’échange.

— C’est bien compliqué, grimaça Louchart.

— Je n’ai aucune confiance en vous, et pour cent cinquante mille livres, vous pourrez vous payer une escorte pour nous emmener rue du Fer-à-Moulins. Prenez cent hommes avec vous, si vous avez peur! lui jeta-t-elle avec mépris.

— On fera comme ça, mais pas de trahison, sinon…

— Il n’y aura pas de trahison, d’ailleurs vous lirez la lettre avant de la porter.

Louchart partit satisfait. Avec cinquante mille écus, il pourrait acheter une belle terre et se retirer. En revanche, il était ennuyeux de perdre la femme de Poulain, car quand la sainte union l’apprendrait, on l’accuserait de double jeu. Après y avoir réfléchi, il décida qu’il annoncerait que les deux femmes s’étaient évadées durant un transfert au For-l’Évêque. Aussitôt, il ferait arrêter les parents de Mme Poulain pour complicité, ainsi que ses deux enfants. Quant au jour où aurait lieu l’échange, il engagerait une troupe de traîne-rapières pour se protéger.



Revenons trois semaines en arrière pour suivre maintenant le capitaine des gardes de M. de Villequier.

Lacroix prit une chambre à l’hôtellerie du Fer à Cheval pour surveiller le Drageoir Bleu. Tôt ou tard, jugeait-il, Nicolas Poulain prendrait langue avec ses beaux-parents pour voir ses enfants.

Il se faisait porter ses repas dans sa chambre et resta toute la semaine à guetter patiemment. Le samedi après dîner, les épiciers fermèrent leur boutique plus tôt que leurs voisins et partirent. Il les suivit jusqu’à l’Ave-Maria, les vit parlementer un moment avec le concierge et entrer. Villequier lui avait dit que Mme Poulain était enfermée dans le couvent et que Mme de Retz serait sollicitée pour écrire une lettre à l’abbesse. D’une façon ou d’une autre, Nicolas Poulain était parvenu à la donner à ses beaux-parents.

Tout en se demandant comment le lieutenant du prévôt avait fait, Lacroix attendit dans le porche de l’église de l’Ave-Maria. Moins d’une heure plus tard, il les vit sortir en pleurs et se rendre dans le cabaret du Porc-Épic. Sans doute voulaient-ils se réconforter après ce qu’ils avaient vu. Il resta éloigné et attendit longtemps. Enfin, il les vit repartir et rentrer chez eux. À aucun moment Poulain, ou un autre, ne les avait approchés, ce qui lui parut incompréhensible.

Il reprit sa surveillance avec encore plus d’attention la semaine suivante. Tous les jours, il s’usa vainement les yeux en examinant les clients du Drageoir Bleu. Dépité, il se demandait s’il n’allait pas plutôt faire le guet devant le couvent quand, le samedi après-midi, il vit à nouveau les épiciers fermer leur boutique avant les autres et partir pour l’Ave-Maria. En sortant, ils se rendirent une nouvelle fois au Porc-Épic.

Cette deuxième visite piqua sa curiosité. Qu’y avait-il au Porc-Épic? se demanda-t-il en examinant la façade du cabaret. Il comprit rapidement en observant la position de la tourelle par rapport au porche de l’Ave-Maria : Poulain était caché au Porc-Épic et surveillait le couvent depuis l’échauguette! Ses beaux-parents venaient certainement lui faire un compte rendu après avoir vu leur fille! Peut-être préparait-il une évasion! Il retourna au Fer à Cheval sans attendre, méditant sur ce qu’il devait maintenant préparer.

Il lui fallait avant tout savoir si Poulain était seul. Villequier lui avait rapporté qu’une Mme de Saint-Pol était aussi emprisonnée au couvent mais il ignorait de qui il s’agissait. Se pouvait-il que des proches de cette femme soient avec Poulain?

Comme le lieutenant du prévôt le connaissait, le capitaine des gardes ne pouvait entrer dans le cabaret. Il décida d’envoyer un des gardes de Villequier à qui il décrivit Poulain. Le garde vint le lundi après-midi et resta une grosse heure à boire un pichet de vin sans repérer quelqu’un ressemblant à la description que son chef lui avait faite. C’était normal puisqu’à ce moment Olivier et Nicolas Poulain surveillaient le Petit-Châtelet.

Son espion ne lui ayant rien appris, Lacroix revint le lendemain, avant le lever du soleil, pour s’installer sur une borne au coin de la rue du Figuier. De là, il apercevait à peine la porte du Porc-Épic mais on ne pouvait l’identifier. Le jour se leva et il vit deux hommes, l’un, petit, trapu, en sayon, l’autre de haute taille, en houppelande, sortir et se diriger vers lui. Il se leva avec nonchalance et descendit la rue du Figuier. Au bout d’un moment, il se retourna. Découvrant que les deux autres n’étaient pas derrière lui, il remonta la rue en courant et prit la rue de Jouy. Mais il ne les retrouva pas. Ils avaient disparu!

Il revint en arrière. Peut-être avaient-ils pris la rue des Nonandières vers la Seine? Il l’emprunta hâtivement. Enfin, il les aperçut qui arrivaient sur la berge de la rivière.

Restant à distance, il ne les perdit plus de vue, ignorant cependant s’il avait bien affaire à Poulain. Comme il y avait déjà beaucoup de gagne-deniers sur la rive, on ne le remarqua pas. Quant à ceux qu’il suivait, ils ne se retournaient pas, n’imaginant pas être filés. Ils empruntèrent le pont Notre-Dame pour passer dans l’Île et poursuivirent jusqu’au petit Pont, mais arrivés à l’Hôtel-Dieu, ils se séparèrent. Celui à la houppelande s’installa dans le porche de la pharmacie, tandis que l’autre passait le pont vers l’Université.

Qu’est-ce que cela voulait dire?

Un peu avant l’Hôtel-Dieu se dressait l’église Saint-Germain-le-Vieux dont une façade donnait sur la rue du Marché-Neuf. Il resta là à attendre, ayant vue sur l’entrée de la pharmacie de l’Hôtel-Dieu.

Moins d’une heure s’était écoulée quand il vit partir l’homme à la houppelande. Dissimulé dans une encoignure, il crut bien reconnaître la haute silhouette de Poulain. Rassuré, il le suivit jusqu’à proximité de la Bastille où il attendit un moment rue Saint-Antoine avant de rentrer au Porc-Épic. Qu’était-il venu faire par là? Suivait-il quelqu’un? C’était incompréhensible!

Le lendemain, il s’était installé en haut de la rue des Nonandières quand il vit sortir du cabaret la silhouette trapue en sayon. Il la suivit rue de la Heaumerie où, s’approchant de la boutique d’ un armurier, il put examiner à loisir de qui il s’agissait. C’était un homme qu’il n’avait jamais vu, velu comme un ours, la quarantaine bien sonnée, et qui paraissait d’une robustesse peu commune. Leurs regards se croisèrent et Lacroix baissa les yeux. L’inconnu achetait une arbalète.

Pour le capitaine des gardes de Villequier, les choses s’éclairaient. Poulain et l’homme-ours suivaient quelqu’un pour le tuer et allaient utiliser l’arbalète à cet effet. Il s’interrogea sur ce qu’il pouvait faire. Il ne pouvait pas se débarrasser de Poulain si l’homme-ours était avec lui. Il revint le lendemain rue des Nonandières et, à nouveau, il vit la haute silhouette de Poulain sortir, cette fois accompagnée d’une autre personne à peu près de sa taille. Ce n’était pas l’homme-ours, donc ils étaient au moins trois au Porc-Épic.

Lacroix resta derrière eux jusqu’à l’Hôtel-Dieu et attendit près de Saint-Germain-le-Vieux. Mais, les deux hommes étant toujours dans le porche à midi, il jugea qu’il perdait son temps et décida d’abandonna sa surveillance, car durant sa surveillance, il avait échafaudé un plan.

Pour se débarrasser de Poulain et de ses amis, il n’avait qu’à recruter une dizaine de spadassins qui entreraient au Porc-Épic un soir avant la fermeture et feraient passer tout le monde à trépas. Avec l’insécurité qui régnait en ville, cela ne surprendrait personne.

Restait à trouver les assassins. Les gardes de Villequier ne pouvaient être mêlés à cette affaire, car il suffirait d’une indiscrétion pour que le roi l’apprenne. Engager des tueurs à gage était possible, mais hasardeux, car Poulain savait bien se battre et les deux autres pouvaient être aussi de fins duellistes. Aussi, après avoir étudié plusieurs possibilités, Lacroix décida de demander l’aide de M. de Mayneville. Cette solution n’avait que des avantages : Mayneville pouvait utiliser les traîne-rapières du duc; c’est lui qui avait le premier suspecté Poulain de trahison; enfin, si le roi apprenait que c’était les Guise qui avaient tué Poulain, M. de Villequier resterait insoupçonnable.

Satisfait de son idée, Lacroix se rendit à l’hôtel de Guise où il dut attendre jusqu’au soir pour être reçu.

— Monsieur Lacroix? Je n’ai guère de temps, commença Mayneville. Que me vaut l’honneur? Vous n’êtes pas à Rouen au service de M. de Villequier?

Embarrassé, Lacroix expliqua que son maître avait découvert la trahison de Poulain et lui avait demandé de faire justice. Tout en parlant, il observa avec un peu d’appréhension l’impassibilité du visage de Mayneville.

— Ce que vous me dites sur Poulain, monsieur Lacroix, je le sais. Il a trahi la Ligue, mais c’est de bonne guerre puisqu’il est au roi. S’il tombe entre nos mains, nous le pendrons, mais je n’ai nulle envie de perdre de temps à le traquer comme un truand.

— Mais je l’ai trouvé, monsieur! Simplement, il n’est pas seul et j’ai besoin d’aide.

— C’est votre affaire, et celle de M. de Villequier, décida Mayneville, faisant comprendre que l’entretien était terminé.

— Poulain prépare une évasion, monsieur. Il continue à faire du tort à la Ligue, insista Lacroix.

— Une évasion?

— Sa femme est emprisonnée au couvent de l’Ave-Maria avec une Mme de Saint-Pol, et il veut les faire sortir.

— Mme de Saint-Pol?

Au cours des semaines passées, Mayneville avait rencontré la sœur du duc de Guise qui lui avait parlé de l’humiliation que la fille de M. de Mornay avait fait subir à sa famille. La duchesse de Montpensier, qui cherchait à se venger, lui avait dit aussi avoir appris que cette femme était en réalité une fille adultérine du prince de Condé et que le roi de Navarre en avait fait une dame de Saint-Pol.

Se pouvait-il que la Saint-Pol dont lui parlait ce fripon de Lacroix soit la même? La fille de Condé? C’était bien probable, puisque cette Saint-Pol avait épousé Hauteville, l’ami de Poulain.

Raison de plus pour qu’il ne s’en mêle pas, décida-t-il.

Mayneville était gentilhomme. Il était à Guise et avait des adversaires tant à la cour que chez le roi de Navarre. Mais il n’avait pas d’ennemi, et les liens de race entre gentilshommes passaient avant les animosités de partis ou de religions. Condé était prince de sang, un Mayneville ne toucherait pas à une petite-fille de Saint Louis.

Néanmoins, peut-être que Mme de Montpensier serait intéressée par ces informations. D’ailleurs, si elle apprenait qu’il connaissait l’emprisonnement de Mme de Saint-Pol à l’Ave-Maria sans qu’il l’ait prévenue, il s’en ferait une ennemie.

— Monsieur Lacroix, allez voir Mme de Montpensier avec votre histoire, fit-il.



Lacroix partit fort dépité. Néanmoins, le lendemain, il se rendit à l’hôtel de Montmorency où on lui avait dit que logeait la sœur du duc de Guise. Là encore, il attendit dans une antichambre toute la journée.

Enfin la duchesse le reçut. Dès qu’il commença à raconter son affaire, elle fit appeler le capitaine Cabasset.

— Monsieur Lacroix, lui dit-elle quand il eut terminé, vous venez de me rendre un inestimable service.

Elle fit quelques pas jusqu’à une desserte sur laquelle se trouvait un coffret ciselet qu’elle ouvrit.

— Voici un diamant monté sur une broche. Vous le mettrez à votre toquet. N’ayez crainte, je m’occupe de M. Poulain… Je lui ferai payer ses trahisons, tout comme à Mme de Saint-Pol.

Lacroix partit satisfait, le diamant valait bien cent écus et sa mission était terminée. Il décida de rentrer à la cour sans attendre.



— Monsieur Cabasset, c’est le Diable qui nous a envoyé cet homme, s’exclama la duchesse après la sortie de Lacroix. Avez-vous des nouvelles du curé Boucher?

— Oui, madame, Louchart lui a confirmé que Mme Poulain avait été arrêtée, mais qu’il ignorait dans quelle prison elle se trouvait. Il devait se renseigner et l’en informer.

— Le faquin! Je saurai m’en remembrer! gronda-t-elle.

Elle médita un instant, pendant que Cabasset restait impassible.

— Je vais d’abord me débarrasser de Poulain, décida-t-elle aigrement. Ensuite, je demanderai à mon frère un ordre pour qu’on me remette les prisonnières de l’Ave-Maria. D’après Lacroix, ils sont trois dans ce cabaret. Sans doute Hauteville est-il avec Poulain. Combien de temps vous faut-il pour rassembler une dizaine de bravi?

— Une journée, madame. Je peux le faire demain.

— Vous pourriez donc vous occuper d’eux dimanche soir?

— Sans doute, répondit le capitaine d’une voix égale.

— Faites-le, en essayant tout de même de garder Hauteville vivant. Lundi, c’est Pentecôte, vous irez donc mardi chercher Cassandre à l’Ave-Maria et je les enfermerai tous les deux dans mes caves.



Le lendemain samedi, Cabasset passa lentement à cheval devant le Porc-Épic et rien ne lui échappa. Le cabaret paraissait difficile à forcer avec son échauguette, ses grilles aux fenêtres et sa porte cloutée. S’il était fermé et rembarré, à moins d’utiliser un pétard, il serait impossible d’y pénétrer. Mais peut-être y avait-il une issue à l’arrière…

Il laissa son cheval dans une écurie de la rue Saint-Antoine et revint à pied par la rue Percée. Avisant un passage entre les maisons, il s’y engagea. Après avoir un peu erré dans les jardins, il trouva ce qu’il cherchait : il y avait même une échelle contre une fenêtre qui semblait bien être celle du Porc-Épic.

C’est par là que les spadassins entreraient, décida-t-il.

Il se rendit ensuite à la place du marché du cimetière Saint-Jean. À la Croix-de-Lorraine logeaient encore quelques-uns des nervis de l’attentat manqué de Bel-Esbat. Il les rassembla et leur expliqua leur affaire : il viendrait les chercher le lendemain à la nuit tombante pour entrer dans un cabaret par une fenêtre. Ils auraient trois hommes à tuer ou à capturer sans faire trop de bruit.

Le lendemain dimanche, après la messe, Cabasset resta longtemps à méditer dans la chambre qu’il occupait dans l’hôtel de Montmorency puis, l’après-midi, il fit seller son cheval et se rendit au Porc-Épic.

Le cabaret était fermé. Son cheval à la main, il prit le passage entre les maisons jusqu’à l’échelle. Là, il attacha sa monture et grimpa. Arrivé en haut, il frappa aux carreaux.



En rentrant du duel, Nicolas Poulain avait pansé Olivier, le seul blessé du combat, puis ils avaient tous passé la nuit au Porc-Épic. Le matin du dimanche, le baron partit pour Rosny et Venetianelli pour l’hôtel de Bourgogne.

Poulain, Caudebec et Hauteville préparèrent alors l’entreprise contre Louchart. Persuadés que Cassandre ferait ce que les épiciers lui avaient proposé, ils étaient certains que Louchart viendrait à l’Ave-Maria mardi. Ils décidèrent donc que Caudebec se rendrait à la banque Sardini lundi pour prévenir le banquier et la mère de Cassandre. Sardini disposait de cinquante hommes d’armes. C’était plus qu’il n’en fallait pour organiser un guet-apens, même si Louchart avait une importante escorte. Quand les femmes sortiraient du couvent, Venetianelli ou Caudebec galoperaient jusqu’à la banque pour le prévenir. Au moment où le commissaire arriverait rue du Fer-à-Moulins, il tomberait dans l’embuscade et Nicolas, Olivier et Rosny arriveraient dans son dos pour le tailler en pièces.

On frappa aux carreaux et ils se levèrent d’un bond, saisissant leurs épées.

En reconnaissant le capitaine Cabasset, Olivier devina qu’ils étaient attaqués. Déjà Caudebec le mettait en joue avec un pistolet à rouet posé sur la paillasse.

Mais Cabasset continuait à frapper à la vitre en faisant des signes d’une main. Ils comprirent que ce n’était pas une attaque. Olivier approcha, puis voyant que le capitaine de Mayenne lui faisait un sourire, il ouvrit la croisée.

— J’avais peur que vous ne me tiriez dessus, grogna Cabasset d’une voix bourrue, en enjambant la fenêtre.

— Que venez-vous faire?

— Vous sauver la vie.

— Expliquez-vous! le brusqua Poulain.

— C’est bien simple, un homme de Villequier est sur vos traces…

— Lacroix? demanda Poulain.

— Vous le connaissez? Une vraie face de rat! Oui, c’est lui. Il vous a trouvé.

— Comment a-t-il fait?

— Peu importe! Il vous a vendu à M. de Mayneville qui n’a pas voulu s’en mêler, puis à Mme de Montpensier qui m’a demandé de m’occuper de vous.

— Et vous êtes venu seul? ironisa Olivier.

— Non, ce soir dix de mes hommes passeront par là, dit-il en désignant la fenêtre.

Le silence se fit. Il n’y avait pas d’hostilité entre les deux hommes, plutôt de l’incompréhension. Que voulait Cabasset? C’était la deuxième fois qu’il leur sauvait la vie, se dit Olivier.

— Vous nous aviez reconnus, à la Croix-de-Lorraine?

— Immédiatement.

— Pourtant, vous nous avez laissés partir…

— Disons, prendre un peu d’avance.

— Pourquoi?

— Je n’aime pas être en dette, répondit Cabasset, le visage fermé.

— Ce n’était pas le cas, répliqua Olivier. Vous avez aidé Mlle de Mornay, nous vous avons rendu vos bagages. Nous étions quittes.

Cabasset soupira.

— Peut-être avez-vous raison. En vérité, je ne sais pas pourquoi j’ai voulu vous sauver. Je m’interroge parfois sur la guerre que je conduis.

— Vous êtes pourtant au service de Mme de Montpensier, vous n’avez qu’à la quitter si vous avez des scrupules.

— M. de Mayenne souhaite que je reste chez elle, j’obéis. Je suis bon catholique craignant Dieu et je ne rejoindrais jamais un hérétique comme Navarre, ni un bougre comme le roi. Mais je peux ne pas approuver tout ce qui se fait au nom de la Ligue. Alors, j’essaie de rester propre… cependant ne comptez pas sur moi pour trahir. Je suis à Mayenne, seulement à Mayenne.

De nouveau, ce fut le silence. Si Caudebec avait du mal à comprendre Cabasset, ce n’était pas le cas de Nicolas ou d’Olivier. Nicolas était profondément catholique et l’hérésie lui faisait horreur. Olivier avait longtemps été partagé. Cette guerre civile n’était pas seulement entre les hommes, entre les familles. Elle se livrait aussi à l’intérieur de leur esprit. Personne ne pouvait en sortir intact.

— Nous partons! décida Poulain. Mais auparavant nous devons prévenir le cabaretier.

— Il ne risque rien, mes hommes en ont seulement après vous.

— Mme de Montpensier sait-elle que nos épouses sont à l’Ave-Maria? demanda Olivier qui comprenait que leur plan serait caduc s’ils partaient.

— Oui, je viendrai les chercher mardi, mais je suis décidé à les protéger. Mme la duchesse sait depuis plusieurs jours qu’elles sont prisonnières et je cherchais à savoir où elles étaient pour les faire sortir. Hélas, Lacroix m’a pris de court. Cependant, je m’arrangerai pour qu’elles s’évadent, je vous le promets. Sur ma vie, Mme de Montpensier ne touchera pas à un de leurs cheveux. En revanche, si vous restez ici, vous êtes morts.

Refusant de discuter plus avant, il les salua et sortit par la fenêtre.

— Partons! répéta Poulain, désespéré.

— Pour aller où? demanda Caudebec.

— À la tour! décida Olivier. Il ne nous reste que ce refuge.

Ils rassemblèrent leurs armes et suivirent le chemin de Cabasset. En route, ils parlèrent peu, réfléchissant à ce qu’ils pourraient faire. Demain la duchesse de Montpensier apprendrait l’échec de Cabasset et, avec l’appui de son frère, elle n’aurait aucun mal à se faire remettre les deux femmes. Certes, Cabasset avait promis de les défendre, mais y parviendrait-il? Ils en doutaient, car ils savaient qu’on ne pouvait donner une chandelle à Dieu et l’autre au Diable.

À la tour, Venetianelli fut surpris et heureux de les revoir. Ils tinrent aussitôt un conseil de guerre avec lui et Nicolas Poulain leur annonça la décision qu’il avait prise.

— Il n’y a plus qu’une carte à jouer. Demain matin, j’irai trouver Catherine de Médicis.

— Quoi? Au pire elle te fera arrêter, au mieux elle te fera jeter dehors! D’ailleurs, tu n’arriveras pas jusqu’à elle, objecta Olivier.

— J’y arriverai.

Il sortit la médaille qui ne l’avait jamais quitté.

— Elle était à Ludovic Gouffier. Je crois que c’est un laissez-passer auprès d’elle, tout comme la médaille qu’avait Venetianelli pour être reconnu des gens du roi.

— Sans doute, confirma Venetianelli.

— Admettons que tu arrives jusqu’à elle, ensuite?

— Elle a le pouvoir de tirer Cassandre et Marguerite du couvent.

— Pourquoi le ferait-elle?

— Elle voulait me rencontrer avant les barricades, je n’y suis pas allé. Depuis, je me suis demandé ce qu’elle me voulait. Peut-être me remerciera-t-elle si je lui apprends ce qu’est devenu Gouffier.

— C’est un maigre échange… Et si elle refuse?

— Je ne sais pas. On ira à l’Ave-Maria mardi, et si Cabasset ne laisse pas partir nos épouses, on livrera le dernier combat.

— J’irai avec toi chez la reine mère, décida Olivier. Caudebec nous attendra ici. Je suis aussi le représentant de son gendre, le roi de Navarre. Peut-être m’écoutera-t-elle.

Ils ne dormirent guère. Mais durant la nuit, un autre s’endormit pour une nuit éternelle.

Tandis que la troupe de Cabasset passait par la fenêtre restée ouverte, Guitel entendit le vacarme et monta. À l’instant où il ouvrait la porte, l’un des spadassins tira sur lui. L’aubergiste s’effondra et Cabasset ordonna la retraite, furieux de l’accident.