Dans son hôtel, près de Saint-Eustache, Catherine de Médicis se laissait bercer par le crépitement régulier de la pluie. Entièrement en noir, immobile et plus blafarde que jamais (les huit onces de sang que son barbier lui avait tirées y étaient pour quelque chose!), un bonnet en pointe sur le front, elle venait d’entendre la messe dans son oratoire, ne se sentant pas la force de participer à la célébration du saint Esprit à Saint-Eustache.
Elle avait refusé toute compagnie, même pas un chien, voulant rester seule pour comprendre les erreurs qu’elle avait commises et qui avaient provoqué la fuite de son fils.
Deux ans auparavant, quand elle s’était rendu compte que Guise voulait se faire proclamer roi de France en tant que descendant de Charlemagne, elle avait décidé de rompre avec lui bien qu’elle l’aimât fort. Elle avait alors tenté une nouvelle négociation avec son gendre, Henri de Navarre, mais après six mois d’errance en Poitou et en Saintonge, elle avait compris que Navarre refuserait la conversion, et qu’il ne voulait pas admettre que pour régner en France, il fallait qu’il fût catholique. Elle était donc revenue vers Guise, s’accrochant à l’idée qu’il ne régnerait jamais, puisque Nostradamus ne l’avait pas prédit.
Malgré les rumeurs qui circulaient sur ses préparatifs guerriers, elle l’avait protégé devant son fils ce sombre jour où il était venu à Paris bravant l’interdiction royale. Elle en espérait un peu de reconnaissance, mais Henri de Guise l’avait traitée comme une ennemie bien qu’elle eût accepté toutes ses humiliantes conditions pour autant qu’il laisse son fils adoré sur le trône.
Pire, depuis la fuite du roi, le duc s’était ouvertement déclaré contre elle. Apprenant qu’Henri III avait quitté Paris, Henri de Guise lui avait même craché à la face : « Madame, me voilà mort! »
Il est vrai qu’il n’était plus rien maintenant que le Louvre était vide, car ce n’était pas lui qui dirigeait Paris, c’était l’Hôtel de Ville, c’était la Ligue, c’était les Seize.
L’esprit de Catherine de Médicis s’égara un instant sur cette sotte populace parisienne qui après avoir chassé son roi venait de déposer ses vieux serviteurs sous le prétexte qu’ils étaient suspects ou hérétiques. Ainsi les hommes d’honneur qui commandaient à la ville avaient été remplacés par de petits mercadans et des faquins ligueux qui ne se rendaient même pas compte que, sans leur roi, ils ne représentaient rien.
Le pire d’entre eux était Jean Bussy qui se disait seigneur de Le Clerc. M. de Bezon, le chef de sa police, s’était renseigné sur ce petit procureur violent, cupide, et malheureusement habile. Agent des Guise au sein des Seize, factotum de l’intrigante duchesse de Montpensier, ce faquin qui avait déjà plusieurs fois défié son fils venait d’emporter la Bastille avec une poignée de bourgeois. Non seulement il s’en était proclamé le gouverneur, mais il avait contraint le duc de Guise à ratifier sa nomination.
Qui tenait la Bastille tenait Paris. Désormais, la Ligue était maîtresse de la capitale, de l’Arsenal, du trésor royal et même du Louvre, ce palais que son mari Henri II avait reconstruit et tant aimé. Le duc de Guise se contentait de recevoir l’allégeance des ligueurs, une soumission de pure forme. Quand elle s’en était émue auprès de lui, il lui avait répondu par une pirouette qui cachait mal son embarras :
— Madame, le peuple est notre maître!
Les larmes lui vinrent aux yeux. Elle frissonna malgré le feu qui surchauffait la pièce. Elle était malade, les poumons déchirés par la toux. Ses rhumatismes l’empêchaient même d’écrire et de se tenir debout. Elle se sentait fatiguée et maltraitée, comme une barque sans gouvernail dans une tempête déchaînée. Elle avait disposé de tous les pouvoirs et n’était plus rien. Tout le monde l’avait abandonnée et même son fils ne voulait plus d’elle, la jugeant au service de son ennemi.
Soudain le tonnerre gronda si fort que toute la pièce trembla. Était-ce un signe de ceux qui dirigeaient le monde dans l’au-delà?
Elle aurait aimé prier, mais elle ne croyait pas en Dieu. Qu’y avait-il de l’autre côté? Comment serait-elle jugée? Elle avait pourtant tout tenté pour réconcilier catholiques et protestants, ou pour faire disparaître les protestants. La Saint-Barthélemy revint dans son esprit. Tout ce sang, ces cris, ces supplications dans le Louvre. Elle frissonna à nouveau.
Son dernier ami, le cardinal de Bourbon, regrettait parfois en sanglotant de s’être embarqué dans l’entreprise ligueuse. Oui, Bourbon était le seul qui l’aimait vraiment. Certes, il était mou, craintif, incapable de s’opposer à Guise, mais il était si bon que même après qu’elle eut appris son secret, elle n’avait pas voulu l’utiliser contre lui.
Pourtant, Dieu sait si elle avait des griefs contre Nicolas Poulain, son prévôt qui l’avait abandonnée à Loches pour partir sauver la vie de Navarre!
Poulain! Quel déconcertant personnage. Elle l’avait cru successivement au service de Guise, de la Ligue et enfin de Navarre jusqu’à ce que Villequier lui annonce, quelques jours avant les barricades, avoir découvert un mémoire dans lequel il dénonçait les projets félons de la sainte union. Immédiatement, elle lui avait envoyé M. Pinard, son secrétaire, pour le rencontrer, peut-être lui parler de son père et s’en faire un allié. Mais il n’était pas venu.
Comment avait-elle pu se tromper autant sur cet homme? Elle avait bien failli le faire assassiner pour se venger, car on ne se moquait pas impunément d’une Médicis! Mais par amitié pour le cardinal de Bourbon, et sur les conseils de M. de Bezon qui l’estimait, elle n’avait rien fait.
Combien elle avait eu raison! Au péril de sa vie, Poulain avait pénétré dans le Louvre et décidé son fils à s’enfuir. Sans lui, Henri serait peut-être à cette heure enfermé dans un cachot de la Bastille.
Elle se demanda où pouvait être Nicolas Poulain maintenant, sans doute à Chartres, à la cour. Elle aurait tant aimé le savoir près d’elle.
On frappa à la porte et M. de Bezon entra en trottinant. Lui aussi était vieux, se dit-elle en regardant le visage fripé du nain.
— Madame, dit-il, avec un air presque hébété qui le faisait paraître encore plus vieux. M. Poulain est ici, dans l’antichambre.
— Quoi! Mais qui l’a laissé passer? J’avais interdit toute entrée à ma garde, même au duc de Guise!
— Il… il a la médaille, madame.
— Per bacco! La médaille… mais comment?
— Je l’ignore, madame. Que dois-je faire?
Elle resta un moment désemparée. Poulain? Chez elle? Avec la médaille? C’était incompréhensible… Et si c’était lui que ce terrible coup de tonnerre annoncait… Et s’il était envoyé par la divinité astrale pour lui venir à son aide?
— Qu’il entre! ordonna-t-elle, brusquement pleine d’espoir.
— Il n’est pas seul, madame.
— Qui est avec lui?
— Son ami, M. Hauteville, qui était commis à la cour quand vous étiez à Chenonceaux, mais… M. Hauteville est différent, madame.
— Vous m’avez déjà dit qu’il avait été anobli par Navarre, mais que ferait-il dans le Paris de la Ligue, en ce moment?
— Je suis aussi surpris que vous, madame.
— Faites-les venir tous les deux, et restez avec moi, ordonna-t-elle.
Dans l’embrasure de la porte, Bezon dit quelques mots à un garde ou à un valet avant de rejoindre la reine. Là, il resta debout, près de la cheminée.
Nicolas Poulain et Olivier Hauteville entrèrent, encore trempés par la pluie. Catherine décida de ne pas leur faire bon visage, pour les forcer à s’expliquer.
— Comment êtes-vous arrivés jusqu’ici, messieurs? siffla-t-elle, simulant la colère.
Nicolas Poulain s’approcha et lui tendit la médaille sans un mot. Elle la prit et la fit glisser entre ses doigts, comme pour vérifier que ce n’était pas une imitation.
— Comment l’avez-vous eue?
— Nous l’avons trouvée sur le corps d’un homme qui nous a dit être à votre service, madame. Il se nommait Ludovic Gouffier.
— Gouffier est mort?
Elle s’en doutait, mais l’apprendre ainsi de Nicolas Poulain la bouleversait. Gouffier était un bon serviteur.
— Oui, madame. De façon honorable, et comme le gentilhomme qu’il était.
— J’aurai des questions à vous poser sur lui. Mais d’abord, que voulez-vous?
— Madame, je suis venu vous dire la vérité, et solliciter votre bonté.
Elle resta inexpressive, paupières lourdes et lèvres affaissées. Son masque blafard ne reflétait que la lassitude, mais tous ses sens étaient en alerte.
— Vous avez cru que j’étais à Guise, madame, poursuivit-il, mais j’ai toujours été loyal à votre fils…
— Je sais cela. Me le confier plus tôt aurait été honnête, fit-elle aigrement.
— Je ne pouvais pas, madame. Ce secret n’était pas le mien mais celui du roi. J’ai prévenu Sa Majesté jusqu’au dernier moment de ce qui se tramait contre elle, mais j’ai été démasqué. Maintenant, c’est moi qui ai besoin d’aide… La Ligue, ne pouvant me prendre, a emprisonné ma femme à l’Ave-Maria.
— Dans le couvent? Vous voulez que je la fasse libérer? ironisa-t-elle.
— Ils veulent lui faire son procès et la brûler comme hérétique, madame, lâcha Poulain dans un sanglot qu’il ne put retenir, tout en tombant à genoux.
Catherine de Médicis était une femme dure, cruelle, retorse. Elle avait accepté ou commandé toutes sortes d’abominations pour ce qu’elle jugeait utile au royaume, mais elle gardait dans son cœur une complaisance incompréhensible pour les histoires d’amour! Cet homme qui venait l’implorer pour sauver sa femme attendrit son cœur.
— Je n’ai aucun pouvoir pour y parvenir, monsieur Poulain, lui dit-elle doucement. Je n’ai tout simplement plus aucun pouvoir. En aurais-je encore un peu que je le ferais. Je vous le jure!
» Je vous ai fait chercher quand Mgr de Guise est venu à Paris, ajouta-t-elle plus sévèrement. J’avais appris que vous étiez à mon fils et je voulais vous parler. Vous seriez venu, bien des choses se seraient déroulées autrement.
— Je ne suis pas venu, madame, car j’avais peur de votre colère.
— Je ne voulais pas me venger, monsieur Poulain. Je voulais juste vous parler de votre père.
— Mon père?
— Oui, ce père dont vous ignorez l’existence. Je l’ai souvent rencontré, c’est mon ami.
— Mon père est encore de ce monde?
— Oh oui! Seulement il n’est pas dans le parti du roi. Peut-être devrez-vous changer de camp….
— Quel que soit le respect que j’éprouve pour lui, madame, je resterai au roi. Je suis un homme qui n’a qu’une fidélité.
Elle l’observa. Devait-elle lui dire maintenant? Quel avantage en tirerait-elle? Son père pouvait certainement sauver sa femme, et si elle gardait ce Poulain à son service, cela lui serait bien utile maintenant que tout le monde l’abandonnait.
Comme le silence se prolongeait, Nicolas Poulain supplia :
— Madame, je vous en prie… me direz-vous qui est mon père?
Il était venu pour sa femme, mais Catherine l’avait entraîné sur un autre terrain, presque aussi important pour lui.
— Votre père peut sauver votre femme, affirma-t-elle sans émotion. N’avez-vous aucune idée de qui il s’agit?
— Non, madame. Ma mère n’était qu’une servante.
— Elle a été servante pendant trois ans dans la maison du gouverneur de Paris. Vous avez trente-quatre ans… Vous souvenez-vous qui j’ai nommé en 1561 comme gouverneur de Paris?
» Ça ne m’a pas été difficile de le retrouver, poursuivit-elle sans attendre de réponse. C’est lui qui vous a fait parvenir votre lettre de provision. Je l’ai interrogé et il l’a reconnu.
— Le… le cardinal… bafouilla Nicolas.
— Oui, le cardinal de Bourbon. Vous êtes le fils naturel du cardinal de Bourbon. Vous êtes un Bourbon! Bâtard, certes, mais le sang de Louis IX coule dans vos veines, et mon gendre Navarre est votre cousin, fit-elle d’une voix atone, comme à regret.
Nicolas restait pétrifié, tout comme Olivier qui n’osait ouvrir la bouche, car si la reine ne mentait pas, Nicolas était le cousin de Cassandre!
Catherine de Médicis jeta un regard interrogatif à M. de Bezon, qui hocha légèrement la tête.
— Vous savez tout, maintenant, monsieur Poulain, dit-elle en soupirant. J’espère que vous aurez quelque reconnaissance envers une vieille femme. Le cardinal est arrivé à Paris, il y a deux semaines. Il loge à l’abbaye de Saint-Germain. Je vais dicter une lettre que vous lui remettrez. Il écrira un ordre pour l’abbesse de l’Ave-Maria et votre épouse sera remise en liberté. Après tout, Mgr de Bourbon a été choisi comme l’héritier du trône, la Ligue n’osera pas lui désobéir, persifla-t-elle.
L’esprit en désordre, Nicolas Poulain peinait à maîtriser le flot de ses pensées. Ce père, cela faisait plus de trente ans qu’il se l’imaginait. Il ne s’était écoulé une heure sans qu’il y songe. C’était devenu une obsession chaque jour plus prenante, or non seulement la révélation de la reine lui faisait connaître son nom mais il pouvait aussi y associer un visage, car il avait aperçu plusieurs fois le cardinal. De surcroît, il apprenait qu’il était de sang royal, c’en était trop à la fois.
Ce fut la pensée de sa femme, emprisonnée, condamnée peut-être à être brûlée vive qui le fit revenir à la réalité.
Les yeux dans le vague, il considéra M. de Bezon, Olivier, puis la reine, et se mit à balbutier :
— Madame… Il sera dit que je vous devrai tout… Vous me rendez mon père et mon épouse, les deux personnes que je chéris le plus au monde… seulement, je ne vous ai pas tout dit.
— Ah! fit-elle avec méfiance.
— Ma femme n’est pas emprisonnée seule à l’Ave-Maria. Il y a aussi l’épouse de M. Hauteville, seigneur de Fleur-de-Lis.
— Mme de Saint-Pol? La fille de Condé et d’Isabeau?
— Oui, madame.
La réaction de Catherine fut d’une violence inattendue. Elle reprit brusquement des couleurs et se redressa, les yeux brillants de colère.
— De quel droit la Ligue s’est-elle permis! gronda-t-elle.
Isabeau de Limeuil était une Tonnerre, parente de sa mère, et Cassandre, fille d’Isabeau, était une de ses cousines. Catherine de Médicis était plus outrée qu’on ait emprisonné une de ses cousines que la fille d’un prince de sang!
— Je crois que la Ligue s’est octroyé non seulement la Bastille mais aussi tous les droits de haute et basse justice de la vicomté de Paris, madame, intervint Bezon.
— Je demanderai à Mgr le cardinal – à ce sujet, il a renoncé à la vie religieuse, peut-être l’ignorez-vous? – de les faire mettre en liberté toutes les deux.
» Monsieur Hauteville, vous êtes à Navarre?
— Oui, madame. C’est lui qui m’a fait chevalier.
— Vous êtes hérétique?
— Non, madame, je suis bon catholique.
— Certainement plus qu’il n’y a de protestants autour de M. de Guise, voulut plaisanter Olivier.
Elle ne digéra pas la raillerie et lui lança un regard sombre.
— Que faisiez-vous à Paris avec la fille d’Isabeau?
— Nous recherchions un homme, M. de Belcastel, qui aurait pu être complice dans la mort de Mgr de Condé.
— Complice de la princesse?
— Peut-être, madame, cette affaire n’est pas très claire, et Mgr de Navarre souhaitait en savoir plus. Le prévôt de Saint-Jean-d’Angély ne pouvait venir jusqu’ici faire son enquête, alors nous nous sommes déplacés.
— Vous avez trouvé M. Belcastel?
— Oui, madame, il était mort peu de temps après son arrivée, tué par des truands.
— Une fois Cassandre libérée, partirez-vous?
— Oui, madame.
— Monsieur de Bezon, faites appeler mon secrétaire.
» Je vais dicter une lettre au cardinal, mais avant que vous ne partiez, je veux savoir ce que vous avez fait depuis le moment où vous m’avez abandonnée, et ce qu’il est advenu de Ludovic Gouffier, dit-elle à Nicolas.
Saint-Germain-des-Prés, située hors de l’enceinte de Paris, était une abbaye fortifiée entourée d’une haute muraille flanquée de tours et bordée d’un fossé dont un canal se prolongeait jusqu’à la Seine. Deux portes principales permettaient d’y pénétrer. Du côté de la campagne, sur le chemin de Saint-Benoît, s’élevait la porte papale protégée par deux tours crénelées. À l’autre extrémité, vers l’Université, c’était un porche à grande arcade protégé par un pont-levis avec une échauguette1 d’angle. Ce passage débouchait devant le pilori de la rue de Bussy. Tout autour se pressaient les masures biscornues des ruelles étroites et tortueuses qui descendaient jusqu’à la rivière.
Une heure après leur entrevue avec Catherine de Médicis, toujours sous la pluie, Olivier et Nicolas arrivèrent à cheval devant le pont-levis. Ils franchirent le fossé rempli d’eau sous une pluie diluvienne. Poulain était déjà venu dans l’abbaye et savait que le cardinal de Bourbon, abbé de Saint-Germain – il avait encore du mal à se faire à l’idée que c’était son père! –, avait commencé la construction d’un palais à droite de l’église2. Ils longèrent les bâtiments conventuels, tous parés et enguirlandés pour l’octave3 de Pentecôte, et suivirent une galerie qui reliait la chapelle à l’église avant de pénétrer dans le jardin, devant le palais.
Quand ils avaient quitté la reine, ils s’étaient tous deux accolés, profondément émus et quasiment en larmes. Leur cauchemar allait se terminer. Ensuite, chacun muré dans ses pensées, ils n’avaient plus échangé une parole. Olivier songeait à Cassandre qu’il allait enfin revoir et faisait des plans pour le reste de la journée. Dès qu’elle serait libre, ils iraient chercher Caudebec qui attendait à la tour, prendraient leurs bagages et quitteraient cette maudite ville qu’il avait désormais en horreur. Il espérait que Nicolas et sa famille partiraient avec lui pour rejoindre le roi à Chartres ou à Rouen.
Nicolas aussi avait pensé à sa femme et à ses enfants, mais son esprit était pour l’instant surtout préoccupé par la rencontre avec son père. Il lui revenait par vagues les paroles de sa mère quand elle lui en parlait : « C’est un homme bon et beau, dont tu dois être fier… »
Combien de fois l’avait-il suppliée de lui donner son nom! « Cela ferait ton malheur », répondait-elle inlassablement en refusant. Il comprenait maintenant pourquoi. Son père était homme d’Église, cardinal et prince de sang. En y pensant, le cœur de Nicolas se serrait d’appréhension. Comment allait-il le recevoir, alors qu’il n’avait jamais voulu se faire connaître? De surcroît, ils étaient dans des partis opposés. Dans sa position, le cardinal ne pouvait ignorer que son fils avait été à la sainte union, qu’il leur avait acheté des armes, mais savait-il qu’il était en vérité au roi? Qu’il était traître à la Ligue? Son père pourrait bien le chasser, ou pire, en l’apprenant.
Laissant leurs chevaux à un domestique, ils gravirent quelques marches qui les conduisirent dans une grande antichambre où ils demandèrent à un majordome qu’on les conduise auprès du cardinal, en précisant qu’ils venaient de la part de la reine mère.
On les emmena dans une seconde antichambre, plus petite, où un gentilhomme hautain vint les interroger. Diable! On ne voyait pas le prochain roi de France – Charles X – si facilement, d’autant que le cardinal venait d’assister à la grande messe et avait besoin de se reposer avant la procession prévue dans la soirée à la gloire du Saint-Esprit. Nicolas Poulain donna son nom – ne doutant pas que ce serait le meilleur laissez-passer – mais montra aussi la lettre cachetée aux armes de Catherine de Médicis.
L’officier partit et revint presque aussitôt avec une attitude complètement différente, à la fois déférente et surprise.
Par une belle galerie, ils furent conduits dans une grande chambre d’apparat que la chaleur du feu, dans l’immense cheminée qui occupait tout un mur, avait transformée en fournaise. C’était une salle richement tapissée et meublée d’un grand lit à piliers aux rideaux cramoisis, posé sur une haute estrade. Un homme de forte corpulence, vêtu d’un justaucorps bleu doublé d’incarnat bordé d’une dentelle d’or avec des hauts-de-chausses bouffants assortis, les attendait debout. Une écharpe de soie turquoise masquait un baudrier d’où pendait une élégante épée à poignée damasquinée. Il portait une barbe grise parsemée de fils blancs, taillée en pointe qui ne dissimulait pas une bouche aimable. Son front proéminent lui donnait un air attentif et affable.
Nicolas entra le premier. L’homme posa sur lui un regard triste et doux. Des larmes perlaient sur ses joues. Ils restèrent tous deux pétrifiés, sans mot dire. Olivier était resté en arrière, tandis que l’officier qui les avait fait entrer était parti en refermant la porte.
Finalement, submergé par une vague de sentiments qu’il ne pouvait maîtriser, Nicolas tomba à genoux en sanglotant.
— Mon père…
Le cardinal s’avança. Lui aussi pleurait et Olivier fut frappé par sa pâleur. Il prit les mains de son fils et le força à se relever.
— J’ai tant attendu ce moment, murmura-t-il. Mon fils!
Il l’étreignit longuement.
Enfin, ils s’écartèrent l’un de l’autre. Le cardinal recula, comme pour mieux regarder son enfant et sourit.
— Tu ressembles à ta mère. Combien de fois ces années durant j’ai voulu te faire chercher pour t’avoir près de moi! Mais ce n’était pas possible… J’aurais fait ton malheur.
— Et moi, monsieur mon père, j’étais jour et nuit tourmenté à l’idée que je ne connaîtrais jamais celui qui avait fait mon bonheur.
— Comment as-tu appris? demanda enfin le cardinal.
— Il y a une heure, par la reine mère.
Le cardinal se passa la main sur le visage, autant pour effacer ses larmes que pour cacher sa perplexité, et même sa méfiance.
— La reine?… Qui est ton compagnon?
— M. Hauteville, chevalier de Fleur-de-Lis.
— M. Hauteville!
Le cardinal resta un instant silencieux. Il se souvenait de Hauteville. Il n’ignorait pas qu’il était désormais à son neveu Navarre qui l’avait armé chevalier à Coutras. Le cardinal, sous son apparence pateline, était un homme habile et connaissait beaucoup de choses.
Il fit quelques pas avant de dire :
— Nicolas, j’ai appris ton véritable rôle il y a quelques jours par Bussy Le Clerc. Tu aurais trahi la Ligue en informant secrètement le roi. Est-ce vrai?
— Je n’ai jamais trahi la Ligue, mon père, se raidit Nicolas. J’ai toujours été au roi, et c’est avec son accord que j’ai rejoint la sainte union. Je n’ai qu’une fidélité, celle que je dois au roi de France.
Le cardinal joignit ses deux mains et se frotta la bouche pour cacher ce qu’il pensait. Son fils était bien un espion. Il l’avait cru à la Ligue. Il avait secrètement espéré qu’un jour, il le rejoindrait pour l’aider, mais il était dans un autre camp. Il aurait voulu lui dire que lui-même n’était plus sûr d’avoir envie de devenir roi. Que Guise lui faisait peur et ne lui inspirait plus confiance, mais il ne pouvait le faire devant ce Hauteville.
— Je comprends, dit-il seulement.
— Ce n’est pas important, mon père. Je vous respecte et vous admire, simplement je n’ai qu’une parole, j’ai prêté serment quand vous m’avez acheté cette charge de lieutenant du prévôt. J’ai toujours été un homme d’honneur, ma mère m’a éduqué ainsi, et je crois que c’est ce que vous souhaitiez.
— C’est ce que je souhaitais, en effet. Tu es un Bourbon, un homme d’honneur. Quand j’ai appris que tu avais rejoint l’union, j’avoue avoir été déçu. Je suis fier de toi, désormais, même si tu me combats. Maintenant dis-moi pourquoi la reine t’a envoyé près de moi.
Soudain, il vacilla et son visage se crispa en une grimace de douleur. Nicolas se précipita pour l’aider à s’asseoir sur le lit.
— Qu’y a-t-il, père? demanda-t-il affolé.
— Rien, ce n’est rien… une douleur qui me vient parfois, cela ne dure pas. Continue…
Nicolas raconta ce qu’il avait fait durant la journée des barricades, comment il avait prévenu le roi, mais aussi comment il s’était découvert en ne rejoignant pas les ligueurs lors des barricades.
— Au demeurant, je n’aurais pu dissimuler plus longtemps. Le commissaire Louchart a alors arrêté ma femme qui était à ce moment-là avec l’épouse de M. Hauteville. Il les a conduites à l’Ave-Maria. On a appris hier qu’il voulait les faire juger et brûler pour hérésie. De surcroît la duchesse de Montpensier qui hait Mme Hauteville a découvert où nous nous cachions. Sous peu, elle s’ emparera de nos épouses pour se venger de nous. Ne sachant que faire, nous sommes allés supplier la reine mère de les sauver. C’est alors qu’elle m’a dit que vous étiez mon père, et que vous pouvez les libérer. Elle m’a remis cette lettre, dit-il en la tendant à son père.
— En effet… Je le peux, et je vais le faire, dit le cardinal en prenant la lettre sans chercher à l’ouvrir.
» J’ai une correspondance avec mon cousin Henri, et mon neveu, M. de Soissons, que j’ai élevé, m’écrit souvent, dit-il à Olivier. Je crois savoir que votre épouse est Mme de Saint-Pol… la fille de feu mon frère Louis. Ma nièce.
— Oui, monsieur.
— Louchart le sait-il?
— Oui, monsieur, il demande une rançon.
— Quelle impudence!
Il tira un cordon près de la cheminée et un officier entra.
— Allez chercher mon secrétaire.
» Je vais écrire une lettre pour sœur Catherine de la Vierge.
Le secrétaire entra. C’était un clerc tonsuré. Le cardinal le fit asseoir à un petit bureau où se trouvait plumes d’oie, encriers et feuillets, et lui dicta une courte missive. Il se leva péniblement et vint relire la lettre avant de la parapher, laissant le clerc la cacheter, puis l’ enjoignit de les laisser.
— Ta visite, mon cher fils, me permet aussi de te parler de ton avenir. J’aurais dû le faire plus tôt…
À nouveau, il blêmit mais parvint à revenir au lit et à s’asseoir en se tenant le ventre.
— Vous avez besoin d’un médecin, mon père, dit Nicolas en s’approchant de lui.
— Les médecins ne peuvent rien pour moi. C’est la gravelle. J’ai des pierres depuis des années, mais les douleurs sont de plus en plus fréquentes. Mon médecin m’a proposé de m’opérer, mais quand j’ai vu ses instruments, j’ai pris peur.
Il se força à sourire, puis resta les yeux dans le vague un moment.
— Je sais que je n’en ai pas pour longtemps, Nicolas.
— Monsieur, je connais M. de Montaigne qui souffre de la gravelle. Il m’a dit avoir été fort soulagé en prenant les eaux dans le Béarn, à Baden et en Italie, intervint Olivier.
— Je sais, mais je crois qu’il est trop tard pour moi. Je n’ai pas le même âge que M. de Montaigne.
Il parut hésitant à poursuivre.
— Mon fils, j’ai écrit à mon cousin Navarre cette semaine. Mais c’est une lettre dont il ne doit pas faire état, pour l’instant. Je lui dit que je suis loin d’approuver tout ce qui se fait en mon nom, et en gage de ma bonne foi, je l’ai reconnu comme héritier légitime4 du royaume de France.
Nicolas Poulain et Olivier Hauteville restèrent pétrifiés. Ainsi, celui que la Ligue avait choisi comme héritier refusait ce trône et revenait à la loi salique. Guise perdait son plus formidable atout!
— Je suis donc heureux que tu aies ouvertement rejoint le roi, même si je pense qu’il ne te mérite pas. En temps voulu, tu devras reconnaître aussi le roi de Navarre.
— Je le ferai, mon père, je le dois d’autant plus qu’il m’a sauvé la vie.
— Ah! Il faudra me raconter! Je me demande aussi si tu n’as pas trop sollicité ta chance, mon fils. Une fois que tu auras retrouvé ton épouse, quitte Paris. Viens juste me dire adieu. Tu as des enfants, je crois…
— Oui, mon père, une fille et un fils.
— J’aimerais connaître mes petits-enfants. Des petits Bourbon! dit-il en souriant.
» Je suis riche, Nicolas. Mais la plupart de mes biens sont des apanages de l’Église ou de la couronne. J’ai cependant des possessions en propre, par mon père Vendôme, et surtout par ma mère Françoise d’Alençon, ta grand-mère. Avant d’épouser Charles de Bourbon, ton grand-père, elle avait été mariée au duc de Longueville, comte de Dunois, et m’a laissé un titre. Je possède un fief près de Saint-Maur-sur-le-Loir que j’ai fait ériger en baronnie de Dunois, il y a quelques années. J’ai déposé des actes à l’étude Fronsac, rue des Quatre-Fils. Maître Fronsac est un homme de confiance. Quand tu t’y rendras, tu y trouveras tes titres ainsi qu’une rente de trente mille livres. Je ferai une lettre au roi pour que ta filiation soit reconnue, j’en ai déjà dit quelques mots à mon neveu Henri, quand je lui ai écrit.
Poulain tomba à nouveau à genoux, mais le cardinal mit un doigt sur sa bouche.
— Plus un mot! Prenez cette lettre et allez sortir vos épouses des griffes de la Ligue. Revenez me voir, avant de quitter Paris.
Poulain se releva, prit la lettre, mais hésitait à partir. Son père lui fit signe de sortir.
Ils obéirent. Mais en passant la porte, Charles de Bourbon ajouta :
— Dunois est un nom illustre, il était compagnon d’armes de Jeanne d’Arc. Je sais que tu t’en montreras digne…
Il pleuvait toujours quand ils arrivèrent à l’Ave-Maria. Ils avaient galopé dans les rues désertes en ce lundi de Pentecôte, évitant celles où se tenaient des processions. Poulain frappa à la lourde porte. Un judas de fer s’ouvrit et une voix demanda ce qu’ils voulaient.
— J’apporte un ordre de Mgr de Bourbon pour madame l’abbesse. Ouvrez-nous sur-le-champ où nous reviendrons avec sa garde.
— Attendez un moment.
Ils attendirent effectivement un gros quart d’heure, puis des verrous grincèrent et l’un des vantaux s’écarta. Ils pénétrèrent dans un sombre vestibule éclairé seulement par une porte au fond où ils aperçurent une cour. Porteur d’une épée, celui qui leur avait ouvert avait la trogne couturée d’un soldat. Derrière lui se tenait une religieuse sans âge, pieds nus.
— Suivez-moi, dit-elle d’une voix atone. Le parloir est à l’étage, au bout de la cour. J’ai prévenu la mère supérieure.
Ils traversèrent la basse cour, jetèrent un regard à la tour Montgomery qui dépassait et entrèrent dans la petite salle à l’escalier de bois. En haut des marches, par une étroite porte, ils entrèrent dans une pièce sans fenêtre. Un falot posé sur une table et un flambeau de résine accroché au mur enfumaient la pièce crépusculaire.
Une femme se tenait debout devant eux. Elle était si maigre et si parcheminée qu’elle ressemblait à ces miséreuses du Périgord qui se nourrissent de glands et de briques pilées. Ses yeux étaient profondément enfoncés dans son crâne dont on distinguait les os.
Olivier frissonna. Que Cassandre, sa bien aimée, ait vécu dans ce tombeau le terrorisait.
— Madame, dit Poulain. Êtes-vous l’abbesse de ce couvent?
— Oui, monsieur, dit-elle d’une voix si morne qu’ils crurent qu’elle allait s’éteindre.
— Nous avons un ordre pour vous, de Mgr le cardinal de Bourbon, abbé de Saint-Germain-des-Prés, dit-il en lui remettant la lettre.
Ma sœur,
J’ai éprouvé une grande affliction en apprenant que vous déteniez dans votre couvent, contre leur volonté, ma cousine Cassandre, fille de feu mon frère Louis de Bourbon, et son amie Marguerite Poulain, épouse d’un homme au plus proche de moi. Je sais qu’elles ont été confiées à votre garde par le commissaire Louchart, qui n’est qu’un coquard doublé d’un fripon, et qui n’avait aucun droit pour agir ainsi.
Vous libérerez ces deux femmes qui me sont chères et les remettrez aux hommes porteurs de ce pli. J’oublierai ainsi cette fâcheuse affaire.
Charles, cardinal de Bourbon
Les yeux fous, la mère supérieure déglutit, lâcha la lettre et murmura :
— Je ne savais pas…
— Faites venir ces deux femmes, madame, ordonna Poulain d’une voix sévère.
Elle eut un regard de folie.
— Je… je ne peux pas, monsieur, gémit-elle.
— Pourquoi? cria Olivier, pris de terreur à l’idée que Mme de Montpensier les avait déjà fait chercher.
— Elles ne sont plus là! hurla l’abbesse en se cachant le visage dans les mains décharnées.
1 Dont il subsiste quelques pierres.
2 Il sera achevé un siècle plus tard par le cardinal de Furstenberg.
3 La semaine.
4 Cette lettre a vraiment existé.