24.

C’était le lundi de Pentecôte. Dans leur cellule, les deux femmes entendaient l’orage gronder, la pluie crépiter et des torrents d’eau se vider des toits. Louchart viendrait-il avec ce mauvais temps? se demandait Cassandre avec angoisse.

Depuis son réveil, elle se préparait, vérifiant qu’elle pouvait sortir sa dague rapidement et répétant sans cesse à Marguerite, morte de peur, ce qu’elle aurait à faire.

La visite des épiciers, le samedi, l’avait perturbée. Ils lui avaient suggéré de proposer au commissaire une rançon de deux cent mille livres payée par le banquier Sardini. Elle avait compris que c’était une idée d’Olivier et de Nicolas Poulain, donc qu’ils préparaient une entreprise pour les libérer. Sans doute un guet-apens à la remise de la somme. Dans ces conditions, devait-elle poursuivre ce qu’elle avait décidé? Ne serait-il pas plus judicieux de les laisser faire? C’était ce que souhaitait Marguerite qui avait peur de ne pas réussir, car dans ce cas il n’y aurait pas de seconde chance.

Ayant bien réfléchi, Cassandre avait repoussé l’idée d’abandonner. Elle se sentait prête et préférait ne compter que sur elle. Surtout, elle avait une revanche à prendre sur Louchart, et de surcroît, si elle réussissait, elle ne mettrait pas sa mère, Mme Sardini, dans l’embarras.

Enfin les verrous grincèrent et la porte s’ouvrit. C’était la femme colosse avec une lanterne.

— Le commissaire Louchart vous attend au parloir, grogna-t-elle d’une voix rauque.

Cassandre prit la lettre écrite la veille et elles suivirent la religieuse. Celle-ci les laissa dans le parloir pour attendre dans la salle attenante.

Louchart était seul, hargneux et impatient, assis devant la table du parloir, sa cape mouillée posée sur un escabeau.

Elles s’approchèrent, intimidées et craintives.

— Vous avez fait cette lettre? aboya-t-il.

— Oui, monsieur le commissaire, répondit poliment Cassandre en tendant le papier. Vous pourrez la porter à M. Sardini qui préparera la somme, mais il ne vous la remettra que si nous sommes avec vous.

— Nous verrons ça après-demain, décida Louchart. Mais si vous m’avez trompé…

Cassandre avança pour lui donner la lettre, tandis que Marguerite faisait un pas sur la droite. Brusquement, l’épouse de Nicolas Poulain perdit connaissance et s’écroula sur le sol.

Surpris, Louchart quitta Cassandre des yeux pour regarder Marguerite. En un éclair, Cassandre bondit et lui mit la dague sous la gorge en la lui entaillant légèrement.

— Levez-vous! ordonna-t-elle d’une voix métallique.

Le visage jaune du commissaire était devenu blanc. La petite fraise qu’il portait s’était déjà teintée de rouge.

— Ne… ne me tuez pas… gargouilla-t-il… Je vais vous libérer.

— Trop tard! sourit Cassandre cruellement. Vous criez, vous êtes mort… d’accord? Vous ne serez pas le premier que je tuerai.

Elle ôta l’épée qu’il portait dans un fourreau à sa taille et la jeta au loin. C’était sa seule arme.

— Enlevez votre pourpoint et votre bonnet, dit-elle en reculant.

Il s’exécuta.

Marguerite, qui s’était relevée, avait sorti les lanières fabriquées depuis quelques jours en tressant des bandes de toiles de son jupon. Cassandre fit retourner Louchart et lui demanda de mettre les mains dans son dos, elle remit la lame sous sa gorge pendant que Marguerite le garrottait en serrant autant qu’elle pouvait.

Avec un autre morceau de jupon, elles lui firent un bâillon après lui avoir empli la bouche avec son propre mouchoir. Puis Marguerite alla à la porte par où elles étaient entrées. Elle l’entrebâilla.

— M. le commissaire veut vous parler, ma sœur, dit-elle d’une voix éteinte.

La sœur tourière entra sans méfiance, tenant sa lanterne. Cassandre, derrière la porte, lui enfonça la lame suffisamment fort dans le flanc pour qu’elle en sente la pointe.

— Ne bougez plus! Criez, et je vous tue!

La femme colosse devait craindre l’au-delà, car elle se mit à trembler. Déjà Marguerite lui avait pris la lanterne des mains pour la poser par terre et lui tirait les poignets en arrière. Elle l’attacha solidement, puis la bâillonna sous le regard terrorisé de Louchart persuadé que sa dernière heure était arrivée.

Quand ce fut terminé, Cassandre les conduisit tous deux dans leur cellule et poussa les verrous. Peut-être s’apercevrait-on qu’ils étaient là avant qu’ils ne meurent étouffés, se dit-elle, satisfaite que l’affaire se soit si bien déroulée.

Elle rejoignit Marguerite, qui attendait, morte de peur maintenant que l’excitation était passée.

Elle l’accola, la serra contre elle pour la rassurer.

— Nous serons bientôt dehors, promit-elle. Je vais voir si la voie est libre.

Elle ouvrit la porte donnant sur l’escalier par lequel elles étaient arrivées, trois semaines plus tôt. L’entrée était à peine éclairée par un falot de fer suspendu à une chaîne. En bas, sur un banc, deux gardes en casaque levèrent une tête ahurie en la voyant sortir du parloir. Cassandre se sentit soulagée. Si les archers de Louchart étaient là, il n’y en aurait pas d’autres dans le vestibule d’entrée. Comme elle avait déjà tué un des concierges, avec un peu de chance elles ne rencontreraient que des sœurs en sortant. Il fallait quand même se débarrasser de ces deux-là.

— M. Louchart veut que l’un de vous vienne, leur lança-t-elle d’une voix soumise avant de rentrer dans le parloir.

Ils s’interrogèrent du regard, puis le plus gros se leva et monta en soufflant, tant il avait du mal à déplacer son corps. Quand il passa la porte, Cassandre le frappa de toutes ses forces sur la nuque avec le manche de sa dague. Elle ne pouvait frapper sur son crâne, car il portait un morion. Il vacilla, étourdi, mais ne tomba pas. Elle recommença, mais constatant qu’il ne tombait toujours pas, elle lui enfonça la lame dans la gorge. Il gargouilla et s’écroula plein de sang. Elle le retint un instant pour qu’il ne fasse pas trop de bruit avec son épée, poussa la porte pour que l’autre archer n’entende rien.

— Vite, déshabillons-le!

— Vous… vous l’avez tué… fit Marguerite, horrifiée.

— Oui, et j’en suis désolée, mais je n’avais pas le choix, c’était lui ou nous.

Elle était sincèrement affligée. Cet homme avait peut-être une femme, des enfants. Il n’avait pas demandé à être là. Mais ce n’était pas le premier homme qu’elle tuait. L’époque était cruelle.

Marguerite lui ôta ses souliers puis ses hauts-de-chausses. Dans sa nudité, il était sale et puait. Elle en fut dégoûtée. Pendant ce temps Cassandre avait débouclé son ceinturon et lui retirait sa casaque, malheureusement un peu ensanglantée.

— Mettez ses habits! dit-elle.

— Ils me seront trop grands, objecta Marguerite, écœurée.

— Alors enfilez le pourpoint de Louchart.

— J’ai trop de tétons! tenta de plaisanter l’épouse de Nicolas pour se donner du courage.

— Vous les serrerez, fit Cassandre en riant.

Elle revint à l’escalier et lança à l’autre garde, toujours avec le même ton :

— M. le commissaire veut aussi que vous veniez.

L’homme se leva et monta en soupirant.

À peine entré dans le parloir, il reçut le même coup que son compagnon. Cette fois Cassandre avait pris la main gauche du premier garde, une lame avec un massif pommeau de fer. L’archer s’écroula et elle fut soulagée à l’idée de ne pas avoir à le tuer aussi.

Vite, elles lui enlevèrent ses chaussures, ses chausses et sa casaque. Cassandre les enfila, boucla le ceinturon et l’épée. Elle vérifia que Marguerite avait l’allure d’un homme et lui serra ses cheveux sous le morion. Elle-même prit l’autre morion avant de descendre. Sur le banc se trouvaient les mantels des archers. Des capes de drap grossier avec des capuchons qu’elles passèrent sur leur casaque.

Elles traversèrent la basse cour, déserte avec la pluie battante, avant d’entrer dans le vestibule du couvent. Il était entièrement vide. Soulagée, Cassandre tira les gros verrous d’un des ventaux et sortit, Marguerite sur ses talons. Juste devant la porte, à peine à l’abri sous le petit porche, un troisième garde surveillait la mule du commissaire. Le cœur battant, Cassandre l’ignora et, regardant dans la rue des Fauconniers, elle vit des gens arriver. Elle fila aussitôt à droite, puis encore à droite dans la rue de Jouy, vers Saint-Paul, entraînant Mme Poulain avec elle.



Louchart était sur le point de s’étouffer et récitait mentalement une patenôtre quand on vint le délivrer.

— Où sont-elles? furent ses premiers mots.

C’était le concierge et la mère supérieure qui n’avait jamais été si blafarde.

— Parties! murmura-t-elle.

— Mais mes gardes…

— Elles en ont tué un, monsieur, l’autre est au plus mal.

Le concierge lui avait tranché les liens. Le commissaire les bouscula, attrapa une lanterne posée sur le sol et se précipita au parloir. Il était en chemise. Sa cape était toujours sur la table. Que faire? se demandait-il, l’esprit en déroute.

C’est alors qu’il songea à sa mule et à l’autre archer qui attendait dehors. Il prit sa cape, ramassa son épée et se précipita. Dans la rue, le garde était à côté de la bête. Sous la pluie, tous deux avaient le même regard trouble, inexpressif.

— Tu les as vues sortir? cria-t-il.

— Qui? fit le garde, le visage dégoulinant d’eau.

— Les deux femmes!

— Pas des femmes, monsieur le commissaire, dit-il en secouant la tête, j’ai vu Pierre et Simon filer en courant, je ne sais pas où ils sont allés…

— Imbécile!

Louchart lui arracha les rênes des mains, monta sur sa mule en s’aidant de la borne d’angle et fila vers Saint-Paul.

En chemin, il réfléchissait à ce qu’il allait raconter à Le Clerc. Le gouverneur de la Bastille savait qu’il avait arrêté Marguerite Poulain comme otage. Il lui avait dit qu’elle avait refusé de faire une lettre à son mari pour qu’il se rende et qu’il préparait son procès. Comme Le Clerc avait d’autres chats à fouetter, il le laissait conduire cette affaire à sa façon, aussi n’avait-il jamais parlé de la fille de Condé. Il avait juste dit que Marguerite Poulain était en compagnie d’une cousine lors de son arrestation.

Louchart connaissait depuis longtemps Bussy Le Clerc. Il le savait plus cupide que zélé envers la foi catholique. Ne disait-on pas qu’il libérait les plus fortunés de ses prisonniers contre des écus sonnants et trébuchants? S’il apprenait que la fille de Condé avait été capturée et s’était évadée, il lui reprocherait d’avoir perdu la rançon!

Il décida de dire seulement que Mme Poulain et la cousine s’étaient enfuies par la négligence des religieuses. Le Clerc n’aurait qu’à envoyer des gens d’armes fermer les portes de la ville. À pied, les deux femmes ne pouvaient avoir eu le temps de quitter la ville, sauf si elles avaient pris la porte Saint-Antoine; mais pourquoi seraient-elles sorties par là?

Il suivit le chemin qui longeait les fossés jusqu’à l’entrée du pont-levis de la Bastille. Là, il appela un des nouveaux officiers nommés par la Ligue. L’homme le connaissait et le conduisit immédiatement au logis du gouverneur. Le Clerc revenait justement de la chapelle en compagnie de son lieutenant, un ancien sergent du Châtelet. Louchart lui expliqua rapidement l’affaire et Le Clerc donna immédiatement des ordres pour qu’on ferme les portes de la ville.

— Avez-vous interrogé tous le monde à l’Ave-Maria? demanda-t-il ensuite.

— Je n’ai pas eu le temps, je me suis précipité ici.

— Allons-y! décida Le Clerc. Peut-être ont-elles dit quelque chose qui nous mettra sur leur piste. Cette Mme Poulain a des enfants…

— Oui.

— Faites-les saisir. En menaçant de les exécuter, elle se rendra, ainsi que son mari. Vous auriez dû commencer par là!

Bussy Le Clerc aurait tué la moitié de Paris pour attraper Nicolas Poulain et le faire pendre. Il avait un terrible compte à régler avec lui. Poulain avait été son ami, du moins le croyait-il. C’est lui qui était allé le chercher, un jour glacial de janvier, pour l’introduire dans la sainte union. Il l’avait initié à tous les secrets des Seize. Il l’avait défendu quand on l’avait suspecté. Il l’avait même pris comme confident, lui dévoilant tous les projets de la Ligue, jusqu’au jour où il avait été mis en face de son aveuglement.

Poulain était un parjure et un felon, qui l’avait trompé. Son admiration et son amitié envers lui s’étaient transformées en une haine inextinguible.



— On est venu les chercher? demanda Poulain.

— Oui… non, geignit la mère supérieure.

— Parlez! gronda Poulain.

— Elles se sont enfuies, monsieur!

— Où? Quand?

— Je… je l’ignore, monsieur… c’était ce matin. On a trouvé les deux archers dans le parloir, là.

Elle montra le carrelage. Olivier remarqua les taches brunes de sang.

— L’un était mort, le crâne fracassé et la gorge ouverte. L’autre reprend conscience à l’infirmerie. Ils étaient nus jusqu’à la taille. On est allé aussitôt dans la cellule des dames, on y a trouvé M. Louchart avec la sœur tourière, tous deux garrottés et presque étouffés. Sitôt libéré, le commissaire s’est mis en rage et est parti.

Olivier se sentit brusquement soulagé. C’était bien de Cassandre de s’évader ainsi! Mais où pouvait-elle être allée avec Marguerite? Ils n’avaient pas fait attention au temps qui passait. Ils s’étaient rendus chez la reine un peu avant midi. Il devait être trois heures passées, peut-être quatre d’après leur estomac qui criait famine!

— Partons! décida Poulain. Il faut les retrouver.

Ils entendirent soudain des éclats de voix vers l’escalier. Ouvrant la porte, Nicolas découvrit en bas des marches Jehan Le Clerc, Jean Louchart et quatre hommes en chapel de fer tenant une pique.

— Poulain! glapit Louchart en l’apercevant.

— Fermez tout, nous le tenons! cria Le Clerc, dégainant son épée et se précipitant dans l’escalier.

Olivier et Nicolas revinrent dans la pièce. L’abbesse n’y était plus. Ils se précipitèrent vers les autres portes, mais elles étaient fermées au verrou. Ils auraient pu se barricader, mais pour tenir combien de temps?

— Il faut se battre pour sortir, dit Poulain, ôtant sa cape et la roulant sur son avant-bras gauche.

Il dégaina, prit sa main gauche dans l’autre main. Olivier fit de même en réprimant une douleur à cause de sa blessure à l’épaule.

— Combien sont-il?

— Six, au moins.

— L’affaire sera chaude, grimaça Olivier.

Le Clerc entra le premier, lui aussi épée et dague en main. Il souriait férocement. Louchart était derrière lui, plus prudent, puis suivaient deux gardes. Les autres étaient restés en bas pour surveiller l’entrée.

— Monsieur Poulain, si vous savez prier, vous pouvez commencer, fanfaronna celui qui s’était proclamé gouverneur de la Bastille.

Il se jeta sur Nicolas avec furie, le martelant de coups de taille et l’obligeant à rompre et à reculer.

— Vous autres, occupez-vous de Hauteville, à trois vous en serez bien capables! Mais ne le tuez pas. Je vais les pendre ici!

Seulement, au ferraillage à tout va, Poulain était un champion. Comme il était plus grand et plus puissant que son adversaire, il répliqua brusquement, forçant Bussy à rompre à son tour.

— Tout beau, monsieur le marmiton! persifla-t-il. Je croyais que vous étiez maître d’armes mais vous maniez votre épée comme une lardoire!

Le Clerc avait ajouté à son nom celui de Bussy, à la mémoire de Bussy d’Amboise qui avait été son élève quand il était prévôt de salle d’armes. Il avait entraîné bien des gentilshommes du duc de Guise et ne pouvait que se rebiffer en entendant de telles moqueries.

Il engagea son fer et serra son adversaire dans une feinte que lui seul connaissait. Poulain put à peine parer et fut égratigné au bras.

— C’est vous que ne devriez pas jouer au tireur d’armes, dit-il, satisfait. Je vais vous saigner comme un porc.

Pendant ce temps, Olivier s’était porté sur Louchart. Il rabattit son fer et lui aurait percé le poumon si un des gardes ne lui avait porté une estocade qui le contraignit à rompre.

On n’entendait plus que le froissement des lames. Olivier avait affaire à de médiocres adversaires, mais ils étaient trois et son épaule le faisait souffrir. Nicolas Poulain voyait le sang couler doucement de sa manche. Il s’affaiblissait et ses coups de taille avaient moins de force. Leurs attaquants ne prenaient aucun risque.

— Le petit procureur veut jouer au capitaine Fracasse? lança Poulain en se moquant à nouveau, espérant que son adversaire ferait une faute.

Gouverneur de la Bastille, Le Clerc détestait qu’on le traite de procureur. Il éructa et se fendit en portant le pied arrière au devant tout en écartant la lame de Nicolas avec sa dague. Poulain para difficilement et rompit. Il fut dos au mur.

Pour Olivier, les prises de lame se succédaient et les dégagements devenaient difficiles. Pourtant, il eut une ouverture et trancha les doigts d’un des gardes qui lâcha son épée en hurlant de douleur. Louchart prit peur et recula. Restant une seconde face à un seul homme, Olivier bloqua sa lame avec sa dague et lui perça la cuisse.

Le garde blessé à la main était maintenant derrière Louchart dont le teint bilieux tournait au blanc, mais Olivier ne sentait plus son épaule, complètement engourdie.

Malgré le cliquettement des épées, on entendit tout un vacarme dans le vestibule. Poulain comprit que du renfort arrivait. C’est aussi ce qu’avait deviné Le Clerc qui afficha un grand sourire. Il ne cherchait plus à le toucher, sachant qu’il allait le capturer avec ce renfort.

Poulain tenta une botte en tierce, mais le maître d’armes l’évita. C’était la fin. Louchart de son côté ne cherchait plus qu’à parer et Olivier n’avait plus la force de conduire une attaque.

— Messieurs, vous êtes dans une maison où l’on enseigne l’amour de Dieu et non celui des armes! L’excommunication sanctionne ceux qui sortent l’épée dans un couvent! gronda une voix.

C’était le cardinal de Bourbon.

Celui que la Ligue reconnaissait comme le prochain roi de France entra dans la salle avec son capitaine des gardes et une dizaine d’archers de sa garde, en casaques de velours cramoisi bordées de passement d’or.

Les épées se baissèrent.

— Cet homme est un félon et un parjure, monseigneur, déclara Le Clerc, persuadé que le cardinal venait lui porter main forte.

Charles de Bourbon considéra le commissaire et le procureur de la Ligue avec un souverain mépris.

— Messieurs, je vous avais interdit de vous attaquer à M. Poulain, siffla-t-il.

— Il a trahi la Ligue, monseigneur.

— J’en suis seul juge. Veuillez vous retirer!

— Je l’emmène à la Bastille! décida Le Clerc.

— Vous osez discuter mes ordres? éructa le cardinal. Encore un mot et je vous mets la hart au col! Je suis ici avec trente hommes d’armes, voulez-vous vous rebeller contre mon autorité?

Louchart essayait de se faire invisible tandis que Le Clerc, fou de rage, ne savait comment interpréter les paroles du cardinal.

— J’emmène M. Poulain et son compagnon. Vous autres, disparaissez! ordonna encore Charles de Bourbon.

Louchart rengaina tandis que l’homme qu’Olivier avait blessé aidait son compagnon à se relever. Les gardes du cardinal s’écartèrent pour les laisser sortir. Il ne restait que Le Clerc.

— J’irai voir Mgr de Guise, menaça le procureur.

— Allez-y! Expliquez-lui que vous refusez d’obéir à votre futur roi Charles X et il vous fera jeter dans un des cachots de cette Bastille dont vous vous être attribué illégalement la gouvernance, monsieur le sottart!

Le Clerc comprit qu’il avait perdu. D’un mouvement de colère, il rengaina épée et dague et partit sans un mot, sans un salut, sans un regard.

— Messieurs, dit alors le cardinal, je crois avoir eu raison d’écouter le pressentiment que j’ai eu après votre départ. Où sont vos épouses?

— Elles sont parvenues à s’enfuir ce matin, monseigneur, dit Poulain. Nous ignorons où elles sont. C’est à la suite de cette évasion que Louchart et Le Clerc nous ont surpris.

— Où ont-elles pu aller?

Poulain soupira en se passant une main sur le visage. Il se sentait désemparé.

— Certainement pas chez moi! Mme de Saint-Pol a pu choisir d’aller chez sa mère, rue du Fer-à-Moulins, ou de retourner au logement où elle vivait avec Olivier.

— Je pencherai pour Scipion Sardini, dit Olivier.

— Vas-y! proposa Nicolas, je me rendrai rue Mauconseil.

— Mon fils, intervint le cardinal, je suppose que Louchart et Le Clerc savent que tu as des enfants…

— Oui.

— Il va les prendre en otage, c’est certain. Cours chez toi avec mon capitaine des gardes qui les escortera à l’abbaye où vous me rejoindrez. Quant à vous, monsieur Hauteville, si vous retrouvez ces dames, conduisez-les aussi à l’abbaye. J’ai ma litière ici avec la suite de mon escorte. Restez avec moi jusqu’à la porte Saint-Germain, ce sera plus prudent pour vous de sortir de Paris en ma compagnie.



Les deux amis se séparèrent à l’écurie proche où ils avaient laissé leurs chevaux. En passant, ils remarquèrent avec un brin d’inquiétude que le Porc-Épic était fermé, mais ils n’avaient pas le temps d’aller voir Guitel.

Nicolas partit avec le capitaine des gardes de l’abbaye et quatre de ses hommes. Arrivés devant le Drageoir Bleu, il toqua à l’huis pendant que son escorte attendait. Sur la porte de sa maison, un placard précisait que le nommé Nicolas Poulain était en fuite et que quiconque lui porterait assistance serait condamné à la hart. Quelques voisins le reconnurent avec surprise mais les livrées des gardes de l’abbaye ne les incitèrent pas à se manifester.

— Qui est là? demanda une voix craintive que Poulain reconnut comme celle de son beau-père.

— C’est Nicolas, ne craignez rien, ouvrez-moi!

Les verrous grincèrent et la porte s’entrebâilla :

— Nicolas… Mais vous êtes…

— Je viens chercher les enfants, beau-père, lui dit-il. J’ai aussi beaucoup de choses à vous dire. Les gardes de Mgr le cardinal de Bourbon sont là pour me protéger. Ils attendront dehors.

L’épicier jeta un regard inquiet aux hommes d’armes devant sa boutique.

— Entrez vite. Avez-vous des nouvelles de Marguerite?

Nicolas le suivit dans la cuisine. Ses enfants jouaient avec leur grand-mère. Voyant leur père, ils se précipitèrent dans ses bras en criant leur joie. Il les embrassa et les câlina tout son saoul. Deux de ses servantes étaient là aussi, interrogatives et inquiètes. Enfin, il repoussa les gamins pour s’asseoir sur un banc et Marie, sa fille, lui grimpa affectueusement sur ses genoux.

— Laissez-moi vous raconter, j’ai tant de choses à dire et si peu de temps! Marguerite s’est enfuie du couvent ce matin, je la cherche. Pour l’instant j’ignore où elle se trouve. Mon ami Olivier pense que son épouse Cassandre, qui l’accompagne, l’a conduite chez sa mère, au château de Scipion Sardini. S’il les retrouve là-bas, il les ramènera à l’abbaye de Saint-Germain. J’irai moi-même tout à l’heure où Cassandre et Olivier habitaient. Peut-être s’y sont-elles réfugiées.

— Pourquoi à l’abbaye? demanda son beau-père. Les hommes d’armes qui vous accompagnent portent les armes du cardinal de Bourbon…

Nicolas ne savait comment aborder le sujet. Devait-il tout dire devant les servantes? Finalement, il lâcha :

— Aujourd’hui, j’ai aussi retrouvé mon père.

— Votre père? s’exclama la mère de Marguerite.

— Oui, hier le duc de Guise était sur nos traces, nous avons dû quitter l’endroit où nous nous cachions et, ce matin, je suis allé supplier la seule femme qui pouvait encore m’aider : La reine mère, Mme Catherine de Médicis dont j’avais été le prévôt. C’est elle qui m’a dit qui il était… Mon père est Mgr Charles de Bourbon, dit-il avec solennité en détachant chaque mot.

— Le cardinal! murmurèrent toutes les femmes présentes, d’une seule voix.

— Oui, ma mère avait été servante chez lui quand il était gouverneur de Paris… Il nous a reçus, et a été heureux de me voir. Il nous a fait une lettre pour que Marguerite et Cassandre soient libérées, mais quand nous sommes arrivés au couvent, elles s’étaient déjà enfuies. Voila pourquoi je viens chercher les enfants.

» Vous pouvez venir avec nous, dit-il aux servantes. Ce soir nous passerons la nuit à l’abbaye et demain nous partirons pour Rouen où je rejoindrai le roi. Je trouverai une maison là-bas, mais bien sûr je ne quitterai pas Paris tant que je n’aurai pas retrouvé Marguerite… Pour l’instant je suis protégé par le cardinal, mais les ligueurs chercheront à me faire disparaître si je reste ici.

— Pouvons-nous vous accompagner à l’abbaye? demanda la mère de Marguerite. Je veux tant revoir ma fille libre.

— Bien sûr! Les gardes qui sont avec moi vous accompagneront. Ce n’est pas tout, mon père m’a offert une rente et un titre qui lui vient de sa mère. Le roi le fera enregistrer, enfin je l’espère. Je suis désormais baron de Dunois, et votre fille Marguerite est baronne.

L’épicière fondit en larmes. Nicolas serra ses enfants contre lui.

— Vous ferez honneur à ce nom, leur dit-il en les embrassant.

» Je pars maintenant, reprit-il en se levant. Les hommes de Mgr le cardinal vous escorteront à l’abbaye. Je vous rejoindrai, j’espère avec Marguerite.

Après de nouvelles embrassades, il fila vers la tour de l’hôtel de Bourgogne, ayant demandé au capitaine des gardes de prévenir à la porte Saint-Germain pour qu’on le laisse sortir de Paris quand il arriverait.

À la tour, il trouva Caudebec et Venetianelli follement inquiets mais ni Cassandre ni Marguerite. Leur ayant tout raconté, ils rassemblèrent les bagages que Olivier avait en arrivant et ils partirent pour l’abbaye. Venetianelli ne les accompagna pas, leur expliquant pour les dérider que s’il voulait toujours que sa troupe soit invitée chez les princes lorrains, il ne devait pas être vu avec des rebelles.

La nuit tombait quand ils passèrent la porte de l’abbaye, le cœur étreint par l’inquiétude. Où étaient les deux femmes?



Au long des rues, les Parisiens qui reconnaissaient la litière du cardinal de Bourbon l’acclamaient aux cris de « Vive le roi Charles X! ». C’était une situation extravagante pour Olivier d’escorter ainsi l’oncle du roi de Navarre. Il songeait combien la situation était devenue ambiguë entre les factions qui composaient la Ligue, chacune affirmant désormais ouvertement ses desseins, prête à déchirer son ancien allié. C’était bien ce qu’avait prédit Venetianelli.

Quant à lui et à Nicolas, leur position était tout autant embarrassante. Son ami était fils d’un des chefs de la Ligue, cousin du roi de Navarre, et fidèle au roi Valois, tandis que lui-même, qui avait été dans sa jeunesse un fervent partisan du duc de Guise, avait épousé la fille du prince de Condé et donné sa foi au chef des protestants tout en restant catholique!

Comment cet imbroglio finirait-il?

Passé la porte de Saint-Germain, il quitta le cardinal et tira vers le faubourg Saint-Marcel, mettant chaque fois qu’il le pouvait son cheval au trot et même au galop, tourmenté par le sort des deux femmes. Avaient-elles réussi à sortir de Paris? À la porte Saint-Germain, la garde bourgeoise leur avait dit que les portes de Paris étaient fermées sur ordre du gouverneur de la Bastille, évidemment cela ne s’appliquait pas au cardinal. Olivier restait persuadé que Cassandre avait choisi de rejoindre sa mère, mais par quel chemin? Avait-elle réussi à sortir avant la fermeture des portes?

Torturé par une inquiétude grandissante, il priait, ce qui ne lui était plus arrivé depuis qu’il avait rejoint les protestants de Navarre. Il pressa encore plus son cheval sur le chemin du Fer-à-Moulins. Déjà, il apercevait la haute tour carrée du château de Sardini. Il longea les fossés et remarqua que les gardes en haut du mur d’enceinte l’avaient vu et il entendit l’un d’eux sonner de la trompe. Enfin, il s’arrêta devant le porche.

Sans même qu’il ait besoin de se faire connaître, les deux battants s’écartèrent. Le premier visage qu’il aperçut fut celui de Gracien Madaillan, son valet d’armes, encore plus velu et barbu que dans son souvenir. Le second fut celui de Cassandre.



Sans bien savoir pourquoi, elles avaient couru jusqu’à la Seine. Marguerite suivait Cassandre qui avait choisi la première rue déserte.

Par moments, elles se retournaient, personne ne les suivait. Sans doute le dernier garde était-il entré dans le couvent où il allait découvrir le carnage. Il fallait qu’elles sortent de Paris avant qu’on ne prévienne les capitaines des portes, or ni l’une ni l’autre ne connaissaient bien la ville. Arrivées à la rivière, Cassandre demanda à Marguerite :

— Il faut passer sur l’autre rive, où est le prochain pont?

Marguerite n’était presque jamais sortie de la rue Saint-Martin.

— Il y en a un pour aller à Notre-Dame, je l’ai déjà pris, c’est par là.

Elle désigna la silhouette de la cathédrale qui apparaissait dans la brume. La pluie était toujours aussi forte.

Elles suivirent les grèves. En chemin, elles abandonnèrent morion, épée et baudrier qui les gênaient et prirent un moment pour s’attacher les cheveux, mais même ainsi, elles ne ressemblaient pas à des hommes si on les regardait de trop près. Heureusement le mantel cachait à peu près tout et le capuchon protégeait leur tête nue.

Elles distinguèrent enfin le pont Notre-Dame qu’elles empruntèrent en se pressant. Elles étaient trempées et commençaient à sentir la fatigue. Cela faisait trois semaines qu’elles ne mangeaient qu’une minuscule portion de pain et jamais de viande. Toutes les échoppes étaient fermées en ce jour de Pentecôte et le pont était presque désert. Cassandre songeait avec inquiétude que si on les remarquait, on se souviendrait d’elles.

Arrivées dans l’Île, elles furent arrêtées par une procession. Cassandre aperçut un marchand d’oublies qui suivait le cortège, protégeant ses pâtisseries sous une toile huilée. Elles étaient tellement affamées qu’elle en acheta deux avec l’argent de Louchart. En dévorant les pâtisseries, elles se faufilèrent entre les ordres mendiants qui marchaient en fin de procession chantant des psaumes. Elles passèrent ainsi les franciscains bruns, les augustins noirs, les carmes blancs et enfin les dominicains qui portaient leurs reliquaires.

Ensuite, elles dépassèrent les archers aux armes de la ville, puis des bourgeois de l’Île portant des chasses et enfin les chantres de la Sainte Chapelle précédés par des fifres.

La procession revenait à Notre-Dame, et comme la tête du cortège s’engageait dans la rue de la Calandre, la voie fut libre devant elles. Elles coururent à perdre haleine jusqu’au petit Pont qu’elles passèrent après avoir donné un sol au receveur.

Mais dans la rue Saint-Jacques, elles ne surent vers où diriger leurs pas. Quel était le plus court chemin pour sortir de la ville? On devait déjà être à leur poursuite et si elles demandaient leur route, on s’étonnerait.

Cassandre aperçut une charrette tirée par deux grosses mules devant le marchand de vin qui faisait le coin avec la rue de la Bûcherie. L’homme qui la conduisait remontait sur le siège de son chariot qui contenait quatre futaies. Elle s’approcha.

— Monsieur, avec mon frère, nous allons rue du Fer-à-Moulins, pouvez-vous nous rapprocher? Je vous donnerai deux liards.

— Montez à côté de moi, proposa l’autre, je porte ces barriques vides à ma maison du faubourg. Je vous laisserai en route.

Ils prirent la rue Saint-Jacques. Le chariot avançait très lentement tant la rue était boueuse avec parfois un véritable torrent au milieu et Cassandre se demandait si elles n’auraient pas mieux fait d’aller à pied. Mais elles ne connaissaient pas le chemin.

— Pourquoi allez-vous rue du Fer-à-Moulins? cria l’homme pour être entendu tant la pluie faisait du bruit sur les toits.

— Mon beau-père travaille chez M. Sardini! Peut-être trouvera-t-on du travail comme valet.

— Un sale Italien celui-là, dit le cocher. Mais il paye sans barguigner, je lui ai déjà livré du vin.




Le cœur battant le tambour, Olivier sauta de sa selle et Cassandre se jeta dans ses bras. Derrière elle, Marguerite éclata en sanglots.

— Nicolas se porte bien! lui cria-t-il tout en embrassant sa femme, il est allé chercher vos enfants!

Comme Cassandre le serrait contre son corps, il sentit combien elle avait maigri. Il chercha maladroitement sa bouche tandis qu’elle s’offrait, toute palpitante de désir. Ivres d’amour et de passion, ils s’écartèrent pourtant l’un de l’autre quand ils entendirent Isabeau de Limeuil dire sur un ton moqueur :

— Vous devriez entrer, monsieur Hauteville…

Ils se retrouvèrent dans la chambre d’apparat de Mme Sardini. Cassandre lui raconta leur évasion, puis comment, alors qu’elles passaient la porte Saint-Jacques, un cavalier était arrivé de la Bastille pour en ordonner la fermeture. Mais l’homme qui les avait prises sur son chariot avait assuré qu’elles travaillaient pour lui. Peut-être avait-il deviné qu’elles étaient des femmes et qu’elles étaient recherchées. À son tour Olivier résuma leur journée, comment Nicolas avait retrouvé son père, et à quel point sa vie et celle de Marguerite allaient changer. En l’écoutant, Mme Poulain pleurait et riait à la fois.

— Nous devons partir maintenant, madame, dit-il à Isabeau. Nicolas doit être fou d’inquiétude et la nuit va tomber.

La mère et la fille se firent leurs adieux. Dans la cour, Gracien Madaillan avait préparé les montures et M. Sardini, qui les avait rejoints, avait donné des ordres pour qu’on attelle une petite charrette afin que les femmes puissent voyager confortablement.

Deux géants blond roux en corselet et tassettes d’acier sur les cuisses, la tête protégée par une bourguignote, attendaient.

— Hans! Rudolf! les interpella joyeusement Olivier.

— Ils vous accompagneront jusqu’à Rouen, expliqua Sardini. Je leur ai donné une lettre pour le roi.

Ils formaient finalement un solide équipage, même si Cassandre voyageait cette fois en robe et non armée comme un chevalier, d’autant que Sardini leur avait donné quatre gardes supplémentaires.

À l’abbaye, ce ne fut que joie, rire et bonheur. Le cardinal parut être l’homme le plus heureux du monde et tomba sous le charme de sa petite-fille, Marie. Quant au garçon, Pierre, il voulait déjà être chevalier et son grand-père lui offrit une belle dague qui ressemblait à une petite épée, ainsi qu’un petit cheval de ses écuries.

Ils partirent le matin, après une nuit où les époux ne dormirent guère, les confidences succédant aux étreintes.

Une servante de Nicolas les accompagna à Rouen, car elle ne voulait pas quitter les enfants qu’elle aimait comme une mère. Durant les deux premiers jours, le cardinal leur laissa une escorte, mais il leur avait aussi remis un passeport signé du duc de Guise. Bien qu’arrêtés plusieurs fois par des patrouilles de la Ligue, ils ne furent pas inquiétés.

Leur voyage fut lent à cause du chariot transportant Marguerite, ses enfants et la servante, et des difficultés de logement. C’est aux environs de Rouen, tandis qu’ils longeaient la Seine, qu’ils furent interpellés par une patrouille dont Nicolas Poulain reconnut le capitaine malgré sa barbute. C’était Alphonse d’Ornano.

Le colonel de la garde corse écouta leur récit et les fit escorter jusqu’à la ville où ils arrivèrent le 13 juin, en même temps que le roi qui s’installa provisoirement dans la forteresse de Bouvreuil, seul château suffisamment vaste pour loger ceux qui l’accompagnaient.

Quant à nos amis, après une nuit dans une auberge, ils louèrent un grand appartement dans une maison à pans de bois de la rue du Pot-d’Étain. C’est là que, deux jours plus tard, un page vint les chercher pour les conduire à la citadelle dont le donjon avait servi de prison à Jeanne d’Arc. C’était un sombre château fort avec une double enceinte, cerné de tours crénelées. On y pénétrait par un pont-levis précédé d’un pont dormant.

Après avoir traversé une cour transformée en campement et pleine de soldats, ils furent accueillis par M. de Montpezat qui les attendait devant la chapelle Saint-Gilles. Par un étroit escalier bâti dans un mur, il les conduisit jusqu’à une salle voûtée n’ayant comme ouverture qu’une archère au fond d’une profonde embrasure. Un chandelier à larges pieds contenant quatre cierges fumait dans un coin.

Le roi était là, recroquevillé sur une chaise haute. Le marquis d’O debout, à côté de lui. Montpezat sortit et ferma la porte.

Ils firent d’abord un bref résumé de leurs aventures, sans toutefois parler du lien filial entre Nicolas et le cardinal de Bourbon. Quand ils eurent terminé, Poulain tendit au roi la lettre que lui avait remise son père.

Henri III en commençait la lecture à la lumière du chandelier quand, brusquement, il releva la tête pour regarder Nicolas Poulain les yeux écarquillés de surprise.

Poulain resta impassible, ne sachant pas si le roi voulait informer le marquis d’O de sa filiation. Henri III reprit ensuite la missive, qu’il relut plusieurs fois. Enfin, gardant la lettre serrée au bout de ses doigts, il fixa le fils du cardinal dans un silence monacal.

— J’aurais dû m’en douter, monsieur, dit-il finalement. Vous n’êtes pas quelqu’un d’ordinaire. Peu auraient eu le courage de faire ce que vous avez fait… mais vous me mettez dans l’embarras.

Il tourna la tête vers O.

— Marquis, M. Poulain a retrouvé son père… Il est fils naturel du cardinal de Bourbon.

O parut pétrifié à son tour et le roi lui tendit la lettre.

— Monsieur Poulain, poursuivit Henri III, les yeux mi-clos, je sais ce que je vous dois, mais je ne suis qu’un roi en fuite… Même ici, à Rouen, mon asile n’est guère sûr. Je suis contraint de me terrer dans cette affreuse forteresse tant je crains à tout moment que la ville ne tombe aux mains des ligueurs. Il serait malhabile de ma part d’annoncer qui vous êtes… Il y a quelques mois, dans cette ville, j’ai parlé au cardinal, votre père. Je lui ai demandé s’il contesterait à son neveu la couronne, puisqu’à ma mort le trône reviendrait forcément aux Bourbon. Il m’a dit que la préférence lui était due. Je lui ai répondu qu’il faisait fausse route, car ni la cour ni le parlement ne l’accepterait. Tant qu’il maintiendra cette position, les fidèles qui me restent ne comprendraient pas que je garde son fils près de moi… Or, j’ai besoin de vous, car je connais votre loyauté et vos capacités. Vous resterez donc pour tout le monde Nicolas Poulain, lieutenant du prévôt d’Île-de-France, et je vous confie la charge de lieutenant du Grand prévôt de France.

Nicolas fit signe de la tête qu’il acceptait cette décision.

— Seul M. d’O saura qui vous êtes. Sur votre titre et sur vos droits, il vous faudra attendre mon retour à Paris. Ce sera certainement long. Soyez patient.

» Monsieur Hauteville, rejoignez-vous mon beau-frère Navarre? demanda-t-il à Olivier.

— Oui, sire. Avec mon épouse nous partons pour La Rochelle. Elle a besoin de se reposer après les dures conditions d’emprisonnement qu’elle a subies.

— Mon secrétaire vous remettra une lettre pour mon cousin, revenez cet après-midi, je reçois dans la salle de l’Échiquier M. de Villeroy et des envoyés de mes bons bourgeois de Paris.

Alors que le roi paraissait plus morne et plus maladif que jamais, brièvement son regard trahit sa colère, sa honte peut-être. Il poursuivit en baissant les yeux.

— Ne soyez pas surpris de mon attitude dans les semaines à venir. Mon cousin ne devra pas plus s’étonner, marmonna-t-il. Je n’ai guère de choix…

L’entretien était terminé.

Ils revinrent l’après-midi. La grande salle était pleine et ils restèrent au fond tandis que le roi, sur une estrade, recevait M. de Villeroy et les représentants de la Ligue. Entre-temps, Nicolas Poulain avait rencontré M. de Richelieu et lui avait raconté l’emprisonnement de leurs épouses ainsi que leur évasion. Il lui avait surtout parlé de Lacroix, le capitaine des gardes de Villequier qui l’avait vendu aux Guise. Si cet homme était à la Ligue, il fallait qu’il soit rapidement mis hors d’état de nuire. En revanche, il n’avait rien dit du cardinal de Bourbon.

Dans l’ancienne salle de l’Échiquier, M. de Villeroy présenta les articles de l’accord que la reine mère avait négocié avec le duc de Guise et ces Messieurs de la Ligue, comme on appelait désormais les membres du conseil des Seize. Il le fit en bredouillant tant le projet était honteux pour l’autorité du roi. Puis ce fut un représentant des Seize qui vint justifier la nouvelle magistrature de Paris et l’insurrection des barricades par le danger qu’avait couru la religion catholique. Il accusa aussi le duc d’Épernon d’être la cause de tous ces troubles. Comme beaucoup grondaient dans la salle, le roi les fit taire avec douceur et protesta de nouveau de sa haine pour les hérétiques et de son réel désir de les exterminer. Il annonça aussi que pour soulager son peuple, il avait révoqué trente-six édits que ses sujets rejetaient. Enfin, il déclara qu’il était résolu à convoquer les États généraux du royaume, à Blois.

Dans la délégation qui accompagnait M. de Villequier, Poulain avait aperçu le triple menton de M. Frinchier. À la fin de la séance, il parvint à lui parler quelques minutes discrètement, près de la chapelle. Frinchier lui expliqua à voix basse que s’il était venu avec M. de Villeroy, c’était surtout pour informer M. de Richelieu de ce qu’il savait. Il lui apprit aussi, pensant que cela l’intéresserait, qu’on avait découvert un cabaretier nommé Guitel, tué d’un coup de pistolet. C’était le frère de l’hérétique emprisonné à la Conciergerie pour lequel il s’était renseigné.

Nicolas en fut profondément peiné, bien qu’il se doutât de cette mort depuis qu’il avait vu le cabaret fermé. Il demanda ensuite à Frinchier d’aller dire à ses beaux-parents, au Drageoir Bleu, que leur fille était en sécurité.

Ayant raconté cela à Olivier, il s’interrogea avec lui sur l’attitude du roi. Ils ne savaient plus que penser après avoir entendu Henri III assurer les ligueurs de son désir d’exterminer les protestants. Pour quelle raison agissait-il ainsi? Certes, il ne tenait plus Paris, mais M. de Richelieu leur avait dit que la plupart des villes et des parlements du royaume, ainsi que la grande noblesse, étaient toujours fidèles. Le roi pouvait conduire une guerre contre Guise, simplement en s’alliant avec son cousin Navarre. Pourtant, il paraissait accepter les avanies qu’il subissait et semblait prêt à signer un accord qui le déposséderait de son royaume. C’était une situation incompréhensible.

Le lendemain, Olivier et Cassandre quittèrent Rouen pour La Rochelle. Les effusions entre les amis furent interminables. Les deux femmes avaient appris à s’aimer durant leur emprisonnement. Caudebec appréciait Poulain, et bien sûr Nicolas et Olivier étaient comme deux frères. Ils se promirent de se revoir rapidement pour préparer la saisie du convoi d’or destiné au duc de Guise.