La nouvelle de la mort du duc de Guise parvint à Paris avec une rapidité stupéfiante, car elle fut connue le soir de Noël dès six heures. Tous les préparatifs de la fête de la nativité cessèrent et le peuple, à la fois furieux, désespéré et apeuré prit les armes pour monter la garde aux portes de la ville, persuadé que l’armée royale allait déferler pour venger l’humiliation des barricades. Le lendemain, jour de Noël, arriva une nouvelle encore plus effroyable : celle de la mort du cardinal de Guise – un saint homme d’Église – lardé ignominieusement de coups de hallebardes.
En ce jour sacré, ce crime provoqua encore plus d’émoi et de haine. On ne connaissait pas les détails de la mort du duc, sinon qu’il avait été tué par des gentilshommes. Le cardinal, lui, avait été assassiné par des brutes dans un obscur cachot. Le meurtre d’un prêtre dans de telles circonstances était le plus damnable des sacrilèges.
Les membres du conseil des Seize se réunirent immédiatement et, en l’absence de plusieurs d’entre eux, prisonniers à Blois, ils portèrent Bussy Le Clerc à la tête de la Ligue. En même temps, ils proclamèrent gouverneur de la ville le duc d’Aumale, qui se trouvait à Paris.
Dans tous les quartiers, les bourgeois furent rassemblés par les dizainiers pour jurer obéissance, promettre d’employer jusqu’au dernier denier de leur bourse pour la Ligue et s’engager à verser leur sang afin de venger la mort des deux bons princes lorrains.
Le Clerc les fit ensuite défiler dans les rues aux cris de « Au meurtre! Au feu! Au sang! Vengeance! ».
Après l’heureuse journée de Saint-Séverin et les barricades, la ville de Paris avait montré à quel point elle rejetait son roi. Désormais, les Parisiens le haïssaient tellement qu’ils souhaitaient ouvertement sa mort. Henri III fut décrété tyran par le curé Boucher et le peuple autorisé à décider de son sort. Selon le théologien, le monarque n’était désormais qu’une bête sauvage que chacun avait le droit et même le devoir d’empêcher de nuire. Peut-être même était-il l’Antéchrist, une créature du monde infernal. Dans les jours qui suivirent, on arracha ou on martela les armoiries royales partout où elles étaient gravées, y comprit au portail des églises, et on détruisit les tombeaux des mignons du roi dans l’église Saint-Paul. Partout en France, des scènes similaires se déroulèrent dans les villes passées à la Ligue comme Bourges, Reims ou Troyes.
À la mi-janvier, Jean Bussy Le Clerc, toujours gouverneur de la Bastille, accompagné de trente hommes armés et cuirassés, se rendit dans la Grand Chambre du palais de justice où il fit assembler les magistrats. La cour de mai était en même temps envahie par une foule vociférante équipée de lardoires et de piques. Épée brandie et menaçante, le chef de la Ligue appela plusieurs conseillers et présidents désignés dans une liste et leur ordonna de le suivre à l’Hôtel de Ville, siège du gouvernement des Seize.
Quand le premier président, M. de Harlay, lui demanda quelle autorité il avait pour agir ainsi, Le Clerc lui répondit que ceux qui étaient sur sa liste avaient été dénoncés comme partisans de Henri de Valois, et que s’ils ne le suivaient pas volontairement, ils y seraient contraints. Ses hommes allumèrent alors les mèches des arquebuses et les magistrats s’inclinèrent.
Les parlementaires prisonniers, accompagnés de quelques magistrats solidaires, subirent les pires avanies en se rendant à la place de Grève. Sur leur passage, les boutiques étaient fermées et la populace qui les insultait les menaçait des pires atrocités comme complices des assassins de leur duc bien aimé. Après avoir traversé le Pont au Change, terrorisés par le sort qu’on leur promettait, les parlementaires espéraient entrer dans l’Hôtel de Ville pour y trouver le salut et se justifier, mais Le Clerc les conduisit directement à la Bastille par des rues encore plus hostiles. Dans la même journée, les ligueurs enfermèrent à la Conciergerie les magistrats de la Cour des aides et ceux de la Chambre des comptes jugés trop fidèles au roi.
Quand tous furent serrés au fond de sinistres cachots, Jean Le Clerc se rendit à l’hôtel de Montmorency.
La duchesse avait quitté Blois peu après avoir renvoyé le capitaine Clément à Paris. Inquiète des rumeurs sur une riposte du roi envers les Guise, elle était rentrée avec sa belle-sœur, qui devait accoucher, puis était tombée malade. C’est dans son lit qu’elle avait appris l’assassinat de ses deux frères.
Elle en était restée tellement prostrée que son médecin, malgré toutes les saignées qu’il lui avait faites, avait cru qu’elle ne surmonterait pas l’épreuve. Mais, de façon inexplicable, la soif de vengeance de Catherine de Lorraine avait été plus forte que la maladie. Non seulement Henri III l’avait brocardée et déshonorée, mais il avait assassiné les deux personnes qu’elle chérissait le plus au monde. Elle avait désormais un compte terrible avec lui. Fiévreuse, ivre de haine, elle était sortie dans le glacial hiver parisien pour maudire le tyran valois. Sur le parvis de Notre-Dame, devant toute une foule qui lui était acquise, elle avait solennellement juré sa mort.
Le lendemain, elle avait fait venir le capitaine Clément et le père Boucher.
Clément était désormais dominicain. Au retour de Blois, muni d’une lettre du duc de Guise pour le père Edmond Bourgoing, prieur des jacobins, il avait été reçu dans le couvent de la rue Saint-Jacques et avait prononcé ses vœux, car bien que logeant dans des couvents, les dominicains étaient des prêtres. À Paris, leur maison était contre la porte Saint-Jacques, ce qui expliquait leur surnom de jacobins1.
La duchesse lui avait demandé s’il était toujours prêt à mourir pour sa foi. Clément avait non seulement acquiescé mais, en extase, il lui avait dit avoir rêvé être tiré par quatre chevaux sans jamais ressentir la moindre douleur et même avoir éprouvé un bonheur indicible dans le supplice.
Satisfaite de son aveugle dévotion, elle lui avait pourtant assuré qu’il aurait la vie sauve après qu’il eut tué le roi, qu’elle ferait de lui un cardinal, un pape même, et que plus tard il serait sanctifié et aurait sa statue dans les églises, comme les autres saints. À ces promesses, il était rentré dans son couvent le cœur débordant d’allégresse.
Certaine d’avoir un assassin, la duchesse devait maintenant trouver un moyen de lui laisser aborder le roi. Et comme le lui avait dit son frère, c’était impossible. Henri III était loin de Paris et ses ordinaires ne laissaient approcher aucun inconnu, sinon après avoir vérifié qu’il n’avait pas d’arme.
Mais le roi recevait toujours ses familiers et ceux qu’il estimait dans son cabinet ou dans sa chambre sans les faire fouiller. Il suffirait que Clément accompagne une telle personne pour être conduit près du tyran, avait remarqué le curé Boucher.
Boucher était un homme de grand talent dans l’intrigue et avait bâti un plan habile. Il avait proposé que Jean Le Clerc saisisse et enferme dans la Bastille quelques amis du roi, par exemple le premier président Achille de Harlay qui avait toujours proclamé sa loyauté envers son monarque. Ces hommes emprisonnés devaient être odieusement maltraités avant d’être libérés. Certainement le roi les recevrait pour les récompenser de leur fidélité.
— Je vous l’accorde, avait ironisé la duchesse, mais M. de Harlay ne tuera pas le roi…
— En effet, avait souri le curé, mais imaginons qu’en prison M. de Harlay se soit lié d’amitié avec un confesseur, ou un chapelain. Et qu’il souhaite que cet homme l’accompagne à la cour, il serait présent le jour où Harlay verrait le roi…
— Clément! avait lâché la duchesse, comprenant le plan diabolique.
C’était donc elle qui avait donné des ordres pour que Harlay soit arrêté.
Le colonel Alphonse d’Ornano avait quitté Blois aussitôt après l’assassinat de Guise. Il avait ordre d’arrêter Mayenne à Lyon, mais ce dernier, prévenu à temps, était sorti de la ville par une porte au moment où Ornano entrait par une autre.
Mayenne s’était réfugié à Dijon, ville dont il était gouverneur et où il se savait en sécurité. L’exécution de ses frères ne l’avait pas accablé. Il ne regrettait pas Henri qui l’avait toujours méprisé, d’autant que sa disparition faisait de lui le chef de la famille, mais il ne tenait pas à s’engager imprudemment dans une rébellion. S’il était bouillant de caractère, il était aussi prudent dans les situations hasardeuses.
À Paris, son cousin Aumale, bien que gouverneur en titre, lui avait appris que le pouvoir était dans les mains du conseil du Seize et de Le Clerc; que celui-ci avait arrêté les présidents des chambres, l’avocat général et les principaux magistrats royalistes; qu’il avait nommé Barnabé Brisson, un simple conseiller, comme premier président à la place d’Achille de Harlay; et qu’il avait installé dans chaque quartier des conseils de police pour surveiller la population.
Ces représentants des quartiers dirigeaient la ville et si le Lion Rampant, surnom du chevalier d’Aumale – frère cadet du duc –, siégeait parmi les Seize, les Lorrains n’avaient aucun pouvoir. C’était aussi ce que lui avait écrit sa sœur, mais en lui assurant que ce n’était que provisoire. S’il la rejoignait, il deviendrait de facto le chef de la Ligue, car elle n’était pas sans influence. Le Clerc l’écoutait et le curé Boucher l’admirait. Or ces deux-là étaient les membres les plus importants du conseil des ligueurs.
À eux deux, ils pouvaient devenir les maîtres de la France.
C’était tentant, mais Charles de Mayenne préférait connaître les intentions du roi. Si celui-ci marchait sur Paris, il n’aurait pas le temps de rassembler l’armée éparse de son frère. Il ne répondit donc à sa sœur que par de vagues promesses.
À Blois, l’origine bourbonienne de Nicolas Poulain avait vite fait le tour du château. Le roi ne cacha plus sa naissance et avant la fin de l’année, il le reçut en présence du chancelier afin que celui-ci prépare les actes à enregistrer au parlement. En attendant, il fut nommé gentilhomme de la chambre.
Mis à part M. de Villequier, ses relations avec les proches du souverain étaient cordiales, d’autant plus que Nicolas Poulain ne se mêlait pas de politique et ne demandait aucune faveur. Le marquis d’O et lui s’estimaient fort désormais, Richelieu lui marquait ce qui ressemblait presque à de l’amitié. Larchant le traitait avec de grands égards, Montigny et le jeune Bellegarde, pourtant favoris depuis la mort de Guise, étaient d’une rare courtoisie envers lui. Même l’arrogant Montpezat lui marquait un certain respect, ce qui était exceptionnel chez l’insolent Gascon.
Le 5 janvier, Nicolas Poulain fut réveillé dans la nuit par un valet et appelé chez la reine mère. Il trouva le roi à son chevet. Catherine de Médicis se mourait. Depuis le début de la nuit, plus rien ne la rattachait à la vie. En effet le duc de Retz, son ami de toujours, lui avait envoyé son confesseur et quand elle avait demandé son nom au prêtre, elle avait compris qu’elle était au bout de son séjour terrestre.
Le religieux s’appelait Julien de Saint-Germain. Ainsi, la prédiction disant qu’elle mourait près de Saint-Germain était sur le point de se vérifier. Pourtant, la reine avait cru la déjouer en ne se rendant jamais à Saint-Germain et en fuyant le quartier de Saint-Germain-l’Auxerrois. Dans ses dernières heures, Catherine devina que les autres prédictions de ses mages se vérifieraient toutes de la même façon. Guise était mort, son fils Henri était au bout de ses quinze années de règne. Navarre aurait donc tout l’héritage.
Elle expira quelques heures plus tard après avoir recommandé au roi de se réconcilier avec son beau-frère, de cesser les persécutions contre les catholiques et d’établir dans le royaume la liberté de religion. Pour ces dernières paroles, Nicolas Poulain oublia tout le mal qu’elle avait fait.
Nicolas revit plusieurs fois son père avant son départ pour la forteresse de Chinon où il serait enfermé. L’état de santé du vieillard s’était fortement détérioré, même si le roi l’avait fait transférer dans un appartement chauffé et lui avait rendu ses domestiques. Le cardinal avait fait préparer par un notaire des documents pour que son fils soit assuré de ne manquer de rien.
Les États généraux n’ayant plus de raison d’être, le roi en décida la clôture le 16 janvier. Chacun s’attendait à ce qu’il rassemble une armée et qu’il riposte avec dureté contre l’insolence du parti ligueur, mais Henri III préféra la modération. À dire vrai, il n’avait pas d’argent et pas assez de soldats, mais surtout il jugeait inutile d’utiliser la force puisque les rebelles parisiens étaient désormais sans chef. Dès lors, le roi était persuadé que les bourgeois se soumettraient d’eux-mêmes.
« Morta la besta, morto il veneno », répétait Henri III, à ceux qui lui disaient que la Ligue n’était pas éteinte avec la mort du duc de Guise.
Il faisait semblant de croire que sa bonté ramènerait les égarés près de lui. Il voulait oublier qu’il avait contre lui le pape, l’Espagne, la famille des Guise et les catholiques fanatiques.
Inutile à la cour, Poulain demanda son congé pour retrouver sa famille. On l’avait prévenu que Rouen était devenue ligueuse, mais son père lui avait fait une lettre pour les échevins et il n’eut aucune difficulté avec le corps de ville. Cependant, après quelques semaines, il préféra retourner à Blois avec sa femme et ses enfants.
Les nouvelles qui parvenaient à la cour sur ce qui se passait à Paris étaient inquiétantes et incroyables. Non seulement les prédicateurs vomissaient des Iliades d’injures et de vilenies contre le roi, mais ils ordonnaient chaque jour de grandes processions. Tous les habitants étaient contraints d’y participer, en chemise, quel que soit leur âge, leur sexe, ou le temps qu’il faisait. Des dizaines, peut-être des centaines, de Parisiens avaient, disait-on, trouvé la mort dans ces cortèges qui duraient plusieurs heures, pieds nus, dans la neige avec un cierge en main. Les écoliers de l’université n’étaient pas épargnés et les enfants des collèges, même ceux qui n’avaient pas atteint dix ans, restaient dans le froid en chemise.
La duchesse de Guise avait accouché d’un fils posthume qui fut baptisé le mercredi 7 février à Saint-Jean-en-Grève2 dans une grandiose cérémonie où les capitaines des dizaines défilèrent par deux avec des flambeaux de cire blanche. Derrière eux suivaient les archers, arquebusiers et arbalétriers de la ville en hoquetons, puis les marchands portant aussi des flambeaux. La collation du baptême fut donnée à l’Hôtel de Ville en présence des ducs d’Aumale et de Nemours.
C’est quelques jours plus tard que le duc de Mayenne arriva à Paris, accueilli par un peuple en délire qui criait sur son passage : « Vive le duc de Mayenne! Vivent les princes catholiques! »
Ainsi Mme de Montpensier était parvenue à convaincre son frère de prendre la tête de la Ligue. Ses lettres restant sans effet, elle avait bravé la rigueur de l’hiver pour se rendre à Dijon où, après l’avoir écoutée, Charles avait été convaincu que la cause du roi était désespérée et que l’occasion était venue pour la maison de Lorraine de succéder aux Valois.
Trois jours plus tard, lors d’une assemblée à l’Hôtel de Ville, les échevins et les représentants des Seize décrétèrent la guerre totale contre le tyran. La première opération fut conduite par le chevalier d’Aumale qui, le 21 février, s’empara de la maison du marquis d’O à Fresnes qu’il pilla et dont il fit tuer de sang-froid les gardiens.
Au retour de l’expédition de Saint-Denis, riche de dix mille écus, M. de Cubsac n’avait pas repris son service auprès du roi, car il avait fait partie des quarante-cinq limogés sur ordre du duc de Guise. Contrairement à d’autres, qui s’étaient installés dans des hôtelleries non loin de Blois, restant aux ordres de M. de Montpezat, Cubsac avait demandé son congé et était retourné à Paris. Fortuné et disposant de surcroît de quelques économies faites sur son traitement de gentilhomme ordinaire, il avait décidé de demander la main de Perrine, car il se refusait à croire l’accusation portée contre elle.
Dans la capitale, il reprit d’abord la chambre qu’il avait occupée dans une hôtellerie de la rue Saint-Antoine, puis s’enquit d’un logement à acheter. En effet, avant de faire sa cour à Perrine, il voulait monter sa maison de façon à l’impressionner suffisamment pour qu’elle accepte de devenir sa femme, si elle était une honnête fille, ce dont il restait persuadé malgré les soupçons de Mme Hauteville.
Il acheta finalement une petite maison à colombages, rue de l’Aigle, pour un prix intéressant de deux mille livres, et engagea un serviteur et une servante. Tout ceci lui prit trois semaines. Entre-temps, il se rendit plusieurs fois dans la rue Saint-Martin, mais sans apercevoir Perrine, car elle sortait peu. Bien sûr, il aurait pu simplement frapper à la porte de la maison où il avait habité durant un mois, et où on le connaissait, mais en vérité, il n’osait pas.
Ce n’est que la veille de Noël qu’il se décida à faire savoir aux serviteurs de Hauteville qu’il était à Paris. Il s’était dit que cette soirée serait propice, puisqu’il y avait veillée dans toutes les maisons en attendant la messe de minuit.
Complies sonnait quand il passa devant Saint-Merry. Il se pressa, ayant été retardé par la neige tombée la veille qui avait gelé et rendu les rues glissantes. Les bras chargés de victuailles et de cadeaux, il faisait tellement attention à ne pas tomber qu’il ne remarqua pas la cohue bruyante devant l’église.
C’est en évitant une charrette tirée par un âne qu’il découvrit l’attroupement, puis ce furent des cris, des gens couraient, pleuraient, se lamentaient. Il s’arrêta, questionna, et la nouvelle le frappa comme une balle de mousquet : on avait assassiné le duc de Guise!
Il resta un instant pétrifié. Que s’était-il passé à Blois? Oubliant Noël, comme d’autres, il chercha à en savoir plus, mais les nouvelles étaient contradictoires. Certains disaient que le duc avait été assassiné, d’autres qu’il y avait eu bataille. On accusait les quarante-cinq. Cap de Bious! frémit-il, si on découvrait qu’il était l’un des ordinaires, la populace l’écharperait.
Il décida de rentrer se terrer chez lui tandis que des processions commençaient à se former.
Dans les jours qui suivirent, il en apprit plus mais il comprit surtout qu’il n’était plus possible de demander Perrine en mariage en cette période de deuil où un cardinal avait été assassiné.
Finalement, ce ne fut qu’en février qu’il se rendit dans la maison à tourelle de la rue Saint-Martin. Il avait prévu de faire d’abord une visite de courtoisie, puis de trouver une occasion de rester seul avec Perrine afin de l’interroger sur ce qui s’était passé ce funeste jour des barricades. Il devait y avoir une explication à la venue de Louchart. Il avait côtoyé Perrine pendant des jours et était certain qu’elle ne pouvait trahir son maître. La pauvre avait même été violée à son service!
En arrivant, il fut fêté comme un vieil ami par Le Bègue et Thérèse, Perrine restant sur la réserve. Aux questions qu’on lui posa, il expliqua avoir quitté son service en novembre et qu’il ne savait rien de plus sur la mort du duc que ce qui se disait à Paris. Puis il expliqua avoir fait fortune et acheté une maison, rue de l’Aigle, à l’enseigne de la Coupe d’Or.
On l’invita à dîner et il passa une partie de l’après-midi à raconter des anecdotes sur la cour. Enfin, Le Bègue expliqua avoir du travail et se retira dans sa chambre, Thérèse alla se reposer, et il resta seul dans la cuisine avec Perrine.
Les deux jeunes gens restèrent un long moment silencieux, mal à l’aise. Cubsac l’observait du coin de l’œil. Il l’avait connue trois ans plus tôt quand elle avait seize ans, c’était alors une fraîche jeune fille. Il l’avait revue depuis, mais toujours rapidement sur le parvis de Saint-Merry. Maintenant elle était devenue une belle femme aux formes opulentes, malgré un visage tourmenté.
Elle aussi l’observait, bien qu’elle gardât les yeux pudiquement baissés. Cubsac avait toujours ressemblé à un brigand, mais il s’était rasé pour venir. Il portait moustache et barbe bien taillées, cheveux ras. Son pourpoint de velours était bien coupé avec des boutons dorés et sa lourde épée rappelait qu’il était gentilhomme. Il était à la fois séduisant et rassurant.
— Je suis revenu pour vous, Perrine, dit-il enfin, embarrassé.
— Ah! fit-elle, plutôt froidement.
— J’ai quelques biens désormais…
— Vous nous l’avez dit.
— Vous pourriez être une bonne maîtresse de maison, Perrine, fit-il maladroitement en montrant la cuisine d’un geste de la main.
— Si je trouvais un mari! répliqua-elle aigrement, mais qui voudrait d’une domestique dont le maître préfère vivre avec les hérétiques?
— M. Hauteville est un homme honorable, Perrine, la morigéna-t-il.
— Sans doute, mais hérétique, et il sera damné!
Cubsac soupira. La tâche allait s’avérer rude, mais une fois qu’il l’aurait épousée, il saurait la raisonner et se faire obéir, se promit-il.
Elle leva les yeux.
— Elle m’a raconté sa captivité, après avoir été arrêtée ici par le commissaire Louchart. Vous savez qu’elle s’est évadée sans aide?
— Je l’ai appris, dit Perrine en prenant un air renfrogné. Elle était avec Mme Poulain, mais elles ont tué deux hommes pour ça. La Ligue les recherche et si on les retrouve, elles seront pendues.
— Panfardious! Je doute qu’on les arrête là où elles sont, s’esclaffa Cubsac. Mme Hauteville est cousine du roi de Navarre, et M. Poulain est aussi de sang royal. Il est désormais baron de Dunois, le saviez-vous?
— J’ai entendu des rumeurs, fit-elle, maussade.
Cubsac resta silencieux un instant, se demandant comment amener la suite.
— Perrine, je n’ai jamais cessé de penser à vous depuis que j’ai quitté le service de M. Hauteville, j’ai du bien, je vous l’ai dit.
Jusqu’à présent, Perrine pensait que Cubsac la voulait pour maîtresse, comme tous les hommes qui lui contaient fleurette, mais à ces derniers mots, un doute s’empara de son esprit.
— Continuez, dit-elle, d’une voix troublée.
— Je suis gentilhomme. Certes, je ne suis ni baron ni comte, et la seigneurie de Cubsac est une pauvre terre avec un vieux château écroulé, mais celle qui m’épousera sera dame de Cubsac. Cap de Bious! Elle n’aura pas à avoir honte quand elle sera en compagnie de Mme de Saint-Pol!
Elle pâlit.
— Je serais le plus heureux des hommes si vous acceptiez de m’épouser à Saint-Merry, lâcha-t-il brusquement, les larmes aux yeux.
La foudre entrée dans la pièce n’aurait pas fait plus d’effet sur Perrine. Elle devint blanche, resta un instant figée, puis fondit en larmes.
— Laissez-moi! cria-t-elle en se levant.
— Qu’avez-vous, Sandioux!
— Laissez-moi! vous dis-je.
Il la prit par les bras et la força à le regarder.
— Je veux vous épouser! dit-il.
— C’est impossible! cria-t-elle encore. C’est impossible!
Elle partit en courant et heurta Thérèse, qui attirée par les cris, entrait dans la cuisine.
— Que se passe-t-il? demanda la cuisinière.
— Je l’ignore, dit Cubsac en s’asseyant sur le banc de la table, comme vidé de toute énergie.
Il se prit la tête entre les mains. Perrine avait certainement un amant. C’était l’explication…
Thérèse resta un moment à l’observer. Avait-il essayé de l’embrasser?
Il se leva.
— Madame, je sais que vous êtes sa tante, je lui ai demandé de m’épouser. Raisonnez-la, je vous en prie.
Il la salua et partit.
Au début du mois de mars, comme il était revenu à Blois avec son épouse et ses deux enfants, Nicolas Poulain apprit que son malheureux père emprisonné avait été désigné comme roi sous le nom de Charles X par l’assemblée de la Ligue. Comme le cardinal ne pouvait régner, les ligueurs, qui s’étaient baptisés Conseil de l’Union, avaient désigné le duc de Mayenne Lieutenant général de l’État royal et Couronne de France. Il avait même prêté serment devant un parlement réduit à sa plus simple expression.
Le premier acte de Mayenne fut cependant de remettre en liberté la plupart des présidents et conseillers que Le Clerc avait emprisonnés, à l’exception du premier président, car sa sœur lui avait expliqué son dessein concernant le roi. Dessein qu’il avait approuvé, après y avoir bien réfléchi.
Ayant appris que Mayenne avait repris le rôle de son frère, nul ne doutait à la cour que les Lorrains allaient lancer une offensive militaire contre Blois. Le roi jugea donc prudent de quitter cette ville mal protégée pour Tours, bien fortifiée par de solides remparts.
Tandis que la cour se préparait au départ, Nicolas Poulain reçut une visite. Baron de Dunois, il avait commencé à monter sa maison dès le début du mois de janvier. Jusqu’alors, il avait eu à son service un seul valet de chambre nommé Charles dont il était très satisfait. Il lui avait donc demandé d’engager quelques serviteurs, et lui-même choisit cinq hommes d’armes qui l’accompagneraient à Rouen. Trois étaient des frères qui venaient de Bourges où ils avaient été quelque temps au service d’un riche drapier, l’un d’eux était marié et sa femme cherchait une place de domestique. Les deux autres gardes étaient des anciens du régiment de Picardie : un piquier et un arquebusier.
Le nouveau baron de Dunois avait aussi besoin d’un logement, et comme beaucoup de maisons étaient libres avec la fin des États généraux et le départ des ligueurs, il en avait trouvé une non loin de l’hôtel Sardini.
C’est là qu’on vint donc frapper à sa porte un soir de la fin mars. Le concierge fit entrer un homme à longue barbe, casqué, cuirassé, solidement armé. C’était le baron de Rosny. Nicolas le reçut dans sa chambre en compagnie de son épouse, car il jugeait que, maintenant baronne, ses amis devaient la connaître.
Après s’être mutuellement accolés et embrassés, Maximilien de Rosny expliqua la raison de sa présence.
— Monsieur Poulain, personne ne sait que je suis à Blois. C’est à l’hôtel Sardini que l’on m’a dit où vous trouver. J’ai besoin de rencontrer le roi.
— Mais vous pourriez demander audience, monsieur! Le duc de Guise n’est plus là pour vous chercher noise!
— Non, mon ami, on doit ignorer ma présence. Je viens proposer à Henri III une alliance de la part de mon maître.
— Ce n’est pas la première fois, soupira Poulain, mais le roi a toujours refusé, à tort selon moi.
— En effet, seulement il n’aura bientôt plus le choix. J’arrive de Rosny. Tout le monde sait à Paris que Mayenne part en campagne. Il se dirige par ici.
Nicolas comprit le danger.
— Quand voulez-vous voir le roi?
— Le plus tôt. Le temps joue contre moi et, plus je reste, plus facilement je serai reconnu. Ce soir serait-il possible?
— Sans doute. Je peux obtenir ça de M. de Rambouillet qui est le gentilhomme de service à la garde au château.
Ils partirent sur l’heure. M. de Rambouillet était un homme droit. Connaissant Rosny, il ne posa aucune question et les introduisit auprès du roi qui se trouvait dans son cabinet vieux avec le seigneur d’O et le maréchal d’Aumont. Henri III demanda à Poulain de rester tandis que Rosny expliquait la proposition de son maître de mettre son armée au service du roi de France en échange d’une lettre d’accord et d’une ville de sûreté afin de garantir le libre passage sur la Loire.
Rambouillet et Aumont approuvèrent la demande, O resta silencieux et le roi refusa.
— Sixte Quint me menace d’excommunication, monsieur de Rosny, dit-il. Je suis ici sous la double surveillance de M. Morosini et du duc de Nevers, tous deux au service du Saint-Siège. Que cette lettre, que vous me demandez, tombe entre leurs mains et ce sera une nouvelle arme pour mes ennemis. J’ai confié mon armée à M. de Nevers. S’il m’abandonne, je suis perdu. Je veux bien un accord verbal, mais rien d’écrit. Quant à céder une ville, il m’en reste si peu! Dites à mon cousin que je n’ai aucune mauvaise intention à son égard, bien au contraire, mais que l’heure n’est pas venue de sceller notre accord par un traité public.
Rosny repartit donc bredouille.
Pourtant, malgré ce refus, les négociations reprirent quelques jours plus tard, car l’armée de Mayenne se rapprochait dangereusement et Nevers, craignant peut-être de subir le sort de Joyeuse à Coutras, ne cherchait pas à l’arrêter.
1 Iacobus : Jacques.
2 L’église, démolie à la Révolution, se situait derrière l’Hôtel de Ville. Une arcade qui passait sous l’un des pavillons de l’Hôtel de Ville la faisait communiquer avec la place de Grève.