34.

Nommé lieutenant général, le roi de Navarre fut chargé de réunir ses régiments avec ceux du duc de Nevers. Le temps pressait, car l’armée de Mayenne était dans les faubourgs d’Amboise. Le frère de Guise venait d’ailleurs de capturer Charles de Luxembourg, comte de Brienne et beau-frère du duc d’Épernon. C’était un otage considérable pour la Ligue aussi fut-il transféré à Paris où on l’enferma dans le Louvre.

À Tours, Olivier s’était installé chez Nicolas tandis que le baron de Rosny logeait dans le faubourg de Saint-Symphorien, avec M. de Châtillon, M. de La Rochefoucauld et les autres gentilshommes du roi de Navarre. Tous ressentaient une immense exaltation en voyant enfin se réaliser cette union qu’ils avaient tant souhaitée. Ils étaient profondément persuadés que face à la formidable armée rassemblée par les deux rois, Mayenne et Aumale déposeraient les armes et les ligueurs parisiens reviendraient dans l’obéissance. Henri III avait si souvent montré sa mansuétude et Navarre sa tolérance, que tous étaient certains qu’il n’y aurait pas bataille. Navarre ne répétait-il pas sans cesse : « Il faut que le roi fasse la paix générale avec tous ses sujets. » Il avait même plusieurs fois ajouté, rassurant : « Je ne suis point opiniâtre, si vous me montrez une autre vérité que celle que je crois, je m’y rendrai », laissant entendre qu’il pourrait se convertir. Il acceptait même le pardon envers les plus enflammés de la Ligue : « Pourquoi les mettrais-je au désespoir? » disait-il. « Pourquoi moi, qui prêche la paix en France, agirais-je contre eux? Nous sommes dans un bateau qui se perd et il n’y a nul remède que la paix. »

La grande réconciliation entre catholiques et protestants était en marche!

Cette période de félicité fut cependant ternie par l’annonce que le pape Sixte Quint aurait décidé l’excommunication d’Henri III. Si cette nouvelle se confirmait, ce serait un coup dur pour le roi, car désormais les catholiques les plus intolérants refuseraient de l’approcher. Aussi, pour afficher sa foi, Henri III annonça qu’il irait prier à l’abbaye de Marmoutier où saint Martin s’était retiré. Le saint le protégerait et lui donnerait la victoire, assurait-il à son entourage.

Il s’y rendit le dimanche 7 mai, avec une vingtaine de gentilshommes. Sa troupe – c’est ainsi qu’il appelait ses fidèles – était peu importante et guère armée, mais ils n’avaient qu’à traverser le pont sur la Loire, et les régiments de Mayenne étaient bien loin de Tours et de Saint-Symphorien.

Ce dimanche-là, Olivier et Nicolas, escortés de Gracien Madaillan et de trois des hommes d’armes de Nicolas, avaient quitté la ville bien plus tôt, car ils allaient chez Rosny. Quand ils arrivèrent à Saint-Symphorien, le baron leur proposa une promenade à cheval en haut d’une colline qui dominait les faubourgs. D’un naturel méfiant, et soucieux à cause des rumeurs qui couraient sur la proximité de l’armée de Mayenne, Rosny souhaitait trouver un bon emplacement pour placer un poste de guet.

Arrivés en haut de ce tertre peu boisé, ils découvrirent avec stupeur un cavalier poursuivi par une grosse douzaine d’hommes à cheval. L’homme se dirigeait vers Saint-Symphorien, mais son cheval fatiguait et il perdait du terrain. Sous peu ses poursuivants, à peine à cinquante pas de lui, l’auraient rattrapé. Remarquant qu’ils portaient des écharpes à la croix de Lorraine, et sans même se consulter, nos amis mirent leur monture au galop pour venir en aide au cavalier.

Ils dévalèrent le coteau et tombèrent sur les poursuivants qui ne les aperçurent qu’au dernier moment. À trente pas, Rosny, Olivier et Nicolas, qui avaient sorti leurs arquebuses des fontes, firent feu. Rosny avait deux grands pistolets chargés de carreaux d’acier capables de percer n’importe quelle cuirasse et quatre des cavaliers à la croix de Lorraine tombèrent avant qu’un furieux combat ne s’engage.

Dès le premier instant Olivier chuta, car son cheval eut le crâne brisé d’un coup d’épée. Il parvint à remonter en selle sur l’un des chevaux dont les cavaliers avaient été abattus par les coups de feu et, saisissant l’épée de selle qui s’y trouvait encore, une lame dans chaque main, il se jeta avec furie dans la bataille. L’affrontement fut opiniâtre et meurtrier. Rosny cassa son épée et utilisa à son tour son épée de selle, bien plus commode pour les coups de taille. Deux des gens de Nicolas tombèrent tandis que les poursuivants perdaient aussi plusieurs des leurs. Le combat restait pourtant incertain et la décision fut faite par l’homme poursuivi qui, s’apercevant qu’on était venu à son secours, avait fait demi-tour. Tandis qu’il s’approchait, Poulain reconnut Venetianelli!

Nicolas ne chercha pas à comprendre, il venait de mettre à bas un adversaire et lança son épée de secours au comédien qui se jeta dans la mêlée. Ce renfort inattendu fit lâcher prise aux guisards survivants qui rompirent et décampèrent laissant sept des leurs à terre.

Épuisée, avec plusieurs blessés, la troupe de Rosny ne tenta pas de les poursuivre, d’autant qu’une pluie violente se mit à tomber.

— Mes amis! C’est Dieu qui a permis que je vous trouve ainsi et que vous me sauviez la vie! s’exclama Venetianelli, le visage trempé par l’averse. Saveuse et trois cents lances sont partis pour l’abbaye de Marmoutier. Un espion les a prévenus que le roi y serait et une embuscade est préparée pour se saisir de lui!

Il n’en dit pas plus. Les deux morts dans leur camp étaient des gens au service de Nicolas. Il demanda aux autres de mettre les corps sur des chevaux et de donner l’alerte à Tours. Aussitôt après, le reste de la troupe partit au galop vers l’abbaye qui n’était pas très loin.

Poulain poussait un soupir de soulagement en découvrant que la troupe du roi était encore sur le chemin quand Olivier lui désigna un groupe de chevaux dissimulés au fond d’un large fossé. Aussitôt, ils se mirent à hurler à l’unisson en éperonnant leurs montures :

— Sire, les ennemis sont là, retirez-vous!

Les guisards, comprenant qu’ils étaient découverts, se précipitèrent vers la troupe royale, mais contourner le fossé leur fit perdre du temps et déjà le roi avait tourné bride, tandis que Larchant appelait aux armes. À sa voix, les soldats des avant-postes accoururent et les ligueurs furent contraints de se retirer.

Rejoints par Rosny et Venetianelli dont les chevaux étaient blessés et épuisés, Poulain et Olivier retrouvèrent Henri III au pont sur la Loire. En deux mots Nicolas lui expliqua l’embuscade déjouée et le roi salua Venetianelli d’un grand geste amical, tandis que la ville était rapidement mise en défense.

Ils repartirent immédiatement dans les faubourgs prévenir Châtillon1 pour qu’on érige rapidement des barricades, Saint-Symphorien n’ayant pas de remparts. Aussitôt, les soldats de Navarre se mirent fébrilement au travail tandis que Rosny préférait faire évacuer ses gens et ses équipages vers Tours, sous les quolibets des officiers protestants, persuadés qu’ils arrêteraient facilement Mayenne. Ayant un peu de temps, Olivier et Nicolas s’installèrent sous un arbre pour manger et écouter enfin le récit de Il Magnifichino.

— J’ai quitté Paris il y a une semaine pour partir à votre recherche, je vous dirai dans un instant pourquoi, commença le comédien. Ce matin, je repartais fort tôt après avoir dormi dans une grange quand la fortune m’abandonna et je fus capturé par un détachement d’hommes à la croix de Lorraine. On m’avait pourtant assuré que l’armée de Mayenne n’était pas sur ma route.

» J’expliquais que je n’étais qu’un comédien, que je voyageais sans arme et sans argent, que je ne pouvais payer de rançon, que j’étais bon catholique craignant Dieu. D’ailleurs, je portais un missel, un chapelet et un crucifix, insista Venetianelli en roulant les yeux pour les faire rire. Malgré cela, ils m’accusèrent d’être un espion hérétique et me conduisirent à leur capitaine. Pas de chance : c’était M. de Saveuse.

» Il me reconnut, m’ayant vu à Blois quand je jouais chez les Guise, et trouva étrange de me rencontrer ici. Où est votre compagnie? me demanda-t-il.

» J’inventai que je rejoignais une autre troupe de comédiens à Poitiers, ville ligueuse, mais le soupçon l’avait envahi et il décida de me garder prisonnier en attendant Mayenne, se souvenant que j’étais dans l’intimité du duc de Guise et devinant peut-être qu’il y avait eu trahison sur son projet d’enlèvement du roi.

» On m’attacha à un arbre. Leur campement était un corps de bâtiments brûlé et ravagé avec des pendus partout accrochés aux arbres alentour, sans doute les laboureurs et leurs familles. Il y avait là trois cents cavaliers, pour la plupart des reîtres et des Albanais qui ne parlaient pas français. Deux heures passèrent et j’entendis les gentilshommes qui donnaient des ordres, annonçant leur départ pour l’abbaye de Marmoutier où ils captureraient le roi. La troupe partit, commandée par Saveuse. Une douzaine d’hommes étaient restés qui attendaient Mayenne et le gros des forces avec l’artillerie, c’est tout au moins ce que je compris. On ne m’avait pas fouillé et j’avais un coutelas dans mes chausses. Je parvins à le sortir et à couper mes liens, après quoi je courus au cheval sellé le plus proche, sautai en croupe et m’enfuis; c’était il y a moins d’une heure. J’étais sur le point d’être repris et pendu quand vous m’avez sauvé.

— Saveuse et Mayenne vont désormais se douter que vous êtes un espion, remarqua Olivier…

— Ce n’est pas certain, car je pourrai toujours affirmer que j’ai fui car j’avais peur. Ceux qui m’ont poursuivi ne parlent pas notre langue, il y aura toujours une grande confusion dans leurs explications. Quoi qu’il en soit, je repartirai tout de même pour Paris demain afin de prévenir la Compagnia Comica. Il sera prudent de nous faire oublier.

— Et si vous nous disiez maintenant pourquoi vous nous cherchiez? demanda Poulain.



Saveuse arriva dans l’après-midi avec ses trois cents cavaliers. Arrêté par les barricades, le capitaine guisard fit ranger ses hommes en face des soldats de Châtillon beaucoup plus nombreux que sa troupe. Mais quand les ligueurs installèrent deux petites couleuvrines, Poulain devina que la partie était perdue, Châtillon n’ayant que des arquebusiers. Aux premiers coups, les barricades cédèrent, le repli fut général vers le pont sur la Loire et Saint-Symphorien resta aux mains des ligueurs.

Sitôt les couleuvrines en place, Olivier avait perçu le danger auquel la ville de Tours était exposée. Si Mayenne et le chevalier d’Aumale avaient des forces aussi importantes que ce que Venetianelli lui avait rapporté, la prise de Saint-Symphorien ne serait qu’un prélude. Une fois le faubourg tombé, les ligueurs attaqueraient le pont et la ville dans la soirée ou dans la nuit. La bataille serait rude et incertaine. Le roi n’avait pas tant de soldats et de gentilshommes pour défendre Tours, surtout si quelques bourgeois dévoués à la cause catholique les prenaient à revers. Quant à l’armée de Nevers, elle n’arriverait jamais à temps.

Il dit quelques mots à Rosny et à Nicolas avant de sauter sur son cheval et de partir.

Pendant ce temps, de nouvelles barricades avaient été dressées devant le pont avec de grosses futailles pleines de terre. Celles-là, plus solides, devraient résister aux couleuvrines; du moins l’espérait-on. De surcroît, on avait creusé à la hâte des tranchées pour empêcher les charges de cavaliers. Derrière, et entre les barricades, le roi avait placé un millier de gardes françaises et de Suisses mais aussi deux compagnies de gentilshommes du roi et une vingtaine de quarante-cinq sous le commandement de Montpezat. Châtillon et sa compagnie de vétérans huguenots, qui venait d’évacuer Saint-Symphorien, vinrent les renforcer. Quant à Nicolas Poulain, il avait pris la tête d’une cinquantaine d’hommes d’armes. En tout donc, il y avait plus de quinze cents hommes en première ligne sous le commandement de M. de Crillon.

Le pont était la première défense. S’il était pris, le maréchal d’Aumont aurait en charge la défense de la ville avec le reste des troupes.

En moins d’une heure, quelques centaines d’arquebusiers de Mayenne se mirent en place face aux barricades. Derrière eux, la cavalerie des reîtres et des Albanais s’était rassemblée et attendait le pillage avec impatience. Les couleuvrines n’étaient pas là.

— Peut-être n’ont-ils plus de poudre ou de boulet, dit Rosny à Nicolas.

Des cris et des hourras retentirent chez les ligueurs quand Saveuse apparut sur un cheval caparaçonné, en cuirasse et bourguignonne, mais bien reconnaissable pour Poulain et Rosny. Les cavaliers albanais s’écartèrent pour le laisser passer et il se fraya un chemin au milieu des arquebusiers. Derrière lui suivait un groupe de gentilshommes, tous avec des écharpes à la croix de Lorraine. L’un d’eux, en armure brillante et ciselée, était plus grand que les autres. C’était le gros Mayenne sur un énorme cheval couvert de plaques de métal.

Saveuse tenait un drapeau blanc. En restant prudemment à plus de cinquante pas, c’est-à-dire hors de la portée des mousquets, il interpella M. de Châtillon.

— Retirez-vous, écharpes blanches! Retirez-vous, Châtillon! cria-t-il. Ce n’est pas à vous que nous en voulons, c’est aux meurtriers de votre père2.

C’est que Mayenne ne s’attendait pas à trouver là un ou plusieurs régiments huguenots. Ces renforts ne l’arrangeaient pas. Navarre avait-il fait entrer son armée en ville? L’alliance des deux rois était-elle conclue? Il l’ignorait et détestait cette incertitude. Saveuse avait donc pour rôle d’écarter Châtillon, laissant entendre qu’ils ne visaient que le roi et que seule la vengeance des princes lorrains le guidait. Il rappelait aussi que Henri III, quand il n’était que duc d’Anjou, avait été complice de l’assassinat de l’amiral de Coligny.

— Retirez-vous plutôt, traîtres à votre roi et à votre pays! répondit Châtillon. Je suis au service de mon prince et de l’État, et non à celui de la vengeance.

Saveuse se tourna vers Mayenne qui leva une main. Les cavaliers se retirèrent derrière les lignes des arquebusiers qui firent quelques pas, plantèrent leur fourquine. Avant qu’ils n’aient pu tirer Châtillon avait fait ouvrir le feu des arquebusiers de Navarre. À peine la fumée s’était-elle dissipée que les cavaliers albanais chargèrent furieusement, suivis des gentilshommes de Mayenne.

Crillon reçut une arquebusade en fermant la porte du pont et le combat débuta dans une violence inouïe. Nicolas se trouva dans la mêlée, frappant de taille au milieu d’un groupe de gentilshommes ordinaires dont Montpezat et Saint-Malin. Le jeune quarante-cinq qui avait participé à l’assassinat de Guise fut désarçonné d’un coup de lance et Poulain le perdit de vue.

La bataille se termina dans la soirée quand Mayenne comprit qu’il n’emporterait pas le pont. Il fit alors retirer ses forces dans Saint-Symphorien. Chaque camp rassembla ses blessés et ses cadavres. Nicolas Poulain apprit que Larchant avait été gravement blessé en défendant le roi et qu’on n’avait pas retrouvé Saint-Malin parmi les morts ou les blessés.

Personne ne doutait que la ville allait être assiégée, Rosny et Châtillon se virent confier la défense des îles sur la Loire où ils installèrent des pièces d’artillerie, pourtant, à la fin de la nuit, on entendit les trompes sonnant le boute-selle3, puis ce furent les lueurs des incendies dans Saint-Symphorien. À l’aube, les assiégés découvrirent que Mayenne et son armée s’étaient retirés. En même temps, les guetteurs virent arriver les cornettes de l’avant-garde de l’armée de Navarre qu’Olivier était allé chercher.

Mayenne avait appris l’arrivée d’Henri de Bourbon et, devinant qu’il ne serait pas assez fort devant deux armées, avait livré le village à ses hommes avant de prendre la route du Mans, d’où il devait ensuite gagner la Normandie. Tours était sauvé.

Lorsqu’il fut certain que l’ennemi s’était retiré, Nicolas Poulain proposa à Olivier, qui l’avait rejoint, et à Venetianelli de venir souper chez lui, car ils n’avaient rien mangé depuis des heures. Le baron de Rosny se joignit à eux tant il voulait savoir pourquoi Il Magnifichino avait pris tant de risques pour venir à Tours. En chemin, ils rencontrèrent M. de Richelieu avec deux de ses lieutenants et quelques Suisses. Ce n’était pas une rencontre fortuite. Dans l’après-midi, Richelieu avait appris de François d’O l’arrivée de Venetianelli et comment le comédien avait prévenu le roi des intentions de Mayenne. Poulain l’invita aussi à souper et lui proposa de venir accompagné du marquis d’O, puisqu’ils partageaient les mêmes secrets.

Au souper, le marquis arriva le dernier. Il avait pris le temps de se laver et de se changer, et il portait un élégant pourpoint de velours noir avec des hauts-de-chausses écarlates et une cape assortie. Les autres avaient encore les vêtements avec lesquels ils s’étaient battus. Olivier se sentit mal à l’aise dans sa chemise déchirée et tachée, et Rosny parut fort contrarié tant il détestait être moins élégant qu’un mignon de cour. Ce qui était le cas, ce soir-là, égratigné de toute part avec ses vêtements rougis et lacérés.

Nicolas avait demandé à son épouse de leur servir le vin et les plats elle-même, sachant que ce que Venetianelli allait raconter devait rester celé. Après avoir vidé plusieurs verres de vin d’Anjou, tant ils étaient assoiffés, et posé dans leur assiette une épaisse tranche de pain sur laquelle ils répandirent la soupe, Venetianelli raconta une nouvelle fois sa capture par les gens de Mayenne, son évasion, puis en vint ensuite aux raisons de son départ de Paris.

— Avec la Compagnia Comica, nous avons quitté Blois le lendemain de Noël. J’aurais voulu vous saluer avant de partir, dit-il à Nicolas, mais j’ai jugé que les risques de vous rencontrer à nouveau étaient trop grands.

— Le roi sait ce qu’il vous doit, intervint Poulain.

— Il m’a fait passer pour vous mille écus, confirma Richelieu. Venez les chercher chez moi demain.

— Ils seront les bienvenus! sourit Venetianelli, car Thalie ne me nourrit plus en ce moment!

— Sa Majesté n’ignore pas que vous lui avez sauvé la vie cet après-midi, intervint O gravement. Savez-vous que lorsque vous lui avez été présenté, il vous avait mal jugé? C’est lui qui m’a dit de vous le dire… Il connaît désormais votre valeur, et votre fidélité, et quand je lui ai annoncé, tout à l’heure, que j’allais vous rencontrer, il m’a demandé de vous transmettre ses volontés, en attendant de vous recevoir.

Chacun était suspendu à ce que O allait annoncer.

— Parlons rond, Henri a ses défauts, nous le savons tous autour de cette table, poursuivit le marquis, mais il n’a jamais été un ingrat. Au contraire, il a toujours récompensé ceux qui le servent, même si beaucoup ne lui ont pas été fidèles ensuite. Hélas, en ce moment, il est pauvre et n’a guère de moyens. S’il disposait d’une abbaye, il vous l’aurait volontiers offerte, mais il n’a rien. Aussi, il a songé à une autre récompense, monsieur Venetianelli.

» Jadis existait une ancienne milice créée par Philippe Auguste, celle des Francs-archers. Les Francs-archers étaient des roturiers anoblis. C’était une manière d’acquérir la noblesse, et de la transmettre. Sa Majesté a décidé de vous nommer Franc-archer avec des gages de trois cents écus. Vos lettres d’anoblissement seront transmises à la Chambre des comptes qui siège ici. Vous n’aurez plus qu’à acheter un fief.

Venetianelli était un comédien accompli, capable de simuler n’importe quelle expression, et impossible à prendre en défaut. Pourtant, durant quelques secondes, vaincu par un flot d’émotions, le masque du bateleur s’effaça. Il resta d’abord interdit, la bouche ouverte comme un poisson sorti de l’eau, puis son visage s’illumina et il afficha un sourire rayonnant.

Noble! Il était noble! En un instant, et pour la première fois de sa vie, il avait un avenir. Il épouserait Serafina. Elle serait dame.

— Poursuivez, maintenant, fit le marquis.

— Excusez-moi, monsieur. Je suis tout remué par ce que vous venez de m’annoncer…

Le comédien inspira profondément, comme pour se dominer, et reprit :

— Le voyage vers Paris fut pénible, vous vous en doutez, car la pluie tomba sans discontinuer, mais grâce à l’or de Mgr de Guise, nous avons pu le faire assez confortablement. En revanche, toute la troupe avait désormais compris mon rôle. Le premier soir, dans la chambre de notre auberge, ils m’ont dit qu’ils voulaient connaître la vérité, puisqu’ils risquaient leur vie avec moi.

» Je leur ai avoué que j’étais au service du Grand prévôt de France, et que je ramenais dix mille écus. Je leur ai laissé le choix : continuer avec moi, avec beaucoup de risques, ou reprendre leur liberté. S’ils le souhaitaient, je leur remettrais à chacun cinq cents écus. Ils se sont tous regardés, et Sergio m’a dit : « Vous êtes dans la famille, et on ne quitte pas sa famille! »

» À Paris, on est retourné dans la tour…

O dressa un sourcil interrogateur.

— Ils logent dans la tour de l’hôtel de Bourgogne, expliqua Poulain.

Venetianelli hocha du chef.

— Les boutiques étaient fermées, il n’y avait aucune décoration. Dans les églises et aux carrefours, des prêtres ou des moines appelaient à des processions. Tout le monde devait s’y rendre en chemise, les pieds nus, malgré le froid glacial, la neige et la pluie. Nous devions tous porter des chandelles de cire ardente et chanter des psaumes pénitentiaux. Ceux qui n’y allaient pas étaient dénoncés et battus. Jamais fêtes de Noël ne furent plus tristes.

 » Après plusieurs jours de ce traitement, Pulcinella est tombée malade, mais même mourante elle devait aller en procession. Quelle importance avait sa mort après le sacrifice d’un saint homme comme le cardinal de Guise? m’expliqua un prêtre. Je me suis donc rendu à l’hôtel de Guise et j’ai parlé au chevalier d’Aumale.

À nouveau, O haussa un sourcil.

— Pulcinella avait été la maîtresse du chevalier qu’elle avait connu quand nous allions jouer à l’hôtel, expliqua Venetianelli. Pour sa défense, je dois dire qu’elle n’avait pu lui résister. Il se souvenait d’elle et m’a dit qu’il donnerait des ordres au curé de Saint-Leu-Saint-Gilles pour que nous n’allions plus en procession. Grâce à lui, Pulcinella a guéri, mais nous ne pouvions plus jouer, car tous les théâtres étaient fermés. D’ailleurs un décret des Seize avait interdit de rire…

— De rire? s’étonna Olivier.

— Oui, et pour quelque occasion que ce fût, car ceux qui avaient un visage souriant étaient tenus pour être des politiques et des royaux. Dans les églises les curés sermonnaient qu’il fallait saisir ceux qu’on verrait rire et se réjouir. Des femmes furent emprisonnées pour avoir porté leur cotillon de fêtes et une maison de notre rue fut saccagée, après la dénonciation d’une servante qui avait vu rire son maître et sa maîtresse4.

» Heureusement, nous avions de l’argent. Nous restions simplement terrés dans la tour. Pourtant, quand Pulcinella fut guérie, elle dut aller remercier le duc et celui-ci exigea les droits qu’il jugeait avoir sur elle. Il lui demanda de rester à l’hôtel, dans ses appartements. Comme abbé, il lui était pratique d’avoir une toute jeune femme à disposition!

» C’est à ce moment que Mgr de Mayenne est revenu à Paris et a préparé sa campagne avec Aumale. Aussi Pulcinella entendit-elle beaucoup de choses, et quand le chevalier partit – il regarda le marquis d’O hésitant à poursuivre – pour ravager votre maison de Fresne, monsieur.

— C’est tout ce dont ce chien est capable, fit O. Prendre une maison vide, tuer ses domestiques, et abuser des pauvres femmes… Continuez.

— Pulcinella, restée comme servante, a surpris des conversations entre la duchesse de Montpensier et son frère. La duchesse lui disait que le capitaine Clément était toujours décidé, et qu’elle avait trouvé un moyen infaillible pour qu’il approche le roi et lui donne un coup de couteau dans le ventre.

Le silence tomba dans la pièce. Même Mme Poulain resta pétrifiée.

— S’il tente seulement de venir à la cour, il sera pris et tiré par quatre chevaux, remarqua Richelieu au bout d’un moment.

— Le capitaine Clément les a assurés qu’il ne craint pas la mort! Au contraire, il la souhaite pour aller au paradis.

— Personne ne peut approcher le roi! affirma O, pourtant ébranlé.

— Je n’en suis pas si sûr, soupira Poulain au bout d’un moment. Je crois qu’un homme décidé, surtout avec Mme de Montpensier derrière lui et toute une complicité, peut y parvenir…

— Que faut-il faire, alors? persifla le marquis, vexé de ne pas avoir de réponse.

— Trouver ce capitaine et le mettre hors d’état de nuire, répondit Olivier.

— À Paris? interrogea Rosny, dubitatif. Ce serait une tâche plus difficile que les exploits d’Hercule! Comment le trouver?

— Et même en le trouvant, ajouta Richelieu, comment le saisir, l’empêcher de nuire? Paris est une ville qui n’aime plus son roi, une ville dans laquelle Sa Majesté n’a plus d’autorité. Celui qui s’y rendrait n’aurait aucune chance.

— Il suffit d’attendre, proposa O. Les deux armées se mettront en route d’ici une quinzaine. Dans deux mois la ville tombera comme un fruit mûr. Il sera alors aisé de faire chercher ce capitaine Clément par le lieutenant civil.

— En deux mois, il peut se passer bien des choses, monsieur. Qui avait envisagé l’attaque de Mayenne d’aujourd’hui? Nicolas, es-tu prêt à m’accompagner? Moi, je sais où chercher Clément et je connais son visage.

— Nous partirons demain, décida Poulain. Monsieur Venetianelli, en serez-vous?

— Un franc-archer ne peut se dérober, sourit Il Magnifichino. Et il faut que je rentre à Paris!

— C’est folie! dit Rosny en secouant la tête.



Ils ne partirent que le surlendemain, car le roi invita Venetianelli à un entretien privé où Richelieu le conduisit en fin de matinée, juste après le conseil.

Durant cette dernière journée qu’ils passèrent à Tours, Olivier écrivit une longue lettre à Cassandre, puis avec Nicolas, et un régiment de gentilshommes, ils sortirent de Tours pour examiner les dégâts qu’avait faits Mayenne à Saint-Symphorien.

Le village avait brûlé, mais ce n’était pas le pire. Mayenne avait rassemblé dans l’église toutes les femmes et les filles trouvées dans le village, une vingtaine, et les avait fait forcer par ses soldats devant le vicaire, leurs maris, leurs pères et mères. Quant au chevalier d’Aumale, arrivé plus tard, il s’était logé chez le prévôt de Saint-Symphorien, où après avoir fouillé et volé quelques soldats royaux capturés, il les avait fait poignarder comme ils lui demandaient miséricorde. Il avait ensuite fait tirer par les cheveux trente ou quarante femmes et filles trouvées cachées dans une cave.

Là, l’abbé de Saint-Pierre de Chartres qu’il était les avait fait battre et violenter. Ayant assouvi leur brutalité, ses gentilshommes avaient ensuite volé les ciboires et les calices, sauf ceux de cuivre ou d’étain qui étaient sans valeur.

Pendant ce temps, on avait amené au chevalier une fille de douze ans, héritière de la meilleure maison de Tours, qu’il avait violée dans un grenier avec un poignard sous la gorge5.

1 François de Coligny, fils de l’amiral, son fils Gaspard sera maréchal de France de Louis XIII.

2 Châtillon était le fils de l’amiral de Coligny, tué durant la Saint-Barthélemy.

3 Départ des troupes.

4 Authentique.

5 Tout ceci a été rapporté par des témoins de ces crimes.