35.
Lundi 15 mai

Sur une longue perche, le chaudronnier portait marmites à anse, casseroles et écumoires. Il posa le petit réchaud qui lui servait à réparer les cuivres, se passa une main sale sur le visage, ce qui eut pour effet de le noircir davantage, et resta un moment à regarder le corps nu, torturé et émasculé, pendu par les pieds et cloué sur des planches devant la porte Saint-Michel. Aux extrémités des bras du cadavre, des mouches bourdonnantes couvraient entièrement des plaies séchées. Le cou se terminait de la même façon. Ce corps n’avait plus ni main ni tête. La pancarte disait :

Saint-Malin qui a donné le premier coup de poignard au feu duc de Guise. Sa tête et ses poings sont portés à Montfaucon pour punition exemplaire de cette damnable exécution.

Par arrêt du Grand prévôt de Mgr le duc de Mayenne, Lieutenant général de l’État royal et Couronne de France.

Le chaudronnier récita mentalement une patenôtre pour le jeune homme qui avait payé cher sa fidélité au roi.

— Il a payé comme les autres payeront! clama le bourgeois de la milice en s’approchant du chaudronnier.

C’était un homme bedonnant, en robe longue sur laquelle il avait attaché par des lanières un corselet de fer trop petit pour son torse. La tête raide sous son morion, il portait fièrement une lourde épée rouillée.

— C’est justice! lâcha le chaudronnier, un grand gaillard qui approchait de la quarantaine dont les marteaux et la bigorne dépassaient des poches de son tablier de cuir.

— Je t’ai pas déjà vu, toi? s’enquit le bourgeois avec suspicion.

— Sûrement, monsieur, je passe d’habitude par la porte Saint-Jacques mais j’ai dû aller à Meudon voir ma sœur. Je rentre plus vite chez moi en passant par cette porte.

Il se signa.

— On enterrait notre père, poursuivit-il avec tristesse.

L’autre se signa aussi et le laissa passer.

Nicolas Poulain reprit son réchaud, salua le bourgeois et franchit la porte fortifiée sans qu’on ne lui demande rien d’autre.

Sur la placette, de l’autre côté des courtines, il porta un sifflet sa bouche et souffla une suite de trilles avant de lancer le cri des chaudronniers :

— Chaudronnier argent des réchauds!

Le bourgeois en cuirasse le suivit des yeux un instant. Sans se presser, ignorant la rue de la Harpe encore bien encombrée à cette heure, et où il aurait pourtant trouvé une clientèle, le chaudronnier se dirigea vers le cabaret du Riche Laboureur adossé contre l’enceinte, à mi-chemin entre la porte Saint-Germain et la porte Saint-Michel. Là, il s’arrêta devant un cavalier en pourpoint de velours noir avec un bonnet sans plume et des bottes qui lui montait à mi-cuisse. Son visage fin et avenant, à l’élégante barbe en pointe et la fine moustache, trahissait le séducteur tandis que l’épée à large lame et poignée entrelacée, serrée à sa taille, révélait peut-être le spadassino italien. C’était Venetianelli, Il Magnifichino en personne. Les deux hommes entamèrent une conversation en surveillant la porte Saint-Michel.

Un peu plus tard, alors qu’elle allait fermer, ce fut un colporteur de pierres à fusil qui arriva en traînant les pieds, portant sur une épaule la boîte contenant son matériel et sur l’autre une sacoche de toile.

— Bons fusils, qui veut acheter?

Et bon trébuchets, je les vends,

Je viens en ce quartier souvent, chantonnait-il d’une voix fatiguée.

— On t’a jamais vu pourtant! plaisanta le bourgeois de garde. Qu’as-tu dans ta boîte?

— Regardez vous-même, monseigneur, proposa le marchand en la posant au sol.

Il l’ouvrit.

— Des fusils d’acier, des chènevottes au soufre, des mèches de lampe et des cornes à amadou, monseigneur. Un peu d’huile aussi.

Le visage sali par la poussière de la route, les cheveux en bataille, il portait une vieille casaque qui lui tombait aux genoux. Ses pieds n’avaient que des sabots. C’était un pauvre homme, bien qu’il parût manger à sa faim et qu’il soit fort vigoureux.

— Qu’est-ce que tu viens faire à Paris? Il y a assez de miséreux! demanda agressivement un autre garde du guet bourgeois.

En robe comme son compagnon, celui-là était coiffé d’un vieux haubergeon et traînait son mousquet par le canon comme s’il était trop lourd.

— Mais j’habite à Paris, monseigneur! Rue du Petit-Lion dans le quartier du Saint-Sépulcre. J’étais au mariage de mon cousin à Arcueil! J’ai même dans mon sac le pourpoint de velours que je mets le dimanche!

— Comment s’appelle ton dizenier? demanda le bourgeois en haubergeon, en plissant des yeux soupçonneux.

— Claude Semelle, répondit le colporteur en baissant le regard.

— Ça va, passe! dit le garde, satisfait de son humilité.

Olivier bénit le seigneur d’avoir entendu un soir Venetianelli nommer le dizainier de son quartier. Il jeta un œil rapide au corps cloué et entra dans la ville où il rejoignit ses amis qui l’attendaient avec un peu d’inquiétude. Venetianelli, qui avait laissé son cheval à l’écurie de l’hôtellerie, était le seul à être entré sous son nom, en montrant une lettre de son dizenier qui lui servait de passeport.

— Allons souper! proposa Poulain en désignant l’enseigne du Riche Laboureur.

Ils s’attablèrent à une table vide, heureux de reposer leurs muscles endoloris par la longue journée de marche depuis Longjumeau où ils avaient rencontré les colporteurs auxquels ils avaient acheté leur matériel.

— Pauvre Saint-Malin, que le seigneur l’accueille avec indulgence, dit Poulain après avoir terminé une courte prière pour le jeune quarante-cinq qu’il avait connu insolent et plein de vie.

— J’espère qu’il était mort quand ils l’ont supplicié, fit Olivier en se signant.

— Nous sommes dans le chaudron du diable, répliqua Venetianelli à mi-voix. Une ville qui n’aime ni son roi ni ceux qui lui sont dévoués. Si nous ne voulons pas finir comme Saint-Malin, il va nous falloir être plus prudents qu’un renard.

Malgré les dangers qui les attendaient, ils dînèrent de bon appétit tout en écoutant les conversations autour d’eux. Leurs voisins parlaient surtout du siège de Senlis commencé depuis une semaine. La ville, fidèle au roi, était assiégée par M. de Mayneville et le duc d’Aumale à la tête de quatre mille soldats et de quelques milliers de volontaires ligueurs. Si Senlis tombait, ce serait une grande victoire pour la Ligue, et dans le cabaret, tout le monde était certain de la victoire. Dieu n’était-il pas avec eux?



Ils avaient résolu une première difficulté en entrant dans Paris, mais il en restait deux autres dont ils avaient longuement débattu. La première était de se procurer des épées, des cuirasses et des pistolets. Olivier avait une idée pour y parvenir. La seconde était bien sûr le logement. Les conseils de quartier assuraient une police vigilante sur la population. Il était impossible de loger chez l’habitant sans se faire remarquer, et encore moins dans une hôtellerie. Quant à aller à la tour de l’hôtel de Bourgogne, c’était tout autant impossible, Venetianelli n’était même pas certain de pouvoir y rester.

Le comédien leur avait pourtant trouvé un endroit où dormir. Les théâtres étaient désertés, en particulier la salle du Petit-Bourbon qu’il connaissait bien pour y avoir joué. L’hôtel du Petit-Bourbon, vieux bâtiment féodal longeant la Seine et séparé du Louvre par la rue de l’Autriche, avait conservé intactes sa chapelle et sa grande salle de dix-huit toises. De part et d’autre de cette immense pièce (la plus grande de Paris) courait une galerie à laquelle on accédait par des escaliers construits dans des murs d’une épaisseur incroyable. À l’extrémité d’une de ces galeries se situait une petite chambre, aménagée elle aussi dans la muraille, et qui possédait une seconde sortie par un escalier à vis débouchant derrière l’abside de la grande salle.

C’est dans cette pièce, utilisée par les acteurs pour se changer, que Venetianelli leur proposait de s’installer. Même si des gens venaient dans la grande salle, personne n’irait les trouver là-haut. La seule précaution qu’ils devraient prendre serait pour entrer ou sortir; mais comme le Louvre était déserté de la cour, la rue du Petit-Bourbon était généralement vide et il n’y avait aucun guet la nuit.

Après souper, ils se séparèrent. Venetianelli gagna la tour de l’hôtel de Bourgogne chercher des outils pour forcer les portes tandis qu’Olivier et Nicolas allaient examiner les environs du vieux bâtiment moyenâgeux. Ils se retrouvèrent à la nuit tombée.

Un porche solidement rembarré, en retrait de la rue, permettait l’accès à l’une des cours du Petit-Bourbon. Venetianelli avait apporté une lanterne. Avec ses crochets de fer, il ne farfouilla pas longtemps dans la serrure avant de l’ouvrir. Poussant l’un des vantaux, ils entrèrent et refermèrent le portail derrière eux. Le comédien les conduisit à la porte de la grande salle, qu’il ouvrit de la même façon.

— Je ne refermerai pas les portes à clef derrière moi. Personne ne vient ici maintenant que le roi n’est plus là et si quelqu’un entrait, vous l’entendriez.

Il leur laissa deux dagues, un pistolet, la lanterne et une sacoche contenant une couverture, un pain et un flacon de vin, puis il leur montra le passage d’un des escaliers conduisant à la galerie. Dans l’obscurité, Olivier et Nicolas ne pouvaient tenter aucune exploration. Éclairés par la lanterne, ils suivirent les indications de Venetianelli et trouvèrent la petite salle avec l’escalier en limaçon de la seconde issue. Par chance, on y avait entreposé de vieilles tentures et des ballots de crin. Confortablement installés, ils s’endormirent du sommeil du juste.

Les cloches de Saint-Germain-l’Auxerrois les réveillèrent et ils décidèrent de reconnaître les lieux avant toute chose.

L’immense salle avait un plafond en voûte ronde semée de fleurs de lys mais abîmé en plusieurs endroits par des infiltrations d’eau. La lumière, colorée par des vitraux, entrait par d’immenses ouvertures dans des embrasures arrondies. Le pourtour de la salle était orné de colonnes aux chapiteaux, architraves et corniches doriques. Au-dessus de ceux-ci, les murs étaient percés de niches dont quelques-unes avaient encore des statues couvertes de toiles d’araignée. Partout l’humidité avait rongé les pierres. La galerie où ils se trouvaient, comme celle d’en face, de l’autre côté de la salle, était à plus de trois toises du sol et des échafaudages permettaient d’accéder à des loges encore plus élevées. Ils descendirent jusqu’à l’abside en demi-rond où était bâtie une scène de planches. Plusieurs rats dodus les regardèrent avec surprise. Tout était à l’abandon et les tentures qui restaient partaient en lambeaux.



André Lamarche, sergent du guet bourgeois de la porte Saint-Michel, était chanoine et principal du collège de Fortet, en haut de la montagne Sainte-Geneviève, où se réunissait souvent le conseil des Seize. Il habitait rue Valette avec une vieille servante, dans un logis de deux pièces, mitoyen au collège.

Lamarche était entré dans la Ligue dès ses débuts, recruté par son ami le curé Boucher. C’était lui qui accueillait à la Sorbonne les membres de la sainte union et qui, après avoir vérifié qui ils étaient, les faisait conduire par un moine dans la salle capitulaire.

En mangeant la soupe préparée par sa domestique, il lui revint en mémoire le visage de ce chaudronnier. Mais où l’avait-il vu? Il était certain que ce n’était pas dans une rue de Paris avec ses casseroles!

C’est en se réveillant dans la nuit que le souvenir lui revint : cet homme assistait aux séances de la Ligue! Il l’avait vu en compagnie du seigneur de Mayneville, de M. Bussy Le Clerc et du père Boucher. C’était celui qui achetait leurs armes, rue de la Heaumerie! Un prévôt! C’était un prévôt! Il se souvint même qu’on lui avait remis six mille écus d’or! Une somme qui l’avait fait frémir, ce jour-là!

Puis il se raisonna. Non, ça ne pouvait être lui! Ce prévôt ne pouvait être devenu chaudronnier! Au demeurant, il ne se souvenait pas qu’il ait eu le teint si hâlé.

Il n’arriva pourtant pas à se rendormir, et à force de se retourner dans son lit, il lui revint une histoire qu’on lui avait racontée. Ce prévôt qui achetait des armes, ne l’avait-on pas accusé de félonie?

Torturé par ses doutes, il se rendit le lendemain chez le père Boucher, recteur de la Sorbonne.

— Un chaudronnier, dites-vous? Et vous croyez qu’il pourrait s’agir de Nicolas Poulain? demanda Boucher avec incrédulité.

— Je ne suis pas sûr, mon père, balbutia Lamarche, confus.

Poulain à Paris? Serait-ce possible? s’interrogeait Boucher.

— Était-il seul?

— Oui, à pied, il portait des casseroles et des écumoires, comme tous les chaudronniers.

— C’est impossible! décida le recteur de la Sorbonne en haussant les épaules.

Poulain avait été reconnu comme fils du cardinal de Bourbon. Un homme de sang royal ne pouvait être devenu chaudronnier!

— Qui d’autre est entré avant et après lui? demanda-t-il pourtant.

— Avant? Des gentilshommes, une famille…

— Tous avec des passeports?

— Non, mais je les connaissais.

— Ce chaudronnier, avait-il un passeport?

— Non, mais c’était un habitant de Paris. Enfin il m’a convaincu…

— Et derrière lui?

Le principal du collège réfléchit un moment avant de dire :

— Il n’y avait plus grand monde, les portes allaient fermer. Quelques habitants du quartier… Ah, oui, il y a eu un marchand de pierres à fusil.

— Que vous connaissiez?

— Non, mais il m’a dit habiter rue des Lions, il a nommé le dizainier.

— Quel âge avait cet homme? Décrivez-le-moi!

Le principal était assez observateur et fit du colporteur un signalement si précis tant de sa taille, de sa corpulence, de la forme de son visage, de son nez et de la couleur de ses yeux que Boucher reconnut son ancien élève.

— Hauteville! murmura-t-il. Ce sont eux!

Deux heures plus tard, il se rendait à la Bastille où le gouverneur, Jean Le Clerc, le reçut aussitôt.

Le Clerc écouta d’abord l’exposé de Boucher, avec perplexité. Puis le doute s’effaça. Après tout, Hauteville était déjà venu à Paris déguisé. S’il était de retour – Dieu sait pourquoi – il n’était pas invraisemblable que son ami Poulain l’ait accompagné. Et si Poulain était en ville, il ne lui échapperait pas une seconde fois. Il ferait faire un portrait et une description qu’il communiquerait aux dizeniers et à toutes les portes. Il avait donné son amitié et sa confiance à ce félon. Il veillerait à ce qu’il finisse comme Saint-Malin.

— Il faut prévenir la duchesse de Montpensier. Elle a promis une récompense de cent écus pour Hauteville, dit le curé Boucher en voyant l’ancien procureur qui restait silencieux, comme déconcerté par la nouvelle.

Le Clerc sortit de ses réflexions.

— Faites-le! Mais Poulain sera pour moi, décida-t-il. Dites-le à la duchesse… Ou plutôt non, je vous accompagne et le lui dirai moi-même.

À l’hôtel de Montmorency, la duchesse fut autant surprise qu’eux en apprenant la présence de Hauteville à Paris. Que venait-il faire? Surtout avec Nicolas Poulain… Elle frissonna à l’explication qui lui vint naturellement à l’esprit : Hauteville avait appris ce qu’elle voulait de Clément et était venu pour s’y opposer. Mais comment savait-il? Une fois de plus, elle pensa à une cause surnaturelle. Cet homme était-il vraiment un sorcier? Le Malin était-il vraiment du côté des huguenots? Elle avait tant dit et répété que Navarre et le Valois étaient des antéchrists, qu’Épernon était un démon qu’elle finissait par y croire. Et si c’était vrai? Elle se signa et récita mentalement un rapide Ave Maria.

Quand elle se sentit calmée, elle remarqua que Le Clerc et Boucher la considéraient avec inquiétude. Elle songea alors qu’il pouvait y avoir une explication plus évidente à la présence de Hauteville et de Poulain : une nouvelle trahison. Pourtant ils n’étaient que quelques-uns à être dans le secret. Il fallait donc capturer ces deux-là et les faire parler. S’il s’avérait qu’ils avaient signé un pacte avec le Diable, ils seraient brûlés, sinon ils dénonceraient leur complice.

— Vous devez les trouver, dit-elle à Le Clerc.

— Je mettrai tous les moyens de la Ligue, madame. Nous savons qu’ils se cachent sous les déguisements de chaudronnier et de marchand de pierres à fusil. Tous ces colporteurs seront conduits à la Bastille où je les interrogerai personnellement.

Elle resta pensive un instant avant d’approuver, mais ajouta à l’attention du curé Boucher :

— Ce Hauteville est… diabolique, mon père. Il nous a toujours échappé, il semble tout savoir de ce que nous préparons. (Elle se signa à nouveau.) Je crains que le démon ne le guide.

Le Clerc haussa un sourcil. Il croyait peu en Dieu et encore moins au Diable.

— Je ferai dire des messes, madame, promit Boucher.

— Et moi, je ferai surveiller sa maison, ajouta Le Clerc. Peut-être ira-t-il voir ses domestiques, car il aura besoin d’aide.

Ils allaient repartir quand la duchesse demanda au prêtre de rester pour qu’il reçoive sa confession. Seule avec lui, elle lui confia :

— Mon père, il y a peut-être un traître parmi nous… Je n’ai pas confiance en Le Clerc ni dans les bourgeois de Paris. Ils ne se battent pas pour Notre Seigneur et la foi catholique, mais pour payer moins d’impôts et garder le pouvoir.

Boucher hocha lentement la tête. Il avait deviné depuis longtemps le désir d’autonomie de la bourgeoisie ligueuse et leur peu d’empressement à souhaiter la mise en place de l’inquisition.

— Sachez qui surveillera la maison de Hauteville. Si celui-là découvre quelque chose, qu’il me prévienne aussitôt et il recevra trois cents écus. Mais dites-lui aussi que s’il informait Le Clerc avant moi, je le ferais pendre. Déjà Louchart m’a caché avoir arrêté les épouses de Hauteville et de Poulain, et je le lui ferai payer cher.

Boucher lui promit qu’elle pouvait compter sur sa fidélité. Bien qu’elle ait toute confiance en lui, elle n’avait pas tout révélé. Elle disposait d’une autre carte, et celle-là, elle l’utiliserait dimanche, après la messe de Saint-Merry.



Venetianelli, accompagné de Sergio, arriva alors qu’Olivier et Nicolas dévoraient le pain qu’il leur avait laissé. Les deux hommes apportaient d’autres couvertures, une épée, de la nourriture, et surtout le nécessaire pour grimer Olivier et Nicolas.

Pour entrer dans Paris, Venetianelli leur avait seulement foncé le visage et les mains avec de la teinture de noix et avait blanchi les cheveux de Nicolas avec de la farine. Disposant désormais de plus d’ingrédients, les deux comédiens les maquillèrent, colorèrent leurs cheveux, recoupèrent leur barbe et foncèrent leurs dents. Avec de petits morceaux de bois qui déformaient leur nez et leurs joues, ils pourraient même tromper ceux qui les connaissaient. De surcroît, Venetianelli leur apprit à marcher différemment et à modifier leur silhouette.

Avant de commencer à chercher Clément, ils avaient besoin d’armes pour se défendre s’ils venaient à être attaqués. Venetianelli leur avait porté deux dagues et une épée, mais c’était bien insuffisant, aussi Olivier comptait-il sur Le Bègue. Cependant, il était impensable qu’ils se rendent rue Saint-Martin pour le rencontrer, car malgré leur déguisement, ils ne voulaient prendre aucun risque.

Le Bègue ne travaillait plus chez M. Antoine Séguier qui s’était réfugié à Tours. Mais il avait une sœur, une veuve très loyale à la couronne. Olivier et Nicolas se rendirent chez elle, sans leur déguisement de marchands ambulants qui les aurait encombrés, et se firent reconnaître. Après un moment de surprise, elle promit de prévenir son frère pour qu’il vienne la voir le lendemain.

Elle leur raconta ensuite dans quelle détresse était Paris. Le commerce languissait, les rentes sur l’Hôtel de Ville n’étaient plus payées, le parlement avait rendu un arrêt faisant remise aux locataires du tiers des loyers, la misère s’installait. Pour soulager les malheurs des Parisiens, les prédicateurs ne proposaient que des processions durant lesquelles on priait les saints d’intercéder auprès de Dieu. Mais il y avait aussi les arrestations de ceux jugés trop tièdes envers la Ligue, les potences chargées de corps, les huguenots brûlés par sentence du prévôt de Paris. Le peuple payait cher son désir de sauver la religion catholique apostolique et romaine.

Quand ils revinrent le lendemain, Le Bègue était déjà là. Après force embrassades, Olivier lui expliqua qu’ils étaient en mission secrète pour le roi et avaient besoin d’armes. Il lui remit de l’argent et Nicolas Poulain lui donna des noms d’armuriers de la rue de la Heaumerie qui lui vendraient les jaques d’acier, épées, pistolets, balles et poudre dont ils avaient besoin. Il fut convenu que Le Bègue porterait cet équipement le dimanche matin dans la cour du Petit-Bourbon et le laisserait derrière la porte.



Le surlendemain, tandis qu’ils se trouvaient dans un cabaret de l’Université, toujours à la recherche du capitaine Clément, ils entendirent raconter que les troupes du duc d’Aumale et du marquis de Mayneville avaient été écrasées à Senlis. Un millier d’arquebusiers royaux et cinq cents cavaliers avaient mis en déroute l’armée de la Ligue qui comptait pourtant dix mille hommes. Toute leur artillerie était tombée entre les mains des royalistes.

D’après ce qui se disait, les troupes du duc d’Aumale s’étaient débandées dès le commencement de la charge royaliste. En revanche, François de Mayneville, qui venait d’être nommé gouverneur de Paris, s’était battu courageusement mais avait trouvé la mort dans la bataille.

À cette nouvelle, Nicolas ressentit une sincère affliction. Mayneville n’était certainement pas son ami, mais c’était un gentilhomme honorable.

— Je le regretterai, dit-il après avoir raconté à son ami plusieurs des rencontres qu’il avait eues avec le marquis.

 » C’est un grand malheur que cette guerre, reprit-il. M. de Mayneville n’aurait pas été à Guise, il aurait été un des plus loyaux et courageux gentilhommes du roi. Combien d’autres comme lui disparaîtront ainsi?

— Combien ont déjà disparu! ajouta tristement Olivier. Coutras a déjà été une grande boucherie pour la noblesse de France, et je devine avec effroi que ce n’est pas terminé.



Le samedi, en fin de matinée, Georges Michelet, sergent au Châtelet qui, sur ordre de Jean Bussy surveillait la maison Hauteville depuis trois jours, vit revenir Le Bègue. Habillé du sayon de gros drap à chaperon qu’il utilisait lorsqu’il guettait discrètement des gens ou des maisons, Michelet l’avait vu partir très tôt le matin, mais ne l’avait pas suivi, préférant rester à attendre. À son retour, Le Bègue portait un gros paquet dont dépassaient deux longues barres emmaillotées qui ressemblaient bien à des fourreaux d’épée.

Se pourrait-il que le Hauteville ait approché ce Le Bègue sans qu’il s’en rende compte? se demanda Michelet qui n’était pas sot. Comme il pleuvait légèrement, son capuchon lui couvrait la tête. Il s’approcha de Le Bègue juste avant qu’il n’arrive à sa maison et le heurta légèrement, puis il s’écarta. C’était si banal que le serviteur n’y fit pas attention et se réfugia vite sous le porche.

Michelet avait parfaitement senti des objets métalliques dans le paquet. Des pistolets peut-être, en plus des épées.

Il resta jusqu’après la nuit tombée, mais personne ne vint et Le Bègue ne ressortit pas.

Le lendemain, dimanche de Pentecôte, Michelet arriva rue Saint-Martin avant le lever du soleil. Il pleuvait encore assez fort et la rue était vide. Il s’installa sur une borne. Vers neuf heures, la pluie s’arrêta et il vit sortir Le Bègue avec son paquet.

Cette fois, il le suivit.



La messe à Saint-Merry se terminait. Perrine était venue avec sa tante, Thérèse, et comme elles sortaient, une jeune femme masquée, accompagnée d’un gentilhomme, s’approcha d’elles pour leur dire qu’une dame de qualité voulait parler à Perrine.

Le gentilhomme expliqua à Thérèse qu’elle pouvait rentrer sans crainte, qu’il raccompagnerait sa nièce. Mais Thérèse n’était pas du genre à tolérer de telles propositions et le prévint qu’elle resterait et attendrait.

Enfin ceux qui se trouvaient au premier rang dans l’église sortirent. Les femmes de qualité étaient presque toutes masquées comme c’était l’usage. Le gentilhomme demanda à Perrine de le suivre et ils se dirigèrent vers l’une d’entre elles. Perrine avait déjà deviné que c’était la duchesse de Montpensier. Le gentilhomme fit écarter ceux qui étaient proches et elles restèrent en tête à tête.

Après l’arrestation de l’épouse de son maître et de Mme Poulain, et passée l’angoisse que sa délation soit découverte, Perrine avait éprouvé un mélange de honte et de remords. Honte de sa trahison, remords d’avoir envoyé deux femmes qu’elle connaissait au fond d’un cachot, même si l’une était hérétique. Puis le temps avait fait son œuvre, et ne recevant aucune gratification, elle était allée voir la duchesse qui, avec une profonde indifférence, lui avait donné une poignée d’écus.

Perrine avait compris qu’elle n’avait été qu’un instrument pour trahir son maître et l’argent de la duchesse avait ravivé sa honte. Judas aussi avait reçu une poignée de deniers. N’osant se confesser, elle s’était infligé des pénitences et des jeûnes, et n’avait jamais utilisé la récompense reçue.

Bien sûr, elle s’efforçait aussi de se justifier. Mme Hauteville était une hérétique, et les hérétiques devaient être brûlées. C’est ce que disaient les curés, et qui d’autre qu’eux pouvait mieux savoir ce que voulait Notre Père?

Pourtant chaque fois qu’elle songeait à l’effroyable sort des deux femmes, elle fondait en larmes jusqu’au jour où elle avait appris qu’elles s’étaient évadées en tuant leurs gardiens. Ces crimes l’avaient soulagée. Ces femmes étaient non seulement des hérétiques mais des criminelles, s’était-elle convaincue. Elles étaient pires qu’elle.

Malgré cela, quand la duchesse de Montpensier était venue à Saint-Merry réclamer vengeance, peu après la mort du duc de Guise, Perrine n’était pas restée sur le parvis pour recevoir sa bénédiction comme la plupart des gens du quartier. Elle ne voulait plus jamais rencontrer la duchesse pour oublier son infamie et elle croyait y être parvenue jusqu’au jour où Cubsac était venu la demander en mariage. Depuis, elle était la plus malheureuse des femmes.

— Bonjour, Perrine, fit Mme de Montpensier comme la servante s’approchait lentement, les yeux baissés.

La duchesse portait une robe de soie noire, un toquet noir et une fraise amidonnée immaculée. Sa beauté avait disparu, car ses traits étaient désormais profondément marqués par la maladie, la douleur et la haine.

— Bonjour, madame, répondit Perrine en lui baisant la main.

— Savez-vous que votre maître est de retour à Paris, ma fille? demanda Catherine de Montpensier assez sèchement.

Perrine leva des yeux étonnés.

— Non, madame.

— Il y est pourtant. Si vous le voyez, je veux que vous me préveniez immédiatement. C’est bien compris?

— Oui, madame.

Le ton de la réponse, et une certaine réticence, ne parurent pas satisfaire la duchesse.

— Vous n’aimeriez pas être brûlée comme hérétique, n’est-ce pas, Perrine? s’enquit-elle en souriant venimeusement.

Elle jugeait inutile désormais de jouer la comédie avec cette sotte.

— Madame, on les a trouvés! Ils sont dans la salle du Petit-Bourbon! cria une voix.

Perrine tourna la tête vers celui qui venait de les interrompre : un homme ressemblant à un rat avec son menton fuyant, son nez trop long et ses lèvres ouvertes sur de grosses incisives. Elle remarqua la lourde épée et la miséricorde à sa taille. Un garde du corps?

La duchesse resta impavide en lança au nouveau venu un regard sombre.

— Je vous remercie, monsieur Lacroix, dit-elle sèchement. Dites-leur qu’ils m’attendent. J’irai les voir ce soir. Ont-ils apporté leurs décors?

Elle se tourna vers Perrine, avec un sourire de circonstance.

— Ce sont des comédiens que j’ai fait venir. Ils ont préparé une tragédie sur la mort de mes chers frères…

Jugeant toute autre explication inutile, elle se dirigea vers le gentilhomme qui l’attendait pour la conduire à sa voiture. Lacroix les suivit, conscient d’avoir été imprudent de parler ainsi devant une inconnue.

Perrine resta seule, observant que l’homme à face de rat rejoignait une dizaine de cavaliers, tous armés.