Perrine retrouva Thérèse l’esprit en désordre. Elle était plus fine que Mme de Montpensier ne le croyait et avait deviné que c’est de son maître et de M. Poulain que cet homme venait de parler, et non de comédiens. Ils étaient bien à Paris et les gens de la duchesse les avaient trouvés. Ils allaient les prendre et les tuer, sans doute après d’effroyables supplices.
Longtemps elle avait été dupe, ou voulu l’être. Elle s’était efforcée de croire que la duchesse voulait vraiment demander à son maître de la prendre à son service. Mais au fond d’elle-même, depuis que M. Hauteville avait rejoint le roi de Navarre, elle avait deviné que la sœur de Guise ne visait qu’à lui faire du mal.
Elle s’était prêtée à cet infâme dessein et avait trahi son maître. Non seulement elle n’y avait gagné que de la honte mais, par sa lâcheté et sa cupidité, elle avait perdu M. de Cubsac, ne pouvant épouser un gentilhomme qui un jour l’aurait mise en présence de celle qu’elle avait dénoncée.
Les larmes lui vinrent. Plusieurs fois M. de Cubsac était revenu et à chaque fois elle avait refusé de le rencontrer. Elle ne pourrait jamais se racheter, elle le savait. Elle avait même songé à s’enfuir, mais pour aller où, que devenir? Le plus terrible était qu’elle aimait cet homme.
— Que te voulait cette dame? demanda Thérèse, troublée par le visage défait de sa nièce.
— Rien d’important, ma tante… balbutia Perrine.
— Rentrons alors, M. Le Bègue doit nous attendre.
Perrine resta immobile, comme perdue.
— Mais qu’as-tu, Perrine?
— Ma tante, j’ai besoin de ton aide, dit finalement la jeune fille en fondant en pleurs.
— Qu’as-tu? Qu’as-tu donc? demanda Thérèse.
Perrine avait de plus en plus souvent ces crises de larmes, et la pauvre femme ne savait que faire pour la consoler.
— Ma tante, quand M. de Cubsac était venu chez nous… Il avait dit où il habitait… T’en souviens-tu?
— Où il habitait?
La cuisinière des Hauteville réfléchit un instant avant de dire :
— N’avait-il pas parlé de la rue de l’Aigle, à l’enseigne de la Coupe d’Or?
— J’ai besoin d’y aller… Accompagne-moi, je t’en supplie.
— Mais Le Bègue?
— Il en va de la vie de monsieur notre maître, Thérèse, implora Perrine.
Désemparée, ne sachant que dire, sa tante accepta.
Rue de l’Aigle, M. de Cubsac était chez lui car il avait une rage de dents et n’était pas allé à la messe.
Assis dans son lit avec une vieille bouteille de bourgogne pour calmer sa douleur, il resta interdit quand son valet fit entrer les deux femmes. Quelque chose de grave avait dû arriver pour qu’elles viennent ainsi, alors que Perrine l’évitait depuis trois mois. La voyant si belle et si fraîche, sa passion se raviva brusquement, il oublia sa souffrance et demanda à son valet de les laisser.
Perrine ne lui laissa pas le temps de l’interroger.
— Monsieur de Cubsac, je suis la plus indigne des femmes pour oser me présenter ainsi chez vous, mais je vous en supplie, aidez-moi à sauver M. Hauteville.
— M. Hauteville? Où est-il? s’enquit-il interloqué, tandis que Thérèse ouvrait de grands yeux éberlués.
— À Paris, caché dans la salle du Petit-Bourbon avec M. Poulain. Mme de Montpensier vient d’envoyer ses sbires pour le prendre.
Cubsac était un homme d’action. Il oublia sa douleur, sauta sur ses pieds, saisit sa rapière posée sur un coffre, prit une arquebuse à main toujours chargée, se coiffa de son chapeau et jeta sa cape sur ses épaules.
— Panfardious! Rentrez chez vous, je m’occupe de tout! lança-t-il.
— Non! dit Perrine, je vais avec vous!
Cubsac regarda les deux femmes successivement en hésitant, puis il dit à Thérèse en montrant Perrine :
— Je la ramènerai!
Sans attendre la réponse, il prit la servante par la main tenant sa rapière et sortit de chez lui. Son cheval était dans une écurie à deux maisons de là. Il y courut, l’harnacha, attrapa Perrine par la taille, la jeta sur la selle, monta devant elle et mit sa bête au galop dans la rue encombrée.
Combien de gens heurta-t-il? Il ne les compta pas. Il criait seulement :
— Cap de Bious! Hors du chemin! Service de la Ligue!
Ceux qui l’entendaient à temps s’écartaient, les autres tombaient dans la boue. Il renversa ainsi toute une procession de flagellants qui se fouettaient vigoureusement en suivant les reliques d’une sainte. Plusieurs des participants, bourgeois en pénitence et moines, tentèrent vainement de le poursuivre en le maudissant. Perrine s’accrochait à sa taille, terrorisée certes, mais éprouvant aussi un incompréhensible sentiment d’allégresse.
En quelques minutes, il fut dans la rue du Petit-Bourbon. La porte donnant sur la cour était ouverte. Il éperonna sa bête et la fit entrer. Une dizaine de chevaux attendaient sous la garde d’un homme à pied portant une brette qui fut surpris en voyant entrer ce cavalier avec une femme en croupe. Pourtant, il ne s’inquiéta pas. Il était au service de la sœur du duc de Guise que tout le monde vénérait dans Paris.
— Qui êtes-vous? lui demanda Cubsac du haut de sa monture.
— Service de Mme de Montpensier! répondit l’autre, vous êtes en renfort?
Avant qu’il eût fini, Cubsac avait sorti sa miséricorde et lui avait plongé la lame dans la gorge.
— Attendez-moi là! dit-il à Perrine en sautant au sol.
Il l’attrapa et la déposa, puis tira le cadavre de sa victime par les pieds vers un petit bâtiment ruiné.
Dans la petite salle d’étage qui leur servait de chambre, Olivier et Nicolas avaient déballé ce qu’avait apporté Le Bègue. Ils venaient d’enfiler les jaques de maille sous leur chemise et de charger les quatre courtes arquebuses quand ils entendirent des bruits de bottes dans la salle. Ils bouclèrent leur baudrier avec épée et dague, saisirent les arquebuses et sortirent dans la galerie.
Le Clerc, prévenu par le sergent Michelet à l’hôtel de Montmorency, avait rassemblé une douzaine d’hommes de la maison de Montpensier sur lesquels il avait autorité; des gardes et des valets sachant tenir une épée. Il s’était ensuite précipité avec eux à Saint-Merry prévenir la duchesse. Puis à la tête de sa troupe, il avait filé vers le Petit-Bourbon.
Il aurait préféré avoir avec lui de bons bretteurs comme il en avait chez Villequier. Il savait que trois des gardes qui l’accompagnaient étaient assez habiles, mais les autres n’étaient que des ferrailleurs, comme lui d’ailleurs, car après tout il n’était qu’un ancien valet de chambre. Cependant, ils seraient douze contre deux, et avec une telle supériorité même les meilleurs escrimeurs succombaient. N’était-ce pas ce qui était arrivé à Bussy d’Amboise?
Il avait pourtant demandé à Michelet de venir avec eux, mais celui-ci avait refusé. « Je n’étais là que pour la surveillance », avait justifié le sergent.
En réalité, après avoir gagné ses trois cents écus, Michelet n’avait aucune envie de se trouver face à face avec Poulain dont il connaissait la force.
Pénétrant dans la grande salle sans chercher la discrétion, Lacroix aperçut une des portes de l’escalier mural ouverte. Il y envoya un de ses hommes, puis constatant qu’il n’y avait personne en bas, il grimpa à sa suite avec le reste de sa troupe, faisant grand fracas.
Dans la galerie, le groupe s’était scindé en deux, chacun explorant une extrémité quand Nicolas et Olivier sortirent de leur salle, une arquebuse dans chaque main.
Ils tirèrent simultanément sur le groupe le plus proche et trois hommes tombèrent. Il en restait trois qui, le premier instant de stupeur passé, se ruèrent vers eux épée haute. Les six autres, dirigés par Lacroix, se retournèrent pour leur prêter main forte.
Deux contre neuf, se dit Poulain en dégainant épée et dague, la partie sera rude!
En entendant les coups de feu, l’ancien capitaine des gardes de M. de Villequier avait ressenti une brusque inquiétude. Parti en coup de vent, il n’avait pas songé à prendre d’armes à feu. Puis voyant que ceux qu’ils devaient saisir n’étaient que deux, il se sentit rassuré.
— Évitez de les tuer, cria-t-il, je les veux vivants!
— Dieu me damne, mais c’est mon ami Lacroix! persifla Poulain en battant du fer contre le premier qui s’était jeté sur lui, un audacieux dont il se débarrassa d’un coup de taille dans la face. Vous êtes maintenant un assassin?
— Je vous ordonne de vous rendre, au nom de la sainte Ligue et de la duchesse de Montpensier! cria furieusement Lacroix.
— Venez nous chercher! lança Olivier dans un rire tonitruant.
Nicolas et lui reculèrent de manière à se placer dos au mur. Leurs adversaires n’avaient guère de place et formèrent un demi-cercle.
— Sus à eux! cria Lacroix.
Un valet crut adroit de saisir la lame d’Olivier pour l’écarter et eut tous les doigts de la main gauche coupés. Il hurla tandis que les fers continuaient à cliqueter.
Olivier frappait à coups de taille comme il le faisait dans les batailles tandis que ses adversaires pratiquaient un jeu de salle d’armes peu efficace pour un combat aussi violent. Il perça un audacieux qui n’avait pas de cuirasse et trancha le poignet d’un autre, mais ils étaient trop nombreux et ne pouvait se protéger de tous côtés. Il fut vite égratigné au bras et à la cuisse.
De son côté, touché à la main droite, Nicolas changea de bras mais perdit l’usage de sa dague. Il perça pourtant encore un ventre et une épaule mais fut à son tour touché au torse et, sans la chemise de mailles de fer, il aurait été transpercé.
Avec plusieurs blessés, les attaquants étaient devenus prudents. Seuls six, dont Lacroix, restaient engagés dans la bataille. Protégés par des cuirasses, ils cherchaient désormais à fatiguer leurs adversaires qui perdaient leur sang par de multiples coupures. Olivier parvint quand même à en toucher un en lui entrant sa lame sous l’aisselle gauche.
Malgré les pertes, Lacroix voyait la victoire proche. Il fit reculer ses hommes pour un ultime assaut quand soudain retentit :
— Panfardious! Cubsac à la rescousse!
Le quarante-cinq, surgissant à l’improviste, tira de son arquebuse dans le dos d’un valet, trancha un cou et lacéra un dos.
Lacroix, pris à revers, se retourna contre le nouveau venu tandis que les deux derniers gardes valides faisaient face à Olivier et Nicolas. Hébétés et terrorisés par l’arrivée de cet inconnu qui donnait de violents coups de taille à leur chef en hurlant des Cap de Bious! et des Sandioux! à glacer le sang, ils jetèrent leurs armes en criant : « Merci! » et se jetant à genoux.
Lacroix, acculé contre un mur, reçut un coup de lame de Cubsac qui lui trancha presque le bras. Il s’effondra.
— Monsieur de Cubsac! Si on s’attendait à vous voir! cria joyeusement Olivier.
— Cubsac est toujours là à temps! gasconna le Gascon.
L’un de ceux qui s’étaient rendus profita de l’inattention pour s’enfuir. Olivier lança sa dague qui lui rentra dans le dos. Tandis que le fuyard s’écroulait, Poulain ordonna aux blessés :
— Couchez-vous ici!
— Sandioux, mais vous êtes bien touchés! s’inquiéta Cubsac en s’approchant des deux amis.
Olivier et Nicolas étaient en effet ensanglantés.
Les prisonniers s’étaient allongés. Tous sauf un étaient gravement atteints. Lacroix se vidait de son sang.
Cubsac rassembla les épées, puis retira son pourpoint et sa chemise et s’approcha de Poulain, le plus gravement blessé. Une lame avait estafilé son poignet jusqu’aux doigts et il perdait beaucoup de sang.
— Monsieur Hauteville, surveillez ces pendards. Avez-vous de l’eau?
— Non, mais il y a du vin dans la pièce au fond, dit Poulain.
Ils s’y rendirent. Cubsac lava la plaie, termina la bouteille tant il avait mal à sa dent. Ensuite il fit un pansement avec un morceau de sa chemise et nettoya les autres plaies.
Olivier les vit revenir avec soulagement. Ressentant maintenant le contrecoup de la bataille et la douleur de ses blessures, il avait failli perdre conscience. Pendant que Poulain gardait un œil sur les prisonniers, Cubsac le pansa à son tour.
— Il faut voir un apothicaire et acheter des onguents, décida-t-il, quand il eut terminé.
— Qu’allons-nous faire d’eux? demanda Olivier à Nicolas en désignant les quatre hommes encore conscients.
— Les pendre! décida Nicolas. Je suis toujours prévôt. Le jugement peut se faire en présence de deux honnêtes hommes tels que vous. Je les condamne pour rébellion contre le roi et lèse-majesté. La seule sentence possible est la mort. Il y a des cordes en bas, je vais les chercher, nous n’avons pas de temps à perdre.
— Je peux leur couper la gorge, proposa Cubsac, ça ira plus vite!
— Pitié! Nous nous sommes rendus, sanglota celui qui avait perdu tous ses doigts.
— Pitié? Qui vous a demandé de vous attaquer à des gentilshommes du roi?
— C’est M. Lacroix qui nous l’a ordonné! balbutia celui qui avait perdu une main.
Il tenait son moignon en pleurant.
Poulain s’approcha de l’ancien capitaine qui respirait à peine, blanc comme un linge. Son bras était sectionné jusqu’à l’os.
Nicolas Poulain était vraiment décidé à les pendre tous. Il avait déjà branché des dizaines de brigands sans le moindre embarras et ceux-là méritaient leur sort. Mais maintenant que Lacroix était mourant, était-il utile de tuer les autres? Le silence se fit dans la grande salle de théâtre du Petit-Bourbon.
— Laissons-les! décida Olivier.
Nicolas approuva d’un hochement de tête. Il examina les épées, récupérant deux lames dont celle de Lacroix qui avait une poignée d’argent tandis que Cubsac faisait les poches des blessés et des morts, prenant même un petit diamant sur le toquet de Lacroix. Ce sera pour Perrine, se dit-il en empochant le bijou que la duchesse de Montpensier avait offert à l’ancien capitaine des gardes de Villequier.
Avant de descendre, Poulain lança d’une voix de stentor, pour qu’on l’entende bien :
— Nous quittons Paris maintenant, monsieur. Nous avons terminé de relever les plans des fortifications de la Ligue qui seront ce soir dans les mains du roi!
Ils sortirent de la grande salle avec leur butin et leurs armes enroulés dans des toiles.
— Vous veniez relever des plans? demanda Cubsac.
— Non, mais si l’un de ces pendards survit, c’est ce qu’il racontera à Mme de Montpensier, et la Ligue ne nous recherchera plus!
Dehors, Olivier découvrit Perrine avec stupeur. Immobile, elle était d’une blancheur de marbre et se tordait les mains.
— Comment nous avez-vous trouvés? demanda Olivier à Cubsac.
— Vous pouvez en remercier Perrine, c’est elle qui m’a prévenu. J’étais chez moi avec une rage de dents.
Il tâta sa mâchoire douloureuse.
— Comment saviez-vous, Perrine? demanda Olivier avec un début de méfiance.
— Plus tard! intervint Nicolas. Il faut filer, nous cacher quelque part, ils attendent peut-être des renforts.
— Retrouvons-nous au Roi d’Argot, proposa Cubsac, c’est le seul endroit où on ne nous cherchera pas.
Olivier et Nicolas sautèrent en selle sur des montures des gens de la duchesse, Cubsac reprit Perrine en croupe et ils filèrent vers la rue Mauconseil.
Le Roi d’Argot était une gargote infâme située dans l’enchevêtrement des ruelles et des culs-de-sac qui s’étendait derrière la rue Mauconseil. C’était un des plus redoutables lieux de Paris, fréquenté surtout par des estafiers, des drilles, des narquois ou des francs taupins.
Ils laissèrent leurs montures en garde à un ancien soldat ayant un bras en moins, lui promettant un écu d’argent à leur retour, et pénétrèrent dans le cabaret. On descendait par quelques marches dans une sombre salle voûtée enfumée par des chandelles de falots de suif. Perrine était terrorisée, n’ayant jamais pénétré dans un endroit pareil. Quand ils se furent habitués à l’obscurité, ils s’approchèrent d’une table, simples planches posées sur des tonneaux, où se tenaient deux gueux avinés. Nicolas leur donna une poignée de sols pour qu’ils décampent, puis il commanda du vin à un nain édenté qui assurait le service.
— Perrine, nous vous devons la vie, dit Olivier en poussant un banc pour qu’elle s’assoie.
Tout au long du trajet, il n’avait cessé de penser à elle. Comment avait-elle su où ils étaient? Il ne pouvait s’empêcher de faire le rapprochement avec l’arrestation de son épouse et de Mme Poulain. Avec Nicolas, ils avaient échangé quelques mots à ce sujet, tandis que Cubsac allait devant.
— Non, monsieur, fit-elle, je me suis seulement rachetée.
Une chandelle de suif sur la table éclairait son visage contracté sur lequel de grosses larmes coulaient.
— Je sais que vous me mépriserez, et que vous me chasserez après ce que je vais dire, mais je ne peux plus le garder pour moi, poursuivit-elle en déglutissant.
Olivier secoua négativement la tête.
— Perrine, vous nous avez sauvé la vie, quoi que vous ayez fait, vous êtes déjà pardonnée…
Elle reprit courage et raconta comment Mme de Montpensier l’avait abordée à Saint-Merry, comment elle avait accepté sa proposition de l’informer du retour de son maître, pour en échange entrer à son service. Elle parla aussi de sa peur d’avoir un maître hérétique, de sa crainte de l’enfer et de la damnation. Elle en vint ensuite à cette journée où elle avait dénoncé Marguerite et Cassandre à Louchart. Là, elle ne put continuer tant elle souffrait.
Cubsac était pétrifié. Ainsi tout était vrai! Perrine avait trahi son maître! Machinalement, il faisait rouler entre ses doigts le diamant de Lacroix qu’il avait envisagé de lui offrir.
— Venons-en à ce qui s’est passé aujourd’hui, proposa Poulain d’une voix égale.
— Ce matin, Mme de Montpensier m’a fait appeler à la sortie de la messe…
Elle raconta ce qu’elle avait entendu, sa honte, et comment elle avait décidé d’appeler à l’aide M. de Cubsac pour sauver son maître.
Quand elle eut fini, Cubsac lui demanda d’une voix dure :
— C’est pour cela que vous ne vouliez pas m’épouser?
— Oui, monsieur, je ne suis pas digne d’un gentilhomme. Je ne suis plus digne de personne.
— Qu’en dis-tu, Nicolas? demanda Olivier.
— Je dis que si elle n’avait pas trahi ta confiance en dénonçant Cassandre et mon épouse, nous serions maintenant aux mains de Mme de Montpensier. Les voies du Seigneur sont souvent impénétrables. Perrine n’est pas seule fautive. C’est la duchesse qui, en véritable démon, lui a présenté la tentation à laquelle elle n’a pu résister. Sans doute devait-elle te trahir pour se racheter et nous sauver. Pierre a bien renié Jésus.
Cubsac n’avait pas pensé à ça, il se gratta la barbe de perplexité.
— Je dis aussi que tu as pris conscience de ton erreur Perrine, et que je n’aurai jamais de domestique plus fidèle… Non, je me trompe, car je ne peux pas te garder à mon service.
Elle éclata en sanglot si violent que le nain s’approcha.
— Pourquoi faites-vous pleurer cette dame? demanda-t-il, agressif.
— Elle pleure de joie, ironisa Olivier. (Il se tourna vers le gascon.) Cubsac, tu ne pourras trouver de meilleure épouse.
— J’ai pensé un instant qu’elle pleurait à cause de la défaite, dit-il tristement.
— Quelle défaite?
— M. de Saveuse… à Châteaudun… Les hérétiques ont écrasé son régiment. Vous l’ignorez? Je l’ai appris tout à l’heure. Il paraît que les Seize voulaient tenir secrète l’annonce de cette nouvelle déroute.
— Que savez-vous d’autre?
— Il paraît que les huguenots qui les ont battus étaient commandés par Rosny et Châtillon! Maudit fils de Coligny!
Il cracha par terre.
— Qu’est devenu M. de Saveuse? s’enquit Olivier.
— Vous le connaissiez? demanda-t-il en remarquant le bandage ensanglanté au poignet et à la main de Nicolas.
— J’avais vu une fois son frère, répondit évasivement Olivier.
— On m’a dit que le seigneur de Saveuse a été blessé et qu’il est prisonnier.
Après la déroute de Senlis, c’était donc le deuxième échec des armées de la Ligue qui venait ainsi de perdre plusieurs de ses capitaines. La prochaine bataille serait à Paris, se dit Nicolas avec satisfaction.
Les deux rois avaient quitté Tours vers la mi-mai pour gagner Paris en suivant la Loire. En chemin Rosny et Châtillon étaient tombés sur la compagnie de Saveuse qui avait livré bataille avec une cornette où était écrite la devise espagnole suivante, en lettres d’or : Morir O mas contento.
Saveuse avait été blessé. Emprisonné à Beaugency. Il avait refusé d’être soigné et s’était laissé mourir de désespoir sans recevoir les saints sacrements. La Ligue était tout pour lui et il n’avait pu comprendre pourquoi le Seigneur l’avait abandonné.
Entre-temps, Navarre avait gagné Orléans et demandé à ses habitants de se soumettre avec la promesse qu’ils garderaient la liberté du culte et leurs franchises. Malgré leur refus, l’armée royale avait poursuivi sa route sans attendre, remettant le siège à plus tard. Une mauvaise nouvelle avait pourtant assombri cette marche vers la capitale : celle de l’excommunication d’Henri III qui arriva quand le roi se trouvait à Étampes.
En approchant de Paris, la plupart des villes rendaient les armes devant la formidable armée. Seule Poissy opposa une résistance qui coûta la vie à une grande partie de la bourgeoisie. Finalement les troupes royales passèrent la Seine et mirent le siège devant Pontoise.
Dans sa cellule de la Bastille, le premier président du parlement de Paris, Achille de Harlay, demandait chaque jour à pouvoir écouter la messe, et n’obtenait jamais de réponse. Pourtant, en cette fin du mois de mai, il reçut la visite d’un jeune prêtre.
Brun, les yeux de braise, comme tourmenté par un feu intérieur, le religieux qui s’appelait Jacques Clément lui annonça qu’il serait désormais son chapelain. Il lui promit qu’il pourrait assister à la messe qu’il célébrerait chaque jour.
Achille de Harlay tomba à genoux. Dieu l’avait exaucé dans ses prières.
Cela s’était avéré difficile pour Mme de Montpensier d’obtenir que Jacques Clément devienne chapelain à la Bastille. La difficulté était venue là où elle ne l’attendait pas. Le père Edmond Bourgoing, prieur des jacobins, avait jugé que Clément était prêtre depuis trop peu de temps pour exercer un tel ministère et avait refusé qu’il quitte le couvent.
Rien n’y avait fait, ni les ordres du duc de Mayenne et de Le Clerc, ni les supplications du père Boucher, ni même les pécunes proposées par la duchesse. Bourgoing avait été inflexible, et lui seul pouvait autoriser Clément à quitter le couvent pour la Bastille.
Edmond Bourgoing était plutôt bel homme, fort apprécié de ses paroissiennes, et lui-même très sensible au charme féminin. C’était son unique défaut, car seule la foi catholique le guidait. Face à son refus, le curé Boucher avait envisagé de lui confier les intentions de la duchesse, qu’il aurait sans doute approuvées tant il haïssait les deux Henri alliés, mais Le Clerc s’y opposa car il n’était pas certain de sa loyauté.
En désespoir de cause, la duchesse le fit venir chez elle et le reçut dans sa chambre.
Ses ennemis ont dit plus tard qu’elle s’était prostituée pour obtenir son consentement. Peut-être n’est-ce qu’une rumeur, mais quand Bourgoing quitta l’hôtel de Montpensier, le cœur plein d’allégresse, il avait donné son accord pour le départ de Clément.