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Je n’avais jamais connu de famille comme celle de Janet. Bradford ne produisait pas de gens comme les Treevor.

Pendant longtemps, notre amitié ne dépassa pas le cadre de l’école. La vie que nous menions chez nous était à part. J’avais honte de mes parents. Je m’imaginais que ceux de Janet était nobles, beaux, raffinés. Je savais qu’ils devaient être terriblement intelligents, comme elle l’était elle-même. Son père était dans l’armée, mais avant la guerre il avait donné des cours de littérature et écrit dans des journaux. Sa mère avait un poste important dans un ministère. Je n’ai jamais su exactement ce qu’elle y faisait, mais cela devait avoir un lien avec la traduction – elle parlait couramment le français, l’allemand et le russe, et connaissait bien plusieurs autres langues.

Pendant l’été 1944, les Treevor avaient loué un cottage près de Stratford pour une quinzaine de jours. Janet me demanda si cela me ferait plaisir de me joindre à eux. Ma mère était tout émoustillée à l’idée que je fréquente des gens « bien ».

J’en étais presque malade d’appréhension. Je n’avais pas à m’inquiéter. M. et Mme Treevor passèrent la plus grande partie des vacances à travailler dans une chambre dont ils avaient fait un bureau et à rendre visite à des amis dans la région. John Treevor était mince, le nez grand, le front bombé. Je supposais à l’époque que ce bombement était nécessaire pour contenir un gros cerveau. De temps en temps, il tapotait la tête de Janet, et, une fois, il me demanda si je m’amusais bien mais n’attendit pas la réponse.

Je me souviens de Mme Treevor parce qu’elle nous expliquait les choses de la vie. Janet et moi avions vu une portée de chatons nouveau-nés à la ferme voisine. Janet demanda à sa mère si les humains avaient aussi quatre petits à la fois. Cela amena un cours concis sur la sexualité, la grossesse et la naissance. Mme Treevor nous parla comme à des élèves et comme s’il s’agissait de mathématiques. Je n’osais pas la regarder en face et rougissais pendant qu’elle nous expliquait tout cela.

Plus tard, dans l’obscurité de la chambre que nous partagions, Janet dit :

— Peux-tu imaginer qu’ils… ?

— Non, je n’arrive pas à imaginer les miens non plus.

— C’est horrible.

— Tu crois qu’ils ont fait ça en laissant la lumière allumée ?

— Ils n’avaient pas besoin de voir ce qu’ils faisaient.

— Tu as raison, mais pense de quoi ils devaient avoir l’air.

Au bout d’un moment, Mme Treevor cogna à la cloison pour que nous cessions de rire si bruyamment.

La même année, après Noël, Janet resta chez nous une semaine entière. Ma mère et elle se plurent au premier coup d’œil. Elle trouvait mon père triste et gentil. Elle aimait bien même mes frères défunts. Elle regardait les photos de Howard et Peter une à une, s’attardant sur celles où ils avaient une allure héroïque dans leurs uniformes.

— Ils sont vraiment beaux, dit-elle.

— Et vraiment morts, fis-je remarquer. L’éventualité de la mort était alors présente à l’esprit de tout le monde. A l’école, des pères et des frères mouraient. Leurs filles et sœurs étaient envoyées chez l’assistante médicale et on leur servait un chocolat chaud avec des œufs brouillés sur du pain grillé. La mort de Howard et Peter, bien qu’elle fût survenue avant mon arrivée à Hillgard House, me donna une certaine aura de singularité, car ils étaient jumeaux et avaient disparu quasiment en même temps.

Pour dire la vérité, j’étais jalouse quand Janet admirait mes frères disparus, mais je ne l’ai jamais été de l’amitié qui la liait à ma mère. Je ne me sentais pas exclue. En un sens, elle me libérait. Lorsque Janet habitait chez nous, je n’avais plus à culpabiliser.

Lors de ce premier séjour, ma mère fit une robe à Janet avec du tissu de qualité qu’elle avait précieusement mis de côté depuis 1939. J’ai encore le souvenir que nous étions toutes les trois dans la petite pièce réservée à la couture, au premier. J’étais assise par terre et lisais un livre. De temps à autre, je levais les yeux vers elles. Je revois ma mère avec des épingles dans la bouche, à genoux près de Janet, qui levait les bras au-dessus de sa tête comme une ballerine et pivotait lentement sur elle-même. Elles avaient un air ravi et solennel, comme si elles avaient été à l’église.

Janet et moi partagions nos rêves. En hiver, il nous arrivait de dormir dans le même lit pour nous tenir chaud. Nous mettions en commun les informations que nous avions glanées se rapportant à des sujets tabous, comme les règles et les parties génitales masculines. Nous nous entraînions à jouer les amoureuses. Chacune à son tour jouait le rôle de l’homme. Nous valsions dans la bibliothèque en fredonnant Le Beau Danube bleu. Nous échangions de longs baisers, les lèvres hermétiquement closes, imitant ce que nous avions observé au cinéma. Nous imaginions des conversations.

« Vous a-t-on déjà dit que vous aviez de beaux yeux ?

— Vous êtes très gentil… mais vous ne devriez pas dire de telles choses.

— Je n’ai jamais rien éprouvé de pareil avec quelqu’un d’autre.

— Moi non plus. La lune n’est-elle pas ravissante ce soir ?

— Pas autant que vous. »

Etc., etc. De nos jours, les gens diraient que notre relation avait quelque chose de lesbien, mais ce n’était pas le cas. Nous jouions aux adultes.

A l’arrière-plan de notre existence, la guerre s’éternisait, puis finit par cesser. Je ne me souviens pas qu’elle m’ait fait peur, seulement ennuyée. La paix avait dû être un soulagement. Pourtant, dans mon souvenir, tout continua comme avant à Hillgard House. L’école était un petit monde clos et morne. Le rationnement perdura, encore pire que pendant la guerre, si tant est que ce fût possible. Un hiver, il y eut tant de neige et de glace que l’école resta isolée pendant des jours.

Notre séjour s’acheva à l’été 1948. Nous échangeâmes des cadeaux – une bague que j’avais trouvée dans une boîte poussiéreuse au-dessus de l’armoire de ma mère et une broche que le parrain de Janet lui avait offerte pour son baptême. Nous jurâmes de rester toujours amies. L’année scolaire se termina quelques jours plus tard, et tout changea.

Janet alla dans une boîte à bachot de Londres, les Treevor s’étant finalement rendu compte que Hillgard House n’offrait pas la préparation idéale à l’université. Je rentrai à Harewood Drive ; j’aidais ma mère à la maison et travaillais quelques heures par semaine dans la bijouterie de mon père. Il y a eu des périodes de ma vie où j’ai été plus malheureuse, où j’ai eu plus peur qu’alors, mais aucune où j’aie connu un tel ennui.

La seule chose qui me plaisait était d’aider à la boutique. Au moins je faisais quelque chose d’utile et je rencontrais d’autres gens. Il m’arrivait de recevoir les clients, mais en général mon père me confinait dans l’arrière-boutique, à faire des comptes ou mettre de l’ordre dans le stock. J’ai appris à fumer dans la cour, derrière le magasin.

J’ai été saoule pour la première fois de ma vie à un bal au club de tennis. Le même soir, un garçon nommé Angus a essayé de me séduire dans la cabane du gardien, tentative qui avait tout de l’ultime étape avant le viol. Je lui donnai un coup de poing et il se mit à saigner du nez. Il laissa tomber la bouteille d’alcool avec laquelle il m’avait attirée là et j’en profitai pour partir en courant rejoindre les autres. Je le revis, un peu plus tard dans la soirée. Sa lèvre supérieure était enflée et il avait du sang sur le devant de sa chemise.

« Je me suis cogné à la porte en allant aux toilettes », l’entendis-je expliquer au secrétaire du club.

Celui-ci se mit à rire et regarda dans ma direction. Je me demandai si le secrétaire était au courant, si tout ça n’avait pas été manigancé.

La vie semblait devoir s’écouler ainsi éternellement. Janet m’écrivait régulièrement et nous nous voyions une ou deux fois par an. Mais notre ancienne intimité n’existait plus. Elle était maintenant à l’université et elle avait d’autres amis, d’autres centres d’intérêt.

— Pourquoi ne vas-tu pas à l’université ? me demanda-t-elle un jour où nous prenions le thé dans un café de la rue principale lors d’une de mes visites à Oxford.

Je haussai les épaules et allumai une cigarette.

— Je ne veux pas. De toute façon, mon père ne me laisserait jamais y aller. Il juge contre nature que les femmes aient de l’instruction.

— Il te laisserait sûrement faire quelque chose.

— Quoi, par exemple ?

— Je ne sais pas. Qu’est-ce qui te plairait ?

Je me regardai rejeter la fumée par les narines dans la glace derrière la tête de Janet en prenant un air sophistiqué.

— Je ne sais pas de quoi j’ai envie, répondis-je. C’était bien ça le problème. L’ennui sape la volonté.

Il vous donne l’impression que vous n’avez plus le pouvoir de choisir. Je ne voyais rien d’autre que le présent se prolongeant indéfiniment dans l’avenir.

Deux mois plus tard, tout changea. Mon père mourut. Et trois semaines plus tard, le 19 juillet 1952, je rencontrai Henry Appleyard.