4
La mémoire entoure le passé d’un halo d’inéluctabilité. Il est tentant de supposer que le passé ne pouvait se dérouler autrement qu’il l’a fait, que tel événement ne pouvait être suivi que de tel autre. Car si cela était, rien ne serait de notre faute.
Bien sûr, ce n’est pas vrai. Rien ne m’obligeait à épouser Henry, puis à le quitter. Rien ne m’obligeait non plus à aller m’installer chez Janet, à la Dark Hostelry.
Pendant sa dernière année à Oxford, Janet décida qu’après avoir obtenu son diplôme elle irait à Londres, essayer de trouver du travail comme traductrice. Les relations de sa mère l’y aideraient. Elle m’en parla autour d’une autre tasse de thé, cette fois-ci dans sa chambre minuscule, à Saint Hilda.
— C’est ce que tu veux faire ?
— C’est la seule chose que je puisse faire.
— Tu ne pourrais pas rester ici et te lancer dans la recherche ?
— J’aurais de la chance si je décrochais une licence sans mention. Je ne suis pas une universitaire, Wendy. Je ne me sens pas vraiment chez moi, ici. J’ai l’impression d’y être entrée en fraude.
Je haussai les épaules, enviant ce qu’on lui avait offert et qu’elle refusait.
— J’imagine qu’il y a beaucoup de charmants jeunes gens à Londres comme à Oxford.
— Je l’imagine aussi.
Des jeunes gens comme Janet, car elle était belle. Elle ne disait pas grand-chose, si bien qu’ils pouvaient parler autant qu’ils voulaient et se faire valoir auprès d’elle. Mais elle faisait tout ce qu’elle pouvait pour les éviter. Janet attendait le prince charmant et non un étudiant boutonneux de Christchurch en MG. Finalement, elle fit des concessions, comme nous le faisons toutes. Elle n’eut ni prince charmant ni étudiant boutonneux en MG, mais le révérend David Byfield.
Au début de l’année 1952, il se rendit à Oxford pour quelques jours afin d’effectuer un travail à la Bodleian, la bibliothèque de l’université. Il écrivait un livre dans lequel il réinterprétait l’œuvre de saint Thomas d’Aquin en termes de théologie moderne. C’est là qu’ils se virent pour la première fois. C’avait été le coup de foudre, selon Janet : « Il me regarda et je sus que c’était lui. »
Même maintenant, j’ai du mal à penser à David avec objectivité. Il ne faut pas oublier qu’à l’époque il était très très beau. On se retournait sur son passage, de même que sur celui de Janet. Comme Henry, il avait du charme, mais contrairement à lui il ne le savait pas et en usait rarement. Il avait obtenu sa licence de théologie avec mention très bien à Cambridge avant d’entrer au collège de théologie Mirfield.
— Des tas d’odeurs et de cloches, m’avait dit Janet, et des types terriblement doués qui n’aiment pas les femmes.
— Mais David n’est pas comme ça, dis-je.
— Non, fit-elle avant de changer de sujet.
Après Mirfield, David était devenu pasteur d’une paroisse proche de Cambridge et l’était resté pendant deux ans. Mais, à l’époque où il avait rencontré Janet, il donnait des cours au collège de théologie de Rosington.
En moins d’un mois, ils étaient fiancés. Quelques semaines plus tard, David décrocha le poste de vice-principal du collège de théologie. Ils étaient enchantés, m’écrivait Janet, et les perspectives d’avenir étaient bonnes. Le principal était vieux et allait laisser pas mal de responsabilités à David. On lui avait en plus demandé d’être chanoine mineur de la cathédrale, ce qui était bienvenu, financièrement. L’évêque, qui était président du conseil d’administration du collège de théologie, s’était entiché de lui. Mais le mieux dans tout ça, disait Janet, était le logement de fonction auquel ils avaient droit : la Dark Hostelry, dans l’enceinte même de la cathédrale. Une partie de la bâtisse datait du Moyen Age. Quel nom romantique, disait-elle, comme sorti d’Ivanhoé. Elle était presque trop spacieuse pour eux, mais ils projetaient de prendre un locataire.
Le mariage fut célébré dans la chapelle de Jérusalem, l’ancien collège de David. Janet et lui formaient un joli couple, un couple de conte de fées. « En ce cas, me suis-je dit, je suis le vilain petit canard. » Le décès de mon père n’arrangeait rien – non pas tant parce que je l’avais aimé, mais parce qu’il n’était désormais plus possible qu’il m’aime.
C’est là que je vis Henry. Il se trouvait de l’autre côté de la chapelle. En ce temps-là, il était plus costaud que replet. Il portait une jaquette trop petite pour lui. Nous chantions un hymne et il me regarda. Ses cheveux drus avaient besoin d’une bonne coupe et ses sourcils épais montaient en oblique à partir de la racine du nez. Il me sourit et je détournai les yeux.
J’ai encore une photo du mariage. Elle avait été prise dans la cour, devant le collège de Jérusalem. David et Janet sont au milieu, la chapelle Wren derrière eux. Ils semblent échappés de la dernière scène d’un film d’amour. David a l’air d’un Laurence Olivier jeune – traits finement ciselés et narines dilatées, un mélange de sensibilité et d’arrogance. Il a Janet à un bras et lui sourit. La vieille mamie Byfield est pendue avec détermination à son autre bras.
Henry et moi sommes sur la gauche, séparés de l’heureux couple par un groupe de gens austères, dont M. et Mme Treevor. Henry essaie sans conviction de cacher la cigarette qu’il a à la main. Son ventre tend son gilet. L’ourlet de ma robe n’est pas droit et je porte un petit bibi ridicule avec une voilette. Je me souviens de l’avoir payé une petite fortune dans l’espoir insensé d’avoir l’air élégante. C’était avant de me rendre compte que l’élégance ne s’achetait pas dans les boutiques de Bradford.
John Treevor a l’air très bizarre. Ce doit être à cause d’un effet de lumière – peut-être était-il dans un rayon de soleil. Quoi qu’il en soit, sur la photo, il a le visage tout blanc, un masque haut et étroit avec deux trous noirs à la place des yeux et une fente noire en guise de bouche. C’était comme si on avait pris un mannequin dans une vitrine et l’avait vêtu d’une jaquette et d’un pantalon rayé.
Un peu plus tard, juste après la dernière photo, Henry me parla pour la première fois :
— J’aime bien votre chapeau.
— Merci, répondis-je après avoir jeté un coup d’œil par-dessus mon épaule pour m’assurer qu’il s’adressait bien à moi.
— Je m’appelle Henry Appleyard, se présenta-t-il en me tendant la main. Je suis un ami de David, de Rosington.
— Enchantée. Je suis Wendy Fleetwood. J’étais à l’école avec Janet.
— Je sais. Elle m’a demandé de veiller sur vous. (Il me lança un clin d’œil entendu.) Mais je vous aurais remarquée, de toute façon.
Je ne savais que répondre et gardai le silence.
— Venez, dit-il en me prenant par le coude et en m’entraînant vers la sortie. Il n’y a pas de temps à perdre.
— Pourquoi ?
Le photographe rangeait son trépied et les invités commençaient à s’égailler.
— Parce que j’ai appris qu’il n’y a que quatre bouteilles de Champagne. Premiers arrivés, premiers servis.
La réception fut austère et ennuyeuse. A un moment, je me retrouvai près du mur, faisant comme si cela m’était indifférent de n’avoir personne à qui parler. Je grignotais un sandwich et regardais les tableaux pour me donner une contenance. Janet et David s’éclipsèrent, Henry apparut à mon côté, à mon grand soulagement.
— Ce qu’il vous faut, dit-il, c’est un martini dry.
— Vraiment ?
— Oui, il n’y a rien de tel.
J’appris par la suite que Henry était un spécialiste du martini dry – comment le préparer, comment le boire, comment se remettre au mieux des séquelles le lendemain matin.
— Vous êtes sûr que personne ne se formalisera de notre départ ?
— Pourquoi se formaliseraient-ils ? De toute façon, Janet m’a demandé de m’occuper de vous. Allons à l’University Arms.
Comme nous sortions du collège, je lui demandai :
— Vous êtes aussi au collège de théologie ? Il éclata de rire.
— Dieu, non. J’enseigne à la Choir School de la cathédrale. David est mon propriétaire.
— Ah, vous êtes son locataire ? Il acquiesça.
— Je suis le fou du roi. J’empêche David de se prendre trop au sérieux.
Pendant les deux heures qui suivirent, j’eus l’impression d’être protégée, comme Janet avait pu avoir le sentiment de l’être, des années plus tôt, avec moi. Je voulais croire que j’étais normale, intelligente, spirituelle, et d’une beauté discrète. Henry me laissa donc entendre que j’étais tout cela. Il était merveilleux. Il représentait aussi une compensation au fait que a) Janet se mariait, b) qu’elle le faisait avant moi, c) qu’elle épousait un homme qui avait énormément d’allure, David (bien qu’il fut pasteur).
Henry se montra si gentil avec moi que je lui fis beaucoup de confidences : sur ma famille, la mort de mon père, la bijouterie, ce que je faisais. Plus ça allait, plus j’étais pompette. J’aimais l’idée de boire des martinis dry au bar d’un hôtel chic. J’aimais voir mon reflet dans le grand miroir au mur. J’avais l’air plus mince que d’habitude, plus mystérieuse, plus chic. J’appréciais de ne plus me sentir nerveuse. Et surtout, j’aimais la compagnie de Henry.
Il prenait son temps. Après deux martinis, il m’invita à dîner au restaurant de l’hôtel. Puis il insista pour me raccompagner en taxi. Lorsque la voiture s’arrêta devant le petit hôtel que Janet m’avait trouvé sur Rosington Road, il me toucha la main et me demanda si on pourrait se revoir, sans chercher à aller plus loin.
Je lui répondis oui, puis voulus payer la course.
— Ne vous inquiétez pas, dit-il en me souriant. Janet m’a donné de l’argent pour tout.