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Je ne garde pas beaucoup de photos. La nostalgie me fait peur. On risque de se noyer dans les émotions mortes.
L’instantané de Henry en train de jouer à la bête à deux dos avec sa veuve fait partie de celles que j’ai conservées. J’ai su tout de suite qu’elle était précieuse, qu’elle me permettrait de divorcer sans difficulté. A l’époque, la chose remarquable était cependant que la rupture de ce mariage ne me semblait guère importer. Peut-être, pensai-je en sortant la pellicule de l’appareil, peut-être cela n’avait-il jamais été un mariage, mais seulement un arrangement convenant à l’un et à l’autre et qui arrivait maintenant à son terme, qui convenait aussi aux deux.
J’ai gardé également une photo de nous deux près d’une piscine, dans un jardin à Durban, Henry rentrant le ventre et moi montrant une quantité de peau osée pour l’époque. Il n’y a que nous deux sur la photo mais, à en juger par le langage du corps, il est évident que nous ne formons pas un couple, quel que soit le sens donné au terme. Evident avec le recul, en tout cas.
Dans mes lettres à Janet, je lui disais la vérité sur tout, sauf sur Henry. Je ne lui cachais pas que l’argent venait parfois à manquer, ni même que je buvais trop. Mais je parlais de Henry avec l’affection d’une bonne épouse. « Je dois poser ma plume : Son Altesse vient d’arriver et veut son thé. Il t’embrasse, comme je le fais. »
C’était de la fierté. Janet avait sa perle et je voulais la mienne, ou du moins en donner l’illusion. Mais je crois que j’ai su que notre couple battait de l’aile bien avant l’épisode de la veuve. La scène en point d’orgue sur la plage n’a fait que le confirmer.
— Je veux divorcer, ai-je dit à Henry quand il est rentré dans notre chambre d’hôtel.
A en juger par son haleine, il s’était arrêté au bar pour se donner du courage.
— Wendy… je t’en prie. Ne peut-on pas…
— Non, nous ne pouvons pas.
— Chérie, écoute-moi. Je…
— Je n’ai pas dit ça en l’air.
— Très bien, fit-il, renonçant à sa tentative de réconciliation avec une rapidité humiliante. Comme tu voudras.
Je ne ressentais plus les effets de l’alcool et j’avais mal à la tête. J’avais trouvé le flacon de teinture noire pour les cheveux dans la cachette habituelle de sa valise. Elle était maintenant vide j’en avais versé le contenu sur ses costumes et ses chemises.
— Sans rancune, mentis-je. Je te laisserai de l’argent. Il me regarda et sourit un peu tristement.
— Quel argent ?
— Tu sais quoi ? dis-je. Quand je t’ai vu sur cette grosse vache, tes fesses remuaient dans tous les sens. On aurait dit celles d’un vieux. Ta peau m’a fait l’effet d’avoir besoin d’un bon coup de fer.
Dans les quatre mois qui suivirent la petite séance de jambes en l’air de Henry avec sa veuve, j’écrivis à Janet beaucoup moins de lettres qu’auparavant. A la place, je lui envoyai des tas de cartes postales. Henry et moi nous déplacions beaucoup, lui disais-je. Ce qui était vrai, sauf, naturellement, que nous ne le faisions pas ensemble. En un sens, je passai ces quatre mois à essayer de nous faire croire, à moi-même et aux autres, que tout était normal. Je ne voulais pas sortir de ma routine, même si Henry ne la suivait plus avec moi.
L’argent finit par manquer et je décidai de faire quelque chose. Je retournai à Londres. On était en février ; la ville était grise, froide et humide. Je trouvai un avocat dans l’annuaire, un certain Fielder. La chose dont je me souviens le mieux le concernant était sa moumoute, dont la teinte n’était pas très bien assortie à celle de ses cheveux. Son cabinet se trouvait dans Praed Street, au-dessus d’une quincaillerie, pas loin du carrefour d’Edgware Road.
J’allai le voir, lui expliquai la situation et lui donnai l’adresse de l’avocat de Henry. Je lui parlai de la photo, sans la lui montrer, et aussi de l’argent de ma mère. Il me dit qu’il allait voir ce qu’il pouvait faire et me fixa un rendez-vous la semaine suivante
Le temps traîna en longueur pendant cette semaine d’attente. J’avais trop de choses auxquelles penser et pas assez à faire. Le jour dit, je retournai au cabinet de Fielder.
— Ça avance, madame Appleyard, dit-il en faisant glisser vers moi une feuille de papier sur le bureau. La roue tourne. Le moment est venu de commencer une nouvelle vie, semble-t-il…
Je dépliai la feuille de papier. C’était une note d’honoraires.
— C’est une provision, madame Appleyard. Inutile de laisser les frais s’accumuler.
— Que dit l’avocat de mon mari ?
— Je crains qu’il n’y ait un petit problème. (Maître Fielder se tapota le visage avec un mouchoir pas très net. Il portait un costume croisé gris à fines rayures qui l’engonçait comme une armure et semblait assez épais pour l’emmener jusqu’au pôle Nord. Des gouttes de sueur perlaient sur son front et son cou débordait de son col dur et serré.) Oui, il y a un petit problème…
— Vous voulez dire qu’il n’y a plus d’argent ?
— J’ai reçu la réponse de l’avocat de M. Appleyard. (Fielder farfouilla dans les papiers posés sur son bureau puis renonça.) En bref, M. Appleyard lui a dit que vos actifs communs semblent ne plus exister.
— Mais il doit bien rester quelque chose… Ne peut-on pas l’assigner en justice ?
— Nous le pouvons, madame Appleyard, nous le pouvons. Mais il faut d’abord le retrouver. Malheureusement, M. Appleyard semble avoir quitté le pays. En confidence, je peux vous dire qu’il n’a même pas réglé son avocat. (Il secoua la tête tristement.) La situation n’est pas du tout favorable. Pas du tout. Ce qui me fait souvenir…
— Ne vous inquiétez pas.
J’ouvris mon sac et fourrai dedans sa note d’honoraires.
— Bon. Ensuite, nous poursuivrons la procédure en l’absence de M. Appleyard. Ce devrait être assez rapide. (Il regarda sa montre.) A propos, votre époux a laissé à son avocat une lettre à votre intention. Je l’ai là.
— Je ne veux pas la voir.
— Que voulez-vous que j’en fasse ?
— Je m’en fiche. Mettez-la au panier, répondis-je d’un ton dur, plus dans le style Bradford que Hillgard House. Je ne veux pas vous paraître péremptoire, monsieur Fielder, mais je ne crois pas qu’il ait quoi que ce soit à dire que je désire entendre.
En regagnant mon meublé par les rues bondées, j’avais envie de blâmer Fielder. Il s’était montré inefficace, corrompu, mais même alors je savais que tout cela n’était pas vrai. Je cherchais seulement à rejeter sur quelqu’un d’autre la responsabilité du désordre de mon existence. Henry était le bouc émissaire tout trouvé, mais il n’était pas là. Il fallait donc que je déverse ma colère sur ce pauvre Fielder. Avant d’arriver à ma chambre, j’avais imaginé au moins trois répliques mordantes que j’aurais pu utiliser et un scénario satisfaisant dans lequel il se trouvait au banc des accusés, moi-même dans le rôle de principal témoin à charge. Les fantasmes révèlent le petit enfant qui est en nous. C’est pourquoi ils sont dangereux, car les contraintes sociales habituelles restent sans effet sur les enfants.
Lorsque j’entrai dans le meublé, Mme Hyson, ma logeuse, entrouvrit la porte de la cuisine et me jeta un coup d’œil inquisiteur sans dire un mot. Je mangeai du pain sec et un vieux bout de fromage dans ma chambre pour faire des économies. Je n’enlevai pas mon manteau pour retarder le moment de mettre un shilling dans le compteur à gaz. Depuis que j’avais quitté Henry, je vivais sur mon compte courant et mon compte d’épargne, soit quelque deux cents livres en tout, et en vendant un manteau de fourrure et un ou deux bijoux.
Je n’étais même pas certaine de pouvoir supporter les frais du divorce. Il fallait d’abord que je trouve un travail, mais je n’avais aucune formation. J’avais trente-six ans et étais incapable de faire quoi que ce soit. J’avais des relations à Leeds – deux tantes que je n’avais pas vues depuis des années et des cousins que je ne connaissais même pas. Même si j’arrivais à les retrouver, il n’y avait aucune raison qu’ils m’aident. C’est alors que j’ouvris mon nécessaire de correspondance et écrivis à Janet.
Avec le recul, je crois que je devais être au bord de la crise de nerfs quand j’ai écrit cette lettre. Cela fait maintenant plus de quarante ans, mais je me souviens encore de la panique qui m’envahit ce jour-là. Toute certitude était envolée. Jusque-là, j’avais toujours su quoi faire. Il m’arrivait souvent de ne pas avoir envie de le faire, mais là n’est pas la question. Ce qui comptait, c’était que l’avenir était tracé. Je considérais également comme acquis que j’aurais toujours un toit, de quoi m’habiller et me nourrir. Mais là, je n’avais plus rien.
Après la mort de Janet, j’ai cherché cette lettre et j’ai été contente de ne pas la trouver. J’espère qu’elle l’a jetée. Je ne me souviens plus très bien de ce que je lui disais, si ce n’est que je ne lui cachais rien, sauf peut-être le fait que je l’enviais. Ce que je me rappelle, c’est comment je me sentais, en lui écrivant dans cette petite chambre glaciale de Paddington. J’avais l’impression de nager dans une mer noire. Les vagues étaient fortes et mes vêtements trempés m’attiraient vers le fond. J’étais en train de couler.
Je sortis poster la lettre en début de soirée. Sur le chemin du retour, je passai devant un pub. Je m’arrêtai quelques mètres plus loin, fis demi-tour et entrai dans le bar. Il était haut de plafond, avec des glaces aux murs et des chaises recouvertes de velours violet passé. En dehors de deux vieilles dames qui buvaient du porto, il n’y avait presque personne, ce qui me donna du courage. J’allai droit au comptoir et commandai un grand gin-fizz sans me soucier de ce qu’elles pensaient de moi.
— Vous attendez quelqu’un ? me demanda la barmaid.
— Non. (Je regardai le gin couler dans le verre et m’humectai les lèvres.) Vous n’avez pas grand monde ce soir.
Je doutais qu’il y ait jamais beaucoup de monde dans l’établissement. Ça n’avait pas l’air de marcher fort. Cela me convenait tout à fait. Je m’assis dans un coin et bus un premier verre, puis un deuxième et un troisième. Un type essaya de m’embarquer et je fus à deux doigts d’accepter.
Dans le quartier, il y avait des femmes qui faisaient le trottoir. On les voyait traîner autour de la gare ou à des coins de rue, blotties dans des embrasures de porte ou penchées à la portière des voitures, discutant avec le conducteur. Pourrais-je faire comme elles ? Arrivait-on jamais à s’habituer à se faire peloter par des inconnus ? Et combien peut-on leur demander ? Et que se passait-il quand on vieillissait et qu’on ne voulait plus de vous ?
Pour éluder les questions auxquelles je ne pouvais répondre, je commandais verre sur verre. A la fin, je ne comptais plus. Je savais que j’étais en train de boire le déjeuner et le dîner du lendemain, puis les repas du surlendemain, et d’une certaine façon cela ajoutait au plaisir désespérant que ça me procurait. La barmaid et sa mère me persuadèrent de m’en aller lorsque je n’eus plus d’argent et me mis à pleurer.
Je me traînai jusque chez ma logeuse. Je rencontrai Mme Hyson en cours de route. Elle savait que j’avais bu, je le voyais à la tête qu’elle faisait. Elle aurait eu du mal à ne pas s’en rendre compte. Je devais sentir l’alcool comme une distillerie et c’est miracle que j’aie réussi à grimper à l’étage sans me flanquer par terre. Je n’avais pas la force de me déshabiller. La pièce oscillait et je me laissai tomber sur l’édredon. Les murs de la chambre se mirent à tourner autour du lit. Le monde entier avait largué les amarres. Ma dernière pensée fut que Mme Hyson allait probablement vouloir que je plie bagage le lendemain matin.