12

 

Il devenait de plus en plus évident qu’il fallait faire quelque chose avec M. Treevor.

Lui et moi, deux vampires sur le plan affectif, étions arrivés le même après-midi de février, et plus de trois semaines plus tard nous étions encore à la Dark Hostelry. Je me flattais d’être différente de lui, en ceci du moins que je participais au ménage et à la préparation des repas. De plus, j’avais vendu mon alliance. Elle ne m’avait jamais plu. Il s’avéra qu’elle valait beaucoup moins que ce que Henry m’avait laissé espérer, ce qui n’aurait pas dû me surprendre.

M. Treevor en faisait de moins en moins. Il considérait comme acquis que nous pourvoyions à ses besoins – repas à des heures régulières, nettoyage des vêtements, lit fait, chambre chauffée et exemplaire quotidien du Times, auquel, Dieu sait pourquoi, il aimait qu’on donne un coup de fer avant qu’il ne le lise.

— Il n’a jamais été comme ça, me confia Janet un jeudi matin pendant que nous nous accordions une tasse de café. Il ne lisait pratiquement jamais le journal ; quant à le repasser, je ne sais pas d’où lui vient cette lubie.

— Ce n’est pas le genre de choses qui se font chez les aristocrates ?

— Ce n’est pas là qu’il a pu pêcher l’idée !

— Il l’a peut-être vu faire au cinéma…

— C’est un peu embêtant, tu ne trouves pas ?

— Embêtant ? Une sacrée corvée, oui. On devrait se mettre en grève.

— Je crois que sa mémoire s’améliore. C’est déjà quelque chose.

Je me demandai si elle allait s’améliorer au point qu’il se rappellerait qui j’étais.

— L’autre jour, il m’a raconté qu’il avait remporté un prix à l’école, poursuivit Janet, aussi fière que si elle m’avait parlé des bonnes notes de Rosie à l’école. Pour un poème en grec. Il s’est même rappelé le nom du camarade qu’il avait battu.

— Il se fait vieux, c’est tout. Ça nous arrivera un jour à tous, dis-je, répondant à son anxiété et non à ce qu’elle avait dit.

Janet se mordit la lèvre.

— Hier, il m’a demandé quand allait arriver maman. Il semble croire qu’elle est partie pour le week-end ou quelque chose comme ça.

— Quand va-t-il rentrer chez lui ?

— Samedi, fit gaiement Janet. David s’est proposé de le raccompagner.

Le vendredi en début de matinée, nous comprîmes tous que ce départ était remis à plus tard. Même de ma chambre au deuxième étage, j’entendis crier. Quand j’arrivai au rez-de-chaussée, tout le monde était dans la cuisine, y compris Rosie. Blottie dans un coin, entre le mur et le buffet, elle essayait de se faire aussi petite que possible.

Debout près de la table, M. Treevor sanglotait, en pyjama, mais sans son dentier ni ses pantoufles. Janet lui tapotait le bras droit avec une serviette de table. David, lui aussi en pyjama, les regardait en fronçant les sourcils. Il y avait de l’eau renversée sur la table, le devant de la chemise de nuit de Janet était trempé. Une odeur de poils roussis et de tissu brûlé flottait dans la pièce.

Nous reconstituâmes ensuite ce qui s’était passé. M. Treevor s’était réveillé tôt et, faisant preuve d’une rare initiative, avait décidé de se préparer du thé. Il était descendu à la cuisine, avait allumé le gaz et mis la bouilloire sur le feu, en oubliant malheureusement de la remplir d’eau. Au bout d’un moment, la bouilloire avait commencé à émettre des bruits alarmants et il l’avait retirée du feu. Il avait alors oublié deux autres choses : éteindre le gaz et couvrir la poignée de la bouilloire avec un torchon. Il avait dû crier, la première fois, lorsqu’il s’était brûlé la main.

David me regarda.

— Il doit y avoir une trousse à pharmacie quelque part…

— Appelle un médecin, lui dis-je. Vite.

— Mais il n’est certainement pas…

— Dépêche-toi. M. Treevor s’est vraiment fait mal. Il cligna des yeux, hocha la tête et sortit de la pièce. Je tirai une chaise près de l’évier et, avec l’aide de

Janet, y fis asseoir M. Treevor. J’ouvris le robinet, fis couler l’eau froide sur sa main et son bras.

— Janet, tu devrais remettre Rosie au lit et aller chercher une couverture. As-tu des compresses ?

— Oui, elles sont…

— Tu ferais bien d’aller les chercher aussi. Et tu ne crois pas qu’un thé serait le bienvenu ?

Il y a une partie de moi qui prend beaucoup de plaisir à dire aux autres ce qu’ils doivent faire. Personne ne paraît s’en formaliser. Peu à peu les sanglots de M. Treevor laissèrent place à des gémissements, puis au silence. A l’arrivée du médecin, nous étions tous les quatre serrés autour de la bouilloire en train de boire du thé très sucré.

C’était Flaxman, le médecin dont avait parlé Janet dans ses lettres, celui qui l’avait suivie pendant sa grossesse. Par la suite, j’en vins à le connaître très bien. Il avait le visage long, couvert de taches de rousseur, la peau desquamée, les cheveux roux. Il examina M. Treevor, puis redescendit et vint nous parler dans le salon. David était parti au collège de théologie.

— Comment est-il ? demanda Janet.

— Les brûlures sont sans gravité. Il s’en remettra vite. Cela aurait pu être pire si vous n’aviez pas agi promptement.

— Nous devons en remercier Mme Appleyard, dit-elle en me souriant.

Flaxman s’assit sans me regarder et rédigea une ordonnance.

— Voulez-vous une tasse de thé ? Ou un sherry ? Il n’est pas trop tôt pour un sherry, n’est-ce pas ?

— Non, merci, répondit-il en tendant l’ordonnance à Janet. Cela aidera M. Treevor à dormir. Donnez-lui un comprimé au coucher. S’il a mal, donnez-lui deux aspirines. Dites-moi, où habite-t-il ?

— Il a un appartement à Cambridge.

— Il vit seul ?

— La propriétaire habite au rez-de-chaussée. Elle lui fait la cuisine.

— Combien de temps va-t-il rester chez vous ? Janet se tortilla sur sa chaise.

— Je ne sais pas. Mon mari devait le reconduire chez lui demain, mais dans les circonstances actuelles, je suppose…

— Je vous conseille de le garder avec vous encore un peu. J’aimerais le revoir dans les prochains jours. Je crois que son état exige d’être suivi. Il serait bon que j’aie l’adresse de son médecin traitant.

— Il n’était probablement pas bien réveillé ce matin, dit Janet, se raccrochant à des fétus de paille. Il ne dort pas bien…

— Les comprimés vont l’y aider. Mais le fait est qu’il a besoin qu’on s’occupe de lui. Je ne veux pas dire qu’il faut l’hospitaliser, mais il faut qu’il y ait quelqu’un pour le surveiller.

— Ça… ça va empirer ?

— Cela se peut. C’est une des raisons pour lesquelles nous devons avoir un œil sur lui, madame Byfield… pour voir si ça empire.

— Et si c’est le cas ?

— Il y a plusieurs établissements dans la région. Certains privés, d’autres publics.

— Ça ne lui plairait pas. Il détesterait perdre son indépendance.

— Oui, mais sa sécurité physique doit être notre préoccupation première. Ne pourrait-il pas habiter avec vous ou avec d’autres parents ?

— De manière permanente ?

— Si vous ne voulez pas qu’il aille dans une maison de santé, ce serait sans doute la meilleure solution, madame Byfield. Du moins tant que son état ne se détériore pas beaucoup plus.

— Mais… qu’a-t-il exactement ?

— A ce stade, il est difficile de donner une réponse catégorique. (Il nous jeta un coup d’œil rapide.) Mais je pense qu’il s’agit des premiers stades d’une forme de démence senile.

Il y eut un long silence. J’avais envie de dire à Janet : « Tu as déjà assez de pain sur la planche comme ça », mais pour une fois je tins ma langue.

Elle soupira.

— Il va falloir que j’en parle à mon mari.