13
Le samedi, nous nous rendîmes, Janet et moi, à l’appartement de M. Treevor à Cambridge, une nouvelle petite victoire pour moi juste après la démonstration de mes talents de secouriste. En un sens, je me libérais de mon fardeau alors même que celui de Janet s’alourdissait.
David avait pensé que nous partirions en car. C’était moins cher que le train.
— Pourquoi pas en voiture ? suggérai-je le vendredi soir, enhardie par mon intervention réussie du matin et par un bon petit coup de gin, dont je gardais la bouteille dans ma table de nuit.
— Janet n’a pas le permis, répondit David en prenant tout juste la peine de me regarder. Je la conduirais volontiers là-bas, mais malheureusement j’ai des cours le matin et une réunion du comité des finances en début d’après-midi.
— Je vais l’emmener, dis-je.
Cette fois-ci, David me regarda pour de bon.
— Je ne pensais pas que tu conduisais.
— Si. Ça ne pose pas de problème d’assurance ?
— Je suis assuré pour toute personne que j’autorise à prendre ma voiture.
— Parfait. La question est réglée.
— Mais tu n’as pas pris le volant récemment, Wendy. Ça n’est pas une voiture facile à conduire. C’est…
— C’est une Ford Anglia, le coupai-je. Nous en avions une à Durban, sauf que la nôtre était d’un modèle plus récent, avec un moteur de 1200 centimètres cubes.
— Je vois. (Il sourit soudain.) Tu as des talents cachés. Je lui rendis son sourire et demandai à Janet quand elle souhaitait partir. J’avais chaud et le souffle légèrement court, ce qui n’était pas dû seulement au gin. C’est comme ça, les femmes. A l’époque, David indisposait beaucoup d’hommes, mais je n’ai jamais rencontré une femme qui ne l’ait lorgné à la dérobée, qui n’ait été contente de recevoir son approbation.
Janet et moi avions six heures de liberté devant nous. La femme de ménage accepta de venir pour la journée entière afin de surveiller M. Treevor et Rosie. Celle-ci aimait bien la femme de ménage, qui lui donnait des bonbons à profusion, ce que Janet désapprouvait sans oser faire la moindre objection.
La route de Rosington à Cambridge est du genre tracée au cordeau. Les plaines marécageuses du Norfolk ne sont jamais jolies, mais la température était plutôt douce pour le début du mois de mars et le soleil brillait. On avait l’impression que le printemps n’était pas loin, qu’on n’allait plus avoir froid tout le temps et que les problèmes avaient une solution.
L’appartement de M. Treevor était au premier étage d’une petite maison victorienne en mitoyenneté dans une impasse adjacente à Mill Road, près de la gare. Je ne savais pas trop à quoi m’attendre, mais pas à cela en tout cas. La propriétaire, la veuve d’un appariteur de l’université, se réservait le rez-de-chaussée. M. Treevor, la veuve et son fils se partageaient la cuisine, qui se trouvait à l’arrière de la maison, ainsi que la salle de bains, elle-même derrière la cuisine, sans doute rajoutée après coup.
La propriétaire était sortie. Janet ouvrit avec la clé de son père et nous montâmes à l’étage. Mon expression devait trahir mes sentiments.
— C’est un peu miteux, dit-elle.
— Aucune importance.
— Tu ne pensais pas qu’il habitait dans un endroit pareil, je suppose ? Il tenait à rester à Cambridge et il n’a pas pu s’offrir mieux à la mort de maman.
Janet me précéda sur le palier jusqu’à la chambre de devant, qui était meublée comme un salon. Elle sentait le tabac, la nourriture pas fraîche et l’odeur de quelqu’un qui ne se lave pas souvent.
— Elle lui prépare son petit déjeuner et son dîner, expliqua Janet, parlant de la propriétaire. Elle est aussi censée faire son ménage et envoyer son linge au nettoyage. (Elle ouvrit l’une des fenêtres à guillotine et de l’air frais et froid entra dans la pièce.) Je n’ai pas l’impression qu’elle fasse grand-chose, en fait. C’est une des raisons pour lesquelles je ne l’ai pas avertie de notre venue.
— J’imagine qu’il n’a pas pu trouver mieux.
— Quand on n’a pas le sou, on n’a pas le choix. (Elle se retourna pour me faire face.) Quand j’étais petite, nous étions à l’aise. Ma mère avait sans arrêt du travail et elle était compétente. On se l’arrachait. Et mon père avait un peu d’argent de son côté. Pas beaucoup, quelque chose comme une centaine de livres par an, je pense. Ils n’avaient pas de pensions ni rien de ce genre. Je crois que leur train de vie correspondait à leurs revenus.
— Ne t’en fais pas, je comprends tout à fait, dis-je, un peu gênée, parce que j’étais anglaise et qu’à l’époque les Anglais détestaient parler d’argent, surtout avec des amis.
Janet était plus courageuse que moi, elle l’a toujours été.
— Lorsque maman est tombée malade, son travail de traduction s’est tari et ils ont dû vivre sur le capital de papa. A la mort de maman, il ne restait plus grand-chose. (Elle montra la chambre du geste.) Mais il avait ça. Il avait son indépendance et il adore Cambridge.
— David et toi l’aidez à payer le loyer ? dis-je, comprenant soudain.
Elle acquiesça :
— Un peu seulement.
— C’est déjà ça. Vous n’aurez plus à le faire.
Mais je savais pertinemment, et elle aussi, qu’ils auraient d’autres frais dorénavant.
John Treevor était toujours en vie et à moins de trente kilomètres de Rosington. Pourtant, tandis que nous faisions le tour de l’appartement pour trier ses affaires, c’était comme s’il avait été déjà mort. Son absence avait quelque chose de définitif.
De ce fait, ses possessions perdaient de leur importance. Les gens en donnent à leurs affaires et quand ils meurent, ou même s’absentent, celle-ci s’évanouit. Je me souviens qu’il y avait une fine couche de crasse sur les appuis de fenêtre, de la poussière sur les livres, des trous dans la plupart des chaussettes.
— Ce serait beaucoup plus simple si on pouvait flanquer tout ça à la poubelle, dit Janet en refermant la dernière des trois valises que nous avions apportées. Et qu’est-ce qu’on va faire avec son courrier ? Il ne voudra pas écrire pour signaler son changement d’adresse.
Pendant que je descendais les valises à la voiture, Janet passa en revue le contenu des tiroirs du bureau. A mon retour, il y avait dessus une pile de papiers et elle regardait une photo, l’inclinant d’un côté et de l’autre devant la fenêtre.
— Regarde.
Je pris le cliché. C’était une photo d’elle, prise à la plage, à un âge à peine supérieur à celui de Rosie. Elle était en maillot, assise dans le sable, les bras serrés autour des genoux, et elle levait les yeux vers l’appareil. Je la lui rendis.
— C’était avant la guerre. A Bexhill ou Hastings. Nous allions dans le Sussex, chez mes grands-parents. Pour moi, c’était le paradis. Un été, papa m’a appris à nager et il me faisait la lecture pour m’endormir. (Sa voix tremblait.) Je me rappelle un recueil de contes de fées d’Andrew Lang, Le Livre de la fée jaune, mais je ne me souviens plus d’aucun d’entre eux.
Elle farfouilla dans son sac pour chercher son mouchoir et se moucha.
— Pourquoi faut-il que ce soit arrivé à lui ? dit-elle avec colère comme si c’était de ma faute. Pourquoi n’a-t-il pas pu vieillir normalement ou même mourir ? Mais ça, c’est ni l’un ni l’autre.
Je ne dis rien, parce qu’il n’y avait rien à dire.
Janet laissa un mot à la propriétaire. Je l’emmenai déjeuner, puis nous allâmes marcher sous le soleil pâle au bord de la Cam après avoir traversé Saint John Collège. La tentative de consolation était médiocre, mais je ne pus trouver mieux.
Maintenant que la décision avait été prise, David estimait qu’il n’y avait aucune raison de différer. Au cours des semaines suivantes, nous vendîmes, donnâmes ou jetâmes les deux tiers de ce qu’il y avait dans l’appartement.
M. Gotobed, l’aide-bedeau, donna un coup de main à David pour ramener le reste des affaires de M. Treevor à la Dark Hostelry. Soufflant et grognant, les deux hommes portèrent les meubles – le bureau, le fauteuil, la bibliothèque vitrée – dans la chambre de M. Treevor à l’étage, pour qu’il se sente chez lui. Janet disposa des photos d’elle et de sa mère sur le bureau, toutes les deux dans leurs cadres argentés nettoyés de frais. Elle apporta à son père son râtelier à pipes et sa blague à tabac, bien qu’il ne fumât plus, et les rangea à leur place habituelle sur le bureau.
Je n’étais pas certaine que l’idée fût bonne. Un matin, peu après que nous eûmes fini le déménagement, M. Treevor sortit de la salle de bains au moment où je descendais de ma chambre. Il me posa la main sur le bras et regarda autour de lui, comme pour s’assurer que personne n’écoutait.
— De drôles de choses se passent dans cette maison, me confia-t-il. On a fait venir des maçons. Ils ont transformé ma chambre. Ils doivent travailler de nuit parce que je ne les ai jamais vus à l’ouvrage. Par contre, j’en ai aperçu un dans l’entrée. Un type à l’air furtif.
Il traversa le palier à pas feutrés vers sa chambre. A la porte, il me jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.
— Mieux vaut que tu ouvres l’œil, Rosie, lança-t-il d’une voix sifflante. On ne sait pas ce qu’ils manigancent. On n’est jamais trop prudent. Surtout une jolie fille comme toi.
Rosie ?