23

 

Le cinquième anniversaire de Rosie tombait le mercredi. A l’exception de M. Treevor, nous nous levâmes tous un peu plus tôt que d’habitude afin qu’elle pût recevoir ses cadeaux avant de partir à l’école.

En descendant au rez-de-chaussée, je crus un instant sentir une odeur désagréable, comme de la viande qui commence à ne plus être fraîche. Je me souvins que Janet avait cru percevoir une odeur déplaisante le samedi précédent, à notre retour de la vente de charité au collège de théologie. Mais, quand je m’arrêtai dans l’entrée et humai l’air, je ne sentis rien d’anormal. Seulement l’humidité, la vieille pierre et les légumes de la veille.

Tout excitée, Rosie courait en tous sens dans la cuisine, comme une hirondelle autour de l’octogone. Cadeaux et cartes de vœux formaient un petit tas sur la table.

— Je peux les ouvrir ? demanda-t-elle. Je peux, s’il te plaît ?

— Prends d’abord ton petit déjeuner, lui dit Janet.

— Je les veux maintenant. C’est mon anniversaire.

— Oui, chérie, mais tu dois prendre ton petit déjeuner, même le jour de ton anniversaire.

— Maintenant, s’il te plaît, maman.

Elles se fixaient. Janet détourna le regard la première, prête à baisser pavillon.

— Bon, alors tu n’auras pas besoin de ça, dis-je en ramassant la carte et le paquet que j’avais déposés sur la table. C’était pour une petite fille qui fait ce que lui demande sa maman.

Rosie leva vers moi un regard à la fois étonné et calculateur. Je lui souris, espérant ne pas m’être mêlée de ce qui ne me regardait pas. Rosie était la fille de Janet, pas la mienne. Quelques instants plus tard, elle s’assit à sa place et regarda sa mère verser les corn-flakes dans son bol. Un général eût appelé cela un repli tactique.

Il ne lui fallut pas cinq minutes pour avaler ses corn-flakes. une tranche de pain grillé et son verre de lait. Elle s’attaqua ensuite au tas de cadeaux. Elle ouvrit d’abord les enveloppes, jeta un coup d’œil aux cartes de vœux et en fit une pile, rangeant les enveloppes de côté. Mais deux mandats postaux furent mis à part ainsi qu’un bon à lots.

Vinrent ensuite les paquets. Elle laissa David les ouvrir avec des ciseaux. Le paquet qui était arrivé par la poste contenait un cardigan marron.

— C’est gentil de la part de mamie Byfield, dit Janet sans enthousiasme.

Rosie ne fit pas de commentaire.

Il restait quatre paquets, ceux des quatre adultes de la maison. Elle ouvrit d’abord celui de M. Treevor. Il avait tenu à offrir à Rosie une pomme prise dans la coupe sur son buffet. La veille au soir, il avait dit à Janet qu’une pomme ferait du bien à Rosie et qu’elle aurait plaisir à la manger. Quand il était petit, avait-il dit, il en avait souvent voulu, mais personne ne lui en avait jamais donné pour son anniversaire. Janet avait répondu que c’était un joli cadeau et une bonne idée. Mais, en enveloppant la pomme, elle avait ajouté dans le paquet la poupée en bleu de travail achetée à la vente de charité.

David lui avait offert les Contes de Shakespeare de Lamb, une édition illustrée dans un langage simplifié.

Janet lui avait acheté une robe, très élégante, en velours mille-raies bleu marine, décorée de chevaux rose pâle et bordée de dentelle rose. Elle avait des manches bouffantes et un col Claudine. Rosie était enchantée. Avant d’aller à l’école, elle emmena la robe dans la chambre de ses parents pour pouvoir la mettre et se regarder dans le grand miroir.

Mais d’abord, elle ouvrit mon paquet. J’avais demandé à Janet d’essayer de trouver de quoi Rosie avait envie. Il s’avéra qu’elle voulait un ange. Janet et moi décidâmes qu’une poupée serait un compromis acceptable. J’en trouvai une au magasin de jouets de la grand-rue, plutôt chère, avec de longs cheveux blonds et des yeux bleus qui se fermaient quand on la couchait. Les jambes et les bras étaient articulés au buste et la tête pivotait sur le cou. Quand on lui appuyait sur la poitrine, elle disait « Maman » d’une voix rauque.

Elle était vendue avec une robe rose, des sous-vêtements, des chaussettes et des chaussures. Cela ne semblait pas tout à fait être la mise convenant à une créature céleste et nous confectionnâmes une robe longue blanche avec de vieux mouchoirs et brodâmes un A, comme Angel, en coton bleu sur le cœur, ou plutôt à l’endroit où se serait trouvé le cœur si l’ange en avait eu un. Nous habillâmes la poupée avec la robe et rangeâmes les vêtements roses dans une vieille boîte à cigares.

« Ce sera son trousseau, avait dit Janet.

— Ou son déguisement quand elle se mêlera aux humains », répliquai-je.

Lorsque Rosie ouvrit la boîte et y vit l’ange couché, elle ne dit rien pendant un moment. Puis, très lentement et très délicatement, elle le prit et le berça dans ses bras.

— Il te plaît ? demanda Janet. Va dire merci à tatie Wendy.

Sans lâcher la poupée, Rosie vint se placer près de ma chaise et attendit que je l’embrasse sur la joue.

— Bon anniversaire, dis-je. Je suis contente qu’il te plaise.

Janet expliqua que la poupée avait un trousseau, que j’avais confectionné sa robe et qu’elle disait « Maman ». Rosie hocha la tête.

— Mais où sont ses ailes ?

— Tous les anges n’en ont pas, dis-je.

— Si, rétorqua Rosie.

— Demande à ton père, chérie, suggéra Janet. Il sait ce genre de choses. Et je suis sûre qu’il sera content de regarder ton ange de près.

En fait, l’attention de David était maintenant accaparée par le Times et une tranche de pain grillé tartinée de confiture d’oranges. Mais il se laissa distraire assez longtemps pour confirmer que tous les anges n’avaient pas des ailes, ce qui apaisa les doutes de Rosie pendant un certain temps.

— Tatie Wendy, mon ange est mon cadeau préféré, me dit-elle quand Janet l’emmena à l’école.

Le soir, je ne rentrai pas à l’heure habituelle. C’était son anniversaire et elle méritait d’avoir son père et sa mère pour elle seule à l’heure du goûter et de manger son gâteau avec eux. A déjeuner, j’annonçai donc à Janet que j’avais des courses à faire et rentrerais un peu plus tard que d’ordinaire.

En fin d’après-midi, je dénichai un autre volume ayant appartenu à Francis Youlgreave, le Religio Medici de sir Thomas Browne, dans une édition de 1889. Je dressai une liste séparée de tout ce qu’il avait eu en sa possession et il me semblait que tout ce que je trouvais m’en apprenait un peu plus sur lui. La reliure en cuir du livre s’écaillait et me laissait des particules de peau morte sur les doigts, son dos se fendillait. Je parcourus rapidement les pages qui bruissaient comme des feuilles d’automne.

Je tombai sur un passage marqué dans la marge par un trait sinueux à l’encre marron.

Nous sommes ce que nous abhorrons tous, des anthropophages et des cannibales, qui dévorons non seulement nos semblables mais nous-mêmes ; et cela n’est point une allégorie, mais une vérité positive, car toute cette masse de chair que nous voyons est entrée par notre bouche, cette carcasse que nous regardons s’est trouvée sur nos tranchoirs ; en bref, nous nous sommes dévorés nous-mêmes.

Il me fallut un certain temps pour comprendre ce que l’auteur voulait dire, et quand j’eus compris, il me vint un frisson. Je pensai à ces images de serpents qui se mordent la queue.

— C’est pas joli joli, ça, Francis, dis-je tout haut. Et pourquoi as-tu marqué ce passage ?

Les paroles attendirent une réponse dans l’air immobile de la bibliothèque de la cathédrale. « Doux Jésus, pensai-je en frissonnant de nouveau, voilà que je me mets à parler toute seule, c’est ridicule. »

Je me levai et allai jusqu’au vieux catalogue en papier ministre. Y étaient répertoriés les livres appartenant au legs d’origine du doyen Pellew, ainsi que certaines acquisitions plus récentes. La dernière entrée était datée de 1889. Pas trace du Religio Medici. Je regardai dans le meuble-classeur près de la porte, qui contenait les dernières acquisitions. Le premier ouvrage répertorié était un commentaire du Pentateuque. L’entrée datait de novembre 1904, rédigée dans une écriture bien nette d’écolier, très différente du gribouillage de Francis.

Je savais par le Dictionnaire de biographie nationale que Francis était arrivé à Rosington en 1900 et en était parti en 1904. Il se pouvait qu’il ait laissé des livres à la bibliothèque, mais je n’avais trouvé aucune trace de son écriture dans aucun des catalogues. Il me vint soudain à l’idée que l’entrée de novembre 1904 marquait peut-être le moment où quelqu’un de plus consciencieux avait commencé à s’occuper du fonds. Ce qui donnait à penser que Francis avait probablement été obligé de donner sa démission à la fin de l’été ou au début de l’automne de cette même année. Cette dernière conclusion devait à son tour signifier que ma tâche serait simplifiée si jamais je décidais de rechercher un compte rendu de son dernier sermon.

Jusque-là, l’idée ne m’en était pas venue, mais pourquoi pas ? Selon Osbaston, on avait parlé du sermon dans les journaux. Il y avait eu sans aucun doute un article là-dessus dans le Rosington Observer.

Je jetai un coup d’œil à ma montre. J’avais projeté de passer trois quarts d’heure à flâner dans les magasins avant de rentrer à la Dark Hostelry. Mais rien de ce que j’avais l’intention d’acheter ne nécessitait que je m’y précipite.

Les bureaux du Rosington Observer se trouvaient dans Market Street. C’était un hebdomadaire qui vous disait tout sur les marchés et les réunions, annonçait les ventes aux enchères, les naissances, les décès et les mariages. Il assurait la couverture des enterrements avec un souci obsessionnel du détail. Sa politique éditoriale consistait avant tout à citer les noms du plus grand nombre possible de personnes habitant la localité et à mentionner Rosington au moins une fois dans le premier paragraphe de chaque article.

Deux dames étaient assises derrière un long comptoir ciré dans la pièce qui donnait sur la rue. Elles parlaient d’une certaine Edna pendant que l’une tapait à la machine avec deux doigts et que l’autre tricotait. Je demandai s’ils gardaient les anciens numéros du journal et la tricoteuse m’emmena dans une pièce dont les murs étaient couverts d’étagères profondes. Il y avait une table et une unique chaise sous la fenêtre. Les journaux étaient rangés par ordre chronologique.

— C’est sale, m’avertit la dame. Je vous laisse faire. Nous fermons à cinq heures.

Je m’étais munie de mes gants ; la poussière et l’encre ne me gênaient pas. Je cherchai parmi les étagères celle où se trouvaient les numéros de 1904. Et c’est là que mes soupçons s’éveillèrent.

D’abord, il n’y avait pas de poussière sur le dessus de la pile, alors qu’il y en avait sur celles de gauche et de droite, et sur toutes les autres rangées dans cette partie des étagères. La pile comprenait les numéros de 1903 à la première moitié de 1906, et on pouvait donc s’attendre à ce que ceux de 1904 soient au milieu. Or, ils n’y étaient pas. Ils se trouvaient dessus.

Je les portai sur la table et commençai à les feuilleter en remontant en arrière à partir de novembre. Je trouvai presque tout de suite le nom de Francis mentionné dans un entrefilet à la cinquième page.

Le rév. J. Heckstall donnera une série de quatre conférences sur la signification de l’Avent La première aura lieu mardi prochain à 19 h 30 à l’aumônerie. Entrée libre. Nous avions antérieurement annoncé par erreur que les conférences seraient données par le chanoine Youlgreave. Une quête sera faite au profit de la Church Empire Society.

J’entrepris de remonter dans le temps. Courant octobre, le journal annonçait à ses lecteurs que le chanoine Youlgreave avait donné sa démission et quitté Rosington pour raisons de santé, et que le doyen et le chapitre jugeaient peu probable que son successeur soit nommé avant la fin de l’année.

Dans les numéros de septembre, je m’attendais à trouver des détails sur le sermon qui avait entraîné sa démission et ses conséquences. Au lieu de cela, je constatai que deux numéros avaient été mutilés. Quelqu’un s’était servi d’un canif pour découper cinq articles en tout, dont deux étaient sans doute des courriers de lecteurs. La personne avait appuyé si fort que la lame avait entaillé deux ou trois pages dessous.

J’emportai le journal dans la pièce d’accueil. La tricoteuse et la dactylo interrompirent leur conversation et me regardèrent.

— On ne peut pas les sortir des archives, me dit la tricoteuse. C’est le règlement.

J’étalai le journal sur le comptoir.

— Regardez. Quelqu’un en a découpé des morceaux.

— Les gens ne respectent rien, dit la dactylo. Il n’y a qu’à voir tous ces blousons noirs…

La tricoteuse se fourra une pastille de menthe dans la bouche.

— Il n’aura pas voulu se donner la peine de recopier les articles, j’imagine.

— Quelqu’un est venu consulter les archives, ces derniers temps ?

— Ça a pu être fait il y a des années.

J’en doutai car les bords découpés du papier jauni étaient très nets.

— Peut-être. Mais quelqu’un est-il entré là récemment… disons ces dernières semaines ?

— Il y a eu Mme Vosper, répondit la dactylo. Elle voulait connaître la date du mariage de ses beaux-parents…

La tricoteuse éclata de rire.

— Un peu tard pour faire opposition !

— Et le clerc de notaire est venu vendredi, n’est-ce pas ? continua la dactylo.

— Quel notaire ? demandai-je.

— Aucune idée.

— Il avait l’air d’un clerc de notaire, expliqua la tricoteuse. Un tout petit bonhomme, avec une veste noire et un pantalon rayé.

— Et qu’est-ce qu’il voulait ?

— On ne le lui a pas demandé. Nous étions trop occupées. Deux ou trois personnes étaient venues commander des petites annonces et quelqu’un d’autre se plaignait de quelque chose qu’avait dit le rédacteur en chef – je ne sais d’ailleurs pas pourquoi il s’adressait à nous…

— De toute façon, pourquoi voulez-vous le savoir ? demanda la dactylo, reprenant la direction de la conversation en élevant la voix.

— C’est simplement que ça me paraît bizarre qu’on ait fait ça…

— Les gens font des choses bizarres tous les jours, dit la tricoteuse. Vous ne croiriez pas les histoires qu’on peut entendre.

— J’imagine bien.

— Il est presque cinq heures, dit la dactylo. Nous allons fermer dans quelques minutes.

Je partis donc faire des emplettes. J’achetai du coton pour Janet, une tablette de chocolat pour Rosie et une bouteille de gin pour moi. Chez le marchand de vin et spiritueux, M. Cromwell me regarda curieusement et je crus un instant qu’il allait dire quelque chose. « La prochaine fois que j’aurai besoin de gin, je l’achèterai à Cambridge », pensai-je.

Pendant tout ce temps-là, j’avais du mal à me concentrer parce que je me demandais qui avait découpé des morceaux du Rosington Observer, pourquoi, et si cela avait quelque chose à voir avec Francis Youlgreave.

Il devait être près de six heures quand j’arrivai à la Dark Hostelry. Lorsque j’entrai, Janet se précipita dans le vestibule. La déception se lut sur son visage quand elle me vit.

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

Une fraction de seconde plus tard, j’ajoutai :

— Où est Rosie ? Qu’est-il arrivé ?

— Elle va bien. Elle est à la cuisine. C’est papa. Tu ne l’as pas vu ?

— Non.

— Il était dans le jardin avec Rosie pendant que je préparais le thé. Lorsque je les ai appelés, il n’y avait plus que Rosie. Elle a dit qu’il était sorti. Et c’était il y a près de deux heures. David est parti à sa recherche.

M. Treevor sortait rarement de la maison et du jardin, et quand il le faisait, l’un de nous l’accompagnait toujours. Il n’était pas sorti seul depuis son emménagement à la Dark Hostelry.

— Il n’a pas pu aller bien loin. Tu as prévenu la police ?

— Pas encore. David a estimé que nous devions attendre encore un peu.

Nous allâmes à la cuisine. Rosie parlait à sa nouvelle poupée et ne leva pas les yeux quand nous entrâmes. Les restes du goûter d’anniversaire étaient encore sur la table. Mon sac tinta quand je le posai sur le buffet. Je me demandai si David avait préféré attendre avant d’appeler la police parce qu’il avait peur du scandale.

— Rosie, tu es sûre que papy n’a pas dit où il allait ? demanda Janet.

Elle leva les yeux et secoua la tête.

— Non, il n’a pas dit où.

Elle avait légèrement appuyé sur le dernier mot, ce qui m’amena à lui demander :

— Mais il a dit pourquoi il sortait ?

— Il a dit qu’il voulait trouver des ailes, répondit Rosie en caressant les cheveux de sa poupée. Pour Angel. Il dit que les anges doivent avoir des ailes.

Au même moment, nous entendîmes une clé tourner dans la porte de derrière, qui donnait sur la grand-rue et la place du marché.

— J’ai très faim. Ce n’est pas encore l’heure du thé ? demanda la voix de M. Treevor.