25
Le samedi matin, je reçus un avis de la bibliothèque. Le livre que j’avais réservé le lundi précédent m’attendait. J’allai le chercher tout de suite après le déjeuner.
Il faisait encore une chaude journée et le même bibliothécaire était de service. Il respirait avec encore plus de difficultés que la première fois et ses cheveux avaient besoin d’un bon coup de brosse. Il était assis à la table près de la porte, ses mains voletant au-dessus des fichiers posés devant lui. La bibliothèque était presque vide, les gens n’avaient pas fini de déjeuner. Il leva les yeux vers moi ; les plis et les rides de sa face de limier composèrent un sourire.
— Je suis venue chercher le livre, dis-je en posant l’avis sur le bureau. C’a été rapide.
— Nous faisons notre possible pour être agréables aux gens, madame Appleyard, répondit-il tristement. Il n’y a pas grand-chose à faire de plus dans cette vallée de larmes, n’est-ce pas ?
— Si vous le dites…
Il prit un petit livre vert relié sur l’étagère derrière lui et en tamponna la fiche. Je lus, à l’envers, la dernière date à laquelle il avait été rapporté et calculai que le précédent emprunteur avait dû le prendre au milieu de la semaine d’avant.
— Qui l’avait emprunté ? demandai-je. Le monsieur dont vous m’avez parlé l’autre fois ? Celui qui cherchait des informations sur Francis Youlgreave ?
— Qu’est-ce qui se passe avec ce Francis Youlgreave ? Pourquoi intéresse-t-il tant tout le monde ?
— Je peux vous dire pourquoi je suis intéressée. Je travaille à la bibliothèque de la cathédrale et il y a là des livres qui lui appartenaient. C’est seulement de la curiosité de ma part.
— Seulement de la curiosité ? (Il avait une façon de parler qui donnait l’impression qu’il analysait toute chose, comme un chercheur dans un laboratoire bourré d’instruments.) Je vous l’ai déjà dit, je ne connaissais pas l’emprunteur.
— Mais son nom n’était pas sur la fiche ?
— Bien sûr que si. Mais je n’ai pas vu la fiche. Une de mes collègues l’a tamponnée. Il y avait beaucoup de monde et elle n’arrivait pas à se rappeler le nom. Elle pensait que c’était quelque chose comme Brown. Ou Smith. Pas le genre de nom dont on se souvient.
Il avait donc pris la peine de demander qui c’était. Lui aussi devenait curieux.
— Vous ne savez donc pas si c’était la même personne ?
— Ça paraît probable. Le monsieur à qui j’ai parlé était d’un certain âge. Un petit brun. Je crois qu’il portait des lunettes et qu’il était un peu chauve. Il était bien habillé, l’air tout à fait respectable.
— Une veste noire et un pantalon rayé ? Un peu comme un clerc de notaire ?
— Quelque chose comme ça, j’imagine. Mais je ne connais pas de clerc de notaire.
Je le remerciai et fourrai le livre dans mon sac
— A propos, dit-il, seriez-vous par hasard apparentée à Henry Appleyard ?
C’était comme si le limier m’avait donné une gifle.
— Effectivement. Comment le connaissez-vous ?
Le bibliothécaire agita ses doigts teintés d’orange.
— Nous nous croisions de temps en temps… Aux guichets des champs de course ? Au pub ?
Il attendait des explications. Il était curieux de cela aussi.
— Ça fait longtemps que je ne l’ai pas vu, dis-je. En tout cas, merci pour le livre. Au revoir.
Je retrouvai le soleil, m’arrêtai un peu plus loin pour acheter des bas, extra-fins et extra-chers, et aussi un nouveau rouge à lèvres. En retournant vers l’Enceinte, je traversai le marché. Il y avait des étals autour du calvaire et les pavés étaient jonchés de légumes à moitié pourris et de cartons. Une poubelle accrochée à un réverbère me rappela mon rêve, mais dans celle-ci il n’y avait pas de poupée, seulement une chaussure de femme sans talon et du papier journal chiffonné et graisseux qui avait servi à emballer du poisson frit et des frites. Je me demandai si Isabella de Roth était vraiment morte là plus de cinq siècles plus tôt et, dans l’affirmative, s’il restait des traces de son supplice en dehors de la lettre adressée par Francis au Journal de la Société des amateurs d’antiquités de Rosington. « La souffrance est quelque chose qui compte, pensai-je, elle ne doit pas passer inaperçue et il faut s’en souvenir. »
Du marché, je n’étais qu’à quelques mètres de la porte de derrière de la Dark Hostelry sur la grand-rue. J’entrai. La maison était fraîche et silencieuse. Il n’y avait personne. Je montai dans ma chambre pour enlever mon chapeau et mes gants. De la fenêtre, je vis David, Janet et Rosie assis dans l’ombre tachetée du pommier. Ils avaient l’air de la famille idéale, se suffisant à eux-mêmes dans leur beauté. On ne les voyait pas souvent ainsi réunis.
Je m’allongeai sur mon lit et résistai à la tentation de boire un petit verre de gin pour me récompenser de ne pas me sentir malheureuse sans famille idéale. Je jetai un coup d’œil au livre. Les Langues des anges sentait le tabac, un tabac fort et étranger, comme les Gauloises ou les cigarettes turques. J’essayai de lire un poème, « Les enfants d’Héraclès », mais ne parvins pas à me concentrer. Je reposai donc le recueil sur la table de nuit et descendis rejoindre les autres.
David était assis sur une chaise longue, un livre sur son giron, le col de sa chemise déboutonné, les manches retroussées. Un Laurence Olivier de très bonne humeur. Assise sur un tapis, Janet brossait les cheveux de Rosie. Celle-ci portait sa nouvelle robe car elle était invitée à un goûter. Elle brossait les cheveux d’Angel, ses coups de brosse exactement synchronisés avec ceux de Janet. J’avais le sentiment d’être une intruse, comme je l’avais été l’autre jour dans le bureau de David.
— Ah, Wendy, dit Janet. Est-ce que tu trouves que ces rubans vont bien ?
David se redressa sur sa chaise longue.
— Viens t’asseoir. Je vais me mettre dans l’herbe.
— Je t’en prie, ne bouge pas. Les rubans vont très bien, dis-je en m’agenouillant sur le tapis à côté de Janet et en allumant une cigarette.
— David vient de recevoir un coup de téléphone de Gervase Haselbury-Finch, dit Janet. Tiens-toi tranquille, mon chou. Tu sais, le chapelain de l’évêque…
— En un sens, ça te regarde, me dit David, et puis il n’y a aucune raison pour que tu ne sois pas tenue au courant. Il semble que l’évêque soit nettement en faveur de la fusion de la bibliothèque de la cathédrale avec celle du collège de théologie. Il a écrit au doyen et au chapitre à ce propos.
— Super, fis-je, ne trouvant rien de mieux à dire.
— Tiens-toi tranquille, mon chou, dit Rosie à Angel.
— Gervase était dans la même école que David, dit Janet en reprenant le brossage.
— Le monde est petit, déclarai-je en faisant tomber la cendre de ma cigarette sur une feuille morte.
— Il n’a pas d’influence directe sur les décisions du doyen et du chapitre, poursuivit David en se penchant vers moi, mais ils doivent tenir compte de son opinion. L’important est que l’évêque ne proposerait pas la fusion des fonds des deux bibliothèques s’il n’avait pas l’intention de laisser ouvert le collège de théologie.
— Mais je croyais que tu savais déjà qu’il y était favorable…
— Oui… il me l’avait dit. Mais cela montre qu’il est prêt à faire quelque chose dans ce sens. C’est un pas en avant, crois-moi.
L’horloge de la cathédrale sonna la demi-heure. Janet se leva brusquement et remit de l’ordre à sa jupe.
— Il faut qu’on y aille. Il est temps de te brosser les dents, mon chou.
— Il est temps de te brosser les dents, mon chou, dit en écho Rosie à Angel.
— Maman ! répondit la poupée.
Elles entrèrent dans la maison. David me dit qu’il était parfaitement possible non seulement de garder le collège de théologie ouvert, mais aussi d’augmenter le nombre d’élèves. Le tout était d’attirer la bonne catégorie d’ordinands et il avait quelques idées pour y parvenir. Le logement ne poserait pas de problème, il suffirait d’aménager le grenier en dortoirs.
— Nous serons de retour vers cinq heures ! lança Janet depuis la maison. J’ai été réquisitionnée pour aider à animer les jeux, ajouta-t-elle à mon intention en faisant la grimace.
David me parla d’un programme de conférences avec des intervenants extérieurs qu’il projetait de mettre sur pied, de changements dans l’organisation des cours pour refléter les nouvelles tendances de la théologie, d’améliorations à apporter aux activités sportives et sociales du collège. Il gesticulait avec ses longues mains élégantes.
— Après tout, ce n’est pas un couvent, dit-il. Il n’y a aucune raison pour qu’ils ne s’amusent pas un peu.
— Oh oui, dis-je. Nous en avons tous besoin. Pendant que David parlait, je hochais la tête et, de temps à autre, émettais un commentaire ou posais une question pertinente quand il s’interrompait. J’étais très occupée à admirer la ligne de sa mâchoire, la couleur de ses yeux, la jolie forme de ses ongles bien soignés. Je me demandais s’il parlait ainsi à Janet quand ils étaient tous les deux. Ils ne parlaient pas beaucoup quand j’étais là.
— A propos, dit-il en se penchant pour m’offrir une cigarette, je sais que Henry avait l’intention de téléphoner.
— Oui, il a appelé jeudi, répondis-je en me redressant et en refusant la cigarette d’un signe de tête.
— Janet me l’a dit. J’espère que ça ne t’a pas dérangée que je lui aie dit que tu étais là ?
— Si ça m’avait dérangée, ce serait trop tard. Je dois le voir lundi.
Il hocha la tête.
— J’en suis content.
— Je ne sais pas ce que ça me fait, dis-je, soudain téméraire. Tout ça est si compliqué…
— Wendy, tu sais que…
A cet instant intéressant, la porte de la maison s’ouvrit. Nous nous retournâmes tous les deux, comme pris en flagrant délit.
— Il est là, dit M. Treevor d’une petite voix chevrotante.
— Qui ça ? demanda David en se levant.
— Le cambrioleur. Il était devant chez Chase & Cromwell et il regardait la fenêtre de ma chambre.
— L’homme que vous avez vu ? demandai-je. Celui qui était pareil à une ombre ?
— Oui. Je vous l’ai dit. Il est là. Il nous épie. Il attend son heure pour frapper de nouveau.
— Ça ne me semble guère probable, dit David. M. Treevor fit la moue.
— Si. Je l’ai vu.
— Pourquoi n’allons-nous pas jeter un coup d’œil ? suggérai-je.
Les traits du vieillard se décomposèrent.
— Ne me laissez pas, dit-il.
— Vous pouvez venir, vous aussi. David soupira.
— C’est absurde, me murmura-t-il.
— Peut-être, mais ça ne fera de mal à personne.
— Qu’est-ce que vous dites ? Pourquoi chuchotez-vous ? glapit M. Treevor. Tout le monde chuchote toujours !
— Nous parlions seulement d’aller voir, dis-je. Allons-y.
Nous sortîmes dans l’Enceinte et nous dirigeâmes vers la porte dite du Sacristain et la grand-rue. C’était samedi après-midi et les trottoirs étaient pleins de gens qui faisaient leurs courses. Mais il n’y avait pas trace du moindre petit homme vêtu de noir devant chez Chase & Cromwell, ni ailleurs. M. Treevor faisait des petits mouvements saccadés de la tête, comme s’il avait picoré l’air avec son nez.
— Il n’est pas là, me semble-t-il, dit David.
— Il y était ! s’écria M. Treevor. Je l’ai vu, je l’ai vu…
— Très bien, dis-je en lui tapotant le bras qu’il avait passé sous le mien. Rentrons à la maison.
Il y avait moins d’agitation dans l’Enceinte et il se calma presque tout de suite. Nous marchions bras dessus bras dessous, à trois de front, M. Treevor au milieu, notre prisonnier. Le chanoine Hudson arrivait dans l’autre direction. Il nous fit signe et nous nous arrêtâmes pour parler près de la porte de la Dark Hostelry.
— J’allais vous téléphoner ce soir, lui dis-je après que nous fumes tombés d’accord sur le fait que le temps était particulièrement chaud pour la saison et que M. Treevor avait l’air en forme. Ça vous ennuie si je ne travaille pas lundi ? Je dois me rendre à Londres.
— Bien sûr que non. Pour affaires ou pour le plaisir ?
— Affaires, répondis-je en évitant le regard de David. Il y eut du bruit derrière nous et je me retournai.
Gotobed arrivait de la porte nord, portant un seau et une petite pelle. D’ordinaire, il marchait très dignement dans l’Enceinte, comme s’il avait conduit une procession invisible, mais ce jour-là il se dépêchait.
— Ça va ? lui lança Hudson. Gotobed se tourna vers lui.
— Moi ça va, monsieur, mais y en a qui ne vont pas bien.
— Que voulez-vous dire ?
— Tenez, regardez.
Il invita du geste Hudson à venir à l’écart, tourna le dos aux autres et leva le seau.
— Ce n’est pas beau à voir, je vous l’accorde, dit le chanoine en plissant le nez. Mais il y a beaucoup de pigeons dans l’Enceinte et il arrive qu’ils meurent…
— Il était sous le banc du porche nord, monsieur.
— Il semble qu’il y soit resté un certain temps.
— Il était fourré sous l’un des pieds du banc. Je ne l’aurais pas vu si je n’avais pas laissé tomber mes clés. Il n’a pas pu arriver là tout seul.
— Peut-être qu’un visiteur l’a poussé là pour…
— On ne l’a pas seulement poussé sous le banc, monsieur, coupa Gotobed, les mains tremblantes mais sans aucune trace de sa timidité habituelle. Regardez bien.
Hudson jeta un coup d’œil dans le seau.
— Oui, dit-il lentement. Je vois.
— Laissez-moi regarder, dit M. Treevor en se dégageant du bras de David et du mien.
Il traversa l’allée pour venir à côté de Hudson. David et moi, pris par surprise, lui emboîtâmes le pas. Je regardai dans le seau.
— Vous ne devriez pas, madame Appleyard, ce n’est pas joli à voir, me dit Gotobed, le nez frémissant.
C’était un pigeon très maigre, au plumage miteux, qui se décomposait déjà. L’une de ses pattes était réduite à un moignon. Je crus un instant qu’il était mort de mort naturelle.
M. Treevor secouait la tête de haut en bas et il se détourna.
— Pouah ! fit-il. Il n’est pas temps de rentrer à la maison ? Nous ne devons pas être en retard pour le thé.
Le seau se balança dans la main de Gotobed et le pigeon roula lentement sur lui-même. Il commençait à sentir mauvais. Je compris alors pourquoi il avait l’air si maigre. Sur ses flancs, des plaies, des entailles aux bords déchiquetés, découvraient sa chair, ses os et ses tendons. Quelqu’un lui avait coupé les ailes.