29

 

Le lendemain matin, je repris mon travail. Ma virée à Londres semblait m’avoir donné un regain d’énergie. Je cataloguai plus de livres que je ne l’avais encore jamais fait, et ce, malgré trois visites.

La première fut celle du chanoine Hudson, qui voulait que je jette un coup d’œil au projet de brochure pour l’exposition, au cas où il y aurait eu des erreurs.

Mon visiteur suivant fut M. Gotobed, qui, sur le pas de la porte, attendait en tripotant l’insigne de la cathédrale qu’il portait au bout d’une chaîne autour du cou, élément de son uniforme de bedeau.

— J’ai parlé à ma mère de ce que vous avez dit, madame Appleyard, lâcha-t-il avec volubilité comme si les mots lui avaient brûlé la bouche. Elle a dit qu’elle serait heureuse de vous recevoir si vous voulez bien venir prendre le thé avec elle, demain après-midi. Mais elle espère que ça ne vous dérangera pas si elle ne se lève pas et ne s’habille pas. Si vous trouvez le temps de venir, naturellement…

— C’est très gentil de sa part. Dites-lui que je viendrai avec plaisir.

M. Gotobed rougit légèrement.

— Elle est un peu sourde, il vous faudra parler fort.

— Très bien. Dites-lui que j’ai hâte de faire sa connaissance.

Enfin, au moment où je pensais m’en aller, en fin d’après-midi, arriva le chanoine Osbaston. Il portait sous le bras un grand paquet plat enveloppé dans du papier kraft et attaché avec une ficelle.

— Bonsoir, madame Appleyard. J’espère que je n’interromps pas votre travail à un moment crucial.

— Pas du tout, répondis-je en le regardant traverser la bibliothèque à la manière d’un tank.

— Mme Elstree savait que je passais par là et elle m’a chargé d’une commission…

Il haletait. Je tirai une chaise à son intention ; il s’assit lourdement, posa le paquet sur la table. C’était une grande chaise, mais son corps débordait de toutes parts. Il sortit un mouchoir et tapota son petit crâne chauve.

— Pauvre de moi, madame Appleyard, il fait encore chaud pour la saison !

— L’un des avantages qu’il y a à travailler ici, c’est que la température ne dépasse jamais de beaucoup celle de l’ère glaciaire…

Il gloussa comme un écolier dans un internat anglais.

— Très drôle, madame Appleyard. Et où en sont vos recherches sur le chanoine Youlgreave ?

— Elles progressent lentement, répondis-je avec prudence.

Il rapprocha un peu sa chaise de la mienne et se pencha vers moi.

— C’est vraiment étrange, mais quelqu’un d’autre a cherché à se renseigner sur lui.

— Auprès de vous ? Il secoua la tête.

— De Mme Elstree. Apparemment un homme est venu la voir alors qu’elle sortait du collège de théologie. C’était le matin, elle allait faire des courses. Il a dit qu’il écrivait un livre sur lui. D’après Mme Elstree, il avait l’air tout à fait respectable, mais ne correspondait pas du tout à l’idée qu’elle se fait d’un écrivain.

— Comme c’est curieux… A-t-elle dit autre chose sur lui ?

— Pas vraiment. Elle l’a envoyé promener.

Le chanoine Osbaston chaussa ses lunettes plus fermement sur son nez pour mieux me voir.

— Je me demande si ce ne serait pas quelque journaliste. Mais pourquoi un journaliste s’intéresserait-il au chanoine Youlgreave ?

— Je n’en ai aucune idée, dis-je en toute sincérité.

— Bien sûr, dans votre cas, c’est très différent. En un sens, vous le suivez à la trace. Ce qui m’amène à la raison de ma venue…

Il sourit. Si une tortue avait eu des dents, elles auraient été comme celles du chanoine Osbaston.

— Mme Elstree est montée au grenier, l’autre jour, poursuivit-il. Il se peut que nous en transformions une partie en dortoir. Quoi qu’il en soit, elle est tombée sur quelque chose qui pourrait vous intéresser. Comme elle savait que je passais pratiquement devant la bibliothèque, elle m’a demandé de vous remettre ceci…

Il approcha le paquet de moi. J’étais manifestement censée regarder tout de suite ce qu’il contenait. Cela prit un certain temps, car le chanoine Osbaston estimait apparemment que défaire des nœuds est un travail d’homme. Autrement dit, il lui fallut mettre la main sur son canif, couper la ficelle, refermer le canif, rouler la ficelle en boule et déplier le papier kraft, processus bien moins laborieux à décrire qu’à contempler. Résultat de ce travail pénible, il exhuma une photo encadrée d’environ quarante-cinq centimètres sur trente-cinq. Le cadre était lourd et sombre, son vernis terni et la photo elle-même couverte de taches d’humidité. Elle montrait une vingtaine de personnes sur une pelouse, devant un bâtiment dans lequel je reconnus presque tout de suite le collège de théologie. Ils étaient sur la pelouse de croquet, devant les portes-fenêtres du logement du principal. Sur la gauche de la photo, on distinguait les branches de ce qui était sans doute le hêtre sous lequel Rosie s’était installée pour dessiner un ange avec une épée. Plusieurs personnes sur la photo étaient déguisées. Parmi celles qui ne l’étaient pas, trois hommes portaient des vêtements de pasteur.

Le chanoine Osbaston se pencha encore plus près. Son haleine était aigre et sentait le gingembre. Il tapota de son long index noueux l’un des ecclésiastiques.

— D’après Mme Elstree, voilà le chanoine Youlgreave.

Je voyais donc enfin Francis, bien que pas aussi distinctement que je l’eusse souhaité. Il était le plus petit des hommes présents, et il se penchait vers l’appareil comme s’il avait vu quelque chose d’intéressant à la base du trépied. Il portait un chapeau, mais ce que l’on apercevait de ses cheveux était foncé. Son nez était long et ses yeux pareils à deux trous sombres.

Le chanoine Osbaston se pencha encore un peu pour regarder la photo de près. Ce faisant, il posa sa main droite sur mon genou gauche, comme pour se soutenir.

— Avez-vous vu ces curieuses vêtures, madame Appleyard ? Je me demande s’ils ne sont pas en train de faire du théâtre…

— Excusez-moi, dis-je. Votre main.

Il jeta un coup d’œil à sa main et à mon genou comme s’il les voyait pour la première fois.

— Juste ciel ! Je suis désolé. (Il enleva sa main, sans hâte cependant, et m’adressa un autre de ses sourires de tortue.) L’ecclésiastique au centre doit être le chanoine Murtagh-Smith, l’un de mes prédécesseurs.

Je me levai, fis le tour de la table et m’étirai.

— J’ai des fourmis, expliquai-je.

— C’est agaçant. Je crois que le seul remède est l’exercice régulier. Quant au troisième pasteur, nous ne savons pas trop, Mme Elstree et moi. A l’époque, nous avions notre propre chapelain, c’est donc peut-être lui, ou l’un des assistants. (Saisissant le dossier de sa chaise d’une main et l’autre posée sur la table, il se releva.) Mais je ne veux pas vous prendre davantage de votre temps, madame Appleyard.

— Ne manquez pas de remercier Mme Elstree de ma part. Et dites-lui que Mme Byfield sera elle aussi contente de voir la photo.

— Oui, bien sûr, dit le chanoine Osbaston avec un regard de compréhension.

Il savait aussi bien que moi que Mme Elstree lui avait transmis la photo à l’intention de Janet. C’était Janet qui avait des chances de devenir la femme du prochain principal.

Il traversa la bibliothèque en traînant les pieds, me fit au revoir de la main et s’en alla. Je revins à la photo. Il y avait dessus plusieurs enfants, notamment deux petites filles en robe blanche. L’une d’elles se trouvait près de Francis, en partie cachée par le bras droit de celui-ci. Je la regardai, regrettant de ne pas mieux distinguer les détails. Je me souvins alors qu’il y avait une loupe dans le tiroir où je rangeais mes crayons et mes stylos. Je vis chacun des personnages un peu plus nettement à travers la lentille. « Si seulement je pouvais pénétrer dans la photo, me dis-je, je comprendrais tout. » Tout ce que je voyais, pour l’heure, c’était que les deux fillettes semblaient avoir des protubérances blanches fixées aux épaules. Quelques instants plus tard, je me rendis compte de ce que c’était. Des ailes.

Les deux petites filles étaient déguisées en anges.