33
A mesure que l’après-midi avançait, j’étais de plus en plus contrariée à cause de Henry. Il est vrai que nous n’avions pas convenu qu’il appelle, mais j’avais supposé tout naturellement qu’il téléphonerait pendant que Janet était à sa réunion avec les Veilleuses, comme il l’avait fait la semaine précédente. Mais il n’appelait pas.
Je préparai des haricots sur du pain grillé pour Rosie et M. Treevor. Je posai les assiettes bruyamment sur la table, ce qu’ils ne remarquèrent pas, et me mis en colère en ne trouvant pas le couteau à légumes. Ils ne le remarquèrent pas davantage. C’était stupide, mais je voulais lui parler. Peut-être serait-il à même de mieux comprendre que moi La Voix des anges et ce qu’avait dit Mme Gotobed.
Après avoir fait la vaisselle et cuit les légumes pour le dîner des adultes, j’allai chercher le livre et relus « L’office des morts ». Il y avait des passages macabres qui me rappelèrent « Les enfants d’Héraclès » et « La colline Crèvecœur ». Des lames coupaient la chair, des os se brisaient en morceaux. Il y avait un passage particulièrement dégoûtant, à propos d’un cœur sanguinolent. J’essayai de comprendre ce que l’ange voulait que le poète fasse de tout cela lorsque M. Treevor entra dans la cuisine d’un pas chancelant.
— Est-ce que je suis Francis Youlgreave ? demanda-t-il.
— Non. Vous êtes John Treevor, répondis-je.
— Vous en êtes sûre ?
— Absolument certaine.
— J’ai seulement cru que quelqu’un disait que j’étais Francis Youlgreave. Mais si vous êtes sûre que ce n’est pas moi, je dois être John, après tout.
— Qui a dit que vous étiez Francis Youlgreave ?
— Quelqu’un que j’ai vu ce matin quand je suis sorti.
— A la Maison du chapitre, vous voulez dire ?
— Oui. C’était un petit monsieur, près du zob.
— Du quoi ?
— Vous savez, cette chose qui ressemble un peu à un zizi quand il est gros. (Il me regarda, l’air soudain épouvanté.) Oh, je n’aurais pas dû dire ça, n’est-ce pas ?
— Ce n’est pas grave, ne vous inquiétez pas. Ce dont il faut vous souvenir, c’est que vous êtes John Treevor.
— Oui, je sais, dit M. Treevor.
Il monta au premier et j’eus tout le loisir de me rappeler la scène à la Maison du chapitre, avec la maquette de l’octogone, qui ne ressemblait à aucun zizi que j’eusse jamais vu. En dehors de M. Treevor, il y avait là M. Gotobed, le chanoine Hudson et deux ouvriers de la cathédrale. M. Gotobed et les ouvriers étaient de grands gaillards. Le chanoine Hudson était petit, mais pas particulièrement brun. Je renonçai à trouver la clé de l’énigme au moment où la porte du jardin s’ouvrit. Janet cria d’en bas qu’elle venait de rentrer.
— C’est extraordinaire, dit-elle en arrivant dans la cuisine. Tu ne devineras jamais de qui ont parlé les Veilleuses !
— De Henry ?
— De Francis Youlgreave. (Elle remplit la bouilloire au robinet de l’évier, élevant la voix pour se faire entendre malgré l’eau courante.) D’après Mme Forbury, on l’appelait le chanoine rouge.
— Comment le sait-elle ?
— Parce qu’elle a passé son enfance à Rosington. Son père était le pasteur de Saint Mary.
— Elle ne peut pas l’avoir connu personnellement, n’est-ce pas ? Elle n’a pas l’air d’avoir plus de cinquante ans.
Janet secoua la tête.
— Elle se souvient de gens qui parlaient de lui quand elle était petite. Tu savais qu’il fumait de l’opium ?
— Elle t’a fait marcher…
— Non. Elle le croit, et les autres Veilleuses aussi.
— Le chanoine rouge… un communiste, ou un révolutionnaire ?
Janet haussa les épaules.
— Ou bien il avait une ou deux idées vaguement socialistes… Je doute qu’elles paraissent très radicales maintenant. Il y avait cette histoire de taudis près de la rivière. Youlgreave s’est rendu impopulaire en revenant là-dessus ad nauseam aux réunions du chapitre. Et ce qui est pire, bien pire, il montrait un peu trop de libertés avec les domestiques. Mme Forbury dit qu’il invitait des enfants pauvres chez lui et leur donnait des idées pas comme il faut.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Elle joue beaucoup trop les effarouchées pour oser s’expliquer. Mais elle a parlé de ses expériences avec les animaux. Quelqu’un avait prétendu qu’il avait coupé un chat en morceaux, et les gens ont commencé aussi sec à parler de sorcellerie. Certains s’étaient plaints auprès du doyen, qui était dans une position très inconfortable parce que Youlgreave était quelque chose comme son cousin. Mais il a fallu qu’il agisse parce que la police avait été alertée. Pas officiellement, je crois, mais quelqu’un en avait touché un mot au directeur.
— Ils en ont sûrement rajouté, dis-je. Un drogué, un révolutionnaire, et qui en plus pratiquait la magie noire…
— Il était aussi hérétique, ou pas loin de l’être. Lorsqu’il a prononcé ce sermon sur les femmes prêtres, il a fait le jeu de tout le monde. Mme Forbury a dit que c’était si manifestement dingue que ça a rendu sa position intenable.
— C’est la logique de Rosington, dis-je. La drogue et la sorcellerie, passe encore, mais l’hérésie, ils ne sauraient l’admettre.
— Il a dû faire partie de ces hommes qui n’ont pas vécu à la bonne époque.
— Ni au bon endroit. N’oublie pas le lieu.
Je me sentis déprimée, d’un seul coup. Je songeai aux Veilleuses, qui se léchaient les babines autour d’une table à thé au doyenné. A quelle aune évalue-t-on la culpabilité ? Comment comparer deux coupables ?
— Je suppose qu’elles n’ont mentionné le nom d’aucun enfant, n’est-ce pas ? Un jeune garçon nommé Simon Martlesham ?
— Je ne le crois pas. Et était-ce bien un garçon ? Il me semble que Mme Forbury a parlé d’une petite fille…
Rosie arriva alors de l’étage et nous parlâmes d’autres choses. L’une d’elles était M. Treevor. Je ne rapportai pas à Janet sa remarque à propos de la maquette ressemblant à un zizi, car cela n’aurait fait qu’ajouter à ses soucis. Mais elle était préoccupée par le fait qu’il était de nouveau sorti seul le matin. Je proposai de fermer les portes à clé, même quand l’un de nous était à la maison ; ainsi, il ne pourrait s’éclipser sans que nous nous en rendions compte.
Dessous, il y avait la conversation que nous n’avions pas. La découverte des ailes avait précipité la crise. Bien que je ne fusse pas prête à le dire à qui que ce soit, et surtout pas à Janet, pour une fois j’étais du même avis que David. Il fallait placer M. Treevor dans une maison de santé, pour son bien et celui d’autrui.
Je savais qu’il serait malheureux, mais s’il restait ici, il ne serait pas particulièrement heureux non plus, et il rendrait au moins deux personnes malheureuses. De plus, à mesure que la démence augmenterait son emprise, le risque grandirait qu’il fasse quelque chose de bien pire que ce qu’il avait fait jusque-là. Dans un coin de mon esprit, je me disais que, déjà, il ne s’était peut-être pas contenté de tuer un pigeon et de lui couper les ailes.
— Ça va devenir difficile quand le bébé va naître, disait Janet. Je vais devoir aller à l’hôpital pendant quelques jours, je ne vois pas comment faire autrement.
— Je tiendrai la place, ne t’inquiète pas.
Je vis une expression alarmée sur le visage de Janet. Elle regardait par-dessus mon épaule. Je me retournai. Rosie était dans la pièce, assise par terre dans son coin habituel près du buffet, Angel sur ses genoux. Nos regards se croisèrent et je sus qu’elle nous avait entendues parler du bébé et qu’elle comprenait ce que cela signifiait. Quoi qu’elle fut par ailleurs, Rosie n’était pas bête. Janet et David avaient décidé de ne pas lui en parler avant que la grossesse ait franchi le cap des douze semaines.
— Oh, ma chérie, je ne t’avais pas vue, dit Janet. J’aimerais que tu ne restes pas assise par terre. Tu vas salir la robe avec laquelle tu vas en classe.
— D’accord.
Elle se leva et fit lentement le tour de la table en suçant son pouce.
— Où vas-tu ? demanda Janet.
— Dans ma chambre.
En arrivant à la porte, Rosie se mit à courir et ses pieds trottinèrent dans l’escalier.
— Oh, Jésus, dit Janet. Il fallait vraiment que ça arrive maintenant ?
En début de soirée, les choses n’allèrent pas en s’améliorant, au contraire. David rentra à la maison, mais se contenta de communiquer sous forme de grognements avant de se replier dans son bureau. Rosie piqua une colère et finit couchée par terre, toute rigide et écar-late, à crier aussi fort qu’elle pouvait. M. Treevor courut se mettre au lit et tira les couvertures par-dessus sa tête pour ne plus l’entendre. David sortit de son bureau et cria de là-haut :
— Tu ne peux pas la calmer, Janet ? J’essaie de travailler…
Pendant ce temps-là, je préparais une quiche au lard avec trop peu d’œufs et pas assez de lard.
Je montai dans ma chambre pour me donner un coup de fouet avec un petit verre de gin. Je n’avais pas touché à ma bouteille depuis ma virée à Londres le lundi, mais les circonstances étaient particulières. J’entendis des voix au premier dans la chambre de Rosie et tendis l’oreille pour écouter.
— On va vraiment avoir un bébé ? demanda Rosie d’une voix chantante et enfantine.
— Oui, chérie, répondit Janet. C’est sympa, non ?
— Ça va être un garçon ou une fille ?
— Nous ne le savons pas encore. Il va falloir attendre qu’il arrive. Nous ne sommes même pas encore certains qu’il va venir… c’est pour ça que papa et moi ne t’en avions pas encore parlé. Tu aimerais un petit frère ou une petite sœur ?
— Rosie ne veut pas de bébé, répondit Rosie de la même voix bêtifiante. Angel n’en veut pas non plus. Jamais, jamais, jamais.
Les choses s’améliorèrent légèrement au dîner, en partie grâce au gin. M. Treevor fut tiré de son lit par la pensée de la nourriture. Rosie était si épuisée qu’elle s’endormit. Même David s’égaya un peu, après que nous eûmes bu deux verres de sherry en guise d’apéritif. Pendant ce temps-là, Janet restait égale à elle-même. Elle était la seule personne dans la maison à ne pas avoir le droit d’être déprimée ou de piquer des colères, de se comporter bizarrement ou de se remonter le moral avec un petit coup de gin. Il fallait qu’on puisse compter sur quelqu’un à la Dark Hostelry, et nous l’avions choisie.
Après dîner, pendant qu’elle montait voir si Rosie dormait bien avant d’installer M. Treevor pour la nuit, je fis la vaisselle, préparai du café et l’emportai au salon. David lisait La Voix des anges. Je versai le café. Il leva les yeux quand je lui tendis une tasse.
— Merci. C’est à toi ?
— Oui. Henry me l’a envoyé. Il l’a trouvé dans une boîte de livres d’occasion.
— C’est complètement abracadabrant, non ? (Il me souriait tout en parlant, pour me faire comprendre que la critique ne s’adressait pas à moi.) Je savais que Youlgreave était un excentrique, mais je ne m’étais pas rendu compte que c’était un aussi mauvais poète.
— Je crois qu’il était malheureux.
— Tout à fait possible. Mais est-ce une excuse ? J’étais un peu contrariée parce que David critiquait
Francis et, en même temps, j’abdiquais traîtreusement mes responsabilités et fondais parce qu’il me souriait. Je m’assis et allumai une cigarette. David referma le livre et le posa doucement sur le guéridon près de son fauteuil. Il maniait toujours les livres comme s’ils étaient en verre filé.
— Pourquoi consacres-tu tant de temps à Youlgreave ?
— Il m’intéresse, répondis-je en soufflant la fumée par les narines tel un dragon outragé. C’était un personnage hors du commun.
David me sourit derechef. Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais Janet entra à ce moment-là. Je finis mon café et dis que j’avais quelque chose à faire à l’étage. Je ne savais trop si le fait de laisser David et Janet seuls allait aboutir à une querelle ou à une réconciliation, mais je sentais que je devais les laisser découvrir eux-mêmes la réponse.
Au premier, la chambre de Rosie était plongée dans l’obscurité et le silence, la porte de celle de M. Treevor fermée. Je montai dans ma chambre, au second. La première chose que je fis fut d’ouvrir ma table de nuit et d’en sortir la bouteille de gin. La lumière luisait sur le verre, rassurante comme un sourire épanoui sur le visage d’un ami bienvenu. Je me servis deux bons doigts d’alcool et, assise sur le lit, je bus à petites gorgées, laissant le feu liquide couler dans ma gorge et mon ventre. Qu’a-t-on besoin de bébés quand on a du gin de Londres dans sa table de chevet ?
Fichu Henry.
Je sortis la photo de Henry et de sa veuve velue et la regardai une nouvelle fois, ce que je m’étais juré de ne plus faire. Je regardai les jambes de la bonne femme et, entre elles, les fesses tremblotantes de Henry, et je me fis la réflexion que j’allais avoir besoin d’un autre verre de gin d’ici pas longtemps. Pour retarder ce moment, je reposai la photo et cherchai un sujet de distraction autour de moi.
Mon regard tomba sur l’autre photo, posée sur le meuble de toilette, celle des ecclésiastiques et des enfants devant le collège de théologie. Je la pris et la tins sous la lampe de chevet. Francis, le petit homme à long nez, avec des ombres noires à la place des yeux, me faisait face.
Je frottai le verre avec le doigt pour essayer de mieux voir. Une fois encore, j’aurais aimé pouvoir le traverser pour pénétrer dans cet univers, découvrir ce qu’ils faisaient sur la photo, qui ils étaient. Je bus une autre gorgée de gin et au même instant, comme si l’alcool m’avait inspirée, je compris qu’il y avait un moyen d’y parvenir.
Je retournai la photo. Prise dans le cadre en bois, la photo était doublée par un fin morceau de contre-plaqué maintenu par des punaises. Je poussai le verre par-dessous et retirai le carton de montage et la photo en même temps. Il y avait quelque chose d’écrit derrière le cliché. J’étais passée à travers le verre.
On était en plein été. « Tableaux vivants à la garden party du principal. Premier prix : Oberon, Titania et l’escorte des fées. 6 août 1904. »
Finalement, ce n’étaient pas des anges.
Dessous, écrits avec la même encre brune passée, des noms étaient énumérés : « rév. chanoine Murtagh-Smith, principal ; rév. J. R. Heckstall, vice-principal ; chanoine Youlgreave… ». C’est le nom suivant qui me sauta aux yeux :
« N. Martlesham. »
Dans ma hâte à retourner la photo, je heurtai mon verre. Des gouttes de gin tombèrent sur le cadre. C’était donc Nancy, la petite fille debout littéralement dans l’ombre de Francis. Que faisait une fillette de Swan Alley avec des ailes lui sortant des épaules à une fête du collège de théologie ?
Il y avait quelque chose d’autre, quelque chose dont la signification dérangeante m’apparut peu à peu. Je tendis la main vers mon verre. Au même moment, le téléphone se mit à sonner, dans les profondeurs de la maison.
Je sortis sur le palier et me penchai par-dessus la rampe. David alla répondre. La sonnerie s’arrêta et, quelques instants plus tard, David ressortit du bureau et m’appela doucement. Quand j’arrivai dans le vestibule, la porte du salon avait été refermée avec tact sur Janet et lui.
— Wendy chérie ! fit la voix désincarnée de Henry.
— Un personnage de Peter Pan.
C’était une vieille plaisanterie, qui datait de l’époque de nos fiançailles. Elle n’avait plus rien de drôle, mais était devenue pour nous une sorte de nourriture émotionnelle infantile, que l’un des deux sortait quand l’autre n’avait pas le moral, une façon de dire que tout allait bien et que certaines choses restaient immuables. Je ne sais pas ce qui m’avait pris de le dire, et si j’avais pu retirer ces paroles, je l’aurais fait. Henry leur prêta sans doute un sens qu’elles n’avaient pas.
— Comment vas-tu, ma chérie ? Tu as reçu mon colis ?
— Il est arrivé ce matin. Ecoute, il faut que je te voie. Tu peux venir en ville demain ?
— Super ! Viens plutôt ce soir. Je louerai une voiture et viendrai te chercher…
— Ce n’est pas ce que tu crois. Il y a plusieurs choses que je veux faire.
— Concernant ton ami Francis ?
— Oui. Le livre que tu m’as envoyé est très intéressant. Il n’est pas identique à celui que j’ai emprunté à la bibliothèque. Le titre diffère et il comprend un poème qu’on ne retrouve pas dans l’autre. Je viendrai par le même train… On peut se retrouver à Liverpool Street ?
— Bien sûr. Mais qu’est-ce que… ?
— Le plus important est de parler à Simon Martlesham. Il faudra donc aller au Blue Dahlia. Mais d’abord j’aimerais…
— Attends un peu. Pourquoi veux-tu revoir Martlesham ?
— Parce qu’il m’a raconté que le jour de son treizième anniversaire il se trouvait à bord de l’Hesperides au milieu de l’Atlantique.
— Qu’y a-t-il de mal à ça ?
— Il a dit que sa sœur Nancy était aussi du voyage et nous savons, par ce livre d’enfants que Francis avait l’intention de lui donner, que son anniversaire tombe en juillet.
— Et alors ?
— Je viens de trouver une photo qui montre Nancy sur la pelouse du collège de théologie. Elle est datée du 6 août. Pourquoi Simon a-t-il menti ? Et qu’est-il arrivé à Nancy ?