34
J’aimerais ne pas être allée à Londres ce vendredi-là.
Les cris commencèrent à se faire entendre un peu après six heures du matin. J’étais dans cet état pénible entre la veille et le sommeil et je crus d’abord qu’ils venaient de mon rêve. J’étais avec Simon Martlesham sur l’Hesperides ; il y avait des icebergs devant nous et tout le monde, lui compris, disait que nous allions faire naufrage, et je n’arrêtais pas de répéter que nous étions en juillet et qu’il ne pouvait pas y avoir d’icebergs à cette période de l’année.
Je sortis brusquement de mon rêve. J’avais mal dormi. « Trop excitée, pensai-je, et trop curieuse. » Il y avait aussi la question de Henry. Tout en étant impatiente de le voir, je répugnais à le faire.
Après une seconde ou deux, je me rendis compte que les cris ne venaient pas de mon rêve. Je sortis précipitamment de mon lit et enfilai ma robe de chambre. Je ne parvenais pas encore à distinguer les paroles ni qui criait. J’ouvris la porte et sortis sur le palier.
— Espèce de vieux saligaud ! (C’était la voix de David.) Retournez dans votre chambre et restez-y !
Un son plaintif, comme le vent dans la cheminée. M. Treevor ?
Un bruit de course, des pieds nus sur le linoléum, puis Janet disant :
— Que se passe-t-il ? Que se passe-t-il ?
Je m’arrêtai en haut de l’escalier. Elle n’avait sans doute pas envie que je descende maintenant.
— Qu’est-ce qu’il a fait ? demanda-t-elle.
— Dieu seul le sait, répondit David d’une voix rageuse. Il était dans le lit de Rosie. En train de la câliner !
— Il se sentait probablement seul, ou il avait froid. Tu sais combien il aime…
— Je ne veux plus discuter. Il faut qu’il s’en aille. Le son plaintif s’amplifia.
— David, je…
— La question est de savoir ce qui est le mieux pour lui et pour tous les autres dans cette maison. A terme, il est préférable pour tout le monde qu’il parte dans un établissement spécialisé.
— Qu’est-ce qui arrive ? gémit M. Treevor.
— Fermez-la et allez dans votre chambre ! rugit David.
La porte claqua.
— Tu ne peux pas faire ça, dit Janet.
— Ah non ? Et pourquoi pas ?
Je rentrai discrètement dans ma chambre et refermai la porte sans bruit. Je me mis au lit, allumai une cigarette et me dis que Janet aimait David. Si j’étais vraiment l’amie de Janet, je ne m’immiscerais pas entre elle et lui, aussi bien intentionnée que je puisse être. On est deux dans un couple, jamais trois. La veuve velue m’avait au moins appris ça.
Je ne sais pas ce qu’avait vraiment vu David. Jamais je n’ai osé le lui demander, ni alors ni plus tard. La possibilité qu’il y ait eu un contact sexuel entre M. Treevor et Rosie ne m’effleura l’esprit que beaucoup plus tard. A l’époque, je pensai seulement qu’il avait fait l’idiot d’une façon ou d’une autre, qu’il y avait là simplement la preuve qu’il était retombé en enfance encore un peu plus.
Mais si cela était arrivé aujourd’hui, plus de quarante ans plus tard, j’aurais automatiquement donné une interprétation sexuelle à l’événement. A tort ou à raison, c’est une autre question. Je ne sais absolument pas ce qui s’est passé dans la chambre de Rosie.
Je fis donc semblant de ne rien avoir entendu. C’était le comportement d’une personne lâche, mais également celui d’une invitée bien élevée, et même d’une amie fidèle. J’étais tout cela, bien que d’ordinaire pas en même temps. Je restai au lit jusqu’à ce que mon réveil sonne. Lorsque je descendis au rez-de-chaussée, seules Janet et Rosie étaient à la cuisine.
— Tu as bien dormi ? demanda Janet.
— Comme un plomb, merci. Et toi ?
— Pas mal. (Janet tapota son ventre.) J’ai eu un peu envie de vomir, mais ça a passé. Contrairement à hier. Je me demande si c’est un signe d’amélioration ou non.
— David n’est pas encore descendu ?
— Il s’est levé tôt. Il avait un travail à faire au collège. Ensuite, il a rendez-vous avec l’architecte du diocèse.
— Que de soucis en ce moment, dis-je.
— J’espère qu’il va en sortir quelque chose. David a déjà tâté le terrain.
Le petit déjeuner se déroula comme d’habitude. Janet monta un plateau à son père. Elle me demanda si je voulais emporter des sandwiches pour le voyage et me chargea de transmettre ses amitiés à Henry. Elle évita soigneusement de dire quoi que ce soit que j’aurais pu interpréter comme l’espoir de nous voir renouer. Et j’évitai soigneusement de parler des cris entendus un peu plus tôt. Dans notre amitié, l’important était aussi bien ce que nous nous disions que ce que nous ne nous disions pas.
— Ma virée à Londres n’a rien d’urgent, dis-je en faisant la vaisselle. Peut-être ferais-je mieux d’y aller la semaine prochaine. Le temps n’est pas mauvais et je pourrais te donner un coup de main au jardin…
— Le jardin peut attendre. Va à Londres et amuse-toi. A propos, tu as averti le chanoine Hudson ?
— Non, pas encore. Je lui téléphonerai après le petit déjeuner. Mais je me demande vraiment si je ne ferais pas mieux de tondre la pelouse plutôt que d’aller là-bas…
Janet jeta un coup d’œil par le soupirail de la cuisine. Si on se penchait assez, on apercevait un rectangle de ciel au-dessus des toits des maisons, de l’autre côté de la grand-rue.
— De toute façon, je crois qu’il va pleuvoir. Il n’y a aucune raison que tu restes là.
— Alors laisse-moi conduire Rosie à l’école avant que je parte. J’ai tout le temps.
Elle accepta, disant qu’elle était un peu fatiguée. Je me demande maintenant si elle ne me connaissait pas mieux que je ne me connaissais et si elle ne me laissait pas emmener Rosie à l’école pour apaiser ma conscience.
A mon retour, j’appelai Simon Martlesham et pris rendez-vous avec lui au Blue Dahlia à deux heures et demie. Il ne montra aucun signe de surprise. Quand il me demanda pourquoi je voulais le voir, je lui répondis que j’avais trouvé quelque chose concernant sa sœur qui l’intéresserait et raccrochai. Je savais que c’était un peu mélodramatique, mais j’avais le sentiment que Simon Martlesham s’était payé ma tête et que maintenant c’était mon tour de lui rendre la monnaie de sa pièce.
J’empruntai un porte-musique à Janet pour y ranger la photo et les deux livres, Les Langues des anges et La Voix des anges. Dans le train, je relus les poèmes, mais plus je les lisais, moins je les comprenais. A un certain moment, je me persuadai que « L’office des morts » était un jeu de mots, désignant à la fois le service funèbre pour les défunts et le travail accompli par les morts pour les vivants. Cependant, si Francis était non seulement mentalement déséquilibré mais aussi opiomane, il était tout à fait possible que le poème n’ait réellement aucun sens.
Le voyage en train passa rapidement. Aller à Londres prenait déjà des allures de routine, et en plus de routine agréable. Quoi que je décide de faire avec Henry, il était certain que la vie en dehors de Rosington redevenait pour moi une possibilité.
Henry m’attendait au portillon, ce qui me surprit car la ponctualité n’était pas son fort. Il me prit le bras et insista pour porter le porte-musique.
— Qu’est-ce que tu veux faire ? demanda-t-il. Boire un café ?
— J’aimerais aller à la Church Empire Society.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
Nous nous arrêtâmes pour laisser passer un porteur qui poussait un diable.
— L’organisme qui a envoyé Simon Martlesham à Toronto avec un coup de pouce de Francis Youlgreave. D’après lui, sa sœur a été recueillie dans l’un des orphelinats de l’association.
— On ne peut pas les appeler ?
J’avais cherché la Church Empire Society dans l’exemplaire de l’Annuaire du clergé de Crockford que David avait en sa possession. Il y avait une adresse à Westminster, mais pas de numéro de téléphone.
— Je crois qu’il vaut mieux y aller. Je lui souris.) J’ai pensé que tu te plairais dans le rôle du parent essayant de retrouver un oncle et une tante depuis longtemps perdus de vue.
Il me rendit mon sourire.
— Et toi, quel rôle joueras-tu ?
— Je serai ta petite femme, bien sûr. Cédant à contrecœur aux caprices de son mari.
— Ça me va.
Nos regards se croisèrent à nouveau, mais cette fois-ci aucun de nous ne sourit. Nous prîmes un taxi à la gare.
— Je suis allé à Senate House hier, dit Henry comme nous arrivions à Blackfriars.
— Senate House ?
— C’est la bibliothèque de l’université de Londres à Bloomsbury. Je voulais voir si je pouvais trouver quelque chose sur Isabella de Roth. En vain.
— Ça ne me surprend pas. C’est probablement l’une des inventions de Francis.
— Mais j’ai trouvé quelque chose qui pourrait se rapporter à ton histoire dans Les Précurseurs anglais du protestantisme à la fin du Moyen Age. (Il me regarda d’un air avantageux.) De Murtagh-Smith et Babcock, Londres, 1898. Peut-être devrais-je renoncer à l’enseignement pour me lancer dans des recherches éru…
— Attends. Quel est le nom du premier auteur ? Son sourire s’évanouit.
— Murtagh-Smith. Ça te dit quelque chose ?
— C’était le principal du collège de théologie du temps de Youlgreave. Et alors, que dit-il ?
— Pas grand-chose d’utile, je le crains. Apparemment, à la fin du XIVe siècle, le mouvement lollard a tenté de réformer l’Eglise. Ils avaient des tas d’idées révolutionnaires. Ils pensaient que l’on devait lire la Bible dans sa propre langue et que la guerre n’était pas chrétienne. Oh, et ils n’aimaient pas le pape. Ils estimaient que tout chrétien était fondé à découvrir ce qu’il croyait vraiment en lisant et méditant la Bible. D’après Murtagh-Smith et son collègue, les révoltes paysannes avaient un lien avec les lollards. Les autorités ne les appréciaient pas, évidemment, et en 1401 elles édictèrent une loi autorisant à brûler les hérétiques.
— Eh bien, jusque-là, ça colle. Mais les lollards étaient-ils en faveur des femmes prêtres ?
— J’en doute. Mais ils n’approuvaient pas le célibat des prêtres. (Il me fit un grand sourire.) Selon eux, il suscitait des appétits contre nature. Murtagh-Smith affirme que plusieurs personnes furent brûlées sur le bûcher à Rosington pour avoir prêché les hérésies des lollards.
— Quand ?
— En 1402.
— La même date… Mais rien sur les femmes prêtres ? Il secoua la tête.
— C’était peut-être une autre des petites idées de Francis. Une légère modification de l’histoire. Après tout, c’est ça la licence poétique. (Il changea brusquement de sujet :) Tu crois que c’est une bonne idée d’aller au siège de cette société ? Qu’essaies-tu de prouver ?
— Que Simon Martlesham a menti.
— Il a pu se tromper. Et puis, pourquoi remuer le passé ? Ça ne sera plus utile à personne.
Je ne répondis pas. Je regardais par la portière. Nous étions maintenant le long de la Tamise, sur le quai Victoria, et Big Ben se dressait devant nous. Comment expliquer à Henry que lorsque tout allait de travers Francis m’avait servi de bouée de sauvetage en piquant ma curiosité ? Et puis, j’éprouvais pour Francis le sentiment que j’avais eu pour Janet au cours de nos années à Hillgard House. Il était sans défense et j’avais envie de le protéger.
— Excuse-moi, dit le nouvel Henry amendé. Je ne veux pas fourrer mon nez partout. Ça ne me regarde pas.
La Church Empire Society occupait une petite maison minable dans une rue adjacente à Horseferry Road. Deux poubelles et une bicyclette trônaient dans ce qui avait été un jardinet de devant. Je sonnai et, quelques instants plus tard, une dame en tweed, grande et très maigre, le nez et le menton pointus encadrés par des joues gonflées comme par des bonbons mangés en cachette, vint ouvrir.
Henry ôta son chapeau.
— Bonjour, madame. Désolé de vous déranger. Peut-être pourrez-vous nous aider…
Soudain, et de manière inattendue, Henry et moi faisions de nouveau équipe, exactement comme naguère avec ses clients. Ma partie se limitait à peu de chose car Henry se chargeait pour l’essentiel du texte. J’étais confinée dans le rôle de l’épouse renfrognée, qui trouvait stupide que son mari perde tant de temps à effectuer des recherches sur la brebis galeuse de la famille. Il avait donc doublement droit à la sympathie de la dame en tweed.
C’était la seule employée permanente de la société ; elle s’appelait Mlle Hermione Findhorn. Son bureau occupait la pièce de devant du rez-de-chaussée. Elle devait faire dans les deux mètres carrés, et il y avait tout juste assez de place pour deux personnes. C’était dû en partie au fait que le bureau, et, pour autant que je pus en juger, tout le reste de la maison, était plein de meubles et de tableaux gigantesques.
— Je suis terriblement désolée, monsieur Appleyard, mais le problème est que nous avons été bombardés, dit Mlle Findhorn d’une voix qui semblait sortir de son nez. Nous occupions des locaux beaucoup plus spacieux dans Horseferry Road. Nous avons réussi à sauver une part importante du mobilier, comme vous le voyez, dit-elle en montrant la pièce et la maison d’un geste ample de sa main gercée aux ongles rongés. Mais hélas, nos archives étaient entreposées au grenier et nous n’en avons rien récupéré.
Henry insista. Mlle Findhorn dit qu’il était parfaitement possible que la société ait arrangé le passage de deux orphelins à Toronto en 1904. A l’époque, ils enseignaient des métiers utiles à des jeunes gens. Ils avaient en fait entretenu un orphelinat à Toronto, qui avait été malheureusement fermé dans les années vingt. Mais ils avaient réussi à sauver un album dans lequel la société gardait des coupures de journaux et autres documents qui témoignaient de ses réalisations. Mlle Findhorn sortit un grand volume relié pleine peau correspondant à l’année 1904. Henry et elle tournèrent les pages. Je savais à la façon dont il se tenait qu’il ne trouvait rien, que c’était une perte de temps. Puis il se raidit et montra une coupure de presse. Je tendis le cou pour voir ce qu’il regardait. Un nom me sauta aux yeux. Sir Charles Youlgreave, baronnet.
— Il y avait quelqu’un de ce nom-là à Rosington, dit-il comme en passant. Un chanoine Youlgreave, je crois. Je me demande s’ils étaient apparentés…
— C’est tout à fait possible, dit Mlle Findhorn en inclinant ses lunettes pour lire l’article. Sir Charles faisait partie de notre comité de gestion. Les membres y siègent d’ordinaire pour trois ans et je crois qu’en ce temps-là ils s’intéressaient personnellement aux jeunes gens qu’ils aidaient. Peut-être le chanoine Youlgreave avait-il recommandé votre oncle et votre tante.
— C’est fort probable, dit Henry.
Nous prîmes congé et trouvâmes un autre taxi dans Horseferry Road. Henry proposa d’aller déjeuner au Ritz, mais je ne le laissai pas faire. Nous allâmes finalement dans une gargote près du Strand, un endroit sombre, bas de plafond, divisé en deux alcôves en bois où l’on pouvait jouir d’une certaine intimité. Nous y arrivâmes avant une heure, ce qui nous permit de trouver une table tranquille sans difficulté.
— Tu continues à flanquer ton argent par les fenêtres au Brown’s Hôtel ? demandai-je.
— Je le quitte aujourd’hui, répondit Henry en m’offrant une cigarette. Je vais trouver un petit hôtel sympa dont la patronne me dorlotera. (Il se pencha avec son briquet.) Tu as mis ton alliance aujourd’hui.
— C’était nécessaire, devant Mlle Findhorn. Nous étions censés être mari et femme.
— Nous le sommes toujours. As-tu encaissé le chèque ?
— Non.
— Pourquoi ?
— Je ne suis pas certaine de vouloir le faire.
— Mais il s’agit de dix mille livres ! Où l’as-tu mis ?
— Dans ma table de nuit.
Avec un brin de lavande dessus pour qu’il sente bon.
— Ecoute, Wendy, mieux vaut que tu aies cet argent par-devers toi. Ça m’évitera de le dépenser. Et puis, c’est normal que tu l’aies.
— Je croyais que tu voulais prendre une participation dans cette école privée…
— Je le veux toujours. Les choses avancent. Mais si je disposais de cet argent supplémentaire, je me connais, je le dépenserais aussi sec…
— Je vais y réfléchir, dis-je en lui souriant.
— Tu as changé.
— Et à quoi crois-tu que cela tient ?
Nous étions soudain au bord d’une querelle dont aucun des deux ne voulait. Il avait dû le sentir lui aussi, car il me posa à brûle-pourpoint une question sur Janet et David. Je lui parlai de la Dark Hostelry, de l’effondrement des espérances de David concernant le collège de théologie et du comportement bizarre de M. Treevor.
Je lui montrai ensuite les deux recueils de poèmes, les Langues et la Voix, et aussi la photo. Henry lut « L’office des morts » tout en mettant à mal une tourte à la viande de bœuf et aux rognons.
— En un sens, c’est le christianisme qui perd les pédales, dit-il en se redressant et s’essuyant la bouche avec sa serviette. Tu manges le corps et le sang et, en retour, tu obtiens la vie étemelle. (Il jeta un coup d’œil au livre ouvert.) Le secret de l’éternelle jeunesse ou quelque chose comme ça. Difficile de savoir exactement ce qu’il veut dire. (Il tourna la page.) Et qu’est-ce que c’est que cette histoire d’ange assis sur son épaule qui lui dicte ce qu’il doit écrire ? Il donne l’impression d’avoir son ange du Seigneur personnel. Il devait être complètement tombé sur la tête.
— Je ne sais pas. De toute évidence, il était un peu excentrique…
— On peut le dire comme ça.
— Mais tu ne peux nier qu’il a fait beaucoup de bien. Certaines de ses idées étaient seulement un peu en avance sur son temps,
— Et sur le nôtre, renchérit Henry. J’imagine ce que pense David des femmes prêtres…
— Ce qui me tracasse, c’est la fillette, dis-je en montrant la petite silhouette près de Francis. Qu’est-elle devenue ? Pourquoi Martlesham ment-il quand il parle d’elle ?
— Il y a probablement une explication parfaitement innocente. Et puis, il a pu se tromper.
— Se tromper à propos de quelque chose comme ça, le fait que sa sœur ait fait le voyage au Canada avec lui ?
— Ça s’est passé il y a plus de cinquante ans, Wendy. Et n’oublie pas que depuis il a eu une attaque.
Henry commanda deux autres bières et d’un commun accord nous parlâmes d’autre chose, surtout de ses projets concernant Veedon Hall. Nous éludâmes tous deux le rôle que j’étais appelée à y jouer, si tant est que j’en aie eu un. A deux heures dix, nous retournâmes au Strand et prîmes un taxi pour le Blue Dahlia Café.
Au moment où la voiture s’arrêtait devant, Henry me toucha le bras.
— Regarde !
Je suivis la direction de son doigt. Plusieurs personnes descendaient Fetter Passage, mais je n’en reconnus aucune.
— Au bout de la rue, dit Henry. Il vient de tourner le coin.
— Qui était-ce ?
— Munro. J’en suis certain.
— Qu’est-ce que tu en penses ? reprit Henry quand nous nous retrouvâmes sur le trottoir après avoir payé le taxi. Tu crois que Martlesham a chargé Munro de nous suivre après notre rendez-vous ?
Je secouai la tête.
— Il est plus probable qu’il nous suivait déjà.
— Mais comment ?
— Si Martlesham lui a dit que je venais lui rendre visite cet après-midi, il ne restait plus à Munro qu’à se rendre à Liverpool Street et à surveiller les trains en provenance de Rosington.
Fetter Passage était très calme après l’agitation de Holbom. Mais quelqu’un nous observait-il, Munro ou un de ses collègues ? Je jetai un coup d’œil aux fenêtres au-dessus du café en me demandant laquelle était celle de l’appartement de Martlesham.
— En ce cas, il est au courant, pour la Church Empire Society.
— Il était peut-être même au restaurant. S’il était assis dans l’alcôve voisine, il a pu entendre ce que nous disions.
— On ne peut plus rien y faire. (Il jeta un coup d’œil sur les maisons de la rue.) Ça fait un peu zone, dis donc.
— Pas autant que Swan Alley.
J’ouvris la porte du café. Les rubans de plastique se balançaient comme des algues devant l’entrée de l’arrière-salle. Nous arrivions pendant l’heure creuse entre le déjeuner et le thé, et il y avait peu de clients. La femme au visage lugubre coupait du pain au comptoir. Elle ne leva pas les yeux à notre entrée.
— Je viens voir M. Martlesham, lui dis-je.
— Je vais dire au patron que vous êtes là.
Sans me regarder, elle posa son couteau et passa dans l’arrière-salle en traînant les pieds. Quelques instants plus tard, elle écarta le rideau de rubans et nous fit signe de venir.
Nous nous retrouvâmes dans une petite pièce où l’on servait à manger. Face à nous, une porte ouvrait sur la cuisine. Elle montra du geste une autre porte sur la gauche.
— Frappez, commanda-t-elle.
Je toquai à la porte et entendis Martlesham qui nous disait d’entrer.
La pièce était aménagée en bureau, avec ce qui ressemblait à des meubles du ministère de la Guerre mis au rebut. Martlesham était assis derrière une table face à nous. Derrière lui, une fenêtre ouverte donnait sur une cour encombrée de bicyclettes et de poubelles. Il ne se leva pas et regarda Henry derrière moi.
— Qui est-ce ? demanda-t-il.
— Mon mari, Henry Appleyard. Henry, voici M. Martlesham.
Henry lui sourit et tendit la main par-dessus le bureau. Martlesham la serra le plus brièvement possible.
— Vous m’excuserez si je ne me lève pas. Asseyez-vous, je vous en prie.
Je choisis une chaise dure face au bureau. J’avais l’impression de passer un interrogatoire.
— Vous êtes propriétaire du café ? demandai-je.
— Je suis propriétaire de toute la rangée de maisons, répondit-il d’un ton las, comme si le fait d’être à la tête de ce patrimoine l’ennuyait.
J’entendis Henry aspirer son souffle à côté de moi.
— Ça doit vous donner beaucoup de travail, dis-je. Pas formidable, mais c’était la première pensée qui m’était venue à l’esprit.
— Pas vraiment. J’ai quelqu’un qui s’occupe des détails. C’est un investissement à long terme.
— Vous projetez de construire ? demanda Henry.
— Oui. Tous les occupants sont là à titre précaire, sauf un ou deux qui ont des baux, au bout de la rue. J’attends qu’ils meurent ou déménagent. (Il nous gratifia d’un sourire mi-figue mi-raisin.) Et ils attendent probablement que je fasse la même chose.
Une cendre était tombée sur le poignet gauche, blanc immaculé, de sa chemise. Il posa sa cigarette et l’essuya soigneusement. Il avait une pochette repassée de frais dans la poche de poitrine de sa veste et ses mains étaient manucurées. Je me demandai qui s’occupait de son apparence maintenant que Vera était morte. Peut-être avait-il projeté de faire de Fetter Passage une source de revenus pour leurs vieux jours. Pour la première fois, il me vint à l’esprit que le décès de Vera pouvait être lié au fait qu’il ait engagé Munro. Peut-être cherchait-il à savoir s’il lui restait des parents. Il n’est pas facile de vivre seul. J’étais bien placée pour le savoir.
— Pourquoi vouliez-vous me voir ?
— A propos de Nancy, répondis-je. Je me demandais si elle se souviendrait du chanoine Youlgreave.
Il haussa les épaules.
— C’est fort possible. Mais il vous faudra d’abord la trouver.
— Vous n’avez pas son adresse ? Il secoua la tête.
— Je vous l’ai dit, elle a été adoptée dès notre arrivée à Toronto. Ses parents adoptifs partaient s’installer aux Etats-Unis, et la dame de l’orphelinat disait que mieux valait pour elle qu’elle coupe les ponts avec son ancienne vie.
— Ça a dû être terrible pour tous les deux.
Ses lourdes paupières tombèrent sur ses yeux sombres.
— Ce n’était pas pire que Swan Alley, madame Appleyard, vous pouvez me croire. Elle allait habiter dans une bonne maison, avec des gens bien. J’avais un travail, un endroit où vivre et des perspectives d’avenir. De toute façon, on ne nous laissa guère le temps de penser à ça. Je l’ai peut-être vue deux fois au cours des six semaines qui ont suivi l’arrivée de l’Hesperides, et puis c’est tout.
— C’est dommage, dis-je.
— Pourquoi ?
— Parce que si vous aviez eu son adresse, elle aurait peut-être été en mesure de nous expliquer cela… (Je posai le porte-musique sur le bureau et en sortis la photo, que je posai devant lui sur son sous-main impeccable.) Mais peut-être pourrez-vous le faire à sa place ?
Il mit lentement ses lunettes et fixa la photo pendant ce qui parut être de longues minutes. Il ne changea pas d’expression. Henry farfouilla dans sa poche et quelques instants plus tard alluma une cigarette. Comme si la flamme de l’allumette avait été un signal, Martlesham leva la tête et porta son regard vers moi.
— Et alors ?
— Je me demandais si vous reconnaîtriez ?
— L’endroit ? Non.
— C’est le collège de théologie de Rosington. La pelouse à l’arrière de la bâtisse.
— C’est très possible. Je n’y suis jamais allé. C’était cette construction en brique près de la Porta ?
— Vous reconnaissez quelqu’un ?
— Le chanoine Youlgreave, bien sûr. Et je crois que cet homme, là, le vieil ecclésiastique, était un autre chanoine. Certaines dames ne me sont pas inconnues, mais je serais incapable de mettre un nom sur leur visage. Plus maintenant.
— Et les enfants ?
Pour la première fois, il y eut comme une ombre de colère dans ses yeux sombres.
— Pourquoi me demandez-vous ça ?
— Regardez la fillette à côté du chanoine Youlgreave, dis-je.
Ses yeux se tournèrent vers la photo, puis de nouveau vers moi. Il resta coi.
— Est-ce votre sœur ?
— Ça se pourrait. (Il parlait comme s’il lâchait les mots laborieusement, un à un.) C’est difficile à dire.
— Elle est déguisée, monsieur Martlesham. On dirait une paire d’ailes. Cela ne vous rappelle rien ?
— Ils étaient peut-être en train de jouer une pièce de théâtre. Le chanoine Youlgreave était un poète, il se lançait sans cesse dans des activités artistiques. C’était peut-être pas une pièce… de la danse ou quelque chose comme ça, et il leur fallait une petite fille…
— D’après ce qui est écrit au dos de la photo, c’est votre sœur.
Il me regarda comme si je l’avais piqué. Puis, maladroitement, avec son unique main valide, il retourna la photo et lut la rangée de noms.
— Vous saviez donc que c’était Nancy, madame Appleyard, dit-il en me lançant un regard mauvais, qui me rendit soudain contente d’avoir Henry à mes côtés. Pourquoi venir me harceler avec ça ?
— A cause de la date, là, au-dessus… (Je lui laissai le temps de bien la regarder avant de poursuivre :) Votre anniversaire tombe le 17 juillet. Selon vous, à cette date, votre sœur et vous étiez au milieu de l’Atlantique, sur l’Hesperides. Que faisait-elle alors avec des ailes collées dans le dos sur la pelouse du collège de théologie, plus de deux semaines plus tard ?
Martlesham ôta ses lunettes, les plia et les remit dans leur étui. Ensuite seulement, il me regarda.
— J’ai dû me tromper de date.
— C’est facile à vérifier, dit Henry à brûle-pourpoint.
La date de départ du bateau devait être dans les journaux.
Martlesham l’ignora.
— Ou celui qui a noté les noms au dos de la photo s’est trompé. C’est pas plus compliqué que ça. Ou bien il n’a pas mis la bonne date.
— Ça ne me semble guère probable, monsieur Martlesham. Vous croyez que c’est Nancy et il y a beaucoup de gens à Rosington à qui nous pouvons poser la question, des gens qui se rappelleront comment elle était à l’époque. A commencer par Mme Elstree, Et j’imagine que l’on peut aussi vérifier, si besoin est, la date à laquelle a eu lieu la garden party du principal.
Martlesham soupira et prit son étui à cigarettes.
— Je pourrais vous demander de vous en aller, dit-il à voix basse, presque comme s’il se parlait à lui-même.
— Votre détective privé pourrait alors nous suivre et voir ce que nous faisons ensuite.
— De qui parlez-vous ?
— Harold Munro, ex-inspecteur de la police métropolitaine.
— Jamais entendu parler de lui.
— Qui d’autre aurait pu se donner la peine de l’engager ?
— Pourquoi le ferais-je, moi ? (Il tapota une cigarette sur l’étui et la porta à sa bouche.) Et qu’est-ce qu’il a fait ?
— Il s’est rendu plusieurs fois à Rosington ces dernières semaines. Il a dérobé des coupures de presse concernant Francis Youlgreave dans les archives du Rosington Observer. Il a emprunté un livre dudit Youlgreave à la bibliothèque municipale. Il a essayé d’interroger plusieurs personnes, y compris Mme Elstree, et a failli faire mourir de peur une vieille dame. On l’a vu surveiller la Dark Hostelry, et il est même possible qu’il se soit introduit dans la maison. Il m’a suivie après notre rendez-vous de lundi et il a un bureau à Holborn. Mon mari l’a vu il y a dix minutes à l’autre bout de Fetter Passage.
— Très mystérieux, madame Appleyard. Il semble que cela concerne la police, surtout si vous croyez que cet homme s’est introduit à la Dark Hostelry.
Je ramassai la photo et la rangeai dans le porte-musique. Au moment où je la pris, sa main eut un petit mouvement et je me demandai un instant s’il n’allait pas m’empêcher de l’emporter.
— Qu’en penseriez-vous si vous étiez à notre place, monsieur Martlesham ? dit Henry.
— Qu’il est grand temps d’arrêter de fourrer mon nez dans les affaires des autres.
— Vous n’avez pas d’enfants, n’est-ce pas ? Martlesham secoua la tête.
— Et Wendy m’a dit que votre femme vient de mourir, continua Henry. Ce serait très naturel que vous ayez envie de retrouver des membres de votre famille.
— Ce n’est pas ce que je fais. A quoi cela servirait-il ?
— Il me semble que la réponse coule de source, dit gentiment Henry. Ce n’est pas très drôle d’être seul.
Martlesham tripota son briquet, puis me regarda et soupira.
— Vous vous trompez complètement. Je n’ai aucune raison de cacher plus longtemps la vérité. Je ne veux pas retrouver Nancy maintenant pour la même raison que je n’ai pas voulu le faire quand je suis rentré en Angleterre, en 1917. Le fin mot de l’histoire, c’est que je ne veux pas la gêner.
— La gêner ? répétai-je. Je ne comprends pas. Sa bouche se tordit.
— La dernière chose qu’elle m’a dite, c’est : « Tu m’as vendue. Je te déteste. »
— A l’orphelinat ?
— Il n’y a jamais eu d’orphelinat, madame Appleyard.
Et elle n’est pas venue au Canada. Elle est restée ici. C’est pour ça qu’elle est sur la photo.
Il alluma une cigarette et aspira furieusement la fumée, qui tournoya au-dessus du bureau, poussée par un courant d’air de la fenêtre. Je reniflai.
Du tabac de Virginie. Pas du tabac turc.