36
Le bébé ne fut pas seul à mourir.
La fausse couche de Janet a été le moment décisif de toute l’histoire. Jusque-là, je n’avais guère songé aux fausses couches. C’était quelque chose qui arrivait dans les pages des livres d’histoire, aux reines dont les maris étaient en mal d’héritier. Ou à des personnages de roman. Ou encore à des petites femmes tranquilles que je ne connaissais pas très bien parce qu’elles ne sortaient pas beaucoup. Une fausse couche, c’était un coup de malchance pour toutes celles à qui cela arrivait, supposais-je dans la mesure où il m’arrivait d’y penser, mais sûrement pas la fin du monde.
C’était un jour ou deux avant que j’apprenne toute l’histoire. Le matin, après mon départ pour Londres, Janet avait fini le ménage avant d’aller au jardin pour tondre la pelouse. Les douleurs commencèrent à l’heure du thé. Elles devinrent de plus en plus fortes en début de soirée. David était en retard ; Rosie et M. Treevor réclamaient à manger et de l’attention, et je n’étais pas là pour partager son fardeau. Janet avait envie de s’asseoir pour se reposer un moment, mais chaque fois qu’elle était sur le point de le faire, il y avait une nouvelle exigence à satisfaire.
— De toute façon, je croyais que j’avais seulement quelques élancements, gémit-elle quand j’allai la voir à l’hôpital le lendemain matin. C’est comme les règles… tu prends ton mal en patience et, tôt ou tard, ça s’arrête. Mais cette fois-ci, ça ne s’est pas arrêté et ça n’a fait qu’empirer…
Janet était allée aux toilettes et c’est là qu’elle s’était rendu compte que ça n’allait pas du tout. Même alors, elle n’avait pas téléphoné à David. Mais elle avait appelé le cabinet du médecin et avait réussi à attraper Flaxman au moment où il s’apprêtait à rentrer chez lui. C’était le seul moment de chance qu’elle avait eu ce jour-là.
— Tout est de ma faute, me dit-elle à l’hôpital. Je l’ai tué.
— C’est absurde, fis-je d’un ton embarrassé. Ce n’est pas de ta faute. Et, d’une certaine façon, ce n’était pas encore un vrai bébé. Tu ne sais même pas si c’était un garçon.
— Bien sûr que si, c’était un vrai bébé ! rétorqua-t-elle d’une voix rageuse. Et je sais que c’était un garçon. Je l’ai toujours su. Il allait s’appeler Michael. Michael.
Pendant quelques instants, elle me fixa comme si elle avait eu envie de m’étrangler, puis elle se remit à pleurer et me tendit les bras pour que je la réconforte.
Un peu plus tard, elle me rapporta ce que Flaxman lui avait dit quand il lui avait rendu visite un peu plus tôt dans la matinée.
— Il m’a dit de ne plus y penser et de retomber enceinte. Qu’est-ce qu’il en sait ? Il disait cela comme si on m’avait arraché une dent et qu’une autre allait pousser à la place.
J’eus beau lui répéter de ne pas dire de bêtises, que personne n’était à blâmer pour cette fausse couche, elle eut beau en convenir maintes et maintes fois, elle avait toujours le sentiment qu’elle en était responsable, sur un certain plan où je n’arrivais pas à la rejoindre. A la fin, plus personne ne put l’y rejoindre.
Pendant ce temps-là, je dois avouer que je m’amusais assez. J’avais l’agréable sentiment que les autres me trouvaient à la hauteur de la situation. J’essayais de consoler Janet. Je m’occupais de Rosie et de M. Treevor, dont les besoins étaient presque identiques. Je tenais tant bien que mal la Dark Hostelry. Et j’écoutais David quand il avait besoin de parler.
— J’ai reçu un mot de l’évêque cet après-midi, m’annonça-t-il le samedi soir. Il demandait des nouvelles de Janet. Il a dit aussi qu’une cure allait être vacante à la fin de l’été. Il m’a demandé si ça m’intéressait.
— Où est-ce ?
— Tattisham et Ditchford. C’est à une trentaine de miles d’ici. Près de Wisbech.
— Au fin fond des plaines marécageuses ? Il acquiesça.
— On ne peut guère trouver de coin plus perdu. Ça ne semble pas facile, financièrement non plus : le traitement n’a rien d’exceptionnel et il faut avoir une voiture. Je ne sais pas comment Janet s’en sortirait. Elle n’aurait personne à qui parler.
« Lui non plus n’aurait personne à qui parler, pensai-je, alors qu’il fait partie de ces gens qui, où qu’ils vivent, ne quittent jamais vraiment l’université. »
— Peut-être que le changement lui plairait quand même, poursuivit-il. L’occasion de prendre un nouveau départ. Comment trouves-tu Rosie ? Tout cela doit être très perturbant pour elle…
— Ça va, répondis-je avec l’assurance de ceux qui n’ont pas d’enfant. Elle est encore toute petite, et à cet âge les enfants sont égocentriques.
— Elle est au courant à propos du bébé ?
— Je lui ai dit que sa mère devait aller à l’hôpital et que, finalement, elle n’allait pas avoir de bébé.
— Comment elle a pris ça ?
— Comme si de rien n’était.
C’était tout à fait vrai. Quand j’avais annoncé la nouvelle à Rosie, elle m’avait souri et dit : « Très bien. » Je pensais que David aurait trouvé cela affligeant. Maintenant que je suis vieille et que les temps ont changé, je vois les choses d’un autre œil. Je trouve un peu ridicule que Janet et moi, deux femmes adultes, ayons consacré tant de temps et d’efforts à nous soucier des sentiments de David. Nous le traitions comme s’il avait eu le cœur aussi fragile qu’une coquille d’œuf.
Janet rentra à la maison le dimanche matin, avec la consigne de se reposer le plus possible pendant quelques jours. Elle était très faible et particulièrement déprimée. Flaxman nous dit que le mieux à faire était d’essayer de l’égayer. David et moi nous associâmes à ce projet. Je crois que c’est le pire que nous ayons pu faire. Chaque fois que Flaxman, quand ce n’était pas David, déclarait « Ne vous en faites pas, Janet, vous n’allez pas tarder à vous remettre. Ensuite, vous pourrez avoir un autre bébé », il lui disait en fait qu’elle n’avait pas le droit de pleurer celui qu’elle venait de perdre. Personne d’autre ne le pleurait vraiment. Nous étions d’une humeur impitoyablement enjouée. Janet devait donc ravaler son chagrin et, quand il ne peut sortir, le chagrin se fait plus violent.
Un dimanche après-midi, Janet me dit :
— Je me fais du souci pour David.
— A cause de Tattisham et Ditchford ? Elle secoua la tête.
— Parce que je suis malade, je ne serai pas capable de… enfin, il faudra qu’il s’en passe pendant un certain temps.
— Je suis certaine qu’il s’en remettra.
Dire « faire l’amour » nous eût écorché les oreilles.
— Ce n’est pas pareil pour les hommes, j’imagine.
— Possible, dis-je tout en me demandant si Henry arrivait à s’en passer en ce moment et pourquoi il ne m’avait pas téléphoné.
J’avais essayé de l’appeler au Brown’s le samedi, mais il avait déjà payé sa note et quitté l’hôtel. Il n’avait pas laissé sa nouvelle adresse. Peut-être en avait-il assez de moi.
Ce dimanche-là, les choses allèrent de mal en pis. M. Treevor partit se coucher tôt, Janet dîna au lit ; David et moi prîmes notre repas dans la cuisine. David monta ensuite chercher le plateau de Janet. Je le suivis quelques instants plus tard, car il avait oublié de lui apporter son café. Je trouvai David faisant traverser le palier à un M. Treevor geignard. Le vieux monsieur n’avait pas son dentier et son visage s’était recroquevillé sur lui-même.
— Que se passe-t-il ?
— Il était encore dans la chambre de Rosie, répondit David en me lançant un regard noir comme si c’était de ma faute. Je ne tolère pas ça.
M. Treevor se jeta soudain à genoux et étreignit les jambes de David.
— Ne me mettez pas dehors, pleurnicha-t-il. Ne m’envoyez pas dans une maison de santé…
J’essayai de l’aider à se relever, mais il se cramponnait aux jambes de David.
— Allons, monsieur Treevor, l’exhortai-je. Pourquoi ne retournez-vous pas dans votre lit ? Je vous apporterai une bonne bouillotte et une tasse de chocolat chaud.
— Ne me mettez pas dehors !
Je remarquai que Rosie regardait depuis la porte de sa chambre. Janet n’allait peut-être pas tarder à apparaître.
Le visage blanc, David se pencha, saisit les poignets de M. Treevor et l’obligea à le lâcher. Il le releva. Les yeux de David étaient si brillants que j’eus l’impression que ce n’était pas lui qui regardait à travers eux mais quelqu’un d’autre.
— Retournez dans votre chambre, vous avez causé assez d’ennuis comme ça, dit-il doucement en serrant les frêles poignets du vieillard jusqu’à ce qu’il se mette à glapir.
Il poussa M. Treevor, qui serait tombé si je ne l’avais pas retenu. Il regarda David comme s’il voyait son gendre pour la première fois, ce qui en un sens était vrai.
— J’aimerais être mort, dit-il. Tuez-moi, je vous en prie. Je ne veux plus vivre.
— Mais si, dis-je vivement en le prenant par le bras pour l’entraîner vers sa chambre. Nous vous aimons tous beaucoup, monsieur Treevor, mais nous sommes un peu contrariés parce que Janet ne va pas bien. Tout ira mieux demain matin.
Il cessa soudain d’opposer une résistance. Je le conduisis dans sa chambre. Il se laissa mettre au lit et je le bordai.
— Bonne nuit, dis-je. Ne ressortez pas de votre lit. Je reviendrai bientôt vous voir.
— Un baiser, commanda-t-il en levant son visage vers moi.
Je me baissai et l’embrassai sur le front. C’était comme déposer un baiser sur un vieux journal. Je retournai ensuite sur le palier, maintenant désert. Je jetai un coup d’œil dans la chambre de Rosie. Elle était au lit et faisait semblant de dormir, Angel sur l’oreiller à côté d’elle. Rosie ne m’avait jamais demandé de l’embrasser en levant son visage vers moi. La porte de la chambre de Janet et David était fermée, et je les entendais parler de l’autre côté.
Tout en m’apitoyant sur mon sort, je descendis au salon, me préparai un grand cocktail gin-angustura, m’allongeai sur le canapé et allumai une cigarette. « Les choses vont s’arranger », me dis-je sans conviction. Je trouvais que David s’était comporté de manière épouvantable. Et je pensai aussi que dans des circonstances semblables je me serais comportée exactement de la même manière.
Au bout d’un moment, il descendit au rez-de-chaussée. Je ne pris pas la peine de retirer mes pieds du canapé ni d’essayer de cacher mon verre. Il s’assit près de la cheminée vide.
— Je suis désolé de ce qui s’est passé, dit-il. Je me suis mis en colère. J’aurais pu faire ça avec n’importe qui, mais avec ce pauvre John, c’est encore plus inexcusable.
J’allumai une autre cigarette et le laissai mijoter dans son jus.
— Tu ne le sais sans doute pas, mais je l’ai déjà surpris avec Rosie. Ce n’est pas… disons, un comportement normal, mais de toute évidence un symptôme de démence.
— Mais tout cela était inoffensif, n’est-ce pas ? Il ne lui faisait pas de mal.
— Je ne crois pas nécessaire de continuer à parler de cela. C’est un problème d’ordre médical. A vrai dire, Janet et moi avions déjà décidé de le mettre dans une maison de santé. La question ne se pose plus maintenant. J’appellerai Flaxman demain matin.
Il y eut un silence. Je cherchais désespérément quelque chose à dire.
— Es-tu sûr que c’est ce qu’il y a de mieux à faire ?
— Tu insinues que ça ne l’est pas ? (Sa voix se durcit et l’inconnu regarda avec ses yeux.) L’état de John ne peut qu’empirer. Il a besoin de l’assistance de gens compétents. Et puis Janet et moi devons aussi penser à Rosie.
Je hochai la tête.
— Je sais. Tu as raison. Mais ça va le chavirer.
— La question est de savoir ce qu’il y a de mieux pour tout le monde, fit David d’un ton plus doux. Il va de soi que nous irons le voir souvent. Mais il est probable qu’il ne va pas tarder à ne plus nous reconnaître, et ça ne changera donc pas grand-chose qu’il ne soit plus ici. Cette fois-ci, le silence dura plus longtemps.
— Je ne t’ai pas posé la question, dit David brusquement. Comment allait Henry quand tu l’as vu l’autre jour ?
— Toujours le même. Il t’envoie ses amitiés.
— Et il t’aide dans tes recherches ?
Il me paraissait étrange que David fût incapable de parler de mon enquête sur Francis sans prendre un ton condescendant, même quand il voulait essayer de se montrer agréable avec moi.
— Oui, efficacement, dis-je d’une manière contrainte. Mais maintenant il y a une autre énigme. Quelqu’un d’autre semble intéressé…
— Par Youlgreave ?
— Oui. Un détective privé appelé Harold Munro a été engagé, et il fourre son nez partout.
David fronça les sourcils.
— Mais c’est absurde. On n’engage pas un détective privé pour enquêter sur un poète disparu.
— C’est vrai. Henry a dit à peu près la même chose vendredi soir.
— Il est donc au courant ?
Ce que voulait dire David, c’est que si Henry connaissait l’existence de cet Harold Munro, le détective privé ne pouvait être éliminé de la scène d’un revers de main, comme le pur produit de l’imagination d’une femme crédule.
— C’est Henry qui a suivi Munro et qui a découvert qui il était.
— A Londres ?
— Oui. Mais Munro est aussi venu à Rosington. Il se peut qu’il ait observé la Dark Hostelry l’autre jour… tu te souviens, quand M. Treevor a vu un homme en train de regarder la maison ?
— Tu ne crois pas que tu l’intéresses plus que Youlgreave ?
— Il a emprunté l’un des livres de Youlgreave à la bibliothèque municipale. Il a pris des coupures de journaux se rapportant à lui dans les archives du Rosington Observer. Il a même importuné Mme Gotobed et Mme Elstree.
— C’est étrange… Peut-être serait-il bon d’en toucher un mot à la police…
— Pour leur dire quoi ? demandai-je. Quelqu’un a commis un crime ?
David haussa de nouveau les épaules. Je savais qu’il pensait maintenant à autre chose, probablement au collège de théologie ou à sa brillante carrière plutôt qu’à M. Treevor, à Janet ou au bébé mort. Je restai donc là à faire durer mon verre de gin-angustura, en me demandant s’il y avait eu crime, non pas en 1958 mais plus de cinquante ans plus tôt.
David aurait sans doute dit que je me faisais des idées. Mais je n’avais pas rêvé Nancy Martlesham, qui était bel et bien partie en fumée, sur la pelouse du collège de théologie, le 6 août 1904.