38
Quelques heures plus tard, juste avant que David rentre à la maison, Janet réussit finalement à dire à son père qu’il allait à l’hôpital. Il le prit mal. Je ne suis pas même certaine qu’il ait compris ce qu’elle lui disait, mais il avait dû la sentir peinée.
— J’ai l’impression d’avoir commis un meurtre, me dit-elle plus tard. Comment pouvons-nous lui faire ça ?
A son retour, David fit de son mieux pour rassurer Janet et M. Treevor, mais en vain. Rosie sentit la tension qui régnait dans la maison et commença à faire des siennes ; elle renversa son lait sur la table de la cuisine et se mit à parler en zozotant comme un bébé, alors que son élocution était normalement très précise. Je l’emmenai à l’étage, lui donnai un bain et lui lus l’une des histoires de Oui-Oui envoyées par Henry.
Vive le petit Oui-Oui était celle d’un petit pantin qui vivait au Pays des Jouets. Une bande de sinistres lutins volait un plein garage de voitures. Oui-Oui était accusé à tort du forfait et jeté en prison. Heureusement, son meilleur ami, un gnome nommé Potiron, réussissait à l’innocenter. Après l’arrestation des lutins, Oui-Oui recevait une voiture en guise de récompense. « Si seulement la vie était aussi simple », pensai-je.
Pendant que je lisais, Rosie berçait Angel et me regardait avec de grands yeux. Alors que j’approchais de la fin de l’histoire, j’entendis Janet monter au premier avec M. Treevor. Il sanglotait doucement.
— J’aimerais être mort, disait-il. J’aimerais être mort. J’élevai la voix et me hâtai de reprendre ma lecture.
— C’est bête, dit Rosie quand j’eus fini.
— Qu’est-ce qui est bête ?
— Ce livre. Comment ont-ils pu croire qu’il avait volé toutes les voitures ? Il ne pouvait pas les conduire toutes en même temps.
— Peut-être ont-ils pensé qu’il les avait volées l’une après l’autre. Ou qu’il s’était fait aider par des amis.
— C’est bête. Je n’aime pas ça.
— Personne n’aime ça, dis-je en me levant pour fermer les rideaux. Il est temps de se préparer à dormir, maintenant. Je vais demander à maman et papa de venir te dire bonne nuit, tu veux bien ?
— Pourquoi papy veut mourir ? J’hésitai sur le pas de la porte.
— Je ne crois pas qu’il le veuille vraiment.
— Mais il n’arrête pas de dire qu’il le veut. C’est bien d’être mort ?
Rosie n’était pas ma fille et je ne lui dis pas ce que je pensais.
— Quand on est mort, on va au paradis. C’est ce que croient papa et maman.
— Je sais. Mais est-ce que c’est bien ?
— Très bien, j’imagine.
Si ça existait, ça ne pouvait pas être pire que la vie laissée derrière eux par certains. Comme la pauvre Isabella de Roth, si elle avait existé, réduite en cendres sur la place du marché de Rosington pour avoir cru ce qu’il ne fallait pas au mauvais moment à propos de quelque chose qui n’existait pas.
— Est-ce qu’on mange bien au paradis ? demanda Rosie en s’installant au fond de son lit.
— J’en suis certaine. Tout ce qu’il y a de meilleur.
— Les anges aussi mangent de la nourriture, hein, c’est vrai ? Elle n’est pas seulement pour les morts ?
— Il faut que tu demandes à papa. C’est lui le spécialiste. Bon, dors bien et à demain.
Je me penchai pour l’embrasser. La chemise de nuit de Rosie et le costume angélique de la poupée se confondaient avec la taie d’oreiller et le drap. L’espace d’une seconde, dans la pénombre, ce fut comme si deux têtes désincarnées reposaient sur l’oreiller, tels des trophées de chasseurs de têtes. Cela éveilla un souvenir en moi. Le père de quelqu’un de ma connaissance, à une réception à Durban, avait parlé des chasseurs de têtes et des raisons de leur pratique.
Le téléphone sonna. J’entendis Janet parler dans la chambre de M. Treevor et David traverser le vestibule. Je descendis au salon. Quelques instants plus tard, David passa la tête par la porte.
— C’est Henry.
J’allai dans le bureau en regrettant de ne pas avoir eu le temps de boire un verre ou de fumer une cigarette, ou même de toucher le brin de lavande pour me porter chance.
— Wendy ! (L’enthousiasme de Henry déborda sur la ligne.) Comment ça va, ma chérie ?
— Très bien, merci. (J’étais si contente de l’entendre que je décidai d’attendre pour lui rappeler que je n’étais plus sa chérie.) Qu’est-ce que tu fabriquais ?
— Je vais te le dire dans une minute. Qu’est-ce qui ne va pas avec David ?
— Je suis désolée. J’ai essayé de te mettre au courant.
— Au courant de quoi ? Qu’est-il arrivé ? Tu vas bien ?
— Il ne s’agit pas de moi. A mon retour, vendredi, Janet avait perdu son bébé.
Henry émit un sifflement.
— Un malheur n’arrive jamais seul, hein ?
— Ce n’est pas tout. M. Treevor entre à l’hôpital demain matin, puis dans une maison de santé la semaine prochaine.
— Ça paraît tout à fait raisonnable… J’aurais pensé que c’était plutôt un soulagement.
— C’est raisonnable et ce sera un soulagement, mais ça n’empêche pas Janet de se sentir affreusement mal. Et M. Treevor ne l’a pas bien pris non plus.
— Pourquoi David ne m’a-t-il rien dit ? Je suis censé être son ami…
— Tu le connais. Pour lui, parler à cœur ouvert, ça consiste à te demander si la pluie a cessé.
Aucun de nous deux ne dit mot pendant un moment. C’était une communication interurbaine. Je me demandai combien coûtait le silence.
— Wendy ?
— Quoi ?
— Excuse-moi pour l’autre jour. A Liverpool Street. Je n’aurais pas dû te dire tout ça.
— C’est pas grave. (J’eus une bouffée de plaisir auquel je ne voulus pas trop penser.) Je me suis un peu emballée, moi aussi.
Il y eut une autre pause. J’entendis Henry gratter une allumette pour allumer une cigarette.
— J’imagine que l’ambiance ne doit pas être joyeuse. Tu dois avoir besoin de vacances.
— Ça paraît être une bonne idée. Quand Janet ira mieux, je crois que j’en prendrai un peu.
— Tu as encaissé ton chèque ?
— Non.
— Bon sang, mais pourquoi ?
— Je n’ai pas eu le temps.
— Tu veux que je le dépose en banque pour toi ? Je me mis à rire.
— Ça ne te ressemble pas de faire attention à l’argent.
— Je me suis amendé. J’économise comme un fou. J’ai quitté le Brown’s.
— Je sais. J’ai essayé de te téléphoner samedi. Un autre silence onéreux traîna en longueur.
— Je voulais t’appeler, dit enfin Henry. Mais je n’étais pas sûr que tu aies envie de m’entendre.
— Où habites-tu, maintenant ?
— C’est pour ça que je t’appelais, en fait. Pour te le dire. J’ai pris une chambre au Queen’s Head.
— Où ça ?
— C’est le pub de Roth.
— Que diable fais-tu là-bas ?
— Je furète. C’est comme ça qu’on dit, non ? Il fallait bien que j’aille quelque part, alors je me suis dit : pourquoi pas là ? Le Queen’s Head est très bon marché, comparé au Brown’s en tout cas. La nourriture n’est pas mauvaise et il s’avère qu’ils ont une bonne cave. Je suis allé à l’église hier – le pasteur doit avoir dans les quatre-vingt-dix-neuf ans et il est parfaitement inaudible – et j’ai pris un thé au café sur la place, qui est tenu par des dames terriblement raffinées.
— Combien de temps vas-tu rester là ?
— Je n’ai pas encore décidé. Pourquoi ?
— Je me posais seulement la question…
— Tu vois, chérie, se hâta de dire Henry, sans tes talents d’organisatrice, je fais n’importe quoi. J’ai besoin de toi pour prendre les décisions. J’aimerais que tu sois là.
— Moi aussi. (J’avais dit ça sans réfléchir, mais je m’étais immédiatement rendu compte qu’il risquait de se méprendre sur mes paroles. Je m’empressai de continuer avant qu’il ait eu le temps de faire un commentaire :) Tu es arrivé à quelque chose ? En furetant, je veux dire.
— Je suis allé au vieux manoir, ce matin. J’avais tout préparé. J’étais censé être un historien de l’architecture qui écrivait un article sur les demeures intéressantes de la région. Mais une femme en tablier m’a ouvert et a dit que lady Youlgreave n’était pas là. Il y avait aussi deux chiens, ajouta-t-il d’une voix plaintive. Deux molosses. L’un était un berger allemand. Il n’a pas arrêté d’essayer de me mordre.
Je crois qu’en dehors de moi personne ne savait que Henry avait peur des chiens. Il avait été mordu à un endroit sensible par un colley à poils longs quand il était petit.
— J’ai essayé aussi la bibliothèque. Ça n’a pas été un échec total. Il y avait une pile de vieux journaux sur une table à l’arrière. Le torchon local, le Courier.
— Non ! ? Les numéros des années 1904 ou 1905, je parie.
— Les deux. La bibliothécaire a dit qu’un autre lecteur les avait laissés là.
— Munro est donc retourné à Roth…
— Sans doute. Mais rien n’a été découpé. Il n’a pas pu, j’imagine. J’ai feuilleté les canards. J’ai trouvé plusieurs choses sur les Youlgreave et Roth Park, surtout à propos d’actions charitables, mais rien concernant le départ de Francis de Rosington.
— Les Youlgreave devaient avoir une participation dans le journal…
— Et ils auraient étouffé l’affaire de Rosington dans la mesure du possible ? Peut-être… En tout cas, son nom est mentionné en décembre 1904 sur une liste de notables locaux qui ont donné de l’argent à l’école du village. Puis plus rien jusqu’à son avis de décès, l’été suivant.
— C’est déjà ça. Que s’est-il passé exactement ?
— Il y a eu une enquête, mais la thèse officielle est celle de l’accident. La chambre de Youlgreave se trouvait tout en haut de la maison et apparemment il serait tombé par la fenêtre, une nuit. Une servante a trouvé le corps le lendemain matin. Mort accidentelle. D’après le coroner, il a dû se pencher un peu trop pour respirer l’air nocturne. La nuit était très chaude.
— Quand reviens-tu à Londres ?
— Demain matin, probablement. Il y a des chances que tu y fasses un saut toi aussi dans les jours qui viennent ?
— Ça m’étonnerait. J’ai trop à faire ici.
— Et si je venais te voir ?
— A Rosington ? dis-je sans pouvoir dissimuler mon incrédulité. Ils ont la mémoire tenace par ici, tu sais. Si Oliver Cromwell faisait une apparition, ils lui présenteraient probablement la facture pour avoir détérioré les sculptures en 1640 et quelque…
— Ça m’est égal. Pourquoi ne viendrais-je pas demain ? J’ai rendez-vous avec les Cuthbertson, mais je peux facilement le reporter. On pourrait déjeuner au Crossed Keys…
— Les Cuthbertson ?
— Je te l’ai dit… les propriétaires de Veedon Hall. Nous étions convenus que j’irais là-bas et passerais la journée avec eux pour visiter l’école, etc. Mais ça ne les dérangera pas si…
— Non, il ne faut pas que tu annules.
— Bon, d’accord. Alors je t’emmènerai déjeuner mercredi. C’est réglé. J’ai regardé les horaires des trains. Il y en a un qui arrive à Rosington à midi trente-cinq.
— Mais Janet…
— Elle n’a qu’à venir, si tu veux. Et David aussi, bien sûr. Mais je préférerais déjeuner en tête à tête avec toi.
J’acceptai, surtout, me disais-je, parce que je n’aurais pas à préparer le déjeuner.
— Super, dit-il. Et ensuite, on pourra passer à la banque pour déposer ton chèque.
Je ne pus m’empêcher de rire. Henry était pareil à un terrier doué du sens de l’humour. Il me faisait rire et ne renonçait jamais. Il s’éclaircit la gorge.
— Bon, je vais te laisser à ton chocolat chaud et à tes autres distractions. Je t’aime. Je vais raccrocher pour que tu n’aies pas le temps de répondre à ça.
Il y eut un déclic. La communication était coupée. Je regardai le combiné quelques instants puis le remis en place. Je me sentais plus heureuse que je ne l’avais été depuis des mois, ce qui était parfaitement stupide de ma part. J’entendis les pas de Janet dans l’escalier et allai lui dire que Henry nous invitait à déjeuner le surlendemain. Elle avait dû prendre un bain pendant que je téléphonais, car elle était déjà en chemise de nuit, une chemise de nuit en pilou léger de couleur crème avec des petits arcs roses imprimés, sous sa robe de chambre. C’était une grosse robe de chambre d’hiver, ce qui m’amena à penser que même un bain n’avait pas réussi à la réchauffer. Mais son visage s’éclaira quand je lui annonçai la venue de Henry.
— Formidable, dit-elle. Je suis vraiment contente.
— Ça ne veut pas dire que quelque chose ait changé entre nous, l’avertis-je. Mais il n’y a pas de raison pour que nous ne nous comportions pas comme des gens civilisés, n’est-ce pas ?
— Non, bien sûr que non.
— On est mardi demain, je vais sortir la poubelle avant d’oublier, me hâtai-je de dire, sachant que je me mettais à rougir et saisissant le premier prétexte pour disparaître.
Je me sentais toujours heureuse en me mettant au lit, ce soir-là. Avant de m’endormir, je relus L’office des morts » en fumant une dernière cigarette.
Assez ! criai-je. Consomme la meilleure part, Pas plus. Car là réside le suprême art.
Ces mots rappelèrent le souvenir qui avait commencé à me revenir en parlant avec Rosie. Ou plutôt des fragments de ce souvenir, de la conversation avec le père d’une connaissance à Durban, le monsieur qui avait étudié les chasseurs de têtes, un ancien administrateur des colonies, venu d’Angleterre en visite.
C’était à une réception chez Grady. Elle avait eu lieu juste avant la débâcle de sa société, qui avait entraîné celle de l’investissement de Henry. Mon souvenir n’en était que partiel, car, même pour une fête chez Grady, on avait beaucoup bu.
L’ancien administrateur des colonies m’avait intéressée en ce qu’il était différent de tous les autres invités. Il était petit, voûté, le visage jaune et ridé. Je me souvenais de lui au début de la soirée, debout dans un coin, un verre de jus d’orange à la main, qui nous regardait nous rendre ridicules. J’étais désolée pour lui parce qu’il était manifestement seul, et de toute manière je voulais échapper à Grady. J’étais donc allée lui parler. Je lui avais demandé s’il ne s’ennuyait pas trop.
« Pas du tout, m’avait-il répondu. C’est un spectacle fascinant.
— Quoi donc ? »
Souriant, son verre à la main, il m’avait montré du geste la foule de gens qui tourbillonnait à travers la pièce, se répandait sur la terrasse et dans le jardin, autour de la piscine.
« Tout ça. Les comportements rituels m’intéressent beaucoup.
— Vous vous moquez de moi ? » avais-je dit en riant. Il avait secoué la tête puis m’avait expliqué que son travail l’avait amené à s’intéresser à l’anthropologie.
« D’accord, mais il s’agit de sauvages… de peuples primitifs, je veux dire.
— Toutes les sociétés humaines ont leurs rituels, madame Appleyard, aussi évoluées qu’elles paraissent de l’extérieur. Songez au deuil rituel que nous portions à la mort du roi. Et regardez cela : ivresse, parade sexuelle formalisée et jeux puérils, dont beaucoup à caractère agressif. Je pourrais faire de nombreux parallèles avec les cultures tribales d’Afrique de l’Ouest.
— Mais ça ne peut pas être pareil. Les raisons de leurs comportements sont entièrement différentes des nôtres.
— Pourquoi ?
— Parce que nous sommes des Européens et eux, des Africains.
— Cela ne fait aucune différence. C’est l’une des choses intéressantes que montre l’anthropologie. Au niveau rituel, toutes les sociétés humaines sont remarquablement semblables sous bien des aspects. Prenez le cannibalisme, par exemple… »
J’avais dû faire une grimace. « Je vous le laisse.
— Je ne parle pas du cannibalisme par nécessité ou par goût, bien sûr, où le fait de manger d’autres êtres humains est une question de survie ou répond au désir de compléter son alimentation. Non, je veux parler du cannibalisme rituel, qui n’a rien à voir avec la nourriture. Il est souvent associé à la chasse aux têtes. Je l’ai vu pratiqué en Afrique de l’Ouest et aux Indes orientales. Diverses raisons l’expliquaient, mais la plus courante, qu’on retrouve dans la plupart des cultures à un moment ou à un autre, est qu’en mangeant une partie d’une personne on acquiert son âme, ou un trait de sa personnalité auquel on attribue une valeur particulière. Son courage, par exemple, ou ses prouesses au combat.
— Pas en Europe, tout de même ? Ou du moins, plus depuis l’époque où nous vivions dans des cavernes et sortions nous taper sur la tête à coups de pierre…
— Il a été prouvé que cette pratique a perduré en Angleterre et en Ecosse jusqu’au Moyen Age. Et des cas bien plus récents ont été signalés dans d’autres parties de l’Europe. L’un dans les Balkans, au Monténégro, en 1912. Et une version édulcorée a survécu encore plus longtemps. Songez aux cheveux, par exemple. Aux cheveux des autres. (Il me sourit d’un air résolu.) Bien sûr, de nos jours, on ne les mange pas nécessairement. Mais je me souviens de mes tantes, qui portaient des broches et des bagues de deuil contenant une mèche de cheveux coupée sur la tête de leur cher disparu. En réalité, l’intention profonde était de porter sur elles un peu de l’âme du défunt. A peu près ce que font les chasseurs de têtes dans certaines régions de Bornéo. C’est plus convenable que de lui manger le cerveau, comme elles l’auraient peut-être fait en d’autres temps et d’autres lieux, mais le principe est exactement le même. »
Le reste de ce qu’il avait dit avait été noyé dans les martinis dry ou perdu dans la brume bleutée de la fumée de cigarette. Peu importait. La question était de savoir ce que Francis avait désiré et qu’un enfant avait pu posséder. La jeunesse, la santé, la vie ? Francis avait-il cru que la fonction des enfants morts était de nourrir les vivants ? Cela pouvait-il se comparer au fait d’acheter un brin de lavande à une vieille femme désagréable dans l’espoir que ça vous porte chance ?
Je tournai les pages de La Voix des anges jusqu’à arriver au poème « La colline Crèvecœur ».
Car le sang de cerf rend forts les jeunes cœurs, dit-il Dieu en a décidé ainsi. Le cerf meurt afin, mon fils. Que tu puisses chasser et, grâce à sa force, être libre.
Le temps aseptise tout, sauf les pires horreurs. J’étais là à considérer l’idée bizarre qu’un pasteur de l’Eglise anglicane avait peut-être envisagé de manger des morceaux d’enfants dans l’espoir dément d’obtenir la longévité. Mais ce n’était qu’une supposition, et le fait que Francis soit mort plus d’un demi-siècle plus tôt l’éloignait encore de la réalité présente. J’étais contente de moi et même impatiente d’exposer mon idée à Henry le lendemain.
J’éteignis ma cigarette et m’installai pour la nuit. Je pensai rapidement à Henry, qu’il avait ses bons et ses mauvais côtés, puis glissai dans un sommeil profond. Bien que je ne me souvienne d’aucun d’eux, j’avais dû faire des rêves agréables car je me sentais toujours heureuse à mon réveil.
Comme cela arrive parfois, il n’y eut guère de transition entre le sommeil et l’état de veille. C’est comme remonter rapidement du fond d’une piscine, l’impression de passer à toute allure d’un élément à l’autre en arrivant à la surface.
La chambre était baignée de lumière. Je savais qu’il était encore tôt parce que le jour était doux, presque incolore, comme il l’est une heure ou deux après l’aube. J’ouvris les yeux et vis Janet sur le pas de la porte. Elle portait une chemise de nuit en nylon bleu pâle et avait les cheveux défaits.
— Wendy, dit-elle. Wendy.
— Qu’est-ce qu’il y a ? fis-je en me dressant sur mon séant.
Elle sembla ne pas m’avoir entendue. Elle avait l’air toute froide, une femme de glace. J’apercevais la silhouette de son corps à travers le nylon de la chemise de nuit. Avec une pointe de jalousie, je me demandai si elle l’avait achetée pour se faire belle pour David.
— Janet, que se passe-t-il ?
— Wendy. (Elle fit un pas dans la chambre, puis s’arrêta et cligna des yeux.) Papa est mort.