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C’était comme s’ils avaient senti l’odeur du sang. Au cours de cette longue soirée, les journalistes semblaient avoir investi jusqu’au moindre recoin. Deux d’entre eux essayèrent de me parler quand je rentrai à la Dark Hostelry. A l’instant où j’ouvris la porte du jardin, un photographe leva son appareil. Pendant que Henry et moi préparions le dîner, on sonna sept fois à la porte de derrière. Jusqu’à ce que je tire les rideaux de la cuisine, ils s’accroupissaient sur le trottoir de la grand-rue pour regarder par le soupirail.
Nous mangeâmes sur des plateaux dans le salon. Aucun de nous ne se montra très loquace, Janet moins que les autres. Son visage pâle et parfait ne révélait rien. A un certain moment, David et Henry essayèrent d’avoir une conversation sur le cricket. J’avais envie de leur botter le train.
Au milieu du repas, le téléphone sonna. Henry alla répondre. Il avait commencé à le faire après que David eut insulté un journaliste avant de lui raccrocher rageusement au nez. Janet ne voulait pas que nous débranchions l’appareil, au cas où mamie Byfield ou Rosie voudrait appeler.
Cette fois-ci, ce n’était pas un journaliste, mais le doyen. David alla parler avec lui et revint, l’air encore plus en colère qu’avant.
— Il suggère que nous demandions à la police si nous pouvons quitter la ville quelque temps. Il pense que ce serait plus agréable pour nous. Il dit que cette sorte d’affaire, qui attire l’attention générale, est mauvaise pour l’atmosphère de l’Enceinte…
— Ce n’est peut-être pas une mauvaise idée, dis-je en regardant successivement Janet et David. Vous n’aurez pas la paix ici pendant au moins un jour ou deux. Vous pourriez prendre la voiture…
— Ça coûterait beaucoup d’argent ? demanda Janet évasivement, comme si elle pensait à tout autre chose.
— Au diable l’argent, dit Henry. David prit ses cigarettes sur la table.
— Nous devrions peut-être nous en aller, en effet, dit-il. On a l’impression d’être dans un aquarium, ici.
— Dis-moi si je peux vous être utile à quelque chose, dit Henry à David, sur le ton gêné qu’il prenait quand il voulait rendre service à quelqu’un.
— Ça ira très bien, merci.
Janet se leva brusquement, renversant un verre vide.
— Vous semblez tous avoir décidé ce que nous allons faire. Je ferais mieux d’aller voir ce que nous devons emporter.
Elle referma la porte derrière elle et nous écoutâmes ses pas dans l’escalier. David s’éclaircit la gorge.
— Oui, il ne faut jamais remettre au lendemain ce qu’on peut faire le jour même.
Henry et lui continuèrent de parler cricket. Quand il s’agit de se fourrer la tête dans le sable, les hommes s’y prennent bien mieux que les autruches. Je trouvai Janet dans la chambre de Rosie. Assise sur le lit, les mains jointes sur ses genoux, elle regardait fixement par la fenêtre. Je m’assis à côté d’elle et le lit craqua. Quand je mis mon bras autour d’elle, elle me parut aussi froide et raide qu’un mannequin de cire.
— Ecoute, fis-je. Tu sais ce qu’on dit : les heures qui précèdent l’aube sont les plus sombres.
— Je venais voir si je pouvais envoyer quelque chose à Rosie.
— Je croyais que tu préparais les bagages de David et les tiens.
— Rosie d’abord.
— Je suis certaine qu’elle va bien, dis-je en secouant légèrement Janet par l’épaule. Je te parie à dix contre un que mamie Byfield a affaire à forte partie.
— Tu es trop gentille avec moi. Tu l’as toujours été. Je ne le mérite pas.
— Ne dis pas de bêtises.
Une porte se referma au rez-de-chaussée. On entendit David et Henry traverser le vestibule. Ils étaient en train de parler d’un match international, quelque part en Inde.
— C’est idiot de se faire du souci, tu ne trouves pas ? dit Janet. Ça ne change rien.
— Tu veux que je t’aide à faire les bagages ?
— Je ne sais même pas si nous partons.
— Je crois vraiment que vous devriez le faire. Elle tourna la tête et me sourit.
— Tu as raison. Aucune raison de rester ici. Mais si ça ne te dérange pas, je crois que je m’occuperai de ça demain. Je me sens un peu fatiguée.
Je me souvins qu’elle était encore sous le coup de sa fausse couche. Je la persuadai de prendre un bain et de se mettre au lit. Je descendis au rez-de-chaussée pour asticoter les hommes afin qu’ils se rendent utiles. Une demi-heure plus tard, je montai une tasse de chocolat chaud à Janet. Elle dormait déjà. Sur une impulsion, je me baissai et l’embrassai sur la tête. Ses cheveux n’étaient pas aussi doux que d’habitude. Ils avaient besoin d’être lavés.
J’allai me coucher tôt, moi aussi. Après avoir pris un bon bain, je me mis au lit pour lire. Je parcourus La Voix des anges. « De la mauvaise poésie, me dis-je, malsaine, sadique, inutilement obscure. » Mais triste, aussi.
J’entendis un bruit de pas dans l’escalier qui menait au second. On frappa à la porte.
— Entrez, dis-je.
Henry m’adressa un sourire hésitant depuis le seuil. Il avait une bouteille de cognac sous le bras et portait deux verres.
— David est allé se coucher. J’ai vu ta lumière allumée. J’ai pensé qu’un dernier petit verre te ferait plaisir.
J’acquiesçai et déplaçai mes jambes pour qu’il puisse s’asseoir au bout du lit. Il nous versa à boire et me tendit un verre.
— David a le moral à zéro.
— Ah bon ? J’avais l’impression qu’il se passionnait pour le cricket, ce soir,
Henry haussa les épaules.
— L’important est ce qu’il ne dit pas. J’ai suggéré qu’ils aillent à Londres. Pour pouvoir voir Rosie.
— A supposer que l’inspecteur Humphries les laisse partir.
— Tu penses que…
Je bus une autre gorgée.
— Je ne sais que penser. Mais si Humphries a raison, le père de Janet ne s’est pas suicidé.
— Ça fait froid dans le dos.
— Tu sais qu’avant de mourir M. Treevor commençait à croire qu’il était Francis Youlgreave ?
— Il devenait sénile, c’est sûr. Wendy ? Je regardai Henry.
— Quoi ?
— Excuse-moi. Excuse-moi pour tout.
Il me tapota la jambe à travers le drap et la couverture. Nous restâmes là un moment, aussi gauches que deux adolescents. Je songeai à ma passion façon collégienne pour David et estimai que, même s’il ne s’était rien passé, je n’avais pas à en être fière. Et je songeai aussi aux Byfield, à M. Treevor et à Francis Youlgreave. Il y avait déjà assez de souffrance comme ça en ce bas monde. Je lui tendis la main.
Henry la prit et la baisa. Puis nous nous embrassâmes et renversâmes tous deux un peu de cognac.
— Oh ! fit Henry en regardant la bouteille qui avait glissé sur le tapis. Heureusement que j’ai mis le bouchon.
Le lendemain matin, nous étions tous les deux, nus dans le lit étroit, et la bouteille de cognac était toujours là où elle était tombée. La lumière était aussi pâle et incolore que le matin où Janet était entrée dans ma chambre pour m’annoncer que son père était mort.
Mais c’était David et non Janet qui se tenait sur le pas de la porte. Il était en pyjama, pas rasé, les cheveux emmêlés.
Henry poussa un grognement et se tourna vers le mur. Je regardai David, qui me rendit mon regard.
— C’est Janet, dit-il. Cette fois-ci, c’est Janet.