45

 

Old Manor House, près de Rosington, sentait la vieille fortune. La vieille fortune importante. Je m’arrêtai sur le bas-côté et nous restâmes là un moment, à admirer les lieux.

C’était une longue bâtisse basse, sise à quelques centaines de mètres du Queen’s Head, la pension où était descendu Henry lors de son retour. Elle avait de grandes fenêtres et les murs avaient été repeints récemment en un vert bleuté pastel qui miroitait comme de l’eau. Entre le bâtiment et la route, une allée gravillonnée soigneusement ratissée faisait le tour d’une pelouse circulaire et menait jusqu’à la porte d’entrée. Une branche de l’allée partait vers l’arrière de la maison. Les feuilles des hêtres pourpres étaient en train de changer de couleur dans le jardin de derrière. Une grosse berline était garée devant la porte, sa peinture pareille à un miroir noir.

— C’est la même voiture ? demandai-je. On dirait que oui.

Henry grogna. Il était grincheux parce qu’il aurait préféré ne pas venir.

— C’est une Bentley Continental Type R et c’est celle que nous avons aperçue dans la grand-rue. On n’en voit pas beaucoup…

Je retirai la clé de contact de la Ford et m’apprêtai à descendre de voiture.

— Bon, allons voir si la maîtresse des lieux est chez elle.

— Wendy… Laissons tomber. Je me tournai vers lui.

— Je veux savoir ce qu’elle fabriquait là.

— Elle éprouvait de la curiosité pour son oncle… Qu’y a-t-il d’étonnant à cela ?

— C’est une Youlgreave par alliance, et ce n’était donc pas son oncle.

— Tu coupes les cheveux en quatre. Tu vois très bien ce que je veux dire. Tu ne crois pas que le fait d’être enceinte te…

— Me fait accorder trop d’importance aux choses ? Dis-moi alors pourquoi elle faisait tant de mystère ? Elle aurait pu venir à Rosington et se renseigner par elle-même. Au lieu de cela, elle a éprouvé le besoin de louer les services de ce vilain petit bonhomme. Si ce n’était que de la curiosité pour un membre de sa famille, ça n’aurait pas de sens.

Henry haussa les épaules. Je savais ce qu’il pensait : que je ne me comportais pas moins bizarrement que lady Youlgreave. Je savais aussi que je ne pourrais jamais lui dire les raisons confuses pour lesquelles Francis avait tant d’importance pour moi, ni qu’il ne serait jamais tout à fait capable de me comprendre, même s’il essayait vraiment. Mes raisons à moi avaient à voir avec la veuve velue, avec David Byfield, et surtout avec Janet. J’avais échoué, avec Janet. Je ne voulais pas échouer maintenant.

— Wendy…

Sans le laisser terminer sa phrase, j’ouvris la portière et descendis de voiture. Quelques instants plus tard, je remontais l’allée vers la porte du manoir. J’entendis la portière de Henry claquer derrière moi et le bruit de ses pas qui se hâtaient à ma suite. Je sonnai. La porte de devant était dans l’ombre et l’air se rafraîchit soudain sur mes avant-bras. Henry me rejoignit. Quand je le regardai, il sourit.

— Sois polie, chérie, c’est tout ce que je te demande, murmura-t-il.

— Si elle est là, dis-je en sonnant à nouveau.

— Souviens-toi qu’elle a peut-être des petits-fils qui pourraient venir à Veedon Hall.

On entendit un petit bruit de pas pressés sur le gravier derrière nous et soudain Henry se mit à faire la danse de Saint-Guy, pendant qu’une masse de poils bruns sautait en tous sens autour de lui, visiblement déterminée à lui mordre les chevilles.

— Beast ! lança une voix derrière nous.

Henry jura d’une façon qui avait peu de chances de produire une impression favorable sur une grand-mère. J’en profitai pour décocher un coup de pied dans les côtes du chien.

— Beast, ici !

Le chien, un teckel, abandonna Henry à contrecœur et retourna furtivement auprès de sa maîtresse en faisant un crochet pour m’éviter. Pour la première fois, je voyais lady Youlgreave de près. Petite, le dos voûté, des cheveux sombres teints. Son visage, ridé comme celui d’un singe, n’avait rien de beau, mais elle était maquillée de main de maître. Elle portait un pantalon bien coupé et un chemisier de soie. Il fut un temps où les hommes devaient sans doute la trouver attirante. Elle était d’un âge indéfinissable, quelque part entre cinquante-cinq et soixante-quinze ans.

Un gros berger allemand tirait sur la laisse qu’elle tenait de la main droite. Entraînée par le chien, lady Youlgreave se dirigeait vers nous en une succession de mouvements rapides, comme ceux d’un oiseau. Le teckel restait entre sa maîtresse et nous, prêt à intervenir si ça tournait mal.

— Que puis-je pour vous ? demanda-t-elle.

Sa voix possédait la calme assurance de ceux qui ont toujours eu de l’argent, et ont toujours donné des ordres. Il n’y avait en elle aucune chaleur.

— Je suis Wendy Appleyard, dis-je. Voici mon mari, Henry.

Je lus sur son visage que le nom lui disait quelque chose. C’était comme voir quelqu’un réagir à une petite secousse électrique. Le chien-loup renifla le bout de ma chaussure, celle avec laquelle j’avais donné un coup de pied au teckel.

— C’est Beauty ? demandai-je.

Lady Youlgreave acquiesça et chassa le chien d’un geste de la main, une main dont les ongles étaient couverts de vernis pourpre.

— Vous êtes bien lady Youlgreave, madame ?

Elle hocha la tête, semblant surprise que j’aie besoin de le demander. Puis elle attendit que j’expose l’objet de notre visite.

— Vous connaissez Mme Byfield, je crois.

— Un peu, oui.

— Nous venons de prendre le thé avec elle, son fils et sa petite-fille.

Elle me fixait de ses grands yeux marron foncé, qui me firent penser à deux mares boueuses.

— Ce qui est arrivé à Rosington est bien triste, déclara-t-elle.

— Oui, très triste.

— Mme Byfield a dit que vous habitiez chez eux quand le drame a eu lieu, je crois ?

— Je pense que vous le saviez déjà. Harold Munro a bien dû vous le dire.

L’espace d’un instant, son visage simiesque resta sans expression, puis les rides composèrent ce qui pouvait être aussi bien une grimace qu’un sourire.

— J’ai les jambes lourdes, dit-elle. Allons nous asseoir dans le jardin, voulez-vous ?

Elle nous entraîna sur le côté de la maison jusqu’à une roseraie. Nous passâmes sous une arche de verdure pour arriver sur une vaste pelouse carrée coupée en deux par une allée dallée de pierres. Un vieux mur de brique bordé d’arbres et d’arbustes entourait l’enclos. Au-delà du mur, on apercevait les toits d’une mer de maisons pareilles à des cages à lapins. Le jardin était un îlot de verdure fortifié qui semblait exister par tolérance, comme Rosington au milieu des plaines marécageuses du Norfolk ou l’Enceinte au centre de Rosington.

Lady Youlgreave se dirigea droit vers un ensemble de meubles de jardin, quatre fauteuils en osier équipés de coussins autour d’une table aux pieds en bambou. Elle prit place dans le plus grand des fauteuils, au dossier haut comme celui d’un trône, et nous invita du geste à nous asseoir aussi.

— Je n’ai que quelques minutes de libres, annonça-t-elle.

— Je serai brève, dis-je. Munro travaillait pour vous. Ses épaules se soulevèrent.

— Ah oui ?

— Ça ne vous dérange pas de nous dire ce que vous attendiez de lui ?

— Je ne pense pas que cela vous regarde, madame Appleyard.

— Permettez-moi de ne pas être de cet avis. Il m’a surveillée à plusieurs reprises, voyez-vous, ce qui fait que cela me regarde. Il a essayé de parler à toutes sortes de gens à Rosington. Saviez-vous qu’il a causé une frayeur mortelle à une vieille dame ?

Les chiens s’étaient couchés dans l’herbe, aux pieds de lady Youlgreave. Quelque chose dans le ton de ma voix leur fit lever la tête. Elle caressa le berger allemand entre les oreilles, puis regarda ses mains, couvertes de plus de bagues que je n’en posséderai jamais.

— J’ai engagé M. Munro pour enquêter sur l’une des relations de mon mari. (Elle leva les yeux vers moi.) Voilà le fin mot de l’histoire. A propos, comment s’appelle la vieille dame dont vous parlez ?

— Aime Gotobed.

Le plaisir que je lus sur le visage de lady Youlgreave était évident.

— Et elle s’en est remise ?

— Brièvement. Elle est morte quelques semaines plus tard.

Henry respira un bon coup.

— Ma femme ne sous-entend évidemment pas que M. Munro a provoqué la mort de Aime Gotobed, mais seulement que…

— Il lui a sans aucun doute fait une frayeur terrible. Je l’ai vue juste après. Elle croyait que Munro essayait de s’introduire chez elle.

Lady Youlgreave hocha la tête, sans se compromettre.

— Il suivait Simon Martlesham. Pourquoi lui avez-vous demandé de le faire ?

— De suivre Simon Martlesham ? Parce que, enfant, il a connu Francis Youlgreave.

— Je crois que ce qui vous intéressait surtout, c’était de savoir pourquoi Francis Youlgreave avait quitté Rosington. Il y a eu un scandale, n’est-ce pas ?

— Tout le monde le sait. (Elle leva des sourcils noirs comme l’encre.) Des femmes prêtres… Je me demande où il est allé pêcher ça. Je ne crois même pas qu’il ait beaucoup aimé les femmes. Il en avait probablement peur. Comme beaucoup d’hommes de sa génération. Mais ce n’est pas là un grand secret, madame Appleyard. M. Munro m’a même trouvé un article du Times…

— Il a également raflé tout ce qui concernait l’affaire dans les archives du Rosington Observer. Du vol pur et simple. A moins qu’il n’ait essayé d’effacer les pistes pour quiconque viendrait à sa suite ?

— M. Munro avait effectivement tendance à ne pas y aller par quatre chemins, je vous l’accorde.

— Avait ?

— Je n’ai plus recours à ses services. Il a fini le travail que je lui avais confié.

— Mais votre oncle était impliqué dans un autre scandale, lady Youlgreave, et celui-là ne touchait pas à des questions d’ordre religieux. Je pense qu’on a seulement pris pour prétexte ce sermon sur les femmes prêtres pour se débarrasser de lui.

— Tout cela est bien mélodramatique…

— Cela avait un rapport avec Simon Martlesham et sa famille.

Elle se pencha en avant et s’arrêta de gratter la tête du berger allemand.

— Allez-y, continuez.

— Mme Gotobed était la tante de Simon Martlesham. Les Martlesham étaient très pauvres. Ils venaient d’un quartier de Rosington appelé Swan Alley, un ensemble de taudis près de la rivière, qui n’existe plus. Simon cirait les chaussures au palais épiscopal. Et il avait une sœur cadette nommée Nancy. Mais vous savez tout cela, n’est-ce pas ?

— Je sais beaucoup de choses, madame Appleyard.

— Puis la mère est morte et les enfants ont été à la charge de la tante. Elle travaillait dans une mercerie et n’avait pas encore épousé M. Gotobed. Les enfants étaient pour elle un fardeau, en partie parce qu’elle voulait se marier. M. Gotobed était le bedeau en titre et il possédait une maison dans l’Enceinte. L’idée d’avoir sous son toit des enfants venus de Swan Alley ne lui plaisait pas. Peut-être voulait-il en avoir à lui. Cela se tient pour vous ?

Lady Youlgreave hocha la tête d’une façon qui suggérait que peu lui importait que ça se tienne ou non. Henry changea de position dans son fauteuil à côté de moi et l’osier craqua.

— Heureusement, il y avait une solution, continuai-je. Le chanoine Youlgreave connaissait les enfants Martlesham. Simon lui était venu en aide quand il était tombé dans l’Enceinte. Et le chanoine Youlgreave s’était intéressé au jeune garçon, lui avait donné des livres à lire. Et il avait fait la même chose avec Nancy, la petite sœur. J’imagine que tout cela ne faisait qu’ajouter à sa réputation d’excentrique.

— Je ne veux pas vous presser, madame Appleyard, mais j’ai un rendez-vous.

J’acquiesçai.

— Ce ne sera plus très long. Selon Mme Gotobed, les gens de l’Enceinte le trouvaient un peu trop amical avec ces enfants de Swan Alley. Quoi qu’il en soit, il est venu à la rescousse des Martlesham. Il a participé aux frais, pour permettre à Simon d’émigrer au Canada et d’y apprendre un métier. Mais c’est là que l’on ne s’y retrouve plus. La première fois que j’ai parlé avec Simon, il m’a dit que Francis Youlgreave avait aussi payé le voyage de Nancy, qui serait partie avec lui. Mais j’ai ensuite trouvé une photo prouvant qu’elle était restée à Rosington. Simon a alors modifié son histoire. Il nous a dit que le chanoine Youlgreave avait fait en sorte que Nancy soit adoptée par de riches amis. Pour ce que nous en savons, rien ne prouve qu’il l’ait fait. Après l’été 1904, Nancy Martlesham a tout simplement disparu.

Henry se tortilla sur son siège et se racla la gorge.

— Ce qui ne sous-entend pas nécessairement quelque chose de sinistre, bien entendu…

— Continuez, dit lady Youlgreave d’une voix traînante. Je trouve très intéressant d’avoir un autre point de vue sur l’oncle Francis.

— J’ai parlé avec des gens qui le connaissaient, dis-je. J’ai lu ses poèmes. Munro vous a-t-il dit qu’il avait la manie de découper des animaux en morceaux ? Ou le saviez-vous déjà, grâce à quelque chose que vous auriez trouvé ici ?

Je marquai une pause, mais elle ne dit rien. Elle me fixait de ses yeux marron opaques.

— A ce qu’il semble, il pensait pouvoir conserver sa jeunesse en mangeant un enfant…

Lady Youlgreave partit d’un bref éclat de rire, son étonnamment fort dans ce jardin paisible.

— L’oncle Francis était excentrique, je vous l’accorde. Tout le monde le sait. Déséquilibré, même. Saviez-vous qu’il était opiomane ? Mais je doute qu’il ait eu la force de tuer ne serait-ce qu’une mouche. Songez-y, madame Appleyard. Songez à ce que représente, pratiquement, le fait de tuer un animal, ne serait-ce qu’un chat.

— Comment savez-vous qu’il s’agissait d’un chat ? demandai-je vivement.

Elle éluda la question d’un geste de la main.

— En tout cas, il était assez fort pour se donner la mort, poursuivis-je.

Elle regarda sa montre de manière significative.

— N’êtes-vous pas en train de formuler de simples hypothèses, madame Appleyard ?

— Vous vous intéressez aux Martlesham autant que Francis Youlgreave. Je crois que vous avez essayé de retrouver leurs traces. Et en particulier, vous recherchiez Nancy. Parce que quelque chose que vous avez trouvé ou entendu dire vous a donné à penser que Francis l’a tuée.

Cette fois-ci, lady Youlgreave rit pour de bon, un de ces rires des gens bien élevés, qui n’expriment aucune joie. Puis elle se redressa sur son fauteuil et me sourit. Sourire qui me perturba parce qu’il semblait déplacé sur ce visage à ce moment-là. J’aurais juré que c’était un sourire de soulagement.

— Vous avez beaucoup d’imagination, madame Appleyard. Mais je crains de devoir vous décevoir. Je n’ai jamais pensé un seul instant que l’oncle Francis l’avait tuée. Et cela pour une bonne raison. Je suis Nancy Martlesham.