Chapitre premier
Certaines choses ne vont tout simplement pas ensemble. Comme l’huile et l’eau. Le jus d’orange et le dentifrice.
Les magiciens et la télévision.
Les projecteurs m’aveuglaient. Leur chaleur menaçait de mettre à mal l’épais maquillage qu’une technicienne à l’air soucieux m’avait appliqué en hâte quelques minutes plus tôt. Les lumières sur les caméras commencèrent à clignoter, le générique du talk-show retentit et le public du studio se mit à scander :
— La-RRY, La-RRY, La-RRY !
Larry Fowler, un petit homme vêtu d’un costume impeccable, passa les portes au fond du studio et s’avança jusqu’à la scène. Il serra sur son chemin les mains d’une dizaine de personnes assises au bout de leur rangée, tout en décochant de grands sourires éblouissants. Le public se mit à siffler et à l’acclamer. Le bruit me fit tressaillir sur mon siège installé sur la scène et je sentis un filet de sueur couler le long de mes côtes, sous ma chemise blanche habillée et ma veste. J’envisageai brièvement de m’enfuir en hurlant.
Ce n’est pas comme si j’avais le trac ou quoi que ce soit du genre, vous voyez. Ce n’était pas le cas. C’est juste qu’il faisait vraiment chaud là-haut. Je m’humectai les lèvres et vérifiai du regard toutes les issues de secours, par précaution. Il arrive parfois qu’on ait besoin de faire une sortie précipitée. Les lumières et le bruit rendaient ma concentration difficile et je sentis le sortilège que j’avais tissé autour de moi faiblir. Je fermai les yeux l’espace d’une seconde, le temps de le stabiliser.
Sur le siège à côté de moi se trouvait un homme courtaud, la quarantaine bien tapée, atteint d’un sérieux début de calvitie, et qui portait un costume présentant bien mieux que le mien. Mortimer Lindquist patientait tranquillement, un sourire poli sur le visage. Mais, du coin des lèvres, il murmura :
— Ça va aller ?
— Je me suis déjà retrouvé dans des maisons en flammes où je me suis senti plus à l’aise.
— C’est vous qui avez voulu cette rencontre, pas moi, répondit Mortimer. (Il fronça les sourcils en regardant Fowler serrer longuement la main d’une jeune femme.) Quel frimeur !
— Vous pensez que ça va prendre longtemps ? demandai-je à Morty.
Il jeta un coup d’œil vers la chaise vide à côté de lui, puis vers une autre près de moi.
— Deux invités mystère. Je pense que cette fois ça pourrait durer un moment. Ils filment plus qu’il en faut et gardent les meilleures séquences au montage.
Je soupirai. J’avais participé au Larry Fowler Show juste après m’être lancé en tant que détective privé et ç’avait été une erreur. J’avais été obligé de ramer à contre-courant pour résister au flot de critiques déclenché par ma présence dans cette émission.
— Qu’avez-vous découvert ? demandai-je.
Morty me décocha un regard nerveux avant de répondre :
— Pas grand-chose.
— Allez, Mort !
Il ouvrit la bouche pour répondre puis leva les yeux tandis que Larry Fowler grimpait les marches menant à la scène.
— Pas maintenant. Attendons une coupure de pub.
Larry Fowler se pavana jusqu’à nous et me secoua la main, puis celle de Mort, avec un enthousiasme toujours aussi exagéré.
— Bienvenue dans l’émission, lança-t-il dans le micro qu’il tenait à la main. (Il se tourna pour faire face à la caméra la plus proche.) Notre sujet du jour est : « Sorcellerie et magie : bidon ou merveilleux ? » Avec nous, pour nous faire partager leur opinion, nous accueillons le médium et conseiller parapsychologue local Mortimer Lindquist.
La foule applaudit poliment.
— Et, à ses côtés, Harry Dresden, le seul magicien professionnel de Chicago.
Cette fois les applaudissements furent accompagnés de rires moqueurs. On ne peut pas dire que j’étais surpris. Les gens ne croient pas au surnaturel de nos jours. Le surnaturel fait peur. C’est bien plus confortable de se reposer sur la conviction que personne ne peut utiliser la magie pour vous tuer discrètement à distance, que les vampires n’existent que dans les films et que les démons ne sont que des dysfonctionnements psychologiques.
Complètement faux, mais bien plus confortable.
Malgré le désaveu tout relatif du public, mon visage s’empourpra. Je déteste quand les gens se moquent de moi. Une vieille douleur vint s’ajouter à ma nervosité et je dus lutter pour maintenir le sortilège de suppression.
Oui, j’ai dit « sortilège ». Car voyez-vous je suis vraiment un magicien. Je fais de la magie. J’ai été confronté à des vampires, à des démons et à toutes sortes de choses entre les deux. Et j’ai les cicatrices pour le prouver. Le problème, c’est que la technologie ne semble pas apprécier de coexister avec la magie. Lorsque je suis dans le coin, les ordinateurs plantent, les ampoules claquent et les alarmes de voiture se mettent sans raison à ululer. J’avais mis au point un sort pour étouffer la magie qui émanait de moi, au moins temporairement. Ainsi j’avais au moins une chance de ne pas faire exploser les spots et les caméras du studio et de ne pas déclencher les alarmes incendie.
C’était quelque chose de délicat par nature et extrêmement difficile pour moi à maintenir en place. Jusque-là, ça allait, mais je vis le cameraman le plus proche grimacer et retirer vivement le casque de ses oreilles. Le sifflement aigu d’un feed-back émanait des écouteurs.
Je fermai les yeux et maîtrisai mon embarras et mon malaise pour me concentrer sur le sort. Le larsen disparut.
— Bien, alors, dit Larry après une demi-minute de joyeux bla-bla, Morty, cela fait plusieurs fois que nous vous recevons à présent. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur ce que vous faites ?
Mortimer écarquilla les yeux et murmura :
— Je vois des morts.
Le public se mit à rire.
— Plus sérieusement, je dirige principalement des séances de spiritisme, Larry, ajouta Mortimer. Je fais mon possible pour aider ceux qui ont perdu un être cher ou qui ont besoin de le contacter dans l’au-delà pour régler des problèmes restés en suspens ici, sur Terre. Je propose également un service de prédictions pour aider mes clients à prendre des décisions sur des difficultés à venir et pour tenter de les avertir d’éventuels dangers.
— Vraiment ? demanda Larry. Vous pourriez nous faire une démonstration ?
Mortimer ferma les yeux et appuya l’extrémité des doigts de sa main droite entre ses deux yeux. Puis, d’une voix caverneuse, il annonça :
— Les esprits me disent… que deux invités supplémentaires vont bientôt arriver.
Les gens rirent de nouveau et Mortimer s’inclina devant eux avec un sourire gracieux. Il savait plaire à la foule.
Larry décocha à Mortimer un sourire tolérant.
— Et pourquoi êtes-vous ici aujourd’hui ?
— Larry, je souhaite simplement permettre au public de mieux connaître l’univers de la parapsychologie et du paranormal. Presque quatre-vingts pour cent des adultes américains interrogés lors d’un récent sondage ont affirmé qu’ils croyaient en l’existence des esprits des morts, des fantômes. Je veux simplement aider les gens à comprendre qu’ils existent et qu’il y a d’autres personnes là-dehors qui ont fait l’expérience de rencontres étranges et inexplicables avec eux.
— Merci, Morty. Et Harry – je peux vous appeler Harry ?
— Bien sûr. C’est vous qui payez, répondis-je.
Le sourire de Larry se crispa légèrement.
— Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ce que vous faites ?
— Je suis magicien, répondis-je. Je retrouve les objets perdus, j’enquête sur les événements paranormaux et je forme ceux qui se débattent pour gérer le développement soudain de leurs propres capacités.
— Est-il vrai que vous assistez parfois le bureau des Enquêtes spéciales de la police de Chicago ?
— Occasionnellement, dis-je. (Je voulais éviter de parler du B.E.S. si je le pouvais. La police de Chicago n’aurait aucune envie que l’on fasse sa pub dans le Larry Fowler Show.) De nombreux services de police à travers le pays emploient ce genre de consultants lorsque toutes les autres pistes ont échoué.
— Et pourquoi êtes-vous avec nous aujourd’hui ?
— Parce que je suis fauché et que votre producteur me paie le double de mon tarif normal.
La foule rit de nouveau, plus franchement. Une lueur d’impatience passa dans le regard de Larry Fowler derrière ses lunettes. Son sourire se transforma en grincement de dents.
— Non, sérieusement, Harry. Pourquoi ?
— Pour la même raison que Mort… euh… que Morty, ici présent, répondis-je.
Ce qui était vrai. J’étais venu pour voir Mort et obtenir des informations de sa part. Il était venu ici pour me rencontrer, car il refusait d’être vu avec moi dans la rue. J’imagine qu’on peut dire que ma réputation n’est pas excessivement engageante.
— Et vous prétendez être capable de faire de la magie, ajouta Larry.
— Ouais.
— Pourriez-vous nous montrer ? me proposa Larry.
— Je pourrais, Larry, mais je ne pense pas que ce soit très avisé.
Larry hocha la tête et tourna vers le public un regard entendu.
— Et pourquoi ça ?
— Parce que ça ferait probablement sauter l’équipement de votre studio.
— Bien sûr, répondit Larry. (Il fit un clin d’œil au public.) Eh bien, c’est quelque chose qu’il semble préférable d’éviter, n’est-ce pas ?
De nouveaux rires et quelques sifflets se firent entendre dans le public. Des passages tirés de Carrie et de Charlie me vinrent à l’esprit mais je me maîtrisai et maintins le sort de suppression. Un maître en sang-froid, voilà ce que je suis. Mais je crevais d’envie de me jeter sur la sortie de secours la plus proche.
Larry continua à discuter, selon le principe de son émission, évoquant les cristaux, la perception extrasensorielle et les cartes de tarot. C’était surtout Mort qui répondait tandis que je lâchais de temps en temps une ou deux monosyllabes.
Au bout de plusieurs minutes de discussion, Larry annonça :
— On se retrouve après cette page de publicité.
Des machinistes levèrent des panneaux indiquant « APPLAUDISSEZ » et les caméras enchaînèrent travellings et zooms sur le public qui sifflait et s’enthousiasmait.
Larry me décocha un regard agacé, puis sortit de scène d’un pas rapide. Dans les coulisses, il entreprit de descendre en flammes une maquilleuse au sujet de sa coiffure.
Je me penchai vers Mort.
— D’accord. Qu’est-ce que vous avez trouvé ?
Le petit ectomancien secoua la tête.
— Rien de concret. J’en suis toujours à réapprendre la meilleure manière de contacter les morts.
— Même comme ça, vous avez plus de contacts dans ce domaine que moi, répondis-je. Mes sources sont bien incapables de dire qui est mort récemment, donc je suis preneur de toute information. Est-ce qu’elle est encore vivante, au moins ?
Il opina du chef.
— Elle est vivante. Ça, j’en suis sûr. Elle est au Pérou.
— Au Pérou ? (J’étais largement soulagé d’apprendre qu’elle n’était pas morte, mais que pouvait bien faire Susan au Pérou ?) C’est un territoire de la Cour Rouge.
— En partie, acquiesça Mort. Quoique la plupart de ses membres se trouvent au Brésil et dans le Yucatan. J’ai tenté de découvrir où elle était exactement, mais j’ai été bloqué.
— Par qui ?
Morty haussa les épaules.
— Aucun moyen de le savoir. Désolé.
Je secouai la tête.
— Non, ce n’est rien. Merci, Mort.
Je m’appuyai contre le dossier de mon siège en retournant ces nouvelles dans ma tête.
Susan Rodriguez était reporter pour une feuille de chou à sensation, Les Arcanes de Chicago. Elle s’était intéressée à moi juste après l’ouverture de mon agence, et m’avait traqué sans répit pour en apprendre plus sur ces créatures qui frappent la nuit. Nous nous étions rapprochés et, lors de notre premier rencard, elle s’était retrouvée gisant nue à terre sous une pluie d’orage tandis que la foudre faisait exploser un démon qui ressemblait à un crapaud en mille morceaux gélatineux. Après ça, elle avait exploité ses rencontres avec des choses sorties de mes affaires pour alimenter une rubrique régulière largement diffusée.
Environ deux ans plus tard, elle avait fini par me suivre dans un nid de vampires réunis pour un grand événement, et ce malgré tous mes avertissements. Une noble de la Cour Rouge des vampires s’était emparée de Susan et avait entamé sur elle le processus de transformation de mortelle en vampire. Une revanche pour quelque chose que j’avais fait. La noble vampire en question s’imaginait que son haut rang au sein de la Cour Rouge la rendait intouchable, que je n’oserais pas prendre le risque de me mettre la Cour entière à dos. Elle m’avait annoncé que si je tentais de reprendre Susan, je déclencherais une guerre à l’échelle mondiale entre le Conseil Blanc des magiciens et la Cour Rouge des vampires.
Ce que j’avais fait.
Les vampires ne m’avaient pas pardonné de leur avoir repris Susan, sans doute parce qu’un paquet d’entre eux, y compris l’une de leurs nobles, avait été réduit en cendres au passage. Voilà pourquoi Mort ne voulait pas être vu avec moi. Il n’était pas impliqué dans le conflit et ne comptait pas l’être.
En tout cas, Susan n’était pas allée au bout de sa transformation, mais les vamp’ lui avaient transmis leur soif de sang. Et si elle y succombait un jour, elle rejoindrait les rangs de la Cour Rouge. Je lui avais demandé de m’épouser, en lui promettant de trouver un moyen de lui rendre son humanité. Elle avait refusé, puis avait quitté la ville. Pour régler les choses elle-même, j’imagine. Je n’en avais pas moins continué à chercher un moyen de résoudre son problème, mais je n’avais reçu de sa part que quelques cartes postales depuis son départ.
Deux semaines plus tôt, sa rédactrice en chef m’avait appelé pour me dire que les articles que Susan envoyait habituellement aux Arcanes étaient en retard. Elle m’avait demandé si je savais comment la joindre. Ce n’était pas le cas, mais je m’étais mis à chercher. Ayant fait chou blanc, je m’étais tourné vers Mort Lindquist pour voir si ses contacts dans le monde des esprits se révéleraient plus payants que les miens.
Je n’avais pas obtenu grand-chose, mais au moins elle était en vie. Les muscles de mon dos se décrispèrent légèrement.
Je levai les yeux à temps pour voir Larry remonter sur scène accompagné de son thème musical. Les haut-parleurs émirent des crissements et des bruits de succion lorsqu’il commença à parler et je pris conscience que j’avais encore perdu la maîtrise du sort. Ce sortilège de suppression était foutrement plus difficile à maintenir que ce que j’avais imaginé et ça n’allait pas en s’arrangeant. Je tentai de me concentrer et les haut-parleurs se calmèrent, ne laissant plus filtrer que quelques craquements occasionnels.
— Heureux de vous retrouver, dit Larry à la caméra. Aujourd’hui nous discutons avec des praticiens du paranormal, venus partager leur point de vue avec le public du studio et nos chers téléspectateurs. Pour explorer plus avant ces thèmes, j’ai demandé à deux experts d’avis opposés de nous rejoindre aujourd’hui. Et les voici.
Le public applaudit tandis que deux hommes émergeaient chacun d’un côté de la scène.
Le premier s’assit sur le siège près de Morty. Il était mince et légèrement plus grand que la moyenne, avec une peau tannée et brunie par le soleil. Il pouvait avoir quarante ans comme soixante. Ses cheveux étaient grisonnants et soigneusement coupés et il portait un costume noir dont le col clérical blanc était rehaussé d’un rosaire et d’un crucifix. Il fit un signe de tête aimable vers Mort et moi avant de serrer la main de Larry.
— Permettez-moi de vous présenter le père Vincent, qui est venu spécialement du Vatican pour se joindre à nous aujourd’hui. C’est un érudit et un chercheur éminent au sein de l’Église catholique pour tout ce qui touche à la sorcellerie et à la magie, d’un point de vue à la fois historique et psychologique. Mon père, bienvenue dans cette émission.
La voix du père Vincent était un peu rauque, mais il parlait anglais avec l’accent cultivé typique des gens élevés dans un milieu aisé.
— Merci Larry. Je suis ravi d’être ici.
Mon regard passa du père Vincent au deuxième homme, qui s’était installé sur le siège à côté de moi, tandis que Larry lançait :
— Et, venu de l’université du Brésil à Rio de Janeiro, voici le docteur Paolo Ortega, chercheur de renommée mondiale et démystificateur du surnaturel. Merci de l’applaudir.
Larry ajouta autre chose, mais je ne l’entendis pas. Je me contentais d’observer l’homme à côté de moi, un homme que je reconnaissais. C’était un homme de taille moyenne, trapu, avec des épaules larges et un torse massif. Il avait le teint sombre, ses cheveux noirs étaient soigneusement coiffés, son costume gris et argent classieux respirait le bon goût.
C’était également un duc de la Cour Rouge, un vampire ancien et mortellement dangereux, qui se tenait en souriant à quelques centimètres de moi. Mon pouls passa de soixante à cent cinquante millions de pulsations par minute, la peur faisant courir des éclairs de foudre argentés à travers mes membres.
Les émotions sont puissantes. Elles alimentent une grande partie de ma magie. La peur me frappa et la pression redoubla sur le sort de suppression. De la caméra la plus proche jaillit un flash de lumière, suivi d’un nuage de fumée. L’opérateur chancela en arrière, et arracha son casque avec l’un de ces jurons que l’on coupe au montage des émissions diffusées durant la journée. De la fumée continua à s’échapper de la caméra, en même temps qu’une odeur de caoutchouc brûlé, et les moniteurs du studio se mirent à crisser sous l’effet des larsens.
— Eh bien ! souffla Ortega. Heureux de vous revoir, monsieur Dresden.
Je déglutis et portai maladroitement la main à ma poche, où se trouvaient deux ou trois gadgets de magicien que j’utilise pour l’autodéfense. Ortega posa la main sur mon bras. Il ne donna pas l’impression de faire un effort, mais ses doigts se refermèrent sur mon poignet comme des menottes, assez durement pour faire remonter des flashs de douleur le long de mon coude et de mon épaule. Je regardai autour de moi, mais tout le monde était obnubilé par la caméra endommagée.
— Du calme, me souffla Ortega, avec un accent prononcé et vaguement latin. Je ne vais pas vous tuer à la télévision, magicien. Je suis ici pour vous parler.
— Lâchez-moi, dis-je.
Ma voix était aiguë, tremblante. Satané trac !
Il relâcha sa prise et j’écartai vivement le bras. L’équipe fit rouler la caméra fumante vers les coulisses et un type avec un casque sur les oreilles, qui devait être le réalisateur, accomplit un mouvement circulaire avec les doigts d’une main. Larry lui adressa un signe de tête et se tourna vers Ortega.
— Désolé pour cet incident. Nous couperons cette partie au montage.
— Aucun problème, le rassura Ortega.
Larry marqua une brève pause, avant de lancer :
— Docteur Ortega, bienvenue dans l’émission. Vous êtes réputé pour être l’un des plus éminents analystes des phénomènes paranormaux au monde. Vous avez prouvé qu’un large éventail d’événements supposés surnaturels n’était en réalité que d’habiles canulars. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
— Certainement. Cela fait un certain nombre d’années que j’enquête sur ces événements et je n’en ai jamais rencontré qui ne puissent être expliqués de manière rationnelle. Les cercles dans les blés d’origine prétendument extraterrestre, par exemple, se sont révélés constituer le passe-temps d’un petit groupe de fermiers britanniques. D’autres exemples bizarres sont certainement inhabituels mais en aucun cas surnaturels. Même ici, à Chicago, vous avez connu une pluie de crapauds dans un de vos parcs municipaux, ce dont ont été témoins des dizaines, voire des centaines de personnes. Et il est apparu plus tard qu’une tempête exceptionnelle les avait cueillis ailleurs avant de les déposer ici.
Larry hocha la tête d’un air sérieux.
— Donc vous ne croyez pas à ces événements.
Ortega gratifia Larry d’un sourire condescendant.
— J’adorerais penser que de telles choses sont vraies, Larry. Ce monde manque sérieusement de magie. Mais j’ai bien peur que, même si nous avons tous en nous une part innocente qui aimerait croire en des choses merveilleuses et en des pouvoirs fantastiques, le fait est qu’il ne s’agit finalement que de superstitions primitives.
— Alors, selon vous, ceux qui pratiquent le surnaturel…
— … sont des charlatans, affirma Ortega avec certitude. Sans vouloir offenser vos invités, évidemment. Tous ces soi-disant médiums, en admettant qu’ils ne s’illusionnent pas eux-mêmes, sont simplement d’habiles acteurs qui ont acquis une compréhension de base de la psychologie humaine et savent l’exploiter. Ils n’ont guère de mal à tromper les plus crédules, à leur faire croire qu’ils peuvent contacter les morts ou lire dans les pensées, voire qu’ils sont eux-mêmes des créatures surnaturelles. Après tout, en y consacrant quelques minutes dans le cadre approprié, je suis certain que je pourrais convaincre n’importe qui dans cette pièce que je suis moi-même un vampire.
Les gens se mirent à rire. Je fronçai les sourcils en direction d’Ortega et sentis la colère grandir en moi. La pression s’accrut encore sur le sort de suppression. L’air autour de moi commença à se réchauffer notablement.
Un deuxième cameraman poussa un cri et retira brusquement son casque qui sifflait tandis que sa caméra se mettait à tourner lentement sur son pied, enroulant les câbles d’alimentation autour du support en acier sur lequel elle était posée.
Les lumières signalant la transmission en direct s’éteignirent. Larry s’avança jusqu’au bord de l’estrade pour crier sur le cameraman. Le réalisateur sortit des coulisses, l’air contrit, et Larry s’en prit à lui. L’homme encaissa les réprimandes avec une sorte de patience bovine avant d’examiner la caméra. Il marmonna quelque chose dans son casque puis, accompagné du cameraman visiblement secoué, fit rouler à l’écart la caméra en panne.
Larry croisa les bras d’un air impatient, puis se tourna vers ses invités en disant :
— Je suis désolé. Donnez-nous quelques minutes pour installer une caméra de rechange. Cela ne prendra pas longtemps.
— Aucun problème, Larry, le rassura Ortega. Nous allons simplement discuter quelques instants.
Larry porta son regard sur moi.
— Tout va bien, monsieur Dresden ? Vous avez l’air un peu pâle. Il vous faut quelque chose à boire ?
— Ce ne serait pas de refus pour ma part, intervint Ortega tout en fixant les yeux sur moi.
— Je vais vous faire apporter des boissons, dit Larry avant de quitter la scène pour rejoindre son coiffeur.
Morty s’était lancé dans une discussion à voix basse avec le père Vincent et me tournait délibérément le dos. Je fis de nouveau face à Ortega, avec prudence. J’étais raide comme un piquet et je luttais pour ravaler ma colère et ma peur. Habituellement, être mort de trouille est plutôt utile. La magie provient des émotions et la terreur est un carburant bien pratique. Mais ce n’était pas l’endroit rêvé pour commencer à invoquer des bourrasques de vent ou des éclairs de feu. Il y avait trop de gens tout autour et il serait très facile de blesser, voire de tuer quelqu’un.
Qui plus est, Ortega disait vrai. L’heure n’était pas au combat. S’il était ici, c’est qu’il voulait juste me parler. Sans quoi il m’aurait simplement attaqué par surprise dans le parking souterrain.
— D’accord, finis-je par lancer. Qu’avez-vous à me dire ?
Il se pencha un peu plus en avant pour ne pas avoir à élever la voix. Je me sentis rapetisser intérieurement mais ne bougeai pas d’un poil.
— Je suis venu à Chicago pour vous tuer, monsieur Dresden. Mais d’abord, j’ai une proposition à vous soumettre.
— Vous devriez vraiment revoir votre technique d’approche, dis-je. J’ai lu un livre sur l’art de la négociation. Je pourrais vous le prêter.
Il me gratifia d’un sourire dénué d’humour.
— La guerre, Dresden. La guerre entre votre camp et le mien est trop coûteuse, pour les deux.
— La guerre est une option plutôt stupide, d’une manière générale, répondis-je. Je ne l’ai pas souhaitée.
— Mais vous l’avez commencée, reprit Ortega. Vous l’avez déclenchée pour une question de principe.
— Je l’ai déclenchée pour sauver une vie humaine.
— Et combien d’autres en sauveriez-vous en y mettant fin maintenant ? demanda Ortega. Il n’y a pas que les magiciens qui souffrent de tout ceci. L’attention que nous portons à la guerre nous laisse moins de temps pour contrôler les éléments les plus sauvages de notre propre Cour. Nous n’apprécions pas les tueries irresponsables, mais les membres blessés ou sans chef de nos Cours tuent souvent sans que cela soit vraiment nécessaire. Mettre fin à la guerre dès maintenant sauverait des centaines, peut-être des milliers de vies.
— De même que de tuer tous les vampires sur la planète. Où voulez-vous en venir ?
Ortega sourit, dévoilant ses dents. Des dents normales, pas de longues canines ni quoi que ce soit de ce genre. Les vampires de la Cour Rouge ont l’air d’êtres humains… jusqu’au moment où ils se transforment en quelque chose sorti tout droit d’un cauchemar.
— Ce que je veux dire, Dresden, c’est que la guerre est stérile, indésirable. Vous en êtes la cause symbolique pour mon peuple, ainsi que l’obstacle entre nous et votre propre Conseil Blanc. Une fois que vous aurez été tué, le Conseil acceptera une proposition de paix, de même que la Cour.
— Donc vous me demandez de me rouler en boule et de mourir ? On ne peut pas dire que ce soit une offre très alléchante. Il faut vraiment que vous lisiez ce bouquin.
— Je vous fais une offre. Affrontez-moi en combat singulier, Dresden.
Je ne lui ris pas tout à fait au nez.
— Et pourquoi ferais-je une chose pareille ?
Son regard était dénué d’expression.
— Parce que si vous le faites, cela signifiera que les guerriers que j’ai amenés en ville avec moi ne seront pas obligés de prendre pour cibles vos amis et vos alliés. Que les assassins mortels dont nous nous sommes assuré les services n’auront pas à recevoir de confirmation finale pour tuer bon nombre des clients qui vous ont embauché durant les cinq dernières années. Je suis sûr qu’il est inutile de citer des noms.
Ma peur et ma colère avaient été sur le point de se calmer, mais elles rejaillirent, plus fortes que jamais.
— Il n’y a aucune raison d’agir ainsi, dis-je. C’est après moi que vous en avez, alors tenez-vous-en à moi.
— Avec plaisir, répondit Ortega. Je n’approuve pas ce genre de méthodes. Mesurez-vous à moi selon les règles de duel des Accords.
— Et après que je vous aurai tué, que se passera-t-il ? (Je ne savais pas si je pouvais le tuer, mais il n’y avait aucune raison de le laisser croire que je n’étais pas sûr de moi sur ce plan.) Un autre ténor de la Cour Rouge viendra me faire le même cirque ?
— La Cour a accepté que, si vous me battez, cette ville devienne un territoire neutre. Que ceux qui y vivent, y compris vous-même, vos amis et vos associés, soient protégés de toute menace d’attaque tant qu’ils s’y trouveront.
Je le regardai intensément pendant un instant.
— Chicago-Blanca, hein ?
Il haussa un sourcil perplexe dans ma direction.
— Oubliez ça, dis-je. Ce n’est pas de votre époque.
Je détournai les yeux et léchai la sueur sur ma lèvre supérieure. Un machiniste s’approcha avec deux bouteilles d’eau, qu’il nous tendit. Je pris une longue gorgée. La pression du sortilège faisait flotter des points de couleur dans mon champ de vision.
— M’affronter est stupide, dis-je. Même si vous me tuiez, mon Ultime Malédiction vous frapperait.
Il haussa les épaules.
— Je ne suis pas aussi important que la Cour tout entière. Je prendrai ce risque.
Enfer et damnation ! Dévoué, honorable, courageux, prêt à se sacrifier. Le pire genre de taré contre lequel devoir se battre. Je tentai une dernière esquive, en espérant qu’elle se révélerait payante.
— Il va me falloir tout ça par écrit. Et le Conseil en recevra une copie. Je veux que tout ceci soit formulé et officialisé selon les Accords.
— Cela fait, accepterez-vous le duel ?
Je pris une profonde inspiration. Je n’avais pour rien au monde envie d’affronter un nouveau méchant surnaturel. Les vampires me fichent la frousse. Ils sont puissants et bien trop rapides, sans parler de leur côté dégueu. Leur salive est un narcotique à fort pouvoir d’accoutumance et j’y avais été suffisamment exposé pour m’agiter de temps en temps en me demandant ce que cela ferait de prendre une dose de plus.
Je sortais rarement après la tombée de la nuit ces derniers temps, particulièrement parce que je ne voulais pas croiser de vampires. Un duel signifierait un combat loyal, et je déteste les combats à la loyale. Pour citer une reine des fées meurtrière : il est trop facile de les perdre.
Bien entendu, si je n’acceptais pas l’offre d’Ortega, je devrais quand même l’affronter, probablement à l’endroit et au moment de son choix. Et j’avais la nette impression qu’Ortega ne ferait pas montre de l’arrogance et de la suffisance que j’avais rencontrées chez les autres vampires. Quelque chose chez lui me laissait à penser que son seul but était de me faire cracher mon dernier souffle, sans guère se soucier des moyens pour y parvenir. Pire, j’étais convaincu qu’il s’attaquerait aux personnes à qui je tiens s’il n’arrivait pas à m’atteindre.
Regardons les choses en face : il faisait appel aux pires clichés en matière d’infâme chantage.
Et c’était indéniablement efficace.
J’aimerais bien vous dire que j’ai soigneusement pesé le pour et le contre, que j’ai suivi le cheminement d’un raisonnement sérieux jusqu’à une conclusion argumentée, et que j’ai fait le choix rationnel de prendre un risque calculé. Mais ce n’est pas le cas. La vérité est que j’ai imaginé Ortega et compagnie en train de faire du mal à des personnes auxquelles je tiens et que je me suis soudain senti suffisamment en colère pour l’affronter là, sur place. Je lui ai fait face, les yeux étrécis, sans me soucier de maîtriser ma fureur. Le sort de suppression a commencé à céder et je n’ai même pas cherché à le maintenir. Le sortilège a craqué et toute l’énergie brute qu’il contenait s’est répandue, silencieuse et invisible, à travers le studio.
Les haut-parleurs sur la scène ont craché un bruit blanc avant de rendre l’âme avec des craquements violents. Les projecteurs ont explosé d’un coup au milieu de flashs aveuglants, et une pluie d’étincelles s’est abattue sur tous ceux qui se trouvaient sur le plateau. L’une des deux caméras survivantes a brusquement pris feu, des flammes bleutées s’élevant de son enveloppe métallique. Puis les grosses prises de courant le long des murs ont commencé à cracher des étincelles orange et vert. Larry Fowler a poussé un cri et bondi en triturant frénétiquement sa ceinture avant de projeter au sol un téléphone portable fumant. Les lumières se sont éteintes et les gens ont commencé à hurler sous l’effet de la panique.
Ortega, uniquement éclairé par les étincelles, avait l’air à la fois sinistre et impatient d’en découdre. Des ombres dansaient sur son visage, ses yeux étaient énormes et sombres.
— Très bien, dis-je. Fournissez-moi ça par écrit et le marché sera conclu.
L’éclairage d’urgence s’alluma et les alarmes incendie se mirent à hurler. Les gens se dirigèrent précipitamment vers les sorties. Ortega me sourit de toutes ses dents puis quitta la scène d’un mouvement fluide et disparut dans les coulisses.
Je me relevai, légèrement tremblant. Un débris tombé du plafond avait apparemment touché Mort à la tête. Une plaie de laquelle le sang s’échappait déjà s’était ouverte sur son front, et il vacilla sérieusement en tentant de se lever. Je l’aidai à se redresser, assisté de l’autre côté par le père Vincent. On tira le petit ectomancien en direction des portes coupe-feu.
On le traîna jusqu’au bas de l’escalier puis à l’extérieur du bâtiment. La police de Chicago était déjà sur place, au milieu des flashs de lumières bleues et blanches. Des pompiers et plusieurs ambulances descendaient tout juste la rue. On installa Morty au milieu d’une rangée de personnes qui souffraient de blessures mineures avant de nous mettre à l’écart.
Nous reprîmes tous les deux notre souffle tandis que les techniciens des urgences médicales se chargeaient de trier les blessés.
— En réalité, monsieur Dresden, dit le père Vincent, je dois vous confesser quelque chose.
— Hé, répondis-je, n’allez pas croire que l’ironie d’une telle phrase m’échappe, padre.
Les lèvres parcheminées de Vincent se fendirent d’un sourire forcé.
— Je ne suis pas réellement venu à Chicago juste pour participer à l’émission.
— Ah non ? demandai-je.
— Non. En fait, je suis venu pour…
— Pour me parler, suggérai-je.
Il haussa les sourcils.
— Comment le saviez-vous ?
Je soupirai et tirai mes clés de voiture de ma poche.
— Disons simplement que c’est le genre de la journée.