Chapitre 2

 

 

Je me dirigeai vers ma voiture et fis signe au père Vincent de me suivre. Il obtempéra et je marchai suffisamment vite pour l’obliger à faire un effort afin de rester à ma hauteur.

— Vous devez comprendre, dit-il, que je me dois d’insister sur la nécessité de la plus stricte confidentialité avant de vous divulguer le moindre détail de mon problème.

Je le regardai en fronçant les sourcils.

— Vous pensez que je suis au mieux un cinglé et au pire un charlatan. Alors, pourquoi voudriez-vous me confier votre affaire ?

Non que j’aie eu l’intention de refuser. Son affaire m’intéressait. Ou plus exactement, son argent m’intéressait. Mes finances n’étaient pas dans l’état lamentable de l’année précédente, mais cela voulait juste dire que je tenais les créanciers à distance à l’aide d’une batte de base-ball plutôt que d’une matraque électrique.

— On m’a dit que vous étiez le meilleur détective de la ville en la matière, dit le père Vincent.

Je haussai un sourcil dans sa direction.

— Il vous arrive quelque chose de surnaturel ?

Il roula les yeux au ciel.

— Non, évidemment. Je ne suis pas naïf, monsieur Dresden. Mais on m’a affirmé que vous en saviez plus sur la communauté de l’occulte que n’importe quel autre détective privé en ville.

— Oh ! dis-je. Ça.

J’y réfléchis un instant avant de conclure que c’était sans doute vrai. La communauté de l’occulte à laquelle il songeait était constituée des individus New Age amateurs de cristaux, de tarot et de chiromancie que l’on retrouve dans toutes les grandes villes. La plupart étaient inoffensifs et un bon nombre d’entre eux possédait au moins un petit talent pour la magie. Ajoutez un doigt d’artistes feng shui, assaisonnez généreusement de wiccans aux parfums et aux convictions variés, ajoutez-y quelques praticiens modérément talentueux aimant mélanger la religion à leur magie, quelques adeptes du vaudou, une poignée de fidèles de la Santería et une pincée de satanistes, tout cela accompagné d’une foule de jeunes adorant porter beaucoup de noir, et vous obtiendrez ce que la plupart des gens qualifient de « communauté de l’occulte ».

Bien entendu, cachés à l’intérieur, on croise de temps en temps sorciers, nécromanciens, monstres ou démons. Les vraies puissances, les pures et dures, jettent sur ce groupe le même regard que celui d’un gamin de dix ans sur un parc d’attractions entièrement fait de bonbons. Mon système de première alerte mental déclencha un coup de klaxon imaginaire.

— Qui vous a adressé à moi, padre ?

— Oh, un prêtre local ! répondit-il. (Il tira un petit calepin de sa poche, l’ouvrit et lut :) « Père Forthill, de Sainte-Marie-des-Anges. »

Je cillai. Le père Forthill et moi n’avions pas la même vision de tout ce qui touchait à la religion, mais c’était un type correct. Un peu guindé, sans doute, mais je l’aimais bien. Et je lui devais quelques faveurs.

— Vous auriez dû le dire tout de suite.

— Vous acceptez mon affaire ? demanda le père Vincent tandis que nous entrions dans le parking souterrain.

— Je veux d’abord entendre les détails, mais si Forthill pense que je peux vous aider, je le ferai. Mes honoraires normaux s’appliqueront, me hâtai-je d’ajouter.

— Naturellement, dit le père Vincent. (Il se mit à tripoter le crucifix pendu à son cou.) Puis-je espérer que vous m’éviterez toutes les simagrées de prestidigitateur ?

— De magicien, dis-je.

— Il y a une différence ?

— Les prestidigitateurs font de la magie de scène. Les magiciens de la vraie magie.

Il soupira.

— Je n’ai pas besoin d’un amuseur, monsieur Dresden. Juste d’un enquêteur.

— Et je n’ai pas besoin que vous me croyiez, padre. Juste d’être payé. Nous devrions bien nous entendre.

Il me lança un regard chargé d’incertitude et se contenta d’un :

— Ah.

Nous atteignîmes ma voiture, une vieille Coccinelle Volkswagen portant le nom de « Coccinelle bleue ». Elle a ce que certains appellent du « cachet » et ce que, moi, j’appelle des pièces de rechange mal assorties. La voiture d’origine pouvait bien avoir été bleue, mais elle arborait désormais des pièces de Volkswagen vertes, blanches et rouges greffées en lieu et place des originales ayant d’une manière ou d’une autre subi d’irréparables dégâts. Le capot était maintenu par un morceau de cintre en fil de fer pour éviter qu’il se relève au moindre soubresaut de la voiture, et le pare-chocs avant était toujours déformé à la suite d’une tentative de monstricide l’été précédent. Peut-être que si le travail de Vincent se révélait lucratif, je pourrais enfin le faire réparer.

Le père Vincent regardait la Coccinelle en clignant des yeux.

— Que s’est-il passé ? demanda-t-il.

— J’ai heurté des arbres.

— Vous avez envoyé votre voiture contre un arbre ?

— Non. Des arbres. Pluriel. Puis une benne à ordures. (Je lui lançai un regard un peu embarrassé et j’ajoutai :) C’étaient de petits arbres.

Son air incertain se transforma en expression d’authentique inquiétude.

— Ah.

Je déverrouillai ma portière. Non que je craigne qu’on me vole ma voiture. Une fois, un voleur m’avait même proposé de m’obtenir quelque chose de mieux à un prix d’ami.

— J’imagine que vous préférez me donner les détails dans un endroit un peu plus tranquille, dis-je.

Le père Vincent hocha la tête.

— Oui, bien sûr. Si vous pouviez m’emmener à mon hôtel, j’ai des photographies et…

J’entendis le raclement de ses chaussures sur le béton assez tôt pour apercevoir le tireur du coin de l’œil tandis qu’il se relevait entre deux voitures garées à une rangée de là. Le faible éclairage du parking fit scintiller le pistolet et je me jetai par-dessus le capot de la Coccinelle, loin de son champ de vision. Je m’écrasai sur le père Vincent qui poussa un cri aigu de surprise et nous tombâmes tous les deux sur le sol tandis que l’homme se mettait à tirer.

Il n’y eut aucun bruit de tonnerre lorsque le coup partit. Habituellement, c’est ce que font les armes à feu. Elles sont sacrément plus bruyantes que tout ce que la plupart des gens peuvent rencontrer au quotidien. Cette arme-là ne rugit pas, ni n’aboya. Même pas un « bang ». Elle émit une sorte de bruit fort. Peut-être aussi fort que quelqu’un faisant claquer un dictionnaire non abrégé sur une table. Le tireur utilisait un silencieux.

Une balle frappa ma voiture et fut déviée par la courbe du capot. Une autre passa juste à côté de ma tête tandis que je me séparais tant bien que mal du père Vincent et une troisième fit exploser le pare-brise d’une luxueuse voiture de sport garée à côté de moi.

— Qu’est-ce qu’il se passe ? bredouilla le père Vincent.

— Silence ! grondai-je.

Le tireur se déplaçait, ses pieds frottant sur le ciment tandis qu’il faisait le tour de mon véhicule. Je tendis la main par-dessus le phare de la Coccinelle et manipulai maladroitement le fil de fer qui maintenait le capot en place pendant que l’homme se rapprochait. Le fil finit par lâcher et le capot se redressa en oscillant tandis que je plongeais les mains dans le coffre.

Je relevai les yeux à temps pour voir l’homme, de taille et de carrure moyennes, la trentaine, pantalon et manteau noirs, lever un pistolet de petit calibre à l’extrémité alourdie par un silencieux fait maison. Il tira, mais il n’avait pas pris le temps de me viser. J’étais à moins de vingt pas de lui, mais il me manqua.

Je tirai le fusil à pompe du coffre de ma voiture, désarmai la sécurité et chargeai une cartouche. Les yeux du tireur s’élargirent et il se retourna pour s’enfuir. Il me tira de nouveau dessus dans le même mouvement, faisant éclater l’un des phares de la Coccinelle et il continua à presser la gâchette en repartant par où il était venu.

Je me coulai de nouveau derrière ma voiture et gardai la tête baissée en tentant de compter ses tirs. L’arme se tut au onzième ou douzième coup. Je me relevai, le fusil à pompe déjà épaulé, et visai. Le tireur bondit derrière une colonne de béton et continua sa course.

— Bon sang, montez dans la bagnole, sifflai-je.

— Mais…, bredouilla le père Vincent.

— Dans la bagnole ! criai-je.

Je me redressai, remis en place le fil de cintre qui tenait le capot et grimpai à l’intérieur. Vincent se glissa sur le siège du passager et je lui balançai le fusil.

— Tenez-moi ça.

Il l’attrapa maladroitement, l’air hébété, tandis que je ramenais la Coccinelle à la vie dans un rugissement de moteur. Enfin, pas vraiment un rugissement. Une Coccinelle Volkswagen ne rugit pas. Mais elle émit une sorte de grondement et je la mis en route avant que le prêtre ait réussi à complètement fermer la portière.

Je fonçai en direction de la sortie du parking en tournant brusquement au fil des rampes et des virages.

— Que faites-vous ? voulut savoir le père Vincent.

— C’est un tueur de l’organisation, lâchai-je. Ils doivent couvrir la sortie.

Je négociai le dernier virage dans un crissement de pneus et fonçai droit vers la sortie. J’entendis quelqu’un crier d’une voix essoufflée tandis que deux costauds, à l’air tout sauf amical, s’extrayaient d’une voiture garée juste de l’autre côté de la rue. L’un d’entre eux tenait un fusil à pompe et l’autre un gros semi-automatique, peut-être un Desert Eagle.

Je ne reconnus pas la brute au fusil à pompe, mais le Truand Numéro Trois était un homme énorme aux cheveux roux, dénué de cou et vêtu d’un costume bon marché : Cujo Hendricks, homme de main et bras droit du seigneur du crime de Chicago, le Gentleman Johnny Marcone.

Je dus faire sauter la Coccinelle sur le trottoir devant la sortie pour contourner la barrière de sécurité et je fauchai au passage quelques buissons soigneusement taillés. Je descendis brutalement du bord du trottoir pour retomber sur le bitume de la rue et tournai le volant à droite tout en appuyant à fond sur l’accélérateur.

En jetant un coup d’œil en arrière, je vis le premier tireur debout devant la porte coupe-feu ouverte, pointant vers nous son pistolet à silencieux. Il tira plusieurs fois encore, puis avec la distance j’entendis le silencieux de plus en plus faiblement. Il n’avait pas la moindre chance de faire un tir propre mais il eut de la veine : mon pare-brise arrière explosa à l’intérieur. Je déglutis péniblement et pris le premier tournant en grillant un feu. J’évitai de peu une collision avec un camion de déménagement et continuai à accélérer en faisant de mon mieux pour m’éloigner.

Quelques pâtés de maisons plus loin, mon cœur reprit un rythme suffisamment calme pour que je puisse me remettre à réfléchir. Je fis ralentir la voiture jusqu’à une vitesse proche de la limite officielle et je remerciai ma bonne étoile que le sort de suppression ait lâché dans le studio et non dans la voiture. Puis j’abaissai ma vitre. Je sortis la tête une seconde pour voir si Hendricks et ses gorilles nous suivaient. Mais je ne vis personne dans notre sillage et je décidai d’y croire.

Je rentrai la tête à l’intérieur et découvris le canon du fusil pointé droit sur mon menton tandis que le père Vincent, le visage tout pâle, marmonnait dans sa barbe en italien.

— Hé ! dis-je en écartant le canon d’un geste de la main. Attention avec ça. Vous voulez me tuer ? (J’abaissai la main et remis la sécurité.) Baissez-le. Si un policier en patrouille le voit nous aurons de gros ennuis.

Le père Vincent déglutit et tenta de cacher l’arme sous le tableau de bord.

— Cette arme est illégale ?

— « Illégale » est un terme un peu fort, dis-je à mi-voix.

— Eh bien…, lâcha le père Vincent d’une voix rauque. Ces hommes, ils ont tenté de vous tuer.

— C’est ce que font les tireurs au service de l’organisation, admis-je.

— Comment savez-vous de qui il s’agit ?

— Le premier avait une arme à silencieux. Un bon silencieux, en métal et en verre, pas une bouteille en plastique à deux balles. (Je jetai un autre coup d’œil par la fenêtre.) Et il utilisait une arme de petit calibre, en essayant de se rapprocher pour être vraiment tout près avant de tirer.

— Pourquoi est-ce important ?

Ils n’avaient pas l’air de nous avoir suivis. Mes mains tremblaient et me paraissaient un peu faibles.

— Parce que cela signifie qu’il utilisait des munitions légères. Subsoniques. Si les balles passent le mur du son, ça annule l’intérêt du silencieux. Lorsqu’il a vu que j’étais armé, il a battu en retraite. Mais il a fui en se couvrant pour aller chercher de l’aide. C’est un pro.

— Eh bien, répéta le père Vincent.

Il avait l’air un peu pâle.

— De plus, j’ai reconnu un des hommes qui nous attendaient à la sortie.

— Il y avait quelqu’un à la sortie ? demanda le père Vincent.

— Ouais. Des flingueurs au service de Marcone. (Je regardai en arrière vers mon pare-brise en morceaux et soupirai.) Bon sang. Bon, où va-t-on ?

Le père Vincent m’indiqua le chemin d’une voix anesthésiée et je me concentrai sur ma conduite en essayant d’ignorer les nœuds de mon estomac et le tremblement continu de mes mains. Me faire tirer dessus n’est pas quelque chose que je gère très bien.

Hendricks. Pourquoi diable Marcone m’envoyait-il ses gorilles ? Marcone était le seigneur des rues de Chicago, mais il évitait en général d’utiliser ce genre de violence. Il estimait que c’était mauvais pour les affaires. J’avais cru que Marcone et moi avions trouvé un terrain d’entente, ou au moins un accord pour rester l’un et l’autre en dehors de nos chemins respectifs. Alors, pourquoi avait-il ordonné ce genre d’opération ?

Peut-être avais-je franchi une limite sans m’en rendre compte.

Je jetai un coup d’œil au père Vincent, visiblement secoué.

Il ne m’avait pas encore dit ce qu’il voulait, mais quoi que ce soit, c’était suffisamment important pour faire venir discrètement un membre du Vatican jusqu’à Chicago. Peut-être était-ce également assez important pour faire tuer un magicien trop fouineur.

Eh bien…

C’était décidément une sacrée journée.

Suaire froid
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