Chapitre 3
Le père Vincent me guida jusqu’à un motel légèrement à l’écart, au nord d’O’Hare. Il faisait partie d’une chaîne nationale, bon marché mais propre, avec des rangées de portes alignées face au parking. Je fis le tour jusqu’à l’arrière du motel, hors de vue de la route, les sourcils froncés. Cela ne ressemblait pas au genre d’endroit qu’un homme comme Vincent fréquente habituellement. Le prêtre sortit de la voiture avant même que j’aie fini de serrer le frein à main, se précipita vers la porte la plus proche et s’engouffra à l’intérieur aussi vite qu’il le put après avoir déverrouillé la serrure.
Je le suivis. Vincent referma la porte derrière nous, la verrouilla, puis tripatouilla maladroitement les stores jusqu’à réussir à les baisser. Il désigna du menton la petite table de la pièce.
— Je vous en prie, asseyez-vous.
Ce que je fis, en étendant mes jambes. Le père Vincent ouvrit le tiroir d’une commode basique et en tira une chemise maintenue fermée par un élastique. Il s’assit en face de moi, retira l’élastique et m’annonça :
— L’Église souhaite récupérer des biens qui lui ont été volés.
Je haussai les épaules.
— C’est le travail de la police.
— Une enquête est en cours et je coopère pleinement avec vos services de police. Mais… Comment dire cela poliment… (Il fronça les sourcils.) L’histoire est riche d’enseignements.
— Vous ne faites pas confiance à la police, répondis-je. Pigé.
Il grimaça.
— C’est simplement que le passé a vu l’existence d’un certain nombre d’associations entre la police et diverses personnalités du monde criminel.
— Tout ça, c’est surtout vrai au cinéma maintenant, padre. Vous n’en avez peut-être pas entendu parler, mais toute cette histoire avec Al Capone, c’est fini depuis un moment maintenant.
— Peut-être, dit-il. Ou peut-être pas. Je cherche simplement à faire tout ce qui est en mon pouvoir pour retrouver l’objet volé. Ce qui inclut le fait d’impliquer un détective indépendant et discret.
Ha ! ha ! il ne faisait donc pas confiance à la police et voulait que je travaille en douce pour lui. Voilà pourquoi nous nous retrouvions dans un motel bon marché plutôt que là où il séjournait réellement.
— Que voulez-vous que je retrouve ?
— Un artefact, dit-il.
— Un quoi ?
— Une relique, monsieur Dresden. Un objet ancien dont l’Église est propriétaire depuis plusieurs siècles.
— Oh ! ces trucs-là ! répondis-je.
— Oui. L’objet en question est fragile et d’un âge avancé, et nous pensons qu’il n’est pas protégé et préservé comme il devrait l’être. Il est impératif que nous le récupérions aussi vite que possible.
— Que lui est-il arrivé ?
— Il a été volé il y a trois jours.
— Où ça ?
— Dans la cathédrale Saint-Jean-Baptiste, dans le nord de l’Italie.
— Ça fait loin.
— Nous pensons que la relique a été apportée ici, à Chicago, pour y être vendue.
— Pourquoi ?
Il tira une photo noir et blanc de son dossier et me la fit passer. Elle représentait un cadavre plutôt amoché, allongé sur le sol d’une rue pavée. Du sang avait formé des flaques autour du corps et coulé dans les interstices entre les pierres. Il avait dû s’agir d’un homme, mais il était difficile de l’affirmer avec certitude. Quelle que soit son identité, l’individu avait eu le visage et le cou presque littéralement découpés en rubans : des coupures nettes, profondes, droites. Un travail de professionnel du couteau. Beurk !
— Cet homme s’appelait Gaston LaRouche. C’était le chef d’un groupe de voleurs organisés qui se font appeler les « Rats d’église ». Ils sont spécialisés dans le cambriolage de sanctuaires et de cathédrales. On l’a retrouvé mort le matin suivant le vol, près d’un petit aéroport. Sa mallette contenait plusieurs faux papiers d’identité américains et des billets d’avion destinés à l’amener jusqu’ici.
— Mais pas de bidule.
— Oh, exactement.
Le père Vincent sortit deux autres photos. Elles étaient également en noir et blanc, mais semblaient plus grossières, comme si elles avaient été agrandies plusieurs fois. Elles représentaient des femmes de taille et de stature moyennes, avec des cheveux sombres et des lunettes noires.
— Photos de surveillance ? demandai-je.
Il opina du chef.
— Interpol. Anna Valmont et Francisca Garcia. Nous pensons qu’elles ont aidé LaRouche à accomplir son forfait puis l’ont assassiné avant de fuir le pays. Interpol a reçu un appel l’informant que Valmont avait été vue ici, à l’aéroport.
— Savez-vous qui est l’acheteur ?
Vincent secoua la tête.
— Non. Mais vous connaissez l’affaire à présent. Je veux que vous trouviez les Rats d’église restants et que vous récupériez la relique.
Je fronçai les sourcils en étudiant les photos.
— Ouais. C’est aussi ce qu’ils veulent que vous fassiez.
Le père Vincent cligna des paupières sans comprendre.
— Que voulez-vous dire ?
Je secouai la tête avec impatience.
— Quelqu’un. Regardez cette photo. LaRouche n’a pas été tué à cet endroit.
Le front du père Vincent se plissa.
— Pourquoi dites-vous cela ?
— Pas assez de sang. J’ai vu des hommes déchiquetés et vidés de leur sang. Et, bon Dieu, c’est sacrément plus sanglant que ça ! (Je marquai une pause, puis j’ajoutai :) Désolé si je blasphème.
Le père Vincent se signa.
— Pourquoi son corps aurait-il été retrouvé là ?
Je haussai les épaules.
— Un professionnel lui a fait la peau. Regardez les coupures. Méthodiques. Il était sans doute inconscient ou drogué, car il est difficile de maintenir un homme immobile quand on lui applique un poignard sur le visage.
Le père Vincent pressa une main sur son estomac.
— Oh !
— Vous avez donc un cadavre découvert en pleine rue quelque part, qui porte en gros un panneau autour du cou annonçant : « La marchandise est à Chicago. » Soit quelqu’un s’est montré incroyablement stupide, soit on a essayé de vous conduire jusqu’ici. C’est un assassinat de pro. Quelqu’un voulait que ce cadavre vous serve d’indice.
— Mais qui ferait une telle chose ?
Je haussai de nouveau les épaules.
— Ce serait sans doute une bonne idée de le découvrir. Avez-vous de meilleures photos de ces deux femmes ?
Il secoua la tête.
— Non. Et elles n’ont jamais été arrêtées. Pas de casier judiciaire.
— Alors elles savent ce qu’elles font et le font bien.
Je pris les photos. De petites fiches y étaient accrochées par des trombones, listant identités alternatives connues et lieux de prédilection, mais rien qui soit terriblement utile.
— Ça ne va pas se résoudre du jour au lendemain.
— C’est rarement le cas quand des choses importantes sont en jeu. De quoi d’autre avez-vous besoin, monsieur Dresden ?
— D’une avance, dis-je. Mille dollars suffiront. Et j’ai besoin d’une description de la relique, la plus détaillée possible.
Le père Vincent me décocha un hochement de tête neutre et tira de sa poche une pince à billets en acier toute simple. Il compta dix portraits de Benjamin Franklin, qu’il me fit passer.
— L’artefact est une longueur de tissu de lin de quatre cent trente-six centimètres de long sur cent onze centimètres de large, tissée à la main et en chevrons sergés. Il y a un certain nombre de taches et de marques sur le tissu, et…
Je levai une main en fronçant les sourcils.
— Attendez une minute… Où avez-vous dit que cet objet avait été volé ?
— Dans la cathédrale Saint-Jean-Baptiste, répondit le père Vincent.
— Au nord de l’Italie, ajoutai-je.
Il hocha la tête.
— À Turin, pour être précis, dis-je.
Il opina une nouvelle fois du chef, avec une expression réservée.
— Quelqu’un a carrément volé le suaire de Turin ? demandai-je.
— Oui.
Je me radossai à la chaise et baissai de nouveau les yeux sur les photos. Ça changeait la donne. Ça changeait tout.
Le suaire. Censément le linceul utilisé par Joseph d’Arimathie pour couvrir le corps du Christ après la Crucifixion. Avec des « C » majuscules. Le tissu supposé avoir été enroulé autour du Christ lorsqu’il a ressuscité, avec son image et son sang imprimés dessus.
— Waouh ! dis-je.
— Que savez-vous du saint suaire, monsieur Dresden ?
— Pas grand-chose. Le linceul du Christ. On a fait un paquet de tests dans les années soixante-dix et personne n’a pu démontrer de manière certaine qu’il était faux. Il a bien failli brûler, il y a quelques années, quand la cathédrale a pris feu. Il y a des histoires racontant qu’il a des vertus curatives, ou que certains anges veillent encore sur lui. Et un paquet d’autres qui ne me reviennent pas à l’instant.
Le père Vincent posa les mains sur la table et se pencha vers moi.
— Monsieur Dresden, le suaire est peut-être la relique la plus importante de notre Église. C’est un puissant symbole de la foi, un symbole auquel croient de nombreuses personnes. Il a également une importance politique. Il est absolument essentiel pour Rome qu’il soit remis au plus tôt entre les mains de l’Église.
Je le regardai fixement l’espace d’une longue seconde et tentai de choisir très soigneusement mes mots.
— Allez-vous vous sentir insulté si je suggère qu’il est très possible que le suaire soit… euh… important à un niveau magique ?
Les lèvres du religieux se pincèrent.
— Je ne me fais pas d’illusions à ce sujet, monsieur Dresden. C’est un morceau de tissu, pas un tapis volant. Sa valeur provient uniquement de sa portée historique et symbolique.
— Mmh-mmh…, lâchai-je.
De fait, c’était exactement de là que venaient de nombreux pouvoirs magiques. Le suaire était ancien et considéré comme spécial, et les gens y croyaient. Cela seul pouvait suffire à lui conférer un certain pouvoir.
— Certaines personnes pourraient penser autrement, dis-je.
— Bien sûr, admit-il. C’est pourquoi votre connaissance des cercles occultes locaux pourrait se révéler inestimable.
Je hochai la tête tout en réfléchissant. Il pouvait s’agir de quelque chose de tout à fait ordinaire. Quelqu’un pouvait avoir volé un vieux bout de tissu pour le revendre à un taré persuadé qu’il s’agissait d’un drap de lit magique. Il se pouvait que le suaire ne soit que symbolique, une antiquité, une biscotte historique – croquante mais au final sans réelle consistance.
Bien entendu, il y avait également la possibilité que le saint suaire soit réel. Qu’il ait vraiment été en contact avec le corps du Fils de Dieu lorsque ce dernier avait été ramené d’entre les morts. Je repoussai cette idée.
Quels que soient l’auteur et la raison du vol, si le suaire était effectivement un objet spécial magiquement parlant, cela pouvait nous mener vers des choses nettement plus sinistres. Parmi toutes les entités étranges, sombres ou malfaisantes capables de s’enfuir avec le suaire, je n’en voyais aucune susceptible d’en faire quelque chose de réjouissant. Toutes sortes d’intérêts surnaturels pouvaient être en jeu.
Même en écartant cette possibilité, traquer le suaire parmi les mortels semblait bien dangereux. John Marcone était peut-être déjà impliqué, de même que la police de Chicago. Sans parler d’Interpol et du FBI, probablement. Même sans pouvoirs surnaturels, lorsqu’il s’agit de trouver des gens, les flics sont méchamment doués. Il y avait de bonnes chances pour qu’ils localisent les voleurs et récupèrent le suaire dans les jours à venir.
Mes yeux passèrent des photos à la liasse de billets et je songeai au nombre de factures que je pourrais payer grâce au bon gros versement du père Vincent. Si j’avais de la chance, je n’aurais peut-être même pas à risquer ma peau pour obtenir l’argent en récupérant le suaire.
C’est ça.
J’y croyais dur comme fer.
J’empochai l’argent. Puis je pris également les photos.
— Comment puis-je vous contacter ?
Le père Vincent écrivit un numéro de téléphone sur le papier à en-tête de l’hôtel et me le passa.
— Tenez. C’est mon répondeur pour la durée de mon séjour en ville.
— Très bien. Je ne peux pas vous promettre du concret mais je vais voir ce que je peux faire.
Le père Vincent se leva.
— Merci, monsieur Dresden. Le père Forthill n’a pas tari d’éloges à votre sujet, vous savez.
— Il est beau joueur, dis-je en me levant.
— Si vous voulez bien m’excuser, j’ai des rendez-vous à honorer.
— Je n’en doute pas. Voici ma carte, si vous avez besoin de me contacter.
Je lui remis ma carte de visite, lui serrai la main et m’en allai. Arrivé à la Coccinelle, j’ouvris le coffre pour remettre le fusil à pompe à sa place après avoir retiré la cartouche de la chambre. Puis j’en sortis un morceau de bois un peu plus long que mon avant-bras sur lequel étaient gravés des runes et des symboles qui m’aidaient à canaliser bien plus précisément ma magie. Je déposai ma veste de costume par-dessus le fusil et fouillai dans mes poches jusqu’à ce que j’en retire un bracelet d’argent sur lequel oscillaient une dizaine de minuscules petits boucliers médiévaux. Je le passai à mon poignet gauche, glissai un anneau d’argent à ma main droite, puis saisis mon bâton de combat et le posai à côté de moi sur le siège en m’installant.
Entre cette nouvelle affaire, le tueur de l’organisation et le défi du duc Ortega, je voulais être absolument certain de ne pas me faire surprendre avec mon pantalon magique sur les chevilles, si vous voyez ce que je veux dire.
Je ramenai la Coccinelle jusque chez moi. Je loue l’appartement du rez-de-chaussée d’une énorme et vieille maison. Lorsque j’arrivai enfin, il était plus de minuit et, en cette fin février, l’air était moucheté de quelques flocons d’une neige humide qui ne tiendrait pas une fois au sol.
La montée d’adrénaline due au Larry Fowler Show et à l’attaque des hommes de main s’était dissipée, me laissant endolori, fatigué et inquiet. Je sortis de la voiture, déterminé à aller me coucher pour pouvoir me lever tôt et me mettre au travail sur le dossier du père Vincent.
Je perçus une soudaine sensation de froid, une vague d’énergie et deux bruits sourds provenant de l’escalier menant à mon appartement qui me firent changer d’avis.
Je tirai mon bâton de combat et préparai le bracelet-bouclier à mon poignet gauche, mais avant que j’aie pu m’approcher de l’escalier, deux silhouettes entremêlées s’envolèrent depuis les marches et atterrirent lourdement sur le sol à moitié gelé à côté du parking en gravillons. Elles luttèrent, roulant sur elles-mêmes, jusqu’à ce que l’une des formes sombres fasse passer une jambe sous la silhouette qui se tenait au-dessus d’elle, la repoussant de toutes ses forces.
La deuxième silhouette voltigea à plus de cinq mètres avant de retomber sur le gravier dans un bruit sourd accompagné d’une douloureuse expiration. Puis elle se releva et s’enfuit à toutes jambes.
Bouclier brandi, je m’avançai avant que l’intrus restant ait pu se redresser. Je concentrai ma volonté dans mon bâton de combat, illuminant les runes qui le décoraient d’un éclat écarlate. Du feu se mit à luire à l’extrémité du bâton, devenu aussi lumineux qu’une balise routière. Mais je retins la frappe tout en m’approchant pour pointer le bout de mon arme sous le nez de l’intrus.
— Un geste et vous êtes cuit.
La lumière rouge révéla la forme d’une femme.
Elle portait un jean, un blouson de cuir noir, un tee-shirt blanc et des gants. Ses longs cheveux noirs étaient rassemblés en queue-de-cheval. Des yeux sombres et obliques me lançaient un regard provocant sous le couvert de leurs longs cils. Son beau visage affichait une expression d’amusement prudent.
Mon cœur se mit à battre sous l’effet d’une excitation et d’une douleur soudaines.
— Eh bien, dit Susan en regardant fixement le bâton rougeoyant devant son visage, j’avais entendu parler de retrouvailles tout feu tout flamme, mais là c’est un peu exagéré, non ?